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VOLTAIRE ET L'AFFAIRE CALAS La gloire de Voltaire doit beaucoup à l'affaire Calas mais sans Voltaire l'affaire Calas serait un fait divers. Rarement la destinée d'un homme et le hasard de l'événement se rencontrèrent plus à point. Le bicentenaire de cette affaire est d'autant plus digne d'attention qu'il survient en un temps où le vieux conflit entre la raison d'Etat et les droits individuels surgit à nouveau. Il n'est peut-être pas sans intérêt de rechercher dans quelle mesure la victoire voltairienne du droit de l'homme à la sûreté porte encore ses fruits. Louis XV régnait. Le pouvoir était absolu. L'Etat, fort de la Révocation de l'Edit de Nantes, tentait de maintenir l'unité de pensée. Les Parlements, d'esprit janséniste, appliquaient avec fer- veur la procédure inquisitoriale des ordonnances de François 1 er et de Louis XIV. La lettre de cachet et la « brûlure » défendaient la religion officielle contre la tolérance philosophique. Le fanatisme religieux du xvi e siècle renaissait à travers villes et campagnes. Et c'est alors que Voltaire, après trois années de lutte, contraint l'Etat à s'incliner devant un droit individuel violé et fait triompher, par la réhabilitation de Calas la vérité judiciaire. Ce recul sans précédent de l'arbitraire devant la justice allait ouvrir des temps nouveaux. Parmi les villes de France les plus acquises à l'unité de pensée, Toulouse était à l'avant-garde. Sa longue histoire en donnait l'expli- cation. L'ancienne capitale du premier royaume d'Espagne était demeurée la plus hispanisante des cités du Sud-Ouest, celle où

VOLTAIRE ET L'AFFAIRE CALAS - Revue Des Deux Mondes

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VOLTAIRE ET L'AFFAIRE CALAS

La gloire de Voltaire doit beaucoup à l'affaire Calas mais sans Voltaire l'affaire Calas serait un fait divers. Rarement la destinée d'un homme et le hasard de l'événement se rencontrèrent plus à point. Le bicentenaire de cette affaire est d'autant plus digne d'attention qu'il survient en un temps où le vieux conflit entre la raison d'Etat et les droits individuels surgit à nouveau. Il n'est peut-être pas sans intérêt de rechercher dans quelle mesure la victoire voltairienne du droit de l'homme à la sûreté porte encore ses fruits.

Louis X V régnait. Le pouvoir était absolu. L'Etat, fort de la Révocation de l'Edit de Nantes, tentait de maintenir l'unité de pensée. Les Parlements, d'esprit janséniste, appliquaient avec fer­veur la procédure inquisitoriale des ordonnances de François 1 e r

et de Louis X I V . La lettre de cachet et la « brûlure » défendaient la religion officielle contre la tolérance philosophique. Le fanatisme religieux du x v i e siècle renaissait à travers villes et campagnes. Et c'est alors que Voltaire, après trois années de lutte, contraint l'Etat à s'incliner devant un droit individuel violé et fait triompher, par la réhabilitation de Calas la vérité judiciaire. Ce recul sans précédent de l'arbitraire devant la justice allait ouvrir des temps nouveaux.

Parmi les villes de France les plus acquises à l'unité de pensée, Toulouse était à l'avant-garde. Sa longue histoire en donnait l'expli­cation. L'ancienne capitale du premier royaume d'Espagne était demeurée la plus hispanisante des cités du Sud-Ouest, celle où

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l'intolérance se déchaînait furieusement. Au temps de la guerre des Albigeois l'orthodoxie et l'hérésie en avaient donné un même exemple. C'est à Toulouse que, sous les guerres de religion, la Ligue tiendra ses premières assises et que l'assassinat d'Henri III sera célébré par une procession annuelle à la mémoire de Jacques Clé­ment. Contrainte de reconnaître Henri IV, la ville aux mains d'une contre réforme toute puissante, ne cessait de violer l'esprit de l'Edit de Nantes. Après la révocation, l'anniversaire de la Saint-Barthélémy devint une fête officielle à laquelle concourraient toutes les institutions du Languedoc, les Etats, le Parlement et aussi le Capitoul où siégeaient les magistrats municipaux, juges du 1 e r degré. Dans une telle atmosphère, seul le « bien pensant » avait droit de cité. Tout autre n'était, aux yeux du Pouvoir, qu'un suspect.

