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@ Egor Fedorovich TIMKOVSKI VOYAGE A PÉKIN A TRAVERS LA MONGOLIE en 1820 et 1821

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    Egor Fedorovich TIMKOVSKI

    VOYAGE A PKINA TRAVERS LA

    MONGOLIE

    en 1820 et 1821

    http://www.archive.org/search.php?query=Timkovskii%CC%86http://books.google.fr/books/download/Voyage____P__king_____travers_la_Mongoli.pdf?id=nwBCAAAAYAAJ&output=pdf&sig=ACfU3U2SnX0LBri3fr8ii-NhuKUWd9PG6ghttp://www.archive.org/stream/travelsrussianm00klapgoog%23page/n38/mode/2uphttp://books.google.fr/books/download/Voyage____P__king_____travers_la_Mongoli.pdf?id=nwBCAAAAYAAJ&output=pdf&sig=ACfU3U2SnX0LBri3fr8ii-NhuKUWd9PG6g

  • Voyage Pkin

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    partir de :

    VOYAGE A PKIN A TRAVERS LA MONGOLIEen 1820 et 1821

    par Egor Fedorovich TIMKOVSKI (1790-1875)

    traduit du russe par N*****, revu par J.-B. Eyrispubli, avec des corrections et des notes, par J. Klaproth

    Librairie orientale de Dondey-Dupr pre et fils, Paris, 1827, 2 tomes 480et 460 pages. Reproduction ditions Kim, Paris, 1993.

    A dfaut de carte dans ldition papier disponible, le voyage de la missionpeut tre suivi sur les cartes dresses en 1827 par Philippe Vandermaelen(1795-1869), Asie n 46 et n 52 (Collection David Rumsey).

    Lorthographe de certains mots (parens.., enfans..) a t actualise(parents..., enfants...) Le Tubet a t actualis en Tibet. A signaler que latranscription des mots mongols, chinois, etc. na pas de suiviorthographique.

    Mise en format texte parPierre Palpant

    www.chineancienne.fr

    http://www.davidrumsey.com/luna/servlet/detail/RUMSEY%7E8%7E1%7E25112%7E990002:Partie-de-l-Empire-Chinois---Asie-nhttp://www.davidrumsey.com/luna/servlet/detail/RUMSEY%7E8%7E1%7E25118%7E990015:Partie-de-l-Empire-Chinois---Asie-n

  • Voyage Pkin

    3

    A Monsieur Abel RMUSAT

    En vous offrant ldition franaise de cevoyage en Chine, je ne fais que remplir le devoirde la plus vive reconnaissance, que je vous doispour lamiti sincre avec la quelle vous mavezreu mon arrive Paris, et que vous maveztoujours montre depuis.

    A qui, dailleurs, pourrais-je mieux ddier unouvrage qui contribue nous donner desconnaissances plus exactes sur un des pays lesplus clbres de lAsie, qu la personne qui a faitrevivre en France le got pour ltude duchinois ?

    Quand je rflchis votre profondeconnaissance de la langue et de la littrature dela Chine, je ne sais ce que je dois admirer le plus,ou la rapidit avec laquelle vous avez appris cetidiome si difficile, ou la promptitude avec laquellevous avez form un nombre considrable dlves,dont la plupart sont dj en tat de lire les livreschinois.

    Comme toutes les personnes qui sintressentaux progrs de la littrature orientale, je doisaussi me fliciter, et je saisis cette occasion pour ledclarer publiquement, de ce que le gouvernementfranais vous ait confi la garde des manuscritsasiatiques de la Bibliothque du Roi, car il auraitt impossible den charger quelquun qui, au zleet lexactitude indispensables pour remplir cetteplace, unit lobligeance si prcieuse tous ceuxqui viennent consulter les trsors de cettablissement vraiment Royal.

    Agrez donc ce faible tmoignage de monattachement sincre, et de lamiti de

    Votre trs affectionn

    J. Klaproth

  • Voyage Pkin

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    TABLE DES SOMMAIRES DES CHAPITRES

    Prface

    Chapitre I. tablissement russe Pking. Son but. Personnages qui le composent. Prparatifs du voyage

    Chapitre II. Dpart de Kiakhta pour la Mongolie. Voyagejusqu lOurga, capitale du pays des Khalkha.

    Chapitre III. Sjour lOurga. Vice-roi de la Mongolie. Khoutoukhtou, ou divinit vivante des Mongols. Crmonies qui ont lieu son installation.

    Sur les dernires ambassades russes et anglaises en Chine.

    Chapitre IV. Continuation du voyage jusqu la frontiremridionale du pays des Khalkha. Dsert de Gobi, ou Chamo.

    Chapitre V. Voyage travers le pays des Mongols Sounit. Notices sur les Kirghiz. Traditions mongoles sur BogdGhessur khan.

    Chapitre VI. Voyage travers le territoire des Tsakhar, jusqu laforteresse de Khalgan, situe dans la grande-muraille de laChine.

    Chapitre VII. Arrive et sjour Khalgan.

    Chapitre VIII. Voyage de Khalgan Pking. Entre dans lacapitale de la Chine. Arrive la cour russe.

    Chapitre IX. Journal du sjour Pking, pendant le mois dedcembre. Notices biographiques sur le ministre Soung tajin. Sacrifice au ciel, offert par lempereur. Habillementdes Chinois. Lois. Entrevue avec les missionnairescatholiques. tat du christianisme en Chine. Froidconsidrable.

    Chapitre X. Description du Turkestn chinois, ou de la petiteBoukharie.

    Chapitre XI. Description du pays des Dzongar, actuellement soumis la Chine.

    Chapitre XII. Description du Tibet.

  • Voyage Pkin

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    Chapitre XIII. Journal du sjour ultrieur Pking. Visite chezles missionnaires franais. Visite chez les lama tibtains. Visite chez les missionnaires portugais. Entrevue avecles Corens, et notions sur la Core.

    Chapitre XIV. Description abrge de Pking, par le P. Gaubil,avec quelques remarques de M. Timkovski.

    Chapitre XV. Essai historique, gographique et ethnographique sur laMongolie.

    Chapitre XVI. Dpart de Pking. Route Tsagan balgassou,dans le pays des Mongols-Tsakhar.

    Chapitre XVII. Route par le pays des Tsakhar. Pturages. Haras de lempereur de la Chine.

    Chapitre XVIII. Voyage par le pays des Sounit.

    Chapitre XIX. Voyage travers la partie mridionale du pays desKhalkha jusqu lOurga.

    Chapitre XX. Sjour lOurga. Dpart de cette ville pourKiakhta. Retour en Russie.

    @

  • Voyage Pkin

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    PRFACE

    @

    Depuis un sicle environ, la Russie entretient Pking un

    couvent et une cole o se forment ses interprtes pour le chinois

    et le mandchou. De dix ans en dix ans, on renouvelle les

    personnes, qui composent ces deux tablissements, et on envoie,

    de Saint-Ptersbourg, de nouveaux moines et dautres jeunes de

    langue la capitale de la Chine. Cette petite caravane est conduite

    par un officier russe, charg de la diriger et de linstaller son

    arrive Pking, puis de reconduire dans leur patrie les religieux

    qui ont fait leur temps, et les lves qui ont fini leurs tudes.

    Ce fut la suite dune pareille mission que M. Timkovski, attach

    au collge des affaires trangres, partit, en 1820, de Kiakhta, fort

    situ la frontire qui spare les possessions de la Russie de celles

    de la Chine. Il traversa la Mongolie, passa la Grande-Muraille, et

    arriva le 1er dcembre Pking ; il y sjourna jusquau 15 mai de

    lanne suivante.

    Toutes les ambassades europennes qui sont alles Pking,

    nont fait quun sjour trs court dans cette capitale de lempire

    chinois, et mme ont t sans cesse soumises une surveillance

    gnante, dicte aux Chinois par leur mfiance pour les trangers. M.

    Timkovski a visit Pking sous des auspices beaucoup plus

    favorables ; comme tous les Russes, il jouissait de sa pleine libert,

    pouvant parcourir les nombreux quartiers de cette ville immense, et

    visiter tous ses monuments et toutes ses curiosits. Il a donc t

    mme de faire des observations plus exactes que les voyageurs qui

    ont visit la Chine avant lui ; de plus, il avait sa disposition

    plusieurs interprtes qui connaissaient parfaitement la langue du

    pays ; ainsi ses rcits mritent plus de confiance que ceux des

    personnes, qui, ne sachant ni le chinois ni le mandchou, nont pu

    entrer en conversation avec les habitants de lempire.

    Le Voyage de M. Timkovski a paru en russe Saint-Ptersbourg.

  • Voyage Pkin

    7

    Il contient le journal et les remarques de lauteur sur la gographie,

    le commerce, les murs et les usages de la Chine. Il est enrichi de

    plusieurs traductions et dextraits douvrages chinois, qui ont t

    fournis M. Timkovski par les moines et les lves de

    ltablissement russe Pking ; ce qui donne cette relation

    beaucoup de poids, et lui imprime un caractre dauthenticit

    quaucune autre ne peut avoir.

    Cependant, malgr lintrt que prsente cet ouvrage, il ntait

    pas possible de le faire paratre en franais, tel quil a t publi

    Saint-Ptersbourg. Le livre de M. Timkovski na pas t compos

    pour lEurope occidentale ; le but de lauteur, en donnant la relation

    de son voyage, a t, ainsi quil le dit, de faire connatre en mme

    temps ses compatriotes ce qui a t crit par les Europens sur

    lempire chinois. En consquence, il donne souvent de longs

    morceaux extraits des ouvrages des deux Staunton, de Barrow, de

    Deguignes fils, du P. Gaubil, de Pallas, de Bergmann et de

    Klaproth ; il a mme cit des livres lmentaires publis en France,

    mais qui, par leur nature mme, ne peuvent faire autorit. Il tait

    convenable de supprimer la plupart de ces hors-duvres ; nous

    lavons fait. Nous avons laiss le rcit dun des exploits de Ghessur

    khan (T. II, pag. 233 250), parce que ce morceau extrait de

    louvrage de Bergmann, intitul Nomadische Streisereien, etc. (T.

    II, pag. 233 284), trouvait bien sa place dans lendroit o M.

    Timkovski la insr, et quil navait pas encore t traduit en

    franais. Nous avons gaiement conserv (T. II, pag. 16 et suiv. )

    lordonnance de lempereur Kia khing sur ltat de larme

    mandchoue, quoiquelle et dj paru en franais dans le second

    volume du Code Pnal des Chinois, daprs la traduction anglaise de

    Sir G. Th. Staunton.

    Nous navons pas non plus effac la Description de Pkin, qui,

    sauf quelques modifications et additions, est celle du P. Gaubil ;

    nous en avons prvenu le lecteur dans une note ; il en trouvera

    galement dautres qui signaleront des emprunts faits par M.

  • Voyage Pkin

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    Timkovski aux auteurs qui ont crit sur la Chine. Enfin, nous avons

    laiss subsister le rcit de lintronisation dun khoutoukhtou (T. I,

    pag. 99 et suiv. ) ; il est tir des Nordische Beytrge de Pallas (T.

    I, pag. 314 et suiv. ) ; on en a dj une traduction franaise la

    suite de la Description du Tibet, traduite de lallemand par Ruilly.

    Paris, 1808, in-8.

    Il tait ncessaire de changer le plan de louvrage de M.

