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1 Yvon Le Roy LOUISE… Dépôt légal BnF décembre 2013 ISBN 978-2-916225-57- Riffle noir Imprimé en France Note de l’auteur : l’éditeur a cessé son activité en mai 2018 Il n'y a pas de sciences ou de vertus qui vaillent une goutte de sang. Honoré de Balzac. La Peau de chagrin.

Yvon Le Roy · climatisée. Des gouttes de sueur tombaient de son front sur le clavier. Machinalement, il les essuya d’un revers de sa manche. Une fois les fichiers déplacés dans

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Yvon Le Roy

LOUISE…

Dépôt légal BnF décembre 2013

ISBN 978-2-916225-57-

Riffle noir

Imprimé en France

Note de l’auteur : l’éditeur a cessé son activité en mai 2018

Il n'y a pas de sciences ou de vertus qui vaillent

une goutte de sang.

Honoré de Balzac.

La Peau de chagrin.

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PARTIE 1

Samedi 2 Septembre 2012.

21h05. Sur le campus.

Les ordinateurs ronronnaient doucement dans la salle de calcul,

à l’étage du bâtiment E9, tandis qu’il pianotait sur le clavier du

terminal.

Au dehors, dans le campus désert, la nuit distillait son crachin

collant et froid. Un temps tout de même propice à l’opération : il

n’avait croisé personne... Heureusement.

La lumière pouvait le trahir... Il n’aurait peut-être pas dû travailler

si tard. Qu’est-ce qu’il foutait ici... S’il était pris la main dans le sac, sa

descente aux enfers continuerait…

D’ordinaire, il aimait ce silence brassé par les ventilateurs des

unités centrales dispersant dans l’atmosphère cette odeur

caractéristique de composants électroniques chauds. Le cadre de

cette salle l’apaisait. Un refuge hors du tumulte de sa vie. Ici au

moins, on le laissait tranquille.

Mais ce soir, à cause de l’enjeu, ses mains fébriles hésitaient,

incertaines, produisant de nombreuses fautes de frappe ! Ce n’était

pas digne de lui et il perdait du temps. Justement, il n’en avait pas...

Son rencard ne l’attendrait pas.

— Putain de merde ! dit-il à voix haute, pour exorciser la peur qui

lui tordait les tripes. Ne plus penser. Agir. L’homme qui l’avait

contacté, un inconnu, le lui avait dit. Ce soir ou jamais ! L’occasion ne

se représenterait sans doute plus et la commande serait annulée.

Comment avait-il pu être aussi naïf ? Putain, il n’avait rien vu venir. Il

avait été tellement sûr de l’emporter, avec sa main ! Et puis... il y

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avait eu cette carte jetée sur le tapis... Elle l’avait tué, mieux qu’une

lame de rasoir...

Sa dette avait alors dépassé la limite tolérée. Il lui fallait cet argent

à tout prix ! Sinon… Sinon il connaissait le sort de ceux qui

n’honorent pas leurs dettes.

Après avoir essuyé ses mains moites, il se pressa d’entrer les

commandes de collecte des fichiers. Ça l’embêtait un peu de pirater

les bases de données de Lise et d’Helen, mais son client avait exigé

ces fichiers-là aussi. Toute une liste bien ciblée. Bien qu’étonné, il

n’avait pas osé discuter : ce type, cet inconnu, savait tout de lui... Ah,

pour être précis, ça l’était ! Comment savait-il tout cela ?

Ce soir, il avait d’autres choses à faire qu’à trouver des réponses

à ces questions... Des questions à ne pas poser. Là-dessus, on avait

insisté... Dans son intérêt, il ne devait pas chercher à savoir.

D’ailleurs, ça n’était pas son intention. Enfin, pas tout de suite...

Lucide, il savait qu’en cas de problème, il serait le fusible si le pot

aux roses était découvert. Il pouvait encore s’en protéger. S’il

parvenait à terminer le travail et à en effacer les traces, il ne serait

pas inquiété.

Par le jeu, il avait tout perdu... Et bien plus encore... Josiane, la

seule femme amoureuse qu’il eût aimée, l’avait quitté après dix-huit

mois de cet enfer. Partie, sans rien dire, au bout de son chagrin...

Des femmes, il y en avait au LBS. Cela lui fit du bien d’y penser...

En particulier Lise qu’il trouvait jolie. Mais quand elle le regardait, il

avait le sentiment d’être un pou qui regarde une étoile. T’as aucune

chance, nullard ! Et ça l’agaçait tellement qu’il en devenait grossier

malgré lui.