D'ailleurs, la foule qui, le 13 mars 1762, débouchait de tous les quartiers de la ville sur la place Saint-Georges pour assister à une exécution capitale n'avait-elle pas un exemple de la férocité huguenote ?

Un marchand cossu de la rue dès Filatiers avait été condamné par le Parlement au supplice de la roue. Cet homme, un réformé, avait assassiné son fils aîné Marc-Antoine parce qu'il méditait de se convertir au catholicisme comme l'avait fait Louis, son cadet. Après souper, le père dénaturé étant sorti avec le jeune homme l'avait étranglé de ses propres mains. Feignant la découverte d'un meurtre, i l avait, avec la complicité des convives, sa femme, leur troisième fils Pierre, un de ses amis Laveysse et la servante de religion catholique, poussé des cris d'effroi et de douleur qui avaient ameuté la rue et la police. Interrogés par le Capitoul David de Baudriquez ils avaient, les uns et les autres, tenté de donner le change en affirmant sous serment avoir trouvé la victime à terre, deux heures après qu'elle eut quitté seule la table et sans que per­sonne n'ait été la rejoindre. Mais se rendant compte de l'invrai­semblance de leur thèse, ils s'étaient rétractés, affirmant que Marc-Antoine s'était suicidé et qu'ils l'avaient trouvé pendu à un bâton posé sur les deux vantaux de la porte d'accès à l'arrière boutique. Cette rétractation à elle seule eut suffit à défaut des autres charges à établir leur culpabilité.

La roue était trop douce pour un tel crime, et les juges s'étaient

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montrés trop bons en ne châtiant que l'auteur principal, mettant ses complices hors de cause.

Du moins, sur la Place Saint-Georges, les Toulousains allaient avoir le spectacle de l'expiation. Toutes les fenêtres qui donnaient sur les lieux de l'exécution étaient garnies de monde. Elles avaient été louées au prix fort, surtout au « Grand Soleil » et à « l'Auberge des Princes », les deux hôtels où descendaient les visiteurs de marque.

Au milieu de la place se dressait l'échafaud. Le supplicié était étendu sur des planches en croix de St-André, bras et jambes écartés. Non loin, une roue piquée sur un pied de plusieurs mètres de haut, à la vue du public. Le bourreau commença son office ; chaque membre l'un après l'autre, puis la poitrine du condamné furent rompus à coup de barre de fer. Après chaque épreuve, le Capitoul se penchait sur le visage du supplicié en quête d'un aveu et d'une dénonciation de ses complices. Mais le forcené, au vu de toute la place, ne faisait que détourner la tête. Alors, le corps fra­cassé et replié fut monté sur la roue aux yeux du peuple pour être exposé jusqu'à ce que mort s'en suive.

Le spectacle ayant pris fin, la foule se dispersa, vengée par le supplice de Jean Calas.

Le crime était trop exceptionnel pour que la nouvelle du châ­timent ne se soit pas répandue dans le royaume. Elle y fut accueillie avec indifférence nul ne songeant à mettre en doute le bien fondé de l'arrêt de Toulouse et la culpabilité du condamné. Tous le monde se félicitait qu'à défaut de la peine exemplaire à laquelle elle avait échappé, la famille maudite ait été contrainte à sortir de la ville et à se séparer, Pierre banni, la veuve retirée au fond du Languedoc, les deux filles, pourtant absentes le soir du meurtre, enfermées au couvent. Seuls demeuraient libres deux des fils, Donat qui s'était réfugié à Genève venant de Nîmes, et Louis le converti au catholicisme.

L'affaire eut son écho jusqu'à Paris. Les salons s'en émurent, la philosophie en discuta. Mais là, comme ailleurs, le Parlement de Toulouse ne fut l'objet d'aucune critique. Le crime semblait patent et de droit commun. Les idées nouvelles étaient atteintes dans la mesure où elles condamnaient la peine de mort et la torture, non point quant à la nécessité d'un châtiment.

