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Université de Bagdad Faculté des Langues Département de français Vol de nuit : l’aventure historique Recherche présentée par Dr. Sidad ANWAR MOHAMMED

Vol de Nuit - Analyse

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Analyse litteraire du Vol de nuit par Antoine de Saint Exupery

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Université de Bagdad Faculté des Langues Département de français

Vol de nuit : l’aventure historique

Recherche présentée par

Dr. Sidad ANWAR MOHAMMED

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INTRODUCTION

L’aviation, qui reste longtemps un rêve pour de nombreuses générations,

devient après certains échecs, une réalité incontestable. L’avion, cet instrument

magique, fort critiqué au début, devient alors le moyen le plus rapide et le plus

efficace.

La littérature, miroir de la société, très attachée aux événements et aux

changements, qu’ils soient politiques, sociaux, économiques ou religieux,

constitue le témoin de cette démarche y compris des premiers rêves du vol.

Beaucoup d’écrivains ont traité ce sujet, qui devient même chez d’autres la

matière essentielle de leurs œuvres, comme dans le cas de Saint–Exupéry,

aviateur lui-même, qui imprègne la littérature de son expérience dans le

domaine de l’aviation. Ses œuvres constituent, à cet égard, de vrais documents

historiques qui illustrent la période de l’entre deux guerres.

Par ailleurs, la première moitié du XXe siècle qui se présente comme une

funeste succession de guerres, d’avant-guerres, d’après-guerres et d’entre deux

guerres, favorise l’action héroïque. Des héros ont marqué l’histoire de la

France : Jules Roy, militaire de carrière, effectue d’héroïques raids aériens. Ses

poèmes et ses romans font l’apologie du courage. Romain Gary, aviateur des

forces françaises libres, évoque la Résistance dans son œuvre Éducation

européenne. Saint-Exupéry, aviateur de chasse, connu comme héros des

conquêtes aériennes. Son goût de l’aventure imprègne son œuvre.

Vol de nuit1, (paru en 1931, après Courrier Sud), comme le dit le titre,

authentifie une période très importante dans l’histoire de la France : celle des

1 Nous voulons souligner que l’édition que nous utilisons pour nos citations, est celle de Gallimard 1931.

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premiers vols de nuit. Dans cette œuvre, Saint–Exupéry met en relief la

nouvelle expérience.

Cette œuvre constitue le projet de notre étude : nous essayerons d’y

dégager la présence de l’histoire2. En effet, tout texte a des référents

historiques. Sa situation d’énonciation est déterminée par sa localisation dans

un temps, une société, une idéologie, une culture. L’histoire est une discipline

complémentaire qui intervient en fait toujours dans l’analyse du texte. Le

contexte historique est essentiel pour l’examen des aspects pragmatiques. Il

forme un ensemble qui est extérieur au texte, mais il est indispensable de

cerner, non l’histoire en général à partir d’un texte, mais les marques que porte

chaque texte de sa situation historique et qui contribue à lui donner ses

significations idéologiques.

Mais dans Vol de nuit, il ne s’agit pas seulement d’une simple présence.

L’événement historique constitue son sujet. L’œuvre naît essentiellement d’un

événement réel, celui des premiers vols de nuit. Le titre pose explicitement

l’événement. Quant à sa genèse, elle met en évidence cet événement : au début

de 1928, après avoir inauguré la ligne de la Patagonie par Saint-Exupéry, qui

lie Buenos-Aires à Punta-Arénas à travers le pays des pierres qui roule sous le

souffle des cyclones. Le chef Didier Daurat décide, pour accélérer cette liaison

aérienne, de voler la nuit. Le 16 avril 1928, Mermoze exécute l’ordre. L’œuvre,

qui a apparu en 1931, témoigne donc d’une étape très importante dans

l’évolution de l’aviation, surtout dans la lutte qu’elle conduit contre les autres

moyens de transport. C’est d’ailleurs ce que pense le personnage central, chef

de réseau aérien et prometteur de la conquête de la nuit :

2 Il y a une forte relation entre l’histoire et la littérature. L’historiographie traditionnelle présente l’histoire à

ses débuts comme une branche de la littérature ; ce ne serait qu’au XIXe siècle que l’histoire est devenue indépendante. Désormais elle sera faite de « pré-histoire » et retrouve la bonne voie dans la saisie et l’explication des structures profondes de l’individu et de la société.