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La chaleur semblait maintenant plus forte dans la salle pourtant

climatisée. Des gouttes de sueur tombaient de son front sur le

clavier. Machinalement, il les essuya d’un revers de sa manche.

Une fois les fichiers déplacés dans un répertoire connu de lui

seul, il changea de session et en ouvrit une autre sous son code

personnel, histoire de brouiller les pistes… Lundi, il ferait le ménage en

grand. Grâce au congé de Braderie, sûr qu’il ne serait pas dérangé !

Ce soir, on le paierait s’il parvenait à faire au moins la sauvegarde

sur disque, le cryptage des fichiers et l’envoi sur le serveur distant.

Et plus tard, s’il en avait le temps, l’effacement complet de tous ces

travaux... Radical ! Bah, il terminerait ça lundi... Sûr que ça ne plairait

pas à certains. Le LBS n’allait pas s’en remettre...

À défaut d’un matériel adapté, il installa le graveur spécialement

apporté et y glissa un disque. Deux minutes à peine. Le meilleur du

marché... Vu la quantité de fichiers à graver, il n’avait pas regardé à la

dépense... Il aurait même le temps de se faire un second disque. Pour lui. Son

assurance-vie en quelque sorte. Lundi, il pourrait le récupérer, et qui

sait, réussir à en tirer profit. Il avait sa petite idée...

Que l’Université leur refuse de pouvoir enregistrer des travaux

sur un support externe, il avait toujours trouvé cela humiliant et

mesquin. Pour la sécurité des bases de données et des logiciels ! lui avait-on

répondu. Ça le faisait rigoler : il savait contourner ce genre de

blocage...

Le disque terminé, il le rangea dans son emballage qu’il fixa

soigneusement sous la tour d’un terminal au fond de la salle. Puis il

grava le second disque, celui de son client. Restait à expédier les

fichiers au serveur ftp indiqué, après les avoir cryptés. C’est cette

dernière partie du marché qu’il redoutait. Il n’en connaissait pas la

durée à plusieurs heures près.

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Le disque de données qu’il allait remettre au métro ne suffisait

pas à son contact : il avait aussi exigé ce transfert des fichiers à l’autre

bout du monde. Bien sûr, il avait trouvé cela plus qu’étrange. Puis il

s’était dit que le client final, probablement très méfiant, voulait

vérifier la qualité de la marchandise.

Le second paiement n’aurait lieu qu’après cette vérification... Le

coup idéal pour se faire entuber... Les salauds ! Mais avait-il le choix ?

Bien sûr que non ! Ils le savent, ces enfoirés !

Quand il commença d’envoyer les premiers fichiers cryptés sur

le serveur étranger, sa montre indiquait 21h15. Ça passait, mais

lentement. Les réseaux étaient encore très encombrés à cette heure.

Putain ! À ce rythme, ça va prendre des plombes... J’espère qu’il n’y aura

pas de bug d’ici à lundi. Sinon, je suis mort...

Il activa le programme pour vérifier son fonctionnement.

Merde... Plus qu’un quart d’heure avant le rendez-vous au métro !

Il desserra sa cravate terne parsemée d’auréoles luisantes. Des

gouttes perlaient de nouveau sur son front dégarni. Il dégrafa son

col plus que douteux...

Tandis qu’il s’assurait que le programme progressait

normalement, l’écran lui renvoya son triste reflet. Il lui faudrait

vraiment une nouvelle chemise... Les cercles de jeux exigeaient

toujours une tenue de ville correcte... Dès demain, il s’en occuperait.

Il aurait de quoi…

Sa première enveloppe contre le disque ! La seconde en poste

restante, dans un mois, après la vérification. Pour celle-là, il doutait

d’être payé, mais il fallait jouer la sécurité. Pas d’entourloupe, il serait

réglo... Après tout, peut-être qu’ils respecteraient le deal ? Ce qui

comptait, c’était surtout la première somme promise. Pour qu’il

puisse au moins payer sa dette ce soir.

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Il tapa une dernière ligne de commande, puis valida par un Return.

Le dernier programme était prêt pour lundi. Le temps qu’il le vérifie.

Ça y est, c’est parti ! Ce soir, il irait jouer. Il rembourserait sa dette.

Dès qu’il aurait obtenu l’enveloppe contre le disque.

Il bloqua la session, se leva subitement en regardant sa montre.

