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L1 HISTOIRE ANCIENNE ET MÉDIÉVALE Histoire ancienne
La ville antique : phénomène urbain et modèle civique Cours de M. le Professeur Jérôme France
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AVERTISSEMENT
Ce cours est mis à la disposition des étudiants de l'Université de Bordeaux. Il ne doit pas faire l'objet d'une vente sur le Net ou sous toute autre forme.
Il n'a qu'une ambition didactique et ne doit pas être cité comme un travail scientifique.
1er semestre DES PREMIERS DEVELOPPEMENTS URBAINS A LA MISE EN PLACE DE LA CITE CLASSIQUE
Séance 1
INTRODUCTION GÉNÉRALE L'un des nombreux avantages et des innombrables plaisirs que procure l'étude de l'histoire à l'université est qu'elle inclue l'histoire ancienne pratiquement à égalité avec les autres périodes, médiévale, moderne et contemporaine. Trop souvent en effet, dans l'enseignement secondaire mais aussi dans les classes préparatoires ou à sciences po, sans parler de la production éditoriale destinée au grand public (cf. les étals de la Fnac), l'histoire se résume à l'époque contemporaine, et surtout en fait au XXe siècle (le XIXe siècle est très négligé), et même au monde ultra-‐contemporain et à l’« histoire immédiate » fréquemment confondue avec l'analyse de l'actualité et le journalisme. Deux idées reçues/fausses sur l'histoire ancienne.
• C'est vieux = c'est difficile. Non, parce que TOUT est difficile. D'ailleurs, il est courant de voir dans les examens et concours que les moyennes les plus faibles sont en histoire contemporaine. Mais il est vrai que l'éloignement dans le temps favorise l'impression d'étrangeté. L'histoire ancienne est un voyage dans une contrée exotique, on s'y trouve très dépaysé et il faut faire un effort important de modestie et d'imagination, presque d'empathie, pour essayer d'en comprendre les réalités matérielles et plus encore spirituelles.
• Il n'y a pas de sources. Non, contrairement à une idée répandue, l'histoire ancienne n'est pas si pauvre en matière de sources (et les autres périodes pas toujours si riches). Certes, elle manque de certains types de documentation dont nous sommes saturés dans nos mondes contemporains comme les chiffres et les données statistiques. Il y a aussi beaucoup de sources matérielles qui ont disparu : le Bordeaux de l'époque romaine est irrémédiablement enfoui sous la ville actuelle, notre connaissance ne peut en être que très fragmentaire. Mais sur un plan quantitatif, il y a des centaines de milliers de textes épigraphiques, et encore des centaines de milliers de papyrus à déchiffrer et exploiter. Sur un plan qualitatif, la rareté de la documentation a conduit les historiens à développer des méthodes de recherche, d'analyse et d'interprétation très fines et très exigeantes (philologie, archéologie). En bref, on a appris à tirer beaucoup de peu.
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C'est pourquoi dans cette initiation à l'histoire ancienne que vous allez recevoir dans ce cours, nous nous fixons deux objectifs d'ailleurs étroitement liés :
• essayer de vous donner à voir un peu de la réalité particulière de ce monde antique, autour d'un thème central qui est celui de la ville et de la cité
• vous conduire à une première approche des sources anciennes et vous faire sentir le caractère primordial du document en histoire.
Tout d'abord quelques précisions sur le déroulement de cette UE. UE double Ancienne/Médiévale. Cours et TD en alternance sur deux semaines. Programme en histoire ancienne sur les deux semestres : La ville antique : phénomène urbain et modèle civique. Évaluation 1er semestre : contrôle continu 100%, un contrôle en TD ancienne + un en médiévale 2e semestre : contrôle continu 50%, un contrôle en TD ancienne + un en médiévale ; examen terminal 50% : une épreuve double de deux heures en amphi ancienne/médiévale.
L'HISTOIRE ANCIENNE : DEFINITION ET SOURCES A-‐ Définition chronologique Rappel : les quatre périodes de l'histoire (Antiquité, Moyen âge, Temps modernes, Époque contemporaine), un découpage académique, daté et européocentriste. Dans ce découpage, l'Antiquité est la première période de l'histoire. Quand commence-‐t-‐telle ? Où ? Comment ? Pourquoi ? La division traditionnelle est simple : Préhistoire (paléolithique/néolithique) -‐> protohistoire -‐> histoire ancienne Il est un peu plus compliqué de comprendre la logique de cette évolution. Première rupture : la fin de la préhistoire et le néolithique (Dia 1) Dans l'histoire du monde, la préhistoire commence avec l'apparition de l'homme. Quand se termine-‐t-‐elle? Autour de 10 000 a.C., un ensemble de facteurs qui induisent un changement étagé et progressif :
• réchauffement climatique ; fin du glaciaire ; changements dans la faune et la végétation ; disparition des conditions de subsistance de l'homme préhistorique et apparition de nouvelles possibilités
• l'homme s'y adapte, parce que la lenteur de ces transformations le lui permet et parce que l'humanité préhistorique était arrivée à un stade technologique et culturel qui l'y préparait.
On passe donc progressivement du paléolithique au néolithique, à travers ce qu'on appelle la "Révolution néolithique" (attention au terme de « révolution »!!).
• Passage d'une économie de prédation à une économie de production ; de chasseur-‐cueilleur, l'homme devient agriculteur et éleveur ; désormais il investit et prévoit
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(semailles), touche (récoltes), épargne (provisions), s'agrandit (défrichements), s'enrichit (surplus), échange (troc, commerce).
• Transformations des rapports avec la nature et la faune ; la terre devient la grande nourricière.
• Transformations de l'outillage : faucille, houe, récipient (céramique). • Transformation de la vie sociale : sédentarisation, socialisation accrue,
différenciation et hiérarchisation sociale, premières formes de développement urbain et de pouvoir administratif/centralisé. Les villes n’existent pas au Néolithique. Jusqu’à la fin de l’âge du Bronze, on parle plutôt d’agglomérations, même si elles sont grandes. L’urbanisation qui apparaît en Mésopotamie coïncide avec l’apparition de l’écriture et de l’État. Au Néolithique ancien et moyen, on observe des sociétés égalitaires (on le voit dans les sépultures) ; les inégalités et la hiérarchisation sociale surgissent dans la dernière phase du Néolithique (Néolithique final, vers 3000 BC en Europe) et coïncide avec les débuts de la métallurgie (or et cuivre) et les premiers villages fortifiés.
Dans l'ensemble Afrique-‐Europe-‐Asie, le foyer de cette transformation est le Proche-‐Orient autour de 8000-‐6000, avec diffusion vers l'Europe centrale et les Balkans vers 6000-‐4000 et l'Europe occidentale vers 3000. Deuxième rupture : la protohistoire (Dia 2) Dans la seconde moitié du XXe siècle, des archéologues et des historiens ont forgé le concept de « protohistoire » pour désigner la période de transition entre la préhistoire et l'histoire. Comment se définit ce moment ?
• Chose essentielle : il est variable selon les endroits. Toutes les civilisations ne se développent pas au même rythme.
• La Protohistoire correspond aux âges des métaux (cuivre, bronze, fer) notamment en Europe occidentale.
• On l'a utilisé aussi pour qualifier la situation de peuples/civilisations ne connaissant pas l'écriture mais contemporains d'autres qui la connaissent et dont éventuellement les écrits les mentionnent. Ce critère se rattache à celui qui fait de l'écriture le critère essentiel de l'entrée dans l'histoire. Critère qui est en gros toujours admis.
Aujourd'hui, la plupart des chercheurs donnent à la protohistoire une définition plus large, jusqu'à la faire débuter avec le Néolithique. La protohistoire correspondrait donc alors à la période qui voit la mise en place d'une économie de production et une structuration de la société (avec l’apparition des premiers états), et sur le plan technique une maîtrise croissante de la métallurgie (la création de routes et de réseaux d’échanges à longue distance). Troisième rupture : la fin de la protohistoire et l'entrée dans l'histoire La définition de la protohistoire telle qu'on vient de la résumer et telle qu'elle est admise aujourd'hui est donc essentiellement économique, écologique et sociale. Modification profonde des rapports entre l'homme et son environnement et modification aussi de la société humaine. Quant à la fin de la protohistoire et à l'entrée dans l'histoire, comme je l'ai dit plus haut, elle est traditionnellement définie par la maîtrise de l'écriture. On considère qu'une civilisation entre dans l'histoire lorsqu'elle capable d'écrire la sienne.
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À la différence du critère essentiellement économique et social qui définit la protohistoire, celui-‐ci est avant tout culturel. Dans le détail, la réalité est souvent plus complexe. Prenons l'exemple de la Gaule celtique.
• On considère généralement qu'elle entre dans l'histoire avec la conquête romaine, en 52 a.C. (reddition de Vercingétorix).
• Cependant, si les Gaulois vivaient dans une civilisation orale, ils connaissaient l'écriture et utilisaient l'alphabet grec. Ils avaient aussi des pratiques administratives qui supposaient la maîtrise de l'écriture, de méthodes comptables et de gestion d'archives (affermage des douanes chez les Héduens, recensements chez les Helvètes).
• Au plan économique et social, la conquête ne provoque pas de rupture ; les liens commerciaux avec le monde méditerranéen étaient anciens et importants ; le processus d'urbanisation était largement amorcé ; la conquête romaine provoque seulement une accélération.
• En fait, la conquête a pour effet d'intégrer la Gaule à Rome et au monde romain qui est une civilisation de l'écrit.
Ce critère est donc discutable, mais il faut bien un et celui-‐ci est à peu près unanimement admis. Cela dit, il ne faut pas être dupe. La valorisation de l'écriture tient pour beaucoup au modèle de notre culture classique hérité de l'Antiquité grecque et romaine. Pour ne prendre qu'un exemple bien connu, l'Empire Inca, sur la Cordillère des Andes, aux XIVe-‐XVe siècle p.C., avait développé un système administratif extrêmement sophistiqué en ne connaissant pas d'écriture à proprement parler. En Europe, d'ailleurs, l'histoire ancienne est surtout celle de la Grèce et de Rome, les autres civilisations antiques sont le plus souvent négligées (Dias 3, 4, 5). Pour s'en tenir néanmoins à ces deux civilisations, étroitement liée (civilisation « gréco-‐romaine »), on peut considérer que leur entrée dans l'histoire se produit avec les premières écritures minoennes en Crète (linéaire A, début du IIe millénaire) et surtout mycénienne en Grèce (linéaire B, dernier tiers du IIe millénaire). Pour mémoire, la tradition place Homère à la fin du VIIIe siècle. Et l'histoire? Vers une nouvelle périodisation ? Si l'on considère l'histoire depuis la fin du Néolithique, on peut opposer deux ou trois larges périodes qui correspondent à des moments d'évolution des sociétés humaines.
• La période préindustrielle ; elle inclut les sociétés protohistoriques, anciennes et médiévales. Cette période est marquée par le développement de la ville, l'émergence et la maturation de l'État — autour des deux dynamiques de la cité et de l'empire, dont Rome réalise la synthèse —, la prégnance du statut et des valeurs agraires dans la société, l'omniprésence du divin et la sophistication/individualisation du sentiment religieux.
• La période industrielle commence avec la révolution du même nom, dont les effets ont une ampleur comparable à ceux de la "révolution néolithique". Elle se caractérise, plus encore que par l'industrialisation proprement dite, par un système nouveau de relations économiques et sociales, avec une intense mobilité, la massification en toutes choses, l'ouverture des marchés, une organisation du travail en constant renouvellement, marqué aussi par la démocratie et le suffrage universel, la remise en
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cause des religions, par le développement des idéologies socialistes, socialisme communal (Charles Fourier, Robert Owen) ou étatiste (Louis Blanc, Constantin Pecqueur) puis marxiste, et des nationalismes...
• Entre ces deux périodes, le Moyen âge justifie complètement sa définition traditionnelle d'âge médian. Débutant par un net phénomène de « démodernisation » par rapport au degré élevé de fonctionnement politique, économique et social atteint par l'Antiquité, il reste attaché à celle-‐ci par de multiples liens au monde antique (le christianisme, la culture lettrée, les modèles étatiques) tout en laissant cheminer des forces innovantes qui l'entraînent finalement vers la Modernité historique (= Les temps modernes), pas tant celle de la Renaissance qui n'est qu'un retour à l'Antique, sauf dans le domaine pictural, que celle de l'ouverture au monde par les découvertes géographiques et l'imprimerie. Tout cela prépare la grande mutation, celle qui voit se mettre en place une « structure de changement de structure », entre 1750 et 1800.
Dans ce cadre chronologique, on voit bien l'intérêt de l'étude de la ville dans le cadre de la période antique. Nous nous concentrerons sur ce point dans la prochaine séance. B-‐ Les sources À voir dans la première séance de TD.
INTRODUCTION AU THÈME DU COURS
La ville est née en Orient, sur les bords du Tigre, de l'Euphrate et du Nil dans le courant du IIIe millénaire a.C. Elle n'apparaît que plus tardivement, à partir du Ier millénaire, autour de la Méditerranée, en Grèce puis en Italie et plus tard encore au nord de la Méditerranée. Pourtant elle devient rapidement un cadre primordial de la civilisation méditerranéenne et européenne. Il faut insister sur ce point car c'est une des raisons du choix du thème du cours : la ville est certainement la réalité la plus importante de l'histoire ancienne ; la Grèce et Rome sont des civilisations fondamentalement urbaines, ce qui les distingue des civilisations orientales plus anciennes, même si celles-‐ci avaient pu connaître le phénomène urbain. Une différence essentielle : la Grèce et Rome ont développé une culture de la ville et cette culture a été dominante, ce qui était inconnu jusqu'alors. Cette culture, elles l'ont légué aux sociétés européennes postérieures et, aujourd'hui encore, notre modèle urbain doit tout à l'expérience gréco-‐romaine de la ville. A-‐ Définitions urbaines Tout cours sur la ville doit commencer par une définition et c'est ce que nous allons faire, à travers deux questions, et en nous efforçant de distinguer entre réalité et concept. La ville antique a été une réalité, que l'historien doit s'efforcer d'approcher et de comprendre ; elle est aussi et dans le même temps un objet de réflexion, une construction intellectuelle, un concept historique et historiographique. — Qu'est-‐ce qu'une ville (antique) ? La ville en tant que réalité physique et subjective
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Beaucoup d'historiens ont réfléchi sur cette question, notamment Max Weber ou Gordon Childe, l'inventeur des expressions « révolution néolithique » et « révolution urbaine ». Plus récemment, les travaux des archéologues protohistoriens de la péninsule italienne et des spécialistes de la Gaule protohistorique, comme Olivier Buchsenschutz, ont beaucoup apporté en réfléchissant sur la question des critères qui permettent de définir des seuils d'urbanité : qu'est-‐ce qui définit la ville ? à quel moment apparaît la ville ? à quel moment peut-‐on dire qu'une civilisation entre dans une phase urbaine ? Il y a des critères objectifs :
• la taille et le nombre d'habitants (plusieurs milliers…) • l'unité d'agglomération • le tissu d'habitat caractérisé par une implantation dense et compacte • la présence d'une architecture monumentale ; l'existence d'une acropole, d'un mur
d'enceinte, de bâtiments publics. Aussi des critères socio-‐économiques et politiques :
• division du travail, spécialisation des activités • concentration et redistribution des surplus • développement commercial à diverses échelles • différenciation sociale • formation d'une classe dirigeante • développement d'une administration, élaboration de systèmes d'écritures servant
d'abord à l'administration • fonction de place centrale par rapport à la région avoisinante ; ce point est
spécialement important dans le monde antique où la ville, la cité, est indissociable de son territoire : polis = astu/khôra, ciuitas = urbs/ager. La cité inclut donc une forte composante rurale.
Enfin des critères subjectifs : • le mode de vie urbain • l'anonymat : une ville est un endroit où l'on rencontre des gens que l'on ne connaît
pas • le sentiment d'être en ville • une conscience et une mémoire de l'identité urbaine.
— Qu'est ce qui fait la ville ? La ville en tant que concept historique Il faut commencer par voir ce qu'il en est chez les Anciens eux-‐mêmes. Deux choses apparaissent :
• d'une part, il n'y a pas de réflexion sur la ville elle-‐même que phénomène urbain • d'autre part, et c'est lié à ce qui vient d'être dit, il y a une confusion entre la ville et la
cité. Chez Aristote par exemple, la réflexion se porte sur la naissance de la cité en tant que phénomène historique et non sur le développement des agglomérations urbaines. C'est la même chose chez les Romains. La ville est vue comme un phénomène politique — la cité — avec son corps civique et ses institutions, et non comme un phénomène économique et social. D'autre part, la ville est assimilée à la civilisation. C'est un topos (= un lieu commun) des auteurs anciens depuis Thucydide.
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Cf. Arrien de Nicomédie (Anabase, VII, 9, 1-‐6) dans un discours prêté à Alexandre : "Philippe, vous ayant trouvés errants, indigents, la plupart vêtus de peaux de bêtes, et faisant paître sur les pentes des montagnes de maigres troupeaux pour lesquels vous livriez aux Illyriens, aux Triballes et aux Thraces frontaliers des combats malheureux, Philippe, dis-‐je, vous a donné des chlamydes à porter, à la place de vos peaux de bêtes, vous a fait descendre des montagnes dans les plaines […], il a fait de vous les habitants des cités, vous permettant de vivre dans l'ordre, grâce à de bonnes lois et de bonnes coutumes". Cf. aussi Strabon, 4, 1, 5, à propos de Marseille. Mais comme, par le bienfait de la domination romaine, les Barbares qui les entourent se civilisent chaque jour davantage et renoncent à leurs habitudes guerrières pour se tourner vers la vie publique et l'agriculture, le goût dont nous parlons n'aurait plus eu, à proprement parler, d'objet; ils ont donc compris qu'ils devaient donner eux aussi un autre cours à leur activité. En conséquence, tout ce qu'ils comptent aujourd'hui de beaux esprits se porte avec ardeur vers l'étude de la rhétorique et de la philosophie; et, non contents d'avoir fait dès longtemps de leur ville la grande école des Barbares et d'avoir su rendre leurs voisins philhellènes au point que ceux-‐ci ne rédigeaient plus leurs contrats autrement qu'en grec, ils ont réussi à persuader aux jeunes patriciens de Rome eux-‐mêmes de renoncer désormais au voyage d'Athènes pour venir au milieu d'eux perfectionner leurs études. Puis, l'exemple des Romains ayant gagné de proche en proche, les populations de la Gaule entière, obligées d'ailleurs maintenant à une vie toute pacifique, se sont vouées à leur tour à ce genre d'occupations, et notez que ce goût chez elles n'est pas seulement individuel, mais qu'il a passé en quelque sorte dans l'esprit public, puisque nous voyons particuliers et communautés à l'envi appeler et entretenir richement nos sophistes et nos médecins. Tacite surtout (Agricola, 21), à propos de la conquête et de la romanisation de la Bretagne (= Angleterre actuelle) par les Romains : L'hiver suivant fut employé tout entier aux mesures les plus salutaires : pour habituer par l'attrait des plaisirs des hommes disséminés, sauvages et par là-‐même disposés à guerroyer, à la paix et au calme, il (Agricola) exhortait les particuliers, il aidait les collectivités à édifier temples, forums, maisons, félicitant ceux qui se montraient zélés, réprimandant ceux qui l'étaient moins ; ainsi l'émulation dans la recherche de la considération remplaçait la contrainte. (…) On en vint même à apprécier notre costume et à porter souvent la toge ; peu à peu on se laissa séduire par nos vices, par le goût des portiques, des bains et des festins raffinés. Dans leur inexpérience, ils appelaient civilisation ce qui contribuait à leur asservissement. Et toujours Tacite, Germanie, 16, à propos des Germains : "[16] XVI. On sait assez que les Germains ne bâtissent point de villes ; ils ne souffrent pas même d'habitations réunies. Leurs demeures sont éparses, isolées, selon qu'une fontaine, un champ, un bocage, ont déterminé leur choix. Leurs villages ne sont pas, comme les nôtres, formés d'édifices contigus : chacun laisse un espace vide autour de sa maison, soit pour prévenir le danger des incendies, soit par ignorance dans l'art de bâtir. Ils n'emploient ni pierres ni tuiles ; ils se servent uniquement de bois brut, sans penser à la décoration ni à l'agrément. Toutefois ils enduisent certaines parties d'une terre fine et luisante, dont les veines nuancées imitent la peinture. Ils se creusent aussi des souterrains, qu'ils chargent en dessus d'une épaisse couche de fumier. C'est là qu'ils se retirent l'hiver, et qu'ils déposent leurs grains. Ils y sentent moins la rigueur du froid ; et, si l'ennemi fait une incursion, il pille les lieux découverts, tandis que cette proie cachée sous la terre reste ignorée de lui, ou le déroute par les recherches mêmes qu'il fait pour la trouver."
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L'historiographie moderne a été durablement marquée par cette façon de voir. Elle a surévalué le politique aux dépens de l'économique et du social, et elle a surévalué aussi, dans son approche des sociétés anciennes, le phénomène urbain. En réalité, on sait aujourd'hui que les sociétés anciennes ont certes une culture dominée par la ville, mais cela n'empêche pas qu'elles sont aussi très rurales dans leurs structures démographiques, économiques et sociales. Quelles sont les grandes étapes de l'histoire de la ville antique ? Numa Denis Fustel de Coulanges (La cité antique, 1866) ; succès de librairie, livre régulièrement distribué comme prix dans les lycées. La thèse : le culte des morts est à l'origine des croyances de l'humanité, c'est-‐à-‐dire de la religion ; c'est aussi le principe de la famille qui se constitue autour de l'autel du foyer et des tombeaux des ancêtres ; la famille a constitué la cité avec ses institutions et ses cultes civiques. Max Weber (La ville [Die Stadt, 1921], tr. fr. 1982) sociologue Cherche à caractériser les différents types de villes dans l'histoire ; définit la ville antique comme une "ville de consommateurs", très liée à la rente foncière (par rapport à la ville médiévale, davantage proche du modèle "ville de producteurs"). Ce sont deux œuvres pionnières, embrassant l'ensemble de l'histoire ancienne. L'historiographie récente est encore assez largement tributaire de ces approches théoriques. Ensuite, travaux davantage centrés sur l'histoire politique et institutionnelle : Gustave Glotz (La cité grecque, 1928) Victor Ehrenberg (L'État grec : la cité, l'État fédéral, la monarchie hellénistique, 1982 [1ère éd. allemande 1960]). Dans l'ensemble, l'historiographie du XIXe et de la première moitié du XXe siècle ignore presque totalement l'aspect urbanistique. Il faut la conjonction de deux phénomènes pour que les historiens s'approprient cette approche.