    Timkovski. Les Notices sur les mmes objets se trouvaient

    disperses ; elles ont t runies. Dun autre ct, nous avons

    rejet tout ce qui tait trop connu ou inutile ; ainsi une partie du

    livre de M. Timkovski est entirement refondue.

    On a vu par ce qui prcde que ce travail tait indispensable ;

    dautres motifs encore nous ont ports prendre ce parti. Lauteur

    a fait un grand usage dextraits et de traductions du chinois, qui lui

    ont t communiqus par larchimandrite Hyacinthe Pi-tchouev,

    quil a ramen de Pking. Mais la vrit nous force dire que ce

    religieux na pas apport son travail tout le soin quil mritait. En

    comparant les traductions du P. Hyacinthe avec les textes originaux

    chinois, M. Klaproth y a trouv de graves inexactitudes. Il a donc

    fallu corriger tous ces endroits fautifs, afin que le lecteur ne ft

    point induit dans des erreurs dautant plus prjudiciables la

    science, quelles auraient eu pour garantie un livre qui sappuyait

    sur des passages tirs douvrages chinois. La Grande Gographie

    impriale de la Chine a donn M. Klaproth la facilit de faire

    disparatre de la traduction franaise toutes les fautes qui dparent

    loriginal russe. Il est parvenu, laide de ce livre, corriger les

    noms propres qui se trouvent dans la Description de la Mongolie,

    formant le XVe chapitre de la traduction franaise. Dans louvrage

    russe ces noms sont extrmement dfigurs ; et certainement un

    Mongol ne pourrait les y reconnatre.

    M. Timkovski a adopt dans son ouvrage le dialecte de Pking,

    pour la transcription des noms et des mots chinois. Cependant ce

    dialecte est un des plus corrompus de la Chine. Qui reconnatrait,

  • Voyage Pkin

    9

    par exemple, Pking en Bedzin, Ki ming en Dzi min, Kiang nan en

    Dzin nan, Khang hi en Kansi, Khian loung en Tsin lounn, et Hi

    fung khou en Si fynn keou, etc. ? M. Klaproth a jug quil

    convenait de remplacer ce dialecte par celui de Nanking, parce quil

    est le plus lgant ; dailleurs cest celui que les missionnaires qui

    ont crit sur la Chine, ont adopt dans leurs ouvrages, et cest le

    plus connu en Europe. En ce sens, il en est de lidiome chinois

    comme de la langue allemande : Vienne peut passer pour la

    capitale de lAllemagne ; mais ceux qui voudraient crire sur ce

    pays, se garderaient bien dorthographier lallemand daprs le

    mauvais jargon de cette ville, de peur de ne pas tre compris par

    les habitants de ce pays eux-mmes.

    Il a t ncessaire aussi de ne pas laisser dans la traduction

    franaise des locutions irrgulires qui, par un usage abusif, se sont

    introduites dans quelques livres, o il est question de la Chine.

    Cest ainsi, par exemple, quen parlant du souverain de ce vaste

    empire, plusieurs auteurs le nomment, par son titre mongol, le

    Bogdo-khan ; cette faon de snoncer est peu prs aussi correcte

    que si un Franais, en parlant, dans sa langue, du monarque russe,

    lappelait le Kayser de Russie, parce quil aurait vu ce mot employ

    dans un livre crit par un Allemand.

    La dernire moiti du troisime volume de loriginal russe

    contient un aperu gnral de la Mongolie, dans lequel M.

    Timkovski donne une histoire de ce pays et des peuples qui lont

    habit depuis lan 220 avant notre re, jusqu lpoque o il fut

    subjugu par les Mandchoux. Les matriaux quil a employs sont

    les mmes dont Deguignes sest servi pour son Histoire des Huns.

    Ce dernier les avait traduits du chinois ; M. Timkovski a fait usage

    des traductions de larchimandrite Hyacinthe. Deguignes avait

    commis la faute de confondre toutes les nations de lAsie

    moyenne et septentrionale dans une seule, laquelle il donne le

    nom de Huns ; larchimandrite a commis une mprise du mme

    genre, en prenant pour des Mongols tous les peuples qui, depuis

  • Voyage Pkin

    10

    les temps les plus reculs, ont habit au nord de la Chine. M.

    Timkovski a adopt ce systme erron qui rend inutiles les

    matriaux que son livre contient ; dailleurs, ils sont dj connus

    par louvrage de Deguignes. Ces raisons nous ont dtermins

    supprimer cette prtendue histoire des Mongols, et nen laisser

    que ce qui commence lexpulsion de la dynastie des Yuan de la

    Chine.

    La relation du Voyage dans la Mongolie contenait une quantit

    de dtails insignifiants ; on y trouvait de ces aventures

    ordinaires, qui peuvent arriver quiconque parcourt tout autre

    pays que la Mongolie ou la Chine. Ces dtails sont tellement

    fastidieux quil a t ncessaire de les faire disparatre, et de ne

    laisser dans cette partie de louvrage que ce qui sert faire

    connatre la nature et laspect du pays, la physionomie et les

    murs des habitants.

    Les diteurs ont pens quil leur importait de donner ces

    explications, afin dviter les reproches que pourraient leur adresser

    quelques personnes, davoir mutil louvrage original. Ils peuvent se

    rendre cette justice, quils nont fait que lmonder de tout ce quil

    offrait de superflu, afin de le rendre vraiment utile ; ils croient avoir

    agi avec plus de discernement que lcrivain allemand qui a publi

    dans sa langue la traduction de louvrage de Timkovski : celle-ci

    reproduit toutes les fautes de loriginal ; et les hommes qui

    sintressent aux progrs de la gographie doivent se fliciter de ce

    que personne, en France, na eu lide de profiter de cette version

    pour nous gagner de vitesse : il et t fcheux de voir publier

    dans notre langue, sous sa forme primitive, une relation qui,

    extrmement vante dans plusieurs de nos ouvrages priodiques,

    avait excit la curiosit des savants, et qui rellement mrite des

    loges.

    Nous avons cru devoir ajouter un Index aux deux volumes de

    ldition franaise ; ce morceau ncessaire manquait dans loriginal

    russe.

  • Voyage Pkin

    11

    On imprime en ce moment, Londres, une traduction anglaise,

    faite daprs nos corrections ; elle aura par consquent un grand

    avantage sur celle qui a paru en Allemagne 1.

    Il est peut-tre propos de noter que M. Timkovski cite

    quelquefois Laurent Lange. Cet ingnieur sudois, qui tait entr au

    service de la Russie, fit quatre fois le voyage de Pking avec les

    caravanes, qui alors avaient la permission daller la capitale du

    cleste empire. Il a crit les relations de ses voyages, qui

    contiennent des dtails curieux sur la Mongolie. Deux de ces

    relations, et celle de son sjour Pking, sont traduites en

    franais ; on les trouve dans le Recueil des Voyages au Nord (T. V,

    pag. 373 410, et T. VIII, pag. 221 371). Les autres ont t

    publies par Pallas, dans ses Nordische Beytrge (T. II, pag. 83

    207).

    En entreprenant la tche de faire paratre la traduction du

    Voyage de Timkovski, nous avons cd notre zle pour les

    progrs de la gographie ; nous esprons que nos nauront pas t

    inutiles, et que ce livre pourra contribuer augmenter la masse de

    nos connaissances sur lOrient et le centre de lAsie.

    J. B. EYRIS. J. KLAPROTH.

    Paris, 12 octobre 1826.

    @

    1 [c.a. : Les traductions allemande et anglaise sont sur le site archive.org. Un Atlasa t publi par J. Klaproth en complment au livre dE. F. Timkovski (pdf-imageici). Cependant ni la carte, ni les plans nont t dplis par le numrisateur, etrestent donc indisponibles.]

  • Voyage Pkin

    12

    CHAPITRE PREMIER

    tablissement russe Pking. Son but. Personnages quile composent. Prparatifs du voyage

    @

    p1.001 Le 14 juin 1728, un trait de paix fut sign entre le comte

    Vladislavitche, ambassadeur extraordinaire de Russie, et les

    ministres de la Chine. Le cinquime article est ainsi conu :

    Les Russes occuperont lavenir Pking le kouan ou la

    cour quils habitent en ce moment. Daprs les dsirs de

    lambassadeur russe il sera construit une glise avec

    lassistance du gouvernement chinois. Le prtre qui rside

    Pking et les trois autres quon y attend selon les

    conventions, seront logs dans le kouan p1.002 ou la cour

    ci-dessus mentionne. Ces trois prtres seront attachs

    la mme glise et recevront les mmes provisions que le

    prtre actuel. Il sera permis aux Russes dadorer leur Dieu

    selon les rites de leur religion. On recevra encore dans

    cette maison quatre jeunes tudiants et deux dun ge

    plus avanc, sachant les langues russe et latine, que

    lambassadeur dsire laisser Pking pour apprendre les

    langues du pays. Ils seront nourris aux frais de

    lempereur, et auront la libert de retourner dans leur

    pays aussitt quils auront fini leurs tudes.

    Daprs ce trait, la mission russe, compose de six membres

    ecclsiastiques et de quatre lacs 1, fixa son sjour Pking ; les

    premiers desservent alternativement le couvent de la Chandeleur et

    lglise de lAssomption de Notre-Dame, situs dans le mme

    quartier de la ville, et habits originairement par des Russes que le

    1 On trouve dans le journal russe le Messager Sibrien de lanne 1822 (cahiers 4,5, 6 et 7), des dtails trs intressants sur le commencement des relationscommerciales et politiques entre la Russie et la Chine, et sur ltablissement delglise et de la mission russe Pking.

  • Voyage Pkin

    13

    gouvernement chinois y fit transporter en 1685, aprs la

    destruction dAlbazin, forteresse russe qui avait t btie sur les

    rives de lAmour. Quant aux membres lacs, ce sont des jeunes

    gens qui p1.003 sont tenus dtudier les langues mandchoue et

    chinoise, et dacqurir des notions exactes sur la Chine, etc. Tous

    demeurent dans le kouan 1, vaste btiment dont la partie connue

    sous le nom de cour de lambassade, est entretenue par le

    gouvernement chinois, et lautre, qui renferme le couvent, par la

    Russie.

    Le sjour ordinaire de la mission Pking est fix dix ans : au

    bout de ce terme elle est remplace par une autre ; mais la

    correspondance entre le ministre russe des affaires trangres au

    nom du snat dirigeant, et le tribunal de Pking, est sujette tant

    de lenteurs, que le sjour de la mission dure plus longtemps.

    Conformment larticle 5 du trait, une nouvelle mission partit

    de Saint-Ptersbourg, en 1819, en remplacement de celle qui tait

    Pking depuis le 10 janvier 1808. Elle arriva Irkoutsk au mois

    de fvrier 1820, et le 1er juillet Troitsko-savsk, forteresse plus

    connue sous le nom de Kiakhta ; elle se tint prte passer les

    frontires dans un mois.

    M. de Spransky, gouverneur gnral de la Sibrie, en donna

    avis aux deux chefs chinois, cest--dire au kiun-vang, prince de la

    seconde classe, et lamban ou adjoint de ce prince, qui habitent

    lOurga ou la ville mongole, situe deux p1.004 cent soixante

    verstes au sud de Kiakhta 2. La mission nouvelle tait compose

    dun archimandrite qui en tait le chef, de cinq autres

    ecclsiastiques dun rang infrieur, et de quatre jeunes gens de

    vingt-deux vingt-sept ans. Lentretien de la mission cote

    1 Voyez les plans du couvent et de la cour de lambassade russe Pking, joints ce volume. [c.a. : indisponibles]2 Cette ville est connue chez les Mongols sous le nom de Kouren. Ourga ou rguveut dire, dans leur langue, lhabitation dune personne distingue. Kour est lenom de tout lieu ferm. Ces deux dnominations se rapportent principalement larsidence du khoutoukhtou, grand-prtre des Mongols.

