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W = X ? LE TRAVAIL, CET ILLUSTRE INCONNU Rémy Volpi De Boeck Supérieur | Innovations 2005/2 - no 22 pages 185 à 203 ISSN 1267-4982 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-innovations-2005-2-page-185.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Volpi Rémy, « W = X ? Le travail, cet illustre inconnu », Innovations, 2005/2 no 22, p. 185-203. DOI : 10.3917/inno.022.0185 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur. © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 13/04/2014 03h17. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 13/04/2014 03h17. © De Boeck Supérieur

W = X ? Le travail, cet illustre inconnu

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W = X ? LE TRAVAIL, CET ILLUSTRE INCONNU Rémy Volpi De Boeck Supérieur | Innovations 2005/2 - no 22pages 185 à 203

ISSN 1267-4982

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-innovations-2005-2-page-185.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Volpi Rémy, « W = X ? Le travail, cet illustre inconnu  »,

Innovations, 2005/2 no 22, p. 185-203. DOI : 10.3917/inno.022.0185

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La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Innovations, Cahiers d’économie de l’innovation n°22, 2005-2, pp.185-203.

W = X ? Le travail, cet illustre inconnu

Rémy VOLPI1

Laboratoire Redéploiement Industriel et Innovation Université du Littoral Côte d’Opale

Résumé / Abstract

Le marxisme analyse sèchement le travail comme la cruelle impasse de l’exploitation de l’homme par l’homme

Dans la vraie vie, le travail est un concept dense et complexe. Par ailleurs, le sacro-saint clivage entre capital et travail s’estompe. De plus, le travail divisé n’est pas l’apanage du capitalisme mais celui de la logique industrielle. Ensuite c’est l’intensité du désir d’achat qui fait la valeur, indépendamment du travail incorporé. Enfin, le talent, aptitude à saisir l’air du temps et à en tirer parti, valorise les biens.

Aussi, le socialisme scientifique appliqué a-t-il transformé l’exploitation de l’homme par l’homme en son exact inverse.

W = X? Work, a glorious but unknown factor

Marxism dryly analyses work as the painful dead-end of the exploitation of man by man.

In real life, work is a dense and complex concept. And the sacrosanct clear-cut division between work and capital is fading away. In addition, taylorism is not specific to capitalism but to industrial logic. Furthermore, value depends on how much a good is desired, irrespective of the amount of work that produced it. Last but not least, talent, this ability to seize and take advantage of the Zeitgeist, enhances goods value.

Thus, applied scientific socialism did transform the exploitation of man by man into its very reverse.

JEL B140, P170

1 [email protected]

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Juché sur les épaules du géant prométhéen, l’observateur voit dans le travail un concept limpide. Cornaqué d’une main de fer par le facteur K, le facteur W produit de la valeur, dont K, kleptocrate invétéré, avide et sans vergogne, n’a de cesse de s’emparer. La coopération-compétition est le coeur de la lutte des classes et, par analogie, des rapports Nord-Sud, du centre impérialiste et de la périphérie avec ses compradores « colla-bo ». En bref, elle est le moteur de l’histoire de l’humanité.

Les visions manichéennes, claires, accessibles, séduisantes, font les idées-forces. Correspondent-elles à la réalité ?

TRAVAIL : DE QUOI S’AGIT-IL ?

Le travail, au moins dans la weltanschauung occidentale, est

la poutre faîtière de l’édifice social. « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », telle est la condition humaine post-édé-nique. « Qui ne travaille pas ne mange pas » disait un article de la constitution soviétique. « Arbeit macht frei » (le travail rend libre), affichaient les portes des camps nazis. « Labor omnia vincit » (le travail vient à bout de tout) proclamaient fièrement les tableaux d’honneur de l’école primaire.

La définition marxiste du travail1 est péremptoire : il s’agit de « l’activité rationnelle de l’homme qui a pour but de transformer les données naturelles (objets de travail) en vue de les adapter aux besoins humains. [ ] Sous l’angle du travailleur, le travail se présente toujours comme un effort, quelles que soient les conditions dans lesquelles se produise cet effort. Il est donc source de fatigue et, à ce titre plus ou moins pénible, soit d’un point de vue physique, soit d’un point de vue intellectuel ».

Mais, d’une manière générale, travail est un mot polysé-mique qui dit tout et son contraire : labeur, œuvre, ouvrage, douleurs de l’enfantement, supplice, structure pour immobili-ser les animaux, énergie, huile de coude, échange contractuel, pensum, besogne, pénibilité, évolution chimique, temps de présence, moyen de réhabilitation sociale, droit, devoir, épa-nouissement. En outre, la même activité peut être très diver-sement ressentie : sur un chantier où travaillent des ouvriers, qui casse des cailloux, qui taille la pierre, qui participe à l’édifi-cation de la maison de Dieu.

1 Centre d’Etudes et de Recherches Marxistes, Dictionnaire économique et social, Editions sociales, 1975, pp.678-679.

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Paul Valéry1 opère une distinction fondamentale entre tra-vail et œuvre. « La notion de travail, grandeur aisément me-surable, valeur purement quantitative, s’est substituée à la notion d’ouvrage ou d’œuvre à mesure que le rendement a été plus recherché et que la machine a conquis plus d’emplois, au point de faire, en quelque sorte, reculer l’œuvre devant elle. Mais le travail est un moyen de vivre et rien de plus. L’œuvre est une raison de vivre et ce n’est pas la même chose ».

Il reste qu’entre besogne et œuvre la distinction est en bon-ne part subjective. Ainsi, avec l’arrêt de l’extraction, la nostalgie du monde de la mine n’est pas un vain mot.

TRAVAIL ET CAPITAL = UNE RADICALE ANTINOMIE ?

« Le capital est une valeur monétaire qui est investie en vue

de l’obtention d’une plus-value par l’exploitation des travail-leurs salariés. Rapport social, il est indissociable d’une classe sociale déterminée, qui est la classe capitaliste2 ». Ainsi, entre le travail et le capital, il existerait une Mason-Dixon line, cette ligne de démarcation qui séparait, aux Etats-Unis, les Etats escla-vagistes et les Etats du Nord.

