1 Article Journal Asiatique Version d'un article à paraître (2012).
Le Veda entre éternité et actualité : réflexions sur l'exercice de traduction des UpaniÒad.
L'exemple de TaittirÚya-‐UpaniÒad I.10 1. Habituellement, les textes de l'Antiquité sont le domaine réservé de chercheurs qui sont extérieurs à la civilisation qui a engendré ces textes, une civilisation qui en général a disparu. Même si une certaine fierté nationale anime les chercheurs égyptiens ou grecs, ils sont musulmans, chrétiens, agnostiques : leur foi d'aujourd'hui s'est fondée indépendamment des anciennes croyances dont ils étudient les témoignages antiques, et parfois contre elles. Mais en Inde, à la différence de l'Égypte et à la Grèce antiques, etc., les descendants de ceux qui composèrent ces textes, les brahmanes sont toujours là. Ils posent sur les œuvres de leurs ancêtres un regard érudit, celui d'une autre érudition : les scientifiques n'ont pas le monopole de l'étude. Cela est spécifique à l'Asie du Sud : une érudition incarnée dans une classe humaine déterminée s'est perpétuée pendant plusieurs millénaires jusqu'à nos jours, sans discontinuité. Notamment, cette classe des brahmanes a composé, récité et étudié le corpus de textes qu'ils considéraient comme sacrés et nommaient génériquement Veda 'Savoir'1 et les a transmis, principalement oralement, de génération en génération avec l'érudition dont ils étaient l'objet. Cette parole sacrée a été la matière première de liturgies et de croyances avant de devenir l'horizon lointain auquel se référaient beaucoup de nouvelles et successives sensibilités religieuses et spirituelles. À côté des anciens poètes exaltés et de leurs successeurs théologiens et exégètes, les brahmanes ont aussi été les créateurs et les administrateurs des savoirs traditionnels, grammaire, médecine, littérature, astrologie, etc., dont beaucoup ont été créés en fonction du corpus védique. En plus d'être des héritiers, les brahmanes d'aujourd'hui continuent à se considérer comme les interprètes légitimes de ces textes. Avec des variantes personnelles, sauf quand ils sont devenus des scholars, ils sont partagés à propos de notre érudition : dans l'ensemble et, je crois, de plus en plus, ils affirment qu'elle passe à côté de ce qu'ils considèrent comme essentiel. Les textes sacrés aux yeux des anciens brahmanes ont donc conservé depuis plusieurs millénaires une actualité idéologique, philosophique ou religieuse. La situation des textualistes, épigraphes, historiens, etc. contemporains étudiant les œuvres composées anciennement par ces brahmanes (ou les ‡ramanes et autres lettrés traditionnels) est aussi rendue complexe par le fait que le sens de ces textes a changé avec le temps : l'évolution des consciences, l'émergence de nouvelles sensibilités et de nouvelles pratiques pendant trois millénaires a évidemment retenti sur le regard porté sur ces œuvres. Dès lors, quelle sera la matière de nos études? Va-‐t-‐on étudier le texte tel qu'aujourd'hui il est édité et imprimé ou tel qu'on peut supposer qu'il fut? Le comprend-‐on, éventuellement le traduit-‐on, comme nous le percevons ? Ou comme eux le perçoivent? Ou encore comme ils le percevaient ? Sur quel état du texte travaille-‐t-‐on ? Quand ces brahmanes sont des scholars étudiant le témoignage ancien d'une pensée philosophique ou religieuse, la situation n'est déjà pas aisée à gérer. D'autant que bien des fois, on rencontre un double discours de ces scholars : l'un est en anglais et à destination internationale, l'autre, souvent dans une langue indienne, parfois en sanskrit, est à destination indienne. On a bien des surprises quand on lit la prétendue traduction anglaise d'un discours contemporain en sanskrit. Il en va de même dans les colloques nationaux ou internationaux : ce qu'un scholar dit en anglais à ses chers collègues diffère de ce qu'il dit en tamoul ou en hindi. La situation est rendue beaucoup plus difficile encore quand il s'agit d'un brahmane récitant rituellement le texte de sa branche du Veda, à son domicile ou à l'extérieur, à l'occasion d'une cérémonie : là notre regard objectif et scientifique rencontre une réalité vivante, un texte incarné dans la parole des héritiers de ses créateurs ; cela ne se fait pas sans quelques surprises, voire quelques énervements réciproques. De surcroît, les exégètes du Veda rituel, les MÚmæµsaka, ont anciennement affirmé les caractères nitya et apauruÒeya 'permanent' et 'non humain' du corpus védique. Il n'a pas manqué d'interprètes pour transformer cette permanence en éternité, pour interpréter en divinité son absence d'humanité ; et par « Dieu », nous entendons non les deva des Saµhitæ védiques, ni même les progéniteurs des Bræhma◊a
1 Ce n'est pas le lieu de préciser en quoi consiste cette sacralité, laquelle a évolué avec le temps. Ajoutons que le
Veda, dans les domaines brahmanique et hindou, n'a pas conservé l'exclusivité de la sacralité textuelle et que Veda est un des multiples mots par lesquels cette parole sacrée est nommée de l'intérieur et de l'extérieur.
2 Article Journal Asiatique comme Prajæpati, mais les Dieux transcendants, ViÒ◊u, Ωiva, eux-‐mêmes nitya. La MÚmæµsæ, que certains tiennent pour athée, a ainsi fourni le contenu d'un mythe où la parole védique, éternelle, n'est rien d'autre que l'émanation linguistique de l'Éternel2. On attend que cette parole sacralisée soit fixe dans son contenu si ce n'est dans l'interprétation. Or ce n'est pas ce que l'on constate : la tradition brahmanique fait parler à plusieurs voix la Déesse Parole. Le discours sur le Veda oscille entre la prétention à l'éternité que lui prêtent depuis longtemps certains de ses utilisateurs et l'actualité spirituelle qu'il acquiert périodiquement du fait de l'évolution des consciences. Dès lors, cela ne peut qu'ouvrir une béance entre ce qui est dit et ce qui est signifié, au profit de ce qu'on doit entendre. À cela s'ajoute le fait que depuis le milieu du XIXe siècle, les brahmanes ont rencontré la volonté des Indiens de nationaliser ces textes ; dorénavant, le Veda et de proche en proche tous les textes sanskrits (y compris ceux des ‡ramanes) sont généralement conçus comme les archives idéologiques et spirituelles d'une Inde éternelle actualisée dans le présent de la République indienne. Ces textes ont acquis une dimension politique et forment un élément important de l'identité nationale ; certaines composantes du nationalisme indien3 se sont emparées, non sans nuances, du Veda et du sanskrit4. Un slogan comme « l'Inde, la terre du Veda », c'est-‐à-‐dire « terre de la connaissance », exprime bien l'ancienne prétention brahmanique recyclée aux échelons national et mondial : l'Inde est présentée comme le paramaguru du monde entier, ou bien on affirme qu'elle a vocation à le devenir ; et ce monde est voué par statut à l'ignorance tandis que l'Inde a aussi par statut le monopole de la connaissance. De l'indianisation des textes résulte aussi leur relative débrahmanisation. On sait qu'à la fin du XIXe siècle, l'autorité religieuse hindoue, jusque là dans les mains des brahmanes, passe aux mains des représentants de la classe moyenne en formation5. Enfin, soulignons que le support de ces textes anciens a changé avec le temps : d'une parole incarnée (un événement unique fortement subjectif), on est passé au manuscrit (toujours singulier, mais plus objectif et moins personnel), puis à l'imprimé (multiple, objectif et impersonnel). Aujourd'hui, on en est aux « textes électroniques » qui coexistent avec tous les autres supports. Or on imagine que le rapport que l'on a avec la parole humaine n'est pas celui que l'on peut entretenir avec un manuscrit, un imprimé ou un texte épigraphique ou électronique. Les chemins de la transmission ont été parfois parallèles parfois se sont croisés et influencé.6 Par là même, les destinataires ont changé : ce que ne devaient pas entendre ni réciter les ‡ºdra est maintenant disponible partout en Inde sous forme de livres ; les mantra réputés les plus sacrés des brahmanes sont braillés dans des haut-‐parleurs des heures durant autour des temples (souvent par des femmes). Ωaµkara qui parlait à une toute petite communauté statutairement définie est maintenant partout diffusé et ses lecteurs, y compris les universitaires, ne semblent pas douter qu'il s'adresse à eux.
2 MUIR 1873 est un ouvrage ancien et sans doute dépassé pour certaines traductions et la compréhension des
textes, mais le dossier dressé en l'occurrence demeure parfaitement exploitable surtout si l'on y joint celui que L. Renou avait intitulé « Le Destin du Veda dans l'Inde » (RENOU 1960). Avec ces deux ouvrages, on peut se faire une idée assez juste de la manière dont ce corpus a été anciennement perçu en Inde.
3 Il est qualifié d'« entreprise narcissique de valorisation de la différence culturelle » par ASSAYAG 2001 : 14. L'expression est particulièrement heureuse s'agissant de l'Inde dont le narcissisme culturel s'alimente notamment à l'héritage des brahmanes, ceux qui par statut avaient le monopole de la parole légitime.
4 Les phénomènes de rejet existent aussi : dans le sud du sous-‐continent, on observe parfois que le rejet des brahmanes accompagne celui de leurs textes, du sanskrit, de l'alphabet devanægarÚ, du hindÚ, du système des castes, etc. tous sentis comme des expressions de l'impérialisme du nord. Il y a bien des nuances dans ce rejet sans parler de ses causes et de ses justifications. Periyar, prophète du DMK vainqueur des élections au Tamil Nadu en 1967, fut une sorte d'anti-‐Gandhi. Il espérait la création d'un « Dravidstan » et était violemment opposé à l'Inde, aux brahmanes, au sanskrit, à la devanægarÚ, au végétarisme, à la religion, à la dévotion, etc. Dans le sud de l'Inde, il a eu une influence profonde et continue à y être vénéré ; et ses idées demeurent actuelles. Voir ASSAYAG 2001 : 178-‐200.
5 Voir, par exemple, l'étude de DALMIA 1997 à propos de Bhæratendu 'Lune de l'Inde' Hari‡chandra (1850-‐1885) à Bénarès. Le but de ce poète, penseur, journaliste, entrepreneur, banquier, etc. engagé dans la vie politique était la nationalisation des traditions hindoues pour lutter contre les Britanniques. Il considérait que cette nationalisation passait par l'adoption d'une langue, d'une littérature et d'une religion nationales unifiées (autour du hindi et du vishnouisme).
6 En dernier, sur la transmission, avec une bonne bibliographie, voir COLAS & GERSCHHEIMER 2009. Sur la transmission des textes écrits, voir Colas 1997. On distinguera le discours sur la transmission orale et la transmission même; nous préparons un livre sur les conditions contemporaines de la transmission dans l'école védique des brahmanes Nambudiri à Thrissur (Kérala).
3 Article Journal Asiatique Le Brahma-‐Sºtra-‐BhæÒya de Ωaµkara en nægarÚ et en translittération est diffusé dans le monde entier à travers le média Internet. On peut recevoir des CD où sont récités tous les Veda et disposer de beaucoup des classiques sanskrits. Souvent, ces textes sont diffusés, vendus et réalisés par des institutions animées par des brahmanes. 2. Dans cet article, nous allons étudier la manière dont un simple vers d'une UpaniÒad védique, portant en lui les cicatrices d'un remodelage ancien, a été diversement conçu et expliqué, puis traduit (à partir du XVIIe siècle). Comment, à quel prix, ce vers a-‐t-‐il conservé une actualité idéologique ? Comment s'est effectuée à son propos la transformation d'une tradition d'oralité savante ? Quelle dérive sémantique lui a-‐t-‐on fait subir? Même si nous allons essayer de reconstituer la forme et le sens anciens de ce vers, notre but n'est pas de partir à la recherche d'un Urtext paré du prestige des origines, ni de déprécier la forme et le sens nouveaux que ces quelques mots ont acquis avec le temps7. Nous voulons d'abord montrer l'existence des transformations et, si possible, leur raison d'être. Par ailleurs, comme certaines écoles brahmaniques ont entre temps adopté les principes de nityatva 'permanence' et apauruÒeyatva 'non-‐humanité' des Veda, nous voulons analyser, à titre de specimen, comment elles s'en sont affranchies ou les ont tournés. Car ces principes, développés par la MÚmæµsæ, l'école d'herméneutique du Veda, ont aussi été adoptés par les tenants du Vedæntavæda, notamment ceux qu'on a parfois nommés en Inde les mæyævædin alias les vedæntin ‡aµkariens qui ont étendu leur validité à la littérature upaniÒadique. Aujourd'hui, ces principes, renouvelés et nationalisés, prennent dorénavant place dans la nébuleuse néo-‐hindouiste8. 3. En l'occurrence, il s'agit d'une parole (à l'origine probablement versifiée) qui relève de deux corpus. D'une part, elle appartient au(x) Veda(s), expression dont le pluriel est ancien9 et le singulier plus récent pour nommer la totalité du corpus. Le terme désigne la littérature sacrée des brahmanes, celle qu'ils nommaient aussi (entre autres noms) Ωruti 'Audition', terme qu'on rend souvent par 'révélation'. Cette littérature sacrée, -‐-‐ mieux vaudrait dire « cette parole sacrée » -‐-‐ composée entre 1500 et 500 avant l'è.c.10 pour l'essentiel, fut d'abord transmise oralement, puis, à une date incertaine, avec l'aide de l'écrit.
7 C'était (c'est encore?) une conception courante dans la tradition indianiste germanophone que d'imaginer les
œuvres les plus anciennes comme étant les moins « indiennes » (ce qui est globalement exact) et aussi les plus estimables.
8 L'étude de la reconversion des anciens principes et valeurs dans le néo-‐hindouisme, en grande partie inaugurée dans les travaux de P. Hacker (HACKER 1978 : 510-‐608 et 1995 : 229-‐354), ne fait que commencer. Même si nous voulons nous limiter à une période plus ancienne, en raison des traductions indiennes (et même de certaines traductions venues d'Occident), on est sans cesse confronté à cette volonté de plier les textes anciens aux exigences de ce néo-‐hindouisme. Ce n'est pas notre propos ici de rendre compte de la naissance et de l'évolution récente du mot « hindouisme ». Depuis les années 1980, plusieurs ouvrages ont été consacrés à cette notion; voir la bibliographie dans COLAS-‐TARABOUT 2006 : 27-‐28.
9 RakÒærthaµ vedænæm adhyeyaµ vyækara◊am « La grammaire doit être étudiée pour protéger les Veda » dit Pata~jali le grammairien dans sa Paspa‡æ 'Introduction' au MahæbhæÒya (éd. Kielhorn, I, p. 1, ligne 15). Bien qu'employant le nom veda principalement dans des composés et au pluriel (souvent en fonction des textes qu'il commente comme dans TU I.5.3), Ωaµkara utilise aussi le mot veda pour noter l'ensemble indifférencié du corpus védique, par exemple dans TUBh I.7. Sur l'emploi du mot veda dans le Veda, voir BRONKHORST 1989 où l'auteur montre que les expressions ®gveda, yajurveda et sæmaveda sont absentes des parties anciennes du corpus védique ; le mot veda y est plus ou moins synonyme de mantra et de brahman, et ne désigne jamais une collection de mantra.
10 Comme toute la chronologie concernant l'antiquité indienne, ces dates sont discutables et, de fait, sont violemment discutées, notamment en Inde, parce qu'elles touchent à l'identité nationale et à un corpus que beaucoup considèrent comme sacré. Aujourd'hui, certains Indiens ont tendance à reculer ces dates dans une antiquité qui frise parfois l'éternité ; d'autres, et parfois les mêmes, utilisant les axiomes de l'herméneutique védique (la MÚmæµsæ), affirment que cette littérature est nitya 'permanente', donc éternelle. La part de sentiment et d'irrationalité est extrême dans les prises de position des uns et des autres (cf. Vishal Agarwal « A Reply to Michael Witzel's 'Ein Fremdling im Rgveda' JIES, Vol 31 : 107-‐185, 2003 », disponible sur le site vishalagarwal@ hotmail.com). L'éloignement des positions est extrême. On peut se faire une idée des controverses dans The Indo-‐Aryan Controversy. Evidence and Inference in Indian History, particulièrement dans l'article de S. S. Misra « The Date of the Rigveda and the Aryan Migration. », London & New York : Routledge.
Les recherches récentes des scientifiques occidentaux admettent que les hymnes de la Rk-‐saµhitæ auraient été « compilés entre 1200 et 800 avant n. è., après l'occupation du Panjab, mais avant l'occupation de la plaine indo-‐gangétique » (FUSSMAN 2002 : 746). Il faut encore distinguer entre l'adoption des langues i.-‐a. et la brahmanisation, c'est-‐à-‐dire la reconnaissance des normes brahmaniques dans la société. La première est chose faite dans la plaine indo-‐gangétique quand bouddhisme et jaïnisme se développent dans le Magadha (BRONKHORST 2006) ; la seconde
4 Article Journal Asiatique La tradition manuscrite est donc récente, relayée dans les derniers siècles par des ouvrages imprimés et dernièrement par une « tradition internet ». Ce vaste corpus à la taille d'une petite bibliothèque est divisé en deux ensembles, les mantra et les bræhma◊a, selon une définition tardive, souvent reprise, de l'Æpastamba-‐Ωrauta-‐Sºtra XXIV.1.31 : Mantrabræhma◊ayor vedanæmadheyam « L'appellation Veda [revient] aux mantra et aux bræhma◊a ». Dans le Veda, les mantra sont des formules, en vers ou en prose poétique, qui ont ce nom dans la mesure où elles sont susceptibles d'être énoncées, associées à un geste, pendant un rituel11. Le mot s'oppose à bræhma◊a : tandis que les mantra peuvent être récités dans les rituels, les bræhma◊a sont principalement les commentaires en prose, à finalité exégétique, de ces mantra dans leur utilisation rituelle. Les uns et les autres peuvent être réunis dans des collections spécifiques (c'est le cas dans le �gveda), auquel cas la question de leur distinction ne se pose pas. Mais ils peuvent se succéder dans des ouvrages qui les associent ; c'est le cas dans la branche TaittirÚya où la Saµhitæ est une collection de mantra et de bræhma◊a et où l'ouvrage nommé Bræhma◊a est pareillement une collection de mantra et de bræhma◊a. C'est la raison pour laquelle la question de l'identité de la phrase en question se pose ici. S'agit-‐il d'un mantra ou d'un bræhma◊a ? Différencier un mantra védique d'un bræhma◊a n'est pas toujours aisé. Jaimini et Ωabara ont renoncé à les définir spécifiquement. Jaimini (JS II.1.32-‐33) procède à un ‡eÒalakÒa◊a 'définition par reliquat' : ayant énoncé ce que sont les mantra en II.1.32, le ‡eÒa 'reste' du Veda est dit être bræhma◊a (JS II.1.33). Ωabara procède par énumération et comme ses listes de mantra et de bræhma◊a sont illustratives, on demeure dans l'expectative. On peut aussi se fonder sur ce qu'affirment les commentateurs : Ωaµkara (TUBh I.10) parle de mantræmnæya 'parole sacrée [consistant en] un mantra'. Bha††a Bhæskara, Sæya◊a, Ænandagiri disent qu'il s'agit d'un mantra12. WITZEL 1989 retient des critères formels pour différencier mantra et bræhma◊a : le mantra est un vers et il est à la première personne. C'est bien le cas du passage en question : c'est bien un vers comme on le verra (infra § 9) alors que les textes bræhma◊a sont en prose ; par ailleurs, le mantra est à la première personne (ahaµ v®kÒasya rerivæ) alors qu'en général les bræhma◊a sont à la troisième personne. Les sections les plus récentes des Veda, plus ou moins dégagées des rites et à teneur plus ésotérique, sont regroupées dans les Æra◊yaka '[Textes] forestiers'. Par ailleurs, un commandement védique du TaittirÚya-‐Æra◊yaka (TÆ II.15) fait obligation aux brahmanes de pratiquer le svædhyæya 'la cantilation personnelle' ou 'la récitation de sa propre [branche du Veda]'13. Quoi qu'il en soit de cette pratique constitutive du statut brahmanique, elle consiste pratiquement en la récitation par cœur de cette partie du Veda dont sont chargés les membres d'un clan brahmanique. La phrase en question est extraite du Ve prapæ†haka 'leçon' du TaittirÚya-‐Æra◊yaka (selon TÆM14) dans une section par ailleurs connue comme la TaittirÚya-‐UpaniÒad. C'est dans la mesure où cette phrase relève d'un Æra◊yaka qu'elle appartient à ce premier corpus de textes15, le Veda. Les derniers siècles de la composition et de la constitution du Veda s'accompagnent de l'émergence d'une école de pensée dédiée à l'exégèse du Veda, école qu'on nomme la MÚmæµsæ. Parallèlement, d'autres
intervient plus tard. La composition des Bræhma◊a dans l'hypothèse proposée par L. Renou se situerait entre le Xe et le VIIe siècle AEC. WITZEL 1989 : 249-‐51 et 264 situe les Bræhma◊a, Æra◊yaka et UpaniÒad entre « ca. -‐900 et ca. -‐500 ».
