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Préambule à une phénoménologie du ratage amoureux par Jean-Pierre Fleury. Préface à ma façon : « préface en aéromanches ». Voilà qu’Olivier Mathieu a achevé un nouveau tome de ses « Aventures de Robert Pioche ». Ce « Voyage en Arromanches » m’inspire une « Préface en aéromanches », véhicule aquatique inconnu et de rêves, sorte d'aéroglisseur primitif, objet curieux de dessins-animés muni de plusieurs manivelles et manches en bois de cèdre du Liban, celui que Gilgamesh voyagea. Je ne le voyais guère plus moderne qu’un « Voyage en avirons » du côté de l’ancien Palais des Papes, sur un Rhône assagi comme Marne et canots, Maupassant, caboulots et impressionnistes. Effectivement, ce voyage n’est pas moderne, il est du passé. Il est du temps d’avant la décadence, d’avant la dégénérescence des mœurs et des cœurs. « Plaisirs d’amour…» On connaît la chanson. Aimer : quel grand malheur ! « Nous, les psychologues », comme eut dit le poète de Zarathoustra, nous les naïfs par goût de l’au-dessus, nous devinons les choses, mais à qui la faute et à quoi bon ? Ô, il n’est jamais trop tard pour dire, médire ou maudire… Mon vieil Olivier, arbre méditerranéen, arbre robuste, arbre tors, que pouvons-nous de la vie présente en ce maudit état utilitariste, en ce maudit monde laid ? Nous les « Fidèles au beau qu’on proscrit, Qu’avec ironie on insulte, Pour encenser l’or, nouveau culte … Nous… solitaires de la pensée 1 » ? Toi, tel qu’en toi-même immuable, tu te revendiques âme d’enfant perdu, moi « tel j’étais autrefois et tel je suis encore 2 »… J’ai mis de longues années à m’en rendre compte, mais je suis un misanthrope. Nous sommes tous deux, Olivier Mathieu et moi, des ultra-misanthropes et entendons bien le rester encore, car il n’y a que les misanthropes, les vrais misanthropes, non ceux qui parodient la tristesse, qui savent ce qu’est aimer et ressentir au-delà, sans doute. Comme il n’y a que les vrais misogynes à adorer joyeux, les fleurs printanières ou le bel automne. L’amour, l’amitié, la vraie complicité avec les animaux familiers. C’est notre jeunesse curieuse, avenante, émue, intriguée, étonnée qui nous tient au cœur, qui nous tient à cœur, qui nous tient chaud et haut les cœurs. Quiproquo, la vie n’est pas autre chose. La naissance même est quiproquo et son pendant, la mort. L’alpha et l’oméga de l’inutilité terrestre. Alors quitte à vivre, à subir

Voyage en Arromanches, Olivier Mathieu, préface de Jean-Pierre Fleury

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Préface de Jean-Pierre Fleury (écrivain, né en 1951, éditeur, docteur en sociologie de l'Université de Nantes) au roman d'Olivier Mathieu (en littérature Robert Pioche), "Voyage en Arromanches".

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Préambule à une phénoménologie du ratage amoureux

par Jean-Pierre Fleury.

Préface à ma façon : « préface en aéromanches ».

Voilà qu’Olivier Mathieu a achevé un nouveau tome de ses « Aventures de Robert Pioche ». Ce « Voyage en Arromanches » m’inspire une « Préface en aéromanches », véhicule aquatique inconnu et de rêves, sorte d'aéroglisseur primitif, objet curieux de dessins-animés muni de plusieurs manivelles et manches en bois de cèdre du Liban, celui que Gilgamesh voyagea. Je ne le voyais guère plus moderne qu’un « Voyage en avirons » du côté de l’ancien Palais des Papes, sur un Rhône assagi comme Marne et canots, Maupassant, caboulots et impressionnistes. Effectivement, ce voyage n’est pas moderne, il est du passé. Il est du temps d’avant la décadence, d’avant la dégénérescence des mœurs et des cœurs.

« Plaisirs d’amour…» On connaît la chanson. Aimer : quel grand malheur ! « Nous, les psychologues », comme eut dit le poète de Zarathoustra, nous les naïfs par goût de l’au-dessus, nous devinons les choses, mais à qui la faute et à quoi bon ? Ô, il n’est jamais trop tard pour dire, médire ou maudire…

Mon vieil Olivier, arbre méditerranéen, arbre robuste, arbre tors, que pouvons-nous de la vie présente en ce maudit état utilitariste, en ce maudit monde laid ? Nous les « Fidèles au beau qu’on proscrit, Qu’avec ironie on insulte, Pour encenser l’or, nouveau culte … Nous… solitaires de la pensée1 » ? Toi, tel qu’en toi-même immuable, tu te revendiques âme d’enfant perdu, moi « tel j’étais autrefois et tel je suis encore 2 »…

J’ai mis de longues années à m’en rendre compte, mais je suis un misanthrope. Nous sommes tous deux, Olivier Mathieu et moi, des ultra-misanthropes et entendons bien le rester encore, car il n’y a que les misanthropes, les vrais misanthropes, non ceux qui parodient la tristesse, qui savent ce qu’est aimer et ressentir au-delà, sans doute. Comme il n’y a que les vrais misogynes à adorer joyeux, les fleurs printanières ou le bel automne. L’amour, l’amitié, la vraie complicité avec les animaux familiers. C’est notre jeunesse curieuse, avenante, émue, intriguée, étonnée qui nous tient au cœur, qui nous tient à cœur, qui nous tient chaud et haut les cœurs.

Quiproquo, la vie n’est pas autre chose. La naissance même est quiproquo et son pendant, la mort. L’alpha et l’oméga de l’inutilité terrestre. Alors quitte à vivre, à subir « l'effroyable translation de l'utérus au sépulcre qu'on est convenu d'appeler cette vie 3 », aimons. La Beauté, la Vérité, l’Intelligence, l’Art, les Savoirs, les Techniques bénéfiques, la Terre, le Soleil et la Lune. Et levant les yeux aux cieux, l’Amour. Aimons la Beauté des Femmes. Le mystère de la chair. L’instinct des corps et des âmes. Aimons l’inutile, les donquichotteries, l’étrange, l’instant, la poésie et le rien qui est tout.

Les doctes, les pédants et les fourbes nous rappellent, serinent et somment les principes : « On n'est pas sur la terre pour s'amuser. – Pardon, s’interloque Léon Bloy dans ses Exégèses des Lieux Communs, voudriez-vous me dire pourquoi on y est, si ce n'est pas pour s'amuser. Serait-ce pour souffrir ? » lui qui répondait que « oui », puisque « la douleur est l’auxiliaire

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de la création. » Mais seul un créateur peut comprendre cette affirmation, cette évidence.

« J'aimerai toujours le temps des cerises. C'est de ce temps-là que je garde au cœur Une plaie ouverte ! » Qui ne connaît ces paroles de Jean-Baptiste Clément mis en musique par Antoine Renard ? Cette chanson fut la rengaine des Communards, qui ne voulaient pas donner la France aux Prussiens et rêvaient d’un monde meilleur. Je connais le Mur des Fédérés. Ce fut ma première visite lorsque je me rendis pour la première fois à Paris. Il y a bien longtemps. J’y étais seul, j’imaginais la scène, je voyais la tombe de Clément. Grand moment d’émotion tout là- haut au coin à droite du Père-Lachaise. Soleil, nuages, j’ai oublié la saison. Pas même un chat ou un pigeon à l’horizon. Il y a du communard dans la croyance folle en la Beauté, la Vérité, l’Amour. Il y a de la plaie ouverte, du masochisme diront les psychiatres, ces ennemis de la démesure, ces matons de la vie morte et morne.

Car voilà que se dessinent déjà les premiers rets, les entraves sévères des conventions sociales des fourmis humanoïdes. Le conformisme à la sauce des modes sociétales du moment. Soi-disant fripon, curieusement hédoniste (bourgeoisement borné) mais dans les faits, si peu fou au bon sens du terme, l’homme. Ainsi, les êtres libres et rares crient : « Si tu ne m’aimes pas je t’aime, et si je t’aime prends garde à toi, prends garde à toi ! ». C’est du Bizet adulé par Nietzsche car pour lui, sa musique incarnait la vraie vie. Celle que lui-même désirait, recherchait et trouva, ô pas dans les bordels fréquentés par les étudiants teutons d’autrefois, mais en compagnie de son ami Paul Rée, dans le personnage de Lou qui, comme de bien entendu, s’éprit finalement ni de l’un ni de l’autre, et se maria (mariage non consommé) à un orientaliste oublié, le falot des trois, partit vers de nouvelles aventures et devint un jour l’amante et la mère d’un certain Reiner Maria Rilke pris dans l’œuf.

Cette histoire est éternellement recommencée ; et de nos jours encore plus qu’hier, c’est l’humanité qui est malade. « Combien d’âmes réellement vivantes – s’interroge Léon Bloy – dans ce grouillement d’êtres humains4 ? » L’instant parle à la femme maternité, attaches domestiques, sécurité. Instincts matriarcaux. À l’homme, l’aventure plus ou moins débridée et marginale. Je n’entends pas ici les coucheries et pantalonnades – cela dit amusantes en verve et comique de situation – d’un Feydeau ou d’un Labiche mais plutôt celles d’un Marivaux, d’un Musset plus rare et bien sûr d’un Don Juan. Pas non plus cette outrance des pièces du grand-guignol « dix neuf cent » et ses passions mortifères. Non, que du plaisir, et le moins possible de torture volontaire. De la contemplation monacale pour commencer. La torture s’impose malheureusement d’elle-même plus tard, et le temps ne peut en « désaviver » l’emprise. Le morbide vient après et l’on s’en dégage comme on peut. Mais les regrets veillent ainsi que la Mémoire, cette seconde déesse de l’humanité après la Mort ; Memoria, cette dame exigeante et intraitable.

La joliesse, la beauté, le charme, le chien, l’élégance. La Femme en piédestal. Statue vivante et vibrante. Et l’intelligence parfois (ah ! ne la faites pas parler !), mais ni plus ni moins que chez les mâles. Voilà ce qui fait la femme avant tout, pourrait dire Olivier Mathieu qui est quelquefois un bon sauvage à la Rousseau. Autrement dit, la femme n’est pas plus l’avenir de l’homme que l’homme n’est l’avenir… de quoi donc au juste ?

Il y a des traits communs entre Olivier Mathieu et Jean-Jacques Rousseau, mais ceci est une autre histoire. Délicatesse et tendresse, même si parfois il se laisse aller à une certaine gauloiserie à la Rabelais ou à la Villon.

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Les malades ne seraient-ils pas la masse des hyposensibles, de plus en plus amorphes et avachis d’aise dans leur confort de larves ?

Écoutez quelques vers bien anciens, si vieux de la Complainte à Nibru5 : « Larmes, lamentation, découragement et désespoir ! Combien de temps brûleront son esprit et son cœur qui n’est pas apaisé ? Pourquoi, ceux qui, une fois, avaient joué du shem et des tambours ala6, étaient là à dépenser leur temps en âpres regrets ? Pourquoi les pleureurs étaient-ils assis dans ses constructions de brique ? Ils étaient en train de déplorer les épreuves et les souffrances, qui les assaillaient »…

Lisez quelques mots du scribe inconnu qui, comme dans la Prière à Nanna pour Riyim-Sîn, parle d’un temple sacré avec les mots de l’amour, où la maison de la déité est comme un être désiré « doté de charmes abondants, tels ceux d’une femme raffinée dont la tête est portée haute, noblement, dont les appâts irradient comme des fruits mûrs, aux charmes abondants, adorables, mais imposant en splendeur comme les collines »…

L’invariant littéraire et humainement humain nous redisent et clament qu’être jolie, belle, charmante, mignonne, intelligente, attachante, attirante... n’est pas un péché, ni judéo-islamo-chrétien, ni athée-moderniste.