L’écran se mit en veille quand il éteignit la lumière. La chemise

trempée de sueur, il sortit, soulagé d’avoir réussi dans les temps. Il

n’avait pas été dérangé... Personne n’aurait compris qu’il travaille un

samedi. Le premier soir de la Braderie en plus !

Tout le monde savait qu’il n’était pas un obsédé du boulot !

D’ailleurs, lundi, s’il voulait revenir avec naturel, il faudrait qu’il donne

une bonne raison à Louveau, le régisseur, pour expliquer sa

présence. Ne pas éveiller les soupçons...

Quittant l’obscurité, il descendit dans la lueur glauque des

halogènes extérieurs matérialisant les marches de l’escalier, au

travers des vitres sales.

Ne pas oublier de mettre l’alarme, en quittant le… Bordel de m.… !

Comme un imbécile, il avait oublié d’emporter le graveur et le

disque qu’il contenait pour le rendez-vous.

Mais à quoi pensait-il, bon Dieu !

Il allait être en retard maintenant. Prenant le risque d’éclairer la

cage d’escalier, il remonta. Dans la salle, il activa de nouveau

l’éclairage, prit au vol le graveur, en éjecta le disque, le rangea dans

sa veste, débrancha l’appareil qu’il cala sous son bras, puis il quitta

précipitamment la pièce. Au moment précis où il s’apprêtait à la

boucler, il entendit distinctement des coups frappés au portail vitré

du bas de l’immeuble.

Oh non ! Pas maintenant… Les enfoirés...

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Un groupe d’étudiants sortaient de la résidence universitaire

toute proche en ce milieu de soirée. Il serra les dents sous la douleur

qui lui barrait l’estomac. Si j’attends encore, je vais louper mon rencard !

Dans le couloir éteint, il choisit de descendre par l’arrière du

bâtiment, son côté le plus sombre.

— Ah, les salauds ! souffla-t-il dans un rictus, pour évacuer son

angoisse.

Les dalles luisantes de cire reflétaient les éclairages de sécurité.

Malgré ses précautions, à cause de l’encaustique, le couloir vide

résonnait des crissements sonores de chacun de ses pas.

C’était insupportable...

Angoissé, il parvint à l’entrée secondaire. Un coup d’œil à travers

la porte vitrée… Personne ! Ouf...

Il mit calmement l’alarme et sortit. Sa montre indiquait 22h05...

Il serait presque à l’heure...

En contournant la bâtisse, il s’engagea sans tarder dans le sentier

conduisant au métro. Quand il dépassa le buisson, il crut que sa tête

venait d’exploser…

Chancelant, il ne comprit pas... Une douleur fulgurante lui

transperça les tempes. De gros bouillons de sang commencèrent à

danser dans son crâne en ébullition.

Dans l’effort qu’il fit pour rester debout, il eut vaguement

conscience de s’être fait piéger... Les salauds...

Le graveur, en tombant sur l’asphalte du chemin, explosa. Mais

il ne l’entendit pas...

Josiane... En vain, il l’appela.

Sa vue s’obscurcit complètement, lorsqu’il s’effondra sur le sol

boueux.

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Dimanche 3 Septembre.

16h00. Sur le campus.

Il en avait encore des sueurs, rien que d’y penser... Et sa femme

qui le regardait, de la rage dans les yeux...

— Maintenant, il faut partir ! Et vite... Allez ! Magnez-vous, tas

de bouseux ! cria-t-il à la cantonade, face aux regards haineux et

incrédules, braqués sur lui.

Son beau-frère... S’il ne revenait plus ?

À chacun de leurs passages dans la région, c’était la même galère.

Mais cette fois encore, avec son alter ego, le frère de sa femme, ils

avaient trouvé la parade en tractant certains blocs de pierre avec des

chaînes fixées aux attelages de deux voitures. Ensuite il leur avait

fallu franchir cette butte de terre. La prochaine fois, ce serait quoi… Un

mur en béton ?

La caravane réussit par miracle à repasser le même monticule,

malgré les enrochements restants.

Souvent, quand ils revenaient pour quelques nuits sur ce campus

d’université, ils découvraient de nouveaux obstacles autour des

parkings. Ajoutés quelquefois à la va-vite pour leur en interdire

l’accès.

La Police municipale les renvoyait un peu plus loin, à proximité,

dans les aires réservées aux gens du voyage : souvent saturées,

sommairement équipées et mal entretenues, elles ne suffisaient plus.