Mais alors, comment interpréter l’extension de l’actionnariat des salariés et le développement des fonds de pension, sinon par le fait que les cartes se brouillent par hybridation. Il y a des gènes du facteur K dans le facteur W. A la suite d’une annonce de réduction d’effectif, on peut simultanément se lamenter de perdre son salaire et se réjouir de voir ses actions grimper. Et peut-on blâmer la veuve écossaise de vouloir une retraite décente, quitte à l’obtenir par plus-values capitalistes ? Enfin, dans la même veine, mais plus sérieusement, la pratique des stock-options réserve aux salariés la possibilité de racheter des actions à un prix convenu et de profiter de la plus-value en cas de cession.

Dans ce cas, les travailleurs s’autoexploitent-ils, ou bien n’est-on capitaliste qu’à partir d’un certain montant, par exemple celui qui fait le départ entre le droit de se taire et le droit de participer au pilotage de l’entreprise ? Les petits actionnaires sont-ils capitalistes ? En tout cas, le changement

1 Paul Valéry, Préface à Métiers d’homme de Raoul Dautry, Plon, 1937, p.9. 2 Centre d’Etudes et de Recherches Marxistes, Dictionnaire économique et social, Editions Sociales, 1975, pp.87-88.

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de l’équipe dirigeante d’Eurotunnel par un « putsch » de petits porteurs mécontents semble abonder dans ce sens1.

A cela s’ajoute, dans la sphère suprême du facteur W, une inversion du rapport de force entre les deux facteurs, décrite en son temps par James Burnham puis John Kenneth Galbraith. Ainsi, d’aucuns réussissent à extorquer au facteur K un salaire qui se compte en siècles de SMIC (cf. Richard Grasso), d’autres, en plus, obtiennent des « golden hellos » (cf. Jean-Charles Corbet) ou exigent effrontément des « golden para-chutes » (cf. Jean-Marie Messier), quand bien même, à l’issue d’une conquête du monde à la Pyrrhus, ils ont mis leur entre-prise à feu et à sang.

CAPITALISME = CORPS SIMPLE OU CORPS COMPOSE ?

« Notre rôle ne saurait se limiter à celui de tenancier de

rayonnages. Mais vous, vous êtes vous embourgeoisé ? », de-mandait, provocateur, Michel-Edouard Leclerc au manager des 3 Suisses2. Il sous-entendait par là, en somme : « êtes-vous de-venu un conservateur borné ? ». Ici, bourgeois signifie confor-miste, rentier avachi à la vie et aux idées étriquées.

Or, paradoxalement, Marx3, affirme que « la bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire. [ ] La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, donc les rapports de produc-tion, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. [ ] Ce boule-versement continuel de la production, cet ébranlement ininter-rompu de tout le système social, cette agitation et cette perpé-tuelle insécurité distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. [ ] Poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la bourgeoisie envahit le globe entier. [ ] A la place de l’ancien isolement et de l’autarcie locale et nationale, se dé-veloppe un commerce généralisé, une interdépendance généra-lisée des nations. [ ] Des masses d’ouvriers entassés dans la fabrique sont organisés militairement. Simples soldats de l’in-dustrie, ils sont placés sous la surveillance d’une hiérarchie complète de sous-officiers et d’officiers. [ ] Ce despotisme est

1 cf. Les Echos, jeudi 8 avril 2004, Une assemblée générale transformée en tribunal révolutionnaire. 2 Au cours d’un colloque sur la distribution organisé en 1987 à Lille par la Chambre de Commerce et d’Industrie. 3 Karl Marx, Le manifeste du parti communiste, 10-18, Union générale d’éditions, 1962 (première édition 1847), pp.21-22-23-28-33.

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d’autant plus mesquin, odieux, exaspérant, qu’il proclame ouvertement le profit comme son but unique. [ ] L’ouvrier mo-derne, loin de s’élever avec le progrès de l’industrie, descend au contraire toujours plus bas, au-dessous des conditions de vie de sa propre classe. Le travailleur devient un pauvre et le pau-périsme s’accroît plus rapidement encore que la population et la richesse ».

Pour comble, Ford1, proclame son mépris pour le capi-taliste : « Le capitaliste qui n’est que capitaliste, et rien de plus, qui spécule sur le fruit du travail des autres, mérite tous les reproches qu’on lui adresse. Il appartient exactement à la mê-me classe que l’aigrefin de bas étage qui dépouille les ouvriers de leur salaire. [ ] Les affaires qui n’ont pour but que l’argent sont très incertaines. Elles sont des déplacements capricieux, une marche irrégulière, et prospèrent rarement pendant de lon-gues années. Le rôle des affaires est de produire en vue de la consommation, et non en vue de l’argent et de la spéculation. Produire pour la consommation, cela veut dire produire des articles de bonne qualité à bon marché, des articles qui seront utiles aux acheteurs et non pas seulement au fabricant.[ ] Un industriel ne peut réussir qu’en satisfaisant sa clientèle. [ ] Mon effort va dans le sens de la simplification : si l’on manque de tant de choses, si les produits de première nécessité eux-mêmes coûtent tellement cher, c’est parce que tout ce que nous fabri-quons est beaucoup plus compliqué qu’il ne le faudrait. [ ] Il ne faut ni gaspillage ni avidité ».

Schumpeter2 introduit le concept d’entrepreneur : « Nous avons vu que le rôle de l’entrepreneur consiste à réformer ou à révolutionner la routine de production en exploitant une in-vention, ou, plus généralement, une possibilité technique iné-dite (production d’une marchandise nouvelle, ou d’une nou-velle méthode de production d’une marchandise ancienne, ou exploitation d’une nouvelle source de matières premières ou d’un nouveau débouché, ou réorganisation d’une branche in-dustrielle, et ainsi de suite...). C’est à ce genre d’activités [de la construction des chemins de fer à la réussite d’une saucisse ou d’une brosse à dents spécifique] que l’on doit attribuer les prospérités récurrentes qui révolutionnent l’organisme écono-mique, ainsi que les récessions non moins récurrentes qui tien-nent au déséquilibre causé par le choc des méthodes ou pro-duits nouveaux ».