À propos de néant et de la chute mentale et existentielle de notre époque décadente, pour ne pas dire dégénérée, sans poésie ni sacré : il semble établi que les femmes, au même titre que les hommes, mais en des termes différents, aient un problème avec leur vraie nature. D’où cette glorification subite de l’unisexe féminisant et de l’homosexualité, qui plus est sous des traits grotesques. La victoire de la Culture (mais quelle culture ?) sur la Nature (mais quelle Nature !). Il n’est que de lire ce qui suit pour voir en quoi nous avons presque tout perdu des mystères des temps passés. L’Utilitarisme et le moralisme bourgeois, le cartésianisme et le spinozisme des Lumières ont accouché d’un monstre, le Capricorne ou le scorpion-chèvre (emblème critique de Paraz) – un double de Liliyitu, la louve à queue de scorpion et d’Ardat-Liliyi, la louve à queue de serpent, démones, succubes mésopotamiennes – qui annihile la poésie de la vie, la poésie dans la vie, la vie dans la poésie, la vie de la poésie. L’élan vital instinctif. Écoute vieux Pape et prends-en de la graine de séné : « Faire la figue » est le geste qui consiste à tenir la main fermée, à l’exception du pouce introduit entre l’index et le majeur. À Rome, la première figue de l’année était consacrée à Mercure, dieu phallique. La figue est le fruit symbolique du mullos : l’organe féminin est comparé à une figue ; « faire la figue » est un geste magico-religieux qui figure dans un tableau du XVe siècle conservé dans l’église Sainte Madeleine à Aix-en-Provence ; un Christ fait la figue et un rayon lumineux sort de son pouce ; le pouce symbolise le membre viril et le rayon la fécondation », écrivait Jacques Marcireau7.

Ce tableau « chrétien » résume un élément essentiel de ce que Jung appelle « inconscient collectif » qui semble perdurer au-delà des temps et des civilisations éteintes, des archétypes humains universels. Les chochottes indignées de notre époque que l’on dit « libérée », en dignes héritiers de deux millénaires de culte de la mort et de la vie dans l’au-delà d’un Eden judéo-islamo-chrétien improbable, et en hédonistes à la petite semaine, devraient s’en inspirer. Le rire joyeux peut suppléer parfois à la mort vivante. La compassion est la passion en commun, la passion partagée, mais que partager avec des animalcules ?

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Je ne suis ni prude, ni rabat jouissances. Lisez cette chrétienne histoire, si courante autrefois. Au tout début du XIXe siècle, jusqu’en 1804 exactement, juste avant sa destruction par un tremblement de terre, se tenait fin septembre dans la ville italienne d’Isernia la foire de La Perdonanze, dédiée à Saint Côme et Saint Damien. Les gens du cru et des contrées voisines, et en premier lieu les femmes, s’y procuraient des figures en cire, essentiellement des phallus, au cri de « Saint Côme, Saint Damien ! ». Le prix de ces membres virils en cire était laissé au libre choix de chacun : « plus vous donnerez, plus vous serez méritant » était la formule consacrée. À l’entrée de l’église se tenait un chanoine qui recevait les dons : « c’est ici que l’on reçoit les vœux ! ». « En présentant au religieux le phallus en cire, chaque femme prononçait la formule : « Saint Côme, je me recommande à toi ». Ou encore « Saint Côme, je te remercie ». Ou bien : «  Bon saint Côme, c’est ainsi que je te veux ». Et elle baisait dévotement le phallus avant de le poser dans la corbeille 8 ». On peut aussi évoquer la coutume en Saintonge, jusqu’au début du XIXe siècle, de porter des pains phalliques et bénis en procession, lors du dimanche des Rameaux ou à la Fête-Dieu.

Il fut un temps (mais ce temps est-il mort ?) où, en d’obscures contrées mais en de justes pensées, des tribus africaines accomplissaient le passage de l’état d’enfance à celui d’adulte en un rite collectif effréné et orgiaque où, le temps entier d’une nuit, les jeunes hommes s’accouplaient aux jeunes femmes sans retenue, dans la démesure et jusqu’à l’épuisement total, en changeant de partenaires au hasard. Personne n’y échappait. Avant ce rite de passage sacralisé, la virginité était un devoir, sa transgression un crime. Puis suivait un temps de totale liberté sexuelle. La sagesse africaine décrétait cycliquement droit au plaisir pour tous, sur un fond de drogues et de tam-tams, et le rut autorisé, encouragé pour tous les nouveaux hommes, pour toutes les nouvelles femmes, sans distinction, sans exclusion, sans mise en marge. Puis, chacun « mornement » se rangeait « bourgeoisement », à son tour, à son heure, pour former famille nucléaire. Je soupçonne le christianisme d’y avoir mis son nez de chafouin mauvais fouineur. L’histoire commençait bien pour s’achever dans la même décrépitude créative et vitale que celle de nos cités, de nos contrées à l’âme massacrée. Au sacré de la vie perdu.

Masochisme pour masochisme, « J'aimerai toujours le temps des cerises Et le souvenir que je garde au cœur ! » Plantons ainsi le décor sociologique et idéologique pour parler comme un manuel de sociologie.

Années cinquante bénies, chéries des vraies séances de cinéma – Pathé journal et compagnie, du champ libre des routes, du temps de vivre et de goûter les voyages et les randonnées rares, d’avant les « buildings », quartiers HLM, autoroutes, supermarchés, destructions des bocages, qui ressemblaient tant aux dernières années je crains des charmants paysages des pays que l’on appelait autrefois de l’Est – mais qui à tout prendre, le sont encore et toujours – je fus élevé au petit-lait d’un temps lent de talent, au lait crémeux « de » Mendes-France que je buvais une fois par semaine dans des bols en plastique à la cantine de l’école primaire que je fréquentais. On luttait alors contre la décalcification, la poliomyélite, la phtisie rebaptisée tuberculose pour faire moderne.

J’ai souvenir aussi du lait aigre-doux des grandes grèves ouvrières de la Basse-Loire, du lait caillé de la guerre d’Algérie des caillebottes des heures « sups » ouvrières de la Reconstruction. Mais j’ai gardé de mon monde à moi

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d’alors, l’accent bon enfant et incommensurablement mystérieux des vieilles bandes dessinées et des livres d’aventures à images (bibliothèques rose, verte, rouge et or, dauphine et constellation) de la TSF. Du bon vieux gros poste à lampes, faisant office accessoirement de chauffage, et à haut-parleur recouvert de tissu toilé. Paris-Inter, Radio-Bretagne et Radio-Luxembourg, et d’autres encore. Et le temps que les lampes chauffent, j’attendais impatient, les programmes pour enfants des « Beaux Jeudis ». Jeudi, jour doré d’alors.

Récitons la leçon du temps frugal, dans la maison sans chauffage, sans douche, sans confort, mais tellement vivante et vivifiante à titiller, à attiser les sens enfantins, mes ferments d’espoir, mes sauveurs de la nuit, mes présents diaboliques. Zig et Puce, et Saint-Ogan, Marianne Oswald, le Saint-Graal des histoires et de la musique sans image ; à délier l’imagination, transfigurer les émotions. Je suis né de l’écoute. Je suis écoute. Mes yeux même sont écoutes et je n’entendis, je n’entendais pas souvent venir l’or et l’argent des trouvailles enfantines, du filon des fils argentés des robes des belles princesses fées. À l’écoute, aux écoutilles, les filles avaient corps encor si tant nubiles. Esprit futile, absent. Des poupées mécaniques.

Filles des années Cinquante et chansons.

Toutes les filles de ces années-là sont en blouse grise et en noir et blanc sur l’écran triste et myope de mes souvenirs, quand elles ne sont pas jaunies comme sur le carton de photos anciennes écornées. Visages flous, recréés, que sont-ils devenus ? Quelquefois jolis, je ne les approchais point trop. J’ai vécu enfant la fin d’un monde séculaire de kermesse bon enfant, au sortir d’une guerre largement fratricide entre européens trop nains pour s’entendre, et dans les débuts d’un autre monde crépusculaire dont nos enfant verront, c’est indéniable, toute la « pustulence » au grand jour, ou plutôt à la grande nuit. Je crains le triste matin de ce Grand Soir. Les Trente Glorieuses ont accouché d’un monstre hideux, médiocre, grotesque. Décadent, déchu, décrépi, décati, déconfit, dégénéré. Notre civilisation s’achève. Mais seuls s’en échappent encore les pires aspects, les ultimes abcès.

Mes ferments d’amour de jeunesse. Je pourrais illustrer ces états d’âme en chansonnettes mortes, elles aussi, dans le déluge de la décadence socialo-libérale achevée. Du capitalisme mortifère triomphant. Lorsqu’elles avaient déjà le venin accompli de la bénédiction du vide, mes « petites amoureuses », mes amourettes d’alors qui m’étaient rentrées dans le cou, entre peau et chemise, et me grattaient le dos.

Je suis né, 1951, l’année de la chanson de Félix Leclerc « moi mes souliers ». Je n’avais pas dix ans et les paroles de cette chanson m’intriguaient : « Moi, mes souliers ont beaucoup voyagé. Ils m'ont porté de l'école à la guerre. J'ai traversé sur mes souliers ferrés Le monde et sa misère. Moi, mes souliers ont passé dans les prés. Moi, mes souliers ont piétiné la lune Puis mes souliers ont couché chez les fées Et fait danser plus d'une. Sur mes souliers y'a de l'eau des rochers D' la boue des champs et des pleurs de femmes, J'peux dir’ qu'ils ont respecté le curé, L' pays, l' bon Dieu et l'âme. » Les fées, c’était le bon mystère ; les pleurs de femmes, l’inconnu pour moi ; quant au curé cela m’évoquait les filles côtoyées au « caté » du jeudi matin.

Sur le fond de la chanson, je n’y comprenais pas grand chose mais la voix mâle, la guitare rauque et la musique avenante me touchaient. La

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musique, j’ai su plus tard pourquoi elle me touchait lorsque j’en jouai les accords sur ma guitare sèche : plusieurs sont accords de quinte et de sixte. J’aimais Félix s’en prenant aux « souliers vernis » et lorsqu’il disait « Dépêchez-vous de salir vos souliers, Si vous voulez être pardonnés. » Moi, c’est ce que je faisais les jours où j’étais exempt de prison scolaire et les aprems – comme dirait Olivier Mathieu – de liberté extra-familiale. En plus, en salissant mes souliers, on me pardonnait ! Ce n’était pas l’avis de ma mère. Ce Félix était vraiment un bon bougre.

Et puis, il y avait cette autre rengaine coquine qui avait nom « Brave Margot ». Elle naquit en 1953. Pour mes deux ans. On dit aujourd’hui qu’elle fut censurée à la TSF, ce qui me semble faux car je l’ai connue dès mon plus jeune âge. « Margoton la jeune bergère Trouvant dans l'herbe un petit chat Qui venait de perdre sa mère L'adopta. Elle entrouvre sa collerette Et le couche contre son sein. C'était tout ce qu’avait pauvrette Comme coussin. Le chat la prenant pour sa mère Se mit à téter tout de go. Émue, Margot le laissa faire. Brave Margot ! Un croquant passant à la ronde Trouvant le tableau peu commun Alla le dire à tout le monde Et le lendemain : Quand Margot dégrafait son corsage Pour donner la gougoutte à son chat, Tous les gars, tous les gars du village Etaient là, la la la, la la, là / Etaient là, la la la, la la. Et Margot qu'était simple et très sage Pensait que c'était pour voir son chat Que les gars, tous les gars du village Etaient là, la la la, la la, là, Etaient là, la la la, la la ! »

A propos, ce sont bien « les sabots d’Hélène » d’une autre chanson de Brassens, qui « étaient tout crottés » ; comme quoi ma mère avait vraiment tort de me disputer lorsque je rentrais les pieds « trempés gueunés ». Et puis j’appris, encore une fois par la TSF, qu’on pouvait « se faire tout petit devant une poupée ». Voilà bien encore une belle raison d’espérer, ou de désespérer. Mais pourquoi se faire si petit devant du chiffon ? Moi, les poupées que je préférais en ces temps, c’était les poupées de maïs, grain rare alors, en mes contrées de galerne et du couchant.