Les savants occidentaux affirment que les parties finales de ce corpus ont été composées tardivement ; le texte de la Mæ◊∂ºkya-‐UpaniÒad « est probablement postérieur à Nægærjuna d'au moins plusieurs générations, voire de plusieurs siècles » (BOUY 2000 : 24, n. 98). Comme Nægærjuna est censé avoir vécu au IIe ou IIIe siècle, cela voudrait dire que le corpus védique n'aurait pas été clos avant le début de l'époque Gupta. Par ailleurs, ce texte n'est pas reconnu comme une UpaniÒad par Ωaµkara (cf. infra n. 31).
11 Ekamantræ◊i karmæ◊i « Les gestes [rituels] sont accompagnés d'un mantra » dit l'Æpastambayaj~a-‐paribhæÒæsºtra XXXVIII.
12 Bha††a Bhæskara dans TÆM 1985, p. 27 (vol. 2), l. 10 de son commentaire ; Sæya◊a dans ÆSS 12 : 61, l. 7; Ænandagiri dans ÆSS 13 : 33, l. 19.
13 J'adopte ce mot qu'on utilise à propos de la Bible : on parle régulièrement de « cantilation biblique » et des « signes de la cantilation ». Le mot 'cantilation' est absent des principaux dictionnaires, mais il est bien utilisé et pratique. Par ses résonances bibliques, le terme 'psalmodie' ne convient pas, d'autant que celle-‐ci s'effectue recto tono. Par ailleurs, le mot 'récitation' ne suggère pas le caractère chanté du svædhyæya.
14 Dans cette édition, le TÆ est divisé en six prapæ†haka dont les cinquième et sixième constituent la TU et la Mahænæræya◊opaniÒad. Dans TÆC, le TÆ est divisé en dix prapæ†haka dont les sections 7-‐9 constituent la TU. La seconde des divisions reflète le fait que la TU est parfois considérée comme un ensemble de deux UpaniÒad différentes, voire de trois. Ra©garæmænuja, un adepte du Vi‡iÒ†ædvaita vivant dans la seconde moitié du XVIe siècle, a ainsi commenté deux UpaniÒad correspondant à la BrahmænandavallÚ et la Bh®guvallÚ de la TU (cf. ÆSS 62).
15 Par facilité de langage, nous allons conserver le mot 'texte' pour désigner ces compositions orales pensées et transmises oralement même après la diffusion de l'écriture en Inde.
5 Article Journal Asiatique sensibilités se font jour, parmi lesquelles bouddhisme, jinisme et Yoga16 sont les plus connus parce qu'elles ont perduré sous ces noms jusqu'à aujourd'hui. Leurs adeptes sont à la recherche du salut et veulent mettre un terme définitif à leur présence au monde. En continuité d'inspiration avec les yogin qui les précèdent et ont théorisé avant eux, les brahmanes élaborent peu à peu une nouvelle école de pensée. Mais, contrairement aux yogin, ces brahmanes veulent prendre appui sur les textes védiques, en l'occurrence les dernières sections des Veda, qu'ils nomment vedænta 'fin du Veda', rahasya 'secret' ou upaniÒad 'corrélation', ce dernier mot s'étant finalement imposé17. Méthodologiquement, ils sont en continuité avec la MÚmæµsæ18. Parmi eux, Gau∂apæda et Ωaµkara (entre 550 et 750 environ) sont les plus connus parce que leurs œuvres ont survécu19. Ils fondent et développent une école de pensée indépendante que, après Ωaµkara, on a nommé Advaita-‐Vedænta. Le vers que nous allons étudier, appartient à la TaittirÚya-‐UpaniÒad (TU). En tant qu'UpaniÒad védique, celle-‐ci appartient au corpus des textes du Vedænta, corpus qu'on nomme aujourd'hui le prasthænatraya20, les 'trois bases [scripturaires]' du Vedænta. Ce prasthænatraya inclut aujourd'hui neuf ou dix (ce sont les chiffres minima souvent augmentés) UpaniÒad dites védiques, c.-‐à-‐d. relevant de la Ωruti, le Brahma-‐Sºtra et la Bhagavad-‐GÚtæ. Les deux derniers ouvrages cités se distinguent statutairement des UpaniÒad parce qu'ils sont extérieurs au Veda. Ωaµkara est le premier des penseurs de l'école à avoir laissé un commentaire complet sur toutes les parties de ce second corpus qui ne recoupe que très partiellement le premier. En tant que texte védantique, le vers appartient à un corpus de toutes les UpaniÒad (védiques) où le lien à la branche TaittirÚya est distendu voire perdu. Avec la B®had-‐Æra◊yaka-‐UpaniÒad et la Chændogya-‐UpaniÒad, la TU relève des plus anciennes compositions du genre UpaniÒad ; elle est prébouddhique (pour le moins n'est pas influencée par le bouddhisme) et date du ou des siècles qui précèdent immédiatement la prédication de Gautama Ωækyamuni21, disons du Ve siècle. 4. On mentionne cette double appartenance parce qu'elle a des répercussions importantes et durables sur la manière dont ce texte a été compris et interprété. En tant que partie d'un Æra◊yaka '[texte] forestier' védique, le vers est destiné à être principalement récité, c'est-‐à-‐dire à devenir la matière première d'une offrande de parole rituellement désignée comme brahmayaj~a. Le svædhyæya, la 'cantilation personnelle [du Veda]'22, est un des tout premiers devoirs statutaires des brahmanes, sinon le principal. Comme la TU parle de certains rites, il est aussi possible qu'à époque ancienne, l'UpaniÒad ait été récitée à l'occasion de leur tenue ou ait constitué la base scripturaire de ces rites. Il n'y a pas non plus à exclure son étude. En revanche, en tant qu'UpaniÒad faisant partie du prasthænatraya, la TU est vouée d'abord à être étudiée et méditée. L'aspect cantilation est secondaire, sauf à être le moyen utilisé pour transmettre le texte. Quant à
16 Nous écrivons yoga pour nommer les expériences psychiques décrites par exemple dans le YS I.41-‐52 et
Yoga pour noter la théorie de ces expériences ainsi que l'école de pensée qui a constitué une tradition savante à leur propos.
17 Bha††a Bhæskara (XIIe siècle ; cf. § 7) inaugure son commentaire du cinquième prapæ†haka 'lecture' du TÆ, correspondant à la TU, en déclarant : atha rahasyavidyæ prastºyate « Maintenant on énonce la connaissance du secret », c.-‐à-‐d. de l'aspect secret du TÆ. Il avait déjà affirmé au début de son commentaire du TÆ (p. 1 de TÆM) que etad æra◊yakaµ sarvaµ nævratrÚ ‡rotum arhati « Nul ne doit entendre tout cet æra◊yaka, sauf à être un vratin (c'est-‐à-‐dire à être engagé dans les observances). » La traduction de upaniÒad par ‘corrélation' est celle de L. Renou. Ωaµkara, notamment dans les introductions de ses BhæÒya, explique pourquoi les UpaniÒad sont nommées upaniÒad.
18 Ωaµkara utilise bien les techniques mÚmæµsaka (voir l’étude ancienne de DEVASTHALI 1952 consacrée aux références mÚmæµsaka de Ωaµkara dans BSBh II.1). En revanche, le courant de pensée animé notamment par A. Parpola affirmant que les deux mÚmæµsæ n’en formaient originellement qu’une seule (y compris au niveau des sºtra de Jaimini et de Bædaræya◊a) est maintenant battue en brèche par les analyses de BRONKHORST 2006 : 219-‐239.
19 Pour le Vedænta pré‡aµkarien, nous disposons dorénavant des deux volumes de NAKAMURA 1983 et 2004. 20 Alias la prasthænatrayÚ. L'expression est inconnue de Ωaµkara et de ces prédécesseurs. Elle est récente
selon NAKAMURA 1990 : 438 (qui ne s'occupe qu'incidemment de cette expression dans le volume en question). Cf. HACKER 1995 : 337-‐50.
21 La chronologie de l'Inde ancienne demeure très incertaine. Les dates les plus sûres sont celles de l'expédition d'Alexandre et, dans une moindre mesure, celles du règne d'A‡oka. H. Bechert a proposé d'abaisser la date traditionnelle du parinirvæ◊a du Buddha historique d'environ un siècle ; il le situe vers 400 AEC. La majorité des savants occidentaux se rallie dorénavant à cette position. Les érudits asiatiques sont plus réservés (cf. Singh 2009 : 257). Si l'on adopte cette datation, elle a pour conséquence d'éloigner les UpaniÒad anciennes (BÆU, ChU, TU) du Buddha, à moins de reconsidérer aussi la datation traditionnelle des UpaniÒad, laquelle demeure conjecturale. Sur la date du Buddha, voir en particulier Heinz Bechert : The Dating of the Historical Buddha / Die Datierung des historischen Buddha, Part 3. (Symposien zur Buddhismusforschung, IV, 3.) Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht. (AAWG, Folge 3, Nr. 222), 1997.
22 Voir MALAMOUD 1977, « L'uttara-‐MÚmæµsæ », p. 62-‐69.
6 Article Journal Asiatique son aspect rituel, il est tout à fait marginalisé : avec Ωaµkara, les actes, y compris ceux qui sont prescrits par le Veda et en particulier par cette UpaniÒad, sont, au mieux, un moyen de préparer le corps et l'esprit à réaliser l'unité du soi personnel et du soi universel, un état de toute façon permanent et donc non produit par quoi que ce soit. L'étude sémantique et la méditation priment alors sur la cantilation et le rituel d'offrande de parole. Cette double appartenance rejaillit aussi sur le statut des hommes qui s'en occupent : si l'UpaniÒad est perçue comme partie du Veda, ce sont les brahmanes qui sont concernés par ces chapitres d'un Æra◊yaka ; en l'occurrence, la TU relève d'une branche du Yayur-‐Veda noir, la partie des Veda la plus liée aux actes rituels, notamment aux sacrifices ; ce sont donc des brahmanes qui doivent réciter la TU, l'enseigner et éventuellement la mettre en pratique. En revanche, si elle est considérée comme un texte vedæntique, selon Ωaµkara, elle vaut pour des saµnyæsin 'renonçants', entendez des brahmanes qui ont renoncé à leur statut, des ex-‐brahmanes. Eux et eux seuls sont concernés par l'enseignement vedæntique. Comme le Vedænta en tant que réflexion sur les UpaniÒad suppose l'existence et la cantilation des dites UpaniÒad, il faut considérer que la première approche n'a jamais été étrangère ou extérieure à la seconde tout en n'ayant jamais eu la même valeur. Cette vision extrémiste de Ωaµkara n'a pas résisté aux faits.23 Avec le temps, l'UpaniÒad a échappé à Ωaµkara et ses épigones, et finalement aux brahmanes. L'opposition de Ωaµkara à l'écriture du Veda ne doit pas voiler le fait que cette parole étudiée a été la partie du Veda la plus anciennement écrite et traduite24. Une partie de cette UpaniÒad fut même un des textes sanskrits les plus anciennement traduits dans une langue occidentale25 et cette traduction témoigne du fait que les UpaniÒad ont été les premiers textes à échapper au caractère initiatique du Veda. Aujourd'hui, la TU est lisible dans l'original sanskrit et aussi dans de multiples traductions en langues vernaculaires de l'Inde qui sont venues s'ajouter aux traductions en langues occidentales (RENARD 1995). Plusieurs éditions sont disponibles sur Internet tandis qu'un site lui est consacré spécifiquement permettant, moyennant finances, de se procurer une documentation « complète » la concernant26. 5. Notre propos est donc d'étudier quelques-‐uns des moyens par lesquels une tradition d'oralité savante tenant des paroles comme sa révélation permanente et non-‐humaine a fait évoluer en profondeur le sens, la nature et les destinataires de ces paroles. Or l'inclusion d'un texte dans un (nouveau) corpus est justement un de ces moyens : en changeant le corpus d'appartenance d'un texte ou d'une parole, on change par là son statut et même sa signification et sa portée. Car la phrase vaut selon le contexte de référence, c'est-‐à-‐dire selon le corpus. Cela s'est pratiqué en permanence dans les textes brahmaniques. Les premiers sºtra du Brahma-‐Sºtra (de même que les premiers sºtra du JaiminÚya-‐Sºtra) ont été davantage étudiés, sollicités, que la grande majorité des mantra et bræhma◊a védiques que ces sºtra avaient pour fonction d'expliquer. Le Brahma-‐Sºtra, qui se présente comme un répertoire raisonné des résumés d'interprétations des UpaniÒad, devrait être un simple supplément à ces UpaniÒad. Or en incluant le Brahma-‐Sºtra dans le prasthænatraya, on a mis l'explication au rang de l'expliqué. Par un singulier retournement idéologique, ce sont les sºtra de Bædaræya◊a, auteur présumé du Brahma-‐Sºtra, qu'on a de préférence étudiés. N'est-‐ce pas non plus ce qui est arrivé au Brahma-‐Sºtra face au BhæÒya de Ωaµkara? Depuis longtemps, le commentaire de Ωaµkara est considéré comme le Vedænta par excellence : c'est le texte de Ωaµkara qu'on étudie et qu'on entend tandis que le Brahma-‐Sºtra, et même les UpaniÒad et les vers de la Bhagavad-‐GÚtæ, sont dans cette perspective sentis comme des références ou des illustrations de la pensée du maître. Quant aux autres commentaires du Brahma-‐Sºtra (ceux de
23 Ωaµkara décrit les qualités personnelles et le statut des disciples dans l'Upade‡asæhasrÚ (MAYEDA 1979 :
211). Jusqu'à quel point cette description théorique recoupait-‐elle la réalité, c'est ce que nous ne pouvons décider. 24 On connaît la célèbre traduction persane que fit réaliser le prince moghol Dæræ Shukoh en 1657. Il la
nomma « Le grand secret » et c'est cette traduction persane que A.-‐H. Anquetil-‐Duperron retraduisit en latin (1801-‐1802) : Secretum tegendum. Voir Voyage en Inde 1754-‐1762, présentation, notes et bibliographie par J. Deloche, M. Filliozat, P.-‐S. Filliozat, Paris, Maisonneuve et Larose, 1997.
25 La Bh®guvallÚ, troisième section de l'UpaniÒad, fut traduite en portugais dès 1616 : elle constitue en effet le chapitre XVIII de Hindu Ceremonial of 1616 du père Gonçalvo Fernandez. Le fait est notamment signalé par GISPERT-‐SAUCH 1968 : 139-‐144.
26 Le site en question propose une traduction française de la TU assez cocasse : « Ensuite après avoir enseigné le Vedas, le professeur instruit la pupille: Parlez ce qui est vrai. faites vos fonctions. Continuez, sans négligence, l'étude quotidienne du Veda » (sic). Ce passage où l'on reconnaît TU I.11 est présenté comme « une exhortation valedictory, qui indique à nous quelque chose du système qui a produit cultivé parmi les habitants antiques de cette terre sacrée » (sic!).
7 Article Journal Asiatique Ræmænuja, Madhva, etc.), ils ont en réalité été composés pour combattre celui de Ωaµkara et non pour expliquer les UpaniÒad. L'étude de la bibliographie montre que le Vedænta est aujourd'hui un fleuve dont la source upaniÒadique est bien lointaine. C'est au point où le mot vedænta a changé de sens : synonyme au temps de Ωaµkara de upaniÒad, il désigne aujourd'hui ce que Ωaµkara a énoncé à propos de ces UpaniÒad. Mais Ωaµkara lui-‐même n'échappe finalement pas à ce constant débordement du commenté par le commentaire : quand H. Zimmer veut présenter le Vedænta dans un ouvrage de synthèse Les Philosophies de l'Inde (ZIMMER 1978 : 321-‐64), il ne parle que du seul Advaita-‐Vedænta de Ωaµkara, ignorant toutes les autres formes d'Advaita et aussi toutes les autres formes du Vedænta. Mais, en fait, Ωaµkara n'est cité qu'incidemment à travers l'Upade‡asæhasrÚ et le Vivekacº∂æma◊i, la seconde œuvre étant réputée apocryphe aujourd'hui ; de fait aucun BhæÒya de Ωaµkara n'est cité, ni même mentionné, et le Brahma-‐Sºtra-‐BhæÒya est donc passé sous silence. En revanche, H. Zimmer réserve une place de choix au Vedæntasæra de Sadænanda (XVIe siècle) qu'il définit (op. cit. p. 48) comme « un petit traité pour débutants ». On peut discuter cette appréciation, mais l'ouvrage représente assez bien l'expression du Vedænta devenu philosophie quasi officielle en Inde. Ωaµkara lui-‐même est devenu après les UpaniÒad, le Brahma-‐Sºtra, le Brahma-‐Sºtra-‐BhæÒya, une simple référence et le Vedæntasæra lui aussi n'échappe pas à la règle. Autant d'œuvres qui, agrégées à un corpus réputé éternel, modifiant sa portée, lui confèrent une autre actualité. 6. Voici le vers de l'Æra◊yaka ou de l'UpaniÒad (TU I.10) tel qu'il se présente généralement. A_hM vç_ôÒy_ reir£va ; kI_it(: pç_‹QM ig_reir£v ; *_∆v(p£ivêo va_ijnI£v Òv_mçt£miÒm ; Ôiv£N_@&_ sv£c(sm` ; sumeDa A£mçto_iôt£: ; ^it iêx´ove(da£nuv_cnm`` ; Aha≠µ v®kÒa≠sya re≠rivæ / kÚrt≤Ì p®Ò†ha≠µ gire≠r iva / ºrdhva≠pavitro væj≤nÚva svam®≠tam asmi / dra≠vi◊aÓ sa≠varcasam / su≠me≠dh am®tokÒ≤taÌ / ≤t≤ tr≤‡a≠©ko≠r ve≠dænuvaca≠na≠m / Ahaµ v®kÒasya rerivæ / kÚrtiÌ p®Ò†haµ girer iva / ºrdhvapavitro væjinÚva svam®tam asmi / dravi◊aÓ savarcasam / sumedhæ am®tokÒitaÌ / iti tri‡a©kor vedænuvacanam / 10/ En écriture nægarÚ, c'est ainsi qu'il est édité dans TÆM, donc en tant que partie du TaittirÚya-‐Æra◊yaka27. Cette édition est accompagnée du commentaire de Bha††a Bhæskara que nous aurons à utiliser. C'est le même texte, mais sans les marques de la tonalité, que l'on trouve dans les principales éditions des UpaniÒad, celle de LIMAYE-‐VADEKAR 1958 ou, en dernier, celle de OLIVELLE 1998a. On n'en connaît pas de variantes28 et presque toutes les éditions contemporaines adoptent le découpage que nous avons reproduit. Quant aux commentateurs anciens, si, comme nous allons le voir, leurs interprétations diffèrent, ils sont unanimes pour ce qui est du texte lui-‐même. Au lieu de Ôiv£N_@&_, on trouve Ôiv£N_M dans certaines éditions ; il ne s'agit pas là d'une variante, mais de la notation d'un fait de phonétique propre aux brahmanes TaittirÚyaka : devant spirante, l'anusværa est remplacé par le signe de l'anunæsika, à savoir le candrabindu en nægarÚ (voir le TaittirÚya-‐Præti‡ækhya et aussi STAUTZEBACH 1994). Les différences dans l'interprétation de am®tokÒitaÌ font qu'aujourd'hui on peut hésiter entre les graphies am®to'kÒitaÌ et am®tokÒitaÌ. Mais oralement il n'y a aucune différence et ce sont les habitudes d'écriture, aussi bien en nægarÚ qu'en translittération29, qui la provoquent. Rappelons qu'en revanche les commentateurs anciens n'ont probablement pas envisagé le texte à partir de son écriture. C'est différent aujourd'hui où les présences de l'avagraha en nægarÚ (est-‐ce A£mçto_iôt£: ou A£mçto_Siôt£:?) et de l'apostrophe en écriture romanisée nécessitent un choix. Or les manuscrits sanskrits anciens ne séparent pas les mots, c'est-‐à-‐dire qu'il n'y a pas de blanc entre les mots : lisant *_∆v(p£ivêova_ijnI£vÒv_mçt£miÒm ;, on hésite légitimement entre les lectures væjinÚvasv am®tam et væjinÚva svam®tam (=væjini–iva svam®tam ou væjinÚ–iva svam®tam) sans qu'il s'agisse à
27 TÆM 1985 : 27 (du second volume). Les autres éditions du TÆ (TÆC, TÆP) ont la même lecture, y compris
pour la tonalité. 28 À l'exception de PATHAK 1999 : 145 qui édite (sans note ni remarque): kÚrtiÌ p®Ò†haµ gireÌ eva. L'auteur fait
de cette phrase un exemple de pºr◊opamæ 'comparaison complète'; il dit que « eva [sic] is upamævæcaka ». Par ailleurs, dans le même passage, il dit deux fois « væjinÚ » (et non væjini). Comme l'auteur ne cite pas ses sources, qu'il ne propose (p. 27) qu'une lointaine paraphrase du texte et que son ouvrage est passablement négligé (ainsi le passage édité dit aussi urdhvapavitro [sic]), on ne peut pas être sûr que l'auteur ait disposé d'un texte comportant des variantes.