• Le développement du concept d'urbanisme et des premières études sur la morphologie urbaine (Ildefons Cerdà, l'urbaniste de Barcelone, Teoría General de la Urbanización, 1859 ; Camilio Sitte, L'art de bâtir les villes. L'urbanisme selon ses fondements artistiques, 1889).
• Les premiers grands dégagements et les premières fouilles importantes de sites urbains : Pompéi, Troie, Délos, Pergame, etc.
Progressivement, les concepts d'urbanisme et d'aménagement urbain font leur apparition dans les ouvrages sur les villes anciennes :
• Léon Homo, Rome impériale et l'urbanisme dans l'Antiquité, Paris, 1951. • Roland Martin, L'urbanisme dans la Grèce ancienne, Paris, 1956.
Cette tendance s'est renforcée par la suite avec la fouille de nouveaux sites : • sites de la haute période archaïque qui ont permis de mieux connaître les premiers
développements urbains, par exemple en Sicile, le site de Megara Hyblaea, sur la côte est de la Sicile, fouillé à partir de 1949
• sites des régions plus périphériques du monde antique, qui ont permis de connaître la diffusion des modèles grecs et romains et leurs adaptations locales, en particulier
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dans le cadre de l'Empire romain, par exemple en Gaule, le site de Samarobriva (Amiens).
Donc, il y a eu deux phases dans l'historiographie de la ville antique. La première, centrée sur les aspects politiques et institutionnels et ignorant les aspects urbanistiques, la seconde prenant pleinement ceux-‐ci en compte et intégrant les données de l'archéologie. La ville antique est désormais étudiée dans sa globalité politique, sociale, économique et matérielle. Cela dit, bien des problèmes demeurent dans notre documentation, qui reste fragmentaire et hétéroclite.
• Les sources historiques sont ponctuelles, concentrées sur une période ou un site particulier, Athènes, Rome… ; il est impossible d'en tirer une chronologie ou une typologie d'ensemble.
• Il en est de même pour la documentation archéologique qui n'a exploré, et encore très partiellement, que quelques sites sur des milliers.
Qui plus est, la fouille met au jour des séquences chronologiques complexes en milieu urbain ; ce sont les couches les plus récentes qui apparaissent d'abord et elles sont le produit de toute une succession de niveaux, une histoire séculaire, voire millénaire. Il faut donc énormément de précision, de finesse et d'expérience pour en retracer l'évolution. Le risque est grand d'associer dans une même phase des états qui se sont succédé. Il faut faire bien attention à ne jamais surévaluer ni généraliser les exemples que nous connaissons. C'est le grand problème de l'histoire urbaine de l'antiquité: il est très difficile et souvent impossible d'élaborer des raisonnements d'ensemble. B-‐ Repères chronologiques — La naissance de la ville On l'a déjà dit, la ville n'apparaît pas avec la civilisation grecque. Ce qu'on appelle la « révolution urbaine » s'applique d'abord aux civilisations des régions comprises entre l'Anatolie et la vallée de l'Indus, notamment dans la zone du Croissant fertile. Dès l'époque néolithique on connaît des agglomérations comme Çatal Huyuk ou Jéricho. Cependant le développement de grandes agglomérations pouvant être qualifiées d'urbaines intervient avec l'âge du bronze, en Mésopotamie, dans la vallée du Nil, en Palestine, Syrie, Anatolie et vallée de l'Indus. Dans le monde grec, les premières agglomérations apparaissent durant l'âge du bronze, qui commence vers 3200 a.C. et se prolonge jusqu'à la fin du IIe millénaire, vers 1050. Les régions pionnières sont la Crète et les Cyclades. Cependant, il est difficile pour cette période de trancher sur l'existence d'un phénomène urbain sur tel ou tel site. Par exemple, le site de Troie I-‐V (v. 2600 -‐ v. 1850) était entouré d'une enceinte mais il s'agit certainement d'une forteresse et non d'une ville. C'est pourquoi on considère qu'une agglomération ne peut guère être qualifiée de ville avant le Bronze moyen (v. 2000). À partir de ce moment, nous distinguons des agglomérations présentant des caractéristiques urbaines dans le cadre de la civilisation minoenne, en Crète et dans les Cyclades, et dans le monde mycénien, en Grèce continentale (Mycènes, Pylos, Tirynthe).
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Dans un cas comme dans l'autre, il y a une rupture entre ces civilisations et ces villes, qui disparaissent à la fin de l'âge du bronze, et les premières agglomérations de l'âge du fer qui apparaissent plusieurs siècles plus tard et sur d'autres sites. D'une manière générale, la ville naît en Orient, c'est de là que vient l'impulsion première. Ensuite cette impulsion trouve un cadre et un contexte favorables dans le développement général du monde méditerranéen. — Le monde de la cité C'est à peu près à ce moment-‐là que notre cours commence, vers 900-‐800, avec la naissance de la cité ; il se termine vers la fin du Haut-‐Empire ; ce n'est pas la fin de la ville antique, mais son apogée. En raison des contraintes horaires, il n'est pas possible de traiter la fin de la ville antique. Dans ce cadre, le plan du cours s'articulera en fonction de deux grandes phases :
• (1er semestre) : Les premiers développements urbains à la mise en place de la cité classique (v. 900 – v. 300 a.C.)
• (2e semestre) : L’apogée de la civilisation urbaine de l’Antiquité (v. 300 a.C. -‐ v. 300 p.C.).
Quant à l'espace que nous prenons en compte, c'est celui du monde méditerranéen, centré sur la Grèce et sur Rome (en négligeant le monde phénicien). Dans le cadre de l'Empire romain, nous serons naturellement conduits à aborder des terres non méditerranéennes, au nord et à l'ouest de l'Europe, dans le monde celte.
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Séance 2 LES DÉBUTS DU PHÉNOMÈNE URBAIN
ET LA NAISSANCE DES CITÉS À L'ÉPOQUE ARCHAÏQUE (II) (v. 900 -‐ v. 500 a.C.)
Il est très difficile de se faire une idée de ce qu'ont pu être les débuts du phénomène urbain durant l'époque archaïque (VIIIe -‐ VIe siècles = v. 900 -‐ v. 500 a.C.). Comme on l'ai dit dans la séance précédente, la grosse difficulté est de définir à partir de quel moment une agglomération devient une ville, et quels sont les éléments qui permettent à l'historien d'en décider. C'est un problème de méthode et d'interprétation des données. Un bon exemple avec le site de Zagora sur l'île d'Andros en Égée. C'est un site de l'époque géométrique (Xe-‐VIIIe siècles), fouillé dans les années 1960-‐1970. Il présente les caractéristiques suivantes :
• site de plateau escarpé en bordure de mer • accès vers l'intérieur de l'île barré par une enceinte fortifiée de 110m long • à l'intérieur, habitat qui paraît organisé autour d'un axe directeur NW/SE (maisons,
magasins?) • au centre, zone cultuelle avec un autel
Est-‐ce une ville? Difficile à dire : • le site se distingue des places fortifiées temporaires, sites de refuge articulés avec le
monde rural • mais il n'y a pas d'agora clairement visible, et pas de distinction claire entre domaines
public et privé • pas de voirie organisée et de planification de l'habitat ; l'organisation de l'habitat
relève d'une implantation empirique. A-‐ Le contexte Il y a un autre problème : quelles sont les causes ? Les faits à l'origine du phénomène urbain ? Dans le monde méditerranéen, les historiens sont d'accord pour placer le début de ce phénomène vers 900 a.C. Que se passe-‐t-‐il à ce moment-‐là qui puisse expliquer l'émergence des premières villes ? — Un phénomène politique Il s'agit d'un mouvement de multiplication et de morcellement en petites entités. Peut-‐être favorisé par le morcellement de l'espace méditerranéen et l'abondance des îles, en particulier dans le monde grec (Cyclades). Ces petites entités, se constituent en petites unités politiques autonomes autour de leurs habitants regroupés en communauté (dèmos/populus). C'est le premier élément du processus de naissance des cités. Ce mouvement n'est pas seulement politique, il est aussi territorial : la cité se constitue comme un corps civique mais aussi comme un territoire polarisé sur un chef-‐lieu. — Un élément religieux On peut le décomposer en deux.
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D'une part, le développement de divinités et de cultes liés à la communauté (poliades), qui remplacent et/ou s'ajoutent aux anciennes pratiques familiales et tribales (chasses, sacrifices, banquets). Cependant, c'est peut-‐être plus une conséquence qu'une cause du mouvement vers la cité. D'autre part, le développement des grands sanctuaires panhelléniques (Olympie, Delphes), qui dépassent le cadre local. L'articulation de ce dernier élément avec la naissance de la cité est toutefois difficile à apprécier. — Une évolution économique et sociale Là aussi, les choses sont difficiles à cerner. Il y a visiblement une croissance démographique que montre l'augmentation des sites, et donc de la densité d'occupation sur les territoires. On ne sait rien de l'évolution des structures foncières et très peu de choses des structures sociales. Le plus clair est l'évolution des aristocraties rurales qui se concentrent au chef-‐lieu tout en conservant leur assise foncière ; mais ce phénomène ne se déroule pas partout de la même manière façon ni au même rythme. Donc, on discerne un mouvement général mais on a beaucoup de difficultés à l'analyser et à l'interpréter dans son ensemble. Il faut bien insister sur le fait que ce mouvement n'est pas spécifique au monde grec ; il concerne aussi le monde phénicien et le Proche-‐Orient, cf. le royaume de Juda et Jérusalem qui devient une véritable ville vers la fin du VIIIe siècle. C'est un mouvement général dans cette partie du monde. B-‐ Les synœcismes Le synœcisme est l'explication que les Anciens eux-‐mêmes ont donnée à ce phénomène. Ils le voyaient comme un regroupement volontaire et décisif aboutissant à une création urbaine. Aujourd'hui, il est difficile d'accepter telle quelle cette vision qui était pour les Anciens une façon de reconstruire leur passé. Cela dit, le contenu des récits qu'ils nous ont transmis donne à l'historien des informations très précieuses sur la naissance du phénomène urbain dans le monde grec et aussi romain. Chez les Anciens, le terme de synœcisme recouvre deux réalités différentes :
• regroupement politique avec continuité des formes anciennes d'habitat, cf. Athènes • fondation ex nihilo par des habitants venus d'horizons divers, cf. Rome.
— Le cas de Rome et de l'Italie centrale En Italie centrale (Étrurie, Latium, Campanie), l'élément essentiel semble être le passage de communautés pastorales relativement égalitaires à une société dominée par l'aristocratie, passage qui s'opère dès la fin de l'âge du bronze, entre le Xe et le IXe siècles. L'agriculture se développe, et avec elle une concentration foncière dans les mains de personnages importants. Des villages se forment, quelques dizaines de maisons, une nécropole, un lieu de rassemblement des hommes en état de porter les armes : la curia (co —wirya) ; c'est aussi un lieu de culte communautaire.
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Dans chacun de ces villages domine un chef de clan ; les habitants sont ses dépendants. C'est ce que l'on voit par exemple sur le site de Tarquinia : dans un rayon de 5 km, 12 villages d'une trentaine de maisons, sur une superficie de 2 ha en moyenne. Au cours du VIIIe siècle, on observe sur certains sites une concentration de ces villages en un seul bourg, avec une ou au maximum deux nécropoles (rassemblement des vivants et aussi des morts). C'est le cas à Tarquinia, à Véies et aussi à Rome. Une chose importante : les sites où se produit cette évolution vers la ville sont prioritairement ceux qui peuvent profiter d'un apport de ressources non agricoles, c'est-‐à-‐dire :
• l'accès à des ressources minières (fer en Étrurie) • l'accès aux échanges aves les mondes grec et phénicien (sites littoraux du Latium,
Rome). Il y a donc dans ces agglomérations une dimension artisanale et commerçante. À l'inverse, les régions qui ne profitent pas de cet apport restent durablement ancrées dans des structures à dominante rurales, avec des villages et des chefs de village. Toute l'Italie n'avance pas au même rythme. À Rome, la légende rapportée notamment par Tite Live (I, 6-‐8, cf. livret), raconte cette concentration sous la forme d'une fondation effectuée par les deux jumeaux, Romulus et Rémus, en 753. La date de la légende correspond à la chronologie mise en évidence par l'archéologie (VIIIe siècle) toutefois les éléments du récit ont été élaborés plus tard. — Le cas d'Athènes D'après les Anciens, notamment Thucydide (II, 15, 2, cf. livret), voilà ce qui s'est passé à Athènes : une association volontaire de différentes entités (des villages) qui choisissent de mettre en commun leurs magistrats sans déplacer la population. C'est un processus d'abord politique. Ce processus n'a donc pas d'effet immédiat sur l'occupation de l'espace. Pas d'exode rural, pas de croissance démographique brusque du chef-‐lieu. L'occupation du sol demeure fondée sur un tissu de villages et de bourgs dispersés. La population reste liée au travail de la terre. Un moment-‐clé : au début du VIe siècle, les réformes de Solon (594) et notamment la remise des dettes et la fin de l'esclavage pour dettes. Cet aspect de la réforme montre que l'on est dans une société rurale dans laquelle s'était développée une mainmise sur la terre par l'aristocratie (les eupatrides) et un mouvement d'endettement de la petite et moyenne paysannerie. On devine des conflits qui aboutissent aux réformes de Solon. Cependant, Solon ne procède pas à une véritable réforme agraire qui aurait permis une redistribution des terres. En conséquence, une partie de la population rurale, libérée des dettes et de l'esclavage pour dettes, mais sans terre, gagne le chef-‐lieu. C'est l'origine de l'accroissement de la population urbaine et du développement urbain d'Athènes. C-‐ La colonisation et les fondations coloniales
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— Généralités Dès le VIIIe siècle commence un mouvement de migrations à l'échelle de l'ensemble de la Méditerranée, qui concerne les Grecs mais aussi les Phéniciens. C'est ce que les historiens appellent la « colonisation » (le terme est anachronique, avec une connotation impérialiste, mais on continue à l'utiliser par commodité). Il y a plusieurs raisons à ce mouvement :
• commerciales avec fondation de comptoirs (emporia) • accroissement démographique et recherche de nouvelles terres (sténochôria) • conflits internes (stasis) • il faut tenir compte aussi des progrès de la navigation.
C'est un mouvement de longue durée qui s'étale en plusieurs temps jusqu'au VIe siècle. Il se traduit par la fondation de nombreux établissements sur le pourtour de la Méditerranée et dans les îles, dont beaucoup deviennent des villes importantes. D'une manière générale, ce mouvement est important à plusieurs titres :
• il entraîne une diffusion du phénomène urbain • il implique un programme : la migration et la fondation coloniale supposent un plan
élaboré et une organisation de l'avenir Cela peut d'ailleurs échouer, et il y a eu de nombreux échecs, mais, en tout état de cause, cette faculté d'anticipation et ce souci de planification nécessitent et traduisent un minimum d'organisation qui ne peut s'expliquer que par la structuration en cours du phénomène civique. — Mégara Hyblaea Il n'est pas question de donner ici la liste des « métropoles », c'est-‐à-‐dire des cités de départ, et encore moins des colonies fondées, ni la chronologie de l'ensemble. On peut se référer à la bibliographie et même à la page "Colonisation grecque" de Wikipédia. On se contentera de citer un site spécialement connu pour avoir fait l'objet de fouilles importantes, et qui passe pour être un modèle d'établissement colonial, ce qui est sans doute exagéré. Il s'agit de Mégara Hyblaea, en Sicile, fondée par Mégare à la fin du VIIIe siècle.
• Les nécropoles sont nettement séparées • il y a des zones affectées aux activités collectives : agora, sanctuaires • un plan régulier, visible dans les fouilles du secteur de l'agora ; il ne résulte pas
forcément d'un projet initial d'urbanisme mais peut-‐être simplement d'une implantation de bon sens.
On peut faire la différence avec Zagora ; ici, la qualification urbaine ne fait guère de doute.
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Séance 3 LES DÉBUTS DU PHÉNOMÈNE URBAIN
ET LA NAISSANCE DES CITÉS À L'ÉPOQUE ARCHAÏQUE (II) (v. 900 -‐ v. 500 a.C.)
On a vu dans la séance précédente que la cité en tant que système d'organisation politique commence à se développer à partir du VIIIe siècle, dans la période archaïque. Dans cette même période, qu'en est-‐il de la ville, d'une part en tant qu'espace aggloméré, et d'autre part en tant que société particulière, présentant des caractéristiques que l'on peut présenter comme urbaines ? A-‐ L'affirmation de l'espace urbain Elle se marque à plusieurs niveaux. — Les enceintes urbaines À l'âge du Bronze, dans le monde grec, il y avait eu d'importants sites fortifiés dans le cadre des civilisations palatiales de Mycènes ou Tirynthe. Mais ces civilisations ont disparu à la fin du bronze. Ensuite, au début de l'âge du fer, durant ce qu'on appelle les âges sombres de la Grèce, on a surtout des sites fortifiés de petite taille (moins d'un hectare) qui ne sont pas des villes. À partir du VIIIe siècle, on voit apparaître de nouveau des grands sites fortifiés, notamment dans le monde colonial, pour des raisons de sécurité. Ce sont souvent des enceintes de briques crues, qui ont laissé peu de traces, ce qui fait que les archéologues n'ont commencé à les repérer que récemment, grâce aux progrès des techniques de fouille. Au VIe siècle, toujours dans le monde colonial, on voit ces enceintes devenir plus élaborées et plus puissantes, avec l'utilisation de la pierre, l'apparition de tours en saillie, des dispositifs de protection des portes. À Rome, c'est au VIe siècle qu'est édifiée la première grande enceinte en dur de la ville, celle du roi Servius Tullius. Elle remplace un mur en terre longé d'un fossé. Comme dans beaucoup d'autres sites, la muraille dépasse largement le bâti urbain, afin de prévoir son extension et de protéger aussi des vergers et des jardins, voire des champs. Le pomerium primitif a été étendu ; c'était la limite religieuse et sacrée de la ville, au delà de laquelle se trouvaient les nécropoles. Dans l'île de Thasos, une grande enceinte est mise en place au milieu du VIe siècle. Là aussi, l'enceinte excède l'espace bâti. Et comme c'est souvent le cas ailleurs, l'édification de l'enceinte s'est accompagnée d'une redéfinition de l'organisation de l'espace de la ville : de nouveaux grands axes de circulation sont mis en place, de nouveaux quartiers apparaissent, on relie des éléments, le port, des quartiers, des sanctuaires. — L'aménagement des rues et l'habitat Faute de fouilles sur de grandes superficies, on en sait encore assez peu sur l'aspect des villes de l'époque archaïque. L'important est l'apparition d'une hiérarchisation de la voirie autour de deux catégories
• les voies principales • les autres voies, beaucoup plus étroites et sans aménagement (pas de draînage)
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Les rues sont bordées par des maisons en général assez basses (pas plus d'un étage) et avec très peu d'ouverture sur la rue, souvent une seule, la porte. On observe un peu partout une densification de l'habitat à l'intérieur des villes ; les espaces libres à l'intérieur des enceintes diminuent. Cela résulte d'une augmentation de la population urbaine, au chef-‐lieu de la cité, par rapport à celle de la campagne. Il y a encore des maisons en bois, mais le plus souvent elles sont construites sur des assises en pierres sèches surmontées de murs en brique crue. La surface au sol est le plus souvent inférieure à 20 m2. L'aménagement interne se complexifie : on passe de la pièce unique à des espaces plus différenciés. On a par exemple des pièces pourvues de silos creusés dans le sol à côté de pièces qui en sont dépourvues. — L'apparition de l'espace public C'est un élément essentiel de la ville antique qui est lié à la dimension religieuse et collective de l'évolution des sociétés civiques. La définition d'un espace public est d'abord religieuse : c'est la définition d'un espace lié à un culte collectif, d'abord autour d'un autel, où l'on procède aux sacrifices et autour duquel ont lieu les grands banquets rassemblant les citoyens. Cet espace est bientôt défini et protégé par la cité, c'est-‐à-‐dire par l'autorité publique (les magistrats) ; on plante des bornes qui délimitent l'espace sacré (templum/temenos). Dans la ville, ces espaces sacrés se trouvent sur deux types de situation topographique :
• en bordure de la place centrale, forum ou agora • sur des points hauts de la ville, à Rome le Capitole, à Athènes l'acropole.
Dans la seconde moitié du VIe siècle, des espaces publics apparaissent qui ne sont pas liés exclusivement à une dimension et un usage sacrés. On en trouve la trace dans les textes mais l'archéologie peine à les mettre en évidence. À Athènes, une source tardive mentionne une première agora, le Pandèmon, ([lieu de] l'ensemble du peuple), mais les fouilles ne l'ont pas trouvé. À Rome, nous savons qu'il existait un espace réservé à l'affichage des textes publics, comme sans doute dans la plupart des cités ; nous savons aussi qu'il y avait un lieu de réunion, le comitium, et une curie, mais la topographie du forum archaïque demeure mal connue. B-‐ Les premiers grands monuments et équipements urbains — La tyrannie et les grands travaux La construction de grands monuments est liée à un phénomène politique plus qu’à une logique de développement urbain ou un besoin de la population. Ce phénomène, c'est la tyrannie. La tyrannie est une forme de gouvernement exercée par un individu, le « tyran » (tyrannos), qui peut porter d'autres titres, comme par exemple celui de roi (à Rome). Ce gouvernement est un pouvoir personnel qui s'appuie généralement sur le peuple contre les tenants et les intérêts de l'aristocratie ; ce sont par exemple :
• les Pisistratides à Athènes • les Tarquins à Rome • les Deinoménides à Syracuse…
Le tyran a besoin à la fois : • d'affirmer son pouvoir sur la cité et dans l'espace de la cité
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• d'exalter les dieux de la cité • de faire travailler une nouvelle catégorie sociale, sur laquelle il s'appuie, celle des
artisans. Une politique de grands travaux permet de répondre à ces trois objectifs. Cette politique de grands travaux s'exprime dans deux domaines : l'architecture religieuse et les grands travaux d'équipement, à la fois utilitaires et ostentatoires, comme l'hydraulique. — Les temples C'est dans cette période que l'on voit apparaître le modèle du temple classique périptère, c'est-‐à-‐dire entouré de colonnes libres, dégagées de la paroi (ou dans la tradition italique, pseudo-‐périptère, c'est-‐à-‐dire que les colonnes n'en font pas le tour). Ce modèle architectural est largement inspiré de l'Orient et de l'Égypte. S'il y a eu des temples de ce genre en bois, il semble que rapidement c'est la pierre qui s'est imposée comme le matériau convenant à ces réalisations de prestige. Ces temples étaient décorés et colorés, notamment grâce à des éléments d'ornementation en terre cuite. À Athènes, une intense activité architecturale se déploie sur l'acropole à l'époque des Pisistratides, entre le dernier quart du VIe siècle et le début du Ve. Plusieurs édifices sont construits et un grand temple est édifié. À Rome, ce sont les rois étrusques et d'abord le premier d'entre eux, Tarquin l'Ancien, qui font venir des artisans grecs, et notamment des coroplastes, pour édifier le grand temple de Jupiter sur le Capitole. — Les grands travaux hydrauliques Les grands travaux d'équipement urbain dans cette période concernent surtout l'approvisionnement et la distribution de l'eau. Dès le VIe siècle, Marseille est équipée d'un système d'adduction et de distribution, avec des réservoirs et des puits publics. C'est aussi le cas à Athènes. Au même moment, les Tarquins font aménager la Cloaca maxima, le grand égout de Rome. — Une chose importante : tous ces travaux sont en général réalisés très lentement. Il n'est pas rare qu'il s'écoule plusieurs dizaines d'années entre la décision et l'achèvement d'un projet. La ville antique est toujours en chantier. C-‐ Économie, société et cultures urbaines — Économie et société L'évolution urbaine de la période archaïque s'inscrit dans un contexte de mutations économiques et sociales qui touche toutes les sociétés antiques, avec des décalages chronologiques. Il y a certes des continuités : la terre reste et restera toujours le fondement économique et la référence sociale par excellence ; la société antique est dominée par l'aristocratie foncière. D'ailleurs les luttes sociales dont nous percevons les échos dans les textes concernent exclusivement des sociétés rurales : les enjeux en sont les dettes, l'esclavage pour dettes et la possession des terres agricoles. Il y a aussi des nouveautés : on devine l'émergence de nouvelles catégories, artisans et commerçants. Mais attention : la consommation des biens manufacturés demeure faible.