1 Henry Ford, Ma vie et mon œuvre, Payot, 1925, pp.13-14-15-90-286-287. 2 J. Schumpeter, Capitalisme, Socialisme et Démocratie, Petite Bibliothèque Payot, 1974 [première édition 1942], p.186.

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Quand Condillac1 définit le commerce comme « l’art de faire de rien quelque chose », il résume de façon remarquable-ment concise ce qu’est l’entrepreneur et, de façon plus large, l’« entreprenant ». Pour Alain Peyrefitte2, les « entreprenants débordent le cadre économique de l’entrepreneur schumpété-rien. Entreprenant, évidemment, cet entrepreneur-là. Mais entreprenant aussi le créateur d’une organisation non gouver-nementale, le maire qui redessine sa ville ou le salarié qui, à l’intérieur de sa sphère d’autonomie, change un mode de pro-duction. [ ] Une société de confiance voit les entreprenants se multiplier dans tous les domaines de la vie collective ; une so-ciété de défiance les pousse à l’anémie, à la routine ou à l’émigration ».

On voit donc que dans le bourgeois de Marx il y a un entreprenant et un capitaliste qui sont loin de sommeiller, mais que les deux fonctions sont bien distinctes et peuvent s’exercer indépendamment l’une de l’autre. A cela s’ajoute le concept de marché. Braudel rappelle utilement qu’il est un état de nature de la société. Aucune économie n’y échappe : même si elle le proscrit, il trouve à s’exprimer, fût-ce clandestinement. Dans un ensemble qui tend obstinément vers un équilibre routinier et n’en sort guère que pour y revenir, l’économie de marché est la zone du changement et des novations. Marché et expression du libre arbitre sont consubstantiels.

TRAVAIL EN MIETTES = ABOMINATION CAPITALISTE ?

Dès avant la Deuxième Guerre Mondiale, des analystes

aussi pénétrants que le philosophe italien Antonio Gramsci, en 1934, prévoyaient la généralisation à l’ensemble du monde du modèle d’économie et de société incarné par l’industrie automobile américaine.

Mais, hormis le fait d’avoir écrit en prison, Gramsci n’a pas grand mérite car, selon Trotski3, « Marx disait que toute économie, et ceci signifie toute lutte de l’homme avec la nature à tout niveau de civilisation, revient en dernière analyse à une

1 E.B. de Condillac, Le commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre, dans Œuvres philosophiques de Condillac, volume 2, PUF, Paris 1948, p.256. 2 cf. Alain Minc, Les prophètes du bonheur, Grasset, 2004, p.328. 3 Leon Trotsky, Revolution betrayed, 1936, chapitre 4, the struggle for productivity of labor, section 4, the Stakhanov movement, http://www.marxists.org/archive/trotsky/works traduction de la citation par l’auteur de l’article.

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économie du temps. Réduit à son principe de base, l’histoire n’est rien d’autre qu’une lutte pour l’économie du temps de travail. Le socialisme ne se justifie pas seulement par l’abolition de l’exploitation ; il doit garantir à la société une économie du temps supérieure à celle du capitalisme. Sans la réalisation de cette condition, la simple suppression de l’exploitation ne saurait être qu’un épisode dramatique sans avenir ».

Et en effet, Lénine fut particulièrement attaché au taylo-risme1. Lénine en 1918 dans la Pravda, [ ] affirmait la nécessité d’adopter les éléments techniques progressifs du taylorisme. Près d’un demi-siècle après, l’organisation du travail fondée sur une stricte spécialisation des tâches est plus que jamais à l’ordre du jour en U.R.S.S2. Lénine annonce que : « soviets + électri-fication = communisme, puis il affine la formule : soviets + administration ferroviaire à la prussienne + organisation industrielle américaine = socialisme3 ». En 1928, les Soviéti-ques ouvrent des négociations avec quatre constructeurs améri-cains pour l’édification par eux d’une usine dernier cri capable de sortir 100 000 voitures par an. L’accord, signé le 31 mai 1929, prévoit que Ford apporte son assistance technique à la construction d’une usine à Nijni-Novgorod (ville rebaptisée Gorki), qui fabriquera la Ford A et les camions Ford. [ ] La « fordizatsia » devient synonyme de modernisation économi-que4 ».

Mais, tonne Trotski5, « l’économie soviétique est loin d’ap-prendre à utiliser le temps, cette précieuse matière première culturelle. La technique importée, instrument principal pour l’économie du temps, échoue encore à produire sur le sol soviétique les résultats atteints dans ses patries capitalistes : trois, cinq et parfois même dix fois moins qu’en Europe et en Amérique, et notre coût de production est, en conséquence, considérablement supérieur. [ ] Staline [en 1936] a présenté le mouvement stakhanoviste comme une préparation des conditions pour la transition du socialisme au communisme. [ ] Dans la lutte pour atteindre les standards européen et amé-ricain, les méthodes classiques d’exploitation, tel que le travail aux pièces, sont appliquées sous des formes si dépouillées et

1 cf. Michel Crozier et Erhard Friedberg, L’acteur et le système, Seuil, 1977, p.371. 2 Georges Friedmann, Le travail en miettes, Idées NRF, Gallimard, 1964, pp.28-29. 3 James P ; Womack, Daniel T. Jones, Daniel Roos, La macchina che ha cambiato il mondo, Rizzoli 1991 page 270, traduction de la citation par l’auteur de l’article. 4 Jean-Pierre Bardou, Jean-Jacques Chanaron, Patrick Fridenson, James M. Laux, La révolution automobile, Albin Michel, 1977, pages 150 et 158-159. 5 Dans les textes anglais ce même nom s’orthographie Trostsky.

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brutes qu’elles ne seraient pas permises même par les syndicats réformistes des pays bourgeois. [ ] En tout cas, la propriété étatique des moyens de production ne transforme pas le fumier en or, et n’entoure pas d’un halo de sainteté le système des sweatshops1 qui épuise la plus grande des forces productives, l’homme. [ ] La difficulté gît dans l’organisation générale du travail. Le personnel administratif soviétique, est, en règle générale, de loin inférieur, dans les nouvelles tâches producti-ves, à l’ouvrier. [ ] Les premiers pas du mouvement se sont signalés par des répressions de masse contre le personnel technique et les ouvriers accusés de résistance, sabotage et, dans certains cas, de meurtre de stakhanovistes. Les chefs ont expliqué ce soi-disant sabotage par l’opposition politique. En réalité, il provenait le plus souvent de difficultés techniques, économiques et culturelles, dont une part considérable trouvait son origine dans la bureaucratie elle-même »2.