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C’est pour nous, avait répliqué Rivière, une question de vie ou de mort puisque nous perdons, chaque nuit, l’avance gagnée pendant le jour, sur les chemins de fer et les navires (p. 9).

C’est cette lutte que raconte Vol de nuit, déjà surmontée à nos jours,

l’œuvre reste le seul témoin.

Cette œuvre, trop étudiée, nous l’aborderons cette fois avec une nouvelle

problématique, celle de l’effet de l’histoire dans le livre. Nous étudierons donc

la présence de l’histoire dans Vol de nuit, et comment celle-ci contribue à

donner un sens au texte. Nous traiterons également la part de la littérature et si

la forte présence de l’histoire retire l’œuvre de sa littérarité.

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1. La présence de l’histoire dans Vol de nuit

L’histoire occupe une très grande place dans Vol de nuit. Il ne constitue

pas seulement l’événement mais la matière entière du livre. Nous relevons

donc, dans ce chapitre, tous les éléments qui ont rapport avec l’histoire.

1.1. LA CONQUETE DE LA NUIT

Saint-Exupéry nous raconte dans Vol de nuit une expérience vécue, celle

de l’aventure des trois pilotes qui apportent le courrier de la Patagonie, du Chili

et du Paraguay pour que l’avion de minuit les transporte à l’Europe. Malgré les

précautions qui entourent cette nouvelle expérience (les avions ne partent

qu’une heure avant le jour, n’atterrissent qu’une heure après le coucher du

soleil ), la nuit reste à vaincre.

La première difficulté qui se pose c’est le noir. Quand Fabien était en

train de contempler l’ombre qui envahit les collines, il est surpris par la chute

de la nuit qui le jette dans le noir :

« Je ne vois plus les cadrans… » (p. 20).

Mais le noir ne constitue qu’une simple difficulté facile à surmonter :

« j’allume » (p. 20), dit Fabien. Par ailleurs, la nuit représente un autre danger

qui inquiète le chef Rivière :

Bientôt Rivière entendait cet avion : la nuit en livrait un déjà, ainsi qu’une mer, pleine de flux et de reflux et de mystères, livre à la plage le trésor qu’elle a si longtemps ballotté … (p. 28).

Cette comparaison avec une mer démontée implique évidemment l’idée

de la mort :

Un vol de nuit sera chaque fois une chance de mort (p. 105 ). Le « perfide mystère de la nuit » (p. 9) dont parle Gide dans la préface,

délivre le pilote Pellerin d’un cyclone meurtrier, mais n’a pas épargné Fabien :

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pris dans un orage local, celui–ci demande la météo à San Antonio – « vent

West se lève et tempête à l’Ouest » (p.112),- à Bahia Blanca – « violent orage

Oest » (p.112) -, à Buenos Aires – « tempête se développe sur mille

kilomètres » (p.113). Partout il y a des orages dont on pense qu’on ne puisse

pas sortir :

Cette nuit était sans rivages puisqu’elle ne conduisait ni vers un port (…), ni vers l’aube : l’essence manquerait dans une heure quarante (p. 113).

On peut très bien imaginer la difficulté de cette nuit qui ne se termine

pas :

Mais à quoi bon fixer les yeux vers l’Est, où vivait le soleil : il y avait entre eux une telle profondeur de nuit qu’on ne la remonterait pas (p. 114).

La mort de Fabien pèse lourd mais ne remet pas en cause cette

expérience. Le service nocturne doit continuer : ce n’est pas la disparition d’un

pilote, victime d’un cyclone au-dessus de la Patagonie, qui peut compromettre

une entreprise qui ne saurait se laisser entamer non plus par les revendications

de l’amitié, de l’amour ou de la simple pitié :

S’il avait suspendu un seul départ, la cause des vols de nuit était perdue. Mais devançant les faibles, qui demain le désavoueront Rivière, dans la nuit, a lâché cet autre équipage (p. 187).