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Dans les milieux populaires ruraux et aussi urbains, l'autoconsommation prédomine toujours ; pour l'essentiel, la production artisanale est tournée vers l'aristocratie et on ignore si les artisans sont autonomes ou dépendants de cette clientèle de riches commanditaires. De la même manière, le commerce est limité à des matières premières précieuses et à des produits de luxe qui font l'objet d'échanges à longue distance. Les cités coloniales, qui se trouvent à proximité du monde barbare bénéficient de ce point de vue d'atouts non négligeables, ainsi Marseille qui commerce avec le monde celte (étain notamment). — Cultures et identités urbaines Plusieurs éléments montrent que dans chaque cité se forgent des cultures propres, faites notamment de légendes et mythes fondateurs. À Rome, la légende troyenne se forme dès le Ve siècle ; à Athènes, on attribue aux tyrans d'avoir fixé le texte homérique. Cela apparaît aussi au niveau des styles architecturaux ou décoratifs. À Athènes, par exemple, on choisit l'ordre dorique pour le temple de Zeus Olympien, afin de se distinguer d'Éphèse et de Milet en Ionie, qui ont adopté l'ordre dit ionique. À Athènes encore, au VIe siècle, la production céramique qui était jusque là marquée par l'influence corinthienne s'autonomise et affirme un style propre dont le succès est ensuite immense. Un témoignage très important de l'identité civique est la monnaie. Dès le VIe siècle, beaucoup de cités grecques dispose de monnayages propres. La monnaie est d’abord un instrument financier. Son apparition traduit la nécessité pour les cités de disposer d'un instrument de prélèvement (revenus, impôts, amendes) et de paiement (travaux, guerres) à la fois pratique et commun. À Rome et dans le monde italique, la monnaie n'apparaît pas avant le IIIe siècle a.C. Cela marque sans doute un certain retard de ce point de vue. La monnaie est aussi un vecteur de communication politique ; elle porte un message et joue un rôle dans l'affirmation de l'identité civique. Bilan à la fin de l'époque archaïque — En Grèce comme en Italie, il existe encore peu de véritables villes. La différence entre la ville et la campagne est encore assez peu marquée. Il est certain que la cité comme organe politique a commencé à se développer, mais la ville comme agglomération urbaine ne va pas à la même allure. Beaucoup de communautés se sont organisées en cité — on peut parler de communautés civiques — mais n'ont pas encore de vrais centres agglomérés, ce sont plutôt des gros villages, des bourgs. — L'émergence de catégories sociales spécifiquement urbaines est encore embryonnaire. — Il faut tenir compte de différences régionales : certaines régions comme l'Attique, la Corinthie, l'Argolide ou la Sicile sont plus avancées que l'Italie ou que l'Europe celtique.
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Séance 4 LA MISE EN PLACE DU MODELE CIVIQUE ET LE DÉVELOPPEMENT URBAIN
À L'EPOQUE CLASSIQUE (I) (v. 500 -‐ v. 300)
Durant cette période, les tendances visibles durant la période précédente s'accentuent, à travers trois mouvements complémentaires :
• l'accomplissement et la généralisation de la cité à travers le modèle civique • le développement de l'urbanisation • le développement de la ville en tant qu'espace et que société.
Dans cette partie, on suivra les exemples assez différents d'Athènes et de Rome. A-‐ La montée de l'urbanisation — La population urbaine L'augmentation de la population urbaine est un fait que l'on perçoit mais qui est impossible à chiffrer, et difficile à expliquer (facteur interne ou facteurs externes ? dynamisme démographique interne ou exode rural et immigration ?). Les phénomènes d'extension urbaine sont particulièrement visibles
• par exemple dans le monde colonial grec, à Himère ou Géla en Sicile, qui doublent ou triplent leur superficie aux Ve et IVe siècles ;
• dans le monde italique, citons le cas de Pompéi : le noyau primitif (9 ha) est progressivement élargi, avec plusieurs enceintes successives, jusqu'à 63 ha.
L'augmentation de la population apparaît aussi dans les très rares exemples de dénombrement que nous connaissons. Il faut rappeler que le dénombrement des citoyens était un des éléments de la constitution civique, notamment à Rome où le recensement est mis en place par les rois étrusques ; sous la République il a lieu tous les 5 ans. Nous connaissons par les sources un certain nombre de chiffres :
• 508 : 130 000 • 503 : 120 000 • 498 : 157 700 • 493 : 110 000 • 474 : 103 000 • 465 : 104 714 • 459 : 117 319 • 393 : 152 573 • 340 : 165 000 • 323 : 150 000 • 294 : 262 321
À Athènes, on connaît le recensement de Démétrios de Phalère en 317 ou peu après, dont les chiffres sont 21 000 citoyens athéniens, 10 000 métèques, et 400 000 esclaves (ce dernier chiffre étant considéré comme exagéré). Mais ces chiffres sont difficiles à exploiter. D'une manière générale, ils ne concernent que les citoyens mâles adultes, et ils ne font pas la différence entre la population urbaine et celle de la campagne, parce que le corps civique est unitaire.
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À Athènes, pas de données antérieures (le recensement n'y est pas systématique). — Les fondations urbaines Le mouvement de fondation urbaine se poursuit et s’amplifie. D'abord dans le cadre de la colonisation :
• il y a de nouvelles fondations, par exemple en 325/324 a.C. l'envoi de colons athéniens à Adria à l'embouchure du Pô (Syll. I, 153) pour sécuriser la route de l'Adriatique
• la plaine du Pô où se développe un mouvement de colonisation étrusque, stoppé par les invasions celtiques au Ve siècle
• en Italie, entre 350 et 250 a.C., Rome fonde un certain nombre de colonies de citoyens romains, limitées à l'installation de 300 colons ; ces premières colonies de droit romain ont d'abord une fonction militaire : la surveillance des côtes du Latium (exemple : Antium/Anzio fondée en 338 a.C.).
Il y a aussi de nouvelles fondations en dehors du cadre colonial, par exemple dans des cas de (ré)organisation territoriale :
• en 432 a.C., la fondation de la Ligue chalcidienne entraîne celle de la ville d'Olinthe • en 408 a.C., les trois cités de l'île de Rhodes (Camiros, Ialysos et Lindos) font un
synœcisme qui se traduit par la création d'une nouvelle cité qui prend le nom de l'île (Rhodes)
Ou dans le cas de fondation d'un nouvel État : • en 370 a.C. après la guerre contre Thèbes, les Hilotes de Sparte, libérés, créent la cité
de Messène • en 367 a.C., Mégalopolis est créée pour surveiller Sparte.
Ou encore dans des régions marginales, reculées ou difficiles qui y avaient jusque là échappé, par exemple les zones montagneuses par exemple, comme l'Arcadie, au centre du Péloponnèse (Tégée, Mantinée) ou l'Apennin. — La montée de l'urbanisation a pour corollaire une hiérarchisation plus nette entre des centres urbains importants et d'autres moyens et petits. B-‐ Le modèle civique classique Dans toute cette période, il y un mouvement d'ensemble vers l'organisation des communautés autour de leurs chefs-‐lieux urbains. C'est le moment où les institutions civiques se développent et se formalisent ; elles se concentrent dans les chefs-‐lieux, et de plus en plus la ville, le centre urbain, commande au territoire dans son ensemble, la chôra, l'ager, le plat pays. Ces institutions reposent fondamentalement sur trois organes : les assemblées, les magistrats, les conseils. Et d'abord sur les citoyens. — La citoyenneté À la base, il y a le corps civique, l'ensemble des citoyens, dèmos ou populus. On est citoyen par la naissance par la naturalisation, ou par l'affranchissement. À Athènes, on est citoyen si on est né d'un père athénien, et si on a suivi l'éphébie, entre 18 et 20 ans, qui est une formation militaire et civique. Il y a environ 60 000 citoyens.
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En 451 a.C., une réforme de Périclès modifie cette situation, il faut désormais être né de deux ascendants athéniens : le père et une mère fille de citoyen athénien. Cette « fermeture » du corps civique athénien s'explique par la volonté de protéger le caractère familial et limité de la cité et de maintenir un équilibre entre les ressources disponibles et les privilèges accordés aux citoyens (droit de propriété, droit de bénéficier d'une aide financière pour les plus pauvres). Les citoyens doivent rester un nombre limité de privilégiés. C'est un moyen de maintenir la concorde civile. C'est pour cette raison aussi que la naturalisation est très rare à Athènes, et obtenue seulement par des mérites et des dons exceptionnels et un vote de l'Ecclèsia. On retrouve une situation de ce genre dans nombre de cités grecques (Rhodes, Byzance). À Rome, la situation a toujours été très différente. Dès la période royale, la citoyenneté romaine a eu une valeur surtout juridique et abstraite ; elle n'est pas liée à une vie en commun au sein d'une même cité matérielle. Elle peut donc être étendue à des individus ou des communautés vivant loin de Rome, et cela de manière infinie. On devient citoyen en étant de père citoyen romain ou d'une mère romaine si l'union est illégitime. On le devient aussi par naturalisation, individuelle ou collective, et cette procédure est beaucoup plus courante et importante qu'à Athènes. On le devient encore par affranchissement, et c'est là aussi un canal important d'accès au corps civique. Le roi Philippe V de Macédoine (238-‐179) qui fut l'allié d'Hannibal contre les Romains, disait que leur force venait de ce qu'ils libéraient les esclaves pour en faire des citoyens. C'est pour cette raison que Rome est d'emblée fondée sur un modèle civique beaucoup plus assimilationniste. Le point logique d'aboutissement de ce modèle est l'extension de la citoyenneté romaine à tous les habitants de l'Empire en 212 p.C. (édit de Caracalla). — Les assemblées À la différence des assemblées modernes, elles sont davantage caractérisées par leur mode de recrutement que par leurs compétences. À Athènes, l'assemblée du peuple est l'Ecclèsia. Elle réunit 6000 citoyens selon Thucydide. Elle vote les lois ; ces votes se font à main levée et à la majorité simple. N'importe quel citoyen peut prendre la parole (isegoria) et proposer une motion. Elle peut aussi, pour se protéger de la tyrannie, voter une fois par an l’exil de 10 ans d'un citoyen (ostracisme). Il y a une autre assemblée, l'Héliée, qui est un tribunal populaire composé de 6000 citoyens, âgés de plus de 30 ans et répartis en dix classes de 500 citoyens (1000 restant en réserve) tirés au sort chaque année (héliastes). À Rome, il y a deux assemblées importantes, les comices centuriates et les comices tributes. Elles rassemblent l'ensemble des citoyens mais selon un mode de répartition très différent. Elles se répartissent l'élection des magistrats et le vote des lois ; elles ont des compétences judiciaires en cas notamment d'appel au peuple. — Les magistrats Les magistrats gèrent les affaires courantes et veillent à l'application des lois. Ils commandent aussi l'armée (pas de distinction entre pouvoir civil et militaire). Les magistratures sont collégiales et limitées dans le temps, en général à un an, afin d'éviter la dérive vers un pouvoir personnel. En général, les magistrats sont élus par les assemblées, mais ils peuvent aussi désignés ou tirés ou sort.
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À Athènes, il y a près de 700 magistrats (sur 60 000 citoyens ; c'est un cas exceptionnel) ; les plus importants sont les 10 archontes et les 10 stratèges. À Rome, les magistrats sont beaucoup moins nombreux, une cinquantaine à la fin de la République. Les plus importants sont les consuls et les préteurs. — Les conseils À Athènes, il y a deux conseils. La Boulè (nom du conseil dans beaucoup de cités grecques). À Athènes, à partir des réformes de Clisthène elle est composée de 500 membres (bouleutes) à raison de cinquante par tribu. Ils sont tirés au sort parmi des listes dressées par chaque dème de citoyens volontaires âgés de plus de trente ans et renouvelés chaque année, un citoyen ne pouvant être au maximum que 2 fois bouleute. Cette assemblée siège de façon permanente. La présidence et la coordination du travail sont assurées par les prytanes Chaque tribu assure pendant un dixième de l'année (35-‐36 jours) la prytanie, c'est-‐à-‐dire la permanence. Le principal travail de la Boulè est de recueillir les propositions de loi présentées par les citoyens, puis de préparer les projets de loi pour pouvoir ensuite convoquer l'Ecclèsia. L'Aréopage est une institution très ancienne. Depuis Solon, ce conseil est formé des anciens archontes, ce qui en fait l'institution la plus aristocratique. Il est le « gardien des lois », ce qui veut dire qu'il contrôle les magistrats, y compris en recevant les recours des citoyens, et il traite les accusations de crimes contre l'État. Il juge aussi les crimes de sang. Son rôle a évolué avec l'histoire politique de la cité : son influence a été considérablement réduite par Ephialte (462-‐461) à l'époque démocratique, mais il renaît un siècle plus tard. À l'époque hellénistique et romaine, il l'emporte sur l'Ecclèsia. À Rome, le Sénat est un conseil formé exclusivement des anciens magistrats. Il comporte 300 membres puis 600 avec les réformes de Sylla. Face aux magistrats dont le mandat est limité à un an, il assure la continuité de la direction politique, diplomatique et militaire de la cité. Ses décisions ont force de loi ; il contrôle les magistrats et il émet un avis sur les projets de loi avant qu'ils ne soient déposés devant le peuple. C'est l'organe prépondérant de la cité. D'une manière générale, dans les cités, le gouvernement reste entre les mains d'une aristocratie, définie par sa richesse foncière, son prestige social, sa maîtrise de la culture et de la rhétorique. Même dans les cités les plus démocratiques, et même à Athènes où la participation du citoyen au gouvernement de la cité a été la plus poussée, dans la période de la deuxième moitié du Ve siècle, les activités politiques restent dans la main des élites. C'est particulièrement le cas à Rome, dont le fonctionnement est très peu démocratique et où le gouvernement est concentrée entre les mains d'un petit nombre de famille sénatoriales.
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Séance 5
LA MISE EN PLACE DU MODELE CIVIQUE ET LE DÉVELOPPEMENT URBAIN À L'EPOQUE CLASSIQUE (II)
(v. 500 -‐ v. 300) C-‐ Développement et transformations de l’espace urbain — La question de l'urbanisme Les auteurs anciens ont bien perçu l'originalité du phénomène urbain. Ainsi Thucydide oppose fréquemment le mode de vie urbain aux coutumes archaïques et barbares, et il fait le lien entre l'urbanisation et le développement économique. Hippocrate puis Aristote ont réfléchi sur les problèmes posés par le choix du site pour l'implantation d'une ville (cf. livret). Hippodamos de Milet, dont la vie et l'œuvre sont mal connues, et Platon se sont penchés sur le développement des villes. Dans les Lois, Platon élabore un véritable modèle urbain : emplacement, organisation, aménagement et propreté. Du côté des Romains, la réflexion et les préceptes sur la fondation et l'organisation des villes doit beaucoup aux Étrusques dont nous savons très peu de choses, mais qui ont dû être marqués eux-‐mêmes, comme les Gaulois, par la pensée grecque. Pour autant, il est difficile de dire que l'urbanisme a existé à cette époque, ni même qu'aient existé de véritables préoccupations urbanistiques. Certes, il y a eu des plans réguliers, dont on prête l'invention à Hippodamos de Milet, mais ils s'expliquent surtout par une division commode et de bon sens de l'espace disponible, plus que par une réflexion théorique ou politique. D'autre part, un élément essentiel de l'urbanisme moderne qui est le souci de prévision urbaine avec la prise en compte de la croissance dans les plans de développement, n'existe pas. — Le développement de la monumentalité Le Ve siècle est une période de grande activité édilitaire qui s'est poursuivie au IVe siècle et plus encore à l'époque hellénistique. Cette activité s'inscrit dans plusieurs axes. D'abord autour des places publiques, qui deviennent de véritables centres civiques avec un double processus :
• spécialisation autour de la fonction politique (magistrats, conseils, sanctuaires) • délimitation de l'espace de la place publique avec la construction de portiques
(longues barrières monumentales) destinés à l'isoler du reste de la ville (cf. Thasos, Érétrie ; Cassopé, Épire).
Ensuite, avec l'enrichissement de la panoplie architecturale, surtout au IVe siècle. C'est une époque de grande vitalité et de créativité pour l'architecture. Cela répond à des nécessités fonctionnelles — il fallait mettre au point des bâtiments adaptés aux nouvelles exigences politiques et administratives — mais aussi à un besoin d'ornementation, pour exalter et magnifier la cité, et marquer ainsi sa puissance (a contrario : Sparte qui choisit de rester à l'écart de ce mouvement et de conserver son aspect modeste et archaïque). Cela concerne les édifices de l'agora et les temples, mais aussi les enceintes, les édifices de spectacles (début de l'architecture théâtrale), l'architecture utilitaire aussi, par exemple
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toute l'hydraulique : égouts, aqueducs, fontaines, puits, dont on attend autant l'utilité que l'agrément et la beauté, ou encore les aménagements portuaires. — La gestion de l'espace urbain Un peu partout, les villes se sont constituées dans un cadre juridique et administratif très simple et parfois rudimentaire, voire inexistant. Les débuts du processus urbain se sont faits sans les infrastructures qui deviennent nécessaires dès lors que la ville atteint une certaine taille et une certaine population (adduction et évacuation des eaux, propreté de la voirie). Au début, le seul élément qui a régulé un peu le développement urbain a été le respect des interdits concernant les espaces sacrés. Ce n'est qu'à partir du Ve siècle que les choses commencent à se mettre en place, parce que certaines villes atteignent un seuil où il devient nécessaire d'encadrer la vie urbaine. C'est l'apparition des premières mesures de police. On peut en donner un exemple très intéressant avec la Stèle du port à Thasos.
• Elle mentionne des repères topographiques qui ont été retrouvés sur le terrain ; l'agora est désigné par une périphrase : « Depuis le sanctuaire des Charites jusqu'aux bâtiments où se tiennent et le change et le banquet… »
• Une série des prescriptions destinées à protéger le domaine public, les principales artères et l'agora en évitant les empiètements (d'où mis en place de bornages qu'on retrouve dans de nombreuses villes, cf. le Lapis Niger sur le forum romain).
• Mesures de police : propreté, éviter les dégradations, racolage. « Depuis la rue du rivage. [ ... ] du sanctuaire d'Héraclès. Depuis la rue du sanctuaire des Charites. Dans cette rue, interdiction de construire un seuil. Ne pas puiser d'eau pour [ ... ]. Ne pas installer de puits [ou de barrières ?]. Ne pas placer de [ ... ]. Ne pas faire de [ ... ]. Celui qui agira en violation de ces prescriptions devra verser cent statères à Apollon Pythien et cent statères à la cité. Les arkhoi sous lesquels aura lieu ce délit procéderont au recouvrement. Et si en quelque façon l'amende n'a pas été inscrite contre l'auteur du délit, qu'il ne la paie pas [ ... ]. La propreté de la rue sera assurée par l'habitant, chacun devant chez lui. Si personne n'habite, elle sera à la charge du propriétaire du bâtiment. Et les [épistates] nettoieront eux-‐mêmes chaque mois. Et si quelque chose tombe, ils agiront [ ... ]. Depuis le sanctuaire d'Héraclès jusqu'à la mer, les épistates nettoieront cette rue. On enlèvera ce qui est hors des immeubles et ce qui est sur la rue, chaque fois que les arkhoi l'ordonneront. Celui qui n'agira pas en quelque point conformément aux prescriptions devra verser une hektè par jour à la cité. Les épistates procéderont au recouvrement et garderont la moitié pour eux-‐mêmes. Sur le toit des immeubles publics qui sont dans cette rue, personne ne montera pour regarder. Et aucune femme ne se penchera non plus à la fenêtre pour regarder. Pour toute infraction, l'habitant devra verser chaque fois un statère à la cité. Les épistates procéderont au recouvrement et garderont la moitié pour eux-‐mêmes. Depuis la saillie du balcon, on ne fera pas couler d'eau dans cette rue. En cas d'infraction, on devra verser une hèmiektè par jour, moitié à la cité et moitié aux épistates. Les épistates procéderont au recouvrement. Depuis le sanctuaire des Charites jusqu'aux bâtiments où se tiennent et le change et le banquet, et en suivant la rue qui longe le prytanée, au milieu de cet espace, on ne jettera ni n'entassera d'ordures. Pour toute infraction, on devra verser chaque fois, aussi souvent que l'infraction sera commise, une hèmiektè à la cité. Les épistates procéderont au recouvrement et garderont la moitié pour eux-‐mêmes. Sinon, ils devront verser le double à Artémis Hécate. » (cité par Lafon, Marc et Sartre 2011, p. 98-‐99). — Morphologies urbaines Là aussi, c'est à partir du milieu du Ve siècle que l'on voit la formule orthogonale devenir un modèle théorique pour l'établissement des plans urbains.