Alors ils avaient attendu la nuit. Et là où précédemment ils avaient

réussi à s’installer, les entrées des parkings, maintenant calibrées de

bas portiques solides, barraient systématiquement l’accès aux

caravanes et aux camionnettes. D’où le recours à des solutions

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expéditives. Pour qu’ils se logent, au moins pour un temps, avant

d’être expulsés.

La Mercedes poussive eut encore la force de sortir la roulotte du

terrain boueux, aidée des passagers qui poussaient ou tiraient. Une

fois de plus, l’attelage avait durement cogné la bordure de trottoir,

trop haute. La suspension devenait vraiment fatiguée.

Au volant, l’homme tremblait en allumant sa cigarette. La

flamme charbonneuse hésitait à en trouver le bout. Était-ce l’alcool

ou bien la peur ?

Le temps est venu de décamper, de prendre le large ! se disait-il

en terminant sa manœuvre.

La veille au soir, marchant avec son beau-frère à travers le

campus, en revenant d’avoir bu aux Quatre cantons, ils s’étaient

séparés près d’un bâtiment pour échapper à une patrouille de police.

Ensuite, croyant le retrouver, il avait vu de loin quelqu’un, un

homme, le frapper par derrière... Son beau-frère était tombé...

L’autre bande, sans doute... Qui d’autre ?

Au lieu de lui porter secours, il s’était brusquement senti très

mal… J’ai trop bu, s’était-il dit. Le mauvais vin qu’ils avaient avalé lui

avait tellement tordu le bide qu’il en avait vomi toutes ses tripes.

Plus tard, tapi dans l’ombre, il s’était avoué que c’était la peur... Alors,

sans attendre, il était rentré au camp chercher sa carabine, en

ordonnant à sa famille de rester dans la caravane. Puis il avait

attendu, monté la garde. Toute cette sale, cette putain de nuit !

L’agresseur ne l’avait pas suivi. Mais l’autre, son beauf, n’avait pas

reparu... Ayant repris courage dans une flasque tirée de sa poche

arrière, il était revenu sur les lieux, en empruntant les zones d’ombre,

les doigts boudinés de ses mains moites bien crispés sur son arme.

Mais il n’avait plus croisé personne.

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Quand un groupe d’étudiants étaient sorti du métro en braillant

pour rentrer dans leur résidence, il avait vite rejoint la caravane, pour

se cacher derrière à faire le guet jusqu’à ce que l’humidité de l’aube

le réveille. Ce matin, il avait refait encore un tour à la recherche du

disparu.

Aucune trace... S’il avait été tué, au moins il aurait trouvé son

corps... Mais là, rien. Pourquoi l’autre bande avait-elle enlevé son beauf ? Il

ne comprenait plus. Maintenant, le mieux était de partir... La seule

décision possible… Penser au reste de la famille : il en deviendrait

le chef, en l’absence du beau-frère...

Sous les invectives de sa femme, il répéta encore l’ordre à son

clan de se mettre en route sans tarder. Quand tout son monde fut

installé dans les voitures lourdement affaissées, il prit la tête du

convoi en direction de l’A1, balançant d’un geste rageur sa cigarette

par la portière.

— Mais qu’est-ce qui s’est passé hier soir ? Pourquoi t’es revenu

prendre ton arme ? Et mon frère, où il est ? Tu vas me le dire à la

fin ?

Sans daigner lui répondre, il regardait fixement devant lui les

mains crispées sur son volant... D’énervement, de peur et de rage.

L’autre bande, certainement... Qui d’autre ?

Qu’avaient-ils fait de son beau-frère ?

20h45. Dans le train...

Finies les calanques et la chaleur ! se dit Jean, en jetant un coup d’œil

au paysage régulier qu’il voyait défiler, dans cette plaine du Nord

bosselée de curieuses collines noires, monts surgis au hasard de la

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terre, qui déclenchèrent en lui une question muette de courte durée :

il en connaissait la réponse...

Des vestiges du lourd passé industrieux de cette région...

Certains de ces monts offraient à la vue des voyageurs leurs

ventres de schiste rouge, enchâssés de friches industrielles noircies

par le temps et l’inactivité.

Un ciel gris, paradoxalement lumineux, éclairait le visage sévère

de la vieille dame aux traits adoucis par l’âge. Assise en face de lui,

les genoux serrés, les mains posées sur le fermoir de son sac, elle

l’observait en détail, estimant sa présence incongrue dans ce train.

— Ce sont des terrils, monsieur ! lui dit-elle, comme si cette

affirmation péremptoire suffisait à elle seule à expliquer l’histoire de

cette région aux allures inhospitalières.