« Les risques » (p. 9) sont inévitables dans une nouvelle expérience mais

« ils vont diminuant de jour en jour, chaque nouveau voyage, comme

l’explique Gide dans sa préface, facilitant et assurant un peu mieux le suivant »

(p. 9). C’est pour cela que Rivière prend la décision d’ouvrir une ligne

transatlantique avec l’Europe.

Les minutieux détails que nous décrit Saint-Exupéry, le départ et

l’arrivée des avions, les courriers, le courage des pilotes et leur chef, tout cela

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constitue selon l’expression de Gide « une première période héroïque » (pp. 9-

10).

1.2. LE HEROS HISTORIQUE : RIVIERE Un autre aspect qui rend Vol de nuit une œuvre documentaire c’est le

comportement du chef Rivière qui fait de lui un héros historique.

En 1926, Saint–Exupéry fait la connaissance de Didier Daurat. Il a

trouvé en sa personne l’incarnation vivante du héros moderne, celui dont la

volonté domine, sans tyrannie, les hommes, la nature et la machine ; ce qui lui

a inspiré le personnage de Rivière. Le principal but que s’est fixé Rivière, héros

du roman, est de prouver que l’avion est un moyen de transport plus rapide que

les autres pour acheminer le courrier, à condition d’imposer aux pilotes les vols

de nuit, extrêmement dangereux, qui permettent de ne pas perdre de temps.

Dès sa première apparition dans le deuxième chapitre, où le narrateur

nous le présente comme le responsable du courrier de l’Amérique du Sud, le

narrateur nous communique son inquiétude :

Rivière se promenait de long en large sur le terrain d’atterrissage de Buenos Aires (p. 27).

Cette inquiétude vient des difficultés que rencontrent les aviateurs

pendant les vols de nuit. Rivière se bat pour « tirer ses équipages, hors de la

nuit, jusqu’au rivage » (p. 28).

Cependant, cela ne met pas fin à la lutte : l’arrivée des avions ne serait

« jamais cette victoire qui termine une guerre » (p. 28). Pour Rivière l’acte

héroïque se poursuit :

Les équipes usées iraient dormir, remplacées par les équipes fraîches. Mais Rivière n’aurait point de repos : le courrier d’Europe, à son tour, le chargerait d’inquiétudes (p. 28).

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Rivière, qui donne les ordres, n’est pas moins actif que le pilote qui les

exécute, parce qu’il porte la responsabilité de l’action, et qu’il la pense ; c’est

lui qui représente pleinement l’homme d’action :

Il [Rivière] vieillissait si dans l’action seule il ne trouvait plus sa nourriture. Il s’étonna de réfléchir sur des problèmes qu’il ne s’était jamais posés (p. 29).

C’est lui encore qui apprend à ses hommes à ne pas avoir peur de la

mort et à rester fidèles à la mission qui leur a été confiée. Ils doivent agir

« comme si quelque chose dépassait, en valeur, la vie humaine » (p. 28) : le

courrier est sacré, il est indispensable qu’il arrive à destination chaque jour, à la

même heure. Les pilotes en sont responsables.

Rivière peut paraître impitoyable, dénonçant les faiblesses et

sanctionnant les défaillances : il renvoie tel mécanicien dès qu’il commet une

erreur dans le montage d’un moteur, en dépit de ses vingt ans de service, il

humilie tel pilote qui a manqué d’audace, il punit tel chef d’aéroplane pour ne

pas avoir observé les instructions.

Sa « sévérité » comme l’a mentionné Gide, ne relève pas de son

inhumanisme, « mais c’est aux imperfections qu’elle s’applique, non point à

l’homme même, que Rivière prétend forger » (pp. 10-11).

Quant à la femme de Fabien qui est venue le voir pour avoir des

nouvelles de son mari, il ne lui dit rien, et elle comprend ainsi que, pour elle,

l’attente est finie. Rivière pense alors que la vérité de l’amour et la vérité du

devoir sont contradictoires, même si elles sont aussi valables l’une que l’autre.

Malgré la perte d’un équipage (ce qui est pour lui une grave défaite), il ne

suspend pas un seul départ, afin que la cause des vols de nuit ne soit pas

perdue. Sévérité, devoir, courage : tous ces mots campent Rivière comme héros

historique.