Je me souviens encore d’une chanson. Son interprète est mort jeune, en 1967, la quarantaine à peine dans un accident de voiture, mort fort peu poétique. J’apprends maintenant qu’il fut libertaire ; il composait des chansons, figura en petits rôles dans de nombreux films « d’époque » – du temps où l’histoire humaine comportait encore des époques – avec sa moustache très dix-neuvième, un peu nietzschéenne. René-Louis Lafforgue, basque espagnol d’origine, qui suivit chez nous la déroute républicaine. « Fais-nous danser, Julie la Rousse, Toi, dont les baisers font oublier. Petit' gueule d'amour, t'es à croquer Quand tu pass’s en tricotant des hanches D'un clin d'œil le quartier est dragué, C'est bien toi la rein' de la plac’ Blan-che… Fais-nous danser, Julie la Rousse, Toi, dont les baisers font oublier. Petit' gueule d'amour, t'es à croquer. Les gens disent que t’es mauvaise graine À donner à chaque homm’ la becquée Et qu’amour est pour toi la rengai-ne. Fais-nous danser, Julie la Rousse, Toi, dont les baisers font oublier. Petit' gueule d'amour, t'es à croquer, Car parfois tu travailles en artiste Ton corps prêté sans rien fair' casquer À tous les gars qu'ont le regard tris-te. Dans tes baisers, Julie la Rousse, On peut embrasser le monde entier. »

Précédé d’un éclair de chanson qui évoquait un « petit bal perdu » (j’aime l’expression mais je ne sais pas et ne veux pas savoir danser), voici 1958, j’avais sept ans. Que de fois l’ai-je entendue, celle-ci aussi: Marjolaine de Nathan Korb (Francis Lemarque) : « Un inconnu et sa guita-re Dans une rue plein’ de brouillard Chantait, chantait u-ne chanson Que répétaient deux

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au-tres compagnons. Marjolai-ne, toi si jolie, Marjolai-ne, le printemps fleurit. Marjolai-ne, j'étais soldat, Mais aujourd'hui, Je reviens près de toi. Tu m'avais dit : Je t'attendrai, Je t'avais dit: Je reviendrai. J'étais parti encore enfant, Suis revenu un hom-me maintenant. » La suite est très simple à deviner. L’une des deux seules fois où j’ai chanté en public (mis à part dans les défilés où, du passé, on faisait si souvent table rase) fut en une sorte de radio-crochet ; je fis rire au premier vers en disant, sans m’en rendre compte « un inconnu dans sa guitare ». Je n’insistai pas. Très courte carrière.

C’était l’époque des chansons encore populaires, et chantables par tout un chacun, des chansons dites à texte et des bals-musette. Des épiceries familiales de quartier approvisionnées par le boulanger, le charcutier et le paysan (en fruits, légumes et lait), des repasseurs de couteau et autres rémouleurs, des rempailleurs de chaise, des vitriers et bougnats-ramoneurs, des poissonniers « à la fraîche, à la fraîche, à la bonne sardine, treize à la douzaine » ou « à la bonne civelle, cinq cents francs le bol», avant le temps abject des autoroutes, des habitations à loyer modéré, des tours, des premiers super et hyper-marchés, de la télévision, de la bagnole et du téléphone bientôt pour tous. Le temps des vélocipèdes et des solex, des scooters de première époque.

Le Père Duval en des chansons édifiantes faisait la pige à Georges Brassens. Ce dernier, dans « Les Trompettes de la Renommée » rimait : «  Le ciel en soit loué, je vis en bonne entente Avec le pèr’ Duval, la calotte chantante. Lui, le catéchumène et moi, l'énergumène. Il me laiss’ dire « merd’ », je lui laiss’ dire « amen » ».

Retour du bâton, le prêtre était surnommé « le Brassens en soutane ». Tandis qu’en exergue à Vatican II, Sœur Sourire la beatnik belge une fois, apportait par sa bouche angélique le message divin et dominical. Elle prônait sur sa guitare la libéralisation des mœurs monacales, prêchait la « bonne parole » et les « bonnes actions » de son maître et saint patron Domingo Guzmán, fils de bonne famille espagnol, tout en dénonçant dans le même temps la vieillerie vaticane. Si, c’est vrai. Écoutez. « Dominique, nique, nique s'en allait tout simplement, Routier, pauvre et chantant En tous chemins, en tous lieux, Il ne parle que du Bon Dieu ». Au premier abord, c’est l’image pieuse aux oiseaux, du gentil Dominique peint par Fra Angelico en ses fresques florentines. Cette chanson fit le tour du monde. Mais au second abord, c’est une chanson codée à plusieurs sens. « Dominique, nique, nique », c’est évidemment, écrit noir sur blanc, l’aspect « liberté sexuelle dans les

1NOTES DU TEXTE DE JEAN-PIERRE FLEURY

? Évariste Boulay-Paty, Sonnets, p. 136, « Aux amis du beau » (Henri Féret, libraire-éditeur, Paris, 1851). 2 André Chénier, fragments d’élégies, XXIII, in « Poésies de André Chénier », Paris, Charpentier, libraire-éditeur, 1841. 3 Léon Bloy, Belluaires et Porchers. 4 Dans les ténèbres (posthume, 1918). 5 En sumérien Nibru, en akkadien Nibbur ; ville sumérienne de haute époque plus connue sous la forme de Nippour. 6 Le shem est un tambourin, sans doute en peau, dénommé « halhallatu » en akkadien. Et l’ala, une variété plus imposante de tambour sumérien en bois. 7 Le Culte du Phallus, éditions Alain Lefeuvre ; Nice, 1979, p. 154. 8 Jacques Marcireau, op. cit., pp. 147-48.

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couvents, pour les moines et pour les nonnes ». Du pré-Soixante-huit, en somme. Ou, si je puis dire, du Soixante-huit tôt. Pour les nonnes, c’est même plus exactement : « Do, mini queue (elle inaugure là, un an avant la diffusion de la mini-jupe, le mini-sexe masculin), nie que nique sans, n’a lait si simplement ». Mais après tout, bien avant elle et bien plus crûment, certaines vierges folles hystériques de Loudun communiaient d’amour avec Jésus, en confondant crucifix et godemiché.

La brave Sœur Sourire nous dit encore que « pour semer la Parole », qui avait de plus en plus de mal à s’imposer pacifiquement en ces temps lointains, son Dominique « inventa les Frères Prêcheurs. » Ceux qui après sa mort, doux Jésus ! inventèrent quant à eux, la Sainte Inquisition ! La « bonne parole » et les « bonnes actions » sont donc celles qui lui font dire – en souriant bien entendu – l’énormité suivante : « Dominique, notre père, Convertit les Albigeois. ». Doux euphémisme lorsque l’on connaît le sort qui fut réservé aux « purs » manichéens, cathares et albigeois.

Enfin, cette chansonnette dominicaine nous semble évoquer un certain « dôme inique ». Faut-il y voir une allusion voilée au dôme de Saint Pierre de Rome, une critique anticléricale et anti-papale ? A l’orée du destin, comme dirait l’autre, et du bois du grand méchant loup, à l’aube de la vie inestimable, la nôtre, les leurs, les jeunes filles, les jeunes femmes, sont souvent jolies, enjouées, mignonnes, croustillantes, mais aussi déjà imprévisibles, sauvages, estimables, aimables, adorables, amoureuses, luxuriantes, extra, super, hyper, trop, belles, avec du chien… Mais moi quelconque, et longtemps barbu, plus encore chevelu alors que ni barbe ni surtout cheveux ne me convenaient, je détonnais certes, mais ne m’arrangeais pas. Je n’étais pas à mon avantage, si ce n’est auprès de quelques marginales dont toute l’originalité tenait en une apparence hors des normes courantes.

Les filles enjouées, les jolies filles à mystère ont toujours été au-dessus de mes possibilités, c’est pourquoi sans doute je n’ai jamais eu un type de femme préféré. Au tout venant, au tout pouvant. Mais aussi malgré tout à l’impossible. Ceci dit, je suis souvent retombé sur les mêmes types de filles, l’une ayant le souvenir de l’autre dans les jambes, ou la tête, ou les mots, ou tout ce qu’on voudra. Ces lignes, cette ligne étrange et secrète, j’en parlerai sans doute un jour, plus tard, avant gâtisme échu.

Minois, quinquets, sculptures de chair. Moi, je préfère les femmes charmantes, folles ou effacées, mais d’un mélange indien et étrange de beauté physique discrète ou plus ou moins prononcée, de beauté morale affirmée surtout et mystère, et d’intelligence curieuse, fureteuse, voire furieuse, vive et avivée de tout : denrée extrêmement rare chez les êtres humains qui sont les animaux les plus grégaires qui soient, des conformistes par nature, d’un atavisme poussé. Des filles de gentillesse, d’un mélange de faiblesse juvénile et de fermeté adulte, d’un fond enfant. Et de sensibilité affirmée, comme de bien entendu. Blondes, brunes, rousses, blanches ou noires, jaunes ou rouges, vertes ou grises, minces, élancées, petites et rondes, formes généreuses ou plus assourdies, peu me chaut. Les physiques inattendus ont parfois ma préférence. Mais c’est surtout ce qu’il y a dans la pensée qui compte. Les interchangeables à la mode, les mannequins rembrunis et autres cocottes semi-mondaines pas vraiment jolies jolies, respirent l’extrême vulgarité de corps, de cœur et d’âme (gros mot ici déplacé).

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De fait, j’ai toujours joué mon Robin « Tellement d’amour sur tant de clairières ; Tous mes rendez-vous, c’est toujours de tige en tige ». Je pourrais dire en recopiant Jean-Jacques qu’ « avec un sang brûlant de sensualité presque dès ma naissance, je me conservais pur de toute souillure jusqu’à l’âge où les tempéraments les plus froids et les plus tardifs se développent ». Enfin, il faut comprendre « souillure » comme « l’autre féminin », sans jugement moral.

À vingt ans, même bien avant, j'avais la prétention d'aimer (je veux dire de « posséder ») toutes les filles, toutes les jeunes femmes du monde, de la terre pour le moins, toutes celles aux appâts alléchants, jolies de corps ou de visage, voire des deux, et la première venue ou non « car le cœur à vingt ans se pose où l'œil se pose, Le premier cotillon venu vous en impose » (Brassens), plutôt gentilles ou au physique original (j'ai toujours été attiré par l'original, le bizarre, l'étrange, le baroque et peut-être aussi le rococo, mais qu’y faire? Je suis, je ne le cache pas, assez fellinien de conformation cérébrale),  de mon petit univers provincial. 