Jean ne voulut pas sortir de sa torpeur nonchalante pour réagir.

Sans doute une ancienne institutrice ! se dit-il. Le genre

insupportable qui a un avis sur tout et vous le fait partager sans

qu’on le lui demande !

Germinal... Oui, j’ai lu Zola, chère madame, avait-il envie de répondre,

énervé par cette pontifiante personne qui continuait de l’examiner

en détail, l’œil critique, depuis un moment.

Le commissaire Jean Archangéli n’avait rien d’un homme du

Nord. Son allure générale, svelte, teint bronzé, cheveux noirs striés

de fils d’argent, avait renseigné la vieille dame. Elle aurait pu le

trouver beau dans sa cinquantaine, si elle ne s’était attardée si

longuement sur les aspects négatifs de son apparence : mise peu

soignée, habits froissés, traits fatigués, ongles jaunis...

Gêné par cet examen importun, Jean jeta un coup d’œil vers le

fond de la rame dans l’espoir d’y trouver une place vide donnant sur

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le couloir. Pour y mettre ses jambes. Peine perdue, la voiture était

pleine !

De grande taille, le commissaire maudissait les sièges des

transports collectifs. Depuis que la petite dame était montée, il avait

dû battre en repli. À sa gauche, un homme corpulent – portrait

stéréotypé de la publicité pour un cassoulet dont il avait vu l’affiche

à Marseille – ne lui laissait guère d’espace. Las de ne pouvoir bouger,

il observa dans le reflet d’une vitre la jeune femme assise en

diagonale, occupée à lire un ouvrage sérieux. Son attitude

concentrée conférait à son port de tête une élégante distinction

rehaussée par sa paire de lunettes qu’elle remontait périodiquement

sur son joli nez.

En évitant le regard de la vieille, il fouilla dans sa veste, histoire

de s’occuper les mains, et tomba sur son paquet de cigarettes qu’il

sortit mécaniquement. La condamnation immédiate dans les yeux

de l’octogénaire le lui fit remettre illico à sa place.

Avec le sentiment désagréable du bambin pris chez l’épicier, la

main dans le bocal de bonbons.

Mal à l’aise, il tenta de déplacer ses jambes. Sans y parvenir. Ce

qui eut pour effet de renforcer sa gêne.

En rajustant ses lunettes, la jeune femme n’avait rien perdu de la

scène. Elle lui sourit discrètement, l’œil complice.

Qu’est-ce que je suis venu foutre ici ! se disait-il en fixant le ciel nuageux

par-dessus les immeubles qui annonçaient l’arrivée imminente.

La réponse à cette question, il la connaissait : ses chefs de

Marseille et d’Ajaccio lui avaient offert cette mutation, après la grosse

affaire difficilement bouclée. Raphaël, son adjoint et ami, y avait

laissé sa peau. Ce qu’il ne parvenait pas à se pardonner... Quant à

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lui, il venait d’échapper de très peu à un coup de feu dans un bar de

la vieille ville...

Il faut que tu t’éloignes un temps, Jean... Tu t’es trop exposé ! Ne

t’inquiète pas ! On les aura, lui avaient-ils dit.

Un poste important était vacant à Lille. Il n’avait pas franchement

eu le choix. On l’avait rassuré : il reviendrait dès que possible.

Maintenant, il commençait à en douter...

— Oh putain de sort ! Autant aller au Pôle Nord ! Pourquoi pas la

Sibérie ? lui avait dit Aimé, le patron du bar où il avait ses habitudes.

Résigné, il avait fini par accepter leur conseil à l’enterrement de

Raphaël. La veille au soir, il avait bouclé son sac se demandant bien

ce qu’il trouverait. Du travail, lui avait-on promis. Reprendre en main

tout un service après le départ en retraite de Bouchez, l’ancien

divisionnaire, y impulser son énergie, ses méthodes qu’on lui avait

d’ailleurs conseillé d’adoucir : Lille n’est pas la capitale du grand

banditisme, ni celle du terrorisme !

Tandis que les portables commençaient à sonner, ce qui avait le

don de l’énerver, l’annonce de l’arrivée à Lille-Europe le sortit de

ses pensées. Pris au dépourvu, il s’adressa à son voisin, le gros

monsieur cassoulet.

— Le terminus de ce train n’était-il pas Lille-Flandres ? dit-il.

Le cassoulet allait répondre quand la petite dame sévère le prit de

vitesse.

— C’est à cause des caténaires, monsieur ! Je vais souvent chez

ma fille. Je sais que nous sommes déviés quand on passe devant les

terrils.