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Cf. la fondation de Thourioi (façade occidentale du golfe de Tarente) en 446 ; c'est une colonie panhellénique dont l'initiative revient à Athènes qui cherche à ce moment à reprendre son expansion en Occident. Diodore de Sicile décrit cet épisode qui montre bien que désormais le découpage régulier (qui serait dû à Hippodamos de Milet) des rues et des îlots est entré dans les mœurs et qu'il est considéré comme une condition nécessaire pour donner à la ville une disposition harmonieuse. Cf. aussi à Lattara/Lattes dans le Languedoc. À partir du milieu du Ve siècle la ville se dote d'une organisation urbaine nouvelle, avec la création de trois rues principales suivant les directions du rempart et enserrant un noyau central triangulaire. Entre ces voies et l'enceinte sont mis en place des îlots orthonormés, séparés par des ruelles, avec des maisons quadrangulaires faites de pierres et de briques. L'organisation rationnelle du terrain ainsi appliquée selon un schéma préconçu trace des lignes fortes dans le paysage urbain qui perdureront à travers les siècles, malgré d'innombrables transformations de détail, jusqu'à l'orée de l'époque romaine L'orthogonalité devint à tel point la norme qu'on y eut recours y compris sur des sites qui n'y étaient pas adaptés. En revanche, les villes qui avaient été aménagées depuis déjà longtemps ne furent pas modifiées (Rome, Thasos). — Espaces urbains Premier point : les réalités archéologiques ne montrent pas de spécialisation des espaces. Les temples et les sanctuaires sont dispersés, malgré les recommandations des philosophes. Les activités artisanales sont souvent rejetées en dehors de la ville ou sur ses marges, surtout si elles sont polluantes (textile) ou si elles ont besoin d'eau et de matières premières (céramique) et cherchent la proximité des voies de circulation. Le commerce est souvent disséminé. Deuxième point : en ce qui concerne l'aspect résidentiel, il est clair qu'il y a une densification de l'habitat. Beaucoup d'espaces laissés vides dans les îlots au moment de la fondation sont occupés. Se développe alors un élément essentiel de la vie en ville : la mitoyenneté, voire la promiscuité. Les murs sont en général peu épais et faciles à percer. En 431, surpris par une attaque des Thébains, les Platéens font ainsi circuler des soldats de maison en maison. Troisième point : mise au point du modèle « canonique » de la maison méditerranéenne, promis à une grande postérité.
• Elle est centrée sur une cour, autour de laquelle se répartissent les différentes pièces ; ces pièces ne communiquent généralement pas entre elles et la cour sert d'espace de circulation et de répartition, c'est un puits d'air et de lumière. Cette cour devait accueillir beaucoup d'activités quotidiennes.
• Les pièces sont souvent polyvalentes et accueillent successivement des activités diverses : repos, travail, cuisine, accueil, etc. Dans la plupart des cas, il n'y a que trois ou quatre pièces et un étage ; les superficies demeurent réduites.
Ce modèle est celui de la majorité des maisons antiques. Seul l'habitat aristocratique et celui des plus pauvres en diffèrent. On connaît encore peu au Ve siècle de grandes maisons aristocratiques, comme celle qui a été fouillée à Érétrie (625m2 ; 15 pièces ; mosaïques). Quatrième point : (mixité et identité) coexistence de locataires et de propriétaires. Dans un cas comme dans l'autre l'éventail est très large : le Phèdre de Platon paie un loyer de 60 drachmes, et il y a des propriétaires de quelques mètres carrés dans une maison.
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Il n'y a pas de séparation sociale, riches et pauvres partagent les mêmes quartiers. L'identité de ces quartiers venait souvent de la présence d'un sanctuaire (à Thasos, Hippocrate désigne la résidence de ses patients d'après les grands sanctuaires), ou d'un culte commun : dans beaucoup de villes, comme à Rome, il y avait des autels aux carrefours.
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Séance 6 LA MISE EN PLACE DU MODELE CIVIQUE ET LE DÉVELOPPEMENT URBAIN
À L'EPOQUE CLASSIQUE (III) (v. 500 -‐ v. 300)
D-‐ Économie et société urbaines à l’âge classique On a vu plus haut que le grand sociologue allemand Max Weber (1864-‐1920) avait développé l’idée que la ville antique était essentiellement une ville de consommateurs. Cette idée a été reprise par l’historien anglais M. I. Finley (1912-‐1986), qui l’a systématisée. Pour lui, les villes antiques n’avaient qu’un rôle économique limité. La production se faisait essentiellement dans le monde rural ; la ressource essentielle était l’agriculture. Les villes vivaient des taxes, rentes et produits qu’elles tiraient de la campagne, qu’elles dominaient. Elles comptaient surtout des rentiers du sol, avec leur clientèle, mais très peu de producteurs, et ces derniers comptaient peu sur le plan politique et social. La ville antique était donc un centre de consommation plus que de manufacture ou de commerce, et le processus d’urbanisation résultait plus d’un modèle culturel (la cité, l’évergétisme) que du développement économique. L’artisanat urbain était limité et destiné à la consommation urbaine. Il y a eu un débat sur cette question. Signalons quelques prises de position :
• Christian Goudineau (1980) a poussé encore plus loin la position de Finley : la ville vit aux dépens de la campagne, mais ne produit guère pour elle ; on peut parler de « ville parasite ».
• Philippe Leveau (1984) a étudié Césarée de Maurétanie à l’époque romaine ; il a élaboré une vision plus positive du rôle de la ville qui constitue et organise son territoire ; il parle de « cité organisatrice ».
• Donald Engels (1990) a étudié Corinthe à l’époque romaine et a réévalué lui aussi le rôle de la ville : il a développé l’idée de « ville de services ».
• Hinnerk Bruhns (1998) est revenu pour sa part sur les termes mêmes de ce débat, à travers la notion de cité de consommation chez Weber ; il montre que cet « idéaltype » correspond en fait à l’idée suivante : la cité ne considère pas ses ressortissants comme des producteurs mais comme des consommateurs, ce qui veut dire entre autres choses qu’elle s’occupe en priorité de leur approvisionnement.
Aujourd’hui la conception finleyienne est largement abandonnée. Plus personne ne nie que les villes antiques, en tout cas nombre d’entre elles, aient connu d’importantes activités commerciales, artisanales et de service. — La montée du marché urbain et la diversification économique Par sa concentration d’habitants, la ville constitue un marché, un « pôle de demande concentrée ». Et durant la période classique, l’augmentation de la population urbaine entraîne l’accroissement de ce marché avec des conséquences qualitatives et quantitatives. L’approvisionnement en grains Une bonne part de l’approvisionnement provient de la campagne environnante, du territoire de la cité (chôra, ager) mais cela ne suffit pas toujours. Quand la population urbaine augmentait rapidement, l’équilibre alimentaire entre la ville et la campagne pouvait se trouver rompu et il fallait alors recourir à des importations. Des crises ou des mauvaises récoltes pouvaient produire le même effet.
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L’exemple d’Athènes est bien connu. À l’époque de Démosthène (IVe siècle), elle avait besoin de 800 000 médimnes/an = environ 32 000 tonnes (1 médimne = 6 modii, soit c. 52,5 litres ou c. 40 kg). Pour assurer ses besoins, Athènes entretient des relations avec les régions productrices de blé, notamment les roitelets du Bosphore cimmérien. D’autre part, il existe une législation assez contraignante concernant la circulation et le commerce des grains, par exemple :
• les épimélètes surveillent la circulation des grains dans le port du Pirée et veillent à ce que toute cargaison de grains en transit y laisse les deux tiers de son chargement
• les citoyens et métèques n’ont le droit de transporter que des grains à destination d’Athènes
• les sitophulakes contrôlent les transactions de grains dans la cité et veillent en particulier au respect des prix de vente.
D’autres cités, comme Milet ou Rhoses ont développé le même type de politique d’encadrement concernant les subsistances. Les autres produits commerciaux et la monétarisation Beaucoup d’autres produits font l’objet d’un commerce, de gros ou de détail, à plus ou moins longue distance. À Athènes, il y a plusieurs agora (marchés) : fromages, blés, légumes, manteaux… La croissance commerciale s’accompagne du développement de la monétarisation de l’économie
• hausse de la masse monétaire (Athènes de ce point de vue bénéficie de la manne des mines d’argent du Laurion qui lui permettent de régler ses importations)
• dénominations monétaires de plus en plus petites (monnaies divisionnaires) • et aussi, développement de la banque et du crédit.
Les cités qui profitent le plus de tout ce mouvement d’activité commerciale sont celles qui disposent d’une façade maritime et d’un port : Athènes bien sûr, mais aussi Égine, Corinthe, Milet, Rhodes… Les activités de fabrication Plusieurs activités artisanales d’importance sont attestées à Athènes comme :
• ateliers de métallurgie (épées, boucliers, couteaux…) • ateliers textiles ; l’ensemble de la filière est représentée, pour la laine, le lin et le
chanvre : filage, tissage, confection • céramique • tannerie et travail du cuir • activités liées à la construction navale : charpente, voiles, cordages…
Les ateliers sont le plus souvent de taille modeste, dans un cadre familial. Certains cependant étaient plus grands, avec une main d’œuvre d’esclaves ou de dépendants (pas de salariés). Les plus importants employaient jusqu’à plusieurs dizaines d’esclaves :
• l’atelier de couteaux du père de Démosthène employait une trentaine de personnes • celui de boucliers du père de Lysias, que Périclès fait venir de Syracuse, employait
120 esclaves dans une maison du Pirée. Les services La ville se définit par la fourniture d’une économie de services, à plusieurs niveaux. En tant que chef-‐lieu de la chôra, elle concentre les activités politiques, religieuses, administratives, qui attirent la population environnante. On peut ici développer l’exemple
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des sanctuaires qui attiraient des foules importantes, spécialement lorsqu’ils avaient, une renommée s’étendant à tout le monde grec :
• Delphes (dévotions à Apollon, jeux Pythiques, consultation de la Pythie) • Épidaure (sanctuaire d’Esculape, cure et guérison)…
On trouve aussi en ville toute une gamme de métiers de service, depuis le médecin, le professeur, tous les métiers liés au transport, les danseurs, musiciens, prostitué(e)s. Au total, le développement urbain a entraîné une diversification de son activité économique qui se marque par un nombre de métiers de plus en plus important, et dont les sources épigraphiques et littéraires rendent bien compte (cf. Xénophon, Cyropédie, 8.2.5). — L’apparition d’une société urbaine Il faut peut-‐être commencer par évoquer le façonnement d’un mode de vie urbain qui se distingue de la vie à la campagne à travers un certain nombre de caractéristiques propres :
• des lieux spécifiques de la ville, comme l’agora ou le gymnase, mais aussi tout simplement la rue ; tous ces espaces collectifs sont des endroits de promenades, rencontres, discussions, échanges, où tout circule très vite
• des fêtes et cérémonies fréquentes ; à Athènes, au moins 120 jours par an sont consacrés à des célébrations dont les plus connues sont les Panathénées et les Dionysies, avec cortèges, cérémonies et banquets
• les fêtes religieuses donnent lieu à l’éclosion d’une vie culturelle spécifiquement urbaine, surtout avec les concours de théâtre ; tout en restant liée au rituel religieux, l’activité théâtrale tend à s’autonomiser et à se professionnaliser au IVe siècle
• la ville attire aussi les lettrés et les intellectuels, et voit le développement de l’activité scientifique et de l’enseignement.
Évolution du rapport ville/campagne C’est vers le milieu du Ve siècle que commence à apparaître dans les sources anciennes, et surtout athéniennes, un début de prise de conscience d’une différence entre les citadins et les ruraux, cf. les pièces d’Aristophane où le campagnard est décrit comme un être un peu rustre, sympathique et naïf — un poncif promis à un grand avenir. Le rapport social/culturel entre la ville et la campagne est en fait ambivalent :
• il y a cette différence exprimée entre le campagnard rustaud et l’homme de la ville plus ouvert et plus évolué
• en même temps, de nombreux urbains conservent des liens avec la campagne, ne serait-‐ce que par le biais de la propriété foncière (d’après Denys d’Halicarnasse [Sur Lysias, 34], en 403 a.C. seuls 500 Athéniens n’étaient pas propriétaires terriens)
• il existe aussi une valorisation des vertus rurales, terriennes, et de la vie à la campagne (Rome, Virgile).
Surtout, il ne faut pas négliger que la distinction fondamentale n’est pas celle qui oppose rural et urbain mais celle qui sépare les citoyens des non-‐citoyens. Les transformations sociales Les sociétés antiques étaient fondées sur les statuts : citoyens/non citoyens, esclaves/libres. Quelles étaient les autres lignes de partage ? Les Anciens ne les ont guère exprimées et leur perception/représentation de la société était assez sommaire et se limitait le plus souvent à distinguer les riches et les pauvres, « ceux qui ont le nécessaire » et ceux qui ne l’ont pas (Aristote, Platon, Xénophon), ou encore ceux qui doivent travailler pour vivre et ceux à qui leur fortune permet de ne pas avoir à gagner leur vie, et qui ont donc le loisir de se consacrer à la vie publique.
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Les historiens essaient de repérer d’autres signes de différenciation et d’évolution sociale. La première difficulté est de définir les critères de la richesse ; qu’est-‐ce qu’un riche à Athènes aux Ve-‐IVe siècles ?
• on peut proposer de considérer comme riche, et placer au sommet de la société ceux qui ont accès à certaines activités considérées comme « aristocratiques » : l’accès au gymnase et aux concours gymniques, la participation aux symposia, banquets communs…
• on peut aussi recouper avec le groupe de ceux qui accèdent à certaines magistratures comme les chorégies d’Athènes dont la charge financière très importante (de 20 à 50 mines) nécessitait une fortune conséquente ; mais ce groupe est mal connu et on ignore l’origine de leur fortune.
D’autre part, on s’efforce de distinguer la progression et l’enrichissement de certains groupes dont l’essor est lié au développement urbain et à la diversification à l’œuvre dans les sociétés urbaine :
• ainsi, dans le Contre Apatourios, Démosthène défend un individu qui s’est suffisamment enrichi dans le commerce maritime pour pouvoir se porter garant pour une somme de 30 mines ; cela montre le développement de ce groupe dont les possibilités d’enrichissement étaient importantes ;
• sur l’acropole d’Athènes, on a retrouvé de nombreuses consécrations faites par des artisans, foulons, tanneurs, bronziers, charpentiers, scribes, peintre… ; il y a toute une gamme d’offrandes, depuis le vase de terre cuite jusqu’à de coûteux reliefs de marbre ; on voit ici que ces métiers pouvaient permettre d’accéder à un degré d’aisance assez élevé, voire à une petite fortune qui plaçait à un niveau plutôt enviable de l’échelle sociale.
On le voit, il est difficile de définir précisément quels sont les groupes qui tiennent le haut du pavé, comme de mesurer le degré de mobilité dans une société, pourtant assez bien documentée, comme celle de l’Athènes classique. La représentation sociale De plus, il faut aussi tenir compte d’un élément important qui est la représentation sociale ou si l’on préfère l’image la société se donne d’elle même et les critères sur lesquels elle est fondée. L’élément essentiel est la propriété foncière. D’abord parce que le citoyen est par définition un propriétaire, même modeste. Ensuite parce que le revenu de la terre, la rente foncière, est ce qui permet d’assurer une existence de loisir, dès lors que l’on accède à un certain niveau. Cela n’exclut pas de se livrer à une autre activité, comme le commerce ou l’artisanat. Le propriétaire peut vendre sa production, il peut aussi installer des ateliers sur ses terres ou il fait travailler des dépendants. Ce n’est pas un marchand ou un artisan, mais un propriétaire qui fait du commerce et de l’artisanat. En effet, l’exercice de ces activités est considéré comme peu honorable dès lors qu’il est la seule source de revenu et surtout s’il donne lieu à un travail manuel. Les étrangers Certaines cités, notamment les cités « maritimes » et surtout les plus dynamiques d’entre elles, attiraient beaucoup d’étrangers, marchands, artisans, artistes, lettrés… Beaucoup venaient d’autres cités grecques, mais il y avait aussi qui venaient d’Orient ou d’Égypte.
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Athènes était selon Thucydide (2.39.1) une cité accueillante aux étrangers (métèques), dont beaucoup à vrai dire résidaient en fait au Pirée. Les autorités civiques toléraient parfois que ces communautés s’organisent en associations d’entraide, autour de cultes et de sanctuaires communs. Au début de la République de Platon, Socrate se rend au Pirée avec ses amis pour assister à une procession nocturne des Thraces dévots de la déesse Bendis. Dans le courant du IVe siècle, la cité accorde aux métèques ou au moins à certains d’entre eux un certain nombre de droits réservés aux citoyens, comme par exemple celui de faire construire une maison. À cette époque d’ailleurs, certains hommes politiques athéniens se montrent favorables à l’installation d’étrangers à Athènes. Les esclaves sont très peu connus. Aux dires des contemporains, ils étaient très nombreux mais on ignore quelle proportion de la population ils pouvaient représenter. — Tensions et cohésion dans la société urbaine La société civique repose sur le dèmos (populus), le corps civique, l’ensemble des citoyens. Mais ce n’est qu’une construction juridique et institutionnelle. Dans sa réalité, le dèmos est traversé par des différences de richesse qui peuvent être considérables et des intérêts divergents, et le supposé consensus civique n’empêche pas des conflits qui peuvent être violents, comme on le voit à Rome avec l’opposition entre patriciens et plébéiens. La question des terres et celle des dettes constituent les enjeux les plus fréquents dans les affrontements entre groupes sociaux. Dans les faits, s’il y a une réalité qui s’impose c’est que les cités sont dominées par les élites, qui se disputent le pouvoir à travers notamment l’exercice des magistratures les plus importantes. Le rôle politique de la masse du peuple se réduit souvent à être instrumentalisé dans ces luttes internes. Il existait des formes de redistribution dans les sociétés civiques, afin de limiter les effets des discordes civiles et de pallier les risques de désagrégation du corps civique. En Grèce, ils passaient par l’exercice des liturgies et des bienfaits que la classe dirigeante dispensait aux catégories inférieures. Cela permettait aussi aux élites de justifier et de légitimer leur domination sociale et politique, et de faire en sorte que l’idéal civique d’égalité politique ne soit (trop) contredit par la réalité des inégalités sociales.
CONCLUSION
À la fin de l'époque classique, la cité s'impose comme le modèle politique dominant dans le monde méditerranéen et ses marges. Le monde grec en particulier est parcellisé en plusieurs centaines voire milliers de cités. La ville est devenue une réalité à part entière, autant sur le plan matériel que sur celui de la représentation qu'elle a et donne d'elle-‐même. Cependant, il ne faut pas confondre complètement le nombre de cités avec l’urbanisation. Beaucoup de cités ne sont que de petits bourgs que seuls un territoire propre et l’autonomie politique permettent de qualifier de cité. Dans le processus de développement de la cité, l’historiographie a mis l’accent mis sur la ville, mais cela ne doit pas faire négliger le rôle essentiel qu’y a joué la campagne. La cité mêle indissolublement les deux, la ville et la campagne. L’économie repose largement sur la production agricole et une large part de la population civique demeure rurale. Ainsi, au moment de l’installation d’une large part de la population rurale athénienne à l’intérieur des Longs Murs, Thucydide insiste sur l’attachement de cette population à ses villages. On a
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évoqué l’ambivalence de cette société qui développe un mode de vie urbain tout en restant profondément attachée aux valeurs terriennes.
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2e semestre
L’APOGEE DE LA CIVILISATION URBAINE DE L’ANTIQUITE
Séance 7 UN MONDE DE CITÉS (v. 300 a.C.-‐v. 300 p.C.)
Cette deuxième partie couvre un cadre chronologique allant du début de la période hellénistique et du moment où la République romaine devient une puissance régionale en Méditerranée occidentale jusqu’à la fin du Haut-‐Empire. Cette période voit le triomphe du modèle civique/urbain = à la fois modèle politique et modèle d'organisation territoriale polarisé sur un centre urbain. Le phénomène urbain occupe alors une place qu'il n'a souvent retrouvée qu'à l'époque contemporaine. Cela confère une grande unité à toute cette période et à cette région centrée sur le monde méditerranéen. Un point très important : le développement de grandes entités politiques, à la fois territoriales et monarchiques, l'Empire d'Alexandre, les royaumes de ses successeurs, l'Empire romain n'ont absolument pas nui à ce modèle, bien au contraire. Il en a largement bénéficié
• d'une part, parce ces entités sont elles-‐mêmes issues du modèle civique ; Aristote enseigne à Alexandre : « Il faut être pareillement le bienfaiteur des grandes et des petites cités : les dieux, en effet, sont égaux dans les unes et dans les autres » (fr. 656 Rose) ; Rome est d'abord une cité avant de devenir un Empire
• d'autre part, parce que ces entités dans leur fonctionnement s'appuient sur les cités ; celles-‐ci sont en fait constitutives du modèle impérial antique lui-‐même.
• enfin, parce que ces entités ont propagé le modèle civique dans des régions où il n'existait pas ou n'était qu'embryonnaire.
C'est dans cette période que se crée l'assimilation entre la ville et la civilisation = l'idée que le passage à la ville et au modèle civique est synonyme de progrès. Une conséquence très importante : le réseau urbain européen actuel est largement l'héritier de celui de cette période à la fois sur le plan de la densité, des réseaux et de leur hiérarchisation. Trois parties dans le cours de ce semestre, qui est davantage tourné vers Rome et le monde romain
• Un monde de cités : évaluation de la pesée globale du phénomène urbain (séance 7) • Le modèle impérial romain et sa diffusion (séances 8 et 9) • L’apogée de la civilisation urbaine, politique, société, économie (séances 10, 11 et 12).