Georges Friedmann3 souligne que « la course à l’éclatement des tâches, la multiplication des travailleurs limités à des opéra-tions répétées et parcellaires ne sont pas des faits spécifiques de l’économie capitaliste. [ ] Le parti et le gouvernement [ ] ont vigoureusement soutenu plusieurs mouvements issus du stakhanovisme, et particulièrement le mouvement Agarkov, qui mettent l’accent sur la division des opérations et l’extension du travail à la chaîne ».

D’un point de vue général, il n’y a rien de surprenant dans les visées productivistes de l’URSS. « Diamond4 note que bon nombre de découvertes n’ont été inventées qu’une seule fois. [ ] Les plus grandes inventions sont rares, voire uniques5 ». Pourquoi en irait-il autrement de l’industrie, quand le fordisme, à l’encontre des Ateliers Généraux de 1848, permet à qui-conque sachant tenir un tournevis d’atteindre un niveau de vie inespéré et d’accéder à la société de consommation, turbine de l’économie moderne. « L’ouvrier moderne peut acquérir cer-tains biens que Louis XIV aurait été enchanté d’obtenir sans pouvoir le faire, par exemple des appareils modernes de pro-thèse dentaire. [ ] La reine Elizabeth possédait des bas de soie.

1 sweatshop : de sweat : sueur ; atelier ou usine où les ouvriers sont exploités. 2 Leon Trotsky, Revolution betrayed, 1936, chapitre 4, the struggle for productivity of labor, section 4, the Stakhanov movement, http://www.marxists.org/archive/trotsky/works traduction de la citation par l’auteur de l’article. 3 Georges Friedmann, Le travail en miettes, Idées NRF, Gallimard, 1964, pp.8-29. 4 il s’agit de Jared Diamond, auteur de : De l’inégalité parmi les sociétés. Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire, Gallimard, Paris, 1997. 5 Daniel Cohen, La mondialisation et ses ennemis, Grasset, 2004, pp.35-36.

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L’évolution capitaliste n’a pas consisté spécifiquement à pro-curer aux reines davantage de ces bas, mais à les mettre à la portée des ouvrières d’usine, en échange de quantités de travail constamment décroissantes. [ ] L’évolution capitaliste démocra-tise la consommation », souligne Schumpeter1. « Nos ustensiles de cuisine, notre vaisselle, notre mobilier, forment une liste qui aurait stupéfié le plus luxueux potentat d’il y a cinq cents ans2 », affirme l’un des promoteurs historiques de la consommation de masse.

En contrepartie, « l’industrialisation, dont l’ingénieur de Jules Verne est le représentant, triomphe en éliminant les sa-voir-faire artisanaux. Elle remplace la sensibilité du métier par le discours sur la science. Elle substitue à la poésie de l’artisan les machines servies par des travailleurs déqualifiés. [ ] Le taylorisme est donc une tentative, efficace, de réduire le savoir-faire à des savoirs, en le faisant passer à la moulinette de la formalisation. Son aboutissement ultime n’est pas l’organisa-tion du travail, conséquence transitoire, mais son remplace-ment par des robots3 ». Paul Valéry4 remarque que « le déve-loppement d’entreprises immenses et d’une complexité extrê-me entraîne nécessairement une diminution réciproque de la personnalité des hommes qu’elles emploient, jusqu’aux envi-rons du sommet. Au sommet, l’initiative, l’invention, le vou-loir, se concentrent ; en ce point, le travail devient œuvre ».

Les principes tayloristes débordent l’industrie pour s’appli-quer à bien d’autres domaines. « La McDonaldization affecte non seulement la restauration, mais également l’éducation, le travail, la santé, le voyage, le loisir, et potentiellement tous les autres aspects de la société. Quatre dimensions de la rationalité éco-nomique, du point de vue tout à la fois des consommateurs, des travailleurs et des managers, gisent au cœur du succès de la McDonaldization : efficience, calculabilité, prédictibilité et con-trôle. Le contrôle est obtenu par le remplacement de l’homme par de la technologie, à la manière d’une chaîne d’assembla-ge5 ». On se souvient qu’à la fin de la Perestroïka un chirurgien ophtalmologiste soviétique avait mis au point un procédé

1 J. Schumpeter, Capitalisme, Socialisme et Démocratie, Petite Bibliothèque Payot, 1974, [première édition 1942], pages 100-101 et 222. 2 Henry Ford, Ma vie et mon œuvre, Payot, 1925, p.300. 3 Thierry Gaudin, Introduction à l’économie cognitive, Editions de l’aube, 1997, pp.19 & 90. 4 Paul Valéry, Préface à Métiers d’homme de Raoul Dautry, Plon, 1937, p.9. 5 Cf. George Ritzer, The McDonaldization of society, Pine Forge Press, California, 1996, traduction de la citation par l’auteur de l article.

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d’opération de la myopie qui traitait les patients par lots le long d’une chaîne où des médecins faisait chacun un acte spécialisé. Ce chirurgien entendait vendre sa technologie en franchise au reste du monde.

