Bitterman 1
Le cœur divisé dans La Porte étroite par André Gide
Le dénouement catastrophique de La Porte étroite, paru en 1909, continue de résister à l’analyse.
Comment l’attachement tendre, ardent et de longue durée des personnages principaux finit-il par s’abîmer
dans la mort et le désespoir? Le malheur des amoureux est d’autant plus indéchiffrable qu’il semble
résulter d’une sorte de cancer au cœur le leurs rapports, plutôt que des contraintes extérieures. Aucun
obstacle associé au roman traditionnel—différence de fortune ou de rang social, relations acrimonieuses
entre familles, mariage préalable, maladie mortelle ou mentale—ne menace leur bonheur, qui semble
succomber plutôt à une mystérieuse auto-insuffisance. Pour expliquer le chagrin que s’infligent Jérôme
et Alissa, les critiques tendent à recourir à la part autobiographique de La Porte étroite, et à raison: “Gide
a plus que personne fait de sa vie une œuvre d’art ; et, plus que tout autre, il a mis de sa vie dans son
œuvre artistique, ” affirme Evelyne Méron (149). Pourtant, il y a aussi une préoccupation artistique de la
part du je dramatique qui préfigure la révolte des Nouveaux Romanciers contre le genre romanesque du
dix-neuvième siècle qui privilégie l’énoncé au dépens de l’énonciation: en fait, Alissa est au moins autant
une construction artistique qu’un avatar de Madeleine Gide, la cousine, âme-sœur et femme de l’auteur.
C’est en analysant le conflit psychologique au cœur de ce drame à la lumière des préoccupations
esthétiques du narrateur qu’on peut mieux s’expliquer la conclusion navrante de ce roman.
À moins de tenir compte des passages métatextuels qui identifient Jérôme comme figure de l’auteur, on
risque de ne voir que la mauvaise foi de Gide quand il s’insurge contre le poids de l’évidence au contraire:
“Mais quelle erreur commettrait celui qui croirait que j’ai tracé [le portrait de Madeleine] dans l’Alissa de
ma Porte étroite!” (“Et nunc manet in te” 1148). Les correspondances entre ce qu’André et Madeleine
Gide vécurent ensemble et leur récréation fictive dans ce roman rempliraient facilement un carnet, mais
avant de se pencher là-dessus, il vaut la peine de s’attarder un moment sur les qualités et les luttes de
Jérôme narrateur.
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Dès l’incipit Jérôme s’identifie comme je focalisant qui ne possède cependant pas d’idée bien définie de
son rôle. Lui-même semble confondre vie et récit, et sa première phrase se marque de contradictions :
“D'autres en auraient pu faire un livre; mais l'histoire que je raconte ici, j'ai mis toute ma force à la vivre
et ma vertu s'y est usée” (Porte 5). Curieusement, il nie écrire au moment même de prendre la plume. Un
peu plus tard, un passage méta-textuel signale le travail ardu qui attend le lecteur. Il s’agit d’une
description de la façade de la maison de campagne où ont lieu la plupart des rencontres entre Jérôme et
Alissa: “Les fenêtres sont à petits carreaux: quelques-uns récemment remplacés, paraissent trop clairs
parmi les vieux qui, auprès, paraissent verts et ternis. Certains ont des défauts que nos parents appellent
des ‘bouillons’; l'arbre qu'on regarde à travers se dégingande; le facteur, en passant devant, prend une
bosse brusquement” (6-7). Les carreaux neufs qui permettent une vue directe sont “trop clairs” et
offensent le narrateur; par contre les carreaux “verts et ternis” dont les “défauts” permutent et distordent
les formes derrières eux l’intéressent. L’idée d’une limitation auctoriale se poursuit dans la description du
jardin derrière la maison « entouré de murs » et doté de deux allées qui ne mènent nulle part: l’une
« abritée…par un épais rideau », l’autre qui «disparaît sous les branches » (7). Ce n’est pas de ce narrateur
qu’il faut attendre un compte-rendu objectif.