  • Voyage Pkin

    14

    annuellement au gouvernement chinois plus de 1.000 roubles et

    9.000 livres de rio, et 16, 250 roubles en argent la Russie ; sur la

    dernire somme, 1.000 roubles sont destins lentretien et

    linstruction des jeunes Albazinses 1 qui vivent Pking.

    Je fus charg daccompagner la nouvelle mission depuis Kiakhta

    jusqu Pking, et de ramener celle qui y rsidait depuis 1808. Ma

    suite tait compose dun inspecteur des bagages, dun interprte

    des langues mongole et mandchoue, et dun dtachement de trente

    Cosaques. Ceux-ci escortaient le bagage. Du moment o la mission

    eut pass la frontire du territoire russe, elle se trouva sous la

    protection du gouvernement chinois.

    On avait fait faire Irkoutsk dix chariots couverts et attels

    chacun de trois chevaux, pour le p1.005 transport des personnes qui

    composaient la mission. On plaa le bagage depuis Kiakhta jusqu

    Khalgan, sur des chameaux, les uns achets, les autres donns par

    les Bouriates. Quelques-uns restrent en rserve. Les effets fragiles

    furent conduits sur de petits chariots deux roues attels dun seul

    cheval.

    Nous venons de dire que la mission se prparait quitter la

    Russie ds le mois de juillet, afin dviter les inconvnients

    insparables dun voyage, dans larrire-saison, travers les

    steppes froides et arides de la Mongolie, surtout dans le dsert de

    Gobi. Les conducteurs chinois narrivrent que le 27 daot

    Maimatchin, qui est la partie chinoise de Kiakhta, sur la frontire

    mme, quatre verstes de Troitsko-savsk. Je my rendis le mme

    jour pour moccuper des prparatifs du voyage. Nos conducteurs

    chinois taient 1 un inspecteur, nomm Tchhing, qui tait

    bitkhchi ou secrtaire de la septime classe 2, et que lon qualifiait

    improprement du titre de gala-da 3. Tchhing p1.006 lao y (lao y

    1 Ce sont les descendants des Cosaques dAlbazin.2 Les dignits, en Chine, sont divises en sept classes, chacune subdivise endeux, la plus ancienne et la plus jeune.3 Les gala da, quil ne faut pas confondre avec les gala amban, sont les collguesdes oukheri da. Ils ont diffrentes occupations : les uns habitent les villes

  • Voyage Pkin

    15

    veut dire monsieur) tait g de soixante ans ; il portait sur son

    bonnet, mais seulement hors de la capitale, un bouton blanc en

    pierre opaque, qui lui donnait rang de mandarin de sixime classe.

    Il tait accompagn de Tchakdour, interprte mongol, g de vingt

    ans, parlant parfaitement le chinois, et de deux nerbes ou

    serviteurs, le pre et le fils ; 2 Ourgentai, bochko 1 ou sergent-

    major, g de quarante-sept ans ; hors de la capitale, il portait sur

    son bonnet un bouton dor indiquant la septime classe, et tait

    aussi suivi dun nerbe. Le dzargoutchi 2 nous avait fait dire, par un

    marchand de rhubarbe de la Boukharie ou du Turkestan 3, que ce

    bochko tait un ivrogne.

    p1.007 Nous avions aussi des Mongols Khalkha avec nous : ctait

    Idam Dzap, toussoulakhtchi de la deuxime division de la deuxime

    classe chinoise, vieillard vnrable de soixante-cinq ans et encore

    trs vigoureux ; il portait sur son bonnet un bouton en corail cisel.

    Il tait venu plusieurs fois Irkoutsk en courrier, et avait dj

    accompagn les missions russes en 1794, 1795, 1807 et 1808. Il

    tait suivi de Tsbek dordji, g de dix-huit ans, khia ou garde-du-

    corps dun prince mongol de la cinquime classe.

    frontires o ils ont linspection de lartillerie et des arsenaux ; dautres sontchargs de veiller sur les affaires des nomades qui se trouvent sous la dominationchinoise. Ces gala da sont ou de la premire division de la quatrime, ou de lamme division de la cinquime classe ; ils ont ainsi le rang de major ou decapitaine. Kl.1 Lorsque les fonctionnaires publics chinois passent la grande muraille pouraffaires du gouvernement, ils jouissent de lavantage de porter sur leur bonnet unbouton, qui leur donne le plus haut rang de la classe suivante.2 Titre dun officier chinois qui rside Maimatchin. Il est charg par le conseil desaffaires trangres, et tout ce qui concerne la frontire et le commerce ; il estassist par un bochko. Ils sont remplacs tous les trois ans.3 Cette dernire dnomination est plus exacte que la premire, car les habitantsdu pays connu en Europe sous le nom de Petite-Boukharie, se donnent eux-mmes le nom de Turcs. Ils parlent la langue turque et professent la religionmahomtane. Il en est de mme des autres peuples de lAsie habitant les contresqui stendent au nord jusqu la frontire russe, louest jusqu la merCaspienne et au sud jusqu lAfghanistan. Il serait plus convenable de donnertoutes ces contres, dont la plus grande partie est habite par les descendants desTurcs, le nom gnral de Turkestan, en les divisant de la manire suivante : 1Turkestan septentrional ou Turkestan russe, en y comprenant les trois hordes de lanation kirghise ; 2 Turkestan mridional, pays habit par les Khiviens, lesTurcomans et les Karakalpaks, et renfermant aussi la Grande-Boukharie, le Kokandet le Tachkent ; 3 Turkestan oriental, comprenant la Petite-Boukharie, qui estsous la domination chinoise.

  • Voyage Pkin

    16

    Aprs avoir pass environ deux heures avec eux chez le

    dzargoutchi, nous retournmes Troitsko-savsk.

    Il restait encore une affaire importante terminer. Il fallait

    gagner par quelques prsents nos conducteurs pour les engager, vu

    la saison avance, pourvoir sans dlai la mission de iourtes ou

    kibitkis qui sont des tentes de feutre, et dautres objets

    indispensables pendant un si long voyage.

    p1.008 Connaissant le got de ces Asiatiques, jenvoyai ds le

    lendemain :

    Au bitkhchi, huit archines de drap noir, dix peaux de renard,

    neuf peaux de chvre rouges et vertes, un th complet, et une

    quantit assez considrable de friandises en sucre, rhum, vin et

    eau-de-vie.

    Au bochko, cinq archines de drap noir, six de peluche noire, dix

    peaux de chvre rouges et vertes, des liqueurs et des friandises.

    Au toussoulakhtchi, cinq peaux de renard, six archines de

    peluche, sept peaux de chvres rouges et vertes, un sabre

    dofficier, des liqueurs et des friandises.

    Le 29 aot, midi, les conducteurs de la mission, accompagns

    de tous leurs gens, du dzargoudtchi et dun dtachement de

    Mongols arms darcs et de flches, arrivrent Troitsko-savsk. Ils

    me rendirent visite, ainsi quau chef de la mission et au conseiller

    de la chancellerie de frontire.

    Je fis prsent de deux peaux de renard et de quatre peaux de

    chvres noires au marchand du Turkestan, pour le remercier davoir

    rempli prs de nous les fonctions dinterprte chinois, dans nos

    entrevues avec le dzargoutchi, le bitkhchi et le bochko. Ces deux

    derniers ne savaient parler ni le mongol ni le mandchou. Je donnai

    galement deux peaux de chvre noires au khia Tsbek p1.009

    Dordji, parent du toussoulakhtchi, et une pice de drap noir de

    Meseritz, en Silsie, aux nerbes du bitkhchi et du bochko. Jignore

    si cest un usage reu en dautres pays ; mais dans cette partie de

  • Voyage Pkin

    17

    lAsie, quand on veut se faire comprendre des gens dont on a

    besoin, on ne les aborde point sans leur laisser des preuves

    palpables de sa reconnaissance.

    Le 30 aot, la fte de S. M. lempereur Alexandre fut clbre

    par un Te Deum chant dans lglise de Kiakhta. Il fut suivi dun

    dner que donna le conseiller de chancellerie, commissaire de la

    frontire, et auquel assistrent le dzargoutchi de Maimatchin, le

    bochko, les principaux ngociants chinois et les conducteurs de la

    mission. On but la sant de lempereur et du bogdo-khan et une

    amiti ternelle entre les deux empires. Ces sants furent portes

    au bruit de salves dartillerie et au son des cloches ; les soldats de

    la garnison en grande tenue faisaient retentir lair de chants

    dallgresse. La joie et la franchise qui rgnrent dans cette petite

    fte, firent une vive impression sur lesprit de nos convives

    trangers.

    @

  • Voyage Pkin

    18

    CHAPITRE II

    Dpart de la mission. Voyage jusqu lOurga

    @

    p1.010 Aprs avoir fait toutes les dispositions pralables, la

    mission se mit en route le 31 aot.

    A dix heures du matin, les bagages sortirent de Troitsko-savsk.

    Les personnes composant la mission venaient ensuite dans les

    voitures de M. le directeur de la douane et de M. le conseiller de

    chancellerie, qui nous accompagnaient avec une escorte de

    Cosaques. Nous tions suivis par les employs et par les habitants

    du lieu. Arrivs Kiakhta, nous nous rendmes tous lglise, et de

    l chez un ngociant qui nous donna un dner au nom des

    commerants de la ville. Pendant ce temps, nos bagages, escorts

    par M. Ostrovky, commandant de Troitsko-savsk, prirent le devant

    jusqu la premire station, sept verstes environ de Kiakhta.

    Aprs le dner, nous allmes encore une fois remercier Dieu sur le

    sol de notre patrie ; puis, accompagns du clerg de Kiakhta,

    prcds des saintes croix, nous arrivmes la frontire au son des

    cloches. Malgr la pluie, p1.011 un grand concours de curieux russes

    et chinois stait assembl. A six heures du soir, aprs nous tre

    arrts quelque temps dans la maison du dzargoutchi, nous

    entrmes dans lempire chinois, accompagns par le directeur de la

    douane et par le conseiller de chancellerie. Arrivs aux tentes que

    les Chinois nous avaient dresses une distance de trois verstes, le

    dzargoutchi nous fit prsenter du th ; nous prmes cong de nos

    compatriotes, et, malgr une pluie assez forte, nous nous mmes en

    route. Un dtachement de vingt cavaliers mongols composait notre

    avant-garde ; elle tait commande par un dzanguin, ayant sur son

    bonnet un bouton blanc opaque, ce qui lui donnait le rang de

    cornette ; il tait accompagn dun koundoui (sergent-major

    mongol), portant sur son bonnet un bouton de cuivre jaune.

  • Voyage Pkin

    19

    Le bitkhchi et le bochko suivaient ce dtachement dans une

    calche chinoise 1, ou chariot couvert deux roues, ayant une

    petite fentre de chaque ct ; elle tait mene par deux

    conducteurs cheval, au moyen dune perche fixe

    transversalement sur la limonire, et attache sur la selle. Venaient

    ensuite dans deux autres voitures les membres de la mission,

    conduits par des p1.012 chevaux de poste chinois ; linspecteur du

    bagage, linterprte et moi, nous suivions cheval, accompagns

    de dix Cosaques. Le toussoulakhtchi Idam ne nous quitta point

    durant tout le voyage.