Toutefois, nuance Georges Friedmann, « nous avons com-mencé à comprendre que la division du travail, comme n’im-porte quel processus, comporte un degré à partir duquel les avantages décroissent. [ ] P. Drucker est, parmi les observa-teurs de l’industrie américaine, sans doute un des premiers qui, au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, aient noté cette évolution naissante et aient cherché l’explication. La pro-duction de série repose, dit-il, sur trois principes : l’éclatement d’une opération complexe, la synchronisation du flux de production avec les mouvements de l’opérateur, et enfin, l’interchangeabilité des pièces. C’est le premier de ces principes que se trouve ici remis en cause. Pendant la guerre, des cir-constances extraordinaires nous ont forcé à apprendre que la chaîne, sous sa forme orthodoxe, non seulement n’est pas indispensable, mais qu’elle est même, bien souvent, un moyen très peu efficient d’appliquer les principes de la production de masse. De l’avis de P. Drucker, la production de série tradi-tionnelle [ ] implique trois causes latentes de troubles. L’atomi-sation du travail réduit à un seul mouvement, augmente la fati-gue, conduit à des dommages physiologiques et nerveux. En second lieu, l’ouvrier est astreint à suivre la cadence de l’opé-rateur le plus lent de la chaîne, sans pouvoir travailler selon son rythme personnel, d’où, ici encore, fatigue, irritabilité, à-coups et nervosité. Enfin, l’ouvrier n’effectuant jamais un travail entier avec lequel il puisse identifier son activité personnelle, se trouve privé d’intérêt et frustré. [ ] Ces défauts, dit-il, résultent non des concepts de base [de la production en série], mais de l’usage inconsidéré de l’être humain comme s’il était une ma-chine-outil faite pour une seule opération. La Seconde Guerre Mondiale a joué, dans l’histoire de l’organisation du travail, un rôle quasi révolutionnaire en obligeant l’industrie américaine à se convertir brusquement. [ ] Les habitudes du scientific mana-gement ont été bousculées, des expériences ont été tentées par les ingénieurs dans des conditions qu’ils n’auraient jamais acceptées en période normale. P. Drucker [évoque le cas de] deux fabriques de tanks, A et B, qu’il a étudiées en 1943. Elles étaient toutes les deux sous le contrôle de la même société, identiquement équipées par les mêmes ingénieurs pour produire les mêmes engins. Pourtant, leurs performances étaient très différentes. A, implantées dans de vieux bâtiments

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délabrés qu’on avait adaptés en toute hâte à leur nouvelle destination, dépassait régulièrement le programme de produc-tion qui lui était assignée, conservait une main-d’œuvre stable dans une région de population ouvrière très mobile, présentait des taux faibles d’absentéisme et d’accidents. Le climat des relations industrielles y était bon. Au contraire, B, toute neuve et spécialement construite pour fabriquer des tanks, n’atteignait qu’une productivité inférieure d’un sixième à celle de A. Le turnover et le taux d’accidents y étaient élevés, les relations de travail tendues. Chaque opération, considérée isolément, y était effectuée plus rapidement que dans A ; et pourtant, ce qui dé-concertait les ingénieurs, le rendement global, en fin de compte, était moins bon. Dans l’usine B, neuve soigneusement organisée, les hommes étaient silencieux, leur visage tendu par la crainte constante de ne pouvoir suivre la cadence. Par contre, dans l’usine A, la direction technique n’avait pu s’offrir le luxe d’une préparation aussi poussée et n’avait fait que définir les plans d’ensemble de la fabrication, les grandes lignes des opérations particulières. Les détails d’exécution en étaient laissés à la libre initiative des contremaîtres et de leurs équipes [ ] qui pratiquaient spontanément la rotation et l’élargissement des tâches, ce dont les ingénieurs semblaient fort gênés, s’excu-sant sans cesse auprès de leurs visiteurs de ce qu’ils appelaient un manque de netteté (lack of neatness) dans l’organisation. En revanche, les ouvriers en étaient contents, cette situation fluide leur permettant de travailler en équipe et de rivaliser de l’une à l’autre1 ».

Car, nous dit Thierry Gaudin2, « vouloir tout décrire par du texte et des formules est un délire métaphysique. [ ] Une formalisation totale est d’autant plus impossible que, ainsi que l’observait Hubert Dreyfus à propos de l’apprentissage des pilotes, mieux on sait piloter, plus il est difficile d’expliquer comment on le fait. [ ] On apprend en faisant ». De même, « le paléontologue André Leroi-Gourhan3 expliquait que c’est grâce à l’usage des outils que l’homo sapiens était parvenu à progresser de manière cumulative, plutôt que par la transmission directe des pensées, des idées, d’une génération à l’autre ». « Le taylorisme absolu est inaccessible », conclut Gaudin.

1 Georges Friedmann, Le travail en miettes, Idées NRF, Gallimard, 1964, pp.75-76-77 et 91 92-93. 2 Thierry Gaudin, Introduction à l’économie cognitive, Editions de l’aube, 1997, pp.89- 91-94. 3 Daniel Cohen, La mondialisation et ses ennemis, Grasset, 2004, p.259.

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Il est inaccessible pour une raison fondamentale : si l’hom-me peut être manipulé, en dernier ressort, il n’appartient qu’à lui-même1. C’est précisément sur ce point, ainsi que l’a claire-ment démontré Michel Crozier, que bute la bureaucratie, ce concept qui voit le fonctionnement des organisations comme idéalement calqué sur celui d’une machine bien huilée, le modèle « rationnel-légal » de Max Weber. La réalité est que persister dans cette vision est la source même des dysfonction-nements que le bureaucratie s’ingénie à combattre. Dans toute organisation, du fait du libre arbitre inaliénable, chacun fait feu de tout bois pour mener une stratégie qui lui confère une modalité avantageuse d’interdépendance. La résultante des jeux stratégiques au niveau global, fait que dans toute organisation il y a, conjointement au village de Potemkine qu’est la culture officielle, une culture fantôme, la vraie. Le management à la prussienne, Fayol ou Taylor, a pour objet la superposition de la seconde avec la première. Or, du point de vue de l’efficacité, au-delà d’un certain point, c’est contre-productif. Aussi, tend-on à donner davantage de marge de manœuvre et d’initiative aux opérateurs de terrain. C’est par exemple le discours sur la pyramide inversée de Jan Carlzon, c’est le kaizen de Toyota. Et qu’importe si derrière le modèle se cache la main et la ruse du pouvoir, puisque celui-ci est, en dernière analyse, la matière première de toute action humaine organisée et que nul n’en est dépourvu, même si l’asymétrie est la règle.

TRAVAIL = VALEUR ?

Par ailleurs, la valeur d’un produit est-elle intrinsèque à

celui-ci, et fonction de la quantité de facteur W incorporé, comme l’affirment, avec Adam Smith, les économistes qui ont fait date ? Ou bien lui est-elle extrinsèque, comme le voient, avant Smith, Richard Cantillon, et plus tard, les utilitaristes, pour qui la valeur d’un bien économique est fonction de l’intensité du désir d’achat qui se porte sur lui, indépendam-ment du facteur W contenu ?