NB-‐ Les questions de l’urbanisme, des édifices civiques et de l'habitat ne sont pas traitées en cours mais abordées en TD sur la base d’exemples concrets. A-‐ L’urbanisation du IIIe au Ier siècle a.C. : données globales — Dans le monde grec Accélération et amplification du phénomène urbain
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Dans le cadre civique traditionnel, où l'on a beaucoup de refondations (par exemple à Cnide, en Carie, sud de la Turquie, où la cité déménage sur un nouveau site plus propice à l'activité portuaire). Surtout dans les royaumes hellénistiques ; les souverains sont de grands incitateurs et fondateurs de villes, pour des raisons de prestige (les villes nouvelles portent souvent leur nom), mais aussi des raisons administratives et politiques. Exemple type : Alexandrie, fondée par Alexandre en 331. Devient la capitale du royaume lagides des Ptolémées. Ce mouvement d'urbanisation est particulièrement impressionnant en Asie mineure : au Ier
siècle p.C., il y a 154 cités frappant monnaie. L'entrée dans le mode romain ne freine en rien ce phénomène : il y en a 246 au IIIe siècle, et au minimum 300 cités. Certes, des inégalités existent entre des régions saturées de villes et d'autres beaucoup moins. Exemple : en 65 a.C., lors de ses campagnes en Orient, Pompée crée la nouvelle province de Pont-‐Bithynie à partir de l’ancien royaume du Pont : en Bithynie, il peut s’appuyer sur le réseau urbain et civique existant, mais dans le Pont, région plus rurale, il doit ériger trois agglomérations existantes en cités, en créer trois nouvelles par synœcisme et poursuivre l’aménagement de la cité d’Eupatoria, fondée peu de temps auparavant par Mithridate et qu’il rebaptise Magnopolis (Cn. Pompeius Magnus). Hiérarchisations Il y a une hiérarchie fondée sur des critères politiques, économiques, religieux, mais à cette époque d'autres éléments interviennent :
• entre les cités-‐États qui échappent complètement à l'autorité des rois (Rhodes, Byzance, Sparte...), celles qui essaient de maintenir leur liberté (Milet, Éphèse, Athènes par épisode), celles qui ont perdu leur indépendance et jouissent seulement de l'autonomie que le roi (ou l'empereur) consent à leur laisser (les plus nombreuses) ;
• dans cette dernière catégorie, on distingue les "villes-‐têtes", les capitales royales, puis les capitales de subdivisions administratives, celles qui sont des cités de plein exercice, et celles qui ne sont qu'une simple agglomération sans statut, guère plus qu'un village ;
• il y aussi des cités qui bénéficient d'un statut privilégié ou de faveurs spéciales, par exemple l'asylie (= droit d'échapper aux saisies et aux représailles en temps de guerre, qui ne vaut que si tous les États le reconnaissent) ; immunité fiscale ; sanctuaire du culte impérial (néocorie) ; siège de juridiction (assises du gouverneur sous l'Empire romain, conventus).
Tout cela entraîne le développement de l'esprit de clocher (campanilisme ; patriotisme municipal) et une situation de concurrence et de rivalités entre les cités, et surtout à vrai dire entre des couples de cité, par exemple Éphèse et Pergame. — Dans le monde occidental Entre le IVe et le IIIe siècles, se place la conquête de l'Italie péninsulaire par Rome, considérée comme achevée dans les années 270 (272, prise de Tarente). Les Guerres puniques ralentissent un temps le mouvement, mais la victoire finale de Rome le relance et au début du IIe siècle, toute l'Italie, y compris la plaine du Pô, est complètement conquise (plus la Sicile et la Sardaigne, qui ne font toutefois pas partie de l’Italie et sont des provinces). La colonisation romaine de l'Italie
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Comment Rome organise cette Italie « romaine » ? pour cela, différentes formules de contrôle et d'intégration sont mises en œuvre. En premier lieu, mise en place d'un réseau urbain en grande partie nouveau, celui des « colonies », qui s'accompagne de déplacements de population (plusieurs dizaines de milliers de personnes au moins, et probablement bien plus d'une centaine de milliers). Il y a deux sortes de colonies :
• des fondations urbaines autonomes : les colonies « latines », qui reçoivent un territoire assez étendu (à Cosa, 25 x 50 km = 1250 km2), des institutions propres (assemblée, magistrats), une population importante (plusieurs milliers de citoyens « latins ») ; elles sont établies dans les régions éloignées de Rome ;
• des fondations militaires dépendant de Rome et n'ayant aucune autonomie politique : les colonies de citoyens romains, leur territoire est plus restreint, tout comme leurs effectifs (300 colons) ; ce sont avant tout des forteresses pour défendre Rome, sur une position stratégique, et presqu'exclusivement sur le littoral (cf. les clérouquies athéniennes du Ve siècle).
Tous ces établissements sont pourvus d'une enceinte ; leur espace intérieur est organisé sur la base d'une voirie orthogonale autour de deux axes principaux, le cardo et le decumanus ; un espace public est ménagé où se concentrent les activités communes, le forum. Ces établissements se dotent progressivement d'une parure monumentale inspirée du modèle romain (capitole, basilique…) et financée par les élites locales. La « municipalisation » de l'Italie, modèle pour l'Occident Au début du Ier siècle a.C., les peuples italiens soumis et « alliés » à Rome réclament de plus en plus fortement l'accès à la citoyenneté romaine, et comme ils se heurtent à un refus, la guerre éclate. C'est la Guerre sociale, la Guerre « des alliés » (du latin socius, allié), de 91 à 89. Rome soumet difficilement les peuples révoltés mais doit accorder la citoyenneté aux Italiens (loi Plautia Papiria en 89). En 49 a.C., César l'accorde aux habitants de la Gaule cisalpine (Italie padane). Toutes les cités italiennes au sud du Rubicon deviennent alors progressivement des municipes. Le municipium est une petite communauté autonome mais romaine, c'est-‐à-‐dire contrôlée par Rome. C'est la solution imaginée par Rome pour, à la fois : — consolider son emprise sur l'Italie ; donc un moyen de subordination — unifier toutes ces communautés qui appartenaient à des régions et des traditions différentes ; moyen de romanisation. Cette solution a été ensuite utilisée également pour de nombreuses communautés pérégrines de l'Occident romain, en Gaule, en Espagne, en Afrique, avec le statut de municipe latin et de municipe romain. Les oppida de l'Europe celtique Ce phénomène concerne l'ensemble de l'Europe celtique, de l'Angleterre à l'Ukraine, mais plus spécialement la zone centrale, entre la Hongrie et la France du Centre. Le terme oppidum (au pluriel oppida) est celui utilisé par les auteurs latins, par exemple Pline l’Ancien, pour désigner un établissement urbain en général, et c’est celui qu’utilise en particulier César pour ces « villes » celtiques en Gaule.
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Jusqu'au début du IIe siècle, le monde celte avait connu des systèmes d'habitat ouverts. Mais, à partir de ce moment, apparaissent dans cette région de nouvelles formes d'agglomérations, caractérisées par :
• des enceintes • une superficie importante, comprise en général entre 50 et 150 ha.
L'intérieur de ces agglomérations est encore peu connu, faute de fouilles archéologiques. Le mieux connu est Bibracte, en Gaule (aujourd'hui Le Mont Beuvray, Saône-‐et-‐Loire), la capitale du peuple des Éduens. On sait seulement qu'il y avait de l'habitat, des zones cultuelles et des zones d'activités artisanales et commerciales. On voit aussi des phénomènes de hiérarchisation des oppida, comme dans le territoire du peuple des Bituriges, dans le Berry actuel, autour de la capitale, Avaricum. Les oppida celtiques, même s'ils sont encore mal connus, traduisent le développement des sociétés celtiques, et le début d'un processus d'urbanisation. Ils constituent un modèle original de phénomène urbain sans système civique. Dans les régions conquises par Rome, ils forment la base de l'urbanisation, même si nombre d'entre eux sont abandonnés et leur population déplacée, comme Bibracte transférée à Augustodunum/Autun. B-‐ Hiérarchies et population urbaines dans l’Empire romain — Les réseaux civiques et urbains dans l'Empire romain Après la conquête romaine, se produisent un développement et une complexification des réseaux dans un système original, à la fois :
• unitaire, dans le cadre de l'Empire • « fédéral », parce que cet Empire est composée d’une poussière de plus de 2000
cités • cosmopolite, en raison de sa diversité ethnique et linguistique (bi-‐ voire trilinguisme)
On peut définir l'Empire romain comme une fédération de cités, dont chacune entretient une relation bilatérale avec Rome. La structure hiérarchique urbaine de l'Empire romain est assez compliquée ; elle est politique et juridique :
• au sommet, Rome (l'Italie) et les villes « romaines » disséminées dans l'Empire (colonies, municipes)
• les villes non romaines, pérégrines À l'intérieur de celles-‐ci, il faut aussi tenir compte de différents statuts :
• cités (colonies, municipes) de droit latin • cités libres, fédérées, stipendiaires.
Cette hiérarchie est ouverte, une communauté peut être promue d'une catégorie à une autre, sur décision de l'empereur. Il y a aussi d'une hiérarchie administrative et géographique/fonctionnelle
• « villes-‐têtes » 1 : capitales provinciales (résidence du gouverneur romain) • « villes-‐têtes » 2 : chefs-‐lieux/capitales de cités • agglomérations secondaires ; plusieurs niveaux (cf. dans la cité de Nîmes, on
distingue deux niveaux : petites villes, Uzès (futur évêché), Beaucaire ; bourgs et étapes routières)
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— Démographies urbaines La population de l'Empire D’un point de vue quantitatif, les fourchettes varient entre des estimations hautes et basses. Prenons les chiffres de B. W. Frier (article « Demography », Cambridge Ancient History, XI, 2000, p. 787-‐816), qui constituent une moyenne :
• 45 millions d’habitants sous Auguste (20 en Orient et 25 en Occident) • 60 millions d’habitants vers 160 (23 en Orient et 38 en Occident).
Donc une croissance (probable) d’un tiers durant le Haut-‐Empire. Certaines estimations plus optimistes vont jusqu’à 80 millions d’habitants à l’apogée de l’Empire. Au niveau local, les estimations varient aussi beaucoup. On discute aussi de la part respective de l’Orient et de l’Occident. La population de l’Italie et celle de l’Egypte, les régions pour lesquelles on dispose des données les plus importantes, fait l’objet de débats et les estimations varient du simple au double :
• pour l’Italie, de 7,5 à 15 millions • pour l’Egypte, de 3,5 à 8 millions.
La population urbaine Le taux de population urbaine est également inconnu. La plupart des historiens estiment que la croissance démographique de l'Empire romain a profité essentiellement à la population urbaine. L'Empire aurait donc connu un mouvement assez important de croissance de l'urbanisation et de la population urbaine. On peut ici mettre en avant le nombre de cités, c'est-‐à-‐dire de communautés autonomes, estimé à plus de 2000 pour l'ensemble de l'Empire, dont 1000 en Orient, 400 en Italie, 500 en Espagne et Afrique, 100 dans les Gaules-‐Germanies, 20 en Bretagne. On y ajoute les agglomérations qui ne jouissent pas du statut de cité. Chiffre inconnu. On peut mettre en avant aussi le nombre de très grandes villes (plus de 100 000 habitants, infra). La densité urbaine n'était évidemment pas la même dans tout l'Empire, peut-‐être 30%, ou plus localement, en Italie, en Egypte, en Afrique proconsulaire ; 10% en Gaule, 15% à 20% en moyenne ? Beaucoup d'incertitudes aussi sur la question de l'étendue et de la population des villes. La taille était naturellement très variable. Quelques villes comme Antioche ou Corinthe atteignent ou dépassent 500 ha, tandis que la plupart des localités devaient en moyenne tourner entre 100 et 20 ha. Il en est de même pour la population. On dispose de quelques chiffres (recensements) : à Apamée, une inscription donne le chiffre de 117 000 habitants (mâles adultes) en 6 p.C. Il faut ajouter femmes, enfants, étrangers, esclaves... soit entre 400 et 500 000 habitants. Antioche, environ 200 000, idem pour Carthage. Autour de 100 000 pour Ephèse, Athènes, Corinthe, Pergame, Smyrne, Apamée, Cyrène. En tout une douzaine de villes > 100 000 habitants. Surtout en Orient. En Gaule, les grandes villes comme Nîmes, Narbonne, Trèves, Lyon tournent autour de 20 à 30 000 habitants. Les mégapoles Phénomène particulier au monde méditerranéen antique, ce sont des villes énormes, des "monstres démographiques", dont la population atteint ou dépasse le million d'habitants, ce qui crée des besoins et des caractères spécifiques. Cf. Rome et Alexandrie.
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C-‐ Espaces et densités urbaines dans l’Empire romain On peut aussi analyser le fait urbain dans l’Empire romain de manière spatiale, en fonction de la densité urbaine et de la distance entre le centre urbain et son territoire. La carte tirée d’Inglebert (2005, 71-‐72, cf. Livret) montre bien ce phénomène. Quatre types de régions peuvent être définis, en prenant des données moyennes. — Intervalle à 15 km. Superficie de 200 à 300 km2 ; type commun en Italie centrale, Grèce, Bétique, Asie, Afrique. Une partie importante de la population, y compris agricole, peut résider au chef-‐lieu. L’agglomération pouvait être peu peuplée et les fonctions limitées, mais il s’agissait d’un chef-‐lieu de cité qui possédait tous les éléments de confort et de prestige urbains (thermes, bâtiments et monuments publics) qui le distinguaient même d’un gros village. — Intervalle à 40 km. Superficie de 1000 à 1200 km2 ; Italie du Sud et du Nord, Narbonnaise, Ibérie, Grèce du Nord, Asie mineure, Égypte après 200. Une partie des agriculteurs réside au chef-‐lieu et les autres dans la périphérie du territoire (villages, hameaux, fermes). La proximité du centre à la périphérie (le rayon moyen est de 20 km ; un jour pour faire l’aller et retour) fait que les habitants peuvent régulièrement se rendre en ville et participer à la vie civique et religieuse. — Intervalle à 70 km et au-‐delà. Superficie de 4000 à 4300 km2 ; des superficies plus importantes, de 12 à 13 000 km2, avec des intervalles à plus de 100 km, étaient courantes dans les régions non méditerranéennes (Gaules, Bretagne, régions danubiennes, etc). On s’éloigne ici du modèle classique de la cité ; les habitants des périphéries, surtout lointaines, fréquentaient peu le centre urbain, sauf pour des raisons importantes (recensement, fête religieuse). Dans ce cas, il y avait des villes secondaires, notamment dans les Gaules et en Bretagne, ou des villages (Syrie du Nord) qui avait leur propre zone d’attraction. Le réseau des villae (gros établissements agricoles) était aussi plus dense et développé dans ces régions, et il suppléait aussi à la moindre densité urbaine (Gaule du Nord). — Zones sans cités Il faut tenir compte aussi de certaines zones marginales où il n’y a pas de villes, ni de cités, mais juste des communautés incomplètement sédentarisées. Dans ces zones, le poids et le contrôle de l’armée est important, non seulement sur le plan militaire mais aussi administratif (impôts...). La politique de Rome pour créer et développer des cités a cependant progressivement réduit ces zones.
BONUS SÉANCE 7
Les statuts des cités dans le monde romain
1-‐ Généralités Il régnait dans l’Empire une grande variété dans les statuts des personnes et aussi des communautés. C’est l’aboutissement d’une longue histoire qui se confond avec celle de l’extension de la domination romaine en Italie puis dans les provinces. Au sommet de la hiérarchie, il y avait les statuts romains qui constituaient un idéal auquel aspiraient les individus et les communautés, spécialement dans la partie occidentale de l’Empire. Dans la partie orientale en
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effet, l’ancienneté des cités et le prestige d’un grand nombre d’entre elles rendaient moins attractif le modèle romain. Au-‐dessous, les personnes et les cités de statut pérégrin (non romain) vivaient selon leur propre droit. NB : Cette variété et cette hiérarchie entre des statuts différents avait pour conséquence que certains individus avaient un double statut, en étant à la fois citoyen romain et citoyen de leur cité d’origine (cf. Table de Banasa). Le droit romain était supérieur en raison de la majesté du peuple romain et de l’autorité de l’empereur, mais cela entraînait néanmoins des situations juridiques compliquées. Il y avait une grande ligne de partage entre les cités de droit romain, de droit latin et les cités pérégrines. Ces statuts étaient enregistrés dans divers documents : lex provinciae ou lex data, formula provinciale (supra UE 18, séance 3) ; lois municipales qui étaient des chartes précisant le statut et le fonctionnement des communautés (la loi d’Irni par exemple, découverte en Espagne en 1986), qui fait connaître l’essentiel de la charte des municipes latins de Bétique. C’est l’empereur qui décide du statut des cités : il pouvait les promouvoir ou les rétrograder, et leur accorder des titres et/ou des privilèges. La décision impériale pouvait procéder d’un acte unilatéral du prince, mais elle répondait souvent aux sollicitations des cités, présentées par des ambassades et appuyées par des patrons (cf. infra). Il y avait un autre grand clivage, qui séparait les cités des communautés sans statut civique (peuples, tribus, nationes, gentes). Les Romains établissaient une grande différence entre ces deux situations, la seconde étant considérée comme inférieure. Ces communautés étaient considérées comme barbares. Leur fluidité et leur instabilité les rendaient difficiles à contrôler. Selon les cas, Rome laissaient aux dynastes locaux le soin de gérer ces populations, ou elle en confiait l’administration directe à des préfets. Leur infériorité est bien traduite par la très grande difficulté, voire la quasi impossibilité, pour ses membres d’accéder à la citoyenneté romaine (cf. Table de Banasa). Cela dit, des communautés indigènes sans véritable centre urbain furent rapidement reconnues comme cités par la puissance romaine, dès lors qu’elles présentaient une organisation stable, parce que Rome avait besoin de relais administratifs locaux (ce fut en particulier le cas dans les Gaules, les Germanies et les provinces danubiennes). 2-‐ Les premières colonies de droit romain De 350 à 250 a.C., Rome fonde un certain nombre de colonies de citoyens romains, d'abord limitées à l'installation de 300 colons. Les premières colonies de droit romain en Italie ont d'abord une fonction militaire : la surveillance des côtes du Latium. Ce sont les coloniae maritimae de Ostie, Terracine, Minturnes, Pouzzoles. Elles présentent un même plan de base : — dimensions réduites (300 colons) ; — enceinte quadrangulaire ; — trame orthogonale, autour de deux axes perpendiculaires, le cardo maximus et le decumanus maximus ; — au centre : le temple du Capitole qui symbolise le lien avec Rome, et devant, le forum. NB : le forum ne joue pas de rôle politique puisque c'est à Rome même que les colons-‐citoyens peuvent exercer leurs droits politiques. Ce qui est intéressant, c'est que ces fondations sont le reflet de l'idée que l'aristocratie sénatoriale se faisait alors du modèle romuléen. En ce sens, le plan de ces colonies a évidemment d'abord une signification idéologique. Ce type de fondation se retrouve plus tard, en plus grand, notamment dans les colonies augustéennes d'Augusta Praetoria (Aoste) ou de Caesaraugusta (Saragosse), qui avaient aussi, au moins au début, une fonction militaire. 3-‐ Les colonies de droit latin La population installée dans ces colonies est plus nombreuse et différente des colonies romaines : elle se compose de gens venant des communautés italiennes alliées à Rome, de Latins (issus des cités latines) et de citoyens romains pauvres (prolétaires). Tous ces colons perdent leur citoyenneté d'origine, y compris les Romains, en échange des terres qu'ils reçoivent et d'une nouvelle citoyenneté dite de droit latin ; toutefois, des liens très forts existent avec la citoyenneté et les citoyens romains. En effet, le contenu de cette citoyenneté d'un nouveau style est essentiel : — ces colons sont des citoyens de leur colonie/cité mais : — s'ils épousent un(e) citoyen(ne) romain(e), ils peuvent contracter un mariage romain et leurs enfants sont alors citoyens romains (ius conubii ou conubium)
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— ils peuvent acquérir ou vendre des biens avec des citoyens romains et bénéficient alors des garanties offertes par le droit romain ; ils peuvent aussi hériter un employer un Romain (ius commercii ou commercium) — s'ils sont de passage à Rome, ils peuvent voter dans les comices tributes, dans une tribu tirée au sort à cette intention — ils peuvent venir s'installer à Rome (ius migrandi) et postuler à la citoyenneté romaine — au cours du 2e siècle a.C., ce droit est supprimé, surtout pour des raisons démographiques, mais il est remplacé par un droit nouveau, de grand avenir : les magistrats de ces colonies, à leur sortie de charge, reçoivent la citoyenneté romaine et la transmettent à leurs descendants. Une formidable machine à intégrer les élites. Ces colonies représentent un poids démographique beaucoup plus important que les colonies de citoyens romains : en 218, Crémone et Plaisance ont chacune 6000 colons. Le rôle de ces colonies est toujours militaire ; il s'agit de surveiller les zones conquises et de garder les points stratégiques. Les Latins doivent surtout fournir à Rome des troupes et des contributions financières. En 225, les Latins devaient fournir une centaine de milliers d'hommes. C'est une part essentielle de l'armée romaine, à côté de l'élément proprement romain (les légionnaires) et des contingents alliés italiens. À la différence des colonies de droit romain ce sont des cités autonomes, avec leurs propres institutions, mais elles sont inspirées du modèle romain. Prenons l'exemple de la colonie de Cosa, fondée en 273 a.C. 3 parties notables dans l'espace urbain : — colline/arx ; Capitole, avec des lieux sacrés, comme à Rome, dont l'auguraculum, et des temples — partie plane divisée par une grille orthogonale, 8 cardines, 3 decumani — forum au croisement des voies qui joignent les portes de l'enceinte ; c'est une place relativement réduite mais qui apparaît comme une reproduction à échelle modeste du forum romain au 3e siècle : — on y trouve donc comitium et curie, comme sur le forum romain, pour réunion des assemblées et sénat locaux ; et aussi des installations de vote similaires à celles découvertes sur le Champ de Mars à Rome. On trouve les mêmes installations dans les autres colonies latines de la même époque : Alba Fucens, Paestum... La conclusion est simple : dans les colonies latines, Rome a imposé son modèle à la fois civique et urbain dans des fondations établies dans des régions diverses : Cosa est fondée sur un terrain vierge en Étrurie, Paestum est une ancienne cité grecque en Campanie.