    Vers sept heures, aprs avoir parcouru quatre verstes, nous

    fmes halte. Il y avait quatre iourtes 2 prpares pour nous ; lune

    tait pour le clerg, lautre pour les tudiants, la troisime pour moi

    et ma suite, et la quatrime pour les Cosaques. Notre bagage tait

    dj arriv ; les chevaux et les bufs pturrent ; quant aux

    chameaux on les prpara au voyage en les privant de manger et de

    boire pendant douze jours. Les chevaux qui avaient servi au

    transport du bagage, furent privs de nourriture pendant toute la

    nuit, pour les fortifier, suivant lusage des Mongols et des habitants

    de la Sibrie.

    Je fis prsent dune peau de chvre noire au dzanghin et au

    koundoui, qui retournaient Kiakhta. On ne fait de cadeaux quaux

    personnes les plus distingues.

    A dix heures du soir, on soupa chez le chef de la mission. Nous

    campions dans un endroit appel Ghiln-nor (lac Blanc). Cest une

    vaste p1.013 plaine, abondante en pturages, qui se prolonge au sud

    de Kiakhta jusqu une distance de dix verstes, et de lest louest

    1 Ils ne voyagrent dans cette calche, quun employ de lOurga leur avait prte,que de lOurga Kiakhta, et leur retour de Kiakhta lOurga ; ensuite ilsmontrent cheval.

    2 Une iourte ou kibitka sappelle en langue mongole ghr ; plusieurs iourtesplaces ensemble et formant une espce de village des steppes ou une station, senomment ourto. Oulous ou olos, signifie en mongol empire, peuple ; ordo unchteau ou le palais imprial.

  • Voyage Pkin

    20

    jusqu Kiran, poste russe. Vers lest de notre station, se trouvent

    deux lacs, sur les bords desquels le dzargoutchi de Maimatchin va

    pendant lt pour jouir des plaisirs de la chasse et de la

    promenade.

    1er Septembre. Au lever du soleil, nous entendmes de tous

    cts les cris et les mugissements des bufs et des chameaux. De

    grands troupeaux paissaient et l ; des chevaux couraient en

    libert ; la fume slevait de diffrentes iourtes. Ce tableau de la

    vie nomade, si nouveau pour nous, nous rappela les temps heureux

    de la vie patriarcale. Quelques Mongols de la garde frontire, que

    les marchands chinois empchent de faire le commerce Kiakhta,

    croyant trouver une occasion favorable, vinrent nous offrir des

    chameaux ; je rejetai leurs propositions dans lespoir den obtenir

    de meilleurs lOurga.

    Nous nous prparions partir de bonne heure ; mais il se passa

    beaucoup de temps avant quon et attrap les chevaux, et charg

    les chameaux qui taient trs farouches ; un de nos chevaux se mit

    courir vers la frontire avec tant de clrit, que les Cosaques ni

    les Mongols ne purent le rattraper.

    Enfin nous nous mmes en route, prcds du bagage, des

    chameaux et des voitures, ordre qui p1.014 fut observ dans tout le

    voyage. Les membres de la mission se placrent dans dautres

    quipages ; les troupeaux (taboun) de chevaux nous suivaient

    lentement, afin de mnager leurs forces. Les bufs furent laisss

    sous la sauvegarde dun Mongol avec cinq soldats sous ses ordres ;

    la nuit, trois Cosaques y veillaient alternativement. Pour avoir lil

    tout, je pris le parti de faire le voyage cheval jusqu Pking ;

    javais sous mes ordres linspecteur des bagages, linterprte et un

    Cosaque. Nos conducteurs chinois taient partis de grand matin.

    Nous suivions vers le sud la route de poste qui, en t, va de

    lOurga Kiakhta. Les missions prcdentes, afin dviter les

    montagnes, avaient pris la direction de louest, cest--dire la rive

  • Voyage Pkin

    21

    droite de lOrkhn, qui tombe dans la Slinga. Ce fut par ce chemin,

    qui est plus long, que la dernire ambassade russe se rendit

    Pking 1.

    En quittant cette station, nous traversmes des terrains bas que

    traverse le Bor, petite rivire marcageuse.

    Cest l que, dans lautomne de 1727, le comte Vladislavitche

    eut des discussions assez vives avec les ministres mandchous,

    relativement la dtermination dfinitive des frontires, aux

    dserteurs des deux pays, aux ambassades, etc.

    p1.015 Le comte Vladislavitche avait t envoy par Catherine Ire,

    qui sempressait de suivre les projets de Pierre-le-Grand. Le 21

    octobre de la mme anne, il conclut, entre la Russie et la Chine,

    un trait de paix qui subsiste encore, qui fut ratifi le 14 juin 1728.

    Ce trait nous ouvrit le chemin de la capitale de lempire chinois,

    presquinaccessible aux autres nations de lEurope.

    Lt ayant t pluvieux, la plaine tait couverte deau et

    extrmement bourbeuse ; aprs avoir fait trois verstes, nous

    arrivmes un endroit plus lev, do nous apermes encore

    Kiakhta ; son glise, les maisons de nos amis et dautres lieux qui

    nous taient connus, furent les derniers objets qui nous rappelrent

    notre patrie, en nous laissant le doux espoir de les revoir un jour.

    Nous continumes marcher vers le sud, en traversant, sur

    cette hauteur, une petite fort de bouleaux et de pins. On ne voyait

    point de terres laboures ; on ne dcouvrait quune plaine o

    lherbe tait abondante, grces la pluie et la fertilit du sol. Le

    chemin, qui passe sur un fond sablonneux, tait sillonn par les

    roues et rempli dornires.

    p1.016 Nous dcouvrions de loin le mont Bleu (en mongol Koukou-

    1 Authentische Nachrichten von der Russischen Gesandschaft nach China in denJarhen 1805 und 1806, dans le journal de Weimar, intitul : GeographischeEphemeriden 1806, Tom. XXI, pag. 219, 237. Cest une notice succincte crite parun membre de cette ambassade.

  • Voyage Pkin

    22

    nirou), que lon aperoit de Troitsko-savsk, et plus prs lest, le

    mont Barsoutchi. Ce dernier fut nomm ainsi par un homme qui vint

    notre rencontre : un habit rouge et un bonnet jaune montraient

    que ctait un ecclsiastique. En Mongolie et en Chine, tout ce qui

    porte la couleur jaune est regard comme sacr ; homme qui en est

    revtu na pas besoin de dfense ; il est respect partout o il se

    prsente. Les couleurs rouge et jaune sont destines, par la loi,

    lhabillement des prtres de la croyance de Bouddha. La tte rase

    indique un lama. Les Mongols donnent ce nom aux prtres de toutes

    les classes, tandis que les Kalmuks, qui sont de la mme croyance,

    ne lappliquent qu ceux de la premire classe ; la dnomination

    gnrale des prtres est khoubarak, ou khouvarak 1. On dit que le

    nom de lama est tibtain, et signifie mre des mes (mre

    spirituelle), parce que les hommes qui se vouent cet tat doivent

    aimer toutes les mes, aimer et protger toute crature vivante,

    contribuer au bonheur de chacune par leurs prires et leurs

    instructions, avec la ferveur dune mre qui soccupe p1.017 du bien-

    tre de ses enfants. Ce devoir si important et si doux remplir pour

    des curs compatissants, ne cde malheureusement que trop

    souvent des intrts mondains ; lambition et la cupidit prvalent

    presque toujours, comme nous le verrons par la suite, sur les

    obligations bienfaisantes imposes aux prtres de Bouddha.

    Aprs avoir parcouru quatre verstes dans une fort paisse,

    nous entrmes dans une grande valle orne de prairies, situe

    entre des rochers pic, et traverse par lIbitsykh, petite rivire

    qui, dans son cours tortueux du sud-ouest au nord-est, reoit le

    Khanga, et se runit la rive gauche du Kiran qui se jette dans le

    Tchiko. Ces deux dernires rivires coulent le long des frontires

    russes, lest de Kiakhta. Le Khanga tire son nom de la montagne

    dont il sort, qui sert de repaire une grande quantit de btes

    sauvages.

    1 Pallas Sammlungen historischer Nachrichten, ber die mongolischen Voelkerschaften,1776 et 1801, tom. II, pag. 112. Bergmann nomadische Streifereien unter denKalmken, 1804, tom. III, pag. 77.

  • Voyage Pkin

    23

    Le koudoui de notre nouvelle station, situe sur la rive droite de

    lIbitsykh, vint notre rencontre et nous complimenta la manire

    des chevaliers des steppes : il sauta bas de son cheval, flchit le

    genou gauche devant moi, appuya son bras droit sur un de ses

    flancs et le soutint de la main gauche, en scriant : Amour ! cest-

    -dire paix, tranquillit. Ensuite il remonta cheval et nous

    conduisit par un gu jusquaux iourtes, o la mission arriva

    quatre heures du soir, p1.018 aprs avoir parcouru vingt-cinq verstes

    depuis Ghilan-nor. Le bagage ne nous rejoignit que deux heures

    plus tard ; pendant toute la journe le temps fut sec et chaud.

    Une grande quantit de curieux staient rassembls autour de

    notre station, pour nous voir, quoique les Russes dussent leur tre

    assez connus, soit par le voisinage de Kiakhta, soit par le passage

    des courriers russes allant lOurga.

    Un lama, ayant remarqu quun de nos chameaux boitait, nous

    proposa de lacheter cinq lan 1 en argent (environ quarante roubles

    ou francs), tandis que le prix dun chameau tait de cent cinquante

    roubles ; ce fut l la premire preuve que nous fmes de

    lhonntet des lama.

    La journe se termina par un souper assez gai que joffris nos

    conducteurs mongols, et qui fut honor de la prsence de

    larchimandrite.

    Aprs que mes convives se furent retirs dans leurs iourtes

    cinquante pas de la mienne, je reus la visite de plusieurs Mongols.

    Je leur fis distribuer du pain et de la viande, et ils se p1.019 retirrent

    trs contents en levant leurs prsents au-dessus du front en signe

    de reconnaissance. Ils aiment beaucoup le pain.

    1 Le lan (liang) est un poids chinois contenant peu prs 8 3/4 solotniks, la valeurde deux roubles en argent. Dans tout lempire chinois on ne se sert point demonnaie dor ou dargent : on na que des pices en cuivre jaune appeles tsian, eten mongol tchos, dont les habitants de la Sibrie ont fait tchokh et tchekk ; ellesvalent moins quun copque. Il circule des espces de billets qui ont cours parmiles particuliers.

  • Voyage Pkin

    24

    2 septembre. Pendant la nuit, le thermomtre de Raumur

    marqua trois degrs au-dessous de zro. Dans les valles entoures

    de hautes montagnes lair est toujours froid ; depuis Kiakhta, dont

    la position est assez haute, nous avions mont constamment 1,

    jusquau dsert de Gobi ; nous nous en apercevions au

    refroidissement toujours croissant de latmosphre. M. Struve 2, qui

    se trouvait, le 20 dcembre 1805, dans la partie septentrionale du

    pays des Khalkha, nous apprend qutant dix-neuf verstes de

    Kiakhta, la position p1.020 trs leve de cette partie de la Mongolie,

    lobligeait prendre une grande quantit de th chaud, et que

    nanmoins sa sant nen souffrait pas 3.