Je ne connaissais pas encore vraiment ce qu'était la tendresse, les hormones adolescentes étant ce qu'elles sont, je laissais vivre la nature, ma nature. Mais en même temps j'avais, comment dire, un fond d'esprit confesseur, à l'écoute et compatissant (je regrette maintenant, le temps passant et la vie étant devenue ce qu'elle est pour moi et pour la société entière, de ne m'être pas fait gardien de phare à demeure, mais tous les phares ou presque sont munis de nos jours de systèmes automatiques et sophistiqués ne réclamant plus présence et main humaines).  « Tu vis comme un moine », on m’en fit le reproche lorsque j’avais 25 ans environ ou à peine. Mon désir était ailleurs. Confondu à me morfondre, de mors fondant à mort fondue. À ce jeu-ci, je fus souvent le troisième ou quatrième larron, faussement jovial d’un couple uni, mais clown triste au fond de moi. Celui qu’on n’attend pas ou qu’on supporte ou qui convient pour meubler le silence amoureux, pour amener distraction.

Donc mon approche des femmes était double et un peu contradictoire.  Satisfaire les sens et satisfaire l'esprit. Cause de tous mes déboires – oui déboires, échecs, ratages, c’est ce que je connais le mieux dans la vie, et surtout dans le domaine de ce que les petits hommes ternes de la Terre, et satisfaits dans leur petite complétude, dénomment « Hâmour, toujours, Hâmour ». J'étais assez pitre et joueur alors, à ces heures-là. Il était donc bien difficile aux filles d'imaginer que je pouvais leur écrire des lettres ou des poèmes.  Ce fut l'un de mes quiproquos amoureux lorsque, rigolards, mes deux meilleurs copains d'alors vinrent me raconter qu'il y avait eu erreur sur la personne à propos d'une certaine F.O. dont j'avais évoqué par lettre pourtant non anonyme la joliesse (je me souviens de cet unique mot) et qu'elle avait été remercier l'un des deux autres, ne pouvant imaginer que le rigolo de service – j'ai bien changé en cela – en était l'auteur. Puis, elle répara le tir (est-ce le bon mot ?), le lendemain, en me tendant une main guindée qu’elle déganta – elle fréquentait les écoles religieuses – me remerciant dans les deux sens du terme.

J’étais finalement bonasse. « Puceau à dix-huit ans », je me souviens d'une partie de fou-rire de ces mêmes copains (aujourd'hui enlisés dans je ne sais quel néant) qui avaient à cet âge (attention on est dans les années soixante, dans mon histoire, époque de la mini-jupe certes, mais aussi d'avant la pilule et tout le tralala rabat-joie, ça c'était de l'aventure risquée) déjà

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goûté à l'intrusion d'un morceau de barbaque dans un autre morceau de barbaque, comme disaitFerdinand vieilli. Ferdinand, le beau raté, le médecin clodo des pauvres, le pouilleux misanthrope de banlieue des Derniers Jours, le génial poète et « rêvasseur bardique » de Casse-Pipes, Féerie pour une autre fois et autres aventures de Bardamu au Pays des Ombres.

Je fais ressurgir encore et toujours des souvenirs.  Alors je suis, comment dire ? Comme toujours partagé entre le plaisir d'écrire et la souffrance morale – le mot est peut-être trop fort, mais « déplaisir » est négatif – du passé qui renaît comme il peut ; longtemps travaillé de nuit ou de jour. Peu partagé ces souvenirs-là, jamais partagé pour la plupart.

Contentons-nous de quelques réminiscences. Pour parodier Verlaine, amenons la thèse toute simplette : «  Ô triste, triste était mon âme, À cause, à cause d’une femme », mais jamais d’une infâme, car j’ai toujours mis sur mon compte mes échecs. Or, avec l’âge, il conviendrait de pondérer mes « torts », mes « tords » et mes « tors ». De « torture » (morale), de « tordu » (l’esprit) et de « torsade » (comme des volutes de cheveux de belles). J’écris comme un peintre à l’ancienne. Je dépeins ici mes échecs en désordre, petites touches ou gros fond de toile.

De quelques ratages amoureux.

Roselyne G.Menton de galoche, visage anguleux quelconque, des os saillants,

caractère indigne. Elle avait douze ou treize ans, mois dix ou onze, lorsque son frère du même âge que moi ou peu s’en faut, me révéla un immense secret, un grand mystère estival : « ma sœur ne peut pas se baigner pendant plusieurs jours, elle a ses règles » et il ajouta encore plus profond : « elle peut mourir ». C’était pourtant encore l’époque où elle ne possédait que des mini-seins cachés par un semblant de soutien-gorge. Ces paroles m’impressionnèrent, je n’avais ni sœur plus âgée ni plus jeune, aucune. J’étais encore assez ignorant des réalités anatomiques féminines. Et cette mort qui planait m’inquiétait. Un jour dans la cave collective d’une HLM où habitaient la plupart de mes copains et copines d’alors, on décida de jouer aux grands, aux adultes : machin marié avec machine, quand arriva mon tour, j’étais tout seul, le dernier, j’avais espéré cette Roselyne. « Toi, tu seras l’instituteur ». Je me retrouvais dans un coin, un espace vide que je n’avais aucune envie de remplir de ma non-présence. Comme quoi ce sont les autres qui décident pour vous de ce que vous serez ou ne serez pas. C’est en cet instant que je compris pour la première fois que je n’étais pas comme les autres. Cette fille-là ne me plaisait pas plus que ça.

Je quittai ce jeu et m’assis sur la marche d’entrée de cette cave, et à l’extérieur, à m’air libre, et à sa margelle je pleurais, je ne sais trop quoi, je ne sais trop pourquoi, de ne pas être reconnu comme les autres, d’être là tout en étant absent et un autre, ma solitude, mon extériorité subie et voulue à la fois, à ce jeu creux. Une fille plus âgée, un copain plus jeune qui ne semblait pas comprendre, me firent dire la première bêtise qui ne vint à l’esprit : « ouais ! c’est dégoûtant ! Jean-Luc (c’était le prénom du méchant), il me l’a volée ! ». Phrase totalement crétine dont j’ai encore honte quarante-cinq ans après. Il n’y a jamais prescription pour la connerie, même enfantine. Je dois dire que c’est la seule et unique fois qu’une femme, qu’une fille m’ait fait pleurer et mes yeux n’ont jamais plus « lacrymé » pendant des décennies, si ce n’est

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dans de petites rechutes ridicules avec le recul, liées à la peur (solitude, abandon) ou au désespoir. L’autre, « le méchant » avait, rédhibitoire, l’avantage sur moi d’être un peu plus âgé et surtout d’être un beau blond avec un certain bagout. Ah, la beauté doublée du bagout, quels atouts dans la vie ! Misère et remisère.

Jocelyne.Jocelyne, on l’appelait Joce ; je n’ai jamais su son nom de famille, ou

plutôt je l’ai oublié. C’était sensiblement à la même époque. Les maux de la faim. C’était l’époque où il était de bon ton pour toute notre petite bande de brailler dans la rue une charmante comptine enfantine d’un goût exquis : « Au clair de la luneu / Derrière un tas de foin / J’en[robait] ma bruneu / Jusqu’aux intestins / La chaleur de ses nichons / Faisait rougir mon saucisson. »

« Bande de petits voyous ! », j’ai encore le souvenir de la réaction d’une personne très âgée pour nous, elle avait peut-être quarante, cinquante ans. Cette Joce était une vague copine, celle d’un copain. Physique quelconque, langage vulgaire, pas intellectuelle pour deux sous, mais très avenante. Du moins pour les autres car moi, elle ne me voyait même pas. C’était la nature sans arrière-pensée. Elle occupait ses jeudis après-midi (peut-être après le catéchisme du matin) à faire vibrer plusieurs queues juvéniles à la fois, dans le Petit Bois à chemins creux et grands arbres à cabanes. Mais pour moi ce n’était qu’ouï dire ; je n’étais pas convié, jamais dans le coup de rien. Et lorsque je passais par-là en vélo, m’imaginant y trouver un jour la diablesse, le sentier était généralement désert et d’elle je n’en ai même jamais vu là, ni la tête, ni … la queue.

Nelly H.Le fin mot de la fin. Là, c’est autre chose : mignonne l’enfant rebelle,

belle dans sa sauvagerie, aux yeux froncés, aux cheveux courts si courts, au corps presque d’enfant encore, seins à peine formés, jambes fines. J’avais quatorze-quinze ans. Elle avait un an de moins. Toute une année scolaire. Je ne lui ai jamais parlé, elle ne m’a jamais parlé ; tout dans le regard il me semble, avec ce si long recul ; de la fausse indifférence. Par les hasards de la vie, je l’ai eue au bout du fil près de quarante ans après l’avoir perdue de vue. C’est mon record en ce domaine. Elle se souvenait de mon nom, je ne mettais plus de visage sur le sien. Moi qui me souviens de tant de choses, de situations, d’événements infimes de la vie passée, je n’ai absolument pas la mémoire des noms et des prénoms : « il y avait beaucoup de filles dans la classe ! » Nous nous quittâmes au téléphone apparemment satisfaits l’un et l’autre. Je racontai mes retrouvailles à une connaissance qui me dit : j’ai vu à la télévision un homme et une femme qui s’étaient connus à l’école primaire et s’étaient retrouvés des années après, ils ont fini par quitter leur conjoint respectif pour se mettre en couple.

N.H. avait évoqué un professeur d’espagnol que tous les élèves aimaient bien. Je cherche, au bout d’une semaine je retrouve une photo de classe avec ce professeur en photo ; par chance j’avais mis les noms des uns et des autres au dos. Et celle qui s’était souvenue de moi était une fille qui ne m’avait pas laissé indifférent, point du tout indifférent, et dont je me souvenais très bien, sauf que j’avais perdu le lien entre elle et son nom. Je lui envoie une copie de la photo de classe, j’avais trouvé son adresse, je la sus divorcée, je lui joins une lettre gentille, trop gentille ; pas de réponse ; un mois plus tard, nouvel échec. Je lui disais que je me souvenais très bien d’elle, de ses gestes très lents et très précis à sortir ses crayons de sa trousse et autres détails scolaires

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ou péri-scolaires du même acabit. Je lui demandais de me répondre, de me dire quelques mots. La fuite. Je racontais mon déboire à une autre connaissance, une femme qui trouva une raison à son silence : « peut-être qu’elle t’aimait. » La phrase – imparable – à ne pas dire. Misère de misère vaine. Ma destinatrice avait eu sans doute raison de ne pas répondre, ni même de me dire merci. Mais alors pourquoi m’avoir rappelé tout ce passé si lointain et enfoui dans un oubli apparent ? Encore un mystère des femmes pour moi.

Un autre ratage encore, sur une falaise.

Je la situerai ici, mais elle est peut-être un peu plus bas dans la chronologie. Je n’ai ni nom, ni prénom à donner. Je les ai oubliés, je ne les ai jamais sus que le temps de quelques semaines et d’attendre en vain quelque nouvelle. J’attends encore largement plus de trente ans après. Elles viendront peut-être. Elles viendront sûrement, mais post mortem. Je ne l’ai connue, fréquentée qu’une heure ou deux. C’était un dimanche soir, d’automne il me semble, triste comme tous les dimanches soir, en début d’année scolaire universitaire. En ces temps-là j’allais faire pèlerinage fréquent, en bordure de mer au chemin des douaniers – mon « chemin des dames » à moi. En cette fin d’après-midi désert, j’étais à marcher vers là-bas, ruminant quelque petite misère commune, à emprunter ce chemin encore un peu sauvage, mal entretenu. Plus bas, sur le sable, au pied de la falaise mon regard vit une jeune fille en pantalon qui marchait, lentement, vers le soleil couchant comme moi, et comme moi s’éloignant des hommes.