4-‐ La municipalisation de l'Italie Globalement, c'est un succès :
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— le mouvement de municipalisation intègre une large part de la population de l'Italie, à commencer par les anciennes colonies de droit latin qui disparaissent alors en Italie, mais pour réapparaître dans les provinces (dès 89 a.C. en Gaule cisalpine) — il s'accompagne d'un développement de l'urbanisation y compris là où subsistaient des organisations tribales attachées à des traditions d'habitat dispersé. La municipalisation se marque aussi dans le paysage urbain. Une activité édilitaire intense se développe en Italie, et plus spécialement dans le Latium et en Campanie. Le rôle de l'évergétisme (infra), c'est-‐à-‐dire de l'investissement (notamment financier) des riches citoyens au service de la communauté, est ici déterminant. En arrière-‐plan de ce phénomène, il faut voir une transformation sociale : une nouvelle catégorie de notables apparaît, qui sont globalement romanisés. Certes, dans la formation de cette nouvelle couche sociale, tout ne s'est pas déroulé sans coercition ni sans accrocs. Rappelons par exemple que Cicéron dans son plaidoyer Pour Sylla (21) montre les tensions qui existaient encore à son époque entre les colons installés par Sylla à Pompéi et les anciennes élites osques de la cité. Dans bien des cas, d'anciennes familles ont été supplantées par de nouvelles, mais il y a eu aussi certainement des processus de fusions et d'alliances. NB : cette nouvelle élite est rapidement devenue celle dans laquelle la République finissante puis l'Empire ont puisé pour renouveler l'aristocratie romaine. Quoiqu'il en soit, ces élites se manifestent par le financement et la construction d'édifices publics, religieux (temples et sanctuaires), civiques (basiliques, curies, thermes), ou commerciaux (marchés, entrepôts). Cela se fait par le versement de la summa honoraria, ou par des initiatives privées. C'est ce que les historiens appellent le phénomène de la « marmorisation » des centres urbains. Un modèle urbain s'impose, pourvu d'un ensemble d'éléments de base obligés (un « kit » romain) : — forum clos, avec capitole (avec un temple jovien) et basilique — théâtre — thermes D'une manière générale, développement aussi, dans ce nouveau cadre municipal d'un urbanisme normatif qui se marque dans le texte de chartes municipales connues par des monuments épigraphiques. Cf. loi de Tarente ou Table d'Héraclée, loi d'Urso (colonie romaine fondée par César en Espagne). Par exemple, ces règlements obligent à un certain nombre de choses : — réserver un espace nécessaire pour les habitations — ne démolir les bâtiments en place que s'il y a l'intention et les moyens de leur substituer des édifices au moins équivalents — procéder au dallage et au drainage des voies, etc. 5-‐ Les statuts des cités pérégrines Ce sont des communautés qui vivent selon leur propre droit civique. Au début de l’Empire, la plupart des cités provinciales étaient pérégrines, c’est-‐à-‐dire, donc, étrangères à Rome et à son droit. Elles étaient liées à Rome comme des corps étrangers et non comme les parties d’un tout unitaire. En principe, chaque cité entretient d’ailleurs avec le centre du pouvoir romain une relation bilatérale particulière. Il y a trois statuts de cités pérégrines. La raison de l’appartenance à l’une ou l’autre de ces catégories tenait le plus souvent à leur comportement au moment de la conquête. — Fédérées Elles ont signé un traité avec Rome (fœdus). Certes, ce traité sanctionnait un rapport inégal entre les partenaires, mais il établissait aussi très précisément la situation de la cité, ses droits et obligations, et postulait son indépendance théorique qui se manifestait notamment par l’exemption fiscale. — Libres Leur situation relevait d’un acte unilatéral de Rome qui ne la garantissait cependant pas par un traité. Elles avaient elles aussi leurs institutions spécifiques, et dans certains cas bénéficiaient d’une exemption fiscale. En théorie, les cités de ces deux types étaient extérieures aux provinces. — Stipendiaires Les cités stipendiaires versaient l’impôt provincial (les deux tributs, foncier — tributum soli, et personnel — tributum capitis). C’était le symbole de leur sujétion à Rome, même si dans les faits elles gardaient leurs institutions et leur autonomie pratique.
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Il ne faut pas exagérer la portée de cette différenciation. Dans la pratique, les situations étaient assez proches et évoluèrent vers une forme d’uniformisation.
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Séance 8 LE MODÈLE IMPÉRIAL ET SA DIFFUSION
(v. 30 a.C.-‐v. 300 p.C.)
Cette partie du cours est plus précisément centrée sur le modèle urbain impérial romain et sa diffusion dans l'Empire. Ce modèle n'est pas le seul. En Orient, il y a une tradition et un modèle urbain (plus) ancien, en Grèce même mais aussi en Ionie, ou en Égypte, sans parler des civilisations proche-‐orientales. Les villes et le fait civique y sont développés et ont leurs traditions et leurs modèles propres, comme on l'a vu dans la première partie du cours. Sous l'Empire romain, cette histoire continue, et l'influence romaine, tout en étant réelle, demeure limitée. En Occident (Espagne, Afrique, Gaule, Bretagne, régions rhénane et danubienne) en revanche, le modèle romain a été plus puissant, parce que le fait urbain et civique était beaucoup moins avancé que dans la partie orientale. Le modèle romain s'y est diffusé sans concurrence, et l'urbanisation comme le développement des cadres civiques ont été un des points clés du processus de romanisation. On peut définir le modèle romain à partir des caractéristiques suivantes :
• urbanisation développée • réseau urbain densifié • niveau élevé de gestion et d'équipement urbains • développement d'une société et d'une économie marquées par le fait urbain • cohésion autour d'un modèle central, celui de l'empire de Rome, renforcé par
le nouveau régime monarchique. Comment ce modèle urbain impérial s'est-‐il imposé à Rome, en Italie et dans la plus grande partie de l'Empire, surtout en Occident ? A-‐ Rome le centre du pouvoir On peut distinguer deux étapes dans cette évolution. — Le schéma augustéen (27 a.C. -‐ 68 p.C.) : remodelage des anciens centres civiques Cette période recouvre le règne d'Auguste proprement dit et la dynastie julio-‐claudienne. En 27, Auguste met en place le régime impérial. Cette nouvelle forme de pouvoir trouve rapidement son expression à Rome et dans les villes d'Italie et des provinces, où les élites locales manifestent leur allégeance au nouveau régime. Partons d'un fait tout à fait essentiel, le remodelage de l'ancien centre civique républicain à Rome. — Premier élément, la construction d'un nouveau forum Le forum de César, commencé en 54 a.C. est inauguré, bien qu'inachevé, en 46 a.C. ; c'est le premier des « forums impériaux ». Le temple de Vénus, divinité protectrice de César, domine la place entière. Ce qui est intéressant, c'est la place de la nouvelle curie (siège du Sénat), la Curia Julia, reconstruite après l'incendie de 52 a.C. : elle est déplacée et intégrée à l'ensemble monumental du forum, mais comme un élément subordonné. Significatif du nouveau partage des pouvoirs. — Sur l'ancien forum lui-‐même qui était le centre de la vie civique à Rome, deux nouveaux édifices.
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• Côté sud, la Basilica Julia a été commencée par César en 55 avec l'argent du butin des Gaules ; elle est terminée par Auguste qui lui donne le nom de son père adoptif. C'est un édifice à fonction administrative, judiciaire et commerciale. La nouveauté est que c'est le premier du genre à ouvrir directement sur le centre de la place, par un vestibule solennel et richement décoré.
• Côté est, le temple de César divinisé. Ce temple a été édifié à l'endroit où le corps de César fut incinéré après son assassinat. César fut divinisé en 42. C'était la première fois que cette pratique des souverains hellénistiques était utilisée à Rome. Ce temple dédié par Auguste en 29 a.C. commémore cet événement.
Le forum est donc encadré par plusieurs édifices qui certes appartiennent à la panoplie traditionnelle de l'architecture publique romaine, mais qui présentent un caractère clairement dynastique qui, lui, est complètement nouveau. Tout cela montre bien la réalité du nouveau régime. — Enfin, dernier élément, la construction par Auguste de son propre forum, attenant à celui de César. En Italie et dans les provinces, durant la période julio-‐claudienne et après, l'exemple du remodelage du forum romain est abondamment imité, autour des principes expérimentés à Rome :
• érection d'un ou de plusieurs temples consacrés à César, Auguste ou autres membres de la famille impériale ;
• construction d'une basilique, articulée avec la curie municipale ; • édification d'un théâtre ; grande importance des théâtres dans le nouveau
vocabulaire du dialogue entre pouvoir et aménagement urbain. — Des Flaviens aux Antonins (69-‐192 p.C.) : évolution et apogée du modèle Dans la période suivante, le modèle évolue avec le développement d'autres formes d'expression monumentale, celles du pouvoir central d'une part, et celles exprimant l'allégeance des communautés locales d'autre part. Trois types d'édifices, s’ils ne sont pas nouveaux, prennent alors une importance tout à fait particulière. — Les sanctuaires du culte impérial, dont la construction est systématisée dans les centres urbains, dans les capitales provinciales mais aussi dans les cités plus secondaires. Le temple du culte impérial devient fréquemment l'élément central des nouveaux centres civiques. On voit l'édification de grands forums provinciaux centrés sur la célébration de l'empereur et de la Maison impériale, par exemple le grand complexe de Tarragone (près de 8 ha : un quart de l'espace urbain!!). Avec ces grands ensembles, on mesure l'évolution depuis les formules augustéennes qui respectaient encore les traditions antérieures à travers les bâtiments représentant les anciennes institutions. En effet, ces grands ensembles structurent maintenant les centres civiques ; ils ont une logique autonome. Ils sont fréquemment édifiés sans tenir compte des besoins réels des populations ni du contexte urbain qui est souvent profondément restructuré pour leur faire place. — L'amphithéâtre, lié aux jeux du cirque, combats de gladiateurs et spectacles de bêtes fauves.
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À Rome, l'amphithéâtre flavien, le Colisée, est édifié par Vespasien. Avec une capacité de 50 000 spectateurs, c’était le plus grand du monde romain ; il fut bientôt suivi par plusieurs grands édifices du même genre dans tout l'Empire : Thysdrus (El Jem), Puteoli (Pouzzoles), Burdigala (Bordeaux)... Cf. un épisode révélateur : le tremblement de terre à Pompéi en 62 (avant la grande éruption de 79) ; il provoque d’importantes destructions dans la cité ; on voit clairement qu'il y a eu ensuite des priorités dans la politique de reconstruction : le temple de Jupiter et les bâtiments juridiques et administratifs n'ont pas été des urgences, en revanche la construction de nouveaux thermes, et la restauration de l'amphithéâtre avec un ludus (école de gladiateurs) étaient pratiquement achevés en 79. Pourquoi cette importance de l'amphithéâtre et des jeux ? Pour trois raisons qui sont liées :
• l'évolution des goûts et besoins de la population, de moins en moins préoccupée par les problèmes politiques ;
• l'idéologie des jeux qui repose sur l'affrontement entre les hommes, et avec les bêtes, et exalte le triomphe de la force, convient très bien à l'idéologie impériale ;
• la récupération de cette pratique par les élites et au sommet par l'empereur ; tous les spectacles commencent par un hommage collectif au prince.
— Les thermes tiennent une place de plus en plus importante et deviennent une composante essentielle du mode de vie urbain que l'empereur, comme les élites municipales, doivent mettre à la disposition de la population (évergétisme, infra). Il y a une évolution quantitative mais aussi qualitative avec l'édification à Rome et dans les provinces de complexes thermaux considérables et luxueux, nécessitant pour leur fonctionnement l'acheminement d'énormes quantités d'eau (Thermae Neronianae, Thermes de Titus, Thermes de Trajan et, ultérieurement, Thermes de Caracalla et Dioclétien). Au IIe siècle, les formules mises en place à l'époque antérieure évoluent sur leur lancée et sans rupture notable. À Rome, le forum de Trajan voit l'apogée du modèle des forums impériaux. La basilique de 170 m sur 59 m comptait cinq nefs et deux absides latérales et un vaisseau central s’élevait à près de 30 m. Elle était la plus grande jamais construite à Rome et se distinguait par le luxe de la polychromie de ses marbres, de ses ornements de bronze. Elle est encadrée par :
• la colonne Trajane qui exalte la conquête de la Dacie par Trajan. • la vaste place avec en son centre la statue équestre de l'empereur.
NB: La représentation du plan du forum de Trajan a été profondément remise en question à la suite des travaux de R. Meneghini depuis la fin des années 1990. Les fouilles des années 1996 et 1997 ont invalidé pour beaucoup de savants l'idée qu'un temple monumental fermait le forum à l'ouest. Au contraire il faudrait plutôt y restituer un porche monumental ouvrant sur le champ de Mars. Avec le forum de Trajan, on voit bien comment le régime impérial s'est imposé dans l'espace et le paysage urbains, à Rome d'abord, en Italie et dans les provinces, autour de deux principes :
• l'exaltation du prince, victorieux, garant de la paix et de la prospérité • l'accueil du peuple dans un lieu qui lui est offert, où il peut s'abriter, se rassembler et
se distraire, et où s'exprime par excellence le lien entre le prince et le peuple. B-‐ Fondations urbaines dans l'Empire
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Après avoir passé en revue quelques moments et monuments marquants du centre de l'Empire, Rome, il est temps d'aller dans l'Empire pour y prendre la mesure de la diffusion du modèle romain et de ce que Pierre Gros appelle « La pratique ordinaire de la fondation urbaine ». Nous allons donc nous intéresser à l'équipement de l'Empire en villes moyennes et petites, qui constituent en fait — on reviendra sur cette idée — les cellules de base de son organisme et de son fonctionnement. Nous allons pour cela étudier deux exemples. — Agricola en Bretagne : la romanisation en marche Un excellent point de départ : le texte de Tacite qui décrit l'activité de son beau-‐père Cn. Julius Agricola, gouverneur de la province de Bretagne sous l'empereur Domitien, entre 77 et 84. Le texte relate des événements de l'hiver 78-‐79 p.C. Tacite, Agricola, 21. L'hiver suivant fut employé tout entier aux mesures les plus salutaires : pour habituer par l'attrait des plaisirs des hommes disséminés, sauvages et par là-‐même disposés à guerroyer, à la paix et au calme, il (Agricola) exhortait les particuliers, il aidait les collectivités à édifier temples, forums, maisons, félicitant ceux qui se montraient zélés, réprimandant ceux qui l'étaient moins ; ainsi l'émulation dans la recherche de la considération remplaçait la contrainte. (…) On en vint même à apprécier notre costume et à porter souvent la toge ; peu à peu on se laissa séduire par nos vices, par le goût des portiques, des bains et des festins raffinés. Dans leur inexpérience, ils appelaient civilisation ce qui contribuait à leur asservissement. Il est évident que le texte est un raccourci ; le phénomène décrit a été nécessairement plus long qu'un hiver. Par exemple, le forum de Verulamium (Saint-‐Albans) un municipe fondé par les Romains à côté de Londres en 43 p.C. n'est inauguré qu'en 79, précisément par Agricola. Les premières grandes résidences privées à la romaine (domus) n'apparaissent que sous le règne d'Hadrien, un peu moins d'un siècle après la conquête. Cependant, que nous révèle-‐t-‐il ? — La nécessité du ralliement et de la participation des élites locales, au moins d'une partie d'entre elles. La phrase : « félicitant ceux qui se montraient zélés, réprimandant ceux qui l'étaient moins » se rapporte évidemment aux chefs de la hiérarchie tribale traditionnelle. Certains ont rallié l'ordre romain ; leur autorité sur les populations en a été renforcée ; ils se sont engagés pour certains d'entre eux dans de grandes entreprises d'aménagement urbain et la construction de monuments symboliques du nouvel ordre : forums, basiliques, sanctuaires du culte impérial etc. D'autres ont sans aucun doute été fortement incités à le faire. Le soutien des élites est nécessaire sur le plan politique mais aussi financier. — La diffusion du mode de vie romain et l’importance du facteur culturel : « portiques » = promenades couvertes ; « bains » = thermes chauffés ; « festins raffinés » : banquets, et bien sûr pratique de l'évergétisme. Certains des aménagements réalisés dans les nouvelles agglomérations étaient tout à fait considérables. Le plus grand forum romain n'est pas celui de Rome, ni celui de Trajan à Rome que nous avons vu la dernière fois, mais celui des Tours-‐Mirande (Vendeuvre) chez les Pictons en Aquitaine!
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Certaines créations d'ailleurs, sans doute surdimensionnées à l'origine, n'ont pas "pris" et pas débouché sur un développement urbain important, par exemple dans la Gaule de l'ouest (Aragenua des Viducasses, auj. Vieux, Calvados). — Un processus de création in vivo interrompu : Waldgirmes en Germanie Revenons en arrière, sous le règne d'Auguste. À partir de 12 a.C., il engage une grande entreprise de conquête de la Germanie, au delà du Rhin. Les premières offensives romaines parviennent jusqu'à la Weser et même jusqu'à l'Elbe. La Germanie n'est pas conquise mais les Romains tiennent des territoires et des axes de circulation. Des établissements têtes de pont sont fondés. Cf. ce qu'en dit Cassius Dion, un historien du IIIe siècle p.C. Dion Cassius, Histoire romaine, 56.18. (…) Les Romains y possédaient quelques régions, non pas réunies, mais éparses selon le hasard de la conquête (c'est pour cette raison qu'il n'en est pas parlé dans l'histoire) ; des soldats y avaient leurs quartiers d'hiver, et y formaient des cités (poleis) ; les barbares avaient pris leurs usages, ils avaient des marchés réguliers (agora) et se mêlaient à eux dans des assemblées pacifiques. On a longtemps pensé que le témoignage de Dion Cassius, notamment quand il parle de « cités » en Germanie, était exagéré. Mais les fouilles récentes d'un site tout à fait extraordinaire en Allemagne, celui de Waldgirmes, ont montré qu'il n'en était rien et que Cassius Dion décrivait une réalité. Il se trouve dans la moyenne vallée de la Lahn ; à 90 km du confluent avec le Rhin ; site de carrefour stratégique entre le Rhin et la Weser. Le site est voisin d’un camp de marche, Dorlar. Il s’agit visiblement d’un établissement conçu et placé en fonction d’une expansion vers l’est et l’Elbe.
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On peut le définir comme un d’établissement mixte. Il a probablement été construit par l’autorité militaire, il a été fortifié, mais il a un caractère civil. C’est une sorte d’habitat défensif :
• enceinte avec deux fossés ; superficie 7,7 ha, forme légèrement trapézoïdale ; mur de terre et bois ;
• système de voies orthogonales avec drains sur modèle militaire. Pour l’instant on n’a pas retrouvé de casernement. Les bâtiments identifiés sont de type civil (tabernae, horrea, étables, maisons) et sont en bois, torchis et colombage, conformément à la pratique des camps augustéens (fondations en pierre, construction à colombages). Au centre, il y a une place qui évoque un forum (6). Au milieu, 5 fosses dont la fonction n’est pas claire. On a retrouvé des fragments de bronze qui laissent supposer la présence d’une ou plusieurs statues équestres, sans aucun doute Auguste et des membres de la famille impériale (Drusus, Tibère...). Parmi le matériel retrouvé, beaucoup de poteries romaines mais aussi des céramiques de tradition germanique (environ 20% du total). Il y avait aussi de nombreux autres objets appartenant à la culture germanique, ce qui atteste des contacts étroits entre Romains et Germains et indique la présence de différents groupes ethniques sur le site. Les trouvailles monétaires permettent de dater une activité entre 5 a.C. et 9 p.C. (fondation en 4 a.C., abandon en 9 p.C.). En effet, tout montre que le site a été abandonné en 9, après la grande défaite de Teutoburg (Kalkriese) qui a entraîné l'évacuation de tous les territoires situés sur la rive droite du Rhin. Un établissement mixte : de l’extérieur il devait ressembler à un fort romain, mais à l’intérieur un centre civil avec des activités commerciales. Un établissement fait pour durer, cf. le forum. Et qui concorde furieusement avec le témoignage de Dion. On en ignore le statut : établissement sous administration militaire, cité, colonie ? Mais on a l’impression d’une sorte de poste avancé, de noyau de colonisation, destiné à devenir un
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centre urbain (cf. en Gaule après César, Samarobriva…). Peut-‐être y avait-‐il plusieurs établissements de ce genre articulés en un plan d’ensemble. Ce qui est fascinant avec Waldgirmes c'est que l'on saisit le processus d'urbanisation/romanisation alors qu'il est en cours. C'est une situation unique car en général, ces créations ont donné naissance à des villes dont le développement ultérieur a recouvert les traces romaines et les rend invisibles. En tout cas, cela montre comment Rome procédait pour édifier une nouvelle société.
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Séance 9 INSTITUTIONS ET GESTION URBAINES
(v. 30 a.C.-‐v. 300 p.C.)
A-‐ Types et fonctions urbaines On peut dire qu’il existait trois types de villes romaines. — Les très grandes villes (mégapoles, voir supra), dont l’influence dépasse largement le cadre de leur propre cité, étaient peu nombreuses ; en dehors de Rome et de Carthage, elles étaient concentrées en Orient et devaient leur importance à des fonctions politiques et à de grandes fonctions portuaires. — Les chefs-‐lieux de cité constituaient l’échelon déterminant organisationnel et fonctionnel. — Les villes et agglomérations secondaires étaient surtout présentes dans les cités à vaste territoire, et donc dans les provinces occidentales (Gaules). Elles avaient des fonctions économiques (artisanat et marché), religieuses et sociales, et parfois administratives (notamment pour les uici et pagi). Mais elles étaient soumises au chef-‐lieu et n’avaient pas de personnalité civique propre, cependant elles pouvaient exercer des fonctions et comporter des éléments urbains. À l’époque tardive, notamment en Gaule, certaines d’entre elles supplantèrent d’anciens chefs-‐lieux. Attachons nous plus précisément aux chefs-‐lieux de cité. Dans toute cité il y a un chef-‐lieu urbain où l’on trouve généralement les édifices nécessaires à la vie civique : monuments publics civils et religieux (forum ou agora, curie ou boulè, basilique, temples, marchés) et les édifices de loisirs (thermes, édifices de spectacle). Ce centre civique est le lieu de résidence d’une grande partie des citoyens et des habitants de la cité. Y résident notamment, durant une grande partie de l’année, les aristocrates qui dirigent la cité. C’est aussi une agglomération qui doit présenter un certain nombre de caractéristiques propres à la vie urbaine : plan régulier, voirie organisée, matériaux (pierre, marbre, brique, tuile), équipements et commodités (fontaines, aqueducs, citernes, égouts, portiques). Le chef-‐lieu urbain exerce un certain nombre de fonctions spécifiques :
• politique : lieu de la gestion des affaires publiques • sociale : concentration des élites dirigeantes et d’une partie des citoyens (d’autant
plus importante que la cité est petite ; dans les grosses cités la proportion de la population résidant au chef-‐lieu était moins importante, peut-‐être 10% dans les cités gauloises contre 40% en Afrique proconsulaire).
• économique : consommation et commerce (marchés), dépenses (en particulier honneurs, évergétisme, train de vie des élites), production (constructions, artisanat), services.
Les cités avaient également des fonctions administratives dont la gestion était concentrée au chef-‐lieu. C'est un aspect qui sera examiné plus loin (C). B-‐ Les institutions des cités Qu'elles soient romaines ou pérégrines, toutes les cités ont leurs propres institutions et se gouvernent elles-‐mêmes.
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Même si les institutions des cités étaient très loin d’être uniformes, elles étaient toutes caractérisées par l’existence de trois organes ; l’assemblée du peuple, un conseil, des magistrats. NB : quel était le modèle romain d’organisation civique, par rapport à d’autres modèles, (grec par exemple) ? Il était double. — Au niveau du corps civique : le peuple des citoyens (populus) était organisé en unités de vote inégalitaires (centuries et tribus) selon des critères censitaires (fondés sur la fortune foncière). — Le conseil (sénat) était formé d’anciens magistrats et avait un rôle de gouvernement, autant que d’assistance des magistrats et de préparation des votes de l’assemblée. Comme le rappelle la formule Senatus populusque romanus, c’était le Sénat qui exerçait la souveraineté avant le peuple. Les magistratures étaient annuelles, collégiales et hiérarchisées selon un ordre fixé par le cursus honorum local. Dans les cités de type romain, on avait :
• la questure (finances) ; • l’édilité (entretien et surveillance du domaine public) ; • le duumvirat (dirigeants) ; • tous les cinq ans, les duumvirs quinquennaux effectuaient le recensement local.