Cette réponse abrupte ne lui apporta guère d’éclairage sur ce qui

l’attendait. Le commandant qui devait l’accueillir saurait-il le

retrouver ?

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En posant son ouvrage, la jeune femme de la vitre sourit aux

propos abscons de la vieille dame. Elle releva gracieusement la tête,

en remontant ses mèches d’un roux châtain, ôta ses lunettes d’écaille

après avoir refermé son livre pour se préparer à quitter le train.

Sans cet accessoire, son apparence austère et réservée s’effaça,

révélant la douceur des traits fins d’un visage encore juvénile.

Jetant un coup d’œil en direction du commissaire sans bien le

voir, elle anticipa sa prochaine question, à propos du trajet entre les

deux gares :

— La gare de Lille-Flandres se trouve à trois cents mètres vers le

centre-ville. Ce n’est pas loin à pied.

— Je vous remercie, répondit Jean.

Les habitués commencèrent à quitter la voiture avec

précipitation. Archangéli ne parvint à s’extraire de son siège que

lorsque son voisin se fut extirpé du sien et qu’il eut suffisamment

avancé dans le couloir avec ses deux grosses valises.

Au dehors, au-delà des grandes baies vitrées de cette gare de

courants d’air dressée par Jean Nouvel, tombait un fin crachin

donnant aux lampadaires un air fantomatique.

Un bruit sourd, ponctué d’une exclamation, se fit entendre, à la

sortie de l’escalier mécanique. Tout juste suivi d’un avertissement

sonore plutôt surprenant...

À cause d’une humidité importante dans la gare, nous recommandons la plus

grande prudence aux voyageurs qui empruntent le passage du quai 43 : les

planchers de bois y sont très glissants.

Ainsi parlait l’étonnante annonce dans les haut-parleurs quand il

aborda le plancher critique en émergeant de l’escalator. Il découvrit

le monsieur cassoulet, répandu avec ses deux valises dont l’une s’était

ouverte.

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Les autres voyageurs – indifférents ou peut-être seulement

soucieux de rester debout – étaient passés prudemment au large,

vaquant à leurs affaires sans s’occuper du malheureux.

Le commissaire n’était pas pressé au point de ne pas aider le

bonhomme à se relever. Ce qu’il fit. L’étudiante du train le remarqua

aussitôt.

En sortant sur le parvis de verre, le commissaire mit son imper

fripé, avant de s’engager sous cette fine pluie prégnante et froide

dont il n’avait pas l’habitude. Il aperçut la jeune femme montant

dans un taxi : de loin, elle lui indiqua par un signe la direction à

prendre. Il la remercia d’un petit geste de la main.

Il remonta son col. Il faudrait qu’il s’habitue aussi à la

température. Il se souvint alors qu’il n’avait pas franchement

emmené de vêtements adaptés dans son bagage.

21h00. À Lille.

La Braderie de Lille se déroulait toujours le premier week-end de

Septembre. Cette gigantesque manifestation, toujours folklorique,

drainait vers Lille, en ce début d’automne, plus d’un million de

personnes pendant trois jours. Les rues du centre, envahies des

chineurs venus mettre leur nez dans le contenu des greniers,

fourmillaient de joyeux piétons, de fêtards souvent déguisés,

toujours porteurs d’un sac à dos pour ranger leurs trouvailles… Les

gens venaient de loin, même des pays voisins : ils n’auraient manqué

ce rendez-vous festif pour rien au monde !

Ce soir, le commandant Denis Samyn se chargeait d’une

importante mission : récupérer le nouveau patron qui débarquait de

Marseille ! Pourtant, de ralentissements en rues bouchées, il allait

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finalement réussir à le manquer, s’il ne prenait pas la mesure radicale

qui s’imposait : mettre son gyrophare, ce qu’il répugnait toujours à faire.

Samyn aimait le calme et la discrétion. Sans doute parce que cette

ambiance lui manquait cruellement quand il rentrait chez lui,

entouré alors des cris de sa marmaille, sans compter les jérémiades

perpétuelles de sa femme Yolande. Ce changement de patron

l’affectait dans son quotidien plus qu’il n’aurait voulu l’admettre.

Bouchez, juste avant sa retraite, lui avait quasiment laissé les rênes.

Qu’en serait-il de celui-ci ? La réputation du commissaire Archangéli

l’avait précédé. Un cador... Il allait falloir se montrer à la hauteur...

Il n’était plus temps de tergiverser. L’heure du train approchait...