J’ai perdu des détails, mais je me souviens l’observant, elle en bas, moi en haut, rythmant mon pas au sien, pour arriver en bout de sente juste un peu après son heure à elle. Puis, le ciel furibond de nuées mêlées, s’arrangea, comme dans la chanson, pour m’accorder une courte averse qui fit s’abriter l’inconnue sous un arbre dont les rames protégeaient le haut d’une crique déserte. Pas d’autres humains à la ronde. Je m’en vins m’abriter sous le même arbre, je m’approchais, elle ne bougeait pas, je lui mis mon bras droit sur les épaules, et sans rien nous dire nous avons mêlé hardiment et d’une manière convenue nos langues comme si nous nous étions toujours connus, je n’ai jamais retrouvé avec qui que ce soit une telle sensation d’étrangeté et d’élan naturel ; je lui caressais les seins, je dus lui arracher des mots, quelques mots. Elle restait là avec moi, attendant que je me décide à ceci ou cela. Elle avait un visage étrange où le nez, la bouche et le menton se rapprochaient. Le cadre, la falaise, la crique, les arbres nombreux en bordure de mer, la marge entre terre et eau, l’heure, la pluie, tout était aussi romantique que dans un poème ou que dans un film amoureux, un rêve tendre. Nous revînmes lentement par le sentier au haut de la falaise, moi parlant, elle blottie sous mon aile, on s’arrêtait posément on s’embrassait, je m’occupais beaucoup de sa poitrine, elle ne me refusait rien, ne parlait que pour répondre à mes questions : son prénom, je ne sais plus quoi encore, notre vie d’écolier à chacun ; un dernier long baiser au bout de la rue où elle habitait, elle était une presque voisine jusqu’alors inconnue, un vague adieu, moi : « je vais t’écrire », elle : « oui, mais demain, je déménage, je pars pour R. ». Enfer et damnation ! Malheur et putréfaction ! « Ô le courrier suivra bien » pensais-je. Ici, j’achève l’historiette, le temps d’un film, l’une des plus belles sans doute,

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car des plus étranges, de ma vie. Mais je ne sais si je dois appeler cette courte aventure « ratage ».

Noëlla.Noëlla M., dans les toutes premières années de la faculté. Je l’avais

connue au lycée, je ne l’aimais pas pour raison politique et physique, la trouvais peu intelligente, mais j’en avais envie vulgairement parlant ; d’elle parce qu’elle se présentait là et que justement je ne l’aimais pas. J’aime bien aussi les gageures. Sa petite chambre de cité universitaire : nous devisions éloignés, puis de plus en plus près et finalement assis, l’un à côté de l’autre, sur son lit, de tout et surtout de rien, elle me montrait des photographies, j’allais me décider, c’est le moment que choisit mon regard pour croiser un autre regard, celui d’une photo installée sur sa table de nuit : un homme jeune, je ne sais pas qui il était, un amant, un fiancé, un vivant ou un mort ; un mort je crois car elle avait subit un grave accident automobile. Frère, petit ami, je ne le saurai jamais. Et tout désir s’éteignit comme par mauvais enchantement – la Morale avait frappé – et je ne désirais pas que cet homme jeune qui me regardait soit témoin de quoi que ce soit ; et je me dis que l’échec était au bout imparable. Le rêve s’acheva là, tout désir quitta ce lieu où un inconnu inquisitorial m’observait. Je pris congé pour l’entre-revoir, lui entre-parler à elle, deux ou trois fois, sans rien de notable à en dire. Benoz douéiou !

Dulcienne.Dulcienne C., elle était comme moi de toutes grèves universitaires qui

jalonnèrent la décennie qui suivit Mai 68, elle avait quelques années de moins que moi, je la rencontrais par hasard à la sortie d’un cinéma, tard après la deuxième séance ; elle voulut que je la raccompagne à la cité universitaire ; elle était seule, avait peur me disait-elle ; je le fis. À peine arrivée, elle me dit « tu peux rester », commença à se déshabiller comme si j’étais un meuble ; machinale ; me laissant pantois ; dans une expectative totale, sans doute parce qu’elle avait un œil qui virait, tout en causant de tout de rien ; se lava les seins qu’elle avait généreux, obusiers, fermes et lourds ; elle n’eut plus bientôt pour tout vêtement qu’un long tricot ; elle avait l’originalité de ne pas avoir de poils au pubis à une époque où il n’était certes pas mode de se raser, mais de laisser la nature s’exprimer, si bien qu’elle semait le doute sur sa nudité, cuisses serrées. « Tu couches où ? Là » (désignant son lit) « ou là » (désignant par terre, l’entre lit et bureau d’une chambre universitaire si étroite). Moi : « Comme tu veux » (en mon for intérieur je récitais ma litanie imbécile : on doit respecter les femmes, féminisme oblige, ne pas forcer la main) « non ! c’est comme tu veux », « non, comme tu veux ». « Tu sais hier soir, à ta place il y avait (prénom oublié) ». Cela me suffit. Suffit pour me couper la chique. Ajouté à cette non pilosité intrigante, je veux dire d’intrigante. Je couchai donc par terre, dans la venelle, et devins dès le lendemain la risée (mais je ne le compris que bien plus tard) des unes et des autres et surtout d’une copine à elle (celle-là avait une poitrine énorme, naturellement énorme et non siliconée) qui des années après, un soir de bistrot, au « Pilori » (c’est le nom du bistrot), sembla vouloir me cracher tout son mépris de femme vis-à-vis de moi, l’olibrius baptisé « indifférent aux femmes » alors qu’il n’en était justement rien. La première des deux est aujourd’hui je crois professeur de français sans une once de culture.

Plus tard, mais il y a déjà bien longtemps. Aujourd’hui, trop tard. Petite, celle-là avait belle frimousse, des traits fins, une jolie chevelure amplement

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frisée (aujourd’hui des cheveux courts épars), une croupe très souple, un corps léger, de tous petits seins, quelques années de moins que moi. Un jour, il me prit l’idée après fortes hésitations (« non pas cette semaine, la prochaine ; non pas jeudi, vendredi ») de lui téléphoner et de lui poser une question faussement ingénue mais après quelques précautions oratoires pour la préparer : « dis toujours ! »  : « Est-ce que ça t’intéresserait de faire l’amour avec moi ? » Elle presque dans l’instant, elle m’avait deviné je pense : « Non… non … ça surprend ! » Je la revis quelques semaines plus tard ; elle, comme si de rien n’était. Plus tard après quelques rencontres inutiles et hors sujet, je lui écrivais deux ou trois lettres. Un jour je lui retéléphonais : « Arrête de m’envoyer tes… trucs, … tes papiers ». « Ah, bon ! c’est comme tu veux, il suffisait de me le dire ». Mes poèmes, des trucs, des papiers. Belle égérie ! Quel gâchis, quelle bassesse ! Je l’aperçois encore de temps à autre ; elle comme moi, vieillie, grossie ; il y a peu, je suis passé passif juste à côté de son indifférence aux effets rances ; elle causait à une copine de longue date : « mercredi non ; jeudi non plus, je vais au kiné ». Cette phrase m’amuse encore et je me suis mis à imaginer nos déboires si d’aventure elle changeait aujourd’hui d’avis. « Vieille fille », je la crois presque vierge encore.

Je suis en train d'oublier, je crains définitivement, deux ratages avec qui j'avais repris contact il y a peu. Il faut garder ses souvenirs intacts, les faire bonifier dans les rêves, et garder précieusement ses souvenirs de rêves intacts, ses rencontres imaginaires avec la lune, les astres désirés, ou les vieilles photos mortes d’autres personnages ; et là, je les ai plus ou moins perdus.  Le trivial, la non-poésie triomphent toujours un jour, un mauvais jour d’oubli ! Tristesse ! La première dans le temps, du même modèle physique que N. H.. Elle m’a achevé, il y a peu. Je la côtoyais de la classe de troisième à la terminale. Moi : « tu me plaisais bien ». Elle : « désolée ! je n’avais rien remarqué ; je ne m’intéressais pas aux gens de mon âge. » Digue-dingue, grelots et patatras ! Elle s’en déclarait flattée (par politesse sans doute) et moi « hu-mi-lié » comme disait je ne sais plus qui. « Drôle de Jean-Pierre » me dit également cette fille qui ne m'inspire plus rien ou si peu, et a fichu en l'air mes désirs et mes rêves, faux souvenirs.

Claudie C.La seconde, Claudie C. : toute mince, menue, jambes de gazelle

superbes, tout petits seins, très cambrée, elle petite et fine, au visage étrange ; j’ai revu une photographie d’elle quarante ans après et j’ai retrouvé son sourire d’antan, avec une dent légèrement torse sur la ligne rangée des autres dents. Et j’ai revécu une fois encore cette conversation inutile sur la plage après mon désir de la revoir, où elle me dit, moi creusant un trou dans le sable, elle montant un petit mur barrière devant elle et me le faisant remarquer, « je vais me marier ». Patatras de nouveau. Une enclume sur le crâne, salut, adieu. Aujourd’hui mère de quatre gars, elle est fière de cette réussite. Pourquoi non. J’ai perdu sa correspondance, reprise il n’y a pas très longtemps, pour lui avoir écrit, je pense : « tu m’embrasses par Internet interposé, ce sera bien la première fois que tu m’embrasseras ». Les mots à ne pas dire, pourtant gentils et anodins, non agressifs et tendres, trop tendres. Elle refuse, plutôt plus que moins, d’évoquer son passé pour de louables raisons de mal de vivre ancien, de leurre de charité sociale, de jeunesse douloureuse moralement et physiquement. Et qui sait quoi d’autre.

Combien de fois reçus-je cette enclume sur la tête ? Combien de fois acceptai-je cette misère morale, cet abandon ? Et je partais me perdre à la

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marche, là-bas dans le parc aux mères de famille à jeunes enfants, plus loin sur une route perdue et déserte de campagne ou bien encore à la frontière maritime des flots et du pays, frontière ouverte et triste, sans amie la frontière à qui se côtoyer – si peut-être, quelques phares en sourdine –, moi l’inconsolable, seul en bordure de mer sur le sentier commun au soleil éclatant pour les autres d’été, au petit frais d’automne, à la chaleur retrouvée de loin de printemps, sur une plage hivernale déserte d’avant la mode des chiens et des sportifs du dimanche à tout va, presque satisfait et comblé dans l’instant en ma routine d’échec, en accord avec ma réalité personnelle, avec pour témoins la mer, le ciel, le vent, le soleil, les embruns, que sais-je encore ? Au temps où tant de ratages s’étaient accumulés selon ma norme. Mais avec les jours, les mois, les années, la male mort de l’échec se fit de plus en plus pesante, avec pour démon au cœur la Mort de la Tentation qui s’écrit implorante, pleureuse et sévère : « Viens, tous les lendemains d’ici-bas sont funèbres… Viens, plonge en mes cheveux ruisselants de ténèbres9 »… Ô, cette pourvoyeuse de désespoir et de fosses, au compteur des échecs ! Moment non feint de grand malheur en tête, de vouloir en finir ; combien de fois ? Sauvé – ne riez pas ! – par quelque pratique salutaire du culte de ses propres mânes et ladres de foyer solitaire, froid, conforme ; pseudo-plaisir, vrai exutoire atrocement triste.