Il y avait de nombreuses particularités, à l’intérieur même du domaine de tradition romaine. Par exemple, dans la plupart des municipes italiens et dans beaucoup de colonies latines, il existait des collèges de quattuorvirs composés de deux édiles et de deux duumvirs. D’autre part, dans un certain nombre de régions subsistèrent des fonctions et des dénominations locales (vergobret dans certaines cités gauloises, suffète en Afrique, stratège en Grèce). Les sénats locaux étaient formés d’anciens magistrats ; ses décisions prennent la forme de décrets. En Occident, ce sénat est souvent qualifié d’« ordre » et ses membres sont nommés les décurions, ou les curiales parce qu’ils se réunissent dans la curie locales. En Orient, il était appelé la boulè, et ses membres les bouleutes. Son effectif est fixé par la loi locale et variait en fonction de l’importance de la cité (souvent autour de 100, 600 à Athènes). Le peuple des citoyens (populus/dèmos) était réuni en unités de vote (curies ou tribus). Sa principale fonction était d’élire les magistrats. Il semble qu’à la fin du Ier siècle, ces élections étaient encore effectives. On peut en juger d’après :
• les graffiti électoraux de Pompéi qui attestent de la réalité de la vie électorale • la lex Irnitana qui montre une compétence réelle du peuple (cf. Livret).
Il y a cependant un débat sur ce point entre les historiens qui supposent un maintien de la participation du peuple à la vie politique et ceux qui postulent au contraire son effacement, réduit à un rôle simplement acclamatif. Tous sont cependant à peu près d’accord pour souligner deux choses :
• le peuple était de toute façon placé sous un étroit contrôle des magistrats et du conseil ; l’exemple des élections est significatif, et d’autant plus qu’il constituait l’acte essentiel de l’intervention du peuple dans la vie publique ;
• le vote n’était pas par tête mais par unités de vote, ce qui atténuait les effets de masse et assurait une représentativité plus grande aux plus riches.
En outre, le président de l’assemblée avait le droit de retenir ou d’écarter les candidats aux magistratures, et même d’en désigner s’il n’y en avait pas assez.
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Cependant, le peuple pesait sous la forme de l’opinion publique qui s’exprimait au forum ou lors des spectacles. Il pouvait donc constituer un groupe de pression, voire arbitrer certaines situations, mais le pouvoir était détenu par les élites locales, qui se considéraient et étaient considérées comme les dirigeants légitimes et naturels des cités. C-‐ Gérer la ville : principes, acteurs, moyens La gestion des villes recouvrait plusieurs domaines d’intervention, certains relevant de la nécessité et d’autres de l’agrément et du loisir. Ces deux principes sont consubstantiels de la civilisation urbaine antique. — Les domaines d’intervention L’approvisionnement Problème crucial, surtout pour le blé et aussi pour l’huile. Il existait dans certaines cités une organisation annonaire : la cité se procurait des produits de première nécessité qu’elle distribuait ensuite à une partie de ses citoyens (à Rome, environ 200 000 citoyens étaient bénéficiaires). Ce système pouvait être permanent ou limité à des épisodes de pénurie. Dans la plupart des cités, il y avait des magistrats spécialisés (édiles, agoranomes, eleônai). Leur rôle est d’abord de veiller à ce que les prix restent à un niveau raisonnable et donc de lutter contre la spéculation qui était fréquente, notamment en cas de disette. Les gros propriétaires et les intermédiaires avaient en effet tendance à accaparer les stocks pour faire monter les prix et vendre à prix élevé. Les cités avaient dans ce cas plusieurs moyens d’intervenir :
• fixation d’un prix maximum (mais ne règle pas la question de l’accaparement) • création d’un fonds spécial alimenté par des prêts obligatoires de gens fortunés ou
des fondations évergétiques ; les sommes sont placées et dégagent un intérêt qui sert à acheter du blé sur un marché extérieur et à le distribuer ou le mettre en vente à bon marché pour faire baisser les prix
• intervention personnelle du magistrat qui achète du blé, y compris sur ses biens. Parfois, comme à Antioche de Pisidie en 92 p.C., c’est le gouverneur qui intervient pour fixer un prix maximum. Les magistrats devaient aussi contrôler les prix, les poids et mesures, et éventuellement veiller à la qualité des produits. La gestion de l’eau La présence d’un réseau de fontaines et d’un approvisionnement suffisant pour les installations collectives que sont les thermes et gymnases est un des signes majeurs de la personnalité urbaine et ce qui distingue une ville d’un simple village. C’est une des réalisations favorites des évergètes. Pour cela, il était nécessaire d’aménager des citernes et surtout des aqueducs, parfois sur des trajets de dizaines de kilomètres. Cette « grande hydraulique » est évidemment très coûteuse. L’empereur intervient parfois, au moins pour une partie du financement, comme à Carthage en Afrique, à Ilion en Troade, ou encore, vraisemblablement, à Nîmes en Gaule (le Pont du Gard), mais le plus souvent c’est la cité elle-‐même et les évergètes qui financent cet investissement. À côté de l’aspect pratique, il entrait évidemment une part importante de prestige dans ces réalisations.
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Dans la ville, il faut aussi installer et entretenir un réseau de châteaux d’eau, de canalisations et d’adductions aux bâtiments publics, aux fontaines, et aux maisons des riches particuliers (cf. Pompéi). Cf. deux documents épigraphiques sur l’alimentation hydraulique en Gaule Aquitaine 1-‐ Don d’équipements hydrauliques aux habitants de Burdigala (Bordeaux, Gironde) Corpus des inscriptions latines (CIL), XIII, 596-‐600 ; L. Maurin et M. Navarro Caballero, Inscriptions latines d’Aquitaine (ILA), Bordeaux, Bordeaux, 2010, n° 38-‐41b. Cinq plaques calcaires identiques portant le même texte. Datation : époque julio-‐claudienne, règnes de Tibère ou Claude. Texte : « Caius Julius Secundus, préteur, a donné par testament les adductions d’eau au prix de deux millions de sesterces. »
2-‐ Dédicace d’un aqueduc à Augustoritum (Limoges, Haute-‐Vienne) Année épigraphique, 1989, 521. Plaque de granit percée d’un trou. Datation : premier tiers du Ier siècle après J.-‐C. Texte : « Postumus, fils de Dumnorix, vergobret, a offert, de ses deniers, (l’aqueduc) de l’aqua Marcia (…). »
L’entretien de la voirie et l’assainissement (égouts) font aussi partie des attributions des magistrats, de même que la fixation et le respect des règles d’urbanisme. Les décharges publiques à la sortie des villes étaient interdites, y compris l’abandon de cadavres (Rome). Dans la réalité, ces prescriptions étaient sans doute loin d’être respectées et l’aspect des villes ne devait pas être toujours reluisant. L’aménagement et l’entretien des édifices publics est un autre aspect important de la gestion urbaine. Édifices de loisir et d’agrément : théâtres, odéons, gymnases, palestres, bibliothèques, portiques ; thermes, stades, cirques, amphithéâtres… Tous ces édifices constituaient la parure à laquelle toutes les agglomérations prétendaient, parce qu’elles étaient la marque de l’appartenance au monde de la ville et à la civilisation. Les habitants étaient prêts à consentir d’énormes efforts pour cela.
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C’est pour cette raison que ces édifices sont très nombreux, y compris dans les petites villes. Leur entretien devait représenter une charge importante que les cités n’étaient d’ailleurs pas toujours capables d’assumer. L’évergétisme jouait là aussi un rôle important. Il était assez courant d’ailleurs que de grands programmes surdimensionnés soient lancés et demeurent inachevés faute de financement. Pline en donne plusieurs exemples en Bithynie (les bains de Claudiopolis ; le théâtre de Nicée). En Occident, on peut citer la basilique de Bavay dans le nord de la Gaule, dont la construction ne fut pas menée à terme. Ces investissements avaient certes pour avantage de donner du travail à de nombreux corps de métier, mais ils n’étaient évidemment pas productifs (cf. P. Gros : « pétrification des richesses »). Ils relevaient de l’agrément de la vie urbaine (amœnitas). Les bâtiments à usage économique, comme les marchés, les installations portuaires ou les entrepôts, n’étaient cependant pas rares, et certains pouvaient atteindre des dimensions colossales (les entrepôts de Rome et aussi Vienne, Isère), mais ils sont moins connus car ils ont laissé moins de traces dans l’épigraphie. Il en allait de même pour les programmes de construction d’habitat, de boutiques et d’ateliers. Ils accompagnaient souvent les grands programmes d’aménagement et servaient à les rentabiliser avec des constructions de rapport. Mais ce n’était pas l’élément qui était mis en avant dans les grandes inscriptions que l’on faisait graver pour commémorer ces opérations. Les spectacles Il en existe de nombreuses catégories. Ils ont comme point commun d’être presque toujours organisés à l’occasion de fêtes publiques ou d’événements collectifs (fêtes religieuses, entrée en fonction de magistrats, avènement d’un empereur, célébrations du culte impérial…) :
• concours musicaux, gymniques • spectacles de théâtre et de danse, récitations, conférences, mimes • jeux de l’amphithéâtre : combats de gladiateurs, chasses et batailles reconstituées • courses de chars
Dans tous ces spectacles, le rôle de l’évergétisme est essentiel. La sécurité publique L’État impérial ne dispose pas de forces de police, en dehors de la garnison de Rome (prétoriens, vigiles) et des cohortes urbaines de Lyon et Carthage. Quant à l’armée, elle est stationnée pour l’essentiel sur les frontières. Ce sont donc les cités qui assument cette fonction. Selon les cas, l’importance, et les moyens des cités, il y avait pour cela des magistrats particuliers : préfets en Occident, irénarques en Orient, qui commandaient des forces de police composées d’esclaves ou d’affranchis publics. Parfois, il existait des unités plus importantes pour lutter contre le brigandage et traquer les esclaves fugitifs. Des associations d’habitants jouaient aussi un rôle et, dans les campagnes, on avait souvent à pourvoir à sa propre sécurité. L’enseignement Là encore selon leurs moyens et aussi le degré de standing auquel elles prétendaient, les cités pouvaient entretenir des installations et payer des « fonctionnaires ». Des écoles existaient avec des maîtres de grammaire, rhétorique, philosophie. Dans le monde grec, cet enseignement se faisait plus spécialement dans le cadre du gymnase et il s’y joignait un entraînement sportif. Ces activités étaient surtout destinées aux rejetons des familles aisées.
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Il pouvait exister un enseignement de type universitaire, surtout si un évergète y pourvoyait comme Pline dans sa cité de Côme. On pouvait alors essayer de faire venir des maîtres réputés ou des intellectuels en vue. Des villes étaient connues pour la qualité de leur enseignement :
• en Orient, Rhodes, Tarse, Athènes, Alexandrie, Pergame (médecine)… • en Occident : Autun, Marseille, Bordeaux…
Les cités pouvaient encore fournir d’autres services comme des médecins consultant gratuitement. — Les moyens Toutes les cités avaient leur trésor public, gérés par des magistrats. Il était alimenté par les taxes municipales (douanes, péages, taxes sur les étrangers, les activités professionnelles…), les revenus des locations de terres publiques, des carrières et des mines — lorsqu’elles en possédaient — , les amendes. Les cités disposaient donc de revenus propres, qui leur permettaient de faire face à une partie de leurs dépenses. Mais ce n’était pas suffisant et il était nécessaire de recourir à d’autres sources de financement. Un autre élément important du financement des cités résidait dans le système des liturgies ou munera (infra séance 11). Cela consistait à désigner un responsable pour chaque dépense publique, par exemple le financement d’une fête ou d’un spectacle, la levée d’une contribution, un approvisionnement, la réparation d’un édifice, etc. Bien sûr, ces charges pesaient sur les plus riches, qui étaient ainsi mis à contribution pour l’entretien et le fonctionnement de la cité, et c’était donc une forme à peine déguisée d’imposition directe. Les notables avaient vis-‐à-‐vis de ces charges une attitude ambivalente : d’une part ils s’en plaignaient et cherchaient éventuellement à s’en faire exempter, ce qui obligea le pouvoir impérial à avoir recours à la contrainte, d’autre part ils s’en glorifiaient et rivalisaient les uns avec les autres à qui ferait le plus et le mieux pour sa cité. La contribution honoraire (summa honoraria) versée par les magistrats à leur entrée en charge (infra, séance 11) participaient du même principe. De la même manière, l’évergétisme (infra, séance 11) était aussi un moyen de financement de la cité. On désigne par ce néologisme le pratique par laquelle des individus (évergètes) manifestaient leur générosité envers leur communauté, par des dons et des bienfaits (évergésies). Il se rapprochait donc des liturgies, à la différence près qu’il était volontaire, même s’il était soumis à une pression sociale, car on attendait des riches qu’ils consacrent ainsi une partie de leur fortune à la collectivité. Les cités pouvaient aussi recourir à des souscriptions publiques (là aussi surtout auprès des riches) pour faire face à des charges exceptionnelles, ou à l’emprunt. Dans les derniers temps de l’époque hellénistique, nombre de cités abusèrent de cette dernière pratique et se mirent en situation de surendettement, ce qui conduisit les autorités romaines à encadrer très strictement l’emprunt par les cités, le rendant quasiment impossible. Durant l’Empire romain, les cités connurent souvent des situations financières difficiles, surtout lorsqu’elles se laissaient entraîner à des dépenses d’aménagement excessives que leurs finances propres ne pouvaient couvrir et que la fortune de leurs riches citoyens ne suffisait pas non plus à éponger. C’est pour cette raison que le pouvoir impérial se préoccupa assez tôt, dès la fin du Ier siècle de remédier à cette situation (infra, séance 10).
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Séance 10 LES CITÉS ET L’EMPIRE (v. 30 a.C.-‐v. 300 p.C.)
A-‐ Le pouvoir impérial et les cités Quels étaient les rapports entre le pouvoir impérial sur les cités ? L’historiographie a beaucoup évolué sur cette question depuis la fin du XXe siècle. La vision traditionnelle est héritée de Mommsen, mais aussi de Guizot, Duruy et Lavisse (contra toutefois Fustel de Coulanges et Jullian). Elle repose sur l’idée selon laquelle l’autonomie des cités aurait connu sous la domination romaine une longue agonie, provoquée par quatre facteurs.
• La décadence des institutions municipales elles-‐mêmes. • La centralisation constante, amenant le pouvoir impérial, de la République à l’Empire
à battre en brèche les lois locales pour imposer ses propres règlements et ses administrateurs. C’est une idée corollaire de celle qui envisage l’histoire de l’Empire romain à travers le prisme du développement constant de l’absolutisme et le passage du Principat au Dominat.
• Le désordre et l’état déplorable des finances de beaucoup de cités, obligées de s’en remettre à l’intervention du pouvoir central.
• La démission des élites locales, qui auraient été de plus en plus réticentes à accomplir les fonctions qui étaient traditionnellement les leurs ; devant l’accroissement de leurs charges, elles n’auraient pas été mécontentes de s’en remettre au pouvoir central et in fine, de se replier sur les campagnes.
Au bout du compte, cette lente et irréversible décadence des cités serait une des clés de la disparition de l’Empire romain et de la fin du monde antique. Depuis les travaux d’historiens tels que Claude Lepelley et François Jacques, cette vision a été considérablement nuancée. Tout d’abord, elle ne correspond pas à la vision qui se dégage des sources épigraphiques et aussi juridiques, qui montrent au contraire le maintien de la vitalité de la vie municipale jusqu’au IVe siècle, en particulier dans certaines régions (Afrique). Ensuite, il faut insister sur le fait que si l’impérialisme romain s'est traduit évidemment par la perte de la politique extérieure et d’une partie de la juridiction (notamment les causes impliquant des citoyens romains) et aussi par l'assujettissement à des charges fiscales, les cités ont toujours conservé leurs institutions et la gestion de leurs affaires, continuant de désigner leurs propres administrateurs, et conservant la possibilité de traiter directement avec Rome et avec l’empereur. Il faut rappeler enfin qu'aucune instance du pouvoir central n’avait compétence en théorie pour intervenir dans les affaires internes des cités d’Italie et dans les communautés provinciales privilégiées (colonies et municipes romains/latins, cités fédérées et libres). Pour les autres cités provinciales, le gouverneur en avait théoriquement le pouvoir, mais c’était matériellement impossible en raison de leur nombre même qui s’opposait à un contrôle régulier. À partir du début du IIe siècle cependant, la situation financière délicate d’un certain nombre de cités, et l’incapacité des magistrats et conseils locaux de maîtriser les budgets et les dossiers de comptes et de contrôle des fonds et biens publics, amenèrent l’empereur à désigner des chargés de mission, aux titres et fonctions variées.
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Par exemple Pline reçut de Trajan une mission de ce genre en Bithynie, en tant que légat (cf. Livret). Toutefois, la fonction la plus courante à laquelle le pouvoir impérial eut recours fut celle de curateur (en grec logistès) de cité. Il faut bien noter cependant qu’ils ne constituaient pas un rouage administratif permanent, mais des chargés de mission ponctuels, dont la désignation demeura irrégulière jusqu’au IIIe siècle. Pour Mommsen et ses élèves, les curateurs symbolisent le développement de la monarchie centralisatrice étouffant l’autonomie municipale, et traduisent le début du déclin des cités, lié à l’incapacité et à la démission des notables. Or, les études récentes ont radicalement remis en cause cette idée. Ni l’origine, ni les prérogatives des curateurs ne les prédisposaient à être les fossoyeurs de l’autonomie municipale. C’étaient des notables très liés eux-‐mêmes aux intérêts des cités. Leur rôle était seulement consultatif et incitatif. Ils étaient de toute façon trop peu nombreux et trop irrégulièrement nommés pour se substituer aux autorités locales. Leur désignation était d’abord une réponse aux problèmes financiers des cités, dont l’empereur devait se préoccuper parce qu’il se devait de maintenir les conditions de la prospérité dans les communautés, dans leur intérêt et aussi dans celui de l’Empire. B-‐ Le rôle des cités dans le fonctionnement de l'Empire En effet, il faut voir que les cités contribuaient dans une large mesure au fonctionnement administratif de l’Empire. — Elles assuraient le recensement (sous la supervision des grands censiteurs impériaux) l'établissement et la perception des impôts pesant sur les provinciaux (les tributs). — Elles fournissaient des recrues et assuraient l'ensemble des activités de police et de maintien de l'ordre, sous le contrôle des autorités romaines. — Elles prenaient en charge toutes les affaires de justice de première instance et l'essentiel de la juridiction civile et criminelle dans les provinces. Seules les affaires importantes et/ou sensibles, et celles mettant en cause des citoyens romains remontaient au gouverneur et éventuellement à l'empereur. En fait, l'Empire romain fonctionne comme un système à deux niveaux :
• l’administration romaine forme une superstructure de gouvernement • elle prend appui sur le réseau très dense des communautés locales, les cités, qui sont
les cellules de base de l'Empire et constituent une infrastructure locale de fonctionnement, un relais entre le pouvoir central et la multitude des habitants de l'Empire.
Pour assurer ce rôle de relais entre le pouvoir romain et les habitants, les cités devaient être stables et saines, et le pouvoir central devait y veiller. C'est pourquoi les empereurs ont toujours protégé et développé les cités. Ils n'ont jamais renoncé à en créer de nouvelles lorsque cela paraissait nécessaire. Et, comme on l'a vu plus haut, ils se sont préoccupés de leur situation financière. Cf. Lettre impériale organisant une cité à Tymandus en Pisidie (ILS, 6090) (Datation inconnue [IIIe ou IVe siècle ?]. Le début manque et les premières lignes sont très mutilées)
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... nous avons constaté, très cher Lepidus, que les Tymandéniens souhaitent, avec un désir puissant, et même une ardeur extrême, obtenir par notre injonction le droit et la dignité de cité. Comme, pour nous, il est naturel que l'honneur et le nombre des cités soient accrus dans l'ensemble de notre monde et comme nous voyons qu'ils désirent d'une manière sortant de l'ordinaire le titre et l'honorabilité de cité, nous avons cru bon d'accepter, surtout qu'ils promettent qu'il y aura chez eux une quantité suffisante de décurions. C'est pourquoi nous voulons que tu t'occupes à exhorter ces mêmes Tymandéniens, maintenant que leur désir a été exaucé, à ce qu'ils s'efforcent, par obéissance, d'accomplir avec nos autres cités les devoirs liés au droit de cité. Donc, comme dans les autres cités, ils ont le droit de se réunir en curie, de prendre des décrets, de faire toutes les autres choses que le droit permet ainsi que tout ce qui peut être accompli avec notre permission. Ils devront créer des magistrats, ainsi que des édiles et aussi des questeurs, et si d'autres choses sont nécessaires, qu'elles soient faites. Il conviendra de sauvegarder à toujours cet ordre des choses pour le bien de la cité. Pour l'instant, tu devras désigner 50 hommes comme décurions. La faveur des dieux immortels leur concédera de pouvoir en avoir une plus grande quantité une fois leurs forces et leur nombre accrus. C'est aussi la raison pour laquelle là où les Romains ne trouvèrent pas de cités, au cours de leur processus de conquête, ils les développèrent, voire les créèrent de toutes pièces. La cité fut donc le modèle imposé et proposé par Rome à ceux qui ne la connaissaient pas, et le plus souvent ils l’acceptèrent, et même le sollicitèrent. La cité fut donc un puissant cadre et instrument d’intégration.
