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UNIVERSITE PARIS-EST MARNE-LA-VALLEE -------------
FACULT DES LETTRES ET SCIENCES HUMAINES ------------------
cole doctorale Organisations, Marchs, Institutions -------------
Espaces thique et politique Institut Hannah Arendt
THESE
Pour lobtention du Doctorat Nouveau Rgime en PHILOSOPHIE
Spcialit : thique
Prsente et soutenue publiquement par :
Monsieur Steeve Elvis Thimote ELLA
Sous la direction de :
Monsieur le Professeur Dominique FOLSCHEID
Jury :
Professeur Dominique FOLSCHEID (Universit Paris-Est Marne-La-Valle).
Professeur Jrme PORE (Universit de Rennes 1), Rapporteur.
Professeur Bonaventure MV-ONDO (Universit Omar Bongo de Libreville), Rapporteur.
Professeur Edouard NGOU-MILAMA (Universit des Sciences de la Sant de Libreville),
Examinateur.
Session dcembre 2011.
ENJEUX ETHIQUES DE LA FIN DE VIE DANS LA MEDECINE MODERNE ET
TRADITIONNELLE : CAS DU GABON
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Ddicaces
Il magre de ddier cette thse qui entend crire un chapitre entier de lthique de la
fin de vie dans la mdecine moderne et traditionnelle au Gabon, Dominique Folscheid. Pour
avoir profondment renouvel en impulsant en France, au Gabon et au Cameroun la rflexion
thique dans le domaine de la mdecine. Nous lui devons davoir coordonn, en collaboration
avec Brigitte Feuillet-Le Mintier et Jean-Franois Matti, une uvre angulaire, indispensable
et dautorit dans son genre, Philosophie, thique et droit de la mdecine1. Et davoir, pendant
les sminaires du jeudi, lhpital la Piti-Salptrire de Paris, russi nous donner les
ingrdients ncessaires la comprhension de lthique telle quelle est parvenue soccuper
dun territoire entier de la philosophie laune de lactualit et des problmes rencontrs par
nos socits contemporaines.
Avec toute ma gratitude.
A la mmoire de Jeanne-DArc Zabe Mboulou, dcde le 17 avril 2011 Libreville.
Atteinte dun cancer de lutrus en phase terminale. Dans la souffrance extrme, lagonie, la
douleur, elle nous a laiss un tmoignage frappant de courage, de patience et de srnit vis--
vis de la mort.
1 D. Folscheid, B. Feuillet-Le Mintier, J.-F. Matti (Coordination), Philosophie, thique et droit de la mdecine, Paris, Puf, Coll. Thmis , 1997.
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Exergues Quest-ce donc qui me met le plus radicalement en cause ? Non pas mon rapport moi-mme comme fini ou comme conscience dtre la mort et pour la mort, mais ma prsence autrui en tant que celui-ci sabsente en mourant. Me maintenir prsent dans la proximit dautrui qui sloigne dfinitivement en mourant, prendre sur moi la mort dautrui comme la seule mort qui me concerne, voil ce qui me met hors de moi et est la seule sparation qui puisse mouvrir, dans son impossibilit, lOuvert dune communaut. Maurice Blanchot, La communaut inavouable, Paris, d. De Minuit, 1983, p. 21. (), que la vie continuait, il valait mieux sen contenter. Asseng, lui dit-elle dun ton attendrissant, je crois que tu choisis mal le moment pour te tracasser. Lessentiel, en ce qui me concerne, est que tu vives ; or tu vis. Vivre peut augurer de beaucoup. Ne revenons donc pas sur ce qui sest pass. Tsira Ndong Ndoutoume, Le Mvett Lhomme, la mort et limmortalit, Paris, LHarmattan, 1993, p. 96.
La mort apparat donc bien comme la part maudite de notre civilisation. Plus que toutes les autres, elle multiplie les moyens de sen divertir, et lhomme moderne fait tout pour loublier. Mais il noublie pas son oubli et sait que son hymen avec la camarde est prvu depuis le jour de sa naissance. Que va-t-il faire ? E. Fiat, Grandeurs et misres des hommes, Petit trait de dignit, Paris, Larousse, Coll. Philosopher , 2010, pp. 214-215.
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Remerciements
Jadresse dabord mes vifs remerciements au professeur Dominique Folscheid pour
avoir accept de diriger ce travail inscrit dans un champ absolument contemporain et mavoir
fait bnficier, quatre annes durant, de sa comptence. Je lui tmoigne toute ma dette pour la
rigueur et le suivi constants et mticuleux qui ont permis ce travail dtre abouti. Merci pour
votre accompagnement appuy tout au long de cet itinraire.
Je remercie galement le professeur Bonaventure Mv-Ondo, Recteur honoraire de
lUniversit Omar Bongo de Libreville et Vice-recteur de lAgence Universitaire de la
Francophonie, non seulement pour lattention gnreuse quil a prte cette rflexion, mais
aussi pour les encouragements quil na cess de madresser tout au long de ma formation ces
dernires annes.
A Jrme Pore, professeur lUniversit de Rennes 1, qui a bien voulu faire partie du
jury. Avec le plaisir dchanger avec vous sur ce thme de la fin de vie pens laune de
lthique.
Edouard Ngou Milama, professeur Titulaire de Biochimie mdicale. Pour avoir
accept de participer ce jury de thse, malgr ses nombreuses contraintes en sa qualit de
Vice-recteur de lUniversit des Sciences de la Sant de Libreville et membre du conseil
scientifique de lAgence Universitaire de la Francophonie (AUF). Son accueil et ses
orientations pendant ma priode de terrain en janvier 2008 au Gabon mont ouvert des
horizons.
Je ne manquerai pas de remercier le professeur Eric Fiat, mon directeur de recherche
en Master 2. Il ma aid relire et mieux comprendre lEthique Nicomaque dAristote et
les Fondements de la mtaphysique des murs de Kant.
Je remercie sincrement David Smadja, pour son enseignement et son
accompagnement dans la lecture du Principe responsabilit de Hans Jonas.
Merci Thierry Ekogha, pour avoir initi mes premiers pas dans la recherche au sein
du dpartement de philosophie de lUniversit Omar Bongo de Libreville, en prenant la
direction de mes travaux sur lthique de Levinas. Dabord en Licence, La question de
lintersubjectivit chez Emmanuel Levinas , ensuite en Matrise, Enjeux thiques de
laltrit chez Emmanuel Levinas . Je lui tmoigne ici toute ma gratitude.
Mes remerciements vont galement lendroit du professeur Grgoire Biyogo, pour
lattention toute particulire quil a accorde ce travail depuis sa finition. Son contact ma
ouvert des horizons heuristiques considrables.
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Cyriaque S. Akomo-Zoghe et Rgis Ollomo, pour mavoir fait bnficier de leur
comptence au plan technique et par le travail de la mise au point finale.
Mes sincres remerciements Ezchiel Simon-Pierre Mvone-Ndong, philosophe de la
mdecine. Notre contact en 2008 lors de mon voyage de terrain au Gabon, ma ouvert des
portes auprs de lAssociation des Tradipraticiens du Gabon. Ses ides, conseils et
orientations mont t dun grand secours.
Je voudrais dire merci Antonin Mba Nguma et Joseph Igor Moulenda, mes
compagnons de route. Pour nos discussions autour de Husserl, Heidegger, Levinas et Ricur.
Tous mes remerciements aux mdecins, infirmires et nganga qui ont accept de me
livrer les informations qui taient ncessaires cette recherche. Avec toute ma gratitude.
Je remercie galement les malades que jai rencontrs dans certaines structures
hospitalires du Gabon, et dans les temples de Bwiti. Nos changes mont donn une vision
diffrente de lide de soin.
Je remercie enfin ma famille : Angeline Obone Zu, Marina Michelle Ella, Evangeline
Okome Bikoro, Guy Zogo, Maixent et Arlette Zogo, Constant et Edith Zogo, Jule Zo Obone
Zogo, Carine Nsourou Zogo Ma fille et mes frres et surs pour leur amour.
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INTRODUCTION
Travailler sur le thme de la fin de vie dans la mdecine moderne et traditionnelle
nest pas un exercice ais. Il sagit de prendre en charge une rflexion qui est engage dans la
socit occidentale ainsi que dans le paysage scientifique europen et anglo-saxon, et qui, par
un effet de solidarit la fois sur les concepts, les situations et les problmatiques, conjugue
avec le phnomne de la mondialisation, finit par simposer en Afrique en gnral et au
Gabon en particulier. Car la situation, avant la rflexion, concernant la fin de vie touche les
socits contemporaines quelles quelles soient sans quil soit encore possible, sous leffet
cumul des mdias et des parents qui expriment de plus en plus leur inquitude et leur
dsarroi lgard de la mdecine, de la minorer ou de la minimiser. En effet, plus
srieusement encore, ce qui constitue le centre de gravit du sujet trait ici est lhomme.
Pourquoi lhomme ? Pourquoi associer fin de vie et humanit ? Et par quoi cette
association tient-elle en proximit, sous des formes diverses, les socits daujourdhui ?
Parce que le phnomne de la mondialisation qui gagne toutes les socits du monde
et toutes les cultures qui sy rattachent do quelles viennent, mme sil dvoile les
diffrences entre les peuples et les cultures, mme sil met en vidences les faiblesses et les
forces des uns et des autres, a au moins lavantage de mettre en avant lide que par-del ces
diffrences dues la gographie et lhistoire de chaque peuple, il y a une unit synthtique
par quoi nous reconnaissons quil y a lhomme. En ce sens, rflchir sur la fin de vie cest
rflchir sur lhomme, cet tre vivant universel qui prend laspect dun genre prochain et
dune diffrence spcifique 2 selon le mot dAristote. Cest de lhomme quil sagit ici, cest
de lui dont nous avons parler, cest lui qui cre le lien avec tous les autres, cest--dire que
cest lui qui rduit les distances qui sparent par lespace, la culture, les pratiques et les
disciplines. Et la mdecine, o quelle puisse se pratiquer et de quelle que faon que ce soit,
est toujours dj, et dabord, une affaire dhomme, une science de lhomme, une discipline
qui a travailler sur et en faveur de lhomme. Par consquent, dans toutes les rgions o
existe une mdecine qui sillustre par telle ou telle est autre pratique se pose indniablement le
problme de la mort et du soin tel quil est donn en fin de vie.