29 L'avagraha est parfois noté dans les manuscrits ; il commence à être écrit dans les inscriptions à partir du VIIIe siècle selon BRONKHORST 1982.
8 Article Journal Asiatique proprement parler de variantes. On retrouve ces lignes sous cette forme, mais sans tonalité, dans le Baudhæyana-‐G®hya-‐Sºtra (BauGS II.5.24). Ce mantra est aussi cité dans la Næradaparivræjaka-‐UpaniÒad (IV.37) car il doit être récité pendant la cérémonie du renoncement30. C'est cette version qu'on trouve ci-‐dessus dans l'écriture romanisée. Nous avons aussi disposé les tons à l'occidentale pour mettre en valeur le caractère apparemment aberrant de la tonalité de ce passage (cf. § 8). Formellement il s'agit d'une citation close par la particule citative iti ; ce sont les paroles que dit Tri‡a©ku dont c'est ici la seule mention dans l'UpaniÒad (cf. § 19) et dans toutes les UpaniÒad védiques. Tri‡a©ku est assurément le récitant du vers. Est-‐il aussi son auteur? C'est ce qu'on ne peut assurer, tout dépendant de l'interprétation de l'expression vedænuvacanam (cf. § 18). C'est seulement la citation qui est incluse dans le BauGS tandis que la NPU récite la clausule iti tri‡a©kor vedænuvacanam. Revenons à la TU pour signaler que, si toutes les citations de l'UpaniÒad adoptent une forme métrique, celle-‐ci, apparemment, fait exception : sa facture 8/8/14/7/8/ ne correspond à aucun chandas 'schéma métrique' védique. C'est sans doute ce qui vaut à ahaµ v®kÒasya rerivæ etc. d'être ignoré de l'ouvrage de HORSCH 1966 consacré aux strophes ou versets du Veda extérieurs aux Saµhitæ ; de même, W. Rau dans le Versuch (RAU 1981) dont nous reparlerons ne laisse pas entendre qu'il puisse s'agir d'un verset et ne tente pas de le reconstituer à l'instar de ce qu'il fait systématiquement pour le reste de l'UpaniÒad. Pourtant, dès 1897, P. Deussen avait envisagé l'idée et proposé plusieurs solutions ; sa traduction (DEUSSEN 1897 : 221) est formellement présentée comme celle d'un verset. Les traductions les plus connues ont suivi P. Deussen à cet égard et cela vaut aussi pour les dernières, à savoir celles de OLIVELLE 1996 : 183, 1998a et ROEBUCK 2000 : 245. Cette différence d'appréciation tient sans doute au fait que l'UpaniÒad dans ses deux autres sections (appelées traditionnellement vallÚ 'lianes') réserve un traitement spécifique aux versets, en les annonçant par une formule topique ; seul le premier verset (TU II.1) est introduit différemment. Or de ahaµ v®kÒasya..., l'UpaniÒad, sans recourir à la formule, dit seulement, en se référant au contenu et non à la forme, que ce fut le vedænuvacana de Tri‡a©ku. Par ailleurs manifestement il ne s'agit pas d'un ‡loka défectueux. Il demeure curieux que ni P. Horsch ni W. Rau n'aient mentionné la possibilité que ces quelques mots aient pu originellement être soumis à l'impératif du mètre. 7. Commençons par examiner le passage tel qu'il se présente à nous aujourd'hui et tel que plusieurs commentateurs31 l'expliquent. Ωaµkara (ca. VIIIe siècle) est le maître de l'Advaita-‐Vedænta bien connu par ailleurs et son commentaire de l'UpaniÒad est le plus ancien qui soit parvenu jusqu'à nous ; il a commenté neuf UpaniÒad anciennes, sans doute celles qu'il considérait comme relevant de la révélation védique32. Sure‡vara fut le disciple direct de Ωaµkara et il a composé le TaittirÚyopaniÒadbhæÒyaværtika où il commente longuement l'ouvrage de son maître. Bha††a Bhæskara aurait vécu au début du XIIe siècle ; il composa le J~ænayaj~a, le premier commentaire de toute la branche TaittirÚya du K®Ò◊ayajurveda (voir CARRI 1985 : 7-‐8, 11 et PATHAK 1999 : 36-‐3733). Sæya◊a est le célèbre commentateur, rédacteur du Vedærthaprakæ‡a. Il aurait vécu au XIVe siècle (1315-‐89?) en Inde du sud et
30 Voir T.R. CHINTAMANI DIKSHIT 1983 : 86. M. C. Bouy me signale que cette UpaniÒad « est probablement de date
relativement récente et qu'elle a été remaniée au XVIIIe siècle. » Il en existe une traduction française due à A. DEGRACES-‐FAHD 1989 : 292: « Je suis celui qui meut l'arbre. Ma renommée vaut la cime d'une montagne. Hautement pur, je suis la toute immortalité dans le soleil et la fulgurante richesse. J'ai la sagesse parfaite; je suis immortel, impérissable. C'est ainsi que Trisa©ku enseigna le veda. » Dans la Vedic Word-‐Concordance de Vi‡va Bandhu, la phrase ne relève que de la TU et de la NPU. À part les commentaires de ces ouvrages et la citation du BauGS, nous n'avons pas repéré d'autres mentions de ce passage.
31 La TU et ses commentaires ont constamment été étudiés selon plusieurs points de vues, majoritairement vedæntiques. AGARWAL 2000 a recensé 54 commentaires en sanskrit et dans quelques langues indiennes modernes jusqu'en 1919. Nous avons retenu Ωaµkara et Sæya◊a, certes en raison de l'intérêt de leur contribution, mais surtout parce que c'est par rapport à Ωaµkara que la très grande majorité des traducteurs contemporains de l'UpaniÒad se déterminent. Quant à Bha††a Bhæskara, il n'était pas un vedæntin (ni de l'école de Ωaµkara, ni d'une autre). Il se situe en dehors des intérêts contemporains de l'Indian Spirituality et personne ne le revendique. CARRI 1985 : 1 le regrette : « By some strange quirk of history, Bha††a Bhæskara Mi‡ra's pioneering commentary on the TaittirÚya recension of the Yajurveda (...) has been all but forgotten, or at best, it has been given lip-‐service », mais il n'analyse pas les raisons d'un tel oubli.
32 Bien qu'ayant commenté, dans sa jeunesse pense-‐t-‐on, l'Ægama‡æstra, l'ouvrage majeur de son paramaguru Gau∂apæda (voir BOUY 2000 : 33), Ωaµkara n'a pas commenté les passages en prose en les donnant pour upaniÒadiques, et il ne les cite jamais dans le BSBh. Il ne devait pas les considérer comme constituant une UpaniÒad. Ce n'est qu'après lui que le caractère upaniÒadique de ces quelques lignes, connues sous le nom de Mæ◊∂ºkya-‐UpaniÒad, a été généralement accepté.
33 Ses dates sont controversées (cf. PATHAK 1999 : 36-‐37). Ce qui est sûr, c'est que Bha††a Bhæskara a vécu avant Sæya◊a, qui le cite.
9 Article Journal Asiatique serait apparenté à Madhava, l'auteur vedæntin du Sarvadar‡anasaµgraha ; peut-‐être les deux étaient-‐ils confondus (DASGUPTA 1922 : 419). En tout cas, il appartient au temps (vers 135034) où fleurissent de nombreux commentateurs vedæntin, le temps où le Vedænta, dans toutes ses variantes, s'impose comme philosophie de référence. Du texte dont on ne connaît donc aucune variante et que tous les commentateurs acceptent en l'état, on peut donner la traduction suivante : « Je [suis] le rerivæ de l'arbre / [ma] renommée [est] comme le faîte du mont / filtre haut, [je] suis comme dans le coursier, la bonne immortalité / richesse pourvue d'éclat / sage, inondé d'ambroisie. » Cette traduction est hésitante et peu convaincante ; en effet, le passage est hors de tout contexte : certes l'auteur ou le compilateur de l'UpaniÒad a pensé que ce verset avait sa place ici, mais ni avant ni après dans l'UpaniÒad, il n'est question d'un arbre, d'un coursier, d'un mont, etc. Certains commentateurs (à commencer par Ωaµkara) sentent d'ailleurs le besoin de justifier la portée et la présence de ce mantra ici. De plus, l'hésitation est fonction du découpage du texte, dont nous allons voir qu'il est sujet à caution : ici nous adoptons la lecture de væjinÚvasvam®tamasmi / en væjini–iva svam®tam asmi / parce que c'est ce que lisent tous les commentateurs ; mais il est assuré que ce découpage et le sens qui en résulte ne sont pas originels. Est-‐ce Ωaµkara, le premier commentateur que nous connaissons, qui en est responsable ou hérite-‐t-‐il d'une tradition de lecture antérieure ? On ne peut en décider. Le fait est que le passage comprend des mots rares dont le sens n'est pas assuré. Si aucun des commentateurs ne porte de jugement sur cette strophe, beaucoup des traducteurs occidentaux se prononcent à ce sujet et s'accordent pour la déclarer obscure. DEUSSEN 1897 : 221 dit que c'est « eine etwas dunkle, vielleicht auch verderbte, Strophe » ; HUME 1921 : 281 va plus loin et dit que « the whole paragraph is an obscure, mystical meditation, either a preparatory invocation for the study of the Vedas or a summary praise of its exalting and enlightening effect » : comme quoi il suffit d'être obscur pour devenir mystique ; OLIVELLE 1998 : 575 considère également que « this verse is very obscure. » C'est un jugement que jamais aucun commentateur ni aucun traducteur indien ne se permettent. Recensons les problèmes : -‐ rerivæ est un hapax des UpaniÒad et même de tout le Veda. De plus, c'est une forme qu'on n'identifie pas. Tous les commentateurs, c'est leur devoir, expliquent rerivæ, une forme hors normes qui n'a aucun sens sûr et ne tire sa légitimité que de son statut, c'est-‐à-‐dire de son appartenance au Veda35. La majorité d'entre eux adopte la lecture de Ωaµkara qui interprète sémantiquement le mot, mais ne l'analyse pas formellement : il glose rerivæ par prerayitæ, nominatif de prerayit®, formé sur le causatif de pra-‐ŸR-‐ ; le sens est donc 'agent de l'action de faire bouger'. C'est aussi ce sens qu'adopte Bha††a Bhæskara quelques siècles plus tard. Mais, pour Bha††a Bhæskara, c'est sur la base d'une analyse formelle puisqu'il dit que rerivæ est un dérivé de la racine RI¢G-‐ (ri© gatau I.164) : il s'agirait d'une forme de l'intensif (ya©luganta) de cette racine avec antyalopa‡ chændasaÌ 'une apocope védique'. Quant à Sæya◊a, il affirme, sans plus emporter la décision, que rerivæ est un dérivé de RŸ-‐ (cf. infra § 15). En fait, les analyses morphologiques de Bha††a Bhæskara et de Sæya◊a font ressortir l'irrégularité du mot et montrent par ricochet le caractère arbitraire du sens adopté par Ωaµkara, même si d'ailleurs celui-‐ci a hérité d'une tradition d'interprétation (ce qui est possible, mais demeure une hypothèse en l'occurrence). Sure‡vara glose rerivæ par janakaÌ 'engendreur, créateur'36. Est-‐ce que le prerayitæ 'celui qui met en branle' de Ωaµkara est l'exact équivalent de janakaÌ 'créateur' de Sure‡vara? On peut en douter : il y a quelque différence entre pra-‐ŸR-‐ ‘mettre en branle’ et JAN-‐ ‘engendrer, créer’. Parmi les contemporains, DEUSSEN 1897 : 221 dit que rerivæ est construit comme rarævæ (�S X.40.7) et en fait une forme de la racine RI/Ÿ-‐ ri◊Âti. Sémantiquement, tous les traducteurs ont suivi Ωaµkara, sauf RAU 1981 : 355 parce qu'il traduit le texte émendé par ses soins (cf. § 17).
34 C'est la date du Vivara◊a-‐prameya-‐saµgraha de Vidyæra◊ya donnée par An Encyclopaedic Dictionary of
Sanskrit on Historical Principles, vol. 1, p. lxxvii. A. Mahadeva Sastri considère que Vidyæra◊ya, le « second Ωaµkara » comme on le nomme parfois, et Sæya◊a désignent la même personne (cf. A. M. SASTRI 1980, préface, p. v). Cela semble fort peu probable.
35 La gestion des formes aberrantes ou bizarres des textes anciens (sanskrits ou autres) a toujours posé problème. J. Brough, dans un article demeuré fameux, avait pour le sanskrit bouddhique (BROUGH 1954) relevé les méfaits de la volonté normative des sanskritistes contemporains. Une forme bizarre peut être correcte linguistiquement, à l'époque, et donc significative ; elle peut aussi être le produit des habitudes de récitation (ou des habitudes orthographiques des scribes). Dans le second cas de figure, comme le Veda ne saurait être insignifiant aux yeux de Ωaµkara et de ses amis brâhmanes, cela conduit nécessairement à inventer du sens. En contrepoint, dans FILLIOZAT 2000, on trouvera une analyse nuancée de la volonté normative des pandits.
36 Asya saµsærav®kÒasya rerivæ janako'smy aham « Je suis rerivæ, c.-‐à-‐d. le créateur, de cet arbre du monde ». VAN BOETZELAER 1971 : 36 traduit : « I am the mover, (i.e.) the producer of saµsæra. » Alors que Sure‡vara glose rerivæ, le traducteur fait comme si le mot originel était prerayitæ.
10 Article Journal Asiatique -‐ ºrdhvapavitraÌ, nécessairement un mot masculin, est comme rerivæ un hapax dans les UpaniÒad et tout le Veda. En revanche, le mot est formé régulièrement bien que, faute de contexte, son sens ne soit pas très clair. Les traducteurs hésitent : 'suprêmement pur' (LESIMPLE 1978 : 23), 'purifier above' (ROEBUCK 2000 : 245). P. DEUSSEN dit : ‘höchster Läuterung’ et RAU 1981 traduit « oben [rituell] rein (m.) ». S'y ajoute le problème de syntaxe que souligne W. Rau par la notation du genre : comment construire ce mot masculin avec le svam®tam de l'expression suivante alors que, en l'absence de verbe d'action qui rendrait possible l'accusatif, svam®tam semble être le nominatif d'un nom neutre ? La syntaxe floue et le manque de contexte rendent les traducteurs nécessairement audacieux ou maladroits. -‐ La séquence væjinÚvasvam®tam est analysée en væjinÚva svam®tam par Ωaµkara et aucun commentateur ultérieur ne mentionne une autre possibilité. Dans væjinÚva, on comprend væjini–iva, c'est-‐à-‐dire le locatif singulier de væjin suivi de la particule de comparaison iva. Ainsi que l'a montré SWENNEN 2004 (p. 49-‐60), le terme væj≤n est un des noms du cheval en tant que l'a‡va, cheval ordinaire, via un rituel de consécration par aspersion, devient le truchement par lequel, en offrant ce væj≤n aux dieux, les hommes acquièrent le vÂja ('vigueur', 'animation', 'énergie' selon OLDENBERG ZDMG 55, p. 443 et aussi 'nourriture', 'richesse') ; annaµ vai væjaÌ « væja est la nourriture » est une phrase récurrente dans les Bræhma◊a et la glose de Ωaµkara (væjam annam) est une quasi-‐citation37. Par ailleurs, l'Amarako‡a, l'ouvrage de lexicologie le plus ancien et le plus connu, cite væjin comme un des noms du cheval, mais aussi de l'oiseau en général. Quant à svam®tam, ce serait un mot neutre, formé de su 'bon' et de am®tam. L'adjectif am®ta 'immortel', substantivé au neutre, désigne l'ambroisie ou le nectar qu'est le jus de soma. On sait qu'Indra est friand de l'ambroisie ou du nectar somique, et que le soma est la liqueur d'immortalité : a≠pæma so≠mam a≠m®tæ abhºma « Nous avons bu le soma, nous sommes devenus immortels » (�S VIII.48.3a). Cette ambiguïté sémantique est augmentée par le fait que si grammaticalement am®ta se laisse bien traduire par 'immortel', en revanche la conception védique de l'immortalité est loin d'être claire. Cela rappelle ce que dit W. D. O'Flaherty à propos de a≠m®tæ abhºma cité ci-‐dessus : « The phrase 'We have become immortal', for example, is linguistically straightforward ; few would challenge the plain English rendering. But what does it mean ? » (DONIGER O' FLAHERTY 1981 : 15). Ajoutons que am®ta dans le Veda ne coïncide pas nécessairement avec l'am®ta que l'on connaît dans le Vedænta, sans parler des résonances des mots 'immortalité' et 'immortel' dans nos discours contemporains. Quant à svam®ta, c'est un hapax védique, 'bon immortel', 'bonne immortalité' ou 'bonne ambroisie' s'imposant dans la traduction sans que l'on comprenne bien en quoi il pourrait exister un *duram®tam 'une mauvaise immortalité' ou une 'mauvaise ambroisie'. -‐ am®tokÒitaÌ lui aussi ne se laisse pas facilement apprécier. Deux problèmes se posent. D'abord parce que deux lectures sont possibles. La première, retenue par les éditions contemporaines, est am®tokÒitaÌ : am®ta-‐ukÒitaÌ 'inondé d'ambroisie', 'göttertrankbetaut' (Deussen) ; la seconde est am®to'kÒitaÌ : am®ta 'immortel' et akÒita 'sans déclin'. Notons que les éditions imprimées, qu'elles soient en nægarÚ ou en caractères romanisés, distinguent ces deux lectures par l'avagraha (AmçtoSiôt: / Amçtoiôt:) ou par l'apostrophe am®to'kÒitaÌ / am®tokÒitaÌ38. Or dans les manuscrits anciens, on écrit généralement am®tokÒitaÌ, sans toujours noter l'avagraha, facteur de distinction entre les deux possibilités. Bha††a Bhæskara, lui aussi, lit am®taÌ mara◊arahitaÌ akÒitaÌ anupakÒayaÌ ajaraÌ « am®ta 'non sujet à la mort' et akÒita 'sans déclin, non sujet à la vieillesse' » puis propose une deuxième interprétation : yad væ am®tokÒitaÌ am®tatvahetunæ ænandenæplutaÌ « ou bien am®tokÒita signifie 'inondé de la béatitude' causée par sa nature d'ambroisie. » Outre le problème déjà évoqué précédemment concernant la nature de l'am®ta, il faut aussi tenir compte que l'unique racine UK∑-‐ que connaît la grammaire pæ◊inéenne (u≠kÒa≠ secane selon le Dhætupæ†ha I.68739) se révèle double aux yeux des linguistes contemporains : MAYRHOFER KEWA, s. v., connaît les entrées u≠kÒati 'grandir' et ukÒa≠ti 'mouiller' ; ce sont celles-‐ci dont L. Renou étudie la répartition (ÉVP XV, p. 156) à propos de ukÒitam dans �S I.114.7. Quoi qu'il en soit, on ne voit pas que les deux racines ou les deux sens s'appliquent dans un composé am®tokÒita, absent de toutes les Saµhitæ védiques. Par ailleurs, la liaison entre am®ta et ukÒita (dans des formules de type *am®tenokÒitaÌ) est tout aussi absente des mantra védiques. L'expression la plus proche est asnæ (ou æsnæ) ukÒitaÌ (AS V.5.8) dont le sens est douteux. Il faut donc se résoudre à sortir du Veda pour expliquer la formule, laquelle serait donc post-‐védique, au moins extérieure aux Saµhitæ et Bræhma◊a. Le sens ne
37 Les discussions sur le mot væja proviennent principalement de l'analyse de l'expression væjapeya, le nom
d'un sacrifice par quoi on cherche à obtenir la nourriture. Pour annaµ vai væjaÌ, voir ΩB VI.3.2.10, IX.3.4.1; TMB XIII.9.21; JB II.192, III.151, etc.