    Le lendemain, le toussoulaktchi envoya son neveu chez moi et

    chez larchimandrite sinformer de ltat de notre sant ; il continua,

    pendant tout le voyage, nous donner cette marque de politesse.

    Nous nous sparmes ici du commandant de Troitsko-savsk, des

    vingt Cosaques qui laccompagnaient, et de deux mandarins chinois

    de Kiakhta. Je donnai au premier de ceux-ci un petit miroir et un

    sabre, et au second un miroir et une peau de chvre noire. Le sabre

    fut un prsent trs agrable ; les Mongols se servent habituellement

    de kortikis, ou grands coutelas, semblables ceux que portent nos

    chasseurs.

    Nos tentes de toile nous taient entirement inutiles ; le tissu

    nen tait pas assez serr ; on ne pouvait y allumer du feu.

    1 Daprs les observations des savants qui ont voyag en Sibrie, le lac Bakal estlev de 1.715 pieds au-dessus de la mer, Selinghinsk de 1.779 pieds, et Kiakhtade 2.400 ; plus, par consquent, que toutes les villes du Harz et des Alpes Suisses.Ritters Erdkunde, T. I, pag. 470, premire dition.2 Dans loriginal russe, on lit, au lieu du nom de M. Struve, celui du docteur H. Ilny avait dans lambassade du comte Golowkin, que deux personnes employespour la partie mdicale, dont le nom comment par un H ; toutes les deux sontdes personnes de bon sens, incapables davoir crit le journal absurde imprimdans les phmrides de Weimar. Le vritable auteur de cet crit pitoyable, qui necontient que des extraits du Dictionnaire gographique de la Russie farcis deremarques insenses, tait feu M. Struve, attach lambassade commetraducteur latin. Ce pauvre homme, qui, de son vivant, tait un peu timbr, apourtant eu lesprit de mystifier les savants rdacteurs des phmrides deWeimar, avec son prtendu journal de voyage, dans lequel on trouve la descriptiondune forteresse souterraine. Kl.3 Geographische Ephemeriden 1806, Tom. XXI, pag. 224.

  • Voyage Pkin

    25

    Manquant de iourtes, si commodes pour ceux qui traversent les

    steppes, privs du temps et des moyens de nous procurer de leau

    et le chauffage ou argal 1, dont on fait usage dans le dsert, nous

    fmes quelquefois obligs, par suite de lindolence p1.021 habituelle

    de nos conducteurs chinois, de recourir lassistance des habitants,

    surtout pour procurer nos bestiaux de bons pturages. Je prouvai

    notre reconnaissance aux Mongols par de petits cadeaux.

    Le toussoulaktchi mayant propos de hter mon voyage, afin

    darriver avant le 9 au passage de lIr, jordonnai de bonne heure

    le dpart ; mais il ne put avoir lieu qua onze heures du matin,

    cause de la difficult datteler les chevaux des steppes qui ne sont

    pas habitus traner des voitures.

    Les Mongols admiraient ladresse et le courage des Cosaques,

    qui menaient la fois trois chevaux presque sauvages.

    A une verste et demie de distance, slevait une montagne. Le

    toussoulaktchi prit le devant et nous laissa son neveu. A gauche

    stendait une plaine profonde dans laquelle nous apermes des

    iourtes parses et quelques bouleaux solitaires : nous y

    descendmes, par un chemin troit, les rochers escarps du mont

    Tsagan-oola (montagne Blanche), dont le pied tait tapiss dune

    herbe haute et paisse ; les rochers taient couverts de bois,

    principalement de bouleaux, dont les feuilles jaunies annonaient

    dj lautomne. La p1.022 chaleur de la journe forait continuellement

    les chevaux et les chameaux sarrter, ce qui retarda notre marche

    dans les montagnes.

    A peu prs moiti de notre chemin, entre lIbitsykh et lIr,

    nous rencontrmes, sur le sommet de la montagne, deux Mongols

    avec sept chameaux, qui revenaient de lOurga. Ils taient alls

    1 Les Mongols donnent le nom dargal la fiente sche du btail, et sen serventpour le chauffage, surtout dans les endroits dpourvus de bois. Ils prfrent lafiente des bufs celle des chevaux, parce quelle brle mieux et donne plus dechaleur. Ils ne se servent pas de celle des moutons ni des chameaux. Le bois deces rgions est en gnral trs humide ; il jette des tincelles trs loin et cause ungrand dommage aux vtements et aux effets.

  • Voyage Pkin

    26

    porter des prsents au vang, de la part du dzargoutchi de Kiakhta.

    Cest un usage de la part de ceux qui briguent un emploi plus

    avantageux que celui quils occupent, et on le retrouve ailleurs

    quen Chine. Du lieu lev o nous tions, on dcouvrait une plaine

    entoure de montagnes ; elle avait une tendue de dix verstes, et

    sinclinait dune manire sensible jusquaux rives de lIr. On y

    distinguait, et l, de petits champs de millet et dautres

    gramines que lon cultive comme fourrages ; on les coupe avec de

    petites faulx manches courts, semblables celles dont se servent

    les Bouriates. On nattend pas que le foin soit sec pour le runir en

    meules.

    Un lama tranger et dun ge trs avanc, qui, mont sur un

    cheval gris, allait visiter ses champs, nous accompagna longtemps.

    Il tenait dans une main un chapelet quil levait vers le ciel. Ce

    prtre de Bouddha rptait continuellement les mots : Om ma ni

    bat me khom ; il les accompagnait de profonds soupirs, et les

    prononait du ton adopt pour les prires, qui ressemble p1.023

    beaucoup au son dune contrebasse ou au bourdonnement des

    abeilles. Tout sectateur de Bouddha est oblig de rciter cette

    prire aussi souvent quil le peut, en se livrant des mditations

    pieuses. Afin quon ne loublie pas, elle est crite sur la toile, sur le

    papier, sur le bois et sur la pierre, dans les temples, dans les

    iourtes, et sur le bord des chemins.

    La prire bouddhique, parue dans ldition russe.

    Les lama mongols prtendent que ces mots : Om ma ni bat me

    khom, auxquels ils attachent un pouvoir mystrieux et surnaturel,

  • Voyage Pkin

    27

    exemptent les fidles des peines de la vie future, augmentent les

    bonnes qualits et rapprochent de la perfection divine 1.

    Ce lama se rjouissait beaucoup de la rgnration du

    khoutoukhtou, dont on attendait incessamment larrive Kouren,

    pour rendre la vie au clerg des Khalkha, qui tait priv de chef

    depuis plusieurs annes.

    Khoutoukhtou en mongol (et gousse en tibtain) est le nom de

    la plus haute classe des prtres de Bouddha. Celui de lOurga est

    appel par les Mongols Gheghen khoutoukhou. Depuis la conversion

    de ce peuple la croyance de Bouddha (dans le treizime sicle),

    un des dix khoutoukhtou rside au milieu des Mongols, au p1.024

    Kodren, dans le pays des Khalkha. Ces khoutoukhtou tiennent le

    premier rang aprs le Dala-lama, qui est le chef de la religion et

    rside au Tibet, dans le temple du mont Boudala, prs de Hlassa

    (Lassa), capitale du pays. Les Mongols adorent un seul Dieu. Ils

    regardent les khoutoukhtou comme ses lieutenants, croient quils

    connaissent le prsent, le pass et lavenir ; quils ont le pouvoir de

    remettre les pchs ; quenfin, de mme que le Dala-lama, ils ne

    meurent pas, mais que leur me, en quittant son enveloppe

    terrestre, va habiter un autre corps. Le Dala-lama, en qualit de

    chef suprme de la religion, dsigne les enfants dans le corps

    desquels la transmigration de lme a lieu, et ceux dans lesquels

    elle sest dj opre. Actuellement la cour de Pking sest rserv

    cette prrogative.

    Le rgnr est ordinairement choisi dans une des premires

    familles ; il reoit une ducation conforme sa dignit future.

    Lorsque lme dun khoutoukhtou cesse danimer son corps, les

    lama feignent de chercher le lieu o elle se manifeste de nouveau ;

    quand ils lont trouv, comme les lama les plus anciens sont

    envoys pour constater la vrit de la dcouverte, ceux-ci prennent

    1 Je donnerai dans la suite de louvrage la vritable signification de ces mots, quisont dorigine sanskrite. Kl.

  • Voyage Pkin

    28

    avec eux quelques effets du dfunt khoutoukhtou, les mlent avec

    dautres objets, et les prsentent au rgnr, qui sempresse de

    choisir les premiers. Ensuite, ils lui adressent plusieurs questions

    sur p1.025 les guerres et les vnements les plus remarquables qui

    ont eu lieu pendant sa vie prcdente ; il rpond dune manire trs

    satisfaisante ; alors il est reconnu avec les dmonstrations de la

    joie la plus vive pour khoutoukhtou ; on le conduit solennellement

    lOurga, o il est install dans lhabitation de son prdcesseur.

    Lducation du nouveau khoutoukhtou, jusqu un certain ge, nest

    confie quaux lama. Il nest permis de le voir que de loin, et un

    petit nombre de personnes seulement jouissent de cette faveur.

    Il est bien tonnant, ainsi que Bell la dj observ 1, que, dans

    une corporation religieuse aussi nombreuse que celle des lama, il

    ne rgne ni intrigues ni querelles. Ces prtres sont tellement

    daccord, que tout semble se faire lunanimit ; tous tendent au

    mme but. Les Mongols Khalkha assurent que leur khoutoukhtou a

    dj vu seize gnrations, et que sa physionomie se renouvelle

    chaque phase de la lune. il a dabord lair dun adolescent ; il

    devient ensuite un homme fait, et enfin parat vieux.

    Prs de lIr, lest de notre route, slve un rocher pic,

    formant lextrmit dune chane de montagnes qui stend sur la

    rive droite de cette rivire ; au sommet du rocher se trouve un

    p1.026 obo ou monceau de pierres ; on voit sur presque toutes les

    hauteurs un peu remarquables, de semblables obo, ou autels.

    Lhabitant de ces steppes, convaincu de lexistence dun tre

    suprme, incomprhensible, tout-puissant, dont le pouvoir stend

    sur toute la nature, croit que son esprit bienfaisant se manifeste

    plus volontiers dans les objets qui soffrent aux yeux sous des

    formes colossales. Cest pour cette raison quun rocher norme, une

    haute montagne, un arbre touffu ou une large rivire, sont les lieux

    1 Voyages de Saint-Ptersbourg en Russie, dans diffrentes parties de lAsie. Iltait Pking en 1710 avec Ismalov, ambassadeur envoy par Pierre-le-Grand Kang hy, empereur de la Chine.

  • Voyage Pkin

    29

    rvrs par le Mongol. Cest l quil lve avec respect, daprs

    lindication dun lama, des obo en pierre, en sable, en terre ou en

    bois, devant lesquels il se prosterne pour adorer la Divinit. En

    temps de guerre, il lui demande son secours pour vaincre son

    ennemi et pour dfendre sa patrie ; il limplore dans les maladies

    qui affligent sa famille ou son btail, et dans tous ses malheurs. Un

    Mongol qui rencontre un obo, descend de cheval, se place au sud

    de lobo en tournant son visage vers le nord, se prosterne plusieurs

    fois jusqu terre, et dpose quelque chose sur lautel. Jai souvent

    vu sur des obo des touffes de crins de chevaux : ce sont les gages

    des prires des cavaliers nomades, pour la conservation des

    animaux, leurs compagnons insparables.

    Les obo servent en mme temps indiquer les p1.027 routes et

    les frontires. Ne pourrait-on pas placer dans la mme classe les

    kourgan ou buttes de terre que lon a trouvs dans les plaines de la

    petite Russie et dans dautres lieux de notre empire ? Ces ouvrages

    ne disent-ils pas la postrit que, dans des sicles reculs, ces

    plaines furent habites par des peuples nomades qui les ont laisss

    comme des marques de leurs usages, ou comme des preuves de

    leur passion pour les conqutes ?

    En sortant de cette plaine, nous tournmes sur la droite entre

    deux collines ; puis, quelques verstes plus loin, nous descendmes

    vers la prairie de lIr : sept heures du soir, aprs un trajet de

    vingt-cinq verstes, nous atteignmes les bords de cette rivire. Un

    grand nombre dhabitants et de gens attachs au service des

    prtres, sy taient runis pour aider aux membres de la mission

    passer. Les pluies continuelles de lt avaient donn lIr une

    largeur de prs de quarante toises, et lavaient rendue trs rapide. Je

    fis transporter les effets les plus importants sur des komyga ou

    grandes poutres de pins creuses, ayant quelque ressemblance avec

    des canots ; on en attache toujours deux ensemble pour passer

    leau. Les chameaux chargs des effets qui ne craignaient pas dtre

    mouills traversrent plus haut la rivire gu. A dix heures du soir,

  • Voyage Pkin

    30

    nous navions pas encore, malgr toute notre activit, achev de

    faire transporter tout notre bagage sur la rive oppose 1.

    LIr prend sa source dans le mont Ghente, loign de plus de

    deux cents verstes du lieu o nous tions. Cette rivire coule de

    lest louest, pendant vingt verstes, ensuite au nord, et se joint

    lOrkhn ; celle-ci, de mme que lIr, est borde de gras

    pturages. Nous vmes de grands troupeaux de moutons blancs,

    crpus, sans cornes et avec de longues oreilles, comme ceux du

    pays au-del du Bakal, et ceux des Kalmuks et des Kirghiz. Il y

    avait aussi des tabouns ou troupeaux de chevaux grands et gras,

    mais rarement beaux.

    Ir ou Iouro en mongol veut dire bienfaisant ; les habitants du

    pays prtendent que les montagnes qui bordent cette rivire

    abondent en eaux minrales.

    Pellas, dans une de ses remarques sur le journal de Laurent

    Lange, qui fit le voyage de Pking en 1727 et 1728 2, dit que les

    Mongols tirent du p1.029 fer des montagnes qui sont prs des bords

    de lIr, et en font des vaisseaux en fonte quils vendent Kiakhta ;

    nous ne pmes obtenir la confirmation de ce fait. A prsent les

    Mongols sont obligs dacheter aux marchands chinois tous leurs

    ustensiles en fer ; cependant ou trouve encore dans le sable de ces

    contres des paillettes ferrugineuses.

    Le soir, la curiosit amena dans ma tente les lama qui nous

    avaient aid passer lIr : de telles visites sont trs communes

    dans les steppes ; on vient dans les iourtes dun tranger pour

    1 La vignette qui est en tte de cet ouvrage [c.a. : indisponible] reprsente lepassage de lIr. On voit sortir dun ravin une file de chameaux : une partie dubagage est dpose sur les bords de la rivire, tandis quon fait passer lautre dansdes komyga. Plusieurs chameaux traversent le fleuve ; sur la rive gauche, uninspecteur donne des ordres un Cosaque ; les tentes de la mission sont sur lagauche ; un Mongol galope vers les iourtes des conducteurs chinois ; prs de l unberger assis sur un buf conduit un troupeau de moutons.

    2 Tagebuch zweier Reisen, welche in den Jahren, 1727, 1728 und 1736, vonKiachta und Zuruchaitu durch die Mongoley nach Pekin gethan worden, von LorenzLange, herausge-geben von. Pallas, Leipzig, 1781, pag. 9. Cette relation estextraite de louvrage intitul : Neue nordische Beytrge. Tome II, p. 83, etc.

  • Voyage Pkin

    31

    recevoir des biscuits, fumer une pipe de tabac et sasseoir prs de

    son foyer. La proximit de deux temples, lun situ trois verstes

    au-dessus de la station, lautre dix verstes plus bas sur lIr,

    rassemblait dans ce canton un nombre considrable de lama.

    Cette partie de la Mongolie jusqu lOurga, et soixante verstes

    encore au-del, est habite par des Mongols sujets du

    khoutoukhtou ; ils portent le nom de Chabi. Ce mot mongol signifie

    disciple, ou personne qui obit.

    On prtend que le khoutoukhtou commande trente mille

    iourtes ou familles.

    Les impts levs sur les sujets du khoutoukhtou p1.030

    proviennent du service personnel, de la culture des terres et du

    pturage des nombreux troupeaux ; ils servent lentretien du

    khoutoukhtou et de sa cour.

    3 septembre. Voyant que les chariots un cheval, destins

    au transport de nos bagages, taient encore de lautre ct de lIr,

    jenvoyai mon interprte au bitkhetchi pour le prier de les faire

    passer, et lui dire que, ne voulant pas, dans le commencement du

    voyage, trop fatiguer des animaux qui ntaient pas encore

    accoutums ces sortes de chemins, je pensais quil fallait leur

    accorder un jour de repos.

    Le bitkhetchi y consentit, et les chariots furent transports sur la

    rive gauche de lIr.

    Voulant reconnatre le zle des Mongols qui avaient aid cette

    opration, effectue avec promptitude, je fis prsents au

    dzangghin, qui avait dploy une activit extraordinaire, dune peau

    de maroquin noir et de deux peaux de bufs, pour quil les

    partaget entre ses gens. Lorsque Lange passa lIr avec sa

    caravane, le 20 septembre 1727, les Mongols demandrent quon

    leur payt 10 copques par poud 1, ce qui tait alors un prix

    1 10 centimes pour trente-six livres pesant.

  • Voyage Pkin

    32

    exorbitant.

    Nos gens furent obligs de passer la rivire gu ; un de nos

    cosaques y gagna une fivre assez p1.031 forte qui pensa lemporter,

    et dont il souffrit encore longtemps.

    Un Mongol vint ensuite chez moi ; il ramenait le cheval qui

    stait enfui de la premire station ; on lavait saisi Troitzko-

    savsk, et il nous tait rendu par les soins de notre commandant et

    du dzargoutchei. Ce Mongol, auquel je fis donner un petit miroir, ne

    cessait de me tmoigner sa reconnaissance.

    A cinq heures du soir, accompagn de linspecteur du bagage et

    de linterprte, jallai faire ma visite au bitkhetchi et au

    toussoulaktchi ; nous fmes trs bien reus, surtout du dernier. Il

    mappela son frre cadet, expression flatteuse et amicale usite

    chez les Mongols : il nous dit avec satisfaction que ctait la

    cinquime mission russe quil accompagnait. Sa iourte tait plus

    lgante que ne le sont ordinairement celles des Chinois ; il tait

    assis sur un tapis de feutre entour de lama et de Mongols dun

    rang infrieur. Il parut recevoir les expressions de notre gratitude

    avec un contentement marqu. Dans la conversation il nous fit une

    peinture exacte de nos conducteurs chinois ; il dpeignit le

    bitkhetchi comme un homme faible desprit et de corps, inhabile

    aux affaires, et ayant fait de grands sacrifices pour obtenir sa

    charge, dans lespoir den tirer un gros bnfice ; le bochko nous en

    avait dj fait le mme portrait. Quant aux nerbes (leurs p1.032

    serviteurs), ils avaient quitt Pking pour accompagner la mission

    dans des vues non moins intresses. En Chine les serviteurs de

    cette classe, sont des gens libres ; ils sont attachs sans exception

    tout ce qui exerce un emploi, mme aux ministres ; ils nont point

    de gages, ou nen reoivent que de trs minces. Ils se mlent

    adroitement dans toutes les affaires de leurs matres ; ils sont les

    protecteurs ou les adversaires des suppliants, exercent une grande

    influence dans la dcision des affaires, et se procurent en toute

    occasion des gains considrables, quils partagent souvent avec

  • Voyage Pkin

    33

    leurs matres. Si on met en accusation les mandarins, on

    commence dabord par examiner leurs serviteurs.

    Aprs une heure de visite, nous retournmes chez nous.

    A peine tais-je dans ma tente que le dzanghin vint me prier

    demployer mon autorit pour dfendre aux tudiants le plaisir de la

    pche, auquel ils se livraient : je mempressai de satisfaire aux

    dsirs de ces Mongols. Ils regardent les poissons comme sacrs,

    daprs leur croyance la mtempsycose, qui est un des dogmes

    de leur religion.

    La nuit ayant t assez douce, la mission se mit en route ds

    neuf heures du matin.

    Nous venions de quitter notre campement, lorsque des femmes

    mongoles, dont le devoir est de p1.033 soccuper des dtails

    domestiques, vinrent plier les iourtes ; il leur fallut fort peu de

    temps pour finir ce travail, charger les chameaux et se retirer. Sur

    toute la route, les iourtes pour nos guides taient prpares

    davance ; mais les ntres taient empruntes aux habitants du

    voisinage, et assez ordinairement aux plus pauvres, les riches

    trouvant toujours le moyen de se soustraire aux charges.

    A un verste de l nous gravmes avec peine sur une montagne

    escarpe et sablonneuse ; celles que nous laissions droite de lIr

    se prsentaient comme une muraille colossale et dentele ; leurs

    sommets slvent en pyramides. Un des flancs de la montagne

    stend comme un rempart presque jusquau passage de lIr. Nous

    apercevions vers le couchant des montagnes dun bleu fonc,

    derrire lesquelles coule lOrkhn, une distance de vingt verstes

    environ de notre chemin.

    Une vaste plaine, orne de collines, abondait en gras pturages ;

    en beaucoup dendroits croissaient lail sauvage (allium

    scorodoprasum) et le lin sauvage (linum perenne). Le dernier

    ressemble beaucoup au lin cultiv ; il en diffre en ce quil se reproduit

    annuellement par sa racine ; il a un got dherbe un peu sal et amer.

  • Voyage Pkin

    34

    Cette plante se dissout et samollit facilement ; son suc et leau

    distille quon eu retire sont bons pour les blessures. Le lin sauvage

    crot dans tous les p1.034 lieux incultes des montagnes de la Sibrie ;

    on en trouve galement dans le gouvernement de Saint-

    Ptersbourg 1.

    Pendant le jour, nous emes aussi chaud quau milieu de lt ;

    les hautes montagnes empcher les vents de rafrachir latmosphre.

    Nos chameaux commenant saccoutumer la fatigue, marchaient

    beaucoup mieux que les premiers jours ; le toussolakhtchi Idam

    nous accompagnait comme lordinaire pendant sept verstes ;

    ensuite il prenait le devant pour faire prparer notre logement.

    Deux fois nous fmes obligs de passer par des montagnes.

    Notre marche se dirigea vers le sud ; coupant ltroite valle de

    Manghirtou, qui stend une grande distance de lest louest,

    nous quittmes le chemin pour gravir sur les hauteurs de

    Manghirtou. Ayant demand pourquoi il ny avait pas de chemin

    trac, on me rpondit que ce passage servait seulement aux

    employs du gouvernement, que du reste il y avait des routes

    dhiver, de printemps, dt et dautomne. Ce fut par la dernire

    que nous passmes.

    On a tabli ces diffrentes routes afin de pouvoir trouver en

    toute saison une nourriture frache pour les chevaux de poste. Nous

    napercevions point de nomades dans la plaine, parce quelle p1.035

    manque deau. Les Mongols des environs sjournent ici pendant

    lhiver ; ils y trouvent alors dabondants pturages ; les montagnes

    des environs les mettent labri du froid, et ils se procurent de

    leau en faisant fondre de la neige.

    Ayant parcouru vingt verstes, nous parvnmes une hauteur, au

    sommet de laquelle se trouvait une pierre colossale ; droite

    slevait le mont Narin Koundo, dont le sommet et la base sont

    1 Principes lmentaires de lHistoire naturelle ; rgne vgtal ; 1794 ; tom. II,pag. 127, par M. Severghin, en russe.

  • Voyage Pkin

    35

    couverts de grands pins ; ce site est en gnral fort pittoresque. A

    louest, prs de lembouchure de Selby, qui se jette dans lOrkhn,

    slance jusque dans les nues le mont Mingadra (cest--dire qui

    surpasse mille). On dit que dans les environs de cette montagne,

    on trouve un grand nombre de temples. Prs de quatre mille lama

    se runissent dans les plus grands, aux jours de ftes solennelles.

    Descendant par un sentier troit et fort difficile pour notre

    bagage, nous arrivmes une gorge trs resserre, o croissaient

    abondamment laltagane (robinia pygma) et le millet, dont les

    pis, beaucoup plus petits que ceux du millet de la petite Russie,

    taient dj fauchs. Nous prmes ensuite sur la gauche une petite

    monte dont la roche est de couleur verdtre, et nous arrivmes

    sur la rive droite du Char ; on sarrta en ce lieu qui est entour

    de montagnes. Il tait quatre heures de laprs-midi ; nous avions

    p1.036 parcouru trente verstes ; on nous avait prpar quatre iourtes

    excellentes ; celle de larchimandrite et la mienne taient tendues

    en nankin, avec une bordure de couleur ; le plancher tait couvert

    dun tapis en feutre. Nous fmes redevables de ces attentions au

    toussoulakhtchi. Daprs ses ordres on avait fait cuire pour les

    cosaques du th en briques.

    Les Mongols, et la plus grande partie des peuples nomades de

    lAsie Moyenne, font un grand usage de ce th ; il leur sert de

    boisson et de nourriture. Les Chinois, qui en font un commerce

    considrable, nen boivent jamais. En prparant le th, ils mettent

    de ct les feuilles sches, malpropres et gtes, ainsi que la tige,

    et aprs les avoir mles avec une matire glutineuse ils les

    renferment dans des moules carrs oblongs, et les font scher dans

    des fours. Cest ces carrs que les Russes ont donn le nom de

    th en briques. Les Mongols, les Bouriates, les habitants de la

    Sibrie transbakalienne, ainsi que les Kalmuks, prennent un

    morceau de ce th, le pilent dans un mortier fait exprs, et jettent

    ensuite cette poudre dans un vase de fonte rempli deau bouillante,

    quils laissent longtemps sur le feu, en y ajoutant un peu de sel et

  • Voyage Pkin

    36

    du lait ; ils y mlent quelquefois de la farine frite dans de lhuile. Ce

    th, ou bouillon, est connu sous le nom de satouran. Jai bu de ces

    deux sortes de th en briques ; je lai trouv assez de mon got,

    p1.037 et je le crois trs nourrissant : tout dpend de lhabilet et de

    la propret de celui qui prpare cette boisson. Ces carrs de th en

    briques servent de monnaie courante dans les marchs de ces

    peuples, ainsi quen Daourie.

    Je reus la visite du dargoi (commandant de cinq cents

    hommes) et du khlgatchi (portier) de la cour du khoutoukhtou, qui

    devaient nous accompagner jusqu lOurga. Je leur fis offrir du th

    et de leau-de-vie ; la commission quils devaient remplir leur avait

    t donne par le chantsab (conome en chef), qui grait les biens

    et les affaires du gheghen khoutoukhtou. On dit que lempereur de

    la Chine accorde au chantsab un cachet et des prrogatives

    particulires.

    Pendant toute la nuit le vent douest souffla assez fort ; il fit

    froid le matin. Les Mongols cheval, qui, indpendamment de nos

    sentinelles, veillaient notre bagage, faisaient des rondes pendant

    la nuit ; ils se donnaient des signaux, en poussant des cris qui

    ressemblaient au bruit des vents lorsquils sengouffrent dans les

    montagnes.

    Le fond sablonneux du Char donne ses eaux une couleur

    jauntre. Cette rivire, qui prend sa source dans le mont

    Tyrghtou, coule directement du sud au nord ; tournant

    brusquement vers louest, elle va se jeter dans lOrkhn. Le

    Kouiton, qui ntait quun ruisseau, se runit au Char, prs du

    lieu o nous tions camps. On p1.038 ne pche que de petits

    poissons dans le Char ; mais dans lOrkhn, qui ne passe pas loin

    du lieu o nous tions, on trouve des esturgeons, et surtout des

    saumons et des truites (salmo fluviatilis).

    Au printemps, quand les eaux dbordent, ces grands poissons

    passent dans le Char. Nous vmes voler prs de nous des troupes

  • Voyage Pkin

    37

    nombreuses de grues, doies et de canards sauvages.

    Les Mongols de cette contre paraissent leur aise comme on

    en peut juger la fiert de leur extrieur et la richesse de leurs

    vtements. Nous vmes sur la rive oppose du Char, un assez bon

    nombre diourtes, de grands troupeaux de moutons, et des

    chevaux : prs de notre campement, paissaient des vaches de

    buffles, dont le lait est trs estim des Mongols.

    Des lama dsuvrs vinrent nous voir : on devrait supposer que

    ces prtres soccupent dinstruire les habitants de ces steppes ; jai

    sujet den douter. Je proposai ces lama de lire quelques mots

    crits en mongol ; peine ils purent les dchiffrer. Le dzangghin de

    notre station, au contraire, les lisait couramment ; il est vrai que

    par tat il doit savoir crire, tandis que les lama se bornent lire le

    Gandjour ou livre de prires du Tibet, dont ils ne connaissent que

    les lettres sans en comprendre le sens.

    Le prcdent dzangghin de la station, vieillard p1.039 respectable

    de soixante-dix ans, vint cheval, complimenter le chef de la

    mission. Ce Mongol, cheveux blancs, avait accompagn nos

    missions prcdentes ; il se plaignit de ce que lge ne lui

    permettait plus de monter aussi lestement cheval que dans sa

    jeunesse ; il enviait extrmement la barbe longue et touffue de

    larchimandrite. Les Mongols nont que peu ou point de barbe ; ils

    laissent crotre leurs moustaches, et, semblables aux Bouriates et

    aux Kalmouks, ils se rasent presquentirement les cheveux ; ils

    tressent en queue ceux quil conservent. Je ne puis ajouter foi au

    rcit de quelques voyageurs, qui disent que les Mongols se servent

    de cette tresse pour attacher leurs arcs sur leur tte quand ils

    passent une rivire la nage, afin de ne pas mouiller larme quils

    estiment le plus ; en effet, je crois quil leur serait trs facile

    dattacher leurs arcs leurs paules ou mme leur col au moyen

    dune corde ou de tout autre lien.

    A trois heures aprs midi, nous vmes sur la rive oppose du

    Char, sur le chemin de Kiakhta, une caravane de vingt-cinq

  • Voyage Pkin

    38

    chameaux ; je ne pus jamais savoir pourquoi nos guides nous

    faisaient prendre une route diffrente de celle que les missions

    prcdentes avaient suivie, et qui tait celle par o passait la

    caravane. Lancienne route est plus longue dune station, mais elle

    est beaucoup plus commode pour le bagage ; p1.040 lendroit o

    nous tions, elle se joint la route de poste.

    Un vent froid du nord, accompagn dune petite pluie, souffla

    toute la nuit, et continua pendant la journe. Nous quittmes la

    station de lembouchure du Kouiton dix heures du matin. Sur ma

    demande, le toussoulakhtchi donna lordre aux Mongols de

    rassembler nos chevaux de selle et de trait. Les Mongols sont trs

    habiles pour faire faire leurs chevaux des mouvements rapides et

    dtourns : cest son adresse semparer dun cheval en libert,

    quon reconnat un bon cavalier ; bien assis sur sa selle, il excute

    des voltes trs hardies jusqu ce quil ait russi jeter larkan ou

    lacet autour du col du cheval vagabond, qui cherche par mille

    dtours viter son approche.

    On passa gu le Char, qui a ici dix toises de largeur ; on

    traverse une prairie pendant deux verstes vers lest jusqu une

    montagne en pente douce, au haut de laquelle il y avait un amas de

    pierres ; un verste plus loin au sud, on descendit par une pente

    sablonneuse et roide sur la rive gauche du Char. La plaine tait

    couverte dune herbe haute et paisse et de buissons dormes.

    et l slevaient des meules de foin ; le sol est sablonneux. On

    longe ensuite pendant sept verstes le pied dune montagne assez

    haute quon laisse droite, en traversant plusieurs fois p1.041 des

    bois de pins, qui couvrent cette montagne jusqu son sommet, ce

    qui lui a fait donner le nom Koutol narasso (fort de pins). Puis

    on arrive prs dun temple mongol, situ prs de la route au pied

    du mont Gounto Sambo. Sur le sommet, on apercevait un

    soubourgan ou bounkh, dont la couleur blanche attire les regards

    des passants.

    Un soubourgan est une espce de chapelle difie par les gens

  • Voyage Pkin

    39

    riches pour la purification de leurs pchs, et dans lesprance

    dune rcompense future ; elle est construite en bois ou en pierre,

    en forme de pyramide, et na quune petite ouverture du ct du

    midi. Le jour de la conscration dun soubourgan, on jette dans

    lintrieur quelques centaines de petits cnes en argile (appels en

    mongol tsats), regards comme les images symboliques des tres

    difis. Ces tsats devraient, dans la rgle, tre composs de neuf

    sortes dobjets prcieux : dor, dargent, de pierres fines, de perles,

    etc. ; mais, comme peu de personnes sont en tat de sacrifier tant

    choses de prix, on se contente den mler une mince quantit de

    petites figures dargile sur lesquelles on rcite des prires

    composes cet effet. Pour quun soubourgan acquire de la

    vogue, il faut quon y ait port au moins cent tsats. Au reste, le

    nombre de ces dons dpend de la bonne volont, de la fortune, ou

    de la dvotion des fidles. Les Mongols montrent une grande p1.042

    vnration pour ces chapelles. Tout passant doit sy arrter, se

    prosterner trois fois, en faire par trois fois le tour, et y jeter quelque

    chose en offrande, ne ft-ce quune mche de ses cheveux ou une

    cheville de bois.

    Le temple, situ sur le bord du Char, est en bois peint en blanc

    lextrieur ; le toit est rouge. Dans lintrieur, quelques cierges

    parfums du Tibet, dun rouge fonc, et faits dcorce darbres et de

    musc, brlaient devant les idoles. Deux lama lisaient le Gandjour.

    Absorbs dans leur recueillement, ils ne daignrent pas jeter un

    coup dil sur nous.

    On voyagea ensuite dans une prairie, longue de deux verstes ;

    on passa gu la rive droite du Char, et on suivit un chemin,

    gal et uni. Des montagnes pierreuses se prolongeaient notre

    gauche ; une rivire coulait sur notre droite. Dans la prairie, on

    apercevait, de ct et dautre, les iourtes de Mongols nomades. De

    petits monticules coupaient de temps en temps la plaine ; le terrain

    tait extrmement pierreux. Partout on reconnaissait que la main

    de lhomme navait jamais travaill cette route.

  • Voyage Pkin

    40

    A moiti chemin, nous rencontrmes une troupe de Mongols qui

    allaient de lOurga Kiakhta, avec un chargement de sucre candi,

    appartenant un ngociant chinois de Kiakhta. Seize chariots,

    attels chacun dun buf, p1.043 portaient les marchandises. Plus

    loin, sur la rive de Char, nous vmes la tente dun de ces

    marchands chinois qui parcourent la Mongolie, &changeant avec les

    habitants des steppes leurs marchandises contre des bufs et des

    moutons quils revendent en Chine. Ce sont les colporteurs de ces

    rgions.

    De la montagne Ourmoukhto, que nous avions sur la gauche,

    et au pied de laquelle est la station dhiver, nous descendmes dans

    la plaine traverse par le Char ; quelques saules y croissent,

    lherbe y tait haute et paisse.

    Aprs avoir encore une fois pass le Char gu, prs du mont

    Kertou, et march lest, la mission arriva quatre heures aprs

    midi la station dOurmoukhtoi, elle est sur la rive gauche, qui est

    trs raboteuse. (25 verstes).

    Le soir le dzangghin, qui nous avait accompagns jusquici, se

    spara de nous. Un dzangghin, un koundoui et quatre soldats

    envoys par les quatre khans 1, sont placs chaque p1.044 station.

    Les anciens reoivent un salaire annuel de dix lan (vingt roubles en

    argent). Quand ils remplissent bien leur devoir, on les conserve

    plusieurs annes dans ce poste, avec leurs familles et leurs

    troupeaux. Il faut que chaque station soit pourvue de huit chevaux

    et de quatre chameaux pour les personnes qui voyagent par ordre

    du gouvernement. Les khans les plus prs de la route doivent

    1 Les Mongols sont diviss en plusieurs aimak ou tribus. La plus grande est cellede Kiakhta. Elle est partage entre quatre khans qui portent les titres suivants :

    1. Touchtou-khan, rsidant au bord de la Selenga suprieure ;

    2. Tsetsen-khan, rsidant lest de Kiakhta, prs de la rivire Kheroulan ;

    3. Dzassakto-khan, rsidant au versant mridional du grand Altai, sur les bordsde la rivire Dzabakhan ;

    4. San-Non, rsidant dans le step de Gobi, au sud de lOurga.

  • Voyage Pkin

    41

    fournir les hommes ; ceux qui en sont loigns largent pour leur

    entretien, les chevaux et les chameaux, en nature ou en argent.

    La temprature prouva un changement si subit, qu huit

    heures du matin, le lendemain, le thermomtre ne marquait plus

    que cinq degrs au-dessus de zro. Quelques Mongols arrivrent ;

    ils taient vtus de pelisse, et avaient sur la tte des bonnets garnis

    de peaux de martre, et principalement de peaux de mouton blanc.

    Il gela pendant la nuit ; le vent souffla du nord, la journe fut

    nbuleuse. Plusieurs de nos cosaques souffraient dun

    refroidissement depuis le passage de lIr ; mais il convient de

    remarquer que les gens de la classe infrieure, en Sibrie,

    affaiblissent leur constitution, originairement trs robuste, par

    lusage immodr du th en briques, quils boivent trois fois par

    jour et mme plus souvent. Je laissai cette station un cheval

    malade, sous la condition quil me serait rendu p1.045 mon retour,

    et quen cas de mort les Mongols nen seraient pas responsables,

    sils pouvaient men fournir la preuve.

    Entre huit et neuf heures du matin, nous nous mmes en route.

    Aprs avoir parcouru une verste et demie dans la plaine du Char,

    nous gravmes sur une partie du mont Banghi, connue sous le nom

    de Khoussouto (des bouleaux) ; puis traversant une gorge troite,

    sept verstes de la station, nous entrmes dans la plaine de

    Tsidam (saline) : elle tire son nom du sel qui se montre fleur de

    terre dans ces steppes. La plaine de Tsidam stend jusquau Ban-

    gol (rivire riche), qui coule de lest louest, et se joint la rive

    droite du Char. Le Ban-gol prend sa source au pied de hautes

    montagnes. Le mont Mangat (roide), dont la partie situe

    louest est nomme Toumouki (agite par les tourbillons), slevait

    au sud-est notre gauche. Les cavits du Mangat sont habites

    par une multitude de chvres sauvages, de cerfs, de renards, de

    chats sauvages, appels en langue mongole manol ; on y

    rencontre aussi des ours, mais rarement. Les sommets du Mangat

    sont couverts de bouleaux.

  • Voyage Pkin

    42

    Ayant parcouru cette plaine lespace de huit verstes, on traversa

    la partie infrieure du mont Oundor ouln (hauteur rouge), et lon

    continua voyager pendant cinq verstes, au sud, p1.046 sur un

    chemin uni, jusquau Ban-gol, que lon passa gu ; puis lon

    campa (20 verstes).

    Une foule de Mongols entoura aussitt nos quipages ; nos

    roues ferres attiraient surtout leur attention. Le chariot mongol est

    ordinairement deux roues qui tournent avec leur axe. Cette roue

    est forme de deux petits blocs de bois carrs, mis en croix, et

    entours de coins arrondis au lieu de jantes ; laxe est plac dans le

    centre de ces coins.

    Depuis lOundor ouln, une valle troite stend vers louest le

    long du Ban-gol, presque jusqu lOrkhn ; cette valle est

    termine au sud par la chane des monts Toumouki, et au nord-

    ouest par dautres moins hauts, mais trs roides. Dans le voisinage

    de la station, et sur la rive oppose du Ban-gol, on apercevait une

    vingtaine de iourtes. Dimmenses troupeaux de moutons et un

    nombre considrable de chevaux gras, annonaient la richesse des

    habitants et la fertilit du sol des steppes. La station est situe au

    pied du mont Toumouki, sur les bords du Ban-gol.

    Voyant une plaine couverte dexcellents herbages, nous avions

    le dsir dy sjourner le lendemain pour que nos chameaux pussent

    se remettre de leurs fatigues. Le toussoulakhtchi y avait consenti ;

    mais les conducteurs chinois, presss darriver lOurga, sy

    refusrent.

    Ds le matin, le bitkhchi vint chez moi me p1.047 faire des

    excuses de stre oppos mes dsirs, en disant quil tait oblig

    de se hter pour arriver lOurga avant le dpart du khan, qui avait

    dj reu lordre du bogdo khan 1 de laccompagner la chasse

    1 Titre donn lempereur de la Chine, par les Mongols ; il est synonyme aveclexpression latine daugustus imperator ; en chinois Houang ti.

  • Voyage Pkin

    43

    dans la Mongolie orientale. Je ne sais si cette excuse tait vraie ;

    toutefois, je lui fis observer, ; en prsence du chef de la mission,

    que nous ne dsirions pas moins vivement que lui darriver le plus

    tt possible Pking, mais quil fallait songer quon pouvait pas

    voyager aussi vite avec des bagages quavec des quipages de

    poste, et quil convenait de mnager nos btes de somme, surtout

    au commencement du voyage. Durant cet entretien, il fut dcid

    que nous nous reposerions le lendemain sur les bords du Khar. Le

    toussoulakhtchi vint encore me ritrer lassurance de son

    dvouement.

    A neuf heures du matin, nous partmes en nous dirigeant vers le

    sud, et nous gravmes lentement sur les hauteurs du mont

    Toumouki. Une source deau pure et frache jaillit de la montagne,

    en descend petit bruit en coulant entre des cailloux, et va se

    perdre dans la terre, peu de distance du Ban-gol, avec lequel elle

    a vraisemblablement une communication souterraine. p1.048 Cette

    montagne est de granit rouge ; des blocs normes dtachs de ses

    flancs sont disperss sur les pentes. Le sommet et les cavits sont

    couverts de bouleaux, de lonicera tatarica, et de gros buissons de

    groseilles rouges qui taient encore assez garnis de fruit, malgr

    lautomne.

    Parvenus sur la montagne, que couronne un obo colossal en

    pierres, nous descendmes par une pente rapide, dans les gorges de

    Toumouki, qui sont voisines du Char. Les plaines o coulent lIr,

    le Char et le Khar, se ressemblent ; serres entre deux

    montagnes, elles souvrent toutes sur les rives droites de ces

    rivires. La plaine de la dernire abonde en excellents pturages.

    Ayant parcouru trois verstes, sur un chemin battu, nous tournmes

    gauche vers lest ; on monta une petite lvation, et on fit

    environ deux verstes dans une gorge trs resserre, ayant droite

    dimmenses montagnes, et gauche de grands rochers suspendus

    au-dessus de la tte ; nos guides mongols avaient pris les devants

    avec notre bagage : nous ne savions plus o aller. Les traces des

  • Voyage Pkin

    44

    pieds des chameaux sur lherbe nous indiqurent notre chemin ; un

    sentier troit que nous escaladmes avec difficult, nous conduisit

    une lvation o les hauteurs de Char-koutol se divisent. On y

    voyait de petits bocages de bouleaux et de trembles, ainsi que

    beaucoup de groseilliers rouges. Au loin, vers lest, se dployait une

    plaine p1.049 immense remplie de montages arides, dont les cimes

    leves et bleutres offraient le tableau dune mer agite. Une

    pente dangereuse nous conduisit vers le sud-est, dans une plaine ;

    aprs une marche de cinq verstes, nous entrmes dans la prairie

    tourbeuse du Khar, qui forme beaucoup de bras et dles, jusqu

    la station qui se trouve dans le voisinage du mont Kouko-tchol

    (pierre bleue), situ au sud-ouest. Avant dy arriver, il fallut encore

    passer la rivire un gu qui nous fut indiqu par des Mongols

    venus notre rencontre.

    Le Khar (noir) est beaucoup plus considrable que le Char ;

    son eau est dune couleur fonce, cause de son fond pierreux et

    de sa profondeur. Il coule de lest louest dans une large plaine

    herbeuse ; il est bord par des montagnes. Les deux rivires se

    jettent dans lOrkhn : on voit peu de nomades dans leur voisinage.

    Le mauvais temps nous dlivra dun grand nombre de visites. Le

    soir seulement le dzangghin et le koundoui de la station vinrent

    nous rendre leurs devoirs ; ils taient en habits rouges avec des

    boutonnires jaunes. Les manteaux manches sont dun usage

    commun chez les Mongols ; quand ils sortent, surtout pour affaire

    de service, ils ne manquent jamais, mme de beau temps, et

    malgr la brivet de la distance, dattacher leur manteau leur

    selle, comme nos cavaliers.

    p1.050 Il plut toute la nuit ; le temps fut constamment humide et

    couvert. Pour la premire fois, nous fmes obligs de nous servir de

    nos quatre iourtes et de nos tentes, pour mettre le bagage labri

    de la pluie.

    Le chef de l