Les économistes ont fait une fixation sur la valeur-travail pour des raisons liées à l’origine de l’économie moderne. Comme le précise Henri Pirenne2 « les invasions barbares transformèrent radicalement l’économie rurale à partir du

1 Cf. Jean-Paul Sartre : « L’important n’est pas ce qu’on a fait de l’homme, mais ce qu’il fait de ce qu’on a fait de lui ». 2 Henri Pirenne, Histoire de l’Europe, ALCAN, Paris, N.S.E. Bruxelles 1936, pp.61-62-63.

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Vème siècle, avec la disparition des villes et donc des marchés urbains, pour aboutir à la fin du VIIIème siècle, aux grands do-maines carolingiens, [vivant en autarcie et caractérisés] par la substitution presque complète des prestations en nature aux paiements en argent ».

Dans ce cas, l’unité de compte est le temps consacré à l’obtention d’un bien, et il s’agit de voir s’il est plus avantageux de faire soi-même ou d’échanger. Cette vision concerne éga-lement l’économie de commande par opposition à l’économie de marché. La théorie de l’avantage comparatif de Ricardo, qui démontre qu’il est judicieux pour l’Angleterre d’acheter du vin portugais et pour le Portugal d’acheter du drap anglais, repose sur cette vision1 .

Dans cette logique, « une marchandise a une valeur parce qu’elle est une cristallisation de travail social2. La grandeur de sa valeur, sa valeur relative dépend de la quantité plus ou moins grande de cette substance sociale qu’elle contient, c’est-à-dire de la quantité relative de travail nécessaire à sa produc-tion. Les valeurs relatives des marchandises sont donc déter-minées par les quantités ou sommes respectives de travail qui sont employées, réalisées, fixées en elle. [ ] La rémunération du travail et la quantité de travail sont deux choses tout à fait distinctes. [ ] Evidemment, les salaires ne peuvent pas dépasser les valeurs des marchandises produites ; ils ne peuvent pas être plus élevés qu’elles, mais ils peuvent leur être inférieurs à tous les degrés possibles. [ ] Vos statisticiens bourgeois vous racon-teront que les salaires moyens des familles travaillant dans les fabriques du Lancashire ont augmenté. Ils oublient qu’au lieu de l’homme seulement, ce sont aujourd’hui le chef de famille, sa femme, et peut-être 3 à 4 enfants qui sont jetés sous les roues du Juggernaut3 capitaliste et que l’élévation totale des sa-laires ne correspond pas au surtravail total soutiré à la famille ».

Mais les économistes voient également que la valeur se définit par confrontation de l’offre et de la demande d’un bien. Aussi, Smith conçoit d’une part la valeur naturelle, qui correspond à la quantité de travail intégré dans un bien, et d’autre part, la valeur de marché, c’est-à-dire le prix, qui peut

1 drap anglais = travail de 100 Anglais ; drap portugais = travail de 90 Portugais ; vin portugais = travail de 80 Portugais ; vin anglais = travail de 120 Anglais. 2 Karl Marx, Salaire, prix et profit, Editions Sociales, 1969 [première édition, 1865], pp.35-36-37. 3 Un des surnoms du dieu hindou Vichnou. Il arrivait souvent que, lors des fêtes religieuses, des fanatiques se jettent sous les roues du char, le juggernaut, portant la statue de Vichnou et soient ainsi écrasés.

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être conjoncturellement distincte de la première, mais qui en fait, sur période longue, ne fait qu’osciller autour de la valeur naturelle, du fait de déséquilibres momentanés que la main invisible du marché corrige.

Richard Cantillon1, s’il adhère à l’idée de valeur-travail, ou plus précisément de valeur-terre, apporte incidemment des éléments nouveaux dans l’analyse de la question : « Le prix ou la valeur intrinsèque d’une chose est la mesure de la quantité de terre et du travail qui entre dans sa production. Mais il arrive souvent que plusieurs choses qui ont actuellement cette valeur intrinsèque, ne se vendent pas au marché suivant cette valeur : cela dépendra des humeurs et des fantaisies des hommes et de la consommation qu’ils en feront. [ ] Tous les habitants d’un Etat sont dépendants ; ils peuvent se diviser en deux classes, les entrepreneurs et les gens à gage. Les entrepreneurs sont à gages incertains, et tous les autres à gages certains. Les entre-preneurs ne peuvent jamais savoir la quantité de la consom-mation dans leur ville, ni même combien de temps leurs cha-lands achèteront d’eux, vu que leurs rivaux tâcheront par tou-tes sortes de voies de s’en attirer les pratiques. Les humeurs, les modes et les façons de vivre du Prince et des propriétaires de terres déterminent les usages auxquels on emploie les terres dans un Etat, et causent, au marché, les variations des prix de toutes choses. [ ] S’il y a quelques fermiers, maîtres artisans, ou autres entrepreneurs, qui varient dans leur dépense et consom-mation, ils prennent toujours pour modèle les seigneurs et propriétaires des terres. Ils les imitent dans leur habillement, dans leur cuisine, et dans leur façon de vivre. [ ] Le prix réglé par quelques uns est ordinairement suivi par les autres [ ] bien que cette méthode de fixer les prix des choses au marché n’ait aucun fondement juste ou géométrique, puisqu’elle dépend souvent de l’empressement ou de la facilité d’un petit nombre d’acheteurs, ou de vendeurs ». Dans cette fulgurante intuition, apparaissent en filigrane la théorie de la classe des loisirs de Thorstein Veblen, la théorie de la mimésis de René Girard et la théorie de l’éphémère de Gilles Lipovetsky.

Dans son concept de chaîne de valeur, Michael Porter définit la valeur pragmatiquement comme étant le prix que l’acheteur est désireux de payer pour s’approprier un bien. Il y a donc découplage radical entre coût et prix, ce que Ford2

1 Richard Cantillon, Essai sur la nature du commerce en général, Institut National d’Etudes Démographiques, 1997 (première édition 1755), pp.17-29-30-31-33- 35-36-67. 2 Henry Ford, Ma vie et mon œuvre, Payot, 1925, pp.165-167-168.