38 Vers 834-‐835 selon G. Bühler cité par BRONKHORST 1982b : 187. 39 La glose de Bha††a Bhæskara est elle-‐même curieuse parce qu'elle ignore complètement le Dhætupæ†ha,
contre les habitudes de l'auteur. Voir le chap. V de CARRI 1985.
11 Article Journal Asiatique peut qu'être conjectural, faute d'éléments de comparaison, et dès lors il semble que 'inondé d'ambroisie' ou 'grandi par l'ambroisie' soient peut-‐être préférables à am®taÌ, akÒitaÌ 'immortel, sans déclin'. L'hésitation est impossible à éviter : HUME 1965 : 281 traduit « wise, immortal, indestructible », mais ajoute en note que les traductions « sprinkled with immortality (or, with nectar) » sont également possibles ; LESIMPLE 1948: 24 dit la même chose. En revanche, je n'ai pas vu un commentateur ou un traducteur utiliser le sens « grandir » de UK∑-‐. Remarquons que de toute façon il n'y a pas de redondance avec l'am®tam du pæda précédent puisqu'ici le mot am®taÌ est masculin et vaut pour un adjectif tandis que l'aµrtam neutre est forcément un substantif. -‐ Quant à sumedhæÌ, c'est par ailleurs une expression de la �S III.38.1d, traduite « doué de sagesse » par L. RENOU (ÉVP XVII, p. 80) ; elle y apparaît dans la bouche du poète dans un contexte indraïque qui évoque un coursier gagnant (væjin). Si l'on échange les deux sens de am®ta, le texte signifierait alors : « Je [suis] le rerivæ de l'arbre / [ma] renommée [est] comme le faîte du mont / filtre haut, [je] suis comme dans le coursier, la bonne ambroisie/ richesse pourvue d'éclat / sage, inondé d'immortalité. » -‐ Tri‡a©ku n'est pas cité parmi les ®Òi védiques et son nom apparaît ici (TU I.10) pour la première fois. Voilà donc un poète qui a probablement composé un vers en amalgamant du vocabulaire formulaire védique à un vocabulaire nouveau dans une syntaxe nouvelle. L'auteur ou le compilateur de la TaittirÚya-‐UpaniÒad (ou un des auteurs ou compilateurs) attribue donc à Tri‡a©ku la paternité de cette stance et, la comprenant à sa propre manière, il a jugé que cette citation avait sa place dans l'UpaniÒad à cet endroit. Il faut donc connaître son contexte dans l'UpaniÒad. La séquence précédente (TU I.9) est principalement consacrée à glorifier lyriquement le svædhyæya 'cantilation personnelle' associé au pravacana 'récitation didactique'. Quant à la suivante (TU I.11.1-‐4), elle mentionne les dernières paroles que le précepteur en Veda (æcærya) adresse à l'étudiant brahmanique qui, ses études terminées, s'apprête à le quitter et à retourner chez lui. Le maître dresse la liste des devoirs (récitation du Veda, devoir conjugal, etc.) qui désormais vont incomber à son ancien disciple et il accompagne cette énumération de prescriptions d'ordre éthique (dire le vrai, imiter le comportement des brahmanes respectables, etc.). Les deux paragraphes (TU I.9 et I.11) sont beaucoup plus longs que TU I.10 et possèdent chacun leur propre cohérence. Même au niveau stylistique, on ne peut pas dire qu'ils soient exactement dans la continuité l'un de l'autre. Le lyrisme répétitif de TU I.9 ne se retrouve guère dans TU I.11 où il s'agit plutôt d'une leçon de morale. Que la stance en question soit obscure dès l'origine ou le soit devenue par suite d'émendations diverses, sa présence ici devait forcément s'articuler au moins un minimum dans le contexte de l'UpaniÒad aux yeux de celui qui l'y a placée. C'est ce minimum dont rendent compte Ωaµkara et Sure‡vara expliquant que cette stance est svædhyæyærtha 'pour la cantilation' parce qu'il s'ensuit la purification du mental (vi‡uddhir [...] dhiyaÌ). Avant que, plus d'un millénaire plus tard, Ωaµkara n'en fasse sa lecture personnelle, on doit donc en imaginer au moins deux autres, celle de Tri‡a©ku et celle du compilateur. 8. L'utilisation de la tonalité. Nous ne pouvons pas rendre compte dans ce cadre restreint de tous les problèmes de tonalité que posent ce passage et, au delà, toute l'UpaniÒad. La tonalité n'apporte d'ailleurs pas que des problèmes, mais aussi des solutions. Remarquons dès l'abord qu'on observe ici deux pratiques tonales (le fait n'est pas exceptionnel et se retrouve par ailleurs dans le reste de l'UpaniÒad ; voir ANGOT 2007). Le mantra suit les principes de la tonalité que l'on connaît dans le Rg-‐Veda ou la TaittirÚya-‐Saµhitæ par exemple, ceux dont, grosso modo, Pæ◊ini a noté les usages. Après le mantra, vient la clausule ≤t≤ tr≤‡a≠©ko≠r ve≠dænuvaca≠na≠m. Transcrite ainsi, on voit qu'elle ne suit pas du tout les usages védiques et pæ◊inéens. Les usages codifiés par Pæ◊ini s'observent dans le mantra, mais avec quelques anomalies. En principe, pour chaque mot, il y a un seul ton principal, très généralement l'udætta 'aigu' ; le svarita 'modulé' est également possible, mais beaucoup plus rarement : il n'y en a pas ici. Font exception à la règle du ton principal unique quelques mots à double udætta (dans le Vyækara◊a pæ◊inéen, ils sont énumérés dans un ga◊a 'groupe' spécifique) : il n'y en a pas non plus ici. Font aussi exception les mots enclitiques dénués de ton autonome ; ici c'est le cas de iva. Par ailleurs, la nature et la place de certains mots dans la phrase influent sur la présence ou l'absence du ton : par exemple les vocatifs (quand ils ne sont pas en tête de phrase) sont 'atones', en fait sarvænudætta 'tout graves' : il ne semble pas y avoir de vocatif ici ; de même, le verbe dans une proposition principale perd le ton udætta et est aussi sarvænudætta : c'est le cas de asmi dans le troisième pæda s'il respecte ces principes. On voit que l'observation de la tonalité permet de conclure grammaticalement sur la nature de certaines formes. C'est vrai également des composés dont le type est assorti à une certaine localisation du ton principal. Qu'en est-‐il de notre texte? Il se trouve que ces principes sont en partie seulement respectés. Dans les deux premier pæda, il y a bien un ton udætta par mot (cf. début du § 6). La présence de l'udætta sur
12 Article Journal Asiatique re≠rivæ permet de conclure qu'il ne s'agit pas d'un verbe. En revanche, dans les pæda qui suivent, la tonalité est plus délicate à utiliser. Il semble que les principes pæ◊inéens continuent à s'appliquer dans ºrdhva≠pavitro væj≤nÚva svam®≠tam asmi : le verbe asmi en proposition principale est dénué d'udætta comme il se doit, le mot composé ºrdhva≠pavitro a le ton primitif (l'udætta) du membre antérieur (ºrdhva≠), ce qui est caractéristique des composés bahuvrÚhi (cf. P VI.2.1). Quant au reste væj≤nÚva svam®≠tam, iva étant enclitique, chacun des mots a l'udætta, mais la localisation de ces deux udætta ne permet pas de fixer les limites du mot, d'autant que le svarita dépendant de l'udætta peut déborder sur le mot suivant. Ce que retient Ωaµkara, à savoir væjinÚva svam®tam (væjini–iva svam®tam) est autant possible que væj≤nÚvasv am®≠tam. La seule chose impossible c'est d'imaginer qu'il y aurait un mot composé unique væj≤nÚvasvam®≠tam. Le pæda suivant est lui aussi conforme aux règles de tonalité pæ◊inénnes. En revanche, le dernier pæda où sumedhæ a trois udætta n'est pas conforme aux règles védiques et pæ◊inéennes. Aucune solution n'est envigeable dans ce sens notamment du fait que le a initial de am®tokÒ≤taÌ est svarita. En admettant que ce svarita soit un svarita dépendant, am®tokÒ≤taÌ n'est pas régulier : si l'on tient qu'il s'agit du composé am®tokÒita, comme il s'agirait alors d'un tatpuruÒa, on attendrait am®tokÒita≠Ì et non am®tokÒ≤taÌ ; si maintenant il y avait deux mots am®taÌ et akÒitaÌ, il faudrait am®≠to≠'kÒitaÌ ou am®≠to…'kÒitaÌ. De toute façon il faudrait un ® udætta (selon Pæ◊ini Na~o jaramaramitram®tæÌ VI.2.116). Il est étrange que seul ce dernier pæda ne soit pas conforme aux règles de Pæ◊ini. Il ne suit pas non plus le schéma qu'on observe dans la clausule ou dans le reste de l'UpaniÒad en raison de la présence du svarita, mais il s'en rapproche ; si c'était le cas, on attendrait sumeDa Amçto_iôt£: ; où une succession de syllabes monotones (ton moyen) précède la modulation finale (grave/moyen/aigu/moyen) et où le visarjanÚya, comptant comme une syllabe, est récité sur un ton moyen (il est toujours récité ainsi, quel que soit le ton de la voyelle précédente). La seule anomalie à ce schéma est la présence du svarita. Que la première partie du mantra suive le second schéma (qui est souvent celui du bræhma◊a) n'est pas exceptionnel dans cette œuvre et ce procédé s'observe par ailleurs dans la TU (ainsi dans TU II.440). Au total, malgré quelques incertitudes, il est possible de considérer que, au niveau de la tonalité, les paroles attribuées à Tri‡a©ku suivent dans leur première partie (pæda a, b, c et d) les usages védiques tandis que le reste (le pæda e et la clausule) suit, avec une anomalie, l'autre modèle. Par ailleurs, bien que ce texte soit absent du reste du Veda (il ne s'agit pas d'une citation), une partie du vocabulaire est comme signée : væjin est « un mot typiquement « kÒatriya », va≠rcas est un « mot des contextes royaux » (Renou ÉVP II p. 86) et nous verrons (§ 24) que le mot væjinÚvasu, une des lectures possibles, est une épithète d'Indra. Finalement on serait tenté de voir dans ce passage un mantra védique, de sens incertain (par manque de contexte) et dont la double tonalité reflète l'époque tardive de sa composition. La raison de son insertion dans l'UpaniÒad reste obscure. 9. Demeurons dans la tradition manuscrite et examinons maintenant s'il est possible de résoudre les nombreuses difficultés posées par ce vers défectueux, et ses incertitudes morphologiques et sémantiques. D'abord, il est certain qu'il s'agit d'un verset, dont la structure métrique a été altérée. Trois des séquences entre les da◊∂a affectent la forme d'un pæda octosyllabique, une des formes les plus fréquentes des vers védiques. Certes Ωaµkara ne dit rien de cette éventuelle forme versifiée, mais le fait n'a rien d'inhabituel ; au contraire, tout au long de son commentaire de la TU, on constate qu'il est, de fait et peut-‐être par principe, insensible aussi bien au caractère poétique du texte qu'au caractère musical exprimé notamment par la tonalité : de l'UpaniÒad, Ωaµkara ignore tous les aspects non sémantiques et il place la tonalité, contrairement à Pæ◊ini, en dehors de la morphologie ; jamais on ne le voit interpréter un fait de tonalité pour en tirer des conclusions sémantiques. En revanche, Bha††a Bhæskara affirme qu'il s'agit d'un mantra et cela il ne le dit que de versets. Il assure même que le verset est une Òa†padæ jagatÚ, une jagatÚ à six pæda. C'est sur une base métrique restaurée qu'il sera peut-‐être possible de rétablir le sens originel, éventuellement d'en déterminer la devatæ de référence, etc., et finalement de comprendre les raisons qui ont poussé Ωaµkara ou un de ses prédécesseurs à modifier le verset. Les affirmations d'Ænandagiri (XIIIe siècle) à ce sujet reflètent la manière de voir de son temps41. Il est tout à fait probable que l'altération est
40 Voir notre étude à paraître La TaittirÚya-‐UpaniÒad avec le Commentaire de Ωaµkara, Références textuelles §
I.5. 41 C'est l'époque où l'on pense que tout mantra a un ®Òi, une devatæ etc. Dans sa †Úkæ (p. 25), Ænandagiri dit :
ahaµ v®kÒasyeti mantrasya ®Òis tri‡a©kuÌ, pa©kti‡ cchandaÌ, paramætmæ devatæ, brahmavidyærthe jape viniyogaÌ « Le ®Òi du mantra commençant par ahaµ v®kÒasya est Tri‡a©ku, le mètre est pa©kti ; la divinité est l'ætman suprême ; [ce mantra] est affecté à la récitation murmurée en vue de la connaissance brahmique. » Une telle
13 Article Journal Asiatique pré‡aµkarienne puisqu'on a vu (§ 6) que ce vers est cité dans le Baudhæyana-‐G®hya-‐Sºtra (II.5.24)42 et qu'il y est cité exactement sous la forme où Ωaµkara le commente ; or le Baudhæyana-‐G®hya-‐Sºtra est indéniablement pré‡aµkarien43. On a certainement modifié sa structure parce que le sens était insatisfaisant ou qu'il n'était plus compris. L'aménagement du verset est une conséquence, non une cause. Bha††a Bhæskara est donc sensible à ce qu'ignore Ωaµkara (nous verrons plus tard ce que reflète cette différence). Néanmoins, il est hautement improbable que le mantra soit une jagatÚ à six pæda. Ce type de vers comprend 48 syllabes alors que le nôtre en compte 45 tel qu'il se présente ; pour ce faire, il faudrait restaurer le texte et Bha††a Bhæskara n'est pas W. Rau ou B. van Nooten et G. Holland ; par ailleurs, il est difficile de redécouper les pæda a, b et e qui constituent à l'évidence des unités bien définies de huit syllabes : Ahaµ v®kÒasya rerivæ / kÚrtiÌ p®Ò†haµ girer iva /(...) sumedhæ am®to'kÒitaÌ (ou am®tokÒitaÌ). Demeurent 21 syllabes à restaurer pour obtenir le total de 24 qu'il faudrait pouvoir redistribuer en trois pæda. On ne voit pas comment procéder et Bha††a Bhæskara non plus d'ailleurs qui se contente d'une affirmation, mais se garde bien de dire comment la réaliser : cela traduit bien son embarras. Sa remarque vaut seulement pour exprimer l'idée qu'il s'agit bien d'un vers ; surtout, implicitement, il admet qu'il y a eu modification puisque de fait le passage en l'état n'est pas une Òa†padæ jagatÚ. Ænandagiri, lui aussi, se contente d'une affirmation : le verset a pour chandas 'mètre' une pa©kti. En revanche, P. Deussen est beaucoup plus crédible quand il reconnaît là une mahæb®hatÚ de type yavamadhyæ 'à milieu [comme] l'orge' ; le nom provient du fait que cette céréale possède des épis qui sont fins aux extrémités et renflés au centre. C'est cette forme que reproduit le schéma métrique de la mahæb®hatÚ yavamadhyæ : 8 + 8 / 12 + 8 + 8. Encore qu'il y ait alors un problème de désignation : en effet les noms des schémas métriques sont recensés dans les trois ouvrages de métrique védique, le �kpræti‡ækhya (XVI.1-‐2), la Sarvænukrama◊Ú (I.3.11) où les noms des mètres correspondent à ceux du �P et le Chandȧæstra dont les noms, différents, ont été référencés par A. Weber (WEBER 1863 : 152-‐156). Or la table des mètres donnée par Van Nooten et G. Holland44 fait de la yavamadhyæ mahæb®hatÚ un vers de 48 syllabes ( 8 + 12 / 12 + 8 + 8) tandis que le mètre de type 8 + 8 / 12 + 8 + 8 est la simple mahæb®hatÚ. V. Arnold45 ne connaît que la mahæb®hatÚ de type 8 + 8 / 12 + 8 + 8. Si l'on s'en tient à ce que dit le �P (XVI, 47), il semble que P. Deussen et V. Arnold aient raison puisqu'ici le pæda de 12 syllabes est au milieu et que la yavamadhyæ mahæb®hatÚ compte, selon la même source, 48 akÒara organisés selon le schéma 8 + 12 / 12 + 8 + 8. Quoi qu'il en soit, indépendamment de leurs noms, on répertorie dans la �S trois schémas syllabiques de 44 syllabes répartis en cinq pæda. Ce sont A : 8 8 / 12 8 8, B : 8 8 / 8 12 8 et C : 12 8 / 8 8 8. Dans notre verset, les deux premiers pæda de huit syllabes nous semblent suffisamment sûrs pour éliminer le shéma C. Si l'on essaye B, un troisième pæda à 8 syllabes serait *ºrdhvapavitrovæjinÚ, le quatrième étant *vasvam®tamasmidravi◊aÓsavarcasam. On ne voit pas comment éviter un découpage en ºrdhvapavitro væjinÚ / vasv am®tam asmi dravi◊aÓ savarcasam. Le mot væjinÚ, le féminin de væjin, désigne la « cavale » ; c'est aussi une épithète de UÒas, une devatæ féminine, comme l'est væj≤nÚvatÚ 'porteuse des prix de victoire' ainsi que traduit L. Renou dans ÉVP III, p. 13 à propos de �S I.48.6d. De toute façon, le mètre interdit la lecture vedantique par iva et, à cause du mot væjinÚ, nous place dans une atmosphère tout à fait différente. Bien que grammaticalement possible, le texte ainsi découpé demeure insolite, le nominatif féminin væjinÚ s'inscrivant mal dans la phrase à côté des mots neutres vasu et am®tam. Si maintenant on retient le schéma A, on voit que le texte s'articule correctement et fait sens. En effet, la leçon originelle a pu être, comme le supposèrent BÖHTLINGK-‐ROTH 1870-‐1873 et P. DEUSSEN 1897 (qui malheureusement ne s'expliquent pas), væjinÚvasv am®taµ « Je suis riche en cavales, immortel », faisant allusion à Indra dont l'épithète væjinÚvasu 'riche en cavales' est plusieurs fois attestée dans le Veda, notamment dans la �S (21 occurrences dont par ex. væj≤nÚvaso, un vocatif singulier en III.42.5, ou væj≤nÚvasº, un vocatif duel en V.74.6). Nous avons vu (§ 7), grâce notamment à P. Swennen, comment comprendre væjin ; le féminin væjinÚ se laisse traduire par 'cavale'. VæjinÚvasu est un composé bahuvrÚhi 'celui dont la richesse (vasu) consiste en cavales (væjinÚ)' où vasu 'richesse' a un emploi quasi suffixal ; cette lecture est confirmée par le padapæ†ha. « C'est presque exclusivement une épithète des A‡vin » dit L. Renou (ÉVP XVI : 39). Notons aussi le rapprochement fait
affirmation est peu crédible car, le mètre pa©kti comprenant cinq pæda de huit syllabes avec césure après le second pæda, le total de 40 syllabes est loin des 45 du verset en question.