Oui ! j’ai aussi eu depuis toujours, le sentiment éclatant de la déchirure, des départs et de l’éphémère des petits moments de bonheur. J’en pleurais avant d’en rire. Je pensais à la chute déjà avant les moments de lévitation. Enfant parfois, adolescent surtout je ne disais bonjour que de la voix, je ne serrais jamais les mains, ou n’embrassais jamais quelque vague copine ou sœur de copain que ce soit, car ma hantise était « le plus tard, l’après », alors que je n’étais encore que dans « l’avant du pendant ». J’ai des souvenirs de lieux émus, à deux pas de la mer, près d’un mur ancien, je me souviens : « je ne dis pas bonjour pour éviter d’avoir à dire au revoir ». Eux, en eux-mêmes, sans doute : « Il est spécial », ou bien : « Encore à dire une connerie sans queue ni tête ». Le déchirement. Dans la soirée, dans la journée, au moment d’abandon et retour en ma solitude. J’ai été généralement exact aux rendez-vous mais j’aime être le dernier arrivé, partir le dernier, fermer les portes sur le vide des sentiments, achever les choses, les espoirs, les rencontres, la joie et, plus sûrement et depuis si longtemps, la tristesse et la peine, avant l’oubli des autres (leur oubli pas le mien). Recevoir plutôt que d’être reçu, achever le chemin plus loin que tous, après le dernier bonsoir, donner plutôt que recevoir. La fête bat déjà son plein, tout a commencé depuis si longtemps, j’ai toujours été moins actant qu’observant, au bar des rares bals que j’ai fréquentés plutôt qu’à danser. A quoi bon danser, je ne sais pas danser, ne veux pas savoir ; danser a pour moi un côté totalement ridicule. Je suis « l’éjaculateur retardé », moins souvent par désir ou plaisir prolongé que parce que je suis celui qui commence à s’amuser quand la fête est finie. S’amuser, un bien grand mot.

Catherine H.Contre-temps, je me nomme contre-temps, contre-emploi, contre-

sentiments-apparents, loin des apparences, un esprit inversé, un humour incompris, un malentendu permanent. J’ai éloigné d’un souffle les filles les plus décidées, j’ai vu s’écarter les filles délicates, au moins en apparence, qui

9 Poème daté de 1892, in Au Jardin de l’Infante, d’Albert Samain.

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me plaisaient le plus. J’étais donc spécialisé dans la confidence, les petits secrets, les grandes misères juvéniles ; j’avais un talent de confesseur – j’aurais dû me faire prêtre ou mieux, moine, loin de tout, perdu dans des rêves impossibles, compilateur et glossateur moyenâgeux, mais ne le suis-je pas devenu un peu, malgré ou plutôt grâce à toute l’adversité possible – le religieux asexué à qui l’on confie tout, de préférence le plus intime ou le plus glauque. Je me souviens de cette fille, Catherine H., m’expliquant toute la perversité de son être qui refusait à un « brave curé » de lui caresser son corps nu, tandis qu’elle se livrait au jeu de la fille qui pose devant l’homme d’église plus âgé et qui la crayonne, irradié de désir charnel inassouvi. Avec le recul du temps, je me dis : Quelle salope ! C’est toi, la fille, qui péchais! J’évoquerai mon échec avec elle une autre fois, plus tard.

Jocelyne.Je me souviens également, oh ! dans un autre genre, de cette fille

Jocelyne M., fille agréable, grands cheveux longs châtains il me semble, visage fin, mais aux jambes sans doute un peu trop minces à mon goût, qui me conta tout un tantôt d’été au bistrot, dans les magasins, dans les rues d’une petite ville de montagne au bord d’une rivière et d’un lac connu, les réticences là-bas, chez elle, de ses parents à accepter son petit ami. Et moi, j’attendais, je rongeais stoïquement mon frein ; je n’avais ni sexe, ni corps, ni âme ; j’étais l’anodin « psychologue » à qui l’on confie tout et rien, et je me rongeais aussi moi-même. Mais j’avais le bonheur de deviser avec une jolie fille qui se dénudait du cerveau à défaut de se dénuder le corps. On était tous deux moniteurs de colonie de vacances ; le matin même, j’avais raté de ma faute l’essentiel ; les douches individuelles étaient dans un local unique, ni mâle ni femelle ; elles ne possédaient pas de porte mais une simple entrée, un pan de mur pour dissimuler chacun, chacune et j’eus la faiblesse, par respect imbécile, de ne pas franchir les quelques mètres qui me séparaient d’elle. Je m’en veux encore, pour elle autant que pour moi. Je la revis un ou deux ans plus tard, à N. où je demeurais alors, face à la gare, près de la patinoire ; les deux fois elle me croisa sans me voir ou plus exactement sans même faire mine de ne pas m’avoir vu. Comme on dit, elle me snoba. Âme de femme est tordue.

En pleine crise sociale de féminisme, j’avais compris qu’il fallait respecter la femme, mais j’avais mal assimilé comment. Mal compris. Je restais interdit, sans voix, interdit de séjour, sans sexe surtout. Pourtant, pourtant… Bien souvent j’attendais en vain, comme dans la chanson de Ferré, jusqu’au petit matin les fausses saintes nitouche d’une fausse armée du salut, pas assez mâle, trop féminin, à l’écoute… Moi, « T’as de belles dents, fais voir tes dents. » Elle : « elles sont mieux à toucher » me disait une fille avinée tout en m’interdisant d’en faire plus. À cet instant, cela m’arrangeait un brin, j’avais souvent peur de m’engager dans quelque traquenard, coupe-gorge, voie sans issue, ou sac sans fond, pensant trop loin en avant…

À un âge nettement pré-nubile pour ne pas dire très enfantin, ou infantile comme on voudra, j'adorais déjà les ruines.  Les ruines, c'est tout un  programme avec le temps. Mon goût très prononcé pour le passé, son mystère, cette nostalgie pour les civilisations mortes et l'archéologie depuis mon plus jeune âge.

Voilà ce qui ne m’a jamais déçu, mais qui pèse si lourd au cœur. La folie de croire que l’on puisse vivre d’autres temps ; pourtant on les vit en rêve, en communion dans un vieux musée, un vieux livre, un paysage antique. Vieilles

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langues non mortes puisqu’on pense encore à vous, puisqu’on en annone quelques mots, phrases, expressions, traductions choisies. Notre époque utilitariste critique les musées, les vieux musées avant tout pour ce qui me fait les aimer : leur anachronisme, leurs murs qui en ont vu tant et tant, leur vie intérieure, leur non mort, leur persistance loin du monde extérieur et du temps présent, leurs mystères embrumés, leur lieu sublime de repos, de réflexion, d’extase. Leur caractère sacré. En cela, la pensée y transcende la nullité généralisée, la médiocrité présente des arts et de la poésie.

J'aime tant les parcs à la nature apprivoisée ou follette à l’abandon, le coin sombre et humide sous les arbres séculaires, la mousse verte du temps poivré humide, au bout tout au bout du mystère d'un bosquet, d’un vieux kiosque ou d’une tonnelle toute décatie à charmille moisie, et d'une vieille demeure qui sait tout du passé des morts et qui ne se livre pas facilement aux vivants.  Il faut communier avec les pierres pour approcher ce passé-là.  On s'attend à trouver des gens des siècles d’autrefois et grand désespoir : ils ne sont plus présents, mais on peut deviser avec leurs ombres, se raconter des histoires de cette époque, leur parler y compris à voix haute, leur poser des questions, leur demander ce qu'ils étaient dans leur vie, leur dire ce que le triste monde des hommes est devenu, leur expliquer, leur faire comprendre ; il faut être seul pour le faire et peut-être mieux en automne ou en hiver.  J'aime les paysages vides d’homme dont la présence vive, vite pollue. Les paysages vides d’humains, ou juste accompagnés de quelques hommes au loin, saisis de dos, se retournant surpris, en cadrages inattendus ; d'inconnus, d'illustres inconnus morts aujourd'hui. Les cimetières. J’aime les champs vides, les coins de terre déserts, les marais aux roseaux hauturiers, la rivière perdue, le bras de mer écarté en la crique, ou en longue rectitude au bord de la dune, en rive d’un traict, lorsque les vaguelettes d’une fin de marée imperceptible lissent le sable chaud ou froid, c’est selon la saison, l’inutilité intrinsèque de l’existence humaine au rythme des jours qui passent aux cieux, les matins ensoleillés, les soirs au brun, le « clapot » d’un bec d’oiseau dans la mare aux canards, et je fuis les grenouilles qui veulent se faire aussi grosses que le bœuf, ou plus exactement j’attends qu’elles éclatent, moi à l’écart, non par prudence mais par mépris ; la joie pour moi, la triste joie sans doute rancunière d’assister par hasard au désastre. Et puis j’oublie les noms même des aimés (des amours, des amitiés, des désirs et des tendresses, des caresses volées quand plus rien tant ne se dresse, des caresses sans adresse, d’adresse perdue, de maladresse et de désir fou éteint). Et des générations identiques aux précédentes, identiques à cerveau bridé, renouvellent le cheptel humain ; préparent, elles aussi, leur mort à concessions vitale et mortuaire ; et j’en désespère, bien plus qu’un brin. Un drapeau de révolte, seul au milieu de l’avenue, à la main.

Chez moi le mystère et l'invisible (le non partagé par la plupart des gens, le non pensé, l'inconnu total) sont liés à la nostalgie. J’y ajoute quelques bonnes pincées de baroque et de tout ce qui sort du commun et de l'académique. Et classiquement, tout ce qui a une âme, surtout.   Enfin, l’indicible lié à l’amour, au désir amoureux ou à la tendresse devant un corps, un visage, une expression de vie, la manière de pencher une tête, de tendre une main et, pour un animal familier, de me prodiguer sa joie.

Olivier Mathieu : la nostalgie des dinosaures.

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Désirer, c’est l’instinct qui s’exprime malgré soi. Aimer, c’est « comprendre l'autre » et « ressentir le vécu et les idées de l'autre ». Expressions synonymes chez moi.  Ainsi, pour apprécier un auteur, il faut partager, établir des ondes, des correspondances, faire revivre son propre vécu.  Il est donc normal qu’Olivier Mathieu soit – lui la nostalgie des filles du passé, l’ami « anarcho dix-neuf-cent » – que je sois – moi l’ennemi démuni du temps présent – que nous soyons inactuels. Mais, finalement, est-ce permis à tout le monde ? Au beau monde, au bas monde ? Anachroniques, attardés dinosaures incompréhensibles et indécryptables, toi, moi.  Déni de nos amis perdus, de nos âmes brontosaures. Un diplodocus se tient immobile à la croisée de nos deux chemins. Nous sommes de la peau tannée, perdue des cœlacanthes, des sauriens secondaires, des ptérodactyles géants d’agonie archaïque.

Voilà l’essence même de mes échecs, je voulais corps à corps perdu et j’avais pensée, je voulais pensée et cœurs et j’avais corps perdu sans âme. Et le plus généralement ni l’un ni l’autre, mais confusions et malentendus. La trame de ces historiettes naïves que je viens de conter est immuablement la même, mais la forme, les lieux, les circonstances, le pourquoi, le comment, la manière de prendre congé furent toujours uniques et renouvelées. Je n’en ai livré qu’une portion, une part, quelques fumets. Et puis, comme le Faust de Goethe, je pourrais dire : « Deux âmes, hélas! se partagent mon sein, et chacune d'elles veut se séparer de l'autre : l'une, ardente d'amour, s'attache au monde par le moyen des organes du corps ; un mouvement surnaturel entraîne l'autre loin des ténèbres, vers les hautes demeures de nos aïeux »…

Aussi, n’ai-je jamais vécu que dans un passé-futur permanent où le présent finalement ne paraît pas, ne compte pas à côté du passé où les siècles se mêlent allègrement d’amertume, de sang, de fureur mais aussi de beauté, en autant de tableaux historiques et géographiques. Le présent me paraît passé dans les récits et les livres, idem en mes écrits. Et le futur n’est jamais qu’une utopie régressive y compris en maints apparents progrès techniques, chimiques ou biologiques. La terre court à sa ruine. Alors que l’avenir fou de liberté et de bonheur est là à ma porte, à portée de voix, de bras, de main ; mettant à bas la routine des ans, des gens, des vents, des pans de muraille descellés des astres morts ou moribonds de petits terriens imbéciles, étroits ; déambulatoires négriers de fous volants, de danseurs de cordes ratés, de parodies d’olympiens brûlant de Vie qu’ils ne pourront, jamais au grand jamais, glaner aux cieux, aux nuées des tonnerres, aux sources d’eau vive des dieux.