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exprimait clairement en son temps : « J’établis mes prix sur une estimation de ce que la clientèle, dans sa grande majorité, pourra ou voudra payer pour nos voitures. [ ] Mon principe est d’abaisser les prix, d’étendre les opérations et de perfectionner les voitures. Il faut noter que la réduction des prix vient en première ligne. Je n’ai jamais considéré le coût de fabrication comme quelque chose de fixe. En conséquence, je commence par réduire les prix pour vendre davantage, puis on se met à l’œuvre et on tâche de s’arranger du nouveau prix. Je ne me préoccupe pas du coût de fabrication. Le nouveau prix oblige le coût de fabrication à descendre. La manière d’agir habituelle, je crois, est d’évaluer le coût de fabrication et de fixer le prix ensuite : bien que cette méthode soit rationnelle au sens étroit du terme, elle ne l’est pas au sens large ; car, à quoi bon connaître un coût de fabrication, si cela ne sert qu’à vous démontrer qu’il vous sera impossible de fabriquer à un prix permettant de vendre vos articles. [ ] On a beau calculer les prix de revient, nul ne sait ce que ces prix devraient être. Une des façons de l’apprendre est de fixer un prix de vente assez bas pour forcer tous les services de l’usine à donner le plus haut rendement possible. [ ] Notre tracteur, par exemple, se vendait en premier lieu 756 dollars ; puis 650 ; puis 625 ; et tout récemment, nous l’avons diminué de 37% et mis à 395 dollars ».

D’autre part, comment comprendre en s’appuyant sur la théorie de la valeur-travail qu’« un grand artiste tel Van Gogh meure dans la pauvreté et, cinquante après, la valeur d’une seule de ses toiles permettrait à plusieurs personnes de vivre dans l’abondance pendant plusieurs décennies1 ». Ricardo, sans vraiment convaincre, fait une distinction entre les biens repro-ductibles et les biens non reproductibles. Pour faire simple et caricatural, lier la valeur d’un bien à l’aune de la peine des hommes pour le produire, revient à dire que le homard est prisé au motif qu’on l’ébouillante vif. Suivons plutôt la règle du rasoir d’Ockham : à pouvoir explicatif identique, il convient d’opter pour la plus parcimonieuse des théories. En économie de marché ce qui fait la valeur d’un bien, c’est l’intensité du désir d’achat qui se porte sur lui, quelle qu’en soit la raison et indépendamment des facteurs W, I ou K.

1 Thierry Gaudin, Introduction à l’économie cognitive, Editions de l’aube, 1997, p.34.

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Le mental est devenu un territoire, dit Thierry Gaudin1. Pour Herbert Marcuse2, « cette civilisation produit, elle est efficace, elle est capable d’accroître et de généraliser le confort, de faire du superflu un besoin. [ ] Les gens se reconnaissent dans leur marchandise, ils trouvent leur âme dans leur automobile, leur chaîne de haute fidélité. [ ] Aujourd’hui la réalité technologique a envahi l’espace privé et l’a restreint. L’individu est entièrement pris par la production et la distribution de masse et la psychologie industrielle a depuis longtemps débordé l’usine. [ ] Par conséquent il n’y a pas une adaptation mais une mimésis, une identification immédiate de l’individu avec sa société et, à travers elle, avec la société en tant qu’ensemble ».

Ne nous dit-on3 pas, en effet, que « certaines entreprises ont réussi à créer des marques puissantes en utilisant une symbo-lique liée à un imaginaire codifié. Ces marques visionnaires tirent leur épingle du jeu en misant sur un positionnement qui transcende la valeur induite du produit en proposant un style de vie, une attitude, des valeurs, ou encore une idée. Ralph Lauren est ainsi passé du fonctionnel au symbolique : « Je ne vends pas des robes, je vends un univers ». Ces nouvelles mar-ques ont su d’emblée se saisir des paradoxes de la consom-mation entre plaisir et nécessité. Les attentes de consom-mateurs se complexifient. Elles incluent désormais trois dimen-sions à parts égales : l’émotionnel lié à l’imaginaire, le fonction-nel lié aux performances du produit et, enfin, le technique constitué des caractéristiques, du design et des matériaux du produit. Avec sa promesse « if you have a body, you are an athlete4», Nike s’est positionnée comme une marque de sport à part, qui allie forme, bien-être, technique et mode avec à la clef la construction d’un vocabulaire maison et celle de temples de 2000 m2, les Nike Towns, conçus comme des musées avec des photos de gens ordinaires. Dans l’univers du café, Howard Schultz, le fondateur de Starbucks, a adopté une démarche similaire, en transposant l’Espresso Bar milanais dans chaque ville des Etats-Unis avec ses produits et son ambiance,

1 Thierry Gaudin, Introduction à l’économie cognitive, Editions de l’aube, 1997, p.36. 2 Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel, Editions de Minuit, 1964, pp.23-25. 3 cf. Sophie Peters, Ces marques qui prétendent changer la vie, Les Echos, 1er avril 2004. 4 Si on a un corps, on est un athlète.

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passant de 17 boutiques en 1987 à près de 6000 en 2004 ». On pourrait à l’envi multiplier les exemples de cet ordre.

Aussi, « ce qui a désormais de la valeur, ce qui compte dans le prix d’une marchandise, n’est plus le temps qu’il faut pour la fabriquer. Ce sont les deux activités en amont et en aval, la conception et la prescription, qui occupent désormais la place essentielle. [ ] Soit une paire de chaussures Nike vendue 70 dol-lars. La personne qui la fabrique gagne 2,75 dollars. Le total travail, matières premières, amortissement des machines, rémunération des capitaux investis, coût de l’exportation, c’est-à-dire le coût industriel de la paire de baskets, s’élève à 16 dollars. Le coût de la promotion par paire de chaussures, qui inclut le salaire des stars et les campagnes de publicité, se monte à 4 dollars. S’ajoute le travail des agents de l’entreprise Nike stricto sensu. Au total, le prix de gros de la paire de chaussures, celui auquel Nike la vend aux distributeurs, passe à 35,50 dollars. Le doublement permet de la mettre au pied de l’acheteur final. La paire de Nike coûte autant à fabriquer comme objet physique que comme objet social : on achète autant l’image, le concept, que le produit lui-même. Et puis, troisième étage de la pyramide, il coûte aussi cher de mettre la chaussure au pied du consommateur qu’il a coûté à la fabriquer au sens plein du terme1 ».