42 The Bodhæyana G®hyasºtra, edited by R. Sharma Sastri, New Delhi : Maharchand Lachhmandas, 1982, reprinted from 1920 edition. Le passage en question se situe p. 43.
43 An Encyclopaedic Dictionary of Sanskrit on Historical Principles, vol. 1, p. LXXIV le date du VIe siècle avant J.-‐C. Quelle que soit l'incertitude de cette datation, il semble acquis que Ωaµkara (VIIIe siècle) a commenté une lecture déjà reçue anciennement.
44 VAN NOOTEN-‐HOLLAND 1994 : xiv-‐xvi. 45 ARNOLD 1967 : 249.
14 Article Journal Asiatique par �S II.13.5 entre Indra qui libère le chemin des rivières et son état comparé à celui d'étalon (væjin). La stance n'est pas claire et les traductions de K. F. Geldner (HOS 63) et de L. Renou (ÉVP XVII : 59) comportent un point d'interrogation. Quoi qu'il en soit, on constate la présence de ce mot en contexte cosmogonique. Cette épithète est absente de toutes les Saµhitæ yajurvédiques et de tous les Bræhma◊a, quels qu'ils soient. On ne la repère, en plus de la �S, que dans l'AS (4 occurrences dont certaines sont empruntées à la �S). Ainsi conçu le pæda c est dodécasyllabique et se présente sous la forme ºrdhvapavitro væjinÚvasv am®tam. Mais le sens « Filtre haut, [je suis] riche en cavales, immortel » est impossible, car il se heurte au genre des mots : væjinÚvasu ne peut être qu'un neutre46 tout comme am®tam. Quant au pæda d, il devient asmi dravi◊aÓ savarcasam « Je suis la richesse revêtue d'éclat » et comprend alors neuf syllabes : il est hypermètre. À côté de l'erreur toujours possible, il existe alors plusieurs solutions : -‐ soit on restitue dravaÓ à la place de dravi◊aÓ ; les deux mots ont la même origine, dérivés de la racine DRU-‐ 'courir, s'écouler'. Les mots peuvent être drava≠ 'courant', dra≠vat (même sens) ou drava≠t 'rapidement' ; le sens adverbial est issu du participe dra≠vant-‐ figé avec le changement de ton qui marque sa sortie de la catégorie grammaticale. Ces trois mots s'appliquent notamment au cheval (cf. �S IV.40.2-‐3) et conviennent très bien ici notamment en regard de la væjinÚ 'cavale' dont il a été question précédemment. Néanmoins comme pour l'instant nous examinons les différentes possibilités sans modifier la lettre du texte, mais en envisageant un autre découpage métrique et une autre prononciation, on peut écarter cette lectio facilior. Notons incidemment que ces vers communs à la Rk-‐Saµhitæ et à la TaittirÚya-‐Saµhitæ (TS I.7.8.3) parlent de par◊a≠µ na≠ ve≠Ì « comme l'aile [ou la plume] de l'oiseau ». -‐ soit on prononce drav◊aÓ comme le suggère P. Deussen ; dra≠vi◊a est un terme beaucoup plus fréquent que drava≠ ou dra≠vat dans le Veda où il désigne les richesses courantes (cf. « currency »), mobilières, par opposition aux biens immeubles (maison) ; il en va ainsi dans �S I.94.14c dont L. Renou (ÉVP XII p. 23) traduit ratnaµ dravi◊am par 'trésor et richesse'. Le rapprochement avec dravya (historiquement douteux si l'on suit MAYRHOFER, KEWA s.v., qui rapporte dravya à dæru 'bois') a pu se faire quand la richesse « courante » est passée du cheval aux biens meubles et à l'argent. Bha††a Bhæskara glose dravi◊am par variÒ†haµ dhanam « richesse éminente », sens qui est celui donné en premier par le ΩKD, s. v. -‐ P. Deussen propose aussi, sans l'adopter, la lecture sudravi◊am au lieu de asmi dravi◊am. Nous avons vu que Bha††a Bhæskara, le seul des commentateurs à supposer que le passage est un verset, ne fait qu'émettre cette hypothèse. 10. Le vers ainsi restitué, considéré sous sa forme orale, n'est pas modifié pour autant. Seul le découpage des pæda et des mots a changé : Ahaµ v®kÒasya rerivæ / kÚrtiÌ p®Ò†haµ girer iva / ºrdhvapavitro væjinÚvasv am®tam / asmi drav[i]◊aÓ savarcasam / sumedhæ am®tokÒitaÌ. À côté de la lecture commentée et publiée (version A), celle-‐ci sera notre version B. Pour son sens et sa traduction, on est contraint de faire parler rerivæ. Acceptons, faute de mieux et en dehors de toute preuve, le sens que lui attribuent Ωaµkara et ses successeurs ainsi que Bha††a Bhæskara et Sæya◊a, à savoir 'remuer'. Dès lors, « donner le branle à un arbre » ou « secouer un arbre » est un geste que les familiers du Veda reconnaissent. Dans la Rk-‐Saµhitæ, Indra est le dieu qui par excellence secoue l'arbre pour que ses fruits tombent à terre. Citons à côté de �S I.10.8, le vers explicite �S III.45.4b que L. Renou rend (ÉVP XVII : 87) ainsi : « Comme (un) avec un croc (fait tomber en secouant) l'arbre le fruit mûr, secoue (sur nous), ô Indra, la richesse qui fait traverser. » Védiquement, le vers appartient à cette catégorie de stances qui glorifient un deva comme Indra en tant qu'il est possesseur de richesses dont il fait profiter les hommes. Ici ce serait notamment avec l'épithète væjinÚvasu qu'est notée cette richesse abondante, plurielle et féminine posée comme propriété d'un être masculin, singulier et puissant, le dieu Indra. Dans la strophe �S I.10.8, les richesses, au lieu d'être des cavales (væjinÚ), sont les vaches, mais elles demeurent plurielles et féminines. Indra est riche donc, mais en plus il dispense cette richesse aux hommes. Parmi les dieux védiques, Indra se signale par sa générosité exceptionnelle. Les hymnes le célèbrent lui saha≠sraµ ya≠sya ræta≠ya uta≠ væ sa≠nti bhÙyasÚÌ « dont les dons sont mille, ou même davantage » (�S I.11.8cd). C'est cette générosité qui lui vaut une des épithètes qui l'identifie plus que d'autres : il est le magha≠væn, 'le libéral', c.-‐à-‐d. le généreux (cf. J. Gonda, Epithets in the Rgveda, La Haye 1959). Et cette générosité s'exerce dans le domaine de la vie, notamment en faveur des hommes. Il est inutile d'insister sur cela qui est bien connu. Dans le Veda, celui qui « donne le branle à l'arbre » peut être Rudra au lieu d'Indra ; mais, comme c'est souvent le cas avec cette figure terrible, on craint que ce branle
46 Remarquons que selon Iko'savar◊e (P. VI.1.126 ou 127), la forme væjinÚvasu am®tam était possible et
qu'elle pouvait résulter soit de °vasu soit de °vasº. De toute façon, le masculin est impossible dans cette configuration et l'on est obligé de faire de væjinÚvasu un bahuvrÚhi dépendant du neutre am®tam.
15 Article Journal Asiatique qui devrait répandre des bienfaits sur terre (vaches, lait, richesses, etc.) ne s'accompagne d'une pluie de maux, voire que les fruits soient tous des calamités ; d'où l'invitation : anya≠træsma≠d divyµ ‡Âkhæµ v≤ dhºnu « Secoue ailleurs que sur nous la branche divine » (AS XI.2.19c). Si le premier pæda se laisse interpréter ainsi, si le dieu (Rudra) donne le branle à l'arbre (de la création) pour faire pleuvoir des maux, on attend que le reste du vers réagisse à ce courroux divin. Mais ici, bien on contraire, on ne perçoit pas une telle menace ou, du côté des hommes, la crainte d'un tel danger, si bien qu'on peut écarter cette hypothèse. Dès lors, on pourrait rendre le vers ainsi, mis dans la bouche d'Indra : « Je [suis] celui qui donne le branle à l'arbre [de la création, pour que pleuvent ses fruits] / [Ma] renommée est [haute] comme le faîte du mont (ou « d'un mont »)/ purifiant par excellence, je suis riche en cavales, [je suis] l'immortalité / je suis la richesse pleine d'éclat / sage, inondé d'ambroisie. » Mais les obstacles à une telle interprétation sont importants. En général, la secousse divine est exprimée par la racine vi-‐DHª-‐ dont L. Renou avait souligné l'ambiguïté d'emploi dans le Rg-‐Veda ; c'est le cas de tous les exemples donnés dans le présent paragraphe. Ainsi dans la KauÒÚtaki-‐UpaniÒad (KauU I.4), celui qui s'en va de ce monde et procède vers le monde de brahman se secoue (vi-‐DHª-‐) de ses actes bons et mauvais. Or on ne peut évidemment pas rapporter rérivæ à cette racine DHª-‐. Par ailleurs, væj≤nÚvasu est un mot neutre ; si sémantiquement cette épithète se rapporte facilement au masculin « Je », c.-‐à-‐d. Indra, cela devient beaucoup plus difficile s'il s'agit de qualifier le seul mot neutre de la phrase, à savoir l'am®ta 'immortalité'. On est conduit à modifier le texte. Sinon le sens doit être : « Je [suis] celui qui donne le branle à l'arbre [de la création, pour que pleuvent ses fruits] / [Ma] renommée est [haute] comme le sommet du mont / purifiant par excellence, [je suis] l'immortalité riche en cavales / je suis la richesse pleine d'éclat / sage, inondé d'ambroisie. » Or on ne voit pas que væjinÚvasu dans le Veda soit une épithète qui qualifie l'immortalité.
11. Passons maintenant à la signification du vers tel que l'entend Ωaµkara expliquant le texte découpé selon la version A. Nous connaissons son interprétation à la fois par ce qu'il dit dans son commentaire (TUBh) et aussi par ce qu'en dit Sure‡vara dans son Værttika (TUBhV I.50-‐, ÆSS 13 : 33-‐35). Bien que les interprétations du disciple soient souvent originales, elles se situent pour l'essentiel dans la continuité ou au moins dans la proximité de celles de son maître47. Ici, Sure‡vara confirme la raison d'être du mantra de Tri‡a©ku qu'avait alléguée Ωaµkara (TUBh I.10, introduction) : « On doit connaître la section suivante commençant par Ahaµ v®kÒasya rerivæ comme servant (artha) à la cantilation personnelle car il en résulte la purification de l'esprit. »48 Pour justifier son interprétation, Ωaµkara fait appel au prakara◊a 'contexte' : en l'absence de continuité sémantique entre les deux paragraphes (TU I.9 et 10), il ne lui reste qu'à causaliser leur contiguïté. Le paragraphe TU I.9 étant à la gloire de cette cantilation personnelle, Ωaµkara suppose que le paragraphe suivant est au service (artha) de cette cantilation. L'argument peut nous paraître faible, mais le procédé n'est pas nouveau et Ωaµkara ne fait que reprendre ce qu'avait théorisé la MÚmæµsæ49. Le fait est que le compilateur de l'UpaniÒad a bien dû sentir un lien entre les deux paragraphes et comme « rien d'autre ne se laisse comprendre », seul l'argument de continuité contextuelle est possible qui respecte la cohérence que Ωaµkara prête au Veda et à l'UpaniÒad en particulier. Ωaµkara fait de cette strophe un mantra vedæntique glorifiant quelqu'un (Tri‡a©ku) qui est 'devenu le brahman' (brahmabhºta) et parle après cette expérience décisive. Car pour Ωaµkara, aham 'je' désigne l'antaryæmin 'régent interne', celui qui, selon son analyse de BÆU III.7.9 développée dans BSBh I.1.21, est dans le soleil et que le soleil ne connaît pas. L'idée est soutenue ou suscitée par l'analyse de væjini comme locatif de væjin signifiant 'soleil'. Dès lors, la phrase de TU est lue en fonction de BÆU
47 Comme le remarque K. Potter, Sure‡vara, qui n'a guère eu d'émules, est le seul parmi les disciples et
épigones de Ωaµkara qui soit resté fidèle à la pensée du maître. L'auteur conclut : « This means that these modern interpreters are implying that most Advaitins after Ωaµkara's time are confused and basically mistaken, and that 99% of the extant classical interpretative literature on Ωaµkara's philosophy is off the mark. This is clearly a remarkably radical conclusion. Yet, there is good reason to think that it may well be true. » (POTTER 2006 : 6-‐7).
48 Svædhyæyærtha‡ ca vij~eyaÌ ahaµ v®kÒasya rerivæ / ityædir uttaro grantho vi‡uddhir hi tato dhiyaÌ (TUBhV I.51, ÆSS : 33).
49 Le principe de prakara◊a en usage dans la MÚmæµsæ consiste à faire appel au contexte quand la signification d'une phrase n'est pas claire. À ce sujet, voir le MÚmæµsænyæyaprakæ‡a « Explication des règles de la MÚmæµsæ » de Æpadeva, alias l'ÆpadevÚ (XVIIe siècle), qui le définit clairement (§ 116), et aussi les explications de M. L. Sandal dans The MÚmæµsæ Sºtras of Jaimini, vol. XXVIII de la collection The Sacred Books of the Hindus, Allahabad, 1925; réédition New York 1979 : xix.
16 Article Journal Asiatique III.7.950. C'est évidemment une orientation décisive à laquelle s'ajoute la glose de rerivæ par prerayitæ 'celui qui met en mouvement' (dérivé de pra-‐ŸR-‐ au causatif 'mettre en mouvement en avant, mettre en branle', etc.) ; l'emploi de cette racine est rare dans les UpaniÒad (aussi bien ŸR-‐ que pra-‐ŸR-‐) et même inconnu dans les UpaniÒad védiques. Sans qu'il s'agisse vraiment d'une analyse morphologique du mot, Ωaµkara, en choisissant cette racine, a peut-‐être voulu rapprocher la sonorité générale de rerivæ et celle de ŸR-‐ car, s'agissant de dire le sens 'remuer' qu'il prêtait à rerivæ, il disposait de racines ayant ce sens et d'emploi plus upaniÒadique. Commentateurs et traducteurs admettent tous, à la suite de Ωaµkara, que rerivæ signifie 'qui remue'. Autre coup de force de Ωaµkara : il assimile l'arbre au saµsæra, à l'univers. Enfin, il ajoute que cet arbre-‐univers est destiné à être abattu : ahaµ v®kÒasyocchedyætmakasya saµsærav®kÒasya rerivæ prerayitæ'ntaryæmyætmanæ « En tant que régent interne, ahaµ je [suis] le rerivæ c.-‐à-‐d. celui qui donne le branle à v®kÒasya 'l'arbre', c.-‐à-‐d. saµsærav®kÒasya l'arbre de l'univers, ucchedyætmakasya qu'il s'agit d'abattre. » Il faut insister sur la fragilité d'une telle interprétation ; l'assimilation de aham à l'antaryæmin 'régent interne' et le sens de « mettre en branle » prêté à rerivæ sont arbitraires. Par ailleurs, rien dans le passage ni dans le contexte ou le reste de l'UpaniÒad ne vient étayer la thèse de l'abattage de l'arbre. Notamment, le sens prêté à rerivæ, qui est décisif, ne peut être contredit puisqu'il relève d'une simple affirmation. Philologiquement arbitraire, cette interprétation vedæntique est aussi sémantiquement anachronique ainsi que le dit OLIVELLE 1996 : 358 et 1998a : 57551, c'est-‐à-‐dire qu'il est peu probable qu'elle corresponde à ce qui était originellement signifié : tout le paragraphe précédent glorifie la génération ; comment peut-‐on supposer que dans ce contexte, il faille abattre cet arbre de la vie dont on a célébré précédemment l'enracinement? Évidemment, Ωaµkara plie le texte à sa volonté d'autant plus facilement que celui-‐ci est ambigu et obscur. Par principe, en tant que commentateur, il doit rendre le texte à la clarté. Mais il est amené par là à tirer le sens des mots clairs dans le sens général qu'il prête à la phrase, la clarté des mots pouvant même s'opposer à celle de la phrase. Le cas de ºrdhvapavitraÌ le montre bien : le composé ne pose pas de problème, mais il en résulte un sens ('filtre haut') qui n'est guère satisfaisant si on envisage son intégration au sens général de la phrase. Dès lors, Ωaµkara change la valeur des mots et prend pavitra, généralement un substantif signifiant le filtre, comme un nom signifiant 'purification', tandis qu'il fait de ºrdhva, généralement un adjectif signifiant 'élevé', un synonyme de kæra◊a 'cause' ; or le brahman est la cause par excellence ainsi que le dit Ωaµkara par ex. dans TUBh I.11.§ 7. Jamais Ωaµkara (et on peut aussi le dire des traducteurs indiens contemporains) ne refuse les mots du texte reçu et ne les change pour d'autres, ce que font certains philologues contemporains depuis O. Böhtlingk jusqu'à W. Rau (voir §§ 16-‐17). En revanche, Ωaµkara change le sens des mots et en introduit d'autres, non des moindres (brahman, ætman), qui orientent le sens de ces mots de manière décisive. Faire de pavitra un nom signifiant 'purification' plutôt qu'un substantif signifiant le filtre est encore tolérable parce que les deux sens ne sont pas éloignés. De même si l'on imagine que ce nom est une épithète signifiant 'pur' ou 'purifiant' ; de plus, si ce n'est pas courant, on l'observe dans Manu par exemple. En revanche affirmer que ºrdhva 'ce qui est au-‐dessus, élevé' signifie kæra◊a relève d'une simple affirmation. Certes, avec l'idée que ce qui est 'au-‐dessus' vaut pour ce qui est au-‐dessus de tout, on peut métaphoriquement penser que l'épithète s'applique au brahman qui est kæra◊a 'la cause' de l'univers. Mais le caractère anagogique de la séquence ºrdhva 'élevé' • kæra◊a 'cause' • brahman 'absolu' est arbiraire et, à nos yeux, anachronique. Ωaµkara est coutumier de la lecture métaphorique ; mais, ordinairement, quand il y recourt, il la justifie (souvent par le contexte). Là, en l'absence d'un contexte explicite, il s'agit plutôt d'un coup de force et une telle méthode conduit à ignorer totalement ce que dit le texte au profit du sens qu'à toute force le commentateur lui prête. Dans le second pæda, Ωaµkara se contente de citer la qualité commune du comparant (le sommet du mont) et du comparé (le mental pur), à savoir leur caractère ucchrita 'élevé, haut'. Le troisième pæda, ºrdhvapavitro væjinÚva svam®tam asmi, comprend 14 syllabes. Il est possible que Ωaµkara ait voulu organiser la glose en la calquant sur le ahaµ brahmæsmi de BÆU I.4.10, où le sujet grammatical (masculin) est identifié au brahman neutre. ªrdhvapavitraÌ, un masculin singulier, est rapporté à l'ætman 'moi', un autre masculin singulier et le tout est identifié au neutre svam®tam. Ce serait là la raison pour laquelle il a attiré le verbe asmi dans ce pæda où il occupe dès lors la dernière place de la phrase, comme dans son modèle et comme il en va généralement dans la prose sanskrite.