L’étrangeté des lieux, des gens, les vieilles pierres dressées ou allongées à l’écart du monde bercent ma nostalgie. Le flamboyant, le bizarre et puis l’inattendu permanent. Mais de nos jours la vie ignore les Janus, les êtres bicéphales tournés à la fois vers le passé et le futur, à contempler l’impossible, à ne rien se contenter, ni se complaire, porteur des clés du passé et de l’avenir, dont le Saint Pierre chrétien est la pâle copie, désespéré de voir l’ineffable malheur d’un monde qui a perdu le sens du vivant, renie ses morts, oublie ses descendances. Le sens du vivant, c’est à qui avalera l’autre, animal, végétal, fluidités diverses et sucs anoblis des abeilles. C’est la communion intime et cruelle de la fleur carnivore et de sa proie insecte, l’oiseau ingérant la graine pour la semer ailleurs. La nature n’est pas chaos, mais la matière est pensante, agissante, inter-agissante. Cette réalité-là est patente. N’y mets pas fin, petit homme ! Ne touche pas à la Vie, vil imbécile,

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niaiseux, débile. La vie dans la nature, c’est une Intelligence certes cruelle, mais aussi merveilleuse et insondable, un dieu créateur permanent, immanent, indéfinissable, le premier des démiurges, le roi des Dieux, l’Esprit du Vivant.

Je n’ai jamais été vraiment jeune, tout de ce que les autres fuient, je l’ai pris au sérieux et négligé une part de l’homme : l’inessentiel, le futile, le fluide, le non-sérieux, le rien. Moi qu’on voyait rigolo, à l’âge où l’on s’amuse, j’étudiais, me préparant un avenir chéri qui jamais ne vint. J’ai gâché ma vie je crois aux études. Mais sans elles serais-je apte à écrire ce que j’écris ? À apprendre encore et toujours, pour rien, pour vivre en somme. Et puis, la vie a-t-elle un sens ? Que d’efforts pour si peu de bonheur et pour une fin attendue et connue de tous depuis l’enfance, et si rapide. À peine dit, à peines perdues, je suis un insensé bouffon. Introspection, inspection, diversion… Je me suis amusé autrefois de leurs « fouailleries » quotidiennes et mesquines, ou « folaisons » hors saison. Les hommes, jeunes tels qu’en moi-même. J’aurai eu plusieurs vies par procuration, celle des morts, celles des rêves, celle du dedans et du dehors, du salariat et du temps dit libre, enchaîné au retour négligé et imbécile. Mes vies auront été très tristes. Mes vies auront été non-vies, morts en vie, Ah ! vieil Armand Robin, une schizophrénie permanente refusant le monde en lui-même, la société argentifère en elle-même, la bassesse humaine en elle-même. La médiocrité, et ma propre médiocrité. Mais j’ai gardé intact la même ingénuité, la même hargne d’adolescent, ma rébellion idoine intacte contre le mur de l’indifférence, de la bassesse, de l’incompréhension, de l’impossibilité de faire avancer le monde dans le bon sens, jamais démissionnaire. J’aurai toujours eu mon même amour naïf d’enfant pour les insectes, les fleurs et les paumés mes copains, au coin de la cour de récréation. Les jolies pierres, les jolies fées, les jolis espoirs. Espoirs perdus toujours. M’accommoder ? Impossible.

Oui, la famille, les proches, les amis. Mais c’est le même mystère pour tous, les mêmes solitudes. Les solitudes à plusieurs, collectivisées. On est toujours seul à s’extraire de l’œuf, on ne meurt jamais sans perdre en soi ses seuls mystères.

Il convient de bien comprendre le mot de Mallarmé : «  La Chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres ». Il n’y a rien de blasé en cela, mais tout le désarroi de l’inutilité d’aller au fond des secrets humains et du vrai partage. (Seuls l’ovule et le spermatozoïde connaissent la fusion sidérale et transcendante. La fusion sidérée.) La sensibilité à fleur de peau et maladive – pour ne citer qu’eux – comme chez Rimbaud, Verlaine, Baudelaire que Vallès pourtant estimable en d’autres occasions ne prenait que pour un poseur et écrivain à petit tirage confiné dans les curiosités littéraires des siècles à venir, l’un de nos meilleurs poètes.

Les filles, inadéquation entre elles et moi (et eux aussi, les soi-disant amis), regrets de m’être illusionné sur certaines et sans doute la plupart. Chercher à reprendre contact en doux ou cruels souvenirs est une vraie bêtise, car cela entraîne la mort des beaux rêves, au sens figuré et réel - il m'arrive encore de rêver à des filles de ces temps-là comme elles étaient, comme elles ne sont plus, comme je ne suis plus. Compréhension, et tant d'années après, que je n'étais pas dans la norme et que je n'ai jamais été qui je devais être ; contingences sociales et incompréhension des autres vis-à-vis de moi et de moi vis-à-vis des autres ; décalage entre la médiocrité, la satisfaction béate, l'accommodement à tout, l'esprit non artiste de la plupart,

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leur manque de folie, leur désir de faire carrière, l'impossibilité de les faire bouger, le non progrès et même la régression des âmes et de l'intelligence. Et époque tellement nulle, illusions des années soixante et de la fausse liberté des mœurs.  Je ne savais pas, je ne me rendais pas compte, à vingt ans déjà, à quel point j'étais anormal et que je ne faisais partie d'aucun bord et encore moins d’aucun centre. Je serai toujours minoritaire et demain si tout le monde devait penser comme moi, je n’y serais pas, je n’y serais plus, je m’exilerais ailleurs, je plierais bagages et me perdrais sur la banquise s’il en reste un brin encore.

Ô, que dire au vide des gens, du passage du temps, de l'oubli des autres du passé, de leur quasi absence de nostalgie, de leur rejet du passé pour s'accrocher à leur présent dont ils semblent plus ou moins satisfaits, à quelques petits chagrins près. Que dire de devoir toujours forcer la main, aller au devant, forcer les portes. Une blessure de plus. Regret d'avoir réouvert la boîte à bijoux anciens en découvrant que les bijoux étaient sans doute pacotille. Rêve éveillé de moi... un autrefois qui a duré quarante ans. Boîte de Pandore finalement (aussi bien celle du gendarme Pandore, que le bonheur et le malheur mêlés avec Pandôra)  ou boîte noire pour certains ; et boîte à malices pour le passé des uns et le futur des autres lui-même, mais surtout boîte oubliée pour et par le plus grand nombre.

Mais heureusement que je n'ai jamais été que moi-même, moi l’ami ingénu des uns des autres, prêt à complaire non par bassesse mais par amour du partage. Parmi les modes idéologiques ou politiques, vestimentaires ou d’apparence, heureusement que je n’ai pas écouté les crétineux individus qui décrétaient, petits stalino-salauds de pacotille, qu'écrire en soi n'était pas révolutionnaire (sauf à écrire des brûlots inutiles et des théories fumeuses) et je ne sais quelles autres fadaises.   

Je viens d’évoquer Pandore mais je sais que sans gendarme et sans un minimum d’État, la société serait pire et encore plus invivable, car la masse est imbécile, moutonnière, hurleuse, assoiffée de vengeance contre sa triste condition de Riens, de Néants à pattes, sans véritables états d’âme, sans cinquante solutions possibles à imposer au moindre problème politique, productif, reproductif, où la dialectique est simplissime et bête, toujours sordide, jamais grande, généreuse, élevée, sauf parfois chez les plus humbles des humbles vermisseaux humains roulés depuis toujours dans la farine et plus sûrement dans la boue.

L’Anarchie, l’an-archie, la réelle et noble Anarchie est une théorie élitiste par delà tant et tant de petites choses mesquines. Je revendique l’émotivité, l’émotion, les sensations, la sensibilité, la sensualité à la base de tous les arts. Le droit à l’élan insensé, à la folie créative. La démesure, la destruction des conventions, des coutumes imbéciles, de la civilité creuse, du conformisme ambiant, du jeu de la vie puéril du petit homme, animalcule vil et creux. Mais pas la destruction des hommes en soi, ni des œuvres belles ou laides du passé ou du présent.

La seule Révolution à faire est individuelle ; s’élever, toujours chercher à s’élever. Contre l’adversité même et au milieu des pires déboires. Rire du vide des journaux, de l’art moderne, des programmes ou plutôt de l’absence de programmes ambitieux politique, esthétique, éthique. Abhorrer le train-train gnangnan, à la vie à la mort, des idéaux néants, néantesques, néantissimes. qui anéantisent et amenuisent. Révolution, rêves en évolution, circonvolutions, culturelle. Oui mais, pourrions-nous « gulshuwar gulsh » 10 ?

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comme on dit en hittite. « Décréter le destin ? ». Décréter par nécessité ontologique et vitale. Folie !

La sensibilité est le principe de toute action, un symbole de vie épargné. Je ne conçois les vraies relations humaines qu’en terme de sensibilité, d’émotion vitale ou vitaliste. Ce en quoi je ne peux être que totalement au pourtour du monde dit civilisé, en bordure des dernières forêts vierges. On choisit le malheur ou l’échec, la licence ou la chasteté moins par goût (d’où la douleur sans fin) que par conformation du système nerveux et l’agencement des neurones pensants. Le social, les relations entre humanoïdes ne viennent qu’en second. Tout est écrit de naissance en notre corps. Les premières années de la vie ne font que peaufiner la bête. La famille, l’environnement social, les premiers émois sentimentaux, intellectuels, artistiques. Et pour achever le tout, il y a les canons plus ou moins communs ou originaux de la beauté, faits d’harmonie ou de disharmonie discrète, d’agencements subtils parfois. Et là, la chasteté ou la licence n’est plus qu’un malheur sans partage, une tare involontaire. Douleur, lorsqu’on prend conscience d’une non beauté, d’une médiocrité en tel ou tel domaine, d’une absence de talent.

Je n’accepte pas, je me refuse depuis l’enfance, la pré-adolescence à vivre de gaieté de cœur, de vivre heureux et réussi, de vivre à fond dans une société mondialement dirigée par les maîtres et saigneurs de l’argent, du flouze, du blé et de l’avoine, de l’artiche et des thunes, du picaillon, des sous, du fric, et j’en laisse sur le pavé ; du Veau d’Or enfin, dont l’invention ou tout au moins la diffusion doit tant, est largement redevable au judéo-islamo-christianisme, ce mal absolu, ce medium des media de la propagande. Mourir sous régime capitaliste, décadence morale, conformisme bourgeois, destruction de la nature, médiocrité généralisée, hyper-technicisme imbécile, voilà de quoi je mourrai sans nul doute un jour. Étouffé par la chute des immondices sur ma vieille couenne.