A Ferney, Voltaire, en quête de toutes les manifestations du fanatisme religieux d'où qu'il vienne, ironise. I l écrit au Conseiller

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Le Bot, le 22 mars 1762 : « Vous avez entendu parler peut-être d'un bon huguenot que le Parlement de Toulouse a fait rouer pour avoir étranglé son fils. Cependant, ce saint réformé croyait avoir fait une bonne action attendu que son fils voulait se faire catholique et que c'était prévenir l'apostasie. Il avait immolé son fils à Dieu et pensait être fort supérieur à Abraham, car Abraham n'avait fait qu'obéir mais notre calviniste avait pendu son fils de son propre mouvement et pour la satisfaction de sa conscience. Nous ne valons pas grand chose mais les huguenots sont pires que nous et, de plus, ils déclament contre la comédie ».

Pourtant, le 13 mars 1765, trois ans jour pour jour après le meurtre, la Chambre des Requêtes de l'Hôtel appelée à juger à nouveau après cassation de l'arrêt de Toulouse, mettait Jean Calas et tous autres « hors de cour ». C'était la réhabilitation.

Et c'était l'œuvre de Voltaire.

Voltaire est resté pour la postérité le défenseur des Calas, le philosophe avocat qui mettait sa doctrine en action, remuant ciel et terre pour faire rendre justice à l'innocence tout en prêtant la main à la rédaction des mémoires justificatifs. Mais cet aspect de son rôle, pour être le plus apparent, n'est pas le seul. Avant de faire triompher la vérité, Voltaire avait dû la découvrir puisque personne initialement, et lui-même tout le premier, ne doutait de la culpa­bilité. Comment y fut-il amené ? Comment a-t-il abouti ?

Il y est amené d'une manière fortuite par la visite que lui fit à Ferney, trois jours après la lettre au Président Le Bot, le négo­ciant marseillais Audibert. Celui-ci qui avait assisté à l'exécution lui avait exposé certains aspects troublants de l'affaire. Voltaire vit aussitôt l'arme dont i l pourrait se servir contre le fanatisme si l'erreur du Parlement de Toulouse était démontrée. Nul doute qu'il n'ait eu également le désir de défendre dans ce cas la cause d'un innocent. Aussi, dès le 25 mars, i l écrit au Premier Président Fyot de la Marche et, cette fois, sur un tout autre ton qu'au Conseil­ler Le Bot :

« Il vient de se passer au Parlement de Toulouse une scène qui fait dresser les cheveux à la t ê t e ; on l'ignore peut-être à Paris... i l n'est pas vraisemblable que vous n'ayez appris qu'un vieux huguenot de Toulouse nomme Calas, père de cinq enfants, ayant

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averti la justice que son fils aîné, un garçon très mélancolique, s'était pendu, a été accusé de l'avoir pendu lui-même en haine du papisme pour lequel le malheureux avait, dit-on, quelque penchant secret. Enfin le père a été roué... trois juges ont protesté contre l'arrêt, le père a pris Dieu à témoin de son innocence en expirant... i l y a deux de ses enfants dans mon voisinage qui remplissent le pays de leurs cris, j'en suis hors de moi. Je m'y intéresse comme homme, un peu même comme philosophe. Je veux savoir de quel côté est l'horreur du fanatisme. L'Intendant du Languedoc est à Paris, je vous conjure de lui parler ou de lui faire parler. Ayez la bonté de me faire savoir ce que j'en dois penser. Mon cher et res­pectable ami ayez pitié de ma juste curiosité... »

A la naissance du doute a donc répondu aussitôt chez Voltaire, la volonté de savoir. — Comment y parviendra-t-il ?

Rien de plus captivant que de suivre, à travers sa correspon­dance, le passage progressif de l'écrivain de l'incertitude à la convic­tion. Il convient aussi d'examiner de près les « Pièces Originales concernant la mort des sieurs Calas ». Ces pièces qui formaient d'après les annotations des Mélanges publiés aux éditions de la Pléiade, 22 pages in-8, se composaient de deux documents, « l'Extrait d'une lettre de la dame Calas » et « une lettre de Donat Calas ». Elles avaient été rédigées par Voltaire d'après les renseignements donnés par les signataires. Le philosophe y ajoutera une supplique à « Monseigneur le Chancelier », une « Requête au Roi », un « Mémoire de Donat Calas », une Déclaration de Pierre Calas, une « Histoire d'Elisabeth Canning », enfin le fameux « Traité sur la Tolérance » paru en 1763.