Dun ct, parler de la fin de vie revient en mme temps parler de la mort. Et le
phnomne de la mort concerne bien entendu toutes les socits du monde. Si en Occident,
elle tente dtre apprivoise par les forces de la technique, si en France elle est encadre par la
2 Aristote, Ethique Nicomaque, Traduction et prsentation par Richard Bods, Paris, Flammarion, 2004, p. 70.
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lgislation, au Gabon comme en Afrique il en est autrement. En effet, si la mort nest pas
apprivoise, on la contourne en cherchant anticiper sur elle par la voie euthanasique, cest--
dire la voie qui permet lhomme de commander sa propre mort et den tre le matre, le seul
responsable comme sil tait Dieu. Cest en tout cas le sens de la dmarche occidentale qui est
au fond la dmarche de la mdecine moderne, plus rationnelle, plus conventionnelle, plus
pragmatique. A la vrit, cette mdecine est exprimentale : cest cela qui fait quelle soit
scientifique ! Cest en tout cas ce qui ressort clairement du propos de Claude Bernard, savoir
que la mdecine ne peut se constituer, ainsi que les autres sciences, que par voie
exprimentale, cest--dire par lapplication immdiate et rigoureuse du raisonnement aux
faits que lobservation et lexprimentation nous fournissent. 3 Il ne suffit donc pas
dobserver, de voir et de dcrire, encore faut-il raisonner laide de cette observation, encore
faut-il savoir appliquer les instruments techniques qui accompagnent le diagnostic, et
interprter le rsultat de leurs examens comme limagerie par rsonnance magntique (IRM),
les scanners et autres matriels sophistiqus, encore faut-il trouver une cohrence et une
intelligibilit ce qui saute aux yeux.
De lautre ct, la mdecine traditionnelle se fait lcho dune dmarche vis--vis de la
mort totalement froide : elle interprte partir de lobservation en rattachant le sujet malade
sa communaut de base, sa gnalogie et ses anctres qui sont les ascendants de son
propre lignage. La mort dans les socits africaines et particulirement dans la mdecine
traditionnelle gabonaise, non technicise, mais plus spiritualise, tablit une relation avec le
malade de nature le mettre en situation, non pas de peur mais de banalisation. Il sagit, au
fond, daffronter courageusement la mort en face, de la regarder droit dans les yeux. En effet,
lhomme dAfricain vit dans la quotidiennet de la mort rendue visible par limportante
mortalit des enfants, lampleur des funrailles publique et des crmonies des retraits de
deuil, le plus souvent en priode estivale ; mais aussi parce quil ne lexclut pas de ses
penses, de ses chants, contes et proverbes et parce que, devenu vieux, on ne conoit pas quil
ne sy prpare pas. A mme lenfance, la mort est dj l, car elle accompagne chaque
processus initiatique selon la socit laquelle on appartient, selon lethnie, selon le rite.
Au Gabon, chez les Fang, il y a le Byri, une pratique rituelle strictement prive et
clanique par laquelle le jeune initi ctoie trs tt la mort par le biais des anctres quil est
appel rencontrer ; chez les Mpongw, il y a lOkukw, une socit initiatique o lon danse
avec le masque, sorte de manifestation en lhonneur de lesprit dun mort vnr,
3 Cl. Bernard, Introduction ltude de la mdecine exprimentale, Paris, Le Monde Flammarion, Coll. Les livres qui ont chang le monde , 2010, p. 16.
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spcialement rput, protecteur de la communaut au sein de lethnie. La mort est donc un
vis--vis permanent, un acteur indispensable qui a un jeu plein, la fois dans la maladie et en
dehors delle, mme si les conditions de sa manifestation sinterprtent de diverses faons en
fonction du nganga4. Le nganga, appel auprs dun malade, sapproche de lui, un miroir
la main. Il lit, dans ce dernier, les symptmes de la maladie et les remdes magiques quil
doit appliquer. 5 Et puis, il y a le Bwiti qui fdre la plupart des peuples du Gabon. Sorte de
socit secrte masculine qui a ses rites, ses crmonies de soins et ses mouvements qui
diffrent en fonction de lethnie. Lui aussi prend la mort et les maladies mortelles en charge,
et nous verrons plus tard par quel processus et quelles fins.
Cela dit, ce travail prsente vraisemblablement une rflexion qui concerne chaque tre
humain do quil vienne et quoi quil fasse. Pourquoi ? Parce que la fin de vie interpelle deux
moments majeurs qui cernent le vivant, la fois la vie et la mort, par quoi tout un chacun est
indniablement concern. En effet, ds lors que nous naissons, nous avons la vie, nous en
jouissons et elle nous fait grandir, mrir, vieillir et petit petit nous mne vers la mort, notre
propre fin. Mais la fin de vie, ne nous y trompons pas, est dabord une exprience de la vie et
une philosophie de la vie. Une exprience de la vie parce que la personne qui contracte une
maladie mortelle par laquelle le diagnostic rvle quelle est en stade final, irrmdiable,
incurable et donc lourdement invalidante est une personne qui est en vie. Jamais un mort ne
contractera une maladie mortelle, jamais on nen dira quil est en fin de vie car lexprience
de la maladie, ft-elle curable ou incurable, est une exprience de la vie. Voil pour quoi, un
malade simple est appel, en fang, nkoukwane 6, mais quand il est mourant et agonisant, il
est dsign par le terme fang nsinsing 7. Car la maladie a des degrs et le malade se
distingue en fonction de ces degrs. Un nsinsing est un mourant agonisant, un malade en
phase terminale vis--vis duquel la mdecine ne peut plus pouvoir.
Ensuite, la fin de vie invite une rflexion philosophique sur le sens accord la vie,
notamment dans les moments sensibles et pnibles qui la caractrisent, o lexistence bascule
vers lautre extrmit cest--dire, au fond, vers la mort. Il ne sagit pas dune philosophie de
la vie fonde sur les plaisirs, la luxure, le bonheur, mais dune philosophie de la vie en tant
quelle prend pleinement conscience de ce que veut dire la vie, de ce que vaut la vie, savoir
quelle na pas de prix. Cette philosophie de la vie est de lordre de la sensibilit , non pas
4 Ce nom sert dsigner le mdecin de la mdecine traditionnelle. Nous aurons loccasion de revenir longuement sur sa fonction et ses pratiques dans la suite de notre propos. 5 A. Raponda-Walker, R. Sillans, Rites et croyances des peuples du Gabon, Libreville, d. Raponda-Walker, Coll. Hommes et socit , 2005, p. 140. 6 Daprs notre informateur, J.-.B. X. Entrettien du 24 janvier 2009 Libreville. 7 Ibid.
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au sens empirique du terme mais au sens existentiel par quoi la personne malade prend en
compte chaque dtail de la vie, par quoi elle peut en apprcier les battements, et peut
particulirement passer en revue toutes les tapes quelle a vcues depuis la naissance
jusquau moment de la maladie mortelle. Cette philosophie de la vie est pour nous osons
lappeler ainsi une philosophie de la conscience pleine . La conscience pleine est la
conscience de la mesure, la mesure du poids de la douleur, la mesure du poids de la
souffrance, la mesure de ce que vaut et reprsente la vie en fin de vie, la mesure du sens
accord au concept d entourage , cest--dire tous ceux qui sont capables de faire bloc
autour du malade pour lui tmoigner affection, solidarit et responsabilit, autant de choses
qui participent du soin.
Cette philosophie de la vie ramne le malade lui-mme par un effort rflexif, et
tmoigne de ce que la vie na ni couleur ni culture, quelle est antrieure ces deux
constituants et quelle transcende toute catgorisation de lexistence. En effet, en fin de vie, la
douleur est la mme quelle que soit la culture, la couleur de la peau, et quel que soit le
continent do lon vient. En fin de vie, lexprience de la conscience pleine na pour aspect
vritable que celui de la maladie selon sa manifestation et selon la manire dont elle prouve
le malade. En son acuit, sur le vif de son intensit, la maladie vient neutraliser toutes
considrations autres que celles de la vie en tant quelle se conjugue, ici au singulier et non au
pluriel, aux modes indicatif et impratif du prsent : je vis , tu vis , il vit , ou encore
vis ! On le voit : on ne conjugue pas la vie au pass ni au futur mais toujours au prsent,
dans la conscience pleine et sous le rgime biblique de lvangile : A chaque jour suffit sa
peine 8. Cette peine journalire et existentielle instruit aussi lide de la conscience pleine.
La philosophie de la vie montre, travers lexprience rflexive de la conscience
pleine, que rien ne vaut la vie, quaucune douleur, aucune souffrance, aucune diminution
physique ou morale, aucune humiliation de toutes sortes ne peuvent tre au-dessus de la vie ni
justifier quon puisse dlibrment vouloir la supprimer. La philosophie de la vie, partir de
lexprience de la vie du mourant tmoigne de ce que la vie na pas dgal aussi longtemps
quelle continue de se manifester et de se donner dans le corps de ltre malade, aussi
longtemps que ce dernier continue de respirer, de communiquer, de bouger comme lors des
premiers moments qui ont ponctu sa naissance. Mme en pleurant, mme en se tordant de
douleurs, il sagit toujours-l dactes, de traces de vie, de tmoignages concrets quil y a
encore de la vie en cet tre quoique mourant. Mme si la vie accable le mourant, tant quelle
8 Evangile selon Matthieu, chapitre 6, verset 34, La Sainte Bible, traduite des textes originaux hbreu et grec par Louis Second, docteur en thologie, version revue, Genve, Socit biblique de Genve, 1979, p. 961.
10
se signale il faut la tenir en respect et considrer quelle est toute digne. Cette philosophie de
la vie qui prend essor partir de la situation concrte du malade en fin de vie concerne tout
homme, le mourant en premier. Ne perdons jamais de vue lide qu il faut dfendre la vie
tout au long de la vie jusqu la fin de la vie, jusqu la mort. 9
Cette philosophie de la vie dinspiration existentialiste se donne galement dans une
dynamique de rciprocit par laquelle le mourant et le bien-portant, le malade et le sain, le
pathologique et le normal communiquent indirectement sur lide de vie. Pourquoi ?
