Transcript
Page 1: 1984 Anquetuil_Narcisse 84_Nouvel Obs

NARCISSE84 PARGILLESANQUETIL

L 'affaire est grave. Assez grave du moins ~our qu'elle mobilise quelques belles intel­hgences de ce pays et suscite autant

de livres fort bien intentionnes. L'objet de l'enquete ? Il s'agit plutöt d'un sujet, d'un hyper-sujet meme, puisque c'est de Narcisse en personne gu'il est guestion et de sa troublante a00arition sur la scene postmoderne. Gerard Mendel va meme jusqu'a faire de son triomphe contemporain « l'evenement majeur » du sep­tennat. Car cette apparition intempestive co1n­cide justement - et voila l'ennui - avec la dis­parition de l'individu-citoyen epris de chose publique qui faisait corps avec sa societe et epou~, vaille que vaille, ses ideaux et ses mytl 'Et cet individu actif, cet agent, la gau­che en a bigrement besoin.

Mais, comme s'il faisait a l'avance fi des cris · 1 d' alarme de Max Gallo ( 1) et de Gerard Mendel

(2), l'individu de l'apres-10-Mai, saisi par le nornbrilisme, se serait mis a son propre compte. Et debranche du social, il pref ere la petite musi­que langoureuse du « moi je » et la melopee envofitante de l' ego pur. Elles ont plus de charme a ses oreilles que les appels pathetiques a la responsabilite sociale et a l'adhesion active au rnouvement du monde, direction le troisierne millenaire. L'avenement de Narcisse en pleine Mitterrandie, c'est pire qu'une mauvaise sur­prise. Car comment dynamiser et mobiliser ce citoyen invisible qui ne se manifeste plus, episo­diquement, que dans l'isoloir ?

Gille Lipovetsky (3), lui, ne s'arrache pas les cheveux devant le spectacle de la desertion sociale de Narcisse. Son probleme n'est pas de relancer un introuvable « individualisme de oau­che », eher a Mendel et a Gallo. Si, com;e i1 l'explique, le narcissisme est bien le stade supr~- ) de l'i.ndividualisme occidental - mais auss1 ~'1 malad1e fatale -, eh bien, les jeux sont deja faits. Inutile d'essayer de rattraper cet indi­vidu apatride qui a choisi l'exil interieur et la fuite sur place pour mieux celebrer a son aise le culte de la personnalite : la sienne.

Pas d 'espoir de retour , ou si peu , nous dit Lipovetsky. L'individu-roi a definitivement rompu le cordon et ne reintegrera plus le giron social. La « deuxieme revolution individualiste » a eu lieu , et elle a tous les traits d'une formida­ble « mutation anthropolog1que ». Rien que cela.

II dresse alors av~c minutie le tableau tres baudrillardien de l'extase de l'individu retire

· dans son cercie ultraprive, hallucine par sa pro­pre image. C'est l'auto-idolätrie de l'homme. sans ideal pour qui la frivolite et l'indifference tiennent lieu de morale existentielle et de pro­gramme. Nulle preoccupation ideologique ne

1 (1) Max Gallo, « Ja Troisieme Alliance », Fayard

1984. , (2) Gerard Mendel, « 54 Millions d'individus sans

apparcenance », Laffont, 1984. (3) Gilles Lipovetsky, « l'Ere du vide », Gallimard

1983. '

vient perturber les delices de l'amour-propre. Le seul gouvernement qui vraiment interesse Nar­cisse, c'est le gouvernement de soi-meme ; la seule militance qui le concerne, c'est celle de son bien-etre et _ de son « accomplissement person­nel ». Gym tonic du Moi, gonflette forcenee du Je : Narcisse a vraiment la grosse . tete. « Plus versatile qu 'Bole, precise Mendel, plus sceptique que saint Thomas, epicurien comme Petrone, conscient de soi comme Amiel et angoisse comme Kierkegaard », l'individu de l'ere inti­miste plane sur la musique . repetitive de ce « moi je » redondant, desesperement tautologi­que.

ACTIF ET LUCIDE

C'est a ce point-la que reinterviennent nos deux comperes socialistes. Pour rappeler que l'autosuffisance narcissique, cela ne suffit pas. Et que c'est meme tres dangereux. Gallo, hante par le spectre du totalitarisme, voit, lui , dans un « nouvel individualisme » actif et lucide la seule maniere de sortir le citoyen de sa torpeur politi­que et de developper d 'authentiques droits Je l'homme

Hannah Arendt, dans son essai sur « le Systeme totalitaire », (Seuil) indiquait que celui-ci ne tend pas vers un regne despotique sur les hommes, mais vers un systeme dans lequel les hommes sont de trop. L'Etat totalitaire s'efforce de demontrer que l'individu est super­flu. Horkheimer ajoute avec gravite que dans le cauchemar totalitaire <<" les vrais individus sont les marcyrs » (4).

L'individualisme, s'il est bien la valeur cardi­nale des societes m9dernes, n'est pas pour autant la panacee. D'un cöte, il ressemble a un piege, dans sa version narcissique. Trop auto­nome , l'individu occidental s' atomise dans la quete interminable de soi. De l'autre, il fonc­tionne comme l'ultime parade antitotalitaire dans la grande entreprise d 'eradication des ämes et des corps. Trop gregarise, il dispara1t. Pris litteralement dans la masse.

Mais, avec serenite, Louis Dumont rappelle qu'il n 'y a pas, meme en Occident, d ' individua­lisme pur. Il nous explique que l'exacerbation de l' autonomie individuelle, comme valeur soc1ale supreme, n'est jamais ourifiee de toutes nostal­gies holistes et commti"nautaires (5). L'individu moderne ne peut echapper, pour Dumont, a sa « socialite ». Nulle obligation lui est f aite d'immoler sa souverainete individuelle sur l' autel de la totalite sociale.

Et puis, comment prerer attention a celui qui , a force de repeter (( moi je » ne sait meme plus dire « nous » ! G. A .

(4) Max Horkheimer, « Eclipse de Ja raison ». Payot, 1974.

(5) Louis Dumonc, « Homo aequalis », Gallimard, 1977, et « Essais sur l'individualisme » . Seuil, 1983.

Le Nouvel Observateur 61