C'est à travers ces pages de Voltaire que se dégage les méthodes d'instruction nouvelles qui vont lui permettre, envers et contre le Parlement de Toulouse, de faire rendre justice à l'innocence.

Il se refuse à suivre la procédure du Parlement. Voltaire était celui des philosophes qui avait compris combien la lutte contre l'arbitraire était liée au régime de la procédure. Il en avait dénoncé avec éclat le vice fondamental dans son « Commentaire sur le Livre des Délits et des Peines de Beccaria ». Ce vice tenait au caractère inquisitorial de l'instruction criminelle, la recherche de la vérité étant menée uniquement en direction de l'aveu.

C'est en procédant dans cette voie que le juge de Toulouse avait conclu à la culpabilité. L'aveu lui avait paru ressortir impli­citement de deux fausses déclarations de Jean Calas, lorsqu'il

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avait prétendu, successivement, que son fds avait été victime d'une agression puis qu'il s'était suicidé et lorsqu'il avait laissé échapper qu'ils étaient sortis tous ensemble de table, ne rectifiant qu'après avoir été repris par Pierre.

Aussi bien Voltaire n'a-t-il jamais soutenu que le Parlement de Toulouse ait fait preuve d'une partialité consciente.

Dans l'une des « Pièces Originales », il fait dire à Donat Calas écrivant à sa mère : « Ce n'est pas les juges que j'accuse : ils n'ont pas voulu sans doute assassiner juridiquement l'innocence ; j'impute tout aux calomnies, aux indices faux, mal exposés, aux rapports de l'ignorance, au mépris extravagant de quelques déposants, aux cris d'une multitude insensée et à ce zèle furieux qui veut que ceux qui ne pensent pas comme nous soient coupables des plus grands crimes. »

En un mot la responsabilité de l'erreur incombe moins à la conscience du juge qu'à la procédure qu'il a suivie, qu'à l'instruction mal armée pour distinguer le vrai dans les divagations du fanatisme.

Voltaire va donc suivre sa propre procédure en négligeant résolument l'instruction du Parlement de Toulouse, rechercher la vérité avec ses méthodes propres. Originalité remarquable qui donnera à l'instruction criminelle ses fondements nouveaux et ne manquera pas d'inspirer les réformateurs de l'avenir.

Dès le 15 avril, dans une lettre à Mlle i l va définir cette méthode nouvelle qui n'est ni plus ni moins que la méthode histo­rique : « Il est vrai, écrit-il, que dans une réponse que j 'ai faite à Monsieur de Chazelle, je lui ai demandé des éclaircissements sur l'aventure horrible de Calas, mais je ne puis lui avoir parlé de mon opinion sur cette affaire cruelle puisque je n'en ai aucune. Je ne connais que les factums faits en faveur des Calas et ce n'est pas assez pour oser prendre parti. J'ai voulu m'instruire en qualité d'historien. Un événement aussi épouvantable appartient à l'histoire de l'esprit humain et au vaste tableau de nos fureurs et de nos faiblesses dont j 'a i déjà donné une esquisse. »

Telle est la méthode qui conduira Voltaire vers la vérité. Elle ne repose plus sur l'inquisition, sur la recherche de l'aveu. Elle écarte d'emblée les prétendues preuves tirées des interrogatoires de Jean Calas. D'autant que leur manque de pertinence apparaît au moindre examen. Que peut-on induire du mensonge de Calas et des siens alors que l'on sait le désir légitime que pouvait avoir la famille d'éviter que le cadavre du suicidé ne soit, selon la coutume

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du temps, traîné à travers la ville sur une claie ? Qu'importe l'erreur commise par Jean Calas lorsqu'il avait laissé échapper, avant d'être repris par son fils Pierre, qu'ils étaient sortis de table ensemble, lorsqu'on tient compte, comme il se doit, des troubles de mémoire chez un vieillard au comble du désarroi ?

C'est, comme l'historien, sur des données purement objectives que Voltaire refait l'instruction.