Schumpeter2 explique que « Galiani définit résolument le terme de valeur comme une relation d’équivalence subjective entre une quantité d’un bien et une quantité d’un autre bien. A la question de savoir de quoi elle dépend, Galiani répond par la Rareté et l’Utilité (utilità e rarità). L’utilité économique est tout ce qui produit du plaisir (piacere) ou procure du bien-être (felicità). Quant à la rareté, c’est la relation entre la quantité existante d’une chose et les services qu’elle rend. Ayant indiqué comment le prix dérive de l’utilité et de la rareté, il se heurte au fait que le prix, à son tour, réagit sur la rareté telle que les consommateurs la ressentent parce qu’il limite la quantité du bien qu’ils sont susceptibles de se procurer. Simultanément, la rareté règle la demande (consumo) et vice versa. Galiani fut également un précurseur de la théorie de la valeur des cent années à venir (Ricardo et Marx). En effet, avec une soudaineté surprenante, il se détourne de la rarità, facteur de la quantité de

1 Daniel Cohen, La mondialisation et ses ennemis, Grasset, 2004, pp.91-93- 94-95. 2 Joseph A. Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, tome I, L’âge des fondateurs, TEL Gallimard, 1983 (première publication, History of economic analysis, 1954), p.419, référence à Ferdinando Galiani, Della Moneta, 1751.

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biens, au profit du travail (fatica1), l’intronisant brusquement à titre de seul facteur de la production et d’unique circonstance che dà valore alla cosa. Fatica signifie quantité de travail, corrigée par les habitudes sociales qui déterminent combien de jours par an et d’heures par jour quelqu’un travaille effectivement, et par les talents naturels (talenti) qu’explique la différence de prix de la fatica chez les divers peuples ».

Concentrons-nous sur le talent. Adam Smith2, déclare que « le fait d’exceller dans une profession, alors que la plupart n’arrive qu’à la médiocrité, est la marque décisive de ce que l’on appelle le génie ou les talents supérieurs ». Tout ceci nous amène à penser que dans un contexte économique où l’offre excède la demande, et où, par conséquent, tout se joue sur la différenciation, le talent, défini comme l’aptitude à saisir le Zeitgeist, l’esprit du moment, et à en tirer parti, est le facteur décisif de la création de valeur.

En voici un exemple concret : « En 1976, pour le compte de la société Vedette, la figure puissante et douce de la mère Denis raviva le souvenir de la lavandière. Son succès com-mercial fut foudroyant. La part de marché de la marque passa de 8% à 15% en quelques mois. La France rêve toujours de ses racines paysannes et poétise ses pratiques. La mère Denis, c’était la lavandière d’autrefois, aux gestes sûrs, à l’évocation des journées organisées autour de rites collectifs. C’était la douceur d’antan, la campagne, le plein air, l’eau, l’air libre, ren-dus accessibles et ludiques grâce aux avancées de la mécanisa-tion. L’effort physique et la dureté du travail étaient gommés dans l’imaginaire grâce à cette apparition n’évoquant que les jeux d’enfants dans l’herbe, à côté de l’aïeule qui accomplissait les travaux domestiques3 ». On peut également citer Colette, qui, à Paris, a créé une boutique dans laquelle sont exposés, ou plutôt mis en scène, des produits de toute nature, que l’on trouve par ailleurs dans le commerce. Cette présentation valorise les produits, permettant de les vendre nettement plus chers. « Colette fait le tour de ma collection, se focalise parfois sur un article qu’elle m’achète en petite quantité. Exposé dans son magasin, mon produit semble relever de la haute couture, avec un prix à l’avenant », affirme un fournisseur du Sentier.

1 fatica : effort, peine, fatigue, travail. 2 Adam Smith, The Wealth of Nations, (première publication, An Inqury into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, 1776), Penguin Books, 1982, p.209, traductionde la citation par l’auteur de l’article. 3 Quynh Delaunay, La machine à laver en France, L’Harmattan Innoval, 2003, p.129.

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Le concept marxiste du travail a permis à la pensée de

progresser. Mais dans les faits, la prophétie de l’exacerbation inéluctable des antagonismes de classes a été battue en brèche d’une part par le législateur qui a fait poser des carters sur les roues du juggernaut (les lois sociales de Bismarck dès 1883, le Sherman act antitrust en 1890, etc.) et d’autre part par le for-disme (Singer, 1860 ; Kodak, 1888 ; Gillette, 1903 ; Ford, 1908, etc.), qui a mené à l’ère de l’opulence décrite par Galbraith.

En bâtissant d’impeccables équations sur une assise exces-sivement étriquée qui évacue de larges pans de la réalité des traits de l’homo sapiens, les économistes ne risquent-ils pas de faire de l’homo œconomicus un être aussi caricatural que le golem de Prague1 ou un zombi vaudou ? En ce cas, qu’en est-il de l’efficience de la théorie ? A tout prendre, les travaux de Desmond Morris2 sur le comportement de l’homme en société ont un pouvoir explicatif et prédictif autrement plus convain-cant, même s’il est peu gratifiant d’admettre que l’homme n’est qu’un singe nu tentant de s’accommoder du zoo qu’il s’est construit et dans lequel il s’est lui-même enfermé.

Une certitude néanmoins s’impose : l’exploitation de l’hom-me par l’homme a eu pour pendant son exact opposé dans le système scientifique appliqué.

1 Golem : mot biblique [psaume 139 :16] signifiant ébauche humaine. Au Moyen Age, ce mot se rapporte à des légendes juives de création d’ « humanoïdes » par des sages qui leur insufflent une âme au rabais. La plus connue est celle du golem de Prague (XVIème siècle) qui faisait les corvées à la place des humains. Le « robot » (du tchèque robot, travail) est son descendant direct, de même que le personnage cinématographique de Frankenstein. 2 Desmond Morris, Le singe nu, Grasset, 1968 ; Le zoo humain, Grasset, 1970.

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