50 Ya æditye tiÒ†hann ædityæd antaraÌ, yam ædityo na veda, yasyædityaÌ ‡arÚraµ, ya ædityam antaro yamayati,
eÒa ta ætmæntaryæmy am®taÌ « Celui qui, résidant dans le soleil, est différent du soleil, que le soleil ne connaît pas, dont le soleil est le corps, qui de l'intérieur actionne le soleil, celui-‐là est ton ætman, l'agent interne, immortel » (trad. SENART 1967).
51 « Ωaµkara's interpretation as 'cutting' the tree of transmigratory existence (saµsæra) is anachronistic. » (OLIVELLE 1996 : 358).
17 Article Journal Asiatique Un deuxième moment important est celui où Ωaµkara analyse l'expression væjinÚvasvam®tamasmi. Il lit væjini–iva svam®tam asmi « je suis la bonne ambroisie, comme [elle l'est] dans le væjin » et l’analyse ainsi : « VæjinÚva 'comme dans le væjin' vaut pour væjavatÚva 'comme dans ce qui est pourvu de væja', le suffixe <in> étant un suffixe d'appartenance, tandis que væja est synonyme de anna 'nourriture'. Væjini signifie donc 'dans celui qui est pourvu de nourriture', c.-‐à-‐d. 'dans le soleil'. De la même manière qu'il est bien connu par des centaines de passages de la Révélation et de la Tradition que l'ambroisie, [c.-‐à-‐d.] la réalité du soi, dans le soleil est pure, pareillement asmi 'je suis' svam®tam 'la bonne ambroisie', [c.-‐à-‐d.] la pure réalité du soi. »52 Il fait de la phrase une comparaison marquée par iva ; c'était déjà le cas explicitement dans le deuxième pæda, et la métaphore courait aussi dans le premier pæda. Cela illustre la tendance de Ωaµkara à lire les textes upaniÒadiques sous l'angle métaphorique (gau◊a). Le premier mot devient le locatif de væjin interprété comme désignant le soleil (savit®) en tant qu'il accumule la nourriture. On reconnaît le motif védique et brahmanique du soleil qui se gorge de la nourriture et assèche la terre. La lecture de iva 'comme' force à lire svam®tam, terme peu courant (hapax des UpaniÒad nous l'avons vu, absent de l'Amarako‡a). Une telle lecture n'est guère convaincante. P. Deussen pense que la mention du svam®tam 'la bonne ambroisie' dans le soleil est une allusion à ChU III.1 où il est question du nectar qui s'écoule du soleil. Sure‡vara et Ænandagiri vont dans le sens de Ωaµkara : « Par væja 'énergie vitale, vigueur', on doit comprendre anna 'nourriture'. Je [suis] toujours la bonne ambroisie, [c.-‐à-‐d.] le brahman suprême, dans l'esprit (buddhi), comme [elle l'est] dans le soleil qui a cette [nourriture]. » dit Sure‡vara. Et Ænandagiri glose : « "Je suis le brahman qui est manifeste dans le soleil qui possède la nourriture", de même je suis le svam®ta, la bonne ambroisie, dans l'esprit ». 53 À ma connaissance, aucun commentateur ou traducteur indien ultérieur ne remet en question Ωaµkara affirmant que væjinÚvasvam®tam s'analyse en væjini–iva svam®tam et que væjini–iva signifie « comme dans le soleil ». La suite se lit en fonction du aham initial, l'antaryæmin, qui met en branle l'arbre destiné à être abattu. Pour les derniers mots, Ωaµkara hésite entre les deux lectures mentionnées ci-‐dessus § 6 et 8 : am®tokÒita (am®ta-‐ukÒita 'inondé d'ambroisie') et am®to'kÒitaÌ (am®ta 'immortel' et akÒita 'sans déclin'). Bha††a Bhæskara, on l'a vu (§ 7), lit lui aussi am®taÌ mara◊arahitaÌ akÒitaÌ anupakÒayaÌ ajaraÌ « am®ta 'non sujet à la mort' et akÒita 'sans déclin, non sujet à la vieillesse' », puis il propose une deuxième interprétation : yad væ am®tokÒitaÌ am®tatvahetunæ ænandenæplutaÌ « ou bien am®tokÒita signifie 'inondé de la béatitude' causée par sa nature d'ambroisie. » Évidemment nos commentateurs sont gênés : s'ils lisent akÒitaÌ, le mot qui précède, à savoir am®taÌ, fait alors double emploi avec svam®tam du pæda c ; avec la seconde interprétation, on ne gagne qu'une complication : il faut supposer un verbe de type ÆP-‐ 'gagner' et, ainsi que le fait Bha††a Bhæskara, supposer qu'am®ta équivaut à ænanda. Il faut donc recourir encore davantage à la lecture gau◊a. § 12. La comparaison entre les deux traductions, l'une fondée sur une restauration métrique, l'autre fondée sur l'interprétation de Ωaµkara, montre combien les inspirations sont différentes. C'est dans les premiers mots qu'on saisit au mieux l'opposition des deux inspirations, l'une favorable à la vie, l'autre à son extirpation glorieuse : dans le « sens védique », Indra sans doute vient donner le branle à l'arbre (du monde 54), c'est-‐à-‐dire qu'il vient donner le mouvement à la vie, faire pleuvoir des bienfaits. Le mouvement est inscrit dans le nom védique donné généralement à l'ordre de ce monde, le ®ta, le '(bien) articulé'. En revanche, védantiquement, la mise en mouvement de l'arbre de la vie suscite immédiatement à Ωaµkara l'idée de son déracinement, de son abattage. L'allusion à un arbre enraciné dans le ciel, « symbole du monde » dit L. Renou traduisant la Kæ†haka-‐UpaniÒad (KæU VI.1), se retrouve aussi dans la Ωvetæ‡vatara-‐UpaniÒad (ΩvU III.9 et la Bhagavad-‐GÚtæ (BhG XV.1-‐3). La KæU VI.1 (ou II.3.1 ) dit : « Ce figuier éternel dont les racines vont en haut, les branches en bas, c'est le pur, c'est le brahman, c'est ce qu'on nomme la non-‐mort » (trad. RENOU 1943 : 18). Ωaµkara commente : « Ses racines sont le brahman
52 væjinÚva væjavatÚva / væjam annaµ tadvati savitarÚty arthaÌ / arthaÌ / yathæ savitary am®tam
ætmatattvaµ vi‡uddhaµ prasiddhaµ ‡rutism®ti‡atebhyaÌ, evaµ svam®taµ ‡obhanaµ vi‡uddham ætmatattvam asmi bhavæmi / (ŸÆDU : 272, l. 12-‐14).
53 Sure‡vara explique Væjam annam iti j~eyaµ tadvatÚva divækare / svam®taµ paramaµ brahma buddhæv asyæm ahaµ sadæ (TUBhV 53, ÆSS 13 : 34) ce que commente Ænandagiri : Yathænnavaty æditye praka†aµ brahmæham asmÚty ædityo manyate tathæsyæµ buddhau svam®taµ ‡obhanam am®tam aham asmÚty arthaÌ (ÆSS 13 : 34).
54 Sur l'arbre, consulter O. Viennot, Le culte de l'arbre dans l'Inde ancienne. Textes et monuments brahmaniques et bouddhiques, Paris : PUF (Annales du Musée Guimet, Bibliothèque d'études 59), 1954.
18 Article Journal Asiatique suprême. »55 Il dérive le mot v®kÒa 'arbre' de VRAΩC-‐ 'couper' (v®kÒa‡ ca vra‡canæt) et file longuement la métaphore de l'arbre du monde. Bha††a Bhæskara cite aussi la même dérivation de v®kÒa dans son commentaire du TÆ (voir infra § 13). Elle provient de ce complément à la grammaire de Pæ◊ini qu'est l'U◊ædi-‐Sºtra ; celui-‐ci énumère des dérivés primaires qui pour des raisons diverses, parfois incompréhensibles, sont restés hors du champ de la grammaire de Pæ◊ini. C'est l'US IX.25 (ou III.64 car il en existe des versions différentes) qui analyse v®kÒa comme un dérivé de VRAΩC-‐ 'couper, abattre (un arbre)'56 à suffixe <sa>. Peu importe comment à partir de VRAΩC + sa, on parvient à v®kÒa. Ce qui compte c'est que la dite racine signifiant 'couper', Ωaµkara profite de ce fait pour donner sens à la phrase. C'est à partir de l'étymologie conventionnelle de v®kÒa (qu'il connaît et cite par ailleurs) que Ωaµkara déduit le sens de rerivæ et finalement celui de tout le verset. Son analyse n'est donc pas aussi arbitraire qu'il paraît à première vue, même si elle n'est pas justifiée ici et si d'autres étaient possibles. Il n'y a pas lieu de s'étonner de ces analyses qui frisent le calembour : elles participent, chez les brahmanes, du caractère magique de la parole et du caractère systématiquement non-‐arbitraire du signe linguistique (cf. KAHRS 1998). Ωaµkara est donc coutumier du fait et cela n'est pas propre à lui. Ainsi, dans son commentaire à KæU II.3.1, il oppose l'éternel a‡vattha 'figuier'57 à l'immortel brahman ; pour ce faire, il analyse a‡vattha « niruktiquement », c'est-‐à-‐dire qu'il fait parler les sonorités du mot en les rapportant arbitrairement au propos (védantique) qui est le sien. Ωaµkara ignore la linguistique historique et le substrat indigène de beaucoup de mots « sanskrits » : c'est précisément le cas de a‡vattha. Dans le cadre de la grammaire pæ◊inéenne, il pourrait analyser ce mot en a‡va-‐stha 'qui se tient près des chevaux' ou bien 'où se tiennent les chevaux', ce qui ne présente aucun intérêt pour lui. En revanche, l'a‡vattha est l'arbre dont « la stabilité » (ttha de STHÆ-‐ dans a‡vattha) « n'est pas » (le a initial de a-‐‡vattha) « demain » (‡vas) ; autrement dit, l'a‡vattha est l'arbre du monde impermanent, celui de la nature constamment instable tandis que ses racines sont l'immortel brahman. Cet a‡vattha ainsi analysé sert de comparant au monde, le saµsærav®kÒa 'l'arbre-‐monde' dont « la nature est constamment instable, comme l'a‡vattha, agité (Úrita) qu'il est par le vent des désirs et des actes. »58 Quant au brahman, il s'avère la racine permanente de l'impermanence : il est la racine d'un arbre-‐monde qu'il s'agit de couper ainsi que l'indique le nom même de l'arbre (v®kÒa). Commentant BÆU I.4.7, Ωaµkara cite ce passage de KæU et aussi BhG XV.1 qui développe la même idée : il s'agit aussi de couper l'arbre a‡vattha bien enraciné grâce à la hache du non attachement (asa©ga) ; il parle aussi du brahmav®kÒaÌ sanætanaÌ « l'éternel arbre du brahman », expression qu'il attribue à un Puræ◊a59. Quoi qu'il en soit de ces diverses références, dans BÆUBh I.4.7, Ωaµkara développe l'analogie de l'arbre et ajoute finalement : « car cet arbre du monde, il faut l'arracher avec la racine ; en effet, c'est en l'arrachant que les fins humaines trouvent leur achèvement. »60 Tout le domaine de la vie, y compris les Veda (ils sont les feuilles de l'arbre), les êtres depuis Brahmæ jusqu'aux créatures d'ici-‐bas, tout cela est opposé au brahman qui est, et lui seul, le soutien invisible de l'arbre. KæU II.3.1 et BÆU I.4.7 semblent être la source de la métaphore qui vient à l'esprit de Ωaµkara commentant TU I.10, les mots déclencheurs étant v®kÒa et ºrdhva parce qu'on les retrouve notamment dans KæU II.3.1. Peut-‐être Ωaµkara a-‐t-‐il commenté TU après KæU et a-‐t-‐il fait appel à ses analyses précédentes devant le mystérieux ahaµ v®kÒasya rerivæ. Expliquant le remuement de l'a‡vattha dans KæU II.3.1, il recourt à la même racine ŸR-‐ avec laquelle il fait s'agiter le v®kÒa de TU I.10. Il est même possible que le ºrdhvamºlo'væk‡ækha eÒo'‡vatthaÌ sanætanaÌ de KæU II.3.1 soit à l'origine de la strophe de TU.1.10. Cette strophe qui ressemble aux mantra énigmatiques rassemblés notamment dans l'hymne dit asyavæmÚya (���� I.164) est probablement une citation empruntée à une littérature plus ancienne ; M. Witzel a montré combien cette première vallÚ de la TU est
55Ωaµkara file longuement la métaphore: vedæntanirdhæritaparabrahmamºlasæraÌ « l'essence (særa) en est
ses racines, le brahman suprême certifié dans les Vedænta » (ŸÆDU : 98, l. 17-‐8). 56 Le mot v®kÒa n'a pas d'étymologie claire selon M. Mayrhofer, KEWA, s.v. 57 C'est le nom du Ficus religiosa, l'arbre de l'illumination du Buddha notamment. Le mot n'est pas indo-‐
européen et la ressemblance avec a‡va 'cheval' et (s)tha de STHÆ-‐ 'se tenir debout' est purement accidentelle affirme M. Mayrhofer, KEWA, s.v.
58 a‡vatthavat kæmakarmavæteritanityapracalitasvabhævaÌ. 59 BÆUBh I.4.7, ŸÆDU : 654, l. 22-‐26. La référence n'étant pas précise, il est difficile de savoir à quoi pense
exactement Ωaµkara. Ad BhG XV.1, Ωaµkara cite KæU VI.1 et quatre ‡loka qu'il attribue aussi à un Puræ◊a où apparaît le syntagme brahmav®kÒaÌ sanætanaÌ. Il est possible qu'il ait en vue dans BÆUBh le passage en question. Selon S. Mædhavænanda, traducteur du BÆUBh, cette expression se trouve dans le Ωiva-‐Puræ◊a (V.1.10, 76) et dans le Mbhæ (A‡vamedhaparvan, XLVII, 12-‐15).
60 hy asau saµsærav®kÒaÌ samºla uddhartavya iti / taduddhara◊e hi puruÒærthaparisamæptiÌ (BÆUBh I.4.7, ŸÆDU : 654, l. 24).
19 Article Journal Asiatique liée à l'école Kæ†haka61. Si l'auteur de la strophe de la TU avait en tête l'image du figuier aux racines tournées vers le ciel, celle-‐ci a pu susciter en lui celle d'un arbre aux racines purifiantes tournées vers le ciel. 13. Au total, spontanément ou non, Ωaµkara, un renonçant dont tout le travail intellectuel et spirituel consiste à retirer de lui-‐même les graines de la fonctionnalité mondaine, ignore l'aspect védique du texte dont il fait une lecture métaphorique en mobilisant les ressources de l'érudition brahmanique (Vyækara◊a 'grammaire' et Nirukta 'étymologie' et MÚmæµsæ 'exégèse' notamment) et surtout le réseau des références upaniÒadiques que suscitent les différents mots du verset. Le fait est que le sens originel du mantra et le sens (peut-‐être différent) que lui prêtait le compilateur de l'UpaniÒad et qui justifiait son insertion à cet endroit, n'apparaissent pas clairement : Ωaµkara fait donc parler la stance en lui apportant un contexte nouveau, vedæntique, et en interprétant son vocabulaire et sa syntaxe selon sa propre pensée. Il est servi dans son choix par un vocabulaire en partie obscur et la présence du mot v®kÒa dont l'analyse pæ◊inéenne fait défaut62. À cette « méthode métaphorique par réseau », il recourt volontiers car la lecture métaphorique lui permet de déréaliser le vocabulaire : l'arbre a disparu, il n'est qu'une manière détournée de signifier le monde tandis que son nom dit de manière voilée, pour celui qui sait, le statut et la destinée de ce monde. Aham 'je' n'est autre que le brahman, l'absolu, etc. Si encore Ωaµkara accordait, comme le fait un yogin du Yoga-‐Sºtra, une réalité au monde et ne cherchait qu'à stériliser en lui la graine de sa présence et de son futur, il pourrait encore entendre un hymne qui célèbre le Dieu qui fait pleuvoir des bienfaits pour des hommes incarnés. Car il faut bien que la graine existe pour la stériliser. Mais pour Ωaµkara, même si sa position est nuancée à cet égard, le monde n'a pas vraiment d'existence réelle et la lecture métaphorique s'impose alors : les mots ne peuvent dénoter réellement que l'ignorance tandis qu'ils peuvent signifier le vrai métaphoriquement, indirectement voire secrètement. Si l'on suit Ωaµkara, qu'on oublie le fait que ce mantra est un vers, qu'on adopte son (?) découpage (version A) et son analyse, le mantra se présente sous la forme : Ahaµ v®kÒasya rerivæ / kÚrtiÌ p®Ò†haµ girer iva / ºrdhvapavitro væjinÚva svam®tam asmi / dravi◊aÓ savarcasam / sumedhæ am®to'kÒitaÌ et le sens est : « Je [suis] celui qui donne le branle à l'arbre [du saµsæra destiné à être abattu] / [Ma] renommée est [haute] comme le faîte du mont / j'ai pour zénith (i.e. principe) la purification ; je suis (ou : j'ai obtenu) la bonne ambroisie, comme [elle l'est] dans [le soleil] plein d'énergie / [Je suis / j'ai obtenu] la richesse pleine d'éclat / sage, [je suis] immortel, impérissable (ou : [je suis] inondé d'ambroisie). » On peut discuter le sens de rerivæ et de prerayitæ. Si le passage n'est pas clair, la portée de ce que dit Ωaµkara ne se laisse pas non plus saisir aisément. Comprend-‐il, à l'instar d'une lecture védique, que le mouvement en question vise à donner le branle à l'arbre et que vedæntiquement cet ébranlement prélude à son (lointain ?) arrachement ? On peut certes penser que Ωaµkara estime qu'il faut faire tomber les fruits de l'arbre avant de l'abattre, que, bon brahmane, il prône l'accomplissement des devoirs brahmaniques lesquels débouchent comme naturellement sur la libération. Une telle interprétation cadre avec la conclusion du commentaire sur TU I.10. Doit-‐on pour autant conclure que Ωaµkara la prend à son compte ? Elle est contredite par son empressement à signaler que la nature de l'arbre est d'être abattu. Surtout, si le passage de l'UpaniÒad doit se comprendre dans son contexte, il en va de même du commentaire de Ωaµkara. Or, si on se reporte à ce qui suit, on constate que toute cette première vallÚ où sont évoqués quelques-‐uns des devoirs qui constituent la condition brahmanique (notamment la cantilation du Veda avec les règles de l'orthoépie) se termine par un long excursus (après TUBh I.11) où Ωaµkara examine la valeur des actes dans la perspective de la délivrance : « En vue de discriminer entre la connaissance et les actes, nous envisagerons maintenant la question de savoir si le souverain bien (c.-‐à-‐d. la délivrance) résulte des seuls actes, ou bien des actes aidés par la connaissance ou bien de la connaissance et des actes associés, ou bien de la connaissance aidée par des actes ou encore de la connaissance seule. » ; après un long examen, il conclut : « Il n'y a ici aucune règle restrictive stipulant que la connaissance surgit uniquement de l'élimination des obstacles et non pas aussi bien de la grâce du
61 D'autant que les deux UpaniÒad se connaissent puisque KæU et TU ont une strophe parallèle (TU II.8.1 et
KæU VI.3 ou II.3.3); cette strophe parallèle appartient au même poème où KæU parle du figuier éternel. WITZEL 1979 a mis en valeur le fait que la première vallÚ de la TU appartenait originellement au corpus Kæ†haka.