De même qu'il avait évoqué le siècle de Louis XIV en interro­geant les survivants, en compulsant les mémoires des contem­porains, en déchiffrant les documents, il fait venir à Ferney Donat et Pierre Calas, il recueille les dépositions de tous les «sachants» dignes de foi et, une fois en possession des pièces du dossier qu'il parviendra à se faire communiquer, il en poursuit l'exégèse. Il n'est pas jusqu'au travail d'équipe dont il n'ait compris la nécessité, en avance en cela encore sur son temps. Un comité l'assistera, com­posé de quelques hommes sûrs et éclairés : son médecin Tronchin, le banquier suisse Cathala, l'avocat de Vegobre, le pasteur Mouton.

La documentation rassemblée, triée, classée, il s'agit de l'inter­préter : c'est la part du seul raisonnement. Il mène aux trois consta­tations qui auraient dû motiver la mise hors de cause de l'accusé.

Il était logique d'admettre que l'ambiance de fanatisme et de suspicion envers les hérétiques où vivait Toulouse n'ait pas favorisé une justice objective. Maintes circonstances mettaient le Parlement de Toulouse en état de suspicion légitime. Il fallait en tenir compte dans l'appréciation des faits.

Il était logique d'admettre, puisque tous ceux qui avaient assisté au souper affirmaient ne s'être pas séparés depuis la sortie de table de Marc Antoine jusqu'à la découverte de son cadavre, leur responsabilité collective. Or, un tel forfait de toute une famille auquel auraient participé un ami de la victime et une servante catholique n'était-il pas trop contraire à la nature pour être possible ?

Il était logique d'admettre, dans l'hypothèse où seul le père aurait tué son fils par strangulation, que la disproportion des forces entre un vieillard et un jeune homme de 28 ans rendait le crime invraisemblable et, qu'à tout le moins la victime ne se serait pas laissée tuer sans résistance. Or, aucune meurtrissure n'avait été relevée sur son corps.

Telles sont les conclusions auxquelles seraient parvenus les juges de Toulouse s'ils n'avaient eu recours à la procédure en vigueur et avaient instruit en toute liberté d'esprit. La méthode

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de Voltaire avait, elle, porté ses fruits. La vérité méconnue par le Parlement de Toulouse était découverte. Il restait à la faire triompher.

Nous avons maintenant devant nous le Voltaire avocat. Le barreau aurait pu lui ouvrir ses rangs. Voltaire assurera

la défense avec une maîtrise que révèlent non pas seulement les mémoires qu'il rédigea, mais aussi toute la tactique qu'il met au point pour en accroître l'audience. Là encore, sa correspondance nous renseigne sur les moyens employés.

— D'abord élever l'affaire sur le plan de l'intérêt général. « Je vous prie de considérer, écrit-il au docteur Troncbin en

juillet 1762, que Pierre Calas à la fin de sa déclaration insiste sur la raison qui doit déterminer le Conseil à se faire représenter les pièces. Cette raison n'est pas l'intérêt de Pierre Calas ni le mémoire de Jean Calas dont le Conseil se soucie fort peu : c'est le bien public, c'est le genre humain que le Conseil doit avoir en vue ».

« Notre cause, fait-il écrire à Donat Calas dans son mémoire, est celle de toutes les familles ; c'est celle de la nature, elle intéresse l'Etat et la Religion et les nations voisines. »

Ensuite il en appelle à la plus large opinion. Il écrit le 7 août aux D'Argental :

« Je n'ai d'espoir que dans le cri public, je crois qu'il faut que MM. de Beaumont et Mallard (avocats de la veuve Calas) fassent brailler en notre faveur tout l'Ordre des Avocats et que, de bouche en bouche, on fasse tinter les oreilles du Chancelier, qu'on ne lui laisse ni repos ni trêve : qu'on lui crie toujours : Calas 1 Calas 1 »

Dès le 8 juillet, il avait adjuré Damilaville : « Criez je vous en prie et faites crier. Il n'y a que le cri public qui puisse nous obtenir justice. »

Et les lettres se suivent, au Premier Président Nicolaï, au Premier Président d'Auriac, à la duchesse d'Enville, au maréchal de Riche­lieu, au duc de Villeroy, au Secrétaire d'Etat Saint-Florentin, à des fermiers généraux, à tous ceux, à qui, auprès du roi, du conseil de la Magistrature, il suppose quelque influence.