Stressé, il mit l’avertisseur lumineux à contrecœur et prit de la vitesse

grâce aux couloirs de bus, dont un qu’il emprunta même à

contresens sur une courte distance pour gagner le contour d’un petit

pâté de maisons.

Parvenu à Lille-Flandres juste à temps, il posa son véhicule tous

feux allumés sur la bande des taxis, s’en éjecta et scruta les passagers

sortant de la gare, en espérant que le nouveau venu le verrait. Pour

le reconnaître, il comptait aussi sur la photo publiée dans le grand

article qu’un journal national lui avait consacré, à propos de sa

récente affaire.

Soudain il l’aperçut descendant le pont de Lille-Europe avec son

bagage lourd. D’un signe, il se fit connaître. Le commissaire semblait

heureux qu’on soit venu le chercher.

— Qu’est-ce qu’on fait, maintenant, Commissaire ? dit-il, sans

cérémonie. Il est trop tôt pour que je vous conduise à votre hôtel.

Je l’ai choisi en dehors de la ville, vu le bazar ici ! dit-il avec l’accent

chti.

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— Appelez-moi Jean, s’il vous plaît... Pas de commissaire entre

nous. Et vous, c’est Denis, n’est-ce pas ? Dites-moi... Qu’est-ce qui

se passe dans cette ville ? Il y a un match de foot, un concert quelque

part... Pourquoi cette foule si animée dans ce crachin ? À Marseille

par ce temps-là, il n’y aurait personne dans les rues ! Ils sont tous

fous, les gens d’ici ?

Le commandant sourit en se détendant.

— Ah, Commissaire ! Eh bien, pour découvrir les gens du Nord,

vous ne pouviez pas mieux tomber ! Vous débarquez en pleine

Braderie de Lille ! Vous en avez entendu parler, tout de même ?

Venez, je vais vous expliquer... En attendant, je vous emmène dans

une brasserie typique : c’est un endroit comme vous n’en verrez sans

doute pas chez vous.

— Ça tombe bien : je n’ai pas mangé depuis mon départ.

— Eh bien, vous allez goûter à la cuisine flamande, les

flammekueches au fromage, aux oignons et aux petits lardons, tout

ça avec une bière brassée sur place ! Allez, c’est moi qui régale !

Après avoir bien mangé, bu quelques bières et épuisé tous les

sujets ordinaires sans parler du boulot, Jean Archangéli décida de

gagner son hôtel. Demain, il voulait avoir les idées claires pour

rencontrer ses chefs. Le voyage l’avait fatigué. Sans doute traînait-il

aussi dans ses bagages le poids des regrets de tous ceux qu’il avait

laissés, les vivants et les morts... Peut-être aussi l’atmosphère d’ici,

l’humidité, sans doute la bière aidant le verbe haut des gens du Nord

le changeaient-ils de l’ambiance feutrée et bon enfant des bars de

l’île. Il allait falloir qu’il s’adapte, qu’il s’habitue...

La voiture prit la direction du Mercure de l’aéroport de Lesquin.

Sur l’autoroute A1 quasi déserte, dans le silence de l’habitacle, le

commandant Samyn augmenta machinalement le volume de la

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vacation radio pour écouter distraitement les échanges entre les

patrouilles et leurs commissariats. Alors qu’ils se trouvaient à la

hauteur de l’échangeur Gand-Bruxelles, Denis entendit un dialogue

parlant d’allées et venues insolites près d’un bâtiment de l’université

de Villeneuve d’Ascq.

Il expliqua au commissaire ce que cette ville, grande technopole

du nord de la France, représentait pour la région.

Le commandant déposa le commissaire au Mercure, en lui

proposant de venir le chercher dès sept heures trente. Archangéli

déclina l’offre, disant qu’il avait rendez-vous avec sa hiérarchie, qu’il

le rejoindrait au service, plus tard, vers les neuf heures.

Il souhaitait aussi se plonger dès l’aube dans les dossiers du

personnel que le commandant venait de lui remettre.

Un peu plus tard, dans sa chambre sans âme au format

international, il s’endormit avec, dans les yeux, le flou reflet doré de

la jeune femme du train, tandis qu’en arrière-plan défilait la

silhouette de ces curieux monts noirâtres.

Des terrils, monsieur ! lui avait affirmé l’emmerdeuse...

23h00. Sur le campus.

— Oh ! Vise un peu là-haut ! Y a encore ce dingue qui bosse ! Un

vrai barjo !