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Séance 11 POUVOIR POLITIQUE ET CONTRÔLE SOCIAL DANS LES CITÉS
(v. 30 a.C.-‐v. 300 p.C.) Qui détenait le pouvoir dans les cités ? Sur quelles bases politiques mais aussi sociales et idéologiques reposait-‐il ? D’une manière générale, la participation à la vie politique de la cité variait selon le statut et la place dans la hiérarchie sociale. Elle ne concernait bien sûr que les citoyens et excluait les esclaves, les étrangers, (sauf les incolae = résidents domiciliés). Parmi les citoyens, elle concernait les hommes plus que les femmes (pas de droit de vote ni d’accès aux magistratures ; peu de participation aux affaires judiciaires ; une intervention plus importante en revanche dans la vie religieuse municipale par l’appartenance à certains collèges). Fondamentalement, ce sont les élites qui détiennent et exercent l’essentiel du pouvoir dans les cités, et l’on peut même qualifier l’esprit des institutions civiques d’aristocratique. C’est dans cette perspective qu’il faut situer le rôle essentiel tenu par le phénomène de l’évergétisme, qui est un moyen de gouvernement et de contrôle social en même temps qu’une forme de légitimation politique. A-‐ Les notables La vie civique était dominée par une élite sociale qui était juridiquement constituée en un ordo, décurions en Occident, bouleutes en Orient. Les critères de leur recrutement englobaient la fortune, la naissance, l’honorabilité et la notoriété. Leur statut était généralement viager. Ils étaient classés sur une liste, l’album, qui était révisée lors du census tous les cinq ans. Le caractère héréditaire de cette élite fut de plus en plus marqué. La fortune était un élément essentiel et plus encore la nature de cette fortune qui devait être foncière. La terre était en effet un signe de dignitas. C’était aussi le meilleur moyen de garantir la solvabilité des magistrats, qui étaient responsables sur leurs biens de l’argent public qui leur était confié. On rappellera aussi que les magistrats élus devaient acquitter une somme dite honoraire ou légitime en prenant leurs fonctions (summa honoraria). Dans les petites cités cette somme était relativement modeste, mais dans les plus grandes elle pouvait atteindre plusieurs dizaines de milliers de sesterces. Cela excluait les pauvres mais aussi les marchands et les artisans qui n’avaient qu’une fortune mobilière. Le seuil censitaire variait selon les cités. On connaît celui de Côme, cité par Pline : 100 000 sesterces, mais il ne donne qu’un ordre d’idée. Beaucoup de cités ne pouvaient exiger un tel niveau de richesse, et inversement le cens exigé dans de grandes cités devait être beaucoup plus élevé et équivaloir au cens équestre. La nature foncière de la fortune des notables municipaux fait qu’il est impropre de les qualifier, comme on le fait parfois, de « bourgeoisie municipale ». Le terme de « notables » est préférable. Quelques remarques doivent encore être faites à propos de ces notables, dont le rôle était essentiel dans la vie de l’Empire, et qui nous sont connus par une importante documentation épigraphique. D’abord concernant leur composition.
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• En Italie, il y a eu un certain renouvellement au moment des guerres civiles. • Dans les provinces, les élites d’origine locale, qui ont accepté de coopérer avec le
pouvoir romain, restent en place. Elles sont confortées par le pouvoir romain qui s’appuie sur elles tant qu’elles acceptent et relaient le principe de la domination romaine.
• Dans les colonies, elles coexistent avec les élites qui sont installées par le droit du vainqueur, et finissent le plus souvent par se mélanger.
Ensuite concernant leur hiérarchie : il existe plusieurs strates dans ces élites. Au sommet, on trouve des grands notables locaux dont certains sont sénateurs et chevaliers romains. Souvent, ces sénateurs « provinciaux » étaient issus de familles italiennes qui avaient émigré au cours des générations précédentes. On a ensuite des notables de niveau intermédiaire, et/ou des notables de cités moyennes. C’était ce milieu qui constituait un des viviers de recrutement de l’ordre équestre. Il y avait ici deux situations possibles :
• notable en fin de carrière municipale qui reçoit avec le brevet équestre une sorte de « bâton de maréchal », et passe le relais à ses fils
• jeune notable qui se lance dans une carrière équestre. Au niveau inférieur, il y a les petits notables et les notables des petites cités. B-‐ L’évergétisme — Généralités Toujours dans l’idée de comprendre l’esprit du système, il faut aussi essayer d’en définir les fondements politiques et idéologiques. Le pouvoir des notables était à la fois politique, économique, social et culturel. Il ne reposait pas tant sur la contrainte (d’ailleurs, il y avait peu de moyens pour cela) que sur son acceptation par le peuple. Cette acceptation, concordia, consensus ou homonoia dans les cités grecques, reposait elle-‐même sur un certain nombre de conditions. Les citoyens attendaient que les magistrats puissent leur éviter la famine et l’insécurité, autant vis-‐à-‐vis des troubles et atteintes à l’ordre public, que vis-‐à-‐vis du pouvoir impérial et de ses représentants (abus de pouvoir). Ils attendaient aussi qu’ils pourvoient à un certain nombre d’aménagements aptes à leur apporter les bienfaits de la vie civilisée (aqueducs, thermes, fontaines ; édifices de loisirs et de spectacle). Cette mission dévolue aux magistrats, et de manière générale aux notables, pouvait être remplie dans le cadre de leurs attributions institutionnelles. Elle l’était aussi dans celui des munera ou liturgies (supra séance 9), c’est-‐à-‐dire des charges qui incombaient aux citoyens, en particulier aux plus riches d’entre eux, en raison et en proportion de leur richesse. Par exemple :
• ambassades auprès du gouverneur ou à Rome • défense de la cité dans des procès • responsabilité sur leur fortune de la réalisation des travaux publics • responsabilité de charges impériales : levée des impôts, entretien des routes et du
cursus publicus (service de transport de l’État). Cette mission se faisait aussi, plus largement, dans le cadre de l’évergétisme. Une partie de la fortune des aristocrates était destinée à être dépensée sous la forme de bienfaits pour la
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collectivité, pour manifester la supériorité de leur statut social et acquérir la gloire civique sous la forme d’honneurs dédiés par la communauté. On peut donc définir l’évergétisme comme « un modèle aristocratique particulier qui visait l’obtention d’un consensus civique par un usage original des surplus de la rente foncière » (H. Inglebert). On évoque souvent l’expression panem et circenses à propos de l’évergétisme, mais sans toujours la comprendre. En fait, il ne s’agit pas tant de dépolitiser le peuple en l’achetant par du pain et des jeux, que de renforcer le consensus qui fonde la légitimité du pouvoir (dans le cadre spécifique de la plèbe romaine, il s’agit aussi de verser sous cette forme au peuple-‐roi la rente qui lui revient). Il faut bien différencier l’évergétisme du clientélisme (destiné aux dépendants), du mécénat (artistes), et de la charité (pauvres). Il y avait plusieurs formes d’évergésies :
• matérielles : constructions, réfections (thermes, fontaines, édifices de spectacle et de jeux)
• créations de fondations (orphelins, boursiers) • jeux, banquets • prise en charge de certains besoins (blé), spécialement en cas de disette. • prise en charge de certaines obligations de la cité (impôts). • donations testamentaires d’un capital dont les intérêts étaient affectés à un objet
bien précis (spectacles, banquets, entretien de bâtiments publics...). L’évergétisme a favorisé le développement du cadre urbain. Il a été un puissant incitateur économique (constructions), spécialement compte tenu des moyens limités qui étaient ceux de beaucoup de cités. Il révèle la force du sentiment municipal, qui est consubstantiel de la civilisation antique. C’est aussi pour l’historien une source de documentation importante, tant par le nombre des dédicaces accompagnant des évergésies, que par celui des remerciements et des honneurs (dédicaces, statues, souvent financés par le bénéficiaire) attribués par la cité. — L’exemple de Périgueux (Vesunna), chef-‐lieu de la cité des Pétrucores (Gaule Aquitaine) cf. J.-‐P. Bost et G. Fabre, « Épigraphie monumentale et histoire urbaine à Vesunna/Périgueux », Documents d’archéologie et d’histoire périgourdines, 20, 2005, p. 63-‐78). L’archéologie de Périgueux a beaucoup progressé depuis une trentaine d’années (cf. nouveau musée inauguré en 2003), ce qui permet d’avoir aujourd’hui une vue plus précise de la ville et de son histoire sous le Haut-‐Empire. La ville antique s’étend dans une boucle de l’Isle, au pied de l’oppidum de La Curade, sur une superficie de 60 ha environ. La limite nord de la ville est marquée par l’amphithéâtre (nécropoles). Il était entouré de carrières exploitées à ciel ouvert. Il existait un carroyage régulier, dont des portions de rue ont été reconnues. Le centre monumental se compose de deux ensembles dont les façades s’ouvraient sur le cardo maximus :
• le forum • un grand complexe au milieu duquel s’élevait un temple circulaire, aujourd’hui la
« Tour de Vésone » : c’était le sanctuaire de la Tutela Augusta Vesuna. Autour de ces monuments se trouvaient de riches demeures qui étaient les résidences de l’aristocratie locale.
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Le dossier épigraphique de la ville permet d’identifier un certain nombre d’évergésies concernant l’amphithéâtre, le temple de la Tutelle, des thermes, des adductions et distributions d’eau (bien sûr, cette liste n’est pas limitative, elle ne dit rien notamment du forum). Il permet aussi d’identifier un certain nombre, et des profils différents, de commanditaires. Quelques grandes familles, peu nombreuses. Celle qui apparaît le plus est la gens Pompeia [Dias : plan et inscription] : sur les 11 noms d’évergètes connus à Périgueux, 7 sont des Pompei. Une branche de la gens a accédé à l’ordre équestre, et deux de ses membres, et peut-‐être plus, ont été élevés au sacerdoce fédéral du culte de Rome et d’Auguste au sanctuaire des Trois Gaules à Lyon. Cette charge était « le test du prestige et de la puissance, la consécration réservée à l’élite de l’élite » (J. -‐P. Bost et G. Fabre). Cette famille a porté, durant tout le Haut-‐Empire, la charge de plusieurs grands chantiers de construction, d’embellissement ou de restauration, à l’amphithéâtre, au temple de la Tutelle, et dans des thermes publics. On voit apparaître aussi d’autres habitants pérégrins ou citoyens romains de fraîche date. Par exemple les Marulli, qui ont célébré leur naturalisation en établissant un réseau de fontaines ; deux personnages Bellicus et Bello, membres probables d’un collège de dévots de la Tutelle ; un affranchi de pérégrin, Ponticus, donateur d’une statue à Mercure. On se situe ici à un moindre niveau de fortune et de notabilité : des gens qui ont une aisance certaine, qui appartiennent à l’élite, au moins économique si ce n’est politique, de la cité. Ils désirent s’affirmer à travers des réalisations rapides et moyennement coûteuses. C’est une sorte de « classe moyenne » de la cité qui calque son comportement sur celui de l’élite.
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À Périgueux comme ailleurs, les motivations des évergètes se laissent bien cerner. • Affirmation de l’attachement à Rome et de l’adhésion à la romanité. • Affirmation et illustration de la puissance sociale des commanditaires. • Constitution d’un capital de reconnaissance publique qui se matérialise par des
honneurs (statues, dédicaces ) décernés par la cité, à travers son ordo, aux évergètes. • Reproduction d’un modèle dont l’exemple était donné à Rome même par l’empereur
qui construisait pour le peuple. • Moyen de limiter les tensions au sein de la population urbaine en atténuant les
énormes disparités sociales que connaissait la société antique. Les notables donnent du travail, par des chantiers quasi permanents ; ils donnent du confort (l’eau), et des agréments (spectacles, thermes, décoration des monuments). Ils permettent donc à la population de jouir d’un luxe public, puisqu’ils n’ont pas les moyens de se l’offrir dans le privé. Les notables investissent donc dans la cohésion de la cité, et par là de l’Empire.
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Séance 12 ÉCONOMIES ET SOCIÉTÉS URBAINES À L’ÂGE IMPÉRIAL
(v. 30 a.C.-‐v. 300 p.C.) Il est inutile de revenir sur le débat concernant l’économie urbaine qui a été évoqué plus haut (séance 6). Le schéma finleyien de la cité antique comme ville de consommation, voire ville « parasite » (Chr. Goudineau) est aujourd’hui largement dépassé et a cédé la place à des visions plus positives et plus complexes aussi du rôle économique de la ville et des rapports entre villes et campagnes. Quant à la société urbaine, les historiens ont tendance aujourd’hui à dépasser un peu les catégories juridiques et à faire toute leur place à des schémas où interviennent davantage des critères économiques et sociaux. A-‐ L'activité et le rôle économique de la ville — Les liens avec la campagne Il est clair que les élites, à commencer par l’empereur lui-‐même en tant que percepteur et propriétaire foncier, dépensaient en ville une bonne partie du revenu qu’elles tiraient de leurs domaines fonciers (ce qu’on appelle la rente foncière), sous la forme de réalisations évergétiques et de dépenses ostentatoires. Nous l’avons dit, cette dépense est consacrée à l’embellissement du cadre urbain, à l’agrément des citadins et à la satisfaction de leur amour-‐propre. C’est une dépense improductive pour une part, et qui parfois confine au gaspillage, par imprévoyance ou par incurie. Mais, en même temps, cela créait une activité qui stimulait d'importants secteurs, notamment le bâtiment et les secteurs qui en dépendaient, comme la fabrication de briques et tuiles par exemple. Avec la construction en pierre, par exemple, les carrières locales se développent et un milieu d’artisans spécialisés apparaît. — Prenons l'exemple des briques. C’était une production considérable dont, et c’est rare, on connaît un peu l’organisation. En Italie, où il y avait des centres de production très importants, notamment autour de Rome, les briques étaient souvent estampées, ce qui donne des informations sur leur production et leur distribution. En effet, sur beaucoup de briques, il y a deux noms :
• celui du dominus, propriétaire de la figlina (carrière d’argile) • celui de l’officinator, le producteur de la brique (officina : atelier, fabrique).
Le plus souvent, la fourniture de la matière première (argile) et l’organisation de la fabrication étaient séparées. L’argile provenait de domaines ruraux, et sa production était distincte de la fabrication proprement dite des briques. Dans bien des cas, le schéma de production devait être le suivant :
• le maître possédant d’importantes figlinae • il en confiait l’exploitation et la fabrication des briques à un officinator qui les
fabriquait et les vendait. Parmi les propriétaires de figlinae, il y avait en Italie, comme dans les provinces, de très riches personnes, y compris des membres de l’aristocratie sénatoriale, et l’empereur lui-‐même ainsi que des membres de sa famille.
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Les officinatores quant à eux étaient souvent des gens d’un rang plus modeste, parfois des affranchis des propriétaires. Souvent, le lieu de provenance de l’argile et celui où les briques étaient fabriquées n’étaient pas très éloignés, voire se trouvaient au même endroit, et étaient proches eux-‐mêmes de la ville. C’était donc une fabrication en grande partie destinée au marché urbain mais qui se faisait souvent en milieu rural. La ville fait travailler la campagne. — Autre exemple, celui des amphores Là, c’est plutôt la production agricole, et spécialement celle des cultures spéculatives de la vigne et de l’olivier qui favorise une activité liée à la commercialisation du vin et de l’huile : construction navale, équipements portuaires et surtout fabrication d’amphores. C’est une production céramique qui était destinée au transport. Pour prendre la mesure de cette production, il suffit d’évoquer le mont Testaccio, à Rome : c’est une colline artificielle de 36 m de haut, à l’arrière de la zone portuaire du Tibre, qui s’est formée par les tessons des amphores à huile importées principalement de Bétique, qu’on empilait en terrasses. On estime le nombre d’individus à 53 millions ; sa chronologie se place entre le règne d’Auguste et le milieu du 3e siècle : il n’est plus en service à partir de 260, date de la construction de la muraille aurélienne et du déplacement du port. Les amphores servaient au transport surtout maritime et fluvial de trois produits majeurs : le vin, l’huile, et le poisson salé avec ses dérivés, garum : sauce de poisson et allec : sorte de préparation à base de poisson décomposé ; il y avait d’autres produits : des fruits, de l’alun (utilisé pour fixer les teintures), mais en quantités beaucoup plus faibles. La fabrication des amphores pouvait se faire dans les campagnes, à proximité des centres de production dans les domaines. Mais en général, il semble que le gros de la production d’amphores était fabriqué par des artisans indépendants qui fournissaient les domaines producteurs de vin et d’huile comme les usines de garum, et qui se trouvaient dans des zones urbaines et péri-‐urbaines, le plus souvent à proximité des ports d'embarquement. On le voit en Egypte, où la documentation papyrologique a conservé des contrats de commande d’amphores pour des domaines viticoles. Autre exemple à Leptiminus, une ville portuaire et commerciale de taille moyenne sur la côte africaine. Elle servait de port d’exportation à une région productrice d’huile et de sauce de poisson (garum). On y trouve des ateliers de production d’amphores. L’huile devait transportée des environs dans des outres jusqu’au port, puis transvasée dans des amphores pour le transport maritime. En fait, plutôt que d'opposer d'activités économiques urbaines d'un côté (artisanat), rurales de l'autre (agriculture), il est préférable de voir que les unes comme les autres en termes de complémentarité, avec un effet d'entraînement sur la fabrication qui pouvait se faire à la ville comme à la campagne, en fonction des besoins et opportunités. — L’artisanat urbain Il y avait aussi des activités artisanales plus spécifiquement urbaines, comme le textile (fabrication mais aussi ravaudage, nettoyage et teinture ; cf. étiquettes de plomb [Siscia]), la céramique, l’orfèvrerie, etc. L’épigraphie fait connaître beaucoup de métiers et de collèges professionnels : charpentiers, tanneurs, tisserands, teinturiers, orfèvres, fabricants d’outres…
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Certains produits étaient réputés et indiquent des fabrications liées à des villes particulières : vaisselle d’Arezzo, verre de Sidon, tissus de laine de Milet, lin de Tarse et pourpre de Tyr et Sidon, tentures brodées de Pergame, terres cuites de Myrina et Tanagra. Il est possible d’ailleurs qu’une partie de ces productions ait été réalisée dans le cadre rural. On peut penser par exemple à la sigillée gauloise des ateliers de Lezoux ou La Graufesenque réalisée dans le cadre d’agglomérations secondaires. L’importance de l’activité artisanale urbaine est parfois révélée par des épisodes historiques ou par l’archéologie. On peut penser par exemple aux fabricants de souvenirs et d’objets de piété à Éphèse, particulièrement actifs autour du culte et du pèlerinage du temple d’Artémis, qui s’en prennent violemment à l’apôtre Paul lorsque celui-‐ci vient prêcher la parole du Christ. Autre exemple, les ateliers de production de sculptures à Aphrodisias en Carie, qui étaient exportées dans toute l’Asie Mineure. — Le marché urbain et les échanges La question de l'approvisionnement était essentielle, dans un monde où la population urbaine se développait et où certains centres urbains nécessitaient d'énormes quantités de denrées alimentaires. C'est ce qui fait que cette économie était en grande partie fondée sur des transferts en direction de la ville, assurée par l'État d'abord (empereur, cités) mais aussi par les élites (évergétisme). En général les villes tiraient une bonne part de leur approvisionnement de leur territoire, sauf en cas de mauvaise récolte où il fallait aller chercher plus loin. Compte tenu de l’étendue de l’Empire et du caractère du climat méditerranéen, il y avait toujours des situations de pénurie locale et donc des transferts interrégionaux de grains. Parallèlement à cela, il y avait de larges secteurs de la demande urbaine qui n’étaient pas satisfaits localement, en particulier pour des denrées qui ne pouvaient être produites partout (vin, huile, garum…) ou pour les objets manufacturés (sigillée…). Certaines très grandes villes avaient une aire d’approvisionnement très large : Rome bien sûr, et aussi Alexandrie, Antioche, Trêves, Lyon, Milan… Les villes n’étaient pas seulement des centres d’importation et de consommation ; elles pouvaient aussi exporter des produits qui y étaient récoltés/fabriqués ou qui l’étaient dans leur hinterland. Il n’existait pas dans l’Empire romain d’endroit complètement isolé, auto-‐suffisant. C’était un espace largement intégré, et dans lequel le système de distribution et de transfert était développé. B-‐ Les évolutions de la société urbaine Les lignes de clivage héritées de l’époque classique, essentiellement fondées sur des critères juridiques, subsistent, entre citoyens et non-‐citoyens, libres et non-‐libres. Toutefois, elles perdent un peu de leur force. Par exemple, on voit que les règles qui interdisaient la propriété du sol aux non-‐citoyens tendent à disparaître, d’abord, il est vrai, au profit des Romains qui possèdent de nombreuses terres dans les cités pérégrines. De même, la législation concernant les esclaves tend à s’assouplir. Et puis, dès la fin de l’époque hellénistique et celle de la République romaine apparaissent d’autres critères de hiérarchisation, davantage fondées sur des différenciations économiques et sociales.
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C’est ainsi que l'attention des historiens est de plus en plus attirée par l'existence d'une catégorie intermédiaire. Une sorte de classe moyenne, « plèbe moyenne » pour reprendre l'expression de Paul Veyne, à l'échelle de l'ensemble de l'Empire. En ville c’est un groupe urbain formé par des artisans, commerçants de bon rang, riches affranchis, petits propriétaires et entrepreneurs, publicains. Cette catégorie est influencée par les comportements et les goûts des élites. Elle en est imprégnée et les imite, de la même manière qu'au XXe siècle en Angleterre la petite bourgeoisie et les ouvriers les plus aisés vivaient dans un décor et avec des objets inspirés de l'aristocratie et de la haute bourgeoisie. Quelles sont les raisons de ce phénomène ?
• accroissement de la population • enrichissement relatif sur une longue période • urbanisation
À partir du IIe siècle p.C., on commence à voir s’affirmer une structure binaire entre
• la petite minorité des puissants • l’écrasante masse des dominés.
C'est le partage entre honestiores et humiliores qui commence à apparaître dans les sources, notamment juridiques, dès cette période et qui remplace les anciens clivages tels que plèbe/patriciat, citoyens/non citoyens. Les honestiores regroupent les membres des ordres supérieurs, ordre sénatorial et ordre équestre, et aussi les membres des ordres de décurions et de bouleutes de toutes les cités de l'Empire. C'est une large classe dirigeante, dont les fondements économiques et sociaux sont homogènes (fortune foncière) et largement convergents, et qui se définit par son homogénéité à l'échelle de l'ensemble de l'Empire. Une aristocratie impériale. On peut y placer aussi les vétérans et surtout les centurions. C'est un groupe privilégié, dont les membres jouissent d'un grand prestige. Par exemple, ils ne peuvent être détenus ni fouettés. Les humiliores sont les « humbles » des villes (et des campagnes), ceux qui ne jouissent pas de ces privilèges.
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CONCLUSION Le Haut-‐Empire est traditionnellement considéré comme l’apogée de l’histoire de Rome — si cette notion a un sens. En ce qui concerne l’histoire de la ville antique, cette période apparaît plus encore comme celui de la première urbanisation et de l’idéal civique qui était le cœur de la civilisation de l’Antiquité grecque et romaine. C’est l’Empire romain, en effet, avec ses ombres et ses lumières, qui porta à son sommet ce puissant modèle de développement et d'intégration que fut la cité antique. Comment et pourquoi s'acheva cette civilisation est une autre question. Mais il est indéniable que ce qu’on appelle d’ordinaire le déclin de l’Empire romain coïncida en fait largement avec l’effacement de ce monde de la cité.