62 Le mot v®kÒa est cité à titre de forme toute faite (nipætana) dans P. VibhæÒæ v®kÒa° II.4.12 sans recourir à la méthode habituelle où les mots sont formés par dérivation, c.-‐à-‐d. en suffixant une racine. Pæ◊ini recourt à la méthode par nipætana pour des mots importants ou des mots pour lesquels énoncer une règle de formation s'avérerait plus long, moins économique, que d'énoncer le mot lui-‐même. Souvent les nipætana présentent une particularité phonétique ou morphologique. C'est cela qui motive l'analyse de l'US, car si, avec Pæ◊ini, la forme v®kÒa est légitimée et si par l'usage on connaît ce qu'elle dénote (l'arbre), on ne sait pas ce que le mot signifie.
20 Article Journal Asiatique Seigneur, de l'ardeur [ascétique], de la contemplation yogique, etc. Car, si la non-‐violence, la chasteté et autres pratiques représentent des facteurs favorables à l'éclosion de la connaissance, l'audition des UpaniÒad, la réflexion [à leur sujet] et leur méditation notamment en représentent les causes directes. » Ωaµkara affirme donc, ici comme plusieurs fois ailleurs, que les actes n'ont même pas une valeur propédeutique. Ils ne sont pas en eux-‐mêmes les facteurs de la connaissance, ne participent pas de sa nature, n'en constituent pas une étape. Ils aident, constituent une sorte de nid où l'éclosion de la connaissance sera facilitée. Dès lors, on ne peut imaginer que, commentant ahaµ v®kÒasya rerivæ, Ωaµkara fasse sienne la thèse d'une séquence d'actes débouchant sur la réalisation de l'unité du soi personnel et du soi universel. Dans un passage qui suit de près le verset en question, Ωaµkara pose clairement la question du rapport des rites et de la connaissance : «-‐ Dans ce cas, si l'émergence de la connaissance est tributaire des rites, aucun autre æ‡rama 'mode de vie' [que celui de maître de maison] ne sera légitime. Ces rites, en effet, ne concernent que le seul maître de maison. Et, à l'appui de ce point, on peut citer des textes qui vont tout à fait dans ce sens comme [Qu'il exécute le sacrifice de l'agnihotra] sa vie durant. -‐ Non, car les actes sont divers : en effet, il n'y a pas que l'agnihotra et les actes [de même catégorie]. Des pratiques comme la chasteté, l'ardeur ascétique, la véracité, la tempérance, la maîtrise de soi, la non-‐violence sont couramment associées aux autres modes de vie. Leur pureté les constitue en facteurs éminemment favorables à l'émergence de la connaissance. Et il en va de même des pratiques de contemplation yogique et de fixation mentale. Et [la TU III.2] peut dire : « Par l'ardeur ascétique, efforce-‐toi de connaître le brahman. » De plus, en tant que fruit d'actes accomplis dans des existences antérieures, la connaissance peut surgir avant même l'entrée dans l'état de maître de maison : or comme d'autre part, on embrasse l'état de maître de maison dans le but d'exécuter des rites, l'entrée dans cet état perd toute signification dès lors qu'est déjà acquise cette connaissance que les rites accomplis (dans la vie domestique) sont censés faire surgir. Par ailleurs, comme la [procréation] d'un fils, etc., a une motivation mondaine, pour lui qui est débarrassé des désirs envers « ce monde, le monde des pères, le monde des dieux » (BÆU I.5.16) pour lesquels ces fils, etc. sont des moyens, pour lui qui voit le soi-‐même perpétuellement établi, qui ne voit aucun intérêt dans les rites, comment l'activité pourrait-‐elle être possible ? Et même pour qui est déjà installé dans cet état, si la connaissance vient à surgir et à mûrir en lui, il ne verra plus l'intérêt d'exécuter des rites et il s'en détournera complètement » (TUBh I.11). Ωaµkara ne récuse pas les rituels ni les pratiques qui relèvent du Yoga. Il remet en cause le principe de la production de la délivrance par ces rites ou pratiques, la nécessité d'être un maître de maison. Cette démonstration revient à de nombreuses reprises dans ses commentaires, car cette question lui tient à cœur, notamment dans sa critique des thèses mÚmæµsaka. Ce qui fait l'intérêt de ce passage, c'est que Ωaµkara ait senti la nécessité de tenir un tel raisonnement après le verset en question. 14. Comment ce verset a-‐t-‐il été compris après Ωaµkara? On imagine bien que ses disciples et successeurs vedæntin ont commenté cette UpaniÒad dans le sens où Ωaµkara l'avait interprétée. Ainsi en va-‐t-‐il de Sure‡vara, le seul des disciples de Ωaµkara qui soit resté fidèle à la philosophie de son maître (POTTER 2006 : 6) : duÌkharæ‡er vicitrasya seyaµ bhrænti‡ cirantanÚ / mºlaµ saµsærav®kÒasya tadbædhas tattvadar‡anæt « Cet errement premier [est] la racine de l'arbre du saµsæra, qui est une masse diversifiée de souffrances : de la connaissance principielle [résulte] la destruction de cet [errement] » (NaiS II.103). Dans TUBhV I.153, il dit seulement (parlant du brahman) : asya saµsærav®kÒasya rerivæ janako'smy aham « Je suis celui qui donne le mouvement à l'arbre du saµsæra, c.-‐à-‐d. que j'en suis le producteur. » Ræmænuja n'a pas commenté la dite UpaniÒad et le passage en question n'est même pas alludé dans le ΩrÚ-‐BhæÒya. On imagine quelques différences d'interprétation possibles ainsi qu'on peut le constater quand Ræmænuja commente saha brahma◊æ vipa‡citæ (TU II.1). Mais il s'agit plus en l'occurrence d'un débat interne au Vedænta que d'une autre vision du texte. Bha††a Bhæskara présente l'intérêt de ne pas être principalement un vedæntin. Certes sa première remarque consiste à dire que ce mantra est instruit comme partie d'une méditation (bhævanæ) sur l'unité (de soi) avec le brahman suprême. Mais il ignore que aham puisse dénoter l'antaryæmin 'régent interne' et tout ce qu'il dit vise principalement à établir la formation des mots qu'il rencontre. Notamment il procède à l'analyse du terme v®kÒa 'arbre' et, ce faisant, explique incidemment l'origine du commentaire de Ωaµkara : vra‡cater au◊adikaÌ ksaÌ / vra‡cædinæ Òatvam / Òa∂hoÌ kas si iti katvam / « [Le mot v®kÒa 'arbre' est formé avec le suffixe] <Ksa> instruit par l'US [III.66] après la racine VRAΩC-‐ 'couper, abattre [un arbre]'. Il y a cérébralisation du <s> en raison de Vra‡ca° (P. VIII.2.36 i.e. devant un suffixe à initiale consonantique). Il y a gutturalisation en raison de Òa∂hoÌ kas si (P. VIII.2.41). » Concernant l'assimilation de væjin au soleil, Bha††a Bhæskara, sensible à la glose sémantique de la racine VAJ-‐ dans le Dhætupæ†ha (va≠ja≠ gatau), rend compte de ce sens sans passer par la référence à la nourriture : væjÚ nityagatir
21 Article Journal Asiatique ædityaÌ tasminn iva vartamæno'smÚti « Le mot væjin désigne le soleil dont la course (gati) est perpétuelle, il est au locatif ; le sens est : "C'est comme si j'étais présent dans le soleil." » Notons que cette assimilation est récente puisque dans l'Amarako‡a (datant d'avant le VIe siècle selon A. A. Ramanathan, son éditeur de 1971), si væjin est donné à plusieurs reprises comme nom du cheval (et aussi de l'oiseau et de la flèche), nulle part il n'est le nom du soleil comme le veulent Ωaµkara et Bha††a Bhæskara. Il explique aussi l'expression ºrdhvapavitraÌ qui pourtant ne présente aucune difficulté : pavitra est un mot védique bien connu notamment en tant que nom du filtre à soma, en particulier dans �S IX. Bha††a Bhæskara en fait un nom d'instrument en citant sa formation pæ◊inéenne : pºyate aneneti pavitram / 'puvas saµj~æyæm' itÚtrapratyayaÌ : « Le mot pavitra est [un nom d'instrument] dérivé de la racine Pª-‐ 'purifier' construit avec le suffixe <itra> selon Puvas saµj~æyæm (P. III.2.185). » Plus symptomatique est sa volonté d'expliquer vyâkaraniquement rerivæ, forme qui n'est pas grammaticale : i©o ya©lugantæt 'anyebhyopi' iti kvip / chændasaµ hrasvatvaµ, i©abhæva‡ ca / rerivæ / antyalopa‡ chændasaÌ / « Le suffixe <KviP> (= ø) vaut selon Anyebhyo'pi (P.III.2.178) après la racine RI¢-‐ à l'intensif. La brève est une licence védique et le © est absent : rerivæ ; l'apocope est une licence védique. » On sent comment Bha††a Bhæskara veut à tout prix forcer le mot à rentrer dans les normes pæ◊inéennes (ce qui n'est pas le souci majeur de Ωaµkara qui constate la forme, ne cherche pas à la justifier et ne tient compte que de son sens). RI¢[G] ou RI¢KH-‐ (les deux racines sont différenciées dans le Dhætupæ†ha) sont parmi les nombreux dhætu 'racines' auxquels le Dhætupæ†ha attribue le sens de gati 'aller'. Les dictionnaires lui donnent plus précisément le sens de 'ramper, marcher à quatre pattes pour les enfants'. Finalement il aboutit au même résultat que Ωaµkara : ahaµ v®kÒasya vra‡canÚyasya prapa~casya v®kÒasya rerivæ bh®‡aµ kÒobhayitæ « Je suis rerivæ, c.-‐à-‐d. celui qui met en mouvement fortement l'arbre destiné à être coupé, le monde visible. » On pourra s'étonner du fait que le Veda, la révélation, prend bien des licences et semble ignorer la grammaire. L'essentiel n'est pas là : alors que Ωaµkara s'accommode très bien de mots non grammaticaux dont le mystère linguistique lui permet d'extrapoler le mystère de l'absolu, Bha††a BhæÒkara veut à toute force, non sans artifice, que les règles de Pæ◊ini (et de l'U◊ædi-‐Sºtra) s'appliquent au Veda. La comparaison des deux commentaires est éloquente : -‐ Bha††a Bhæskara note des faits de métrique qu'ignore Ωaµkara. -‐ Il recourt beaucoup plus au Vyækara◊a pæ◊inéen, beaucoup moins aux analyses de type niruktique que Ωaµkara. Ses analyses ne débouchent pas sur un sens éloigné de la lecture au premier degré. -‐ Surtout, sans refuser la lecture métaphorique que lui imposent les deux iva 'comme' du texte dont il hérite, il ne se livre pas de lui-‐même à une lecture métaphorique. Au total, sa lecture est à la fois réaliste, érudite dans sa justification (les analyses grammaticales sont beaucoup plus poussées que celles de Ωaµkara) et sensible (ici il se réfère à la métrique ; ailleurs et très souvent à la tonalité63, c'est-‐à-‐dire à la musique du texte). La lecture des autres commentaires de Bha††a Bhæskara dans la branche TaittirÚya (voir CARRI 1985) confirme ces faits. La seule différence avec ce spécimen est que, ailleurs, Bha††a Bhæskara se montre très attentif aux faits de tonalité (dont il rend compte via les sºtra de Pæ◊ini). Malheureusement il est muet ici à ce sujet. Certes, il n'y a, entre Ωaµkara et Bha††a Bhæskara, pas beaucoup de différence sur le sens général du texte, mais le fait est qu'il n'y a pas beaucoup d'intérêt pour le sens chez Bha††a. Son analyse est beaucoup plus formelle que sémantique64. Manifestement si pour Bha††a Bhæskara, le Veda est le Veda, cela ne tient pas en premier à des faits de doctrine, de philosophie, de vérité, de sagesse, etc. mais principalement à des critères formels qui ressortissent de la grammaire et de l'esthétique. En cela son approche est caractéristique des analyses anciennes du Veda comme en témoignent l'abondance numérique des commentaires sur la phonétique et l'orthoépie, et la faiblesse numérique des analyses sémantiques (le Nirukta). 15. Le commentaire de Sæya◊a sur ce passage est plus long que ceux de Bha††a Bhæskara et de Ωaµkara. Sæya◊a ne s'occupe pas (ou peu) de morphologie, pas du tout de métrique ou de tonalité ; en cela il diverge de Bha††a Bhæskara. En revanche, il s'intéresse (beaucoup mais pas exclusivement) à la signification du texte. Ces deux caractéristiques font se rapprocher Sæya◊a et Ωaµkara, deux maîtres vedæntin.
63 Par exemple, les premières pages de son commentaire du TaittirÚya-‐Æra◊yaka sont pleines de références à
la tonalité et aux sºtra de Pæ◊ini consacrés à la tonalité. 64 CARRI 1985 : 18 souligne la volonté de Bha††a Bhæskara de mettre en valeur le vedærtha ‘sens du Veda’, en
plus de son but et de son objet. En introduction, Bha††a reprend le verset yad adhÚtam avij~ætam nigatenaiva ‡abdyate / anagnæv iva ‡ukÒkaidho na taj jvalati karhicit que Pata~jali cite dans le MahæbhæÒya pour encourager les étudiants à connaître le sens des mots via l’étude du vyækara◊a. De même que la grammaire pæ◊inéenne débouche sur une connaissance principalement formelle des mots de la langue sanskrite, le commentaire de Bha††a BhæÒkara est plus formel que sémantique.
22 Article Journal Asiatique Sæya◊a présente cette strophe dans la même perspective que ses deux prédecesseurs ; on y rencontre l'arbre du saµsæra qu'il s'agit d'abattre, le soleil à la course rapide etc. Il y a néanmoins trois caractéristiques qui font que Sæya◊a se distingue de Ωaµkara et de Bha††a Bhæskara et ce sont des différences importantes. a) À la différence de Ωaµkara et de Bha††a Bhæskara, Sæya◊a fournit une liste des références textuelles qui appuient son interprétation. Ce sont le TaittirÚya-‐Æra◊yaka, la Ka†ha-‐UpaniÒad, la Chændogya-‐UpaniÒad et la B®had-‐Æra◊yaka-‐UpaniÒad pour la Ωruti, ‘la révélation [védique]’ ou ‘tradition immémoriale’ ; en outre, il cite la Bhagavad-‐GÚtæ, un texte de la Sm®ti ‘la tradition mémoriale’. Ce sont ces textes que précisément nous sommes allés solliciter pour comprendre l'analyse de Ωaµkara. Certes, il n'est pas certain que Ωaµkara ait pensé à tous les textes cités en référence par Sæya◊a, mais c'est fort probable parce que ce sont ses références habituelles et qu'ils ont tous été commentés par le maître vedæntin. Bien sûr, on pourrait trouver d'autres textes parlant des arbres qui disent à peu près le contraire. Un célèbre passage de l'Aitareya-‐Æra◊yaka (AiÆ II.3.6) décrit ainsi « l'arbre aux mensonges », celui qui porte des fruits vrais, mais qui cache ses racines fausses : il faut dire le vrai et garder le faux qui est à la racine du vrai, qui est la racine du vrai. En l'occurrence, c'est dans la racine que se loge le faux alors qu'ici, la racine joue le rôle du brahman. Les textes védiques sont si multiples qu'on peut toujours y puiser pour illustrer ou justifier n'importe quel propos. L'arbre entre aussi comme motif de nombreuses métaphores dans le Veda. G. U. Thite (1975 : 289) mentionne celle où l'on compare le sacrifice à un arbre. Et il y en a d'autres. On voit ainsi comment procède Ωaµkara qui, face à un texte déroutant, va puiser dans les textes védiques, principalement upaniÒadiques, les passages qui vont dans son sens et délaisse les autres. Il peut toujours s'appuyer sur la révélation védique. b) Si les interprétations se rejoignent, en revanche les destinataires divergent. Sæya◊a dit que « dans le neuvième anuvæka [TU I.9], on a enseigné les actes qui, instruits par la Ωruti et la Sm®ti, doivent être exécutés en plus de la contemplation (upæsana) du brahman. Incidemment on a mentionné que le brahmayaj~a ('le sacrifice du brahman', c'est-‐à-‐dire la cantilation du Veda) est le meilleur tapas 'ardeur [ascétique]'. Mais quelqu'un, bien que croyant, peut ne pas être capable de réciter parce que, manquant de capacité intellectuelle ou pour d'autres [raisons], il n'a pas appris le(s) Veda. Maintenant, dans le dixième chapitre, la révélation énonce un mantra grâce à la répétition duquel cette personne peut obtenir les fruits du brahmayaj~a. »65 Sæya◊a enseigne donc que ce mantra est, à l'instar de la syllabe om, de la strophe qu'on nomme gæyatrÚ, etc., une sorte de substitut du Veda : les gens pressés ou ignorants pourront l'apprendre et leur récitation tiendra lieu de svædhyæya 'cantilation personnelle' : « Dans le dixième [anuvæka], on a instruit un mantra qu'on peut réciter comme substitut (pratinidhi) du brahmayaj~a ; ainsi le brahmayaj~a peut-‐il être aisément exécuté, même par quelqu'un lent d'esprit. »66 Sans discuter le statut de la révélation védique, Sæya◊a change le statut des destinataires du Veda et donc sa destination. Le contraste entre ceux à qui Ωaµkara et Sæya◊a s'adressent est saisissant. Écoutons Ωaµkara dresser la liste des qualités du disciple dans l'Upade‡asæhasrÚ (USP II) : « Cette connaissance en tant que moyen de libération, il faut la dire de manière répétée, jusqu'à ce que sa compréhension soit ferme, au disciple brahmane qui s'est approché [du maître] selon les règles. [Ce disciple] est détaché de tout ce qui est impermanent, [c'est-‐à-‐dire] de ce que l'on acquiert par des moyens [autres que la connaissance] ; il a renoncé au désir d'avoir un fils, d'obtenir des richesses et il n'aspire plus à l'autre monde. Il a adopté l'état de moine errant. Il est apaisé (dans son esprit), maître de ses sens et compatissant. Il dispose des qualités du disciple versé dans les Traités. On le soumet à examen concernant sa jæti (caste), ses actes, son comportement, la connaissance [qu'il a du Veda] et ses ascendants. » Pour ce qui est des destinataires de ce mantra, on ne voit pas que Bha††a Bhæskara leur reconnaisse un statut particulier. Ce sont les mêmes qui récitent ce mantra et le reste de l'Æra◊yaka. Or, il avait affirmé au début de son commentaire du TÆ que etad æra◊yakaµ sarvaµ nævratÚ ‡rotum arhati « Nul ne doit entendre tout cet æra◊yaka, sauf à être un vratin, [c'est-‐à-‐dire à être engagé dans les observances]. » Ωaµkara et Bha††a Bhæskara, pour des raisons différentes, énumèrent des conditions qui ont pour effet de resserrer l'habilitation : le plus important est le plus secret du Veda et prend place à son terme. Au
65 navame'nuvæke brahmopæsanena samuccitya ‡rautasmærtakarmænuÒ†heyam ity uktam / tatprasa©gæd
brahmayaj~asyottamatapas tvam uktam / yas tu ‡raddhælur api praj~æmændyædidoÒe◊a vedapæ†hæbhævæd brahmayaj~e samartho na bhavati tasya brahmayaj~aphalasiddhaye japyaµ mantraµ da‡amænuvæke dar‡ayati (ÆSS 12 : 61, l. 5-‐8).
66 da‡ame brahmayaj~apratinidhitvena japyo mantra uktaÌ / tato mandapraj~asyæpi sukaro brahmayaj~aÌ (ÆSS 12 : 62, l. 15-‐6).
23 Article Journal Asiatique contraire, Sæya◊a fait un sort particulier à ce mantra, mais en élargissant l'habilitation : le plus important est le moins secret et il fait office de substitut pour le reste. Notons que si Ωaµkara considère que aham 'je' dénote l'antaryæmin, Sæya◊a affirme que aham désigne un mumukÒu 'aspirant à la délivrance' : c'est une différence significative. c) De manière répétée Sæya◊a instrumentalise la méditation et en fait un acte parmi d'autres : « Selon le sage Tri‡a©ku, la cantilation de ce mantra vient après l'étude du Veda avec un maître et elle constitue le tapas qu'est la cantilation védique connue comme 'offrande de brahman' (brahmayaj~a). »67 Il fait de la libération le produit de l'exécution des devoirs et cette insistance sur des actes dont l'exécution, associée à la contemplation ou la méditation, provoque le mokÒa caractérise Sæya◊a : « Ainsi est-‐il bien établi que l'association des devoirs enjoints par la Ωruti et la Sm®ti à la méditation enseignée précédemment (...) est la cause du kramamokÒa ‘libération progressive’. »68 La vision de Sæya◊a est celle d'un brahmane attaché aux actes et au statut qu'ils génèrent. Le mokÒa est bien présent à l'esprit, mais comme une perspective parmi d'autres, plutôt lointaine. Cela le différencie de la manière dont Ωaµkara pense la libération, un état naturel de l'homme, non produit et non causé (cf. TUBh, introduction et excursus après I.11.4). En fait les actes ont un statut différent selon le moment où Ωaµkara les envisage. Il ne manque jamais l'occasion de dire que les actes ne produisent pas l'expérience de la non-‐dualité ; celle-‐ci ne rentre pas dans la transitivité propre à l'acte rituel, et plus généralement propre à toute action ; la non-‐dualité n'est pas un produit, mais un état de nature. Les actes sont-‐ils donc inutiles? On pourrait le penser puisque Ωaµkara ou un vedæntin se désintéressent de leur objet. Pourtant, Ωaµkara affirme que leur ænarthakya 'inutilité' n'est pas total, car ils préparent la prise de conscience de l'expérience de non-‐dualité. Mais quand celle-‐ci survient, leur vacuité, leur pauvreté (naiÒkiµcanya) se révèlent pleinement. Il n'y a plus lieu de s'encombrer de l'accessoire quand l'essentiel est à disposition69. La position finale de Ωaµkara est donc qu'on ne peut faire l'économie des actes, mais que finalement ils sont hors sujet. d) Sæya◊a s'intéresse donc principalement au sens du texte. S'il ignore métrique et tonalité, il demeure sensible, comme Bha††a Bhæskara, à la grammaire. Il tente d'expliquer le mystérieux rerivæ et dit : « aham 'je', aspirant à la délivrance, puissé-‐je être le rerivæ, c.-‐à-‐d. celui qui coupe v®kÒasya 'l'arbre', le figuier, en forme de ce monde, au moyen de l'arme qu'est le détachement des objets des sens : [la phrase] doit ainsi être complétée ; ce mot [rerivæ] est dérivé de la racine RŸ-‐ au sens de 'nuire'. »70 Formellement, Sæya◊a présente rerivæ comme une forme de précatif (comme l'est bhºyæsam) de la racine RŸ-‐ ; mais il n'explique pas comment cela est possible71. Les changements dans l'interprétation des mots du texte sont au service d'une utilisation et donc d'une portée différente. Ωaµkara entend faire signifier le texte comme signe d'une expérience éternelle, Bha††a s'essaye à déchiffrer les arcanes d'un texte dont il est plutôt personnellement absent ; Sæya◊a le décrit comme prenant place dans un acte, lequel est un devoir à réaliser dans la perspective d'une expérience future, plutôt lointaine. Que la TaittirÚya-‐UpaniÒad ne parle jamais, ici et ailleurs, de mokÒa, de mukti, etc. est complètement ignoré par Ωaµkara et Sæya◊a. 16. Jusqu'à présent nous avons respecté le texte tel qu'il nous est parvenu, et tel que, semble-‐t-‐il, il existait déjà à l'époque de Ωaµkara. Bha††a Bhæskara et Sæya◊a, s'ils l'interprètent différemment, ne semblent pas en avoir connu une autre version, même si, comme le montre son idée de Òa†padæ jagatÚ, Bha††a Bhæskara imagine bel et bien que le texte qu'il commente a été émendé. Nous avons seulement changé le découpage et imaginé une autre prononciation. Nous avons aussi tenté de comprendre pourquoi Ωaµkara
67 C'est la manière dont Sæya◊a glose le mot vedænuvacana : vedænuvacanaµ vedasya gurupºrvakam
adhyayanam anu pa‡cæd vacanaµ brahmayaj~asvædhyæyatapa ity arthaÌ (ÆSS 12 : 62, l. 11-‐2). 68 uktopæsanena saha ‡rautasmærtakarmasamuccayaÌ kramamokÒahetuÌ susthitaÌ (ÆSS 12 : 62, l. 16-‐7). 69 Cela vaut pour les rites et aussi pour le Veda lui-‐même. Dans le commentaire de BÆUBh V.1.1, le statut
finalement accessoire du Veda est clairement mis en valeur par Ωaµkara. Une fois acquis l'anubhava 'expérience mystique' de l'unité du soi personnel et du soi impersonnel, le Veda-‐texte n'a plus de valeur aux yeux de celui ya evaµ veda.
70 Le Dhætupæ†ha dit rÚ gatireÒa◊ayoÌ; reÒa◊a≠, mot védique dérivé de RIS-‐ 'faire mal, blesser', signifie donc 'blessure' et peut être rapproché de hiµsæ. Cette connotation de douleur est en revanche absente dans l'idée développée par Ωaµkara, pour qui il ne s'agit pas de blesser l'arbre, mais de l'abattre.
71 mumukÒur ahaµ tasya saµsærarºpasyæ‡vatthav®kÒasya rerivæ viÒayavairægyarºpe◊a ‡astre◊a cchetæ bhºyæsam iti‡eÒaÌ (ÆSS 12 : 61, l. 15-‐7).
24 Article Journal Asiatique ne pouvait, ou ne voulait, pas accepter le verset dans son sens premier, ce qui nous permet de comprendre, a contrario, pourquoi Bha††a Bhæskara pouvait l'accepter plus facilement. On peut maintenant tenter avec W. Rau d'aller plus loin en tentant de surmonter la dernière difficulté, à savoir le mot rerivæ du pæda a. Au vrai, le propos de cet auteur était d'adopter une attitude purement philologique en réaction contre l'attitude spirituelle de P. Deussen qui traduisait principalement l'UpaniÒad perçue par Ωaµkara. Ses différents Versuch einer deutschen Übersetzung et particulièrement celui consacré à la TaittirÚya-‐UpaniÒad (RAU 1981) sont particulièrement intéressants à étudier. Ils illustrent le « retour à la philologie » qui avec le « retour aux manuscrits » se développe depuis quelques décennies. Comme P. Deussen72 et W. Rau s'expriment tous les deux en allemand, les divergences de perspective sont rendues évidentes, et ne peuvent être mises au compte de l'emploi de langues différentes. Mais W. Rau ne fait pas que réagir contre la vision spirituelle de P. Deussen, lequel était intéressé par le fait « d'intégrer la tradition indienne dans l'univers chrétien » (CHATELLIER 1996 : 40). Comme les fondateurs occidentaux des études upaniÒadiques (O. Böhtlingk, P. Deussen principalement) voulaient à tout prix voir de la philosophie dans ces textes, une alliance de fait s'était constituée entre Ωaµkara interprète vedæntique des textes védiques, les brahmanes reconvertis récemment au nationalisme spirituel indien et les philologues occidentaux découvrant, fascinés, la spiritualité indienne. Ne voulant plus s'adosser à Ωaµkara ou, plus généralement, à aucun commentateur, récusant P. Deussen jugé trop complaisant à l'influence des auteurs indiens, W. Rau se retrouvait devant un texte nu, dont nous avons vu qu'il est passablement obscur. Voudrait-‐il simplement traduire cette obscurité, et rendre l'obscur par l'obscur, le clair par le clair? L'auteur ne s'y est pas résolu. Prenant appui sur le texte à sa disposition (cf. § 17 pour ses choix textuels), confiant dans la méthode philologique, W. Rau a tenté une traduction après avoir corrigé le texte et introduit un certain nombre d'émendations. On sait que c'est souvent metri causa que des rectifications philologiques ont été menées (principalement) par des auteurs occidentaux, souvent peu ou pas appuyées par la tradition manuscrite indienne ; quand ce n'était pas la métrique, c'est l'incorrection grammaticale qui justifiait les émendations. Tout cela a parfois mené à des errements. P. Olivelle a montré (OLIVELLE 1998b) que des hypothèses des philologues ont été parfois directement intégrées dans les éditions ou sont devenues des variantes. Il cite le cas de LIMAYE-‐VADEKAR : 1958, l'édition la plus utilisée aujourd'hui. Son regard, admiratif dans sa traduction de 1996 (lx : « the excellent edition of Limaye and Vadekar ») est beaucoup plus critique en 1998. De même, l'auteur parle en 1996 (p. lx) des critical editions des UpaniÒad, mais, deux ans plus tard, il s'est rallié à la position de R. Salomon (1991 : 48) qui affirme l'inexistence de toute édition critique de ces mêmes UpaniÒad. La volonté de normalisation grammaticale a conduit à des rectifications au nom de la correction grammaticale (cf. § 23). 17. Voici le texte restitué selon les émendations proposées par RAU 1981 : 368 (version C) et sa traduction (RAU 1981 : 355) : Ahaµ v®kÒasya ver iva, kÚrtiÌ p®Ò†haµ girer iva / ºrdhvapavitro væjinÚva svam®tam asmi / dravi◊aÓ savarcasam / sumedhæ am®tokÒitaÌ / iti tri‡a©kor vedænuvacanam / 1 / iti da‡amo'nuvækaÌ /10/ « Ich [bin] wie der Vogel auf dem Baum [wörtlich : des Baumes] [Mein] Ruhm [ist hoch] wie der Rücken des Berges. Oben [rituell] rein (m.), bin ich gewinnreicher Nektar (n.), Ein glänzendes Gut (n.), mit rechter Einsicht begabt (m.) unsterblich (m.), unvergänglich (m.) So [lautet] die Vedalehre des Tri‡a©ku. » Pour la dernière phrase, l'auteur propose en note 34, p. 355 « Oder : So [lautet] des Tri‡a©ku nachwort zum Veda(?) » Comparons avec la traduction annotée de DEUSSEN 1897 : 221 : « Den Lebensbaum belebend ich,__ Mein Ruhm berghoch erhebend sich, __ Wie Sonnensüfstrank höchster Läuterung teilhaft Ein Kleinod voller Lebenskraft, Voll Weisheit, göttertrankbetaut, __ dies is des Tri‡a©ku [Lobspruch über das] Vedastudium. »
72 Malgré le succès des traductions de P. Deussen, le statut de l'auteur était ambigu aux yeux de ses
contemporains : tenu pour indianiste par les philosophes, il était un philosophe pour les indianistes. Voir STACHE-‐ROSEN 1990 et CHATELLIER 1996 in HULIN-‐MAILLARD 1996, p. 30-‐33.
25 Article Journal Asiatique W. Rau n'a pas voulu voir ici un verset, encore moins un vers à l'instar de P. Deussen. Alors que dans les vallÚ suivantes, constamment il cherche à restituer un ‡loka, ici ce n'est pas le cas73. Pourquoi? Sans doute parce que le texte ne dit rien de la forme métrique de ces quelques phrases alors que dans la BrahmænandavallÚ, à chaque fois l'UpaniÒad l'annonce par la clausule tad apy eÒa ‡loko bhavati « Sur cette même question, il y a le verset suivant. » Cette différence de traitement tient sans doute au fait que les deux vallÚ n'ont pas la même origine. Les études de M. Witzel consacrées à la Ka†ha-‐ΩikÒæ-‐UpaniÒad, confirmant les observations de J. Varenne (MNU), parues à la même époque (WITZEL : 1979-‐1980), sont connues par W. Rau puisqu'il les cite dans sa bibliographie (RAU 1981 : 373). Elles démontrent que la ΩÚkÒævallÚ et la BrahmænandavallÚ de la TU ont des sources différentes, et divergent aussi dans leur inspiration. Il n'y a pourtant pas lieu de mettre en cause la nature métrique du passage. D'ailleurs, les autres passages en vers de cette même première vallÚ (ceux que P. Deussen, R. Hume, É. Lesimple, P. Olivelle ont disposés de manière spécifique dans leurs traductions, à savoir I.1, 4, 10 et 12) alternent avec les passages en prose sans que rien ne les signale à l'attention. En revanche dans la brahmænandavallÚ (TU II), chaque verset ou chaque ensemble de versets est en effet introduit dans l'anuvæka précédent par la clausule mentionnée ci-‐dessus et est clos par un iti citatif. Ainsi le verset de TU II.4, à savoir Yato væco nivartante / apræpya manasæ saha / ænandaµ brahma◊o vidvæn / na bibheti kadæcana est ainsi disposé : tad apy eÒa ‡loko bhavati /3/ Yato væco nivartante / apræpya manasæ saha / ænandaµ brahma◊o vidvæn / na bibheti kadæcana iti [...] /4/ La principale émendation de W. Rau consiste à changer rerivæ en ver iva. « Je suis comme l'oiseau de l'arbre » où veÌ est le nominatif de ve-‐ 'oiseau'. Le thème du sommet de l'arbre et de l'être ailé, un oiseau, posé à son sommet, rappelle quelques passages des Saµhitæ et des Bræhma◊a. W. Rau cite �S VI.3.5, PB XIV.1.12-‐13 et JB II.33774 : « Ceux qui sont grimpés au sommet d'un grand arbre, comment s'en sortent-‐ils après? » et il y en a d'autres. La comparaison du cheval, du coursier, avec les oiseaux est récurrente dans le Veda et au-‐delà, dans l'univers indo-‐européen (songeons aux nombreux chevaux ailés, au Pégase de Bellérophon). P. Swennen, op. cit., chap. IV « Cheval ailé, cheval volant » a montré l'importance de ce thème dans le Veda où « les strophes de la seule �S [scil. �S] offrent de multiples exemples de la popularité du thème des chevaux volants auprès des poètes védiques » (p. 72). L'oiseau est le plus souvent un ‡yena≠ 'aigle', mais il peut aussi être désigné par ve≠ : par◊a≠µ na≠ ve≠r a≠nu væti « [le vent] souffle sur l'aile, semblable à celle de l'oiseau » (�S IV.40.3). Ph. Swennen pense que cette strophe (dédiée à Dadhikræva◊) « ne constitue à l'évidence pas seulement une coquette image poétique, mais au contraire une allusion mythologique claire. Les hymnes �S 4.26 et 27, attribués au même univers sacerdotal que les hymnes à Dadhikræva◊, décrivent les hauts faits de ce ‡yena≠-‐ qui, s'envolant au-‐delà des forteresses où il était né, emporta avec lui le soma et offrit ainsi à Indra la possibilité de s'en délecter » (op. cit., p. 74)75. 18. Si l'on devait accepter la lecture de W. Rau et que de surcroît on adoptait l'univers mythologique que décrit Ph. Swennen, on tiendrait là un autre état (plus ancien?) du vers. La stance glorifierait un étalon ailé, comparé à un ve 'oiseau', peut-‐être un ‡yena≠, un maître des cavales. Rappelons que l'Amarako‡a fait aussi de væjin un mot signifiant 'oiseau'. Dès lors le vers originel redisposé dans un mètre de facture 8/8/12/8/8 serait (version D) : Ahaµ v®kÒasya ver iva / kÚrtiÌ p®Ò†haµ girer iva / ºrdhvapavitro væjinÚvasv am®tam / asmi drav◊aÓ savarcasam / sumedhæ am®tokÒitaÌ / signifiant : « Je [suis] comme l'oiseau de l'arbre ; [haute] comme le sommet du mont [est ma] renommée ; purifiant par excellence, je suis riche en cavales, [je suis] l'immortalité / je suis la richesse pleine d'éclat / sage, inondé d'ambroisie. » Tant que cette lecture demeure une hypothèse, il n'y a rien à redire car, aussi bien sur le plan de la langue que sur celui de la mythologie, il est possible de relier et ces mots et ces allusions au Veda le plus ancien. Le sens que prête W. Rau à la strophe est cohérent. Le seul obstacle est, et il est dirimant, qu'un tel texte ainsi compris et traduit n'existe pas et n'est aucunement attesté dans les manuscrits et les éditions. Cela vaut pour toutes les émendations textuelles de l'auteur. Par ailleurs, le fait est qu'il ne les propose pas, il les impose : c'est cela qui est traduit dans le corps principal de son article et non le texte en l'état. La
73 Je laisse de côté la piste ouverte par A. Sharma (SHARMA 2000) sur la valeur sociologique des mètres. À juste
titre, l'auteur montre que la tradition védique associe l'anuÒ†ubh, l'ancêtre du ‡loka, �et les ‡ºdra. Il conclut sur l'hypothèse d'une destination ‡ºdrique du Mahæbhærata composé principalement en ‡loka. En revanche, le contexte de TU I.10, à savoir TU I.9 (le svædhyæya) et TU I.11 (les devoirs du brahmane) est typiquement brahmanique.
74 JB II.337 in JaiminÚya Bræhma◊a of the Sæmaveda, éd. Raghu Vira-‐Lokesh Chandra, Nagpur 1954. L'ouvrage utilisé ici est celui publié à Delhi, etc., par Motilal Banarsidass en 1985. Le passage en question est p. 305. Pour le PB XIV.1.12-‐13, voir la traduction anglaise de CALAND 1931 : 351.
75 Voir les remarques de CARRI 1985 : 226-‐227 sur Dadhikrævan et les rapports entre le soleil, le cheval et les oiseaux (‡yena, haµsa).
26 Article Journal Asiatique strophe commençant par satyaµ j~ænam (TU II.1) est traduite après que l’auteur l’a entièrement transformée (RAU 1981 : 369). Il est sans doute nécessaire de réagir contre les traductions spirituelles, celle de P. Deussen, etc., et d'en revenir à la philologie. Mais, que ce soit pour cette strophe ou ses autres Versuch, W. Rau traduit et publie un texte qu'il a créé. Son ambition (RAU 1981 : 349-‐350) est d'établir une traduction qui soit scientifique et philologique, en continuité avec l'œuvre de O. Böhtlingk (qu'il cite comme un modèle pour son édition et sa traduction de la Chændogya-‐UpaniÒad). Il vise à réagir contre l'œuvre de P. Deussen qu'il qualifie p. 349 de « "philosophische" Verdeutschung » ('adaptation philosophique en allemand'). Laissons pour l'instant ce qu'il dit de O. Böhtlingk et de P. Deussen et examinons son travail. Le fait est qu'on ne voit là nulle philologie. L'auteur a consulté trois éditions indiennes, l'une de la TU (K®Ò◊ayajurvedÚyæ TaittirÚyopaniÒat éditée par Pa◊∂ita Væmana‡æstrÚ, publiée en 1922 par des pandits de l'Ænandæ‡rama et comprenant plusieurs commentaires dont celui de Ωaµkara), l'autre du TÆ (K®Ò◊ayajurvedÚyaµ TaittirÚyæra◊yakam, préparée par H. N. Æp†e, n° 36 de l'Ænandæ‡ramasaµsk®tagranthævaliÌ, Ænandæ‡rama Sanskrit Series, en deux volumes publiés, dit l'auteur, en 1926) ; enfin la TaittirÚyopaniÒad publiée en 1936/37 par GÚtæpres, Gorakhpur (ouvrage que je n'ai pas eu en mains). La faiblesse de la couverture textuelle est évidente : on ne sait pas pourquoi seuls ces trois ouvrages ont été retenus. Le fait que le second soit une réédition de l'original de 1897 n’est pas mentionné. Les différences entre l'UpaniÒad et le TÆ (dont il existait déjà deux autres éditions en 1981, lesquelles sont ignorées par l'auteur) ne sont pas mentionnées. Les éditions avec tonalité, laquelle, nous l'avons vu, permet, entre autres, d'éclairer bien des questions, parfois de résoudre certains des problèmes, sont ignorées. Sans parler du fait que les leçons reçues par les commentateurs sont elles aussi totalement ignorées ou écartées. Quant aux manuscrits, ils sont passés sous silence. Le contraste entre l'ambition philologique affichée et les moyens mis en œuvre est total. Ajoutons que rien dans ces trois éditions ne vient étayer la lecture prétendument philologique de W. Rau. Le caractère non strophