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Le Temps Samedi Culturel Samedi 2 août 2014 Esprit 21 «Wu wei», l’art de réussir sans essayer Un état de grâce dans lequel l’action s’accomplit par enchantement, sans le concours de la volonté: tout le monde l’a vécu, personne ne sait y retourner… Entre Confucius, taoïsme et neurosciences, le philosophe Edward Slingerland trace un chemin Par Nic Ulmi TOM TIRABOSCO W u wei: tout le monde connaît. Pas le terme, peut-être, mais les manifesta- tions de la chose. C’est ce qui se passe lorsque l’acte que vous êtes en train d’accomplir vous réussit par en- chantement, sans effort, ni volonté: votre tâche se remplit d’elle-même, pour ainsi dire, presque sans vous. Vous dites alors que vous êtes «en état de grâce», ou «dans le flux». Vous ressentez une euphorie paisi- ble et une sorte de gratitude, sans trop savoir vis-à-vis de qui. Car cet état mental, lorsqu’il est là, rend possibles des exploits sportifs, des performances professionnelles, des actes de création, ou tout simple- ment des sommets d’aise dans le dé- roulement d’une conversation. Vos répliques s’enchâssent dans celles de votre interlocuteur avec un tempo, une pertinence, un brio par- faits. Une magie opère, une sponta- néité heureuse, comme un charme. Vous n’êtes que mouvement, sans intention. Immergé en vous-même, et en même temps sereinement alerte à ce qui se passe, vous persua- dez, vous emportez l’adhésion: vous séduisez. Car – cerise sur le gâteau – de la personne qui se trouve en plein wu wei émane une sorte de cha- risme appelée de: une force d’attrac- tion qui conduit les autres à lui faire confiance et vouloir être avec elle… Professeur à Vancouver, le Cana- dien Edward Slingerland vient de consacrer un livre (en anglais) à cet état. Ses domaines de spécialisation: la philosophie chinoise ancienne (celle de Confucius et de Lao Tseu), les neurosciences cognitives et l’his- toire évolutive de notre espèce – trois disciplines qui éclairent la na- ture, le fonctionnement et la raison d’être du wu wei. Le titre de son ouvrage est Trying Not to Try, littéra- lement «Essayer de ne pas essayer»: il renvoie au paradoxe douloureux dans lequel on plonge lorsque l’on veut produire ce phénomène, carac- térisé précisément – c’est fâcheux – par l’absence de volonté… Problème, en effet: infiniment désirable, associé à la sensation d’être pleinement nous-mêmes sans la fatigue d’être là, l’état de wu wei nous appartient, mais nous ne savons pas le contrôler. Pas de carte routière, ni de véhicule pour nous y amener. Sauf peut-être ceci (on hé- site à l’écrire, c’est délicat): boire un coup, ou même plusieurs – en pre- nant garde de ne pas dépasser le seuil au-delà duquel la situation se retourne et l’on n’est plus que vul- gairement soûl. Si vous voulez bien, commençons par là. Approxima- tion grossière mais éclairante: le wu wei, c’est un peu comme avoir bu. «Il y a quelques parallèles», confirme Edward Slingerland au téléphone. Lesquels? «Dans l’état de wu wei, les régions du contrôle cognitif sont partiellement régulées à la baisse dans votre cerveau: vous n’êtes pas en train d’exercer un contrôle actif. C’est également le cas lorsque vous êtes en état d’ivresse.» La diffé- rence? «Il existe une étude réalisée en observant, à l’aide de l’imagerie par résonance magnétique fonc- tionnelle (IRMf), le cerveau des pia- nistes de jazz en train d’improviser. On observe alors, comme sous l’ef- fet de l’alcool, que les régions céré- brales responsables du contrôle conscient sont partiellement dé- sactivées. Mais une autre région, appelée «cortex cingulaire anté- rieur» (CAA) reste active: c’est la partie du cerveau qui surveille les situations de contradiction, de con- flit entre les processus mentaux.» Le CAA est, si l’on veut, un détecteur de fumée. Il signale que quelque chose cloche et il appelle le contrôle cons- cient à la rescousse. «A la différence de ce qui se passe quand vous êtes soûl, le cerveau en mode wu wei reste donc en alerte, en fond de tâ- che.» Avec ou sans alcool, tout le monde connaît donc le wu wei. Tout le monde sait, aussi, ce qu’on res- sent lorsqu’on est arraché brutale- ment à cet état: c’est comme si on était expulsé du paradis. Le contrôle conscient prend le dessus, l’esca- lade des efforts contre-productifs s’enclenche, tout s’effrite lamenta- blement. Que faire? Bonne ques- tion. Si les neurosciences peuvent expliquer et cartographier le phé- nomène, ce que personne ne sait, c’est comment trouver ou retrouver le wu wei perdu. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé. Flash-back. Littéralement, wu wei signifie en chinois «ne pas faire» ou «ne pas essayer». Mais «ne pas faire» ne veut surtout pas dire «ne pas agir». Dans la philosophie chi- noise ancienne, wu wei signifie quelque chose comme «agir sans un effort piloté par la volonté». Des histoires se racontent à propos du boucher Ding et du sculpteur Qing, de leur dextérité quasiment surna- turelle en équarrissant un bœuf ou en taillant le socle d’une cloche. His- toires allégoriques, car ce qui inté- resse les auteurs, c’est plutôt le com- portement social de l’individu en mode wu wei que sa capacité à con- vertir un bovin en steak saignant. Les disciples de Confucius et de Lao Tseu s’écharperont longuement sur la manière d’y arriver. «Il y a d’abord la stratégie confucéenne, qui consiste à se sculpter soi-même et à se polir», reprend Edward Slin- gerland. Ce n’est qu’après avoir fourni des tonnes d’effort, sous la forme d’un apprentissage et d’un entraînement méticuleux, que le savoir-faire devient une deuxième nature: il peut alors s’activer sans que l’esprit conscient doive le con- trôler, car il est devenu aussi spon- tané que l’acte de respirer. Les taoïstes et leur maître à pen- ser Lao Tseu sont d’un autre avis. Pour eux, l’effort, c’est mal: c’est de la simulation, de l’hypocrisie. «Ils sont pessimistes au sujet de l’apprentis- sage social et de sa capacité à faire de nous de bonnes personnes. Ils pensent qu’il y a quelque chose qui cloche dans nos sociétés, que les va- leurs que nous apprenons ne sont pas les bonnes, qu’il faut revenir à quelque chose de plus fondamen- tal et naturel», explique le cher- cheur. Sans carcan sociétal, nous serions aussi parfaits que des bons sauvages: Lao Tseu, Rousseau, même combat… «Le taoïsme est une sorte de correctif pour tempé- rer les excès de discipline du confu- cianisme. C’est un courant très sym- pathique, mais il n’a pas vraiment de sens en dehors de la toile de fond confucéenne.» Confucius, en effet, anticipe de 2500 ans sur le scanner cérébral en annonçant l’interaction entre deux parties du cerveau: l’une, en pilo- tage automatique, gère avec une aisance superlative des compéten- ces apprises et assimilées. L’autre, lente et réfléchie, est préposée à traiter tous les problèmes nou- veaux. Les sciences cognitives ap- pellent la première «cognition chaude» et la seconde «cognition froide». A la fois confucéen et neu- roscientifique, ce dualisme paraît aujourd’hui plus pertinent que ce- lui, cartésien, entre corps et esprit, ou celui, freudien, opposant un ça inconscient et sauvage à un ego conscient et civilisé. Mais pourquoi le wu wei et le de sont-ils importants? Pour le com- prendre, revenons à la biture: «L’al- cool est un casse-tête. Car le groupe humain qui a commencé à se cuiter jusqu’à tard dans la nuit et à être hors service le lendemain matin aurait dû, théoriquement, être dé- savantagé du point de vue évolutif. Or, au contraire, toutes les sociétés complexes utilisent des substances enivrantes.» Pourquoi? «C’est une invention culturelle qui aide à dé- tecter la simulation et la sincérité.» Bingo: voilà le rôle crucial du wu wei et du de en société. «L’évolution nous a façonnés pour décoder, chez les autres, des signaux qui nous di- sent s’ils sont en train d’exercer un contrôle actif sur leurs actions ou tout simplement d’être spontanés. Dans le premier cas, on se méfie un peu. Dans le second, on est con- fiants.» Distinction cruciale, car pour l’animal social que nous som- mes, la coopération est une ques- tion de vie ou de mort – et elle re- quiert des outils pour évaluer la fiabilité de nos congénères… Voilà donc pourquoi quelqu’un est at- trayant lorsqu’il paraît spontané, absorbé par ce qu’il fait, sans arriè- re-pensée. Un coopérateur fiable, en plein wu wei, rayonnant de de. Allez, santé! Trying Not to Try. The Art and Science of Spontaneity, Edward Slingerland, New York, Crown Publishers, 295 p. , Edward Slingerland Philosophe «Dans l’état de wu wei , les régions du contrôle cognitif sont régulées à la baisse dans votre cerveau. C’est aussi le cas lorsque vous êtes soûl»

«Wuwei»,l’artderéussirsansessayer · 2014. 8. 7. · LeTemps SamediCulturel Samedi2août2014 Esprit 21 «Wuwei»,l’artderéussirsansessayer Un état de grâce dans lequel l’action

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  • Le TempsSamedi CulturelSamedi 2 août 2014 Esprit 21

    «Wuwei»,l’artderéussirsansessayerUn état de grâcedans lequel l’actions’accomplit parenchantement, sansle concours de lavolonté: tout lemonde l’a vécu,personne ne sait yretourner… EntreConfucius, taoïsmeet neurosciences, lephilosophe EdwardSlingerland trace unchemin

    Par Nic Ulmi

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    Wu wei: tout lemonde connaît.Pas le terme,peut-être, maisles manifesta-

    tionsdelachose.C’estcequisepasselorsque l’acte que vous êtes en traind’accomplir vous réussit par en-chantement, sans effort, ni volonté:votre tâche se remplit d’elle-même,pour ainsi dire, presque sans vous.Vous dites alors que vous êtes «enétat de grâce», ou «dans le flux».Vous ressentez une euphorie paisi-ble et une sorte de gratitude, sanstrop savoir vis-à-vis de qui. Car cetétat mental, lorsqu’il est là, rendpossibles des exploits sportifs, desperformances professionnelles, desactes de création, ou tout simple-ment des sommets d’aise dans le dé-roulement d’une conversation. Vosrépliques s’enchâssent dans cellesde votre interlocuteur avec untempo, une pertinence, un brio par-faits. Une magie opère, une sponta-néité heureuse, comme un charme.Vous n’êtes que mouvement, sansintention. Immergé en vous-même,et en même temps sereinementalerte à ce qui se passe, vous persua-dez, vous emportez l’adhésion: vousséduisez. Car – cerise sur le gâteau –delapersonnequisetrouveenpleinwu wei émane une sorte de cha-risme appelée de: une force d’attrac-tion qui conduit les autres à lui faireconfiance et vouloir être avec elle…

    Professeur à Vancouver, le Cana-dien Edward Slingerland vient deconsacrer un livre (en anglais) à cetétat. Ses domaines de spécialisation:la philosophie chinoise ancienne(celle de Confucius et de Lao Tseu),les neurosciences cognitives et l’his-toire évolutive de notre espèce– trois disciplines qui éclairent la na-ture, le fonctionnement et la raisond’être du wu wei. Le titre de sonouvrage est Trying Not to Try, littéra-lement «Essayer de ne pas essayer»:il renvoie au paradoxe douloureuxdans lequel on plonge lorsque l’onveut produire ce phénomène, carac-térisé précisément – c’est fâcheux –par l’absence de volonté…

    Problème, en effet: infinimentdésirable, associé à la sensationd’être pleinement nous-mêmessans la fatigue d’être là, l’état de wuwei nous appartient, mais nous nesavons pas le contrôler. Pas de carteroutière, ni de véhicule pour nous yamener. Sauf peut-être ceci (on hé-site à l’écrire, c’est délicat): boire uncoup, ou même plusieurs – en pre-nant garde de ne pas dépasser leseuil au-delà duquel la situation seretourne et l’on n’est plus que vul-gairement soûl. Si vous voulez bien,commençons par là. Approxima-tion grossière mais éclairante: le wu

    wei, c’est un peu comme avoir bu. «Ily a quelques parallèles», confirmeEdward Slingerland au téléphone.Lesquels? «Dans l’état de wu wei, lesrégions du contrôle cognitif sontpartiellement régulées à la baissedans votre cerveau: vous n’êtes pasen train d’exercer un contrôle actif.C’est également le cas lorsque vousêtes en état d’ivresse.» La diffé-rence? «Il existe une étude réaliséeen observant, à l’aide de l’imageriepar résonance magnétique fonc-tionnelle (IRMf), le cerveau des pia-nistes de jazz en train d’improviser.On observe alors, comme sous l’ef-fet de l’alcool, que les régions céré-brales responsables du contrôleconscient sont partiellement dé-sactivées. Mais une autre région,appelée «cortex cingulaire anté-rieur» (CAA) reste active: c’est lapartie du cerveau qui surveille lessituations de contradiction, de con-flit entre les processus mentaux.» LeCAA est, si l’on veut, un détecteur defumée. Il signale que quelque chosecloche et il appelle le contrôle cons-cient à la rescousse. «A la différencede ce qui se passe quand vous êtessoûl, le cerveau en mode wu weireste donc en alerte, en fond de tâ-che.»

    Avec ou sans alcool, tout lemonde connaît donc le wu wei. Toutle monde sait, aussi, ce qu’on res-sent lorsqu’on est arraché brutale-

    ment à cet état: c’est comme si onétaitexpulséduparadis.Lecontrôleconscient prend le dessus, l’esca-lade des efforts contre-productifss’enclenche, tout s’effrite lamenta-blement. Que faire? Bonne ques-tion. Si les neurosciences peuventexpliquer et cartographier le phé-nomène, ce que personne ne sait,

    c’est comment trouver ou retrouverle wu wei perdu. Et ce n’est pas fauted’avoir essayé.

    Flash-back. Littéralement, wuwei signifie en chinois «ne pas faire»ou «ne pas essayer». Mais «ne pasfaire» ne veut surtout pas dire «nepas agir». Dans la philosophie chi-noise ancienne, wu wei signifie

    quelque chose comme «agir sansun effort piloté par la volonté». Des histoires se racontent à propos duboucher Ding et du sculpteur Qing,de leur dextérité quasiment surna-turelle en équarrissant un bœuf ouen taillant le socle d’une cloche. His-toires allégoriques, car ce qui inté-resse les auteurs, c’est plutôt le com-portement social de l’individu enmode wu wei que sa capacité à con-vertir un bovin en steak saignant.

    Les disciples de Confucius et deLaoTseus’écharperontlonguementsur la manière d’y arriver. «Il y ad’abord la stratégie confucéenne,qui consiste à se sculpter soi-mêmeet à se polir», reprend Edward Slin-gerland. Ce n’est qu’après avoirfourni des tonnes d’effort, sous laforme d’un apprentissage et d’unentraînement méticuleux, que lesavoir-faire devient une deuxièmenature: il peut alors s’activer sansque l’esprit conscient doive le con-trôler, car il est devenu aussi spon-tané que l’acte de respirer.

    Les taoïstes et leur maître à pen-ser Lao Tseu sont d’un autre avis.Pour eux, l’effort, c’est mal: c’est de lasimulation, de l’hypocrisie. «Ils sontpessimistes au sujet de l’apprentis-sage social et de sa capacité à fairede nous de bonnes personnes. Ilspensent qu’il y a quelque chose quicloche dans nos sociétés, que les va-leurs que nous apprenons ne sont

    pas les bonnes, qu’il faut revenir àquelque chose de plus fondamen-tal et naturel», explique le cher-cheur. Sans carcan sociétal, nousserions aussi parfaits que des bonssauvages: Lao Tseu, Rousseau,même combat… «Le taoïsme estune sorte de correctif pour tempé-rer les excès de discipline du confu-cianisme. C’est un courant très sym-pathique, mais il n’a pas vraimentde sens en dehors de la toile de fondconfucéenne.»

    Confucius, en effet, anticipe de2500 ans sur le scanner cérébral enannonçant l’interaction entre deuxparties du cerveau: l’une, en pilo-tage automatique, gère avec uneaisance superlative des compéten-ces apprises et assimilées. L’autre,lente et réfléchie, est préposée àtraiter tous les problèmes nou-veaux. Les sciences cognitives ap-pellent la première «cognitionchaude» et la seconde «cognitionfroide». A la fois confucéen et neu-roscientifique, ce dualisme paraîtaujourd’hui plus pertinent que ce-lui, cartésien, entre corps et esprit,ou celui, freudien, opposant un çainconscient et sauvage à un egoconscient et civilisé.

    Mais pourquoi le wu wei et le desont-ils importants? Pour le com-prendre, revenons à la biture: «L’al-cool est un casse-tête. Car le groupehumain qui a commencé à se cuiterjusqu’à tard dans la nuit et à êtrehors service le lendemain matinaurait dû, théoriquement, être dé-savantagé du point de vue évolutif.Or, au contraire, toutes les sociétéscomplexes utilisent des substancesenivrantes.» Pourquoi? «C’est uneinvention culturelle qui aide à dé-tecter la simulation et la sincérité.»

    Bingo: voilà le rôle crucial du wuwei et du de en société. «L’évolutionnous a façonnés pour décoder, chezles autres, des signaux qui nous di-sent s’ils sont en train d’exercer uncontrôle actif sur leurs actions outout simplement d’être spontanés.Dans le premier cas, on se méfie unpeu. Dans le second, on est con-fiants.» Distinction cruciale, carpour l’animal social que nous som-mes, la coopération est une ques-tion de vie ou de mort – et elle re-quiert des outils pour évaluer lafiabilité de nos congénères… Voilàdonc pourquoi quelqu’un est at-trayant lorsqu’il paraît spontané,absorbé par ce qu’il fait, sans arriè-re-pensée. Un coopérateur fiable,en plein wu wei, rayonnant de de.Allez, santé!

    Trying Not to Try. The Artand Science of Spontaneity,Edward Slingerland, New York,Crown Publishers, 295 p.

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    Edward SlingerlandPhilosophe

    «Dans l’état de wu wei,les régions du contrôlecognitif sont réguléesà la baisse dans votre

    cerveau. C’est aussi le caslorsque vous êtes soûl»