Comment ne pas se souvenir de l’incipit de Paludes (1895), dont le narrateur abîme son récit tout en le
construisant ? L’analyse lumineuse de Françoise Calin démontre la manière dont ce narrateur gidien, bien
avant les tâtonnements de Jérome, appuie sur ses limitations, voire, son incapacité de narrer. Là aussi il
est question d’un livre qui ne s’écrit pas, d’un jeu de fenêtres qui rétrécissent plutôt que d’élargir la vue de
l’écrivain, et d’une allée inutilisable aux fins artistiques. “Dès les premières lignes on est conduit à douter
soit de sa lucidité, soit de sa bonté d’âme”(125), affirme Calin au sujet du narrateur de Paludes, et ce
malaise de la part des lecteurs de la soi-disant « sotie » s’en va intensifiant quand on aborde La Porte
étroite, car Paludes ne prétend pas à l’illusion référentielle, tandis que La porte étroite est un roman qui
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engage l’intérêt du lecteur sur un plan profond et émotionnel. Bien qu’il s’agisse de vie ou de mort,
Jérôme n’arrivera pas à la hauteur de la tâche du narrateur. “Je ne puis décrire un visage” se lamente-t-il
en entament son portrait d’Alissa; “les traits m'échappent, et jusqu'à la couleur des yeux; je ne revois que
l'expression presque triste déjà de son sourire et que la ligne de ses sourcils… (15-16). Il se la représente
sous les traits d’ “une statuette florentine” ou de la Béatrix de Dante, c'est-à-dire, des stéréotypes, alors
qu’un maître saurait faire de la bien-aimé un individu à part.
En fait, Alissa succombera à la “dépoétisation” avant de succomber à la maladie (128,137). C’est
l’artiste autant que l’amant qui échouera: “Je ne chérissais plus qu’un fantôme [….] Cette dépoétisation
affreuse, devant quoi tout mon cœur se glaçait, n’était rien, après tout, que le retour au naturel ; lentement
si je l’avais surélevée, si je m’étais formé d’elle une idole, l’ornant de tout ce dont j’étais épris, que
restait-il de mon travail, que ma fatigue?” (137-138). Alissa serait donc tombée de “ces hauteurs où mon
unique effort l’avait placée” (138). C’est sans doute ce passage qui fait affirmer David Steel que “on the
literary level, the cause of [Alissa’s] death is authorial victimization” (5). Steel réagit probablement aux
nuances de sadisme qui colorient le récit d’Alissa mourante, torturée dans son esprit comme dans son
corps, angoissée par la solitude et par des doutes religieux, perdant toute confiance en soi, vidée peu à peu
mais inexorablement de ses attraits intellectuels et féminins, écrasée par la maladie cancéreuse qui la fait
maigrir, pâlir, chanceler, vomir, et finalement expirer toute seule dans une chambre anonyme. Dans sa
violence, cette mort rappelle celle d’Emma Bovary, quoiqu’Alissa ne fît rien qui mérite la punition. La
violence de la mort d’Alissa semble gratuite, d’où l’impression de l’intervention éditoriale dont parle
Steel.
La cohérence du récit souffre autant que l’héroïne aux mains du narrateur inapte. Jérôme est un
personnage assez inconsistant, passant rapidement du désespoir à la confiance, de l’appréciation au
dédain, de l’ardeur à la passivité, de la timidité paralysante à une chaleur frôlant l'indiscrétion. Même ses
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plus proches le trouvent souvent indéchiffrable. Abel Vautier, l’ami intime à qui Jérôme s’ouvre
entièrement, s’exclame: “À vrai dire, il y a quelque chose dans ton histoire que je ne m'explique pas bien;
tu n'as pas dû tout me raconter” (52). De même la tante Félicie, voyant que quelque obstacle semble
empêcher le déroulement attendu de l'attachement entre Jérôme et Alissa, interroge Jérôme mais ne
comprend rien à ses réponses: “Mon pauvre enfant, si tu veux que je te comprenne, il faut t'expliquer un
peu plus clairement” (68). Le narrateur lui-même, un moment après avoir quitté Alissa définitivement,
bredouille: “...ne m'a point compris jusqu'alors celui qui ne me comprend pas à présent” (146). Ainsi il
reconnaît l’inscrutabilité de son raisonnement et renonce à quelque tentative d’élucidation.