Parce que, au fond, lexprience du mourant est une exprience qui affecte doublement au
plan de la sensibilit et de la conscience, cest--dire que la douleur, lagonie et ltat de
dgradation physique du mourant nous saisissent, nous, non-mourants, nous, bien-portants,
dans notre chair en mme temps quelles nous font prendre conscience par la conscience que
la finalit de toute vie est la mort. Mme si elle ne passe pas ncessairement par la maladie
mortelle. Do la rflexion qui sen suit et qui a valeur thrapeutique par rapport toute
crainte ventuelle de la mort : de toutes les faons elle nous atteindra bon gr mal gr. Cette
philosophie est aussi doublement efficace, dabord parce quelle ramne la conscience du
mourant lui-mme, reconsidrer le sens de la vie, de lexistence, en suite parce quelle
conduit chacun faire une introspection en considrant la valeur de la vie, le sens de
lexistence et le bonheur dtre en situation de saintet mdicale, de normal ou de bien-
portant contre la souffrance que procure le pathologique. Le normal et le pathologique 10
sont donc concerns par cette exprience rflexive o lun vit la maladie et lexprience du
mourir en tant quexprience qui prcde la mort dans la douleur et la souffrance, et o lautre
vit cette exprience par anticipation dans un mouvement de rciprocit affective.
1. Historiographie et tat des lieux de la recherche
Cela dit, il est pertinent de commencer par faire un tat des lieux concernant ltat de
la recherche en thique au Gabon. Loccasion nous est donne ici de signaler les travaux
antrieurs sils existent sur ce quil est convenu dappeler, depuis au moins Descartes, la
philosophie pratique 11, et plus prcisment sur lthique de la mdecine encore appele
thique mdicale et hospitalire. Quels sont donc les travaux les plus rcents dans ce domaine
de la philosophie pratique ? Sur quelles problmatiques la recherche en thique mdicale ces
dernires annes sest-elle penche ? Et quelle est notre contribution, ou, quest-ce que nous
9 S. E. Ella, Mvett kang et le projet bikalik, Essai sur la condition humaine, Paris, LHarmattan, 2011, p. 139. 10 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, Quadrige/Puf, 2007. 11 R. Descartes, Discours de la mthode (Introduction et notes dEtienne Gilson), Paris, J. Vrin, 2005, p.127.
11
apportons de significatif, partir de ce travail, comme valeur ajoute dans ce champ
heuristique de plus en plus prgnant, indispensable, clate et en fortes demandes ?
Au Gabon, lactualit forte de la recherche sur les problmatiques les plus rcentes en
philosophie pratique et dans le domaine de la mdecine concerne le travail de Simon-Pierre
Ezchiel Mvone-Ndong, sur le sujet Mdecine traditionnelle entre rationalit et spiritualit
Rflexion thique et pistmologique sur lapproche africaine de la mdecine : le cas du
Gabon . Cette thse de doctorat a t soutenue le 25 juin 2005 lUniversit de Lyon3. Au
fond, il sagit beaucoup plus dun travail dpistmologie que dthique, o lauteur, pour la
premire fois, entreprend une recherche approfondie qui permet dindiquer quil y a dans la
mdecine traditionnelle africaine une dmarche scientifique qui nobit pas aux mmes
procds que la mdecine moderne occidentale, ce qui la dfinit en propre, son rapport troit
avec limaginaire, le culte des anctres, le rapport la fort, lexigence de laveu avant toute
initiation. Cest, au Gabon, lun des premiers textes qui pointe lide que la philosophie ne
devrait plus regarder de haut les tches pratiques, et qui a essay dappliquer la philosophie au
champ de la mdecine, plus particulirement la mdecine traditionnelle quon ne devrait plus
laisser la seule responsabilit des tradipraticiens (praticiens de la mdecine traditionnelle).
Ce travail va donner naissance une srie de publications faisant autorit dans ce
champ heuristique, notamment Bwiti et christianisme : approche philosophique et
thologique, La nature entre rationalit et spiritualit, Imaginaire de la maladie au Gabon,
Approche pistmologique (en collaboration avec Pierre Marie Gontran Maka), Mdecines et
recherche publique au Gabon et le tout rcent Rflexion sur la philosophie du mdicament et
du soin : la rationalit des remdes traditionnels. Mvone-Ndong a ainsi ouvert un espace de
rflexion concernant la pluralit des rationalits en insistant davantage sur le plan
pistmologique quthique : la rationalit de lhomme africain nest pas cartsienne, elle ne
distend pas le sujet de son objet, elle ne fait pas du sujet un matre et possesseur de la
nature comme Descartes le promettait de ses vux. Mais bien au contraire, prend-elle
ancrage dans le respect de la nature, dans linterprtation dun certain nombre de codes et fait
intervenir dautres acteurs en dehors du malade et du gurisseur encore appel nganga,
savoir la famille du malade, ses anctres qui participent aussi au soin.
La rationalit mdicale de la mdecine traditionnelle rfre ainsi une dmarche
spirituelle qui pointe leffort vers le pass, la confession de la faute, la communication avec
les anctres. Il sagira, par exemple travers le diagnostic tiologique, de comprendre
lapproche bantoue de ltre humain et son insertion dans le cosmos, son approche de la
sant, de la vie, de la mort, de la maladie et la dmarche de gurison travers ces traditions
12
mystiques et spirituelles. 12 Plus quun anthropologue de la sant, Mvone-Ndong fait uvre
de philosophe en interrogeant la manire dont la mdecine traditionnelle soigne lhomme dans
sa globalit, la fois par le corps et par lesprit. Les connaissances de la mdecine
traditionnelle servent dvoiler les choses caches pour permettre lhomme de mieux se
comporter dans son double rapport lexistence dans le monde physique et dans le monde
non-physique, visible et invisible. A partir de l, Mvone-Ndong conclut que si la
rationalit , dans la mdecine traditionnelle, dsigne le fait que celle-ci utilise des
lments de mesure qui lui sont propres, il est, par consquent, important de souligner que la
mdecine traditionnelle, en son explication fondamentale, puise sa force dans ce qui relve de
la vie spirituelle et de limmatrialit des choses. Cette dtermination met en jeu une forme de
gestion de la sant et de la maladie qui est diffrente de lapproche moderne de la
mdecine. 13
Ainsi, aprs avoir montr que la mdecine traditionnelle prend laspect dune
phytothrapie mdecine par les plantes et dune mdecine initiatique linitiation comme
condition de possibilit du soin , lauteur en conclut que, si cest lesprit qui met en relation
tout ce qui vit et participe du vivant, cest que dans le domaine mdical africain, la place de
lesprit est prpondrante telle enseigne que certains tradithrapeutes 14 nhsitent pas
dire que leur mdecine est une mdecine de lesprit. Mvone-Ndong, on le voit, ouvre ici tout
un pan de la philosophie pratique centre sur lpistmologie mdicale, par quoi il constitue,
au Gabon, un pionnier.
Les travaux de Mvone-Ndong vont dans le droit fil de ceux de Meinrad Hebga,
philosophe et thologien camerounais, auteur de La rationalit dun discours africain sur les
phnomnes paranormaux15. Quelle est la thse dHebga, qui obit la mme logique
pistmologique de la mdecine traditionnelle ? Pour lui en effet, le discours africain de la
mdecine traditionnelle na rien dirrationnel, au contraire, vise-t-il rconcilier ce qui est
spar dans la logique occidentale : lme et le corps, le visible et linvisible, lesprit et la
matire. A laccusation de futilit porte contre la philosophie, au nom de la science, on peut,
dit-il, rpondre que lapproche scientifique nest pas la seule possible, ni la seule digne
dintrt. De ce point de vue, la philosophie est un effort de lucidit embrassant toutes les
situations de lhomme sans exception, y compris sa confrontation avec ce que beaucoup
12 S-P. E. Mvone-Ndong, La mdecine traditionnelle, Approche thique et pistmologique de la mdecine au Gabon, Paris, LHarmattan, Coll. Etudes africaines , 2008, p. 18. 13 Ibid., p. 140-141. 14 Terme dsignant les oprateurs du soin dans la mdecine traditionnelle au Gabon. 15 Texte publi aux ditions LHarmattan, Coll. Ouverture philosophique , 1998, 361 p.
13
appellent lirrationnel. 16 Louverture philosophique encourage intgrer la
comprhension du rel dautres modes opratoires, la prise en charge du malade dautres
dmarches de soin qui peuvent tres spcifiques une culture qui privilgie limaginaire
contre laquelle la plupart des scientifiques sinsurgent. Le point critique de cette mthode qui
donne penser est que la pense africaine repose sur un certain savoir, sur une certaine
connaissance de la nature 17 en tenant compte du fait que le caractre africain de cette
rflexion tient aux thmes de la tradition orale, lenracinement culturel du penseur, au
schma pluraliste, en lespce triadique du compos humain. 18
Mais quen est-il de la recherche en thique ?
Ltat de la recherche est quasiment une page blanche dans le domaine de lthique au
Gabon. Il est donc difficile de donner des rsultats concrets et satisfaisants de ltat de la
recherche dans ce domaine. Cest dailleurs ce qui justifie la carence des rfrences et de
travaux sur lthique et dans lthique mdicale encore plus. Il est de la sorte signaler que
nous faisons office, comme les pionniers, dans ce champ heuristique encore ses dbuts et
qui, la vrit, prend vritablement naissance avec ce travail, y compris sur le thme de
lthique en fin de vie o la question du soin et de laccompagnement mobilise lessentiel de
la rflexion mdicale.
2. Dlimitation du sujet
Concernant la dlimitation de notre sujet, il est prciser, comme lindique son
intitul Enjeux thiques de la fin de vie dans la mdecine moderne et traditionnelle quil
sagit dun travail de philosophie pratique compare, qui entend interroger deux dmarches
clairement distinctes du soin et de laccompagnement telles quelles sont luvre dans le
contexte gabonais. En effet, si les rfrences en matire dthique au Gabon sont rares, il en
est autrement des pratiques qui abondent dune rgion lautre en fonction de lethnie, du rite,
du nganga ou du mdecin traditionnel, de la mdecine au demeurant plurielle, car chaque
ethnie pratique sa mdecine dans un rseau de solidarit avec les anctres, ces tres du lignage
qui ont en effet exist et qui sont partis dans larrire-monde, dans l Ayt ou de lautre
ct et de la maladie.
16 M. Hebga, La rationalit dun discours africain sur les phnomnes paranormaux, Paris, LHarmattan, Coll. Ouverture philosophique , 1998, p. 10. 17 Ibid., p. 22. 18 Ibid., p. 22-23.
14
Comme on le sait, la premire dlimitation de notre sujet est gographique et concerne
le Gabon. Ensuite, lautre dlimitation concerne proprement parler un territoire de la
philosophie appel thique. Plus prcisment lthique de la fin de vie. Il ne sagit pas de
parler de lthique en fin de vie dune manire abstraite, mais plutt de recentrer la rflexion
sur les pratiques quotidiennes en matire de soin et daccompagnement chez les personnes
atteintes de maladies graves, incurables et irrmdiables, sur la prise en charge de la douleur
qui caractrise toute maladie mortelle, en loccurrence les cancers ou les accidents particuliers
qui engendrent une souffrance pour le malade lui-mme et pour son entourage immdiat. Le
Gabon comme beaucoup de pays dans le monde, est confront ces situations de grande
fragilit humaine qui affectent les personnes, les malades, les soignants et qui mobilisent
lattention de la mdecine moderne et traditionnelle. Pourquoi nous intressons-nous au cas de
malades en fin de vie ? Parce quil sagit bien entendu dun cas particulier qui a attir
particulirement notre attention sur le vif de lintensit et de la gravit de la situation de
grande fragilit des mourants qui souffrent , agonisent , mais surtout sur le fait que la
mdecine avoue son chec face certaines pathologies. Cest donc au nom de la fragilit
humaine et de cet aveu dimpuissance de la mdecine que nous avons pris le parti de cibler
notre rflexion sur la problmatique de la fin de vie.
En plus, il faut prciser que lexprience mdicale est une exprience particulire qui
concerne chaque tre humain particulier, mme si en effet, il sagit de soigner lhumanit ou
le collectif de tous les hommes dune manire gnrale. Et lthique tient en proximit cette
approche du soin : ne prendre toujours en compte que les situations particulires, et ne pas
traiter tous les cas de la mme manire. Lthique comme la mdecine sont des disciplines de
la situation, de lexprience, car lexprience parle et il convient de saisir son discours, son
intelligibilit et ses lois. Lexprience met en vidence les situations particulires qui
mobilisent lattention et la rflexion, par quoi lthique entre en scne. Elle veille la
rflexion. Souvenons-nous de ce que disait Aristote cet effet : cest que lexprience ne
fait connatre que les cas particuliers. (). Le mdecin, qui soigne un malade, ne gurit pas
lhomme, si ce nest dune faon dtourne ; mais il gurit Callias, Socrate, ou tel autre
malade afflig du mme mal, et qui est homme indirectement (), puisque, pour lui, cest le
particulier, lindividu, quavant tout il sagit de gurir. 19 Et lthique ne se distend pas de
cette dmarche : considrer lindividu, le particulier, les situations spcifiques qui conduisent
la rflexion, et ce qui tablit leur mise en question.
19 Aristote, La Mtaphysique, Traduction de Jules Barthlemy-Saint-Hilaire, revue et annote par Paul Mathias, Introduction et dossier de Jean-Louis Poirier, Paris, Pocket, Coll. Agora , 1991, p. 40-41.
15
Lthique est donc une dmarche qui consiste partir de lexprience individuelle, de
la particularit des situations concrtes qui se prsentent chaque fois de manire renouvele.
Ces situations touchent lexistence des individus, leurs actions, leurs pratiques par quoi il
importe de se rfrer auparavant au fondement ultime de toute pense et de toute action :
lhomme lui-mme. Une apparente abstraction, si elle est pertinente et rflchie, nous
permettra de rejoindre plus valablement le concret. Parce quil sagit de lhomme vivant lui-
mme dans sa ralit palpable, celui-ci doit tre aussi saisi comme individualit dployant
toutes les formes de son activit et de sa vie effective ; fondamentalement source de sens, elle
est la fois individuelle et sociale, effective et cognitive. Cette richesse et cette unit de
lactivit humaine vivante, constituant un vritable individu, nous les rassemblerons dans le
concept de sujet. Ce terme ne dsigne pas ici la pure conscience intellectuelle et rflexive que
lhomme concret peut choisir dtre en certaines circonstances. Il dsigne, en effet, cet
individu concret, saisi dans lintgralit de ses dterminations et dfini prcisment comme le
pouvoir dintgration de toutes ces dterminations. Car ce dont se soucie lthique est
prcisment cet individu existant, concret et toutes les situations particulires qui se rattachent
lui. En raison de quoi lthique vritable est toujours concrte. Elle se rapporte toujours dj
aux individus et aux choses singulires 20 qui sont des tres de dsir, engags dans des
relations et des situations singulires, et cela par la mdiation dactions prcises et singulires.
Pourquoi la philosophie sintresse au champ mdical ? En quel sens la problmatique
de la fin de vie est-elle pertinente dans le registre de la philosophie ? Et quest-ce que
lthique, applique la mdecine pour devenir thique mdicale , par rapport la
philosophie ? Quelle est la pertinence de notre recherche ? Et quel est notre corpus de base ?
Il faut dire que la recherche mdicale en philosophie dbouche sur ce carrefour
dinterrogations et obit dabord une logique ancienne qui remonte Aristote, savoir que
la philosophie est un savoir totalisant, autant que faire se peut : A cet gard, notre premire
conception, dit-il, cest que le mrite principal du sage, cest de savoir, autant du moins quun
tel avantage peut appartenir lhomme, lensemble de toutes choses 21. Or qui dit ensemble
de toutes choses dit ensemble des savoirs, y compris la mdecine. Dailleurs, on sait que les
premiers philosophes taient tout la fois philosophes-gomtres, philosophes-biologistes,
philosophes-physiciens, philosophies-astronomes ou philosophes-mdecins. La philosophie
ne mnage donc aucun effort pour se proccuper des problmes qui concernent chaque
20 Spinoza, Ethique, Prsent, traduit et comment par Bernard Pautrat, Paris, Seuil, Coll. Essais , 1999, p. 495. 21 Aristote, op. cit., p. 43.
16
domaine du savoir humain quand elle le peut, sans restreindre cet effort elle-mme puisque
tout en tant critique vis--vis du reste des sciences, elle lest galement vis--vis delle-
mme. Cest en ce sens que la philosophie est une discipline particulire qui senrichit de
lexprience des autres disciplines en mme temps quelle contribue significativement
donner une valeur ajoute, par sa rflexion critique, ces disciplines qui, pour la plupart
dentre elles, lui doivent leur naissance. Comme on le voit : La philosophie parat ici sans
gale, parce que, dans notre tradition de pense qui remonte la Grce, elle est la seule
discipline rflexive constitue comme telle ds son origine ; cest pourquoi lhistoire nous
prsente une philosophie de la biologie, par exemple chez Aristote, une philosophie de la
mdecine, chez Claude Bernard, et une mme philosophie de la philosophie, chez Hegel, alors
quil ny a pas de biologie de la biologie, ni de mdecine de la mdecine. 22
Concernant le thme de la fin de vie, on doit dire quil concerne vritablement la mort.
La fin de vie cest la vie finissante, et la vie finissante cest la mort. Or depuis toujours le
thme de la mort est pris en charge par la philosophie. En effet, depuis Platon, cette question
de la mort apparat la fois comme une exprience de la vie et comme une rflexion critique.
Socrate, on le sait, est confront sa propre mort puisquil est condamn par les juges
dAthnes boire de la cigu aprs avoir purg sa peine de prison ; mais bien avant, il
propose ses amis, Echcrate et Phdon, une rflexion sur le thme de la mort, que ce soit la
mort symbolique ou philosophique, cest--dire la mort au sensible par quoi lme se dtache
du corps qui lemprisonne et lempche de slever la rflexion, lempche de penser :
Etre mort, nest-ce pas ceci ? A part et spar de lme, le corps nen vient-il pas tre
isol en lui-mme, et lme, part et spare du corps, nest-elle pas isole en elle-mme ?
La mort, nest-ce pas rien dautre que cela ? 23
Cest que la philosophie ne se proccupe pas seulement des autres disciplines qui ne
sont pas elle, elle sintresse galement aux thmes divers tels que la mort. Et beaucoup de
philosophes se sont confronts cette dernire, mme sil faut avouer que, parce que la mort
nous renvoie nous-mmes, notre propre condition de mortels, et ce que, demain, nous ne
serons plus, il nest jamais ais de laborder de front. On comprend pourquoi Descartes, dans
une certaine mesure, et contre-courant de Platon, penchera pour le thme de la vie. De sorte
que, chez lauteur du Discours de la mthode, philosopher ne consiste plus rflchir sur la
mort, mais sur la vie. En effet, pour lui, les connaissances acquises par la philosophie doivent
22 D. Folscheid, B. Feuillet-Le Mintier, J.-F. Matti, Avant-propos , Philosophie, thique et droit de la mdecine, Paris, Puf, Coll. Thmis philosophie , 1997, p. 2-3. 23 Platon, Phdon, 64c, (Apologie de Socrate, Criton. Phdon), Paris, Gallimard, Coll. folio essais , 1950, p. 113.
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privilgier le thme de la vie contre celui de la mort, cest croire quil nosait affronter de
face cette question, mais plutt lui trouver un antidote. Et cest dailleurs dans la mdecine
quil trouvera ce remde, court terme, contre la mort. Celle-ci nous concerne tous en tant
que vivants, tout autant quelle concerne la philosophie, tandis que la vie concerne la vie et
constitue le bien gnral de tous les hommes. Et toutes ces connaissances se rapportant la
physique et la mdecine comme la philosophie, pour Descartes, ont fait voir, in fine,
quil est possible de parvenir des connaissances qui soient fort utiles la vie 24.
Philosopher ne consisterait plus, partir de lui et contre-courant de Platon, rflchir sur la
mort, ou mourir, mais rflchir sur la vie, sur comment prolonger la vie.
Que dire du rapport entre thique et philosophie ? A ce sujet, nous dirons que la
premire fait partie de la deuxime qui lenglobe et en assure son dploiement travers tous
les domaines quelle sefforce dannexer. Lthique nest quune branche de la philosophie,
comme la logique ou la mtaphysique, elle fait partie intgrante de lhistoire de la philosophie
par quoi elle devient un champ qui investit, contrairement la mtaphysique, non pas le
pourquoi ? des choses, leurs causes ultimes mais le comment ? et le devoir faire
des situations, des habitudes, des comportements et des pratiques des individus dans leurs
relations, quel que soit le domaine. Lthque concerne ce qui devrait tre fait par lindividu
proprement parler dans ces situations particulires. En effet, parce que la philosophie est le
lieu natif de lthique, entendue comme rflexion rationnelle sur la pratique morale. 25
Au dpart, chez Platon repris par Aristote, lthique prend laspect dune habitude
qui se pratique plus quelle ne senseigne, car le plus important ici nest pas la thorie ou
labstrait auxquels la philosophie nous a longtemps habitu, mais la pratique, le concret,
lexprience commune des hommes, leurs habitudes pour ainsi dire. Voil pourquoi elle est
range du ct de la vertu morale au lieu dtre du ct de la vertu intellectuelle encore
prisonnire de la thorie et des dfinitions. Le philosophe de lthique, de ce point de vue,
nest pas un rcitant mais celui qui fait corps corps avec la pratique de laquelle il tire sa
rflexion, de sorte quil ny a pas une vertu ni une seule et unique dfinition de la vertu, mais
plusieurs, comme le courage, la temprance, la sagesse, la gnrosit, et llment commun de
toutes est la pratique qui les conditionne. Lthique de vertu a pour dfinition gnrale si
tant est quelle peut se dfinir laction ou la pratique de celle-ci ; elle est faire . Il ne
24 R. Descartes, Discours de la mthode (Introduction et notes dEtienne Gilson), Paris, J. Vrin, 2005, p. 126-127. 25 D. Folscheid, B. Feuillet-Le Mintier, J.-F. Matti, Avant-propos , op. cit., p. 5.
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suffit pas, par exemple, de connatre la vertu du courage pour tre courageux, encore faut-il
pratiquer ce courage dans des situations concrtes pour tre courageux.
Dune part : La vertu a deux formes : elle est intellectuelle dun ct, et de lautre,
morale. Si elle est intellectuelle, cest en grosse partie lenseignement quelle doit de natre
et de crotre. Cest prcisment pourquoi elle a besoin dexprience et de temps. Mais si elle
est morale, elle est le fruit de lhabitude. Cest mme de l quelle tient son nom en grec,
thik : morale moyennant une petite modification du mot ethos, en grec habitude . 26
Dautre part, si on suit ce raisonnement, toute habitude ne doit pas seulement senseigner,
encore faut-il en avoir la pratique et lexprience pour en garantir la rflexion et la
comprhension. Do la question pose par Socrate Anytos : Alors comment peux-tu, mon
bon, savoir sil y a quelque chose de bon ou de mauvais dans leur mtier, si tu nen as pas la
moindre exprience ? 27 Formulation qui va tre radicalise par Aristote : Or les vertus,
nous les tirons dactes pralables, comme cest le cas des techniques au demeurant. En effet,
ce quon doit apprendre faire, cest en le faisant que nous lapprenons. Ainsi, cest en
btissant quon devient btisseur et en jouant de la cithare quon devient cithariste. De la
mme faon, cest donc aussi en excutant des actes justes que nous devenons justes, des
actes temprants quon devient temprant et des actes courageux quon devient
courageux. 28
On le voit : lthique, dans le rgime de la philosophie, occupe le rayon des pratiques
et de lexprience partir de quoi prend essor la rflexion qui formule lide que chaque acte
requis doive rpondre une exigence de qualit, cest--dire, au fond, la ncessit de
considrer la particularit des actions en sinterrogeant sur la manire dont il faut accomplir
celles-ci, puisque ce sont elles qui dterminent souverainement jusquaux qualits acquises
par les tats 29. Cette exigence de qualit prend ainsi la forme dun devoir, dun tu dois .
Cette exigence a pour objet dencadrer les habitudes et les pratiques des hommes selon le
domaine de leur activit. Lthique ici peut sappliquer la mdecine, aux mdias,
lenvironnent ou lentreprise. Lthique est donc toujours en dialogue douloureux avec des
exigences quil faut la fois respecter et prendre en compte, mais aussi critiquer, recadrer,
26 Aristote, Ethique Nicomaque (1103 a 8-19), Traduction et prsentation par Richard Bods, Paris, Flammarion, 2004, p. 99. 27 Platon, Menon ou sur la vertu, 91d-92 c, (Protagoras, Euthydme, Gorgias, Mnexne, Mnon, Cratyle), Traduction et notes par E. Chambry, Paris, Garnier-Flammarion, 1967, p. 362. 28 Aristote, Ethique Nicomaque (1103a 34-b 16), op. cit., p. 100-101. 29 Ibid., (1103 b 16-31), p. 102.
19
filtrer, voire rcuser quand la part coutumire a pris le dessus sur des exigences plus
fondamentales que la raison, un certain moment, est seule capable de raviver. 30
La particularit de notre recherche rside ainsi dans le fait davoir t sur le terrain,
faire corps corps avec les situations et les pratiques des malades en fin de vie et des
soignants dans leurs pratiques, dans les hpitaux et dans les temples o se pratique la
mdecine traditionnelle. La pertinence de notre recherche rside en effet dans les entretiens
avec ces diffrents acteurs du soin, pendant plusieurs jours, les expriences que nous ont
partag ces acteurs dans les pratiques de soins accords aux mourants pour finalement
comprendre, in concreto, que cest la vie humaine qui est le ple central de rfrence de la
mdecine et de lthique telle quil convient de les penser conjointement. La pertinence de
notre recherche est quelle nest pas une pure spculation, un simple corps corps avec les
textes philosophiques, mais quelle mle thorie et pratique, donne la chance aux concepts
dtre prouvs par le concret des situations, ou plutt, permet aux situations concrtes de
mieux nous faire comprendre les concepts philosophiques, ce quil veulent dire, et,
inversement, ce qui leur donne tre.
Sans doute que la particularit de notre recherche repose galement sur le fait que
philosopher ne devrait plus nous couper des tches pratiques par quoi nous saisissons mieux
la pense, quelle soit celle dAristote, de Kant ou de Levinas, car lexercice de la raison
philosophique atteint son niveau critique en vitant de regarder de haut ces tches pratiques,
en se consacrant davantage au ct concret des problmes, en se mesurant aux situations
urgences, graves et dlicates qui tenaillent le monde pour permettre ceux qui lhabitent de le
comprendre tout en se comprenant eux-mmes. La partinence de notre recherche pointe alors
cette ide que la rencontre humaine, dont la relation mdicale est une modalit, redevient
possible en ce sens que la pratique du soin aide comprendre la philosophie, puisque cette
pratique est dj philosophique et thique, en son essence mme. Ce qui cadre parfaitement
avec notre corpus de base : Aristote, Kant, Levinas, Ricur, Bruaire, et les sources orales
issues de nos entretiens pendant notre priode denqute de terrain.
Ce que lon retiendra en plus de cette exprience de terrain, cest la vulnrabilit du
visage comme Appel la responsabilit et rejet systmatique de toutes les formes de suicide
ou de demandes deuthanasie qui soient. A plusieurs reprises, dans les hpitaux comme dans
les temples de soin o se pratique la mdecine traditionnelle, la plainte du malade est adresse
quelquun qui, ds cet instant, est en position de responsabilit vis--vis dun tre faible. Et
30 D. Folscheid, B. Feuillet-Le Mintier, J.-F. Matti, Avant-propos , op. cit., p. 4.
20
cest ici que nous comprenons comment seffectue la construction lvinassienne
indissolublement anthropologique et thique. En effet, la faiblesse nest pas dabord un acte
de la volont, le rsultat dun devoir impos de lextrieur, cest le geste demble thique qui
se noue dans la relation de vulnrabilit dautrui. Rencontrer un visage, nest-ce pas
immdiatement rencontrer un appel impratif la responsabilit. Le mourant, dans le
dvoilement du regard, interdit au meurtre, la ngligence et linsouciance. Il nous fait
saisir cette ide que le visage nest pas lassemblage dun nez, dun front, dyeux, etc., il est
tout cela certes, mais prend la signification dun visage par la dimension nouvelle quil ouvre
dans la perception dun tre. 31 Par quoi il faut accepter que le visage est un mode
irrductible selon lequel Autrui est le seul tre quon peut tre tent de tuer. Cette tentation
du meurtre et cette impossibilit du meurtre constituent la vision mme du visage. Voir un
visage, cest dj entendre : Tu ne tueras point. 32
Ainsi donc, on conviendra que la nouveaut de cette recherche rside dans la
conjonction de ces deux articulations la fois pratiques et thoriques, dans le dialogue de la
mdecine moderne avec la mdecine traditionnelle, du mdecin avec le nganga, du Bwiti dans
sa version fang avec levu tel quil sapplique dans le contexte de la maladie et de la mort.
3. Lhypothse de recherche
Quelle est notre hypothse de recherche ? Que voulons-nous dmontrer ?
Notre hypothse de recherche snonce clairement de la manire suivante. Plusieurs
penses se sont penches sur la mort, ou sur la vie aprs la mort. Ce nest pas cela le lieu de
notre proccupation, car la question que nous traitons concerne particulirement les moments
qui prcdent toute mort biologique en tant que telle, cest--dire le soin ultime qui
accompagne la personne en fin de vie. Ce qui revient dire que nous nous intressions cet
ultime accompagnement qui caractrise la priode agonique que traverse un sujet mourant.
De la sorte, notre hypothse de recherche est quen fin de vie, cest lassumgha ning
ou le commencement de la vie comme expression dun dsir dtre qui lemporte sur la
mort. Autrement dit : la fin de vie ne veut pas dire la fin biologique du sujet mourant mais la
possibilit, pour lui, de re-vivre, de re-natre conformment linitiation qui absout la mort
sans jamais la vaincre dfinitivement. Car tre malade mort, cest pouvoir vivre jusquau
bout sa vie pour autant quon est vivant. La fin de vie tmoigne ainsi, non pas dune clture
31 E. Levinas, Difficile Libert, Essais sur le judasme, Paris, Albin Michel, Coll. biblio essais , 1976, p. 20. 32 Ibid., p. 21.
21
mais dune ouverture par quoi la maladie mortelle ne veut pas dire ici le dbut de la fin, mais
la fin de la fin ou le dbut du dbut. Et lensemble de nos analyses tentera de confirmer et de
corroborer cette hypothse de recherche.
4. Les mthodes de la recherche
Quelles sont les mthodes que nous avons utilises pour mener cette recherche ? Sont-
elles compatibles avec lnonc du sujet trait ?
Il y a deux mthodes qui sont prsentes dans ce travail. Dabord, bien entendu, la
mthode philosophique qui consiste au questionnement et la mise en question des
apparences et des certitudes closes. Puis il y a la mthode denqute de terrain, caractrise
par des entretiens semi-directifs.
Concernant la mthode philosophique, elle a consist, comme on le sait, au
questionnement et au travail de conceptualisation. Le questionnement que nous avons
construit tout au long de cette rflexion a consist laborer, chaque fois, tout au long de
chaque problmatique, aussi bien dans la prsentation gnrale de chaque grande partie que
dans la prsentation gnrale de chaque chapitre, une srie de questions visant mettre
distance les acquis aux fins de mieux exploiter leurs mouvements internes. Mettre distance
les acquis, cest ne pas les prendre pour comptant, cest les re-considrer la fois dans leur
laboration thorique et dans leur application concrte et contextuelle. On prendra exemple
sur la premire partie qui, en apparence, na rien de franchement thique tant entendu quil
sagit de prsenter le cadre o se droule la recherche ainsi que le contexte socio-historique
ayant favoris lavnement de la mdecine moderne au Gabon. Do lide, suivant Ricur,
selon laquelle la seule manire de penser thiquement consiste dabord penser non
thiquement. 33 A partir de l, on va se rendre compte que le concret des situations, le
contexte socio-historique, les pratiques en vigueur en matire de soins tant dans la mdecine
moderne dans le cadre de lhpital que dans le cadre de la mdecine traditionnelle dans les
temples o se pratique le soin, sont autant de faits mettre distance, interroger pour en
saisir lalticulationce quoi ils donnent penser.
Ce travail qui consiste considrer des faits et des noncs en apparence non
philosophiques, confine ce que Ricur nomme reprise , cest--dire philosopher en
partant du non-philosophique. Cest ltape thique travers une reprise de la non-
33 P. Ricur, Le conflit des interprtations Essais dhermneutique, Paris, Seuil, Coll. Lordre philosophique , 1969, p. 439.
22
philosophie dans la philosophie 34, pour autant que la philosophie est lintervalle critique
entre deux immdiatets, entre une navet primordiale (qui peut tre hallucinatoire : peu
importe) et une intuition finale qui reste la limite de la pense raisonnante. 35 On le voit : la
philosophie doit peut-tre avoir des prsupposs quelle remet en question et rsorbe
critiquement dans son propre point de dpart. Ds lors, il nest pas sans intrt daccder au
centre de la philosophie par ses marges apparentes, par la non philosophie quelle ressaisit.
Cest ce qui est indiqu sous le titre Prolgomnes aux mdecines du Gabon . En raison de
quoi, en effet, si le mysticisme nest pas philosophique, cest parce que la reprise de ce qui
fut philosophique se fait non sur le mode critique du recommencement, de la mise en question,
mais sur le mode du dpt, du sdiment, de lavoir. 36
Cest ce travail de reprise du non-philosophique qui a nourri la mthode du
questionnement, de la distanciation critique et de la conceptualisation. Ce dautant plus que
nous avons eu recours, la manire des anthropologues, la mthode denqute de terrain
consistant aux entretiens semi-directifs.
Mais de quoi est-il question ? Tandis que la philosophie, comme on le sait,
saccommode au travail rigoureux sur les textes, au corps corps avec les textes, ici nous
avons t contraint, pour les besoins de la cause et au nom de ce quil est convenu dappeler,
au moins depuis Descartes, philosophie pratique 37, au corps corps avec lexprience
pratique. Mais, dit-il, je remarquais, touchant les expriences, quelles sont dautant plus
ncessaires quon est plus avanc en connaissances ? 38
En quoi a consist concrtement cette entreprise ? Elle a consist en llaboration de
quatre questionnaires de plus dune vingtaine chacun, avec des relances, soit pour tayer
largumentation de linterlocuteur pour quil soit plus prcis, soit par des reformulations
quand la question tait mal comprise. Il va de soi que chacun des questionnaires obit des
contenus diffrents, selon linterlocuteur : lhpital, soit linfirmire ou le mdecin, soit le
mourant, et dans les temples soit le tradipraticien encore appel nganga ou son assistant, ou
dans un mbandja39 soit liniti ou le mourant futur initi. En dehors de ces lieux, nous avons
aussi t reus pour des entretiens dans les locaux de lAssociation Nationale des Thrapeutes
34 P. Ricur, Lectures 3 Aux frontires de la philosophie, Paris, Seuil, Coll. La couleur des ides , 1969, p. 153. 35 Ibid., p. 161-162. 36 Ibid., p. 162. 37 R. Descartes, Discours de la mthode, op. cit., p. 127. 38 Ibid., p. 128. 39 En langue tsogho, ce terme dsigne le temple comme lieu de culte et de soin.
23
du Gabon40 (ANTG) et de lInstitut de Pharmacope et de Mdecine Traditionnelle41
(IPHAMETRA).
En effet, nous avons rencontr des mourants lors de nos entretiens, tantt lhpital,
tantt dans les temples de soins de la mdecine traditionnelle, tantt aussi leur domicile. Ce
qui nous a permis de confronter lexprience du soin dans les deux sens et des deux cts,
dans la mdecine moderne et dans la mdecine traditionnelle, chez les soignants et chez les
malades. Nous avons ctoy la mort indirectement, nous lavons regarde en face, nous avons
t confront aux souffrances de lAutre en tant que tmoin oculaire du dialogue ternel de la
vie et de la mort. Et, la vrit, nous pourrons presque reprendre, mot pour mot, le propos du
Prsident Franois Mitterrand : En quelques jours parfois, travers le secours dune
prsence qui permet au dsespoir et la douleur de se dire, les malades saisissent leur vie, se
lapproprient, en dlivrent la vrit. Ils dcouvrent la libert dadhrer soi. 42
La mthode de terrain qui est en fait une mthode proprement anthropologique a le
bnfice de nous avoir fait comprendre et peser chaque concept philosophique la lumire
des situations concrtes vcues par le mourant en position de grande vulnrabilit. La
mthode philosophique qui consiste au questionnement nous a permis de prendre de la
distance, et donc de ne pas tre totalement domin par laffect et le ptir des personnes en fin
de vie. Le ct vivant des concepts clate ds les premiers entretiens, dans le face--face avec
lAutre en qualit de mourant. Ce nest aucunement face la mort qui se reflte dans le visage
de lautre homme que le concept de fin de vie est pos ; au contraire, la mort dans le visage
dautrui aide-t-elle comprendre trs concrtement ce quest la fin de vie.
Les deux mthodes combines ont lavantage dtre complmentaires : sans perdre sa
distanciation critique, la mthode philosophique est prouve par lpreuve vcue par une
conscience en situation, le concret de lempirique et du face--face avec autrui nabsout
nullement la rflexion. Lenqute de terrain consiste partir des faits et sy collant, la
mthode philosophique consiste interroger les faits par lopration de la mise distance. Ici
40 Cette association a t cre le 31 mars 1991, aprs la Confrence nationale de 1990, et lgalise en mars 1996 par le Ministre de lIntrieur. 41 Cr par dcret N 1161/PR/PRSEPN du 11/12/1976. Plac sous la tutelle du Ministre de la Recherche Scientifique et du Dveloppement Technologique et de celui en charge de la sant publique. LInstitut de Pharmacope et de Mdecine Traditionnelle est dirige par un Directeur (Pr Bourobou Bourobou) assist dun Directeur adjoint (Dr Hilarion Mathouet). Ses missions consistent tudier les herbes et les plantes mdicinales, alimentaires et toxiques ; les produits et procds utiliss en mdecine traditionnelle. Etablir la liaison et la coordination entre la mdecine conventionnelle (moderne) et la mdecine traditionnelle. Promouvoir une collaboration troite entre les praticiens des deux mdecines. Apporter un soutien aux tradithrapeutes. Exploiter la flore gabonaise par des tudes scientifiques multidisciplinaires. Mettre au point une pharmacope gabonaise et produire des mdicaments traditionnels amliors. Promouvoir la formation des chercheurs et des techniciens. 42 F. Mitterrand, Prface , La mort intime (Marie de Hennezel), Paris, Robert Laffont, Coll. Pocket , 1995, p. 11.
24
Aristote nous a servi de guide, car, dit-il, il faut toujours partir des donnes connues. 43 Et
cest cela que lenqute de terrain nous a appris, dabord de dcembre janvier 2008, puis de
dcembre 2009 janvier 2010. Lintrt davoir combin de ces deux mthodes de travail
tait de toucher du doigt les faits et les donnes connus dune situation sur laquelle on devait
philosopher. Lthique, en tout cas, nous invite analyser les situations in concreto, partir
justement de celles-ci pour ensuite rflchir sur elles, car les examiner avec toute la rigueur
ncessaire relverait plutt dune autre philosophie 44, plus pratique, plus fconde et plus
actuelle. Par quoi en effet, nous admettons que si le point de dpart, cest le fait et sil
apparat suffisamment 45 alors on admettra galement que la philosophie rompt avec la
spculation et la fermeture dans le soi philosophique, et que lanthropologie gagne par la mise
en question de ses propres donnes. Exigence pratique et exigence de pense, la conjonction
de ces deux exigences a facilit notre dmarche en faisant en sorte que lune et lautre
puissent senrichir mutuellement.
Ds lors, en ce qui concerne les entretiens que nous avons raliss au Gabon, nous
proposons de mettre en annexe leur retranscription. Prcisons ds prsent que nos
interlocuteurs ont requis lanonymat, par consquent nous ne pouvions pas indiquer leurs
patronymes ici.
5. Le plan de travail
Enfin, ce travail obit un plan ternaire. Chaque partie comprend respectivement deux
chapitres.
Dans la premire partie que nous avons intitule Prolgomnes aux mdecines du
Gabon , nous prsenterons, avec le concours de lhistoire, limplantation coloniale de la
mdecine au Gabon depuis la mdecine militaire jusqu lpoque de Schweitzer avant
daboutir la situation actuelle totalement moderne comprenant lhpital et ses structures.
Dans le mme temps, nous interrogeons les acquis de cette mdecine moderne venue de
lOccident et ses liens avec la mdecine traditionnelle davant la Colonisation.
Dans la deuxime partie, nous examinerons proprement parler le moment mdical
qui caractrise la situation de la fin de vie, savoir quelle rvle un certain aveu
dimpuissance de la mdecine vis--vis de certaines maladies dont elle na pas encore trouv
de solution durablement efficace. Jusqu quel point le pouvoir et les progrs enregistrs en
43 Aristote, Ethique Nicomaque (1095 a 30-b 4), op. cit., p.55. 44 Ibid., p. 64. 45 Ibid., p. 56.
25
mdecine sont-ils confronts leurs propres limites ? Jusqu quel point la mdecine
traditionnelle et ses multiples techniques dapproches du soin, de la gurison, du diagnostic
sont-elles aussi incapables de venir bout de certaines pathologies et de pouvoir en rendre
compte de faon totalement satisfaisante ? Bref, malgr leffet conjugu de ces deux
mdecines, malgr les efforts conjoints de lune et de lautre, on constatera quil y a encore
certaines maladies qui accablent lhumanit dans son ensemble et devant laquelle la mdecine
capitule. Cest ce moment-l que nous parlerons dune crise de la mdecine qui doit cder la
place au palliatif face lchec du curatif. En devenant une mdecine plus humaine, ou en
privilgiant lhumanit de la mdecine au lieu de lefficacit de son objectif qui est de gurir
et de soigner.
Enfin, la troisime et dernire partie que nous avons intitule Enjeux thiques de la
fin de vie examinera deux problmatiques concernant, dune part, lide dune ontologie de
la vie lie, non pas au corps souffrant mais ltre souffrant inaltrable, et dautre part le
concept de mourant qui sera remplac par celui, chez Ricur, de vivant jusqu la mort 46
par quoi nous voyons, en proximit avec la mdecine traditionnelle, la possibilit quen fin de
vie, la vie lemporte sur la mort, car la vie prcde la mort tout en lui succdant. Cest du
moins le sens accord l assumgha ning qui dsigne en langue fang et sous le rgime de
la mdecine traditionnelle, le fait de re-vivre, de re-natre. Car ici, la fin de vie veut dire aussi
dialectiquement atarega : le commencement 47 dune vie nouvelle, non pas dans la mort,
non plus aprs la mort mais avant celle-ci et donc pendant la vie. Assumgha ning, atarega et
le concept ricurien de vivant jusqu la mort pointent une seule et mme ide, savoir
que la maladie mortelle, avant de conduire la mort, conduit la vie.
46 P. Ricur, Vivant jusqu la mort, Paris, Seuil, Coll. La couleur des ides , 2007. 47 Tsira Ndong Ndoutoume, Le Mvett Lhomme, la mort et limmortalit, Paris, LHarmattan, 1993, p. 17.
26
PREMIERE PARTIE :
PROLEGOMENES AUX MEDECINES DU GABON
La seule manire de penser thiquement consiste dabord penser non thiquement. P. Ricur, Le conflit des interprtations Essais dhermneutique, Paris, Seuil, Coll. Lordre philosophique , 1969, p. 439.
27
INTRODUCTION GENERALE
Est-il possible denvisager une tude philosophique srieuse sur le thme de la fin de
vie en mdecine, laune de lthique, sans se poser pralablement des questions inhrentes
au cadre de recherche qui borne notre rflexion, notamment le Gabon ?
En effet, instruire la question relative aux enjeux thiques de la fin de vie dans la
mdecine moderne et traditionnelle revient avant tout convoquer ce pays aux plans
gographique, historique, dmographique, culturel, etc. car il est tabli que chaque pays
lintrieur duquel une recherche est envisage rfre une histoire, son histoire, ses us et
coutumes qui ne sont rien dautre que des clefs de comprhension du sujet que nous traitons
tel que nous entendons lexaminer. Ceci ne veut pas dire que lapproche qui est la ntre au
titre de prolgomnes et que nous dfendons trs justement, ne soit pas conforme lesprit
philosophique. Bien au contraire, le mobilier historique ainsi que la clarification conceptuelle
sont la base mme de tout discours philosophique, si philosopher a quelque chose voir avec
penser et si penser signifie, tout le moins, clarifier.
1. Le geste philosophique de base : clarifier
La premire tche de la philosophie consiste en effet, clarifier et circonscrire
lobjet de son discours avant den dgager lhorizon de pense appropri. Cest bien l un
exercice de base auquel Paul Ricur nous invitait : Cest l comme ailleurs, disait-il, la
tche minimale de la rflexion philosophique : analyser, clarifier. 48 La rflexion peut
commencer, aprs avoir prsent, clarifi et dcrit un objet et le contexte qui le dfinit pour
ainsi dire. Mme sil est vrai que les circonstances dont il dpend sont quasi toujours si
particulires et si petites quil est trs malais de les remarquer. Et si on en vient faillir cet
exercice de premier ordre qui est en ralit un pralable et qui, ce titre, a valeur de principe,
il ne serait pas faux de dire que cest tout ldifice philosophique qui se trouverait
vritablement fragilis. Et cest dans le mme ordre dide que lhistorique ne se dsolidarise
pas toujours du philosophique, le non thique de lthique ni le factuel du conceptuel,
simplement parce que lattention porte sur lun pourrait mobiliser la comprhension de
lautre en lui ouvrant une perspective : celle dun cheminement de pense qui donne toujours
dj penser. Un penser plus 49 comme le suggre Ricur.
48 P. Ricur, Vivant jusqu la mort, op. cit., p. 36. 49 P. Ricoeur, Lectures 2. La contre des philosophes, Paris, Seuil, Coll. La couleur des ides , 1992, p. 493.
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Lobjet de cette premire partie qui est binaire consiste faire une brve histoire des
mdecines au Gabon : de la priode prcdant la pntration coloniale jusqu la priode
poste-coloniale, cest--dire la priode actuelle, en passant videmment par le moment de
limplantation coloniale proprement dit. Lenjeu ici est de comprendre quil y a plusieurs
mutations qui se sont opres dans le temps et dans lespace, permettant ainsi dapprcier fort
utilement les pratiques en matire de mdecines moderne et traditionnelle. Car lhistoire du
Gabon ne se dissocie pas du contact avec le monde occidental, la France en particulier. A la
faveur de cette rencontre, des changes ont eu lieu, notamment au plan mdical, de mme que
les cultures locales, confrontes ces changes, ont connu un certain nombre de modifications
au plan des pratiques en vigueur. Il va donc sagir ici damnager un espace dinvestigation
laide des documents crits et des sources orales, des tmoignages et des faits marquant cette
priode de lhistoire. Ce nest que de cette manire-l quon pourra apprcier pertinemment
lintroduction de la mdecine occidentale dite moderne au Gabon, et son impact la fois
sur les populations, leurs comportements et sur lensemble du territoire.
2. Problmatiques
Cette premire partie nous permettra dexaminer deux chapitres.
Le premier concentrera la problmatique historique de la mdecine moderne et
traditionnelle au Gabon. La question qui guidera ce premier moment de notre rflexion sera
de savoir : quel hritage la colonisation a-t-elle laiss au Gabon et qui tient lieu de repre ?
Autrement dit, dans le contexte de la colonisation, lintroduction dune mdecine venue de
lOccident pour soigner les malades rpondait quelle fin ? Nous aurons le loisir, au terme du
premier chapitre, de rpondre de faon claire cette interrogation, car sa rponse nous
permettra daborder et dvaluer, in fine, la problmatique du deuxime chapitre relative
lhritage ancestral, avec tout son arsenal : les symboles, les rites, les pratiques religieuses, la
pluralit ethnique induisant une pluralit de mdecines. Ce deuxime moment de notre
rflexion nous donnera loccasion, en effet, de prsenter la mdecine traditionnelle telle
quelle fut exerce une poque recule prcdant la colonisation proprement parler. La
question laquelle nous tenterons de rpondre est celle de savoir, sur quoi reposait lefficacit
de la mdecine traditionnelle davant la Colonisation ? Peut-tre faudra-t-il envisager avant de
la dialectiser, ses ressorts, ses mcanismes de fonctionnement et la dfinition quelle donnait
au soin. Etant entendu que les procdures de diagnostic et de thrapeutique taient dfinies
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selon le groupe ethnique, la religion lintrieur du groupe et le rapport du malade au groupe
auquel il appartient.
Nous vrifierons enfin si, lheure actuelle, les outils utiliss pendant la priode
prcoloniale, celle que nous identifions comme le moment originaire o les choses furent ce
quelles taient avant de devenir ce quelles sont maintenant, sont encore les mmes. Cela
revient poser que lenjeu du dernier chapitre de cette premire partie sera dtudier les
influences de la Colonisation sur les pratiques mdicales traditionnelles et les avantages ou
mme les inconvnients de celles-ci. Ainsi donc, la question suivante nous servira de fil
conducteur : quel comportement affichent les personnes aujourdhui lorsquelles sont
malades, dans un contexte o mdecine moderne et mdecine traditionnelle cohabitent ? A
laide de plusieurs tmoignages recueillis la fois auprs de certains praticiens de la mdecine
traditionnelle et de la mdecine moderne, laide des faits que nous avons observs auprs de
certains malades pendant nos recherches au Gabon, que dire de la reprsentation gnrale de
la maladie et du statut gnral du soin ?
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CHAPITRE PREMIER :
HISTOIRE DE LA MEDECINE AU GABON : DES MEDECINS
COLONIAUX JUSQU'A SCHWEITZER
Il nest pas daffection du Corps dont nous ne puissions former un certain concept clair et distinct.
Spinoza, Proposition IV , Ethique (Bilingue latin-franais), prsent, traduit et comment par Bernard Pautrat, Paris, Seuil, 1999, p. 489.
31
INTRODUCTION PARTIELLE
La mdecine au Gabon comporte une histoire. Celle-ci prsente deux niveaux. Le
premier niveau rfre la mdecine moderne et commence avec la pntration coloniale car,
les voyages des premiers Colons, Portugais, Amricains puis Franais, taient
officiellement mens par des explorateurs, missionnaires au sens vanglique du terme et
mdecins. Et si lhistoire du Gabon est en partie lie celle de la mdecine, cest parce que
lhistoire de la mdecine est une partie vivante de lhistoire. 50 En effet, la mdecine
occidentale pntre en Afrique de manire gnrale et au Gabon particulirement un
moment bien identifi de notre histoire ; ce moment, il faut le situer au XIXe sicle car, ainsi
que le rapporte M. Sankal : Le XIXe sicle voit la mdecine occidentale sinstaller en
Afrique. 51
1. Le moderne et le traditionnel : quel contenu de pense ?
On peut, dentre de jeu, exposer sommairement la dmarche qui consiste poser dos-
-dos les termes moderne et traditionnel appliqus la mdecine. En effet, la
mdecine dorigine occidentale est qualifie de moderne ou de conventionnelle parce
quelle est scientifique, cest--dire fonde sur des principes rationnels la mthode
dobservation , objectifs et vrifiables, car elle sappuie sur une somme de techniques et
doutils sophistiqus (imagerie mdicale, scanner, radio, chirurgie mdicale, etc.) qui
permettent dapprivoiser le phnomne humain comme un objet dtude approfondie. La
mdecine moderne concerne en effet tout ce qui fonde les formes de rationalit mdicale,
cest lespace de lexprience qui semble sidentifier au domaine du regard attentif, de cette
vigilance empirique ouverte lvidence des seuls contenus visibles. La mdecine moderne
est science de lobservation et du visible des phnomnes pathologiques, de sorte que lil
devient le dpositaire et la source de la clart ; il a pouvoir de faire venir au jour une vrit
quil ne reoit que dans la mesure o il a donn le jour 52. Il faut dire en fait que ce que nous
mettons sous le mot de mdecine moderne, cest le caractre clinique de la tche mdicale
partir duquel, en effet, la mdecine comme science clinique est apparue sous des
conditions qui dfinissent, avec sa possibilit historique, le domaine de son exprience et la
50 M. Sankal, Mdecins et action sanitaire en Afrique noire, Paris, Prsence Africaine, 1969, p. 15. 51 Ibid., p. 33. 52 M. Foucault, Naissance de la clinique, Paris, Quadrige/Puf, 1963, p. IX.
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structure de sa rationalit. 53 Foucault disait dailleurs que la mdecine moderne a fix
delle-mme sa date de naissance vers les dernires annes du XVIIIe sicle. En tant que
science clinique, elle prend effet sous la forme du vu et du dit , lexprience pour elle
tant dfinie doublement comme ce qui se voit et ce qui se dit .
2. La mdecine moderne et lhpital
Eric de Rosny qualifie de savante la mdecine moderne, au motif quelle est ne
dans les milieux intellectuels et urbains. Cest, dit-il, celle des hpitaux et des dispensaires,
mais aussi celle de lacupuncture ou des anciennes universits indiennes, transcrites en
tamoul ou en sanscrit, celle des coles arabes 54 Il ny a donc pas de mdecine moderne
sans hpitaux, infrastructures daccueil adapts pour les populations la recherche de soins,
bistouri, ciseaux, coton, alcool, blouse blanche, piqre, etc. La mdecine moderne, en ce sens,
est dite populaire parce quelle est ouverte tous, parce quelle diagnostique, opre et
gurit ses malades travers un formidable appareillage technique qui fait le triomphe de sa
scientificit. Son apprentissage se fait en sept annes en moyenne 55 dans des lieux
spcialiss appels Universits et Laboratoires de recherche.
Au niveau du Gabon, nous appelons galement mdecine moderne tout savoir-faire
mdical provenant dailleurs, trangre aux pratiques endognes et non conformes aux
formations sociales prcoloniales. Elle est aussi moderne parce quelle na pas toujours t
implante en Afrique ; elle a t adopte, emprunte par la force des choses, par contingence
historique, compte tenu du contexte dans lequel la rencontre avec les Blancs sest effectue,
o la mdecine tait un excellent passeport pour lEuropen qui voyageait en Afrique. Elle est
enfin dite moderne dans la mesure o elle a introduit un nouvel ordre mdical chez lAfricain
li des pratiques plus complexes, plus techniques et plus scientifiques par rapport au modle
traditionnel alors en cours.
En Afrique, on qualifie mme la mdecine moderne de conventionnelle, selon un
accord historique rsolument tabli entre le monde occidental qui a su, trs tt, avec
linvention de la science et de la technique, matriser la nature et en percer les secrets, se
rendant ainsi matre et possesseur de la nature selon lexpression consacre de Descartes,
et les autres mondes, travers lOrganisation Mondiale de la Sant (OMS). Cest en ce sens
que lon doit accorder une attention particulire lide que linfluence mdicale de
53 Ibid., p. XI. 54 E. de Rosny, LAfrique des gurisons, Paris, Karthala, Coll. Les Afriques , 1992, p. 49. 55 Ibid., p. 50.
33
lOccident a suivi en Afrique les voies de la colonisation 56, ce qui explique le recul et la
dsorganisation gnralise des pratiques traditionnelles africaines un moment de leur
volution.
3. La mdecine traditionnelle : une question dhritage
La mdecine traditionnelle est quant elle endogne ; elle constitue un hritage
des anctres. Cette mdecine est qualifie de traditionnelle parce quelle est transmise de
gnration en gnration, et perptue sur fond culturel. Elle a en effet toujours exist car son
histoire est troitement lie celle des peuples africains et du Gabon notamment. Elle est un
don des anctres. Elle est aussi traditionnelle en ce sens quon ne saurait situer sa date de
naissance car elle a toujours exist, elle est et sera. Continuum de lhistoire, cest cette
continuit permanente qui justifie son caractre traditionnel . Elle est sacre, car son
apprentissage est gnralement de lordre de linitiation (sa phase terminale) aprs avoir reu
des enseignements venant dun matre, dun pre, dune mre, aprs avoir tudi les secrets de
la nature. Elle prfre se rfrer un don plutt qu une science. Lattribution des causes
elle-mme diffre grandement. 57 Elle est enfin traditionnelle parce quelle se transmet
fidlement dun groupe ethnique un autre, dune famille une autre, dune gnration une
autre, de pre en fils, de mre en fille, de matre disciple.
Elle est indissociable de lhistoire des peuples du Gabon. Plus rigoureusement, elle
prcde donc limplantation coloniale et demeure foncirement culturelle et initiatique. Elle
est plurielle car elle varie dune ethnie une autre. En ralit, la mdecine dite
traditionnelle vient avant celle dite moderne dans la mesure o les peuples du Gabon
avec leurs cultures, rites et religions ont prexist larrive des premiers missionnaires
explorateurs. On peut mme dire, tout de go, que la pntration coloniale a favoris de
nombreuses mutations au sein mme de lorganisation des pratiques mdicales en vigueur
lpoque. Toute lintelligence de ce chapitre se concentrera sur les avantages de la pntration
mdicale par la Colonisation et les effets induits de celle-ci.
Comment valuer lefficacit de la pratique mdicale occidentale au Gabon par les
Europens sur les populations ? Etait-elle attendue ou regarde comme une panace ou
comme un complment mdical critique articul aux pratiques mdicales locales ? Quels
56 M. Sankal, op. cit., p. 29. 57 E. de Rosny, LAfrique des gurisons, op. cit., p. 50.
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taient ses remdes ? Et quelles furent les principales maladies auxquelles firent face les
premiers Europens qui sinstallrent au Gabon ?
Enfin, nous examinerons la question de savoir si, ce stade liminaire de notre
rflexion, on peut apprcier les enjeux thiques, non de la fin de vie en tant que telle, mais de
la pratique et de lorganisation du soin. Autrement dit, ltude de lhistoire de la mdecine au
Gabon, sous la Colonisation, fait-elle limpasse de lthique, et donc de la philosophie
pratique telle quelle sapplique dans le champ de la mdecine ?
35
I. PRESENTATION GENERALE DU GABON : LES HOMMES ET LEUR HISTOIRE
Des divers territoires de lAfrique Noire, le Gabon est un de ceux qui reclent le plus grand nombre de coutumes et de rites que les diverses tribus de la grande fort, pratiquent depuis des temps immmoriaux. 58
Dcouvert la fin du XVe sicle par les Portugais, le Gabon appartient au monde
quatorial africain. En 1521 dj, des missionnaires catholiques se fixrent sur la cte, entre
lembouchure de lOgoou et celle du Congo. Largement ouverte sur lAtlantique, la
Rpublique du Gabon est limite au nord par la Guine quatoriale et la Rpublique du
Cameroun, lest et au sud par la Rpublique dmocratique du Congo. Et il est juste
daffirmer que ces frontires politiques ne rsultent de rien dautre que du dcoupage
administratif, hritage de la Colonisation franaise. Ceci dit, au-del des limites
conventionnelles et du morcellement des ethnies, le Gabon sintgre dans le vaste ensemble
de lAfrique noire francophone. La communaut de langue vhiculaire, le franais, constitue,
entre ce pays et les Etats voisins de lAfrique centrale et occidentale, un puissant lien de
rapprochement que des changes multiples, notamment conomiques, sont appels
renforcer.
Dune superficie de 267667 km2, presque la moiti de celle de la France, le Gabon
comptait, en 1974, peine 600 000 habitants. A ce jour, elle avoisine, selon un rcent
recensement, les 1 200 000 habitants. Ce qui fait de lui lun des pays les moins peupls
dAfrique centrale aprs la Guine quatoriale. Ainsi que laffirmait G. Sautter dans son
ouvrage intitul De lAtlantique au fleuve Congo : Aucun autre pays dAfrique chaude et
pluvieuse nest aussi mal peupl. 59 Ce sous-peuplement du Gabon se reflte dans les faibles
densits rgionales et lingale rpartition de la population. Li en partie au milieu naturel, ce
dficit humain sest aggrav dans le pass par le contact des hommes avec lextrieur.
Certains aspects de lhistoire en portent une part de responsabilit. Aujourdhui, les
perspectives nouvelles daccroissement dmographique et de dveloppement de lurbanisation
ont quelque peu modifi ces donnes.
58 A. Raponda-Walker, R. Sillans, Rites et Croyances des Peuples du Gabon, op.cit., p. 1-7. 59 G. Sautter cit par J. Bouquerel, Le Gabon, Paris, Puf, Coll. Que sais-je ? , 1970, p. 27.
36
1. Les liens ethniques
Au plan ethnique, malgr leur affaiblissement d aux influences modernes et leur
contact avec la civilisation europenne, les liens ethniques conservent encore au Gabon une
force indniable. En effet, mme dans les villes, les groupes ethniques modlent le lien social,
lient les personnes et se refltent dans le peuplement des quartiers. Ceci dit, on dnombrait au
Gabon, en 1960, environ 60 groupes ethniques. Le groupe le plus important, celui des Fang,
occupe le Woleu-Ntem o domine la culture du cacao et o il sest dabord implant. Mais
ses reprsentants sont aussi trs nombreux dans la rgion ctire, les villes et les exploitations
forestires. Une trs grande diversit ethnique rgne dailleurs dans le bassin sdimentaire et
prs du littoral. Les Mpongw de lEstuaire, les Oroungou des bouches de lOgoou Maritime,
les Nkomi du Fernand Vaz ctoient dautres ethnies et les Fang, trs nombreux dans le secteur
ctier. Tout le Bas-Ogoou offre une diversit ethnique trs prononce, o subsistent les
contrastes anciens, malgr linfluence urbaine qui tend uniformiser par des genres de vie
similaires les diffrenciations tribales. La rpartition gographique des ethnies dans lintrieur
du pays est peu facile dlimiter.
Entre le bassin suprieur de la Ngouni, par exemple, et le Haut-Ogoou,
senchevtrent une infinit de groupuscules dont il est malais dapercevoir les diffrences ou
les points de contact. Dans le Gabon mridional, la Mayomb, la valle de la Nyanga, le
versant sud du massif du Chaillu, les groupements ethniques se rapprochent davantage de
ceux du Congo voisin. Ce rapprochement est facilit aussi bien par la route qui mne de
Franceville Dolisie que par le Congo-Ocan qui attire vers Pointe-Noire tout le sud-est
gabonais jusquaux rives de la Ngouni 60.
Les Batk du Gabon, reprsents par plusieurs groupes, offrent une forte
individualit. Gens de la brousse, ils ont le sentiment dappartenir un mme peuple, mal