En passant au bas du bâtiment E9, ce dernier soir de la Braderie,

le petit groupe d’étudiants s’en allait guilleret vers le métro. Comme

la veille, pour manifester leur désapprobation, ils tambourinèrent

une nouvelle fois sur la porte de l’entrée principale, en poussant des

exclamations retentissantes. Soudain l’un d’eux buta sur une botte

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qui traînait sur le bord du chemin. Poussant un juron, il ramassa

l’objet en mauvais état et le jeta dans le buisson tout proche.

Les rires fusaient tandis qu’un des ados racontait les détails de sa

sortie de la veille avec une fille.

— Arrêtez vos conneries, v’là les keufs ! s’écria l’un d’eux, au

passage de la patrouille.

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Lundi 4 Septembre.

8h45. Sur le campus.

Descendue à Cité scientifique, Béatrice Trousseau marchait de son

pas élastique, rythmant d’énergiques soubresauts ses rondeurs

ondulantes. Avec son grand sac en bandoulière, la Canadienne se

dirigeait résolument vers son lieu de travail, le LBS, Laboratoire de

Biologie des Sols.

Villeneuve d’Ascq, sortie des champs en quelques décennies,

s’était développée de manière spectaculaire en devenant la grande

technopole du Nord, connue et reconnue dans le monde

scientifique international. L’Université s’en voulait naturellement le

centre, en regroupant autour d’elle de nombreuses structures de

développement essaimées de ses laboratoires et de ses grandes

écoles d’ingénieurs.

D’origine québécoise, Béatrice était une brunette rondouillarde

aux cheveux courts. Altermondialiste engagée, la randonneuse ne se

laissait pas abuser par l’apparence des choses. Mais sa bonhomie et

sa gentillesse lui valaient aujourd’hui la sympathie de l’équipe du

professeur Bonard qu’elle avait rejoint après le congrès de Rio.

Célibataire, féministe convaincue, elle se comportait pourtant

maternellement avec les étudiants, allant jusqu’à débrouiller leurs

problèmes financiers. Pour cette raison, ils la surnommaient

logiquement B.A., ce qui ne la changeait guère du diminutif d’usage

de son prénom...

En ce lundi de Braderie, elle voulait archiver quelques notes

manuscrites pour sa thèse d’encadrement doctoral, ce qu’elle avait

toujours beaucoup de mal à effectuer quand elle n’était pas seule au

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labo. Cette parenthèse temporelle représentait donc une réelle

aubaine, certaine qu’elle était d’y être tranquille.

Prenant son chemin habituel, elle contourna la rotonde de la

bibliothèque, prit le sentier sous les arbres, tout en fouillant dans

son vaste sac pour trouver son badge, alors qu’elle touchait presque

à son but, le bâtiment E9.

Les buissons d’un bosquet lui en cachaient encore l’accès quand

un étudiant courant vers le métro déboula d’un sentier transverse.

Sans parvenir à l’éviter, il la bouscula, elle et son sac ouvert, dont le

contenu se répandit sur la pelouse.

Fâchée, Béatrice cria sur l’étudiant pour qu’il s’excuse, mais le

jeune homme pressé et déjà loin ne prit pas la peine de s’expliquer.

Ah, cette jeunesse ! pensa-t-elle, même si elle les aimait bien, ces

vauriens.

Regroupant ses affaires éparses, tout en pestant contre l’étudiant

indélicat, elle se hâta de rassembler les feuillets de ses notes, poussés

maintenant dans la profondeur du buisson voisin, par un vent bien

fâcheux. Chargé de pluie, il pouvait définitivement lui en gâcher le

contenu !

Ce faisant, elle buta d’abord sur une botte noire, puis en

s’engageant un peu plus loin pour rattraper une feuille plus véloce

que les autres, elle en découvrit une seconde, cette fois prolongée

par une jambe...

C’est alors qu’elle vit, caché sous les arbustes, le corps d’un

homme allongé dans ses vêtements maculés, luisants de boue...

Surprise, elle se figea d’abord, puis se risqua à l’approcher... Mais

quand elle vit son expression, ses yeux écarquillés, elle poussa un cri

aigu et pivota pour fuir l’horrible spectacle. Butant dans sa panique

sur la bordure du chemin, elle tomba lourdement de tout son poids,

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en étalant de nouveau tout le contenu de son sac. Dans sa chute, sa

tête heurta la bordure d’en face qui entailla profondément son cuir

chevelu.

Au milieu de ses affaires éparpillées, Béatrice Trousseau perdit

connaissance...