Enfin le coup de théâtre au bon moment. Il s'agit de la venue de la veuve Calas à Paris. Il a fait tout son effort pour décider la pauvre femme effrayée à l'idée de se produire en haut lieu. Il ne doutait plus que ce fut là l'élément décisif qui déciderait le pouvoir à se saisir de l'affaire. Il l'avait dit, en mai 1762, dans une lettre à Debrus : « Le Chancelier est vieux. La Cour est toujours

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bien tiède sur le malheur des particuliers. Il faut de puissants res­sorts pour émouvoir les hommes occupés de leurs propres intérêts. Nous sommes perdus si l'infortunée veuve n'est pas portée au Roi sur les bras du public attendri et si le cri des nations n'éveille pas la négligence. »

Aussi laisse-t-il éclater sa joie quand la malheureuse a suivi son conseil. I l ne s'en cache pas aux d'Argental dans une lettre du 11 juin 1762 : « Mes divins anges, je me jette réellement à vos pieds et à ceux de Monsieur le Comte de Choiseul, la veuve Calas est à Paris dans le dessein de demander justice, l'oserait-elle si son mari eut été coupable ? »

Voltaire avait vu juste. La cause est désormais gagnée et i l allait obtenir dans l'exercice de la défense le même succès que dans la marche de l'instruction. La vérité triomphe après avoir été découverte. Il lui faudra cependant, pour devenir officielle, franchir encore quatre étapes.

En octobre 1762, le Conseil du Roi consent à connaître de la requête. En mars 1763, le Conseil en admet la recevabilité et ordonne au Parlement de Toulouse de lui communiquer la procédure. En juin 1764, satisfaction ayant été donnée, non sans difficultés, le Conseil casse l'arrêt de Toulouse et renvoie devant la Chambre des Requêtes pour être jugé à nouveau. Enfin, le 9 mars 1765, ladite Chambre rend un arrêt de « mise hors de Cour ». La réhabilitation de Jean Calas et de sa famille était chose faite.

On sait, par le récit qu'a fait Voltaire dans le Traité de la Tolé­rance, comment l'opinion publique accueillit la nouvelle : « Ce fut dans Paris une joie universelle : on s'attroupait dans les places publiques, dans les promenades ; on accourait pour voir cette famille si malheureuse et si bien justifiée ; on battait des mains en voyant passer les juges, on les comblait de bénédictions. Ce qui rendait encore ce spectacle plus touchant, c'est que ce jour, neuvième de mars, était le jour même où Calas avait péri par le plus cruel supplice (trois ans, auparavant) ».

Dans le concert des ovations, c'est Voltaire tout autant que la veuve infortunée qui est acclamé. Il ne peut venir à Paris dont l'accès lui est interdit, mais la veuve Calas est présentée à la Reine. Et c'est au-dessus de son lit, à Ferney, que prend place la gravure de Carmontelle représentant la malheureuse famille Calas.

Il est juste de constater que Voltaire dans le combat pour

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cette plus ample justice avait obtenu le concours de l'opinion éclairée du pays. Fait entièrement nouveau qui distinguait la France dans l'ensemble des nations, comme Michelet l'a justement noté : « Ce n'est pas Voltaire seulement qu'il faut admirer ici, écrit-il, c'est la société française. Les Anglais si méprisants doivent ôter leur chapeau et les Allemands et tous. Ce mouvement électrique n'aurait eu chez nul autre peuple de résultat si rapide. L'étincelle de Ferney fait à l'instant un incendie et point du tout éphémère, un foyer secret et durable de bonté intelligente, de pitié, d'humanité. »

Il le fallait, car sans ce concours spontané de l'opinion publique, les tenants habituels de la raison d'Etat auraient pu, une fois de plus, arrêter le cours de la justice. Ils avançaient pour s'opposer à la révision du procès et encourager la résistance du Parlement de Toulouse, des arguments que Voltaire avait dénoncés dans son Traité de la Tolérance. Ils disaient « qu'il valait mieux laisser rouer un vieux c&lviniste huguenot que d'exposer huit Conseillers de Languedoc à convenir qu'ils s'étaient trompés ». Et, constatant : « Il y a plus de Magistrats que de Calas », ils inféraient de là que la famille Calas devait être immolée à l'honneur de la Magistrature. »

L'honneur de la Magistrature ! Voltaire donnera la réponse à l'éternel argument de la raison d'Etat : « On ne songeait pas que l'honneur des juges consiste comme celui des autres hommes à réparer leurs fautes. »

Et plus loin i l ajoute : « Nous n'avons pas cru offenser les huit juges de Toulouse en disant qu'ils s'étaient trompés ainsi que tout le Conseil le présume ; au contraire, nous leur avons ouvert une voie de se justifier devant l'Europe entière. Cette voie est d'avouer que des indices équivoques et des cris d'une multitude insensée ont surpris leur justice... »

Mais ce conseil ne fut pas suivi. La résistance de la raison d'Etat fut telle que même après l'arrêt de réhabilitation, elle refusa de s'avouer vaincue. Elle soutint le Parlement de Toulouse qui, sommé d'effacer de ses registres son arrêt de condamnation, s'y refusa. Elle agit auprès de l'Hôtel des Requêtes qui ne tira pas conséquence de sa décision qui était d'ordonner la réparation pécuniaire qui aurait ouvert aux Calas un droit à indemnité à l'encontre des Conseillers de Toulouse et en laissant à Louis X V le soin de les indemniser sur sa cassette personnelle. Elle agit enfin pour obtenir qu'il soit fait interdiction à la veuve de diffuser dans le public la gravure de Carmontelle-

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L'affaire Calas a marqué un grand tournant du mouvement intellectuel qui menait la lutte contre l'arbitraire du pouvoir.

Pendant longtemps l'absolutisme n'avait pas été en jeu. Il s'agis­sait seulement de l'orienter vers le bien public en l'obligeant à l'égard d'un droit transcendant, en fondant la monarchie sur le droit divin. A ce point de vue la philosophie du x v m e siècle avait, dans une de ses tendances, substitué celui du despotisme éclairé. Ce faisant elle tenait pour immanent le droit de la monarchie, elle plaçait dans la nature la loi que les « Lumières » devaient per­mettre au Prince de découvrir. Mais les deux conceptions repous­saient également l'absolutisme autocratique machiavélien. Elles garantissaient le pouvoir contre l'arbitraire par la notion d'un devoir imposé au souverain, devoir envers Dieu pour les théologiens, devoir envers la raison pour les philosophes. *

La réhabilitation de Calas pouvait être portée à l'actif du despo­tisme éclairé puisqu'elle fut prononcée par Louis X V désavouant en son Conseil le Parlement fautif, honorant et indemnisant de ses propres deniers la famille victime du fanatisme.

Mais Voltaire n'avait pas seulement fait appel, pour obtenir gain de cause, au devoir du Roi de se conformer au droit naturel en rendant justice à l'innocence. Il avait élevé sa protestation au nom de la tolérance. Ce qui devait être dénoncé dans la condamna­tion de Calas n'était pas seulement l'erreur judiciaire, c'était aussi la cause de cette erreur, à savoir le fanatisme. Le fanatisme était condamnable puisqu'il combattait la liberté de pensée, qu'il déniait à l'homme ce qu'une autre tendance de la philosophie du x v m e siècle lui reconnaissait comme un droit.

Sous cet angle, la lutte contre l'arbitraire avait un autre fonde­ment que celui du despotisme éclairé. Elle reposait toujours sur la conception du droit naturel, mais celui-ci ne s'imposait plus seule­ment au souverain sous la forme d'un devoir. Il était étendu de la nature en général, à la nature particulière de l'homme dont l'un des traits est la liberté. La garantie contre l'arbitraire tenait dans un droit opposable au pouvoir par l'homme, dans un droit individuel.

Le passage du despotisme éclairé au libéralisme démocratique qui allait inspirer la Déclaration des Droits de l'Homme et du Ci­toyen était préfacé dans l'intervention de Voltaire en faveur de Calas.

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Mais l'affaire a eu une autre conséquence. Elle n'aura pas seulement servi de tremplin à la philosophie individualiste, elle en aura étendu le champ d'application. Le droit dont elle avait fait initialement l'objet de sa revendication était le droit à la liberté de l'esprit, à une liberté totale qui émancipait l'esprit à l'égard de tout pouvoir, spirituel comme temporel. Elle rejoignait par delà l'absolutisme classique la libre pensée de la Renaissance. Mais qu'importait à l'homme la reconnaissance de ce droit s'il demeurait dénié à sa, personne physique celui d'aller et venir ? Le pouvoir conserverait vis-à-vis de lui un moyen de pression qui rendrait illusoire le droit reconnu à sa personne spirituelle. Tant que la prise de corps pourrait s'exercer impunément les Calas, même libres de confesser leur foi, demeureraient exposés à l'interne­ment arbitraire. Le droit individuel, pour être pleinement garanti, devait s'étendre de la liberté de l'esprit à la liberté du corps.

Ce droit individuel nouveau assurait à l'homme sous le coup d'une accusation la liberté de ses mouvements tant que sa culpabilité demeurait arbitraire. Il était fondé sur la présomption d'innocence. Il sera inscrit dans la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen aux côtés de droit à la liberté, sous le nom de droit à la sûreté.

Certes, les déclarations des droits anglaises et américaines l'avaient déjà reconnu mais d'une manière moins explicite. Et l'Habeas Corpus si précieux qu'il fut était demeuré une garantie de la procédure anglaise. C'est la déclaration française qui aura donné au droit de sûreté, puisque droit reconnu à l'homme, sa portée universelle. Et le monde occidental le reconnaîtra d'autant plus facilement que l'émotion suscitée par l'affaire Calas n'était pas encore tombée.

Il restait à établir la procédure du droit à la sûreté, à lui donner ses garanties d'application.

Et là aussi aurait dû se manifester l'influence de Voltaire. Il avait compris l'aide que l'arbitraire pouvait tirer du caractère inquisitorial de l'instruction criminelle. On a vu qu'il s'était gardé de suivre cette procédure quand i l résolut de découvrir la vérité. Plus tard, dans son commentaire des Délits et des Peines de Beccaria, i l la soumettra à une critique serrée.

Il montre la menace contre la sûreté : « L'ordonnance criminelle (celle de 1670) en plusieurs points, écrit-il, semble n'avoir été dirigée qu'à la perte des accusés... Ne devrait-elle pas être aussi favorable à l'innocent que terrible au coupable ? En Angleterre un simple

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emprisonnement fait mal à propos, est réparé par le Ministre qui l'a ordonné ; mais en France l'innocent qui a été plongé dans un cachot, qui a été impliqué à la torture, n'a nulle consolation à espérer, nul dommage à répéter contre personne ; i l reste flétri pour jamais dans la société. »

Il pose ouvertement le problème de la réforme de la procédure : « Si un jour des lois humaines étouffent en France quelques usages trop rigoureux sans pourtant donner des facilités au crime, i l est à croire qu'on réformera aussi la procédure dans les articles où les rédacteurs ont paru se livrer à un zèle trop sévère ».

Et examinant en particulier les règles suivies au Parlement de Toulouse, i l n'hésite pas à conclure que : « C'est à peu près sur ce principe que Jean Calas fut conduit à la roue. »

On sait d'ailleurs que c'est en rejetant ces méthodes qu'il décou­vrit l'innocence du même Calas.

Cependant le régime napoléonien de la procédure criminelle resta bien en deçà des suggestions de Voltaire et de l'enseignement donné par l'affaire Calas. La procédure conservera son caractère inquisitorial. L'instruction demeurera secrète et la loi de 1897 devait seulement permettre la présence à l'instruction de l'avocat. L'abolition de la torture faite sous le régime de Louis X V I , la sépa­ration de l'administratif et du judiciaire, la suppression des lettres de cachet n'empêcheront pas l'intervention arbitraire du pouvoir de se prolonger sous la forme des internements administratifs ou de la garde à vue et les pratiques policières de peser sur l'aveu. Sans l'intervention du jury et l'apparition à la barre des assises de la défense criminaliste le droit à la sûreté n'eut guère bénéficié d'une protection plus grande qu'au temps où i l n'était pas reconnu.

La réforme judiciaire de 1958 tendra à donner satisfaction au mouvement qui n'a cessé depuis un siècle et demi de réclamer que le droit de sûreté soit enfin doté d'une procédure protectrice. Mais, intervenue au cours du drame algérien, elle sera neutralisée par la compétence de plus en plus élargie reconnue à la justice mili­taire et par la législation d'exception qui fera œuvre de réforme à rebours.

Au surplus, en axant toujours la procédure sur la recherche de l'aveu, le législateur de 1958 s'est refusé de tailler dans le vif. S'il faut se féliciter de ses intentions libérales, son œuvre demeure inachevée.

RENÉ W I L L I A M T H O R P .