Pour reprendre les mots de Françoise Calin cités plus haut, le lecteur du journal d’Alissa perd confiance
dans la « lucidité » et la « bonté d’âme » du premier narrateur. La nouvelle conscience focalisante oblige
le lecteur à repenser tout le récit dès le début, car le comportement d’Alissa cesse de paraître morbide
quand on voit de ses yeux. Le désespoir mortel et les cris d'angoisse qui retentissent dans le journal ne
s'accordent pas du tout avec l’impression laissée par Jérôme d’une femme capricieuse et imprévisible, qui
trouva un plaisir masochiste à se rendre indésirable. Ce nouveau document rend douteux toute tentative
préalable de la part de Jérôme d’expliquer l’échec de leur amour, les raisons de leur séparation et les
circonstances de la mort d’Alissa. Le lecteur qui veut voir clair dans cette histoire doit réexaminer le récit
de Jérôme sous la loupe, et à la lumière du journal d’Alissa, il se transforme. Une étude minutieuse
produira des fruits, à en croire un autre narrateur de Gide, celui d’Isabelle (1911): Se trouvant dans une
situation romanesque dont il veut un jour écrire un roman, il se rappelle qu’il "s'agit de découvrir la réalité
sous l'aspect... […] si tu laisses passer un geste, un tic sans t'en pouvoir donner bientôt l'explication
psychologique, historique et complète, c'est que tu ne sais pas ton métier ” (48). Grâce au journal
d’Alissa, la divergence entre réalité et aspect transparaît , donne une nouvelle dimension à l’œuvre, et
révèle la génie de l’auteur, André Gide.
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Car si le narrateur échoue dans le sens où son récit « se dégingande » et donne au lecteur le semtiment
de ne voir qu’à travers des carreaux « verts et ternis, » cela représente selon les critères de Gide l’idéal
artistique. Dans la Postface pour la deuxième édition de Paludes, il en avait déjà averti ses lecteurs de son
goût pour l’équivoque: "J'aime aussi que chaque livre porte en lui, mais cachée, sa propre réfutation [...].
J'aime qu'il porte en lui de quoi se nier, se supprimer lui-même [...]» (Romans, récits et soties, œuvres
lyriques 1476). Le journal d’Alissa effectivement « supprime » ou « nie » le récit de Jérôme en
présentant une vue des événements qui défie les conclusions que le lecteur aura pu en tirer. Ainsi Gide
aura effectué un effacement du texte par lui-même. Pourtant, en « supprimant » son texte, il l’enrichit en
lui faisant contenir de nouvelles significations.
Gide exprime souvent sa fascination pour la polysémie et pour un langage qui incorpore la complexité
de l’expérience. “Je vois toujours presque à la fois les deux faces de chaque idée et l'émotion toujours
chez moi se polarise,” constate-t-il (Journal 1889-1939 31). “Je suis un être de dialogue; tout en moi
combat et se contredit” (Grain 245). Il savait supprimer de sa conscience une idée qui lui disconvenait:
étant donné ses penchants homosexuels, il souffrait du pressentiment de lui faire une injustice en épousant
sa cousine: “Au vrai j’aurais voulu les concilier toutes, et les points de vue les plus divers… » (Grain 316-
317). La lutte a beau commencer sur un plan éthique; elle se résout grâce à une belle phrase qui n’évoque
l’objection que pour la supprimer aussitôt: « car, en Emmanuèle, n’était-ce pas la vertu même que
j’aimais? C’était le ciel, que mon insatiable enfer épousait; mais cet enfer je l’omettais à l’instant même…
et ce que je ne consentis plus à voir avait cessé pour moi d'exister ” (323-324).
On ne saurait mieux décrire Jérôme qu’en lui attribuant les épithètes que Gide s’attribue à lui-même :
un être dont les émotions se polarise, qui voit les deux faces de chaque idée, chez qui tout « combat et se
contredit. » Sur le plan de l’énoncé, c’est cela qui l’écarte d’Alissa, dont le journal démontre qu’elle aime
passionnément Jérôme, quoiqu’elle refuse de l'épouser. La séparation qu’elle enjoint détruit sa santé,
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menace sa foi en Dieu, et lui coûte finalement la vie, mais elle ne peut faire autrement que de s’éloigner
de ce fiancé indécis. Quoique Jérôme insiste que l'amour qui le réunit à Alissa soit la condition de son
bonheur, il s'éloigne physiquement et émotionnellement d'elle alors que toute la famille s'attend à des
fiançailles. Quand il s’agit de proclamer son dévouement à Alissa, Jérôme est franc et convaincant, tandis
que les paroles et actions nées de son irrésolution se trouvent tamisées dans le cadre d’autres récits,
comme étant d’une importance secondaire ou circonstancielle. Pourtant, elles sont très importantes, parce
qu’elles nient, réfutent et suppriment celles qui sont plus en évidence.
Il n’y a pas de raison de douter que Jérôme fut attaché à Alissa au point où son identité dépendait
d’elle; il pensait à elle continuellement, lui écrivait des volumes, languissait ou jubilait selon ce qu'il
vivait avec elle au moment donné. Il affirme son amour à elle, aux amis, à sa famille, au lecteur. De
l'expression des yeux d'Alissa il dit: “cette interrogation s'empara de moi, fit ma vie” (16). Encore
adolescent, Jérôme compatit à la peine de sa cousine profondément affligée par l’adultère de sa mère, et
dédie sa vie à sa protection: “j'en appelais à Dieu de toutes mes forces et m'offrais, ne concevant plus
d'autre but à ma vie que d'abriter cette enfant contre la peur, contre le mal, contre la vie ” (19-20).
Désormais, cet amour détermine son développement intellectuel et personnel :
J'étais alors tout occupé par mon amour.... Alissa était pareille à cette perle de grand prix dont m'avait
parlé l'Evangile; j'étais celui qui vend tout pour l'avoir [....] Travail, efforts, actions pies, mystiquement
j'offrais tout à Alissa [….] mon esprit choisissait ses voies selon elle [….] Je vivais avec la pensée
d'Alissa et couvrais mes livres favoris d'indications à son usage, soumettant à l'intérêt qu'elle y pourrait
prendre l'intérêt que moi-même y cherchais [...] Je ne trouvais d'autre raison à ma vie que mon amour, me
raccrochais à lui, n'attendais rien, et ne voulais plus rien attendre qui ne me vînt de mon amie. (25-26, 31,
64, 81)
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À Alissa Jérôme déclare: “Tout ce que je serai plus tard; c'est pour toi que je veux l'être”, et quand la
mère d'Alissa s'enfuit avec son amant, il lui jure: “Moi, je ne te quitterai jamais” (30). Dans une lettre il
proteste que “c'est de mon âme entière que je t'aime” (116), et finalement il lui demande de l'épouser pas
moins de quatre fois. Si elle refuse, si elle le tient à distance, si finalement elle va mourir loin de lui, laisse
sous-entendre le narrateur, lui avait fait son possible pour la retenir près de lui.
Malgré cette préoccupation constante avec Alissa, les fiançailles ne s’annoncent pas. Selon la tante
Félicie, amie et confidente de Jérôme et Alissa, il est au jeune homme de faire le prochain pas: “Il n'est
pas nécessaire de rendre les fiançailles officielles... seulement cela permet de faire comprendre--oh!
discrètement--qu'il n'est plus nécessaire de chercher pour elles […] (66). Certes Jérôme s’offre à Alissa,
mais il le fait à contre cœur, de sorte qu’Alissa ne puisse pas l’accepter sans sacrifier son amour-propre.
Les indications que Jérôme ne désire pas se marier sont dissimulées dans un commentaire sur un autre
sujet ou éparpillées à travers l’œuvre. Considérées seules, elles seraient sans conséquence, mais
contemplées ensemble elles prennent de l'ampleur, non seulement à cause de leur nombre, mais à cause de
leur cohérence; tous désignent la même chose: que l’angoisse de Jérôme vient moins de la peur qu’Alissa
refuse que de la peur qu’elle accepte de l’épouser.
Jérôme fuit Alissa au moment où elle a besoin de lui. Quelques jours après ses premiers serments, sa
constance est mise à l’épreuve. La mère d’Alissa vient de s’enfuir avec son amant, et la famille est
revenue du culte dont le sermon condamne les adultères. Au lieu de soutenir son amie par sa présence,
Jérôme l’évite: "je m'enfuis sans chercher à voir ma cousine...pensant la mieux mériter en m'éloignant
d'elle aussitôt” (23). La surprise que cette déficience éveille chez le lecteur est atténuée par le contexte,
car les mêmes événements qui sembleraient dicter une action de solidarité publique pourraient aussi faire
paraître indélicate une telle action; étant donné les circonstances, l’absence de Jérôme aux côtés de son
amie dans son calvaire pourrait traduire une discrétion raffinée.
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La passion de Jérôme est spirituelle plutôt que sensuelle, quoique ce dernier aspect soit indispensable à
un mariage heureux. Cet aveu du narrateur, qui semble normal dans le contexte où il s’insère, fournit un
indice du problème: “...lorsque je devins d'âge à souffrir des plus précises inquiétudes de la chair, mon
sentiment ne changea pas beaucoup de nature: je ne cherchai pas plus directement à posséder celle que,
tout enfant, je prétendais seulement mériter” (25-26). Le contexte de cet aveu empêche l’alarme de
sonner. Que Jérôme se contente de remettre le moment où l’amour chaste d’adolescent se transforme par
les relations conjugales paraît d’abord louable; comme Alissa, il est préoccupé par la recherche de la vertu
et de la connaissance de Dieu, ce dont personne ne songerait à contester la valeur. Il se dit “tout occupé
par [s]on amour” et rappelle son bas âge (25). Cela paraît charmant, si un peu excentrique, d’élever sa
bien-aimée sur un piédestal et de l’adorer comme sa “perle de grand prix” (25). On s’explique le fait que
l’amour de Jérôme soit encore dépourvu de préoccupations sexuelles par sa précocité et par l’histoire
familiale.
Quant à Alissa, il est vrai qu’elle décourage Jérôme chaque fois qu’il entame le sujet de son amour. Le
lecteur commence à se désespérer pour le jeune homme dès le deuxième chapitre quand Alissa assume le
rôle de conseillère spirituelle, alors que Jérôme veut parler de leur couple. Mais il faut tenir compter du
fait que Jérôme commence l’entretien en lui avouant que, d’un poste d’observation derrière un buisson, il
venait de surprendre une conversation privée entre elle et son père, y compris certains propos d’Alissa
qui sous-entendaient qu’elle envisageait d’épouser Jérôme. Pour sauvegarder l’amour-propre d’Alissa, il
aurait fallu que Jérôme confirme sur le champ son intention en demandant sans façons sa main, mais il ne
s’adresse à la question qu’obliquement, adoptant le même vocabulaire religieux qu’elle.
Alissa ne refuse pas l’amour; elle refuse l’adoration, car le rôle que Jérôme lui propose de jouer dans
sa vie est celui d’une muse ou d’une déesse, et non pas celui d’une épouse. Il tombe volontiers à genoux
devant elle; c'est elle qui le mènera par cette "voie resserrée" qui aboutit à la présence de Dieu. Alissa
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proteste: “Pourquoi veux-tu chercher un autre guide que le Christ ?” (30). Elle devine bien: le paradis que
Jérôme imagine avec elle exclut la corporéité: “Tous deux nous avancions, vêtus de ces vêtements blancs
dont nous parlait l'Apocalypse, nous tenant par la main et regardant un même but [... ]” (22). En rappelant
une cérémonie de mariage, cette scène effectivement enlève à l'union de ce couple le composant physique.
D'avoir été sa conductrice vers la “porte étroite”, Alissa devient cette porte. Dans la rêverie de Jérôme, le
fait “d'entrer par la porte étroite” symbolise les relations sexuelles:
Je voyais cette porte étroite par laquelle il fallait s'efforcer d'entrer. Je me la représentais, dans le rêve où
je plongeais, comme une sorte de laminoir, où je m'introduisais avec effort, avec une douleur
extraordinaire...Et cette porte devenait encore la porte même de la chambre d'Alissa; pour entrer je me
réduisais, me vidais de tout ce qui subsistait en moi d'égoïsme [....] (22)
Manifestement, Jérôme associe la consommation sexuelle de son amour à la souffrance physique et à la
nécessité de renoncer à son identité d'individu. Quand il aborde le sujet du mariage, c'est parce qu'il se
sent contraint de le faire: “...je me résolus à vaincre mes scrupules, mon appréhension et à me fiancer le
lendemain” (47). Arrivé dans la chambre d’Alissa, il s'y met à sa façon habituelle: “Le mot fiançailles me
paraissait trop nu, trop brutal, j'employai je ne sais quel périphrase à la place [....]; j'étais moi-même si
tremblant que craintivement j'évitais de regarder vers elle” (48). Une autre fois, il retire sa demande
presque immédiatement le moment où Alissa veut sonder un peu le cœur de son prétendant. “Nous étions
heureux ainsi, je te l'avais bien dit”, répond Alissa, “pourquoi t'étonner que je refuse lorsque tu me
proposes de changer?” (56-57). Jérôme ne voit plus aucune raison d'insister; cette résistance le remplit
d’un “bonheur parfait” et il se presse d’y assentir: “Quand j’ai reçu ta lettre, j'ai bien compris du même
coup que j'étais heureux, en et effet, que j'allais cesser de l'être” (57). Quelle femme se sentirait
encouragée par un soupirant qui reconnaît qu’en l’épousant il cessera d’être heureux? Toutefois Jérôme a
soin de rejeter sur Alissa le poids de la décision: “Si tu le préfères, lui dis-je gravement, résignant d’un
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coup tout autre espoir et m’abandonnant au parfait bonheur du moment, si tu le préfères, nous ne nous
fiancerons pas” (57). Jérôme est étrangement heureux pour un jeune homme contraint de différer le
moment qu’il dit ardemment souhaiter. D’où vient ce “parfait bonheur” sinon de l’occasion d’insister que
c’est Alissa qui désire prolonger le statu quo. Se doutant bien du conflit dans l’âme de son amoureux,
Alissa lui avait écrit : “je songe à ce que je souffrirais plus tard, après m’être donnée à toi, si je vois que je
ne puis plus te plaire” (51). Étant donnée les mœurs protestantes sévères de ce milieu, cet aveu est
extraordinaire dans sa franchise. Jérôme s’abstient de la rassurer sur ce point.
Lors d’un revoir longtemps souhaité, dans le jardin à Fongueusemare, par un temps d'avril frais et
ensoleillé, Alissa lui souriant tendrement, les premiers mots de Jérôme sont un adieu: “Écoute, Alissa,
m'écriai-je tout d'un coup: j'ai douze jours libres devant moi. Je n'en resterai pas un de plus qu'il ne te
plaira. Convenons d'un signe qui voudra dire: c'est demain qu'il faut quitter Fongueusemare. Le
lendemain, sans récriminations, sans plaintes, je partirai. Consens-tu?” (119). Au lieu de se réjouir du
temps qu’il leur est donné de passer ensemble, Jérôme semble le redouter. À peine arrivé, il demande
effectivement la permission de repartir avant la date prévue.
Finalement Jérôme abandonne Alissa, prétextant ses manières inélégantes de s’habiller et de se coiffer,
et ses choix de lectures, qu’il prononce fades jusqu’à provoquer la “nausée” (130). Trois ans plus tard il
retourne chez elle sur un coup de tête et la retrouve dans le jardin, maigre, pâle et défaillante. La tension
est haute: elle se presse contre lui, il l’embrasse pour la première fois sur les lèvres, mais à part cela, la
scène se déroule comme on pourrait la prévoir: Jérôme tombe aux genoux devant Alissa, déclare son
amour, déclare Alissa responsable pour leur malheur, et repart. Jérôme croira jusqu’à la fin avoir bien
aimé Alissa, et pourtant elle meurt en appelant son nom: “Jérôme! Jérôme, mon ami douloureux près de
qui mon cœur se déchire, et loin de qui je meurs […]” (170).
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En tant que fiancé, Jérôme a échoué si dramatiquement que sa fiancée en est morte. En tant que
narrateur, il a également échoué, puisqu’il n’a pas pu créer une fiancée capable de retenir son admiration.
Cependant, en tant qu’auteur, Gide a réussi un texte qui “porte en lui, mais cachée, sa propre réfutation.
La présence de l’auteur se fait sentir aussi nettement ici que partout dans l’œuvre entière de Gide, grâce
aux innombrables détails qui unissent sa fiction à ses écrits autobiographiques, au point où les deux se
confondent. Apprécier ce texte comme exemple d’une intrigante théorie sémantique n’exclut en rien une
analyse qui interprète le récit d’après ce que nous savons de la vie d’André Gide. Il se peut bien qu’en
écrivant La Porte étroite Gide fût préoccupé de la tension souvent aiguë qui caractérisait sa vie conjugale.
Les deux désirs qui dominaient son esprit s’excluaient; il ne pouvait rendre heureuse sa femme et
satisfaire ses goûts sensuels.” Tout ce qui ferait battre à nouveau mon cœur ne saurait être pour elle
qu’une cause de souffrance et d’horreur. Je ne puis rien affirmer de moi qui ne la blesse et ce n’est qu’en
me supprimant que je pourrais assurer son bonheur,”écrit Gide dans une partie de son journal qui ne paraît
qu’après la mort de Madeleine (Et Nunc 1149); “elle désapprouvait de tout son cœur et de toute son âme
ma conduite et la direction de mes pensées” (1147). L’alternative de la suppression de soi est la
suppression de l’autre, ce que Gide accomplit dans La Porte étroite. Sans les rapports entre le couple réel
et le couple fictif, il semblerait bizarre qu’Alissa s’imagine devoir choisir entre Jérôme et “la vertu,”car
Jérôme n’est pas vicieux ; pourtant Gide vivait dans la crainte perpétuelle de la rupture avec Madeleine,
dont la moralité rejetait sans appel le vice de son mari. “Contre le piège de la vertu, je restais sans
défense ” se plaint Jérôme, faisant écho à l’impasse où que Gide lui-même se retrouvait (214).
La Porte étroite se tisse de matériel autobiographique: Par exemple, la communion la plus intime du
couple Gide s’accomplissait en lisant, soit l’un à l’autre à haute voix, soit chacun de son côté en
s’imaginant la réaction de l’autre. Selon Christine Armstrong, la lecture “devint le lieu possible de la
séduction et de l’intimité” et se substituait chez eux aux rapports sexuels qui faisaient défaut (87). Ni Gide
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ni Jérôme ne lit sans que leur lectrice soit présente à l’esprit. Gide écrit dans Si le grain ne meurt: “Dans
les livres que je lisais, j'inscrivais son initiale en marge de chaque phrase qui me paraissait mériter notre
admiration, notre étonnement, notre amour ” (185). Jérôme lui fait écho: “Je couvrais mes livres favoris
d’indications à son usage, soumettant à l’intérêt qu’elle y pourrait prendre l’intérêt que moi-même y
cherchais” (64). La scène où Jérôme console Alissa de la méconduite de sa mère, scène principale qui
déclenche leur attachement exclusif, paraît dans Si le grain ne meurt et raconte un événement réel et d’une
importance équivalente entre Gide et Madeleine. “Cet instance décida ma vie ” déclare Jérôme, comme
Gide écrit de sa propre voix : “je découvrais soudain un nouvelle orient à ma vie” (Grain 10-11). La
convergence entre fait et fiction la plus explicite constitue strictement parlant le plagiat : une des lettres
d’Alissa à Jérôme est une transcription presque verbatim d’une lettre que Gide reçut de Madeleine en
1894, et qui paraît dans Madeleine et André Gide, un hommage à Madeleine rédigé par un ami intime du
couple, Jean Schlumberger (102-103). Au plus profond niveau, pourtant, vie et art se réunissent dans le
piège où se trouvent les principaux, dont l’amour leur cause autant de supplice que de confort.
Il est donc permis de suggérer que les impulsions opposées et l’hostilité réprimée qui animent Jérôme
sourdent du conflit qui tourmentait l’auteur, et que la faillite de l’amour de Jérôme et Alissa échoue d’une
part parce qu’il est contaminé par une réalité extérieure: une femme qui se sent mésestimée par un mari
qui sombre dans des états dépressifs dont rien qu’un voyage en Afrique et les voluptés qu’il y trouve
puissent le sortir (Journal 1889-1939 145) et un mari qui se représente la liberté dont il disposerait sans
cette femme dont l’amour lui est indispensable, mais auprès de qui il doit se contraindre constamment :
“A vrai dire, mon être ne pouvait se développer qu’en la heurtant” (Et Nunc 1156, 1145, 1129). On
pourrait également faire le rapport entre Jérôme qui rejette sur Alissa la responsabilité de l’échec de leur
amour, et Gide résolu de partir en Afrique: “Je me tuais en explications pour légitimer ma conduite; partir
ne me suffisait pas; il me fallait en plus, que Em. approuvât mon départ ” (Journal 1889-1939 145). Après
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une analyse narratologique et une recherche laborieuse des indices dans la vaste et prodigieuse production
littéraire de ce grand auteur, nous pouvons finalement comprendre pourquoi l’amour de Jérôme et Alissa,
qui semblait pourtant promettre le bonheur, est dès son début condamné.
Joan Bitterman, Ph.D.
Methodist University
Fayetteville, NC
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Références
Armstrong, Christine Latrouitte. “Je lis à Em.” Le Désir à l’œuvre : André Gide à Cambridge
1918, 1998. Ed. Naomi Ségal. Amsterdam: Editions Rodopi, 2000. 83-95. Print.
Bhattacharjee, Anuradha. "Les Relations Conjugales d'André Gide Rapportées Dans Son Journal
Intime - Et Nunc Manet In Te." andregide.org. Web. 30 May 2009.
Calin, Françoise. "Paludes : Le flottement du sens et l’infini des mots." La revue des lettres
modernes. (1991) 121-138.
Fowlie, Wallace. André Gide: His Life and Art. New York: Macmillan, 1965. 57-67.
andregide.org. Web. 30 May 2009.
Gide, André. “ Et nunc manet in te. ” Journal 1939-1949. Bibliothèque de la Pléiade. Paris:
Gallimard, 1954. Print.
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