Qui ne souffre pas, qui n’a pas souffert un jour dans son corps et son âme, ou qui n’a pas connu grand ou petit malheur ne sait pas, et doit se taire artistiquement parlant, car il ne connaît pas les mystères d’effroi glacé de la Terre. Les filles, les vraies, sont toutes Filles du Feu, au feu des Dieux, Vulcain, le cratère insatiable, le grand brûlot, le vaste chaudron, le volcan en éruption. Or combien de volcans sont morts, éteints sans rémission ? À quoi est condamné celui qui entend s’accorder plus que quelques instants fugitifs de vrai bonheur délicat ou plus bestial ? À vivre aux limes et aux limbes du monde. « Car la coupe de l'existence / Ne pétille que sur ses bords11 »…

De fait (pour citer Brassens), on pourra dire de moi que « je vivais, à l’écart de la place publique, Serein, contemplatif, ténébreux, bucolique ». Serein parfois, en brins d’éclair, rarement. Contemplatif, certes, mais pas dans le style des Contemplations d’Hugo, père de la patrie et poète con-sacré. Ténébreux, oui da ! Ténébreux comme l’ami Gérard. Et bucolique, ça c’est sûr, tel le vieux Virgile et les auteurs luxuriants de Marot à Nouveau, en passant par les baroques, mes grands amis aussi. Je serai toujours le naïf, tenace en évidences refusées, ou dans l’attente souvent de quelque miracle inconnu. 10 De « gulšuwar » destin et de « gulš- » racine du verbe signifiant « tracer, dessiner, représenter, décrire ; écrire en hiéroglyphes », « gulzi- » est le radical du nom désignant le « dessin, document hiéroglyphique » (sumérien GIŠ.HUR) et « gulzattana»  le « document hiéroglyphique». Cf. Glossaire hittite, par Alice Mouton, d’après Harry A. Hoffner.11 Albert Samain, Ode.

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Voilà en quoi je ressens comme un frère cet autre aventurier du néant, ce beau raté de génie noir, le Gérard romantique. Pas bégueule pour deux sous, lui le poète délicat (dans Une Allée du Luxembourg : « Elle a passé, la jeune fille / Vive et preste comme un oiseau : À la main une fleur qui brille, À la bouche un refrain nouveau. C’est peut-être la seule au monde Dont le cœur au mien répondrait… Le bonheur passait, il a fui ! »), notre Nerval sensible, curieux de tout, du hors les normes et de l’étrange, sensitif en relation avec l’au-delà, amoureux des cloaques et des lieux les plus sordides de Paris, Gérard est mort pendu aux grilles d’un égout par une nuit hivernale de neige et sans le sou. Il fut retrouvé au matin, rue de la Vieille Lanterne, ruelle parisienne étroite et sombre, moyenâgeuse, mystérieuse, d’une beauté primitive et d’une lèpre sordide (les gravures qui restent de cette venelle en tranchée sont éloquentes). Cocasse, son chapeau était encore perché sur sa tête, ce qui semble peu compatible avec ce genre de mort où le suicidé, même le plus convaincu, a toujours le dernier réflexe de se débattre en vain. D’aucuns parlèrent de crime crapuleux masqué en suicide. Mais que voler à un indigent ? Quelqu’un se contenta peut-être de ramasser le chapeau et dans affubler Nerval pour en faire une plus jolie vieille lanterne avant de disparaître dans l’oubli.

Enterré chrétiennement – bien que suicidé – son tombeau est tout ce qu’il y a de plus païen ou d’un syncrétisme indéfinissable. « Moi, pas de religion ? J’en ai dix-sept... au moins », déclara un jour Nerval, non sans raison. Il gît sous les arbres du Père-Lachaise surmonté d’une longue et imposante bitte, amarrée fermement à sa mère la Terre, dressée roide et fière vers le ciel, au prépuce rabattu et vert de grisé, au gland décalotté incarné par une coupe profonde, une jarre recouverte d’un linge en désordre, comme un ciboire sans croix ou plus exactement tel un calice recouvert de sa patène. Le reste de ses attributs, ses folliculaires sont masqués sous la braguette12

lissée de sa pierre tombale, conservant discrètement et sereinement ici un agrégat, profond et perdurant, de sève tellurique et de pourriture corporelle. C’est sa victoire à lui, sa victoire unique, sa victoire d’Unique, sur toutes ses Filles du Feu, feu des Dieux, feu du Diable ou du tonnerre de Zeus.

Jean Giono a énoncé : « Si l’on a ce don du ciel d’avoir de beaux sens, il n’y a qu’à se servir de ces instruments-là pour pénétrer le monde. »  Certes, oui, mais on met parfois toute une vie pour le comprendre, qu’on avait ce don-ci au départ. Et puis, pas si facile de s’en accommoder et d’en tirer profit pour l’esprit. Comme le berce Albert Samain : « Mon coeur… Un mot suffit à le navrer, Un regard en lui fait vibrer Une inexprimable amertume… Et ton haleine seulement, Quand tu lui parles doucement,  Le fait trembler comme une plume13 »…

Écorchés vifs, nous crûmes les autres faits à notre image. Interchangeables à nous. Puis, l’on se perçut anormaux avant de se

12 Au sens étymologique du terme, petite braie, comme au temps où, de multiples couleurs et très expansive, comme certains bustiers de femme, cette braie mettait en valeur les attributs virils. D’autre part, je n’emploie pas le mot « folliculaires » dans le sens de « (mauvais) journaliste (sans talent, ni scrupule) », mot peut-être créé par Voltaire qui avait vu dans « folliculum » un dérivé de « folium », feuille. « Pour exciter le peuple et les folliculaires » dit Brassens en sa chanson. Mais dans le sens de son étymologie réelle : de « folliculus » qui signifie « petit sac » en latin tandis que « follicule » a le sens de « petite formation arrondie au sein d’un tissu ». 13 In « Viole » (la femelle du violon).

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comprendre différents, intrinsèquement hors de la norme courante. De nos jours où l’alexithymie14 semble se généraliser, devoir triompher, on ne peut que demeurer sceptique sur les vertus du confort, d’un l’hédonisme de bas étage, de la non-prise de risque, de la routine, du rien d’autre à vouloir et rechercher. D’un bonheur de bernique amorphe… accrochée à quoi donc ?

Une forme de sacré en hui est totalement massacré, estropié, atrophié, euthanasié. Je suis d’accord avec Olivier Mathieu lorsqu’il écrit dans un ouvrage pour l’instant inédit, intitulé « Les jeunes filles ont l’âge de mon exil » (à paraître en 2010) :

C’est la rencontre, une seconde,Qui scelle à jamais les adieux,

Mes jours parmi les jours d’un mondeQui ne reconnaît plus les Dieux.

Autrement dit, à quoi bon dire « bonjour » puisqu’il faudra dire « adieu ». D’autant que le monde a perdu tout sens de la mesure (au singulier, je ne « cause » pas physique) et tout sens du sacré (les Dieux, comme aime à dire Robert Pioche) et des vraies valeurs humaines. Être cerné par des limaces grégaires sans saine et sainte folie, sans volonté de se dépasser un peu, sans élan de générosité, sans rien d’humain. Si c’est ça l’homme ! les hommes ! J’admire ceux qui ont créé l’écriture, c’est une belle œuvre d’art autant que de savoir, la poésie, les savoirs et les techniques bénéfiques à l’homme.  Mais pour en arriver où l’on est ! L’art non séparé de la vie est une véritable forme de sacré, liée à la nature : il remonte à la plus lointaine antiquité néolithique et même paléolithique. En ces temps-là l’homme, chaque homme avait de la grandeur, perdu tout nu, tout seul, vivant vingt ou trente ans guère plus, avec un taux de mortalité infantile très élevé, mourant de la moindre maladie, du moindre accident, de la charge d’un animal, de la piqûre d’un serpent, d’un autre homme peut-être, sur cette Terre qui à l’époque était immense et belle et totalement emplie de mystères et tant baroque dans sa nature luxuriante. Il est là, le mythe du bon sauvage à la Rousseau.

Tout se joue tout petit, le bonheur comme le malheur. Conformation physique, conformité mentale. Beauté, laideur ; sensibilité, hermétisme des sens ; délicatesse, lourdeur cérébrale. L’entourage familial et social, l’instruction et la culture confortent ou déconfortent l’acceptation ou non des normes courantes. « Je suis pauvre, il est vrai, mais j’ai des sentiments » dit un des personnages, un ouvrier, dans L’Académie de Nerval. Je fais mienne cette phrase où j’entends « pauvre » dans un sens plus élargi que son acception courante. Moins pauvre d’argent que pauvre de compréhension, de situation sociale, de « réussite ». J’avoue. J’avoue tout. Mes ratages amoureux ne sont qu’un aspect d’un ratage plus général.

Que j’aimerais parfois arrêter de penser ! De panser la blessure au baume de la nuit. « Il n’y a plus rien ». Vide sidéral d’avortons. Le confort et le luxe des assis. Les médiocres ramollis du ciboulot pavoisent et boulottent, laids et vils, parfois fort civils, souvent rusés, plus souvent triviaux. Je suis hors de ce monde-ci dont la tête est en bas, dans ce monde réellement inversé 14 L’alexithymie : difficulté à ressentir et exprimer ses propres émotions. Ce n’est pas de l’insensibilité mais un handicap pour mettre des mots sur ce qu’on éprouve et avoir des comportements adaptés à ce que l’on vit intérieurement sur le plan émotionnel. Ces difficultés sont une source de souffrances et de malentendus tant pour la personne que pour son entourage. Les individus alexithymiques ont des difficultés à reconnaître les émotions d’autrui et à en tenir compte.

Page 24: Voyage en Arromanches, Olivier Mathieu, préface de Jean-Pierre Fleury

où le Faux, le Laid et la Mort sont l’expression du Vrai, du Beau, de la Vie éternelle. Dans ce nullissime monde du Mensonge établi, patenté, décrété, édifié en béton, inscrit au mur des réclames et de la propagande argentifère. Je suis embastillé entre deux mondes, sur la lame acérée d’or d’une vie/non-vie. Je vis réellement, je taille à vif dans mes souvenirs. Ils sont là devant moi, je suis au milieu d’eux, je les ressens, j’ai l’odeur, les relents, les senteurs, les couleurs, les arômes d’antan. Les instants. Je voyage librement dans l’espace et le temps. La sensation est douce, la sensation est dure. Les lendemains sont redoutables en gueule de bois. Écrire libère, écrire affirme les malheurs, exacerbe le mal être et les mal entendus. N’est pas raté qui veut. La confrérie des ratés est d’essence aristocratique. D’aristocratie déchue au temps du picrate et picotin.

L’Avenir ? Je suis prêt tous les jours, ici, là-bas ou autre part. Qui veut tout chambouler avec moi ? Les rapports amoureux, les rapports sociaux, les étoiles ? Brave Fourier, tu étais bien au-dessus, bien au-delà des médiocrates. Tu rêvais, et alors ! La Vie est un rêve éveillé et les terre-à-terre nous enlisent dans la boue. Ô Terre, je ne te compromets pas, l’Eau aussi a ses vertus. J’ai aimé Soixante-huit pour la poésie de la rue, la parole généralisée, les relations humaines simplifiées, plus fraternelles, pour une imagination active, pour une jeunesse, pour une action commune, un élan vital, pour la Genèse avortée, pour une peau diaphane, pour un carnaval prolongé. Vouloir, c’est pouvoir. Oui… Certes…

Qui le comprend, cela ? À peine, je veux dire « avec peine », moi-même. Ce n’est pas hasard si les Aventures de Robert Pioche me touchent. J’aime le curieux, le bizarre, l’étrange. Le hors la norme. L’Unique. L’En-dehors, la Marge édifiante. Parce qu’ils ne sont pas du monde inversé mais du monde réel qui n’est que Rêve au temps présent. Lui, moi, nous les Anachroniques. Les Anars croniques. Et je contemple, muet et triste, de l’autre côté du miroir, de l’autre côté de la vie, les salutaires envolées des Belles accortes, au jeu déhanché, chaloupant et charmant des crinolines…

Un grand talent de femme, transcendant les « ratages amoureux », est d’accorder à l’Homme acte de création.

Jean-Pierre Fleury.Nantes, 10 au 15 décembre 2009