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Mais l’œuvre ne saurait se réduire ni à cet aspect documentaire ni à la

rigueur éthique qui a caractérisé les pionniers de l’aviation. Elle développe une

légende mythique, qui se lie à la nuit, comme on l’a vu plus haut, mais aussi au

geste héroïque des pilotes. Cela persiste dans la notion de l’action très chère à

Saint-Exupéry.

1. 3. L’ACTION

L’action constitue l’axe majeur de toutes les œuvres de Saint–Exupéry.

En effet ce dernier ne cesse de méditer sur les prolongements de son

expérience, sur l’insertion de la légende dans la vie, sur la contagion humaine

de l’héroïsme. Son but est précisément de montrer combien, dans son

expérience, l’héroïsme est quotidien, l’aviateur est porté à rêver sur sa propre

aventure. L’héroïsme et la méditation sont donc intérieurs à l’action.

La question est posée dans Vol de nuit, lorsque Rivière, sachant que

l’avion de Fabien est perdu, se trouve au téléphone, face à la femme de

l’aviateur. Il est convaincu de la nécessaire priorité héroïque de l’absolu du

métier sur l’absolu du bonheur, mais il lui faut, pour résoudre le dilemme

tragique où il se trouve enfermé, répondre à l’inévitable question qui n’a cessé

de tourmenter Saint–Exupéry lui-même : « Au nom de quoi ? » (p. 130).

La question de la morale de l’action se pose encore, lorsque l’avion de

Fabien, à bout d’essence, est perdu. Seuls dans ce ciel apocalyptique, Fabien et

son radio ne s’en sentent pas moins en communication spirituelle avec leurs

camarades. Au moment où la lutte se relève définitivement vaine, alors qu’un

déchirure des nuages laisse entrevoir quelques étoiles, Fabien est saisi d’une

sorte de vertige ascendant : la tragédie, sans cesser d’être tragique, s’épanouit

en apothéose. C’est alors que surgit, comme l’écrit André Gide dans sa préface,

l’obscur sentiment « que l’homme ne trouve point sa fin en lui-même, mais se

subordonne et se sacrifie à je ne sais quoi, qui le domine et vit de lui » (p. 11).

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Qu’il s’agisse de Fabien perdu dans le ciel de la Cordillère des Andes, ou

de Rivière, le chef affronté au drame de sa conscience, la marche en avant de

l’humain reste la seule raison d’être de l’action : dans la grandeur de l’héroïsme

se rejoignent le tragique de l’homme et la fécondité de son exemple :

Victoire … défaite … ces mots n’ont point de sens. La vie au-dessous de ses images, et déjà prépare de nouvelle images. Une victoire affaiblit un peuple, une défaite en réveille un autre. La défaite qu’a subie Rivière est peut-être un engagement qui rapproche la vraie victoire. L’événement en marche compte seul (pp. 187-188).

L’action prend une dimension sacrée. La seule chose qui compte, c’est le

travail. Cependant, l’histoire qui constitue l’événement principal dans cette

œuvre, aide également dans son écriture :

Ce récit, dont j’admire aussi bien la valeur littéraire, a d’autre part la valeur d’un document et ces deux qualités, si inespérément unies donnent à Vol de nuit son exceptionnelle importance (p. 14).

Chaque texte, lui-même système de représentation du réel, est lié à des

systèmes de représentation qui déterminent sa production comme sa réception.

Comment l’histoire collabore -t- elle avec la littérature dans Vol de nuit ?

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2. Vol de nuit : œuvre littéraire?

Est- ce que la forte présence de l’histoire dans Vol de nuit le retire de la

littérature comme le décrit une critique : « Le témoignage de Saint-Exupéry sur

la vie des pilotes de lignes est dépouillé de toute littérature »3 ?

La forte présence de l’aspect documentaire dans le livre n’empêche pas

que Vol de nuit ne soit une œuvre littéraire par excellence. Nous abordons donc

cette fois le rôle de l’histoire et la présence de la littérature.

2.1. HISTOIRE OU LITTERATURE ?

Vol de nuit est né d’un événement réel, vécu et écrit par un homme

d’action. Saint– Exupéry nous décrit son expérience dans ses détails les plus

minutieux : toutes les difficultés que rencontre l’équipe ; la nuit, le noir, le

cyclone, la tempête ; mais aussi le courage des pilotes et de leur chef Rivière,

leur insistance à poursuivre leur mission et à apporter les courriers à l’heure

précise. Le chef Rivière, par son exigence et son engagement, constitue

l’exemple du héros de légende : à la fois historique (Daurat) et mythique.

Or, l’histoire ne sert pas à amplifier une anecdote et développer une

trame particulière par la figure de la description, des images, de l’énumération,

des « détails inutiles »4 ? La conception de la narration comme événement

historique et comme action ne sert pas essentiellement à appuyer l’illusion

réaliste ? Les observations successives, les choses vues, les collections de cas

renvoient au monde parce qu’elles sont irréductibles à la seule mise en intrigue.

La référence à l’histoire fait, en ce sens, plus qu’accompagner le devenir des

événements : elle les soutient et les pousse vers leur accomplissement : 3 Le Nouveau dictionnaire des œuvres littéraires, Paris, V. Bompiani et édition Robert Laffont, 1994, p.

7585. 4 Roland Barthes, « L’effet de réel », in Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982, p. 85.

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Les lieux et leurs attributs spatiaux, l’étendue, les dimensions, les distances, les perspectives, etc., jouent un rôle essentiel à la fois dans l’économie de l’intrigue, (…) dans la détermination des personnages, dans le didactisme intrinsèque du parti pris réaliste, dans la stylistique descriptive, bref, dans tout ce qui crée l’« effet de réel »5.

Mais, paradoxalement, nous avons vu que la fonction narrative

essentielle de l’événement historique consistait au contraire à libérer le héros

d’une certaine référentialité – étape nécessaire pour l’accès à l’autre monde.

Comment concilier cette visée narrative de déréférentialisation avec la

multiplication des procédés concourant à « l’effet de réel » ?

En fait, le paradoxe n’est qu’apparent, puisque le vol s’inscrit dans une

double visée : déplacement vers un ailleurs provoquant un retour sur soi –

voyage « extérieur » ordonné à un voyage « intérieur ». L’articulation des deux,

qui suscite la figure du double autant que la découverte d’une nouvelle identité,

passe d’abord par un effet de dépaysement :

La conscience de ce moment est une conscience du lointain en ce sens que la saisie de l’altérité exige la perte, l’abandon momentané ou la suspension de ses repères ; la conscience de la différence, comme conscience de la quantité, convoque seulement un objet de la proximité, afin que des comparaisons, substitutions, combinaisons puissent s’opérer6.

Ainsi, le recours à l’événement historique, à la description de la nuit, aux

détails des circonstances qui accompagnent le trajet, prennent valeur de fable

aux propriétés « contradictoires ». Car l’événement historique permet

d’exprimer l’acte de conscience dans sa durée vécue : il se déroule dans un

présent où affleure sans cesse le passé, et qui est en même temps orienté vers le

futur : un présent mouvant. C’est que la quête de soi et de sens s’inscrit

nécessairement dans le temps, mais aussi dans l’infini : atteindre la fin

5 Henri Mitterand, L’Illusion réaliste de Balzac à Aragon, Paris, Presses Universitaires de France, 1994, p. 5. 6 Francis Affergan, Exotisme et réalité, Paris, Puf, 1987, p. 9.

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marquerait la cristallisation du sens, l’obligation pour le personnage de

s’affirmer en tant que sujet constitué.

2. 2. POÉTIQUE DE L’ÉVÉNEMENT

Saint-Exupéry est d’abord un aviateur mais il est aussi un écrivain par

excellence. Il est vrai que ses livres sont des œuvres autobiographiques (« les

missions produisent des livres, où les livres tirent des missions, des

personnages, paysages, moral… »7), or la littérature est pour lui le partage

d’une émotion, voire d’un message. Dans Vol de nuit, Saint-Exupéry parle de la

nouvelle expérience d’une façon lyrique. Il associe sa description de

l’événement par des images poétiques : « la nuit montait, pareille à une fumée

sombre » (p. 21), le ciel est tantôt calme comme un aquarium, tantôt bruyant où

des « orages s’étaient installés quelque part, comme des vers s’installent dans

un fruit » (p. 19), les pilotes pour lui ressemblent à des « bergers » (p. 17). À

l’aide des images, Saint-Exupéry cherche à cerner la réalité de cette expérience

et à nous faire partager la difficulté de la nouvelle action.

Par ailleurs, Vol de nuit constitue un « événement littéraire ». Il est vrai

que son succès est lié à la victoire que réalisent les pilotes mais aussi au but

pour lequel l’œuvre est écrite. En effet, la littérature sert comme moyen

d’évaluer l’expérience :

Les faiblesses, les abandons, les déchéances de l’homme, nous les connaissons de reste et la littérature de nos jours n’est que trop habile à les dénoncer ; mais ce surpassement de soi qu’obtient la volonté tendue, c’est là ce que nous avons surtout besoin qu’on nous montre » (préface, p. 10)

C’est ainsi que le livre, « refusait les artifices du romanesque

traditionnel et se donnait comme un témoignage et une réflexion sur l’action, le

7 Dictionnaire des littératures, Paris, Larousse, 1992, p.1445.

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courage, l’exigence dans leurs rapports avec la vie et surtout la mort »8. Saint-

Exupéry tire une morale de cette action :

Il existe peut-être quelque chose d’autre à sauver, et de plus durable ; peut-être est-ce à sauver cette part-là de l’homme que Rivière travaille ? Sinon l’action ne se justifie pas. (p. 12)

8 Ibid. p. 1445.

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CONCLUSION

Vol de nuit est sans doute une œuvre documentaire. L’histoire fait

l’événement de ce livre : elle crée l’intrigue. Elle soutient également la

narration : l’événement historique, les personnages-héros et l’acte héroïque

nourrissent l’écriture.

Comme Le Réalisme s’était donné pour mission d’imiter la nature, Le

Naturalisme faisait référence à la science pour atteindre la réalité etc., le vol de

nuit, cet événement historique, étant le producteur du réel dans le livre.

En effet, l’histoire constitue l’événement principal dans l’œuvre aussi

bien qu’elle soutient les éléments composants de l’événement. Or, le livre parle

d’un fait daté au début du XXe siècle et les difficultés et les obstacles que

raconte sont dépassés à nos jours grâce à l’évolution qu’a connu les moyens de

transport, mais l’œuvre reste ainsi comme témoin de l’expérience.

Saint-Exupéry, tantôt par l’écriture, tantôt par les images poétiques, nous

fait partager cette expérience dans ses détails les plus minutieux : la

comparaison et la description donnent une troisième dimension à l’histoire,

celle de l’intimité de l’événement. Mais le plus important dans ce livre c’est

l’acte héroïque :

Il y a pour l’aviation, comme pour l’exploration des terres inconnues une première période héroïque, et Vol de nuit, qui nous peint la tragique aventure d’un de ses pionniers de l’air, prend tout naturellement un ton d’épopée (pp. 9-10).

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BIBLIOGRAPHIE

AFFERGAN Francis, Exotisme et altérité, Paris, Puf, 1987.

BARTHES Roland, Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982.

MITTERAND Henri, L’Illusion réaliste de Balzac à Aragon, Paris, Presses

Universitaires de France, 1994.

SAINT–EXUPERY Antoine de, Vol de nuit, Paris, Gallimard, 1931.

Dictionnaire des littératures, Paris, Larousse, 1992.

Le Nouveau dictionnaire des œuvres littéraires, Paris, V. Bompiani et édition

Robert Laffont, 1994.

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Table des matières

INTRODUCTION ......................................................................................................2

1. La présence de l’histoire dans Vol de nuit .......................5 1.1. LA CONQUETE DE LA NUIT...................................................................5 1.2. LE HEROS HISTORIQUE : RIVIERE ...................................................7 1. 3. L’ACTION...........................................................................................................9

2. Vol de nuit : œuvre littéraire? ......................................................... 11 2.1. HISTOIRE OU LITTERATURE ? .......................................................... 11 2. 2. POÉTIQUE DE L’ÉVÉNEMENT .......................................................... 13 CONCLUSION .......................................................................................................... 15 BIBLIOGRAPHIE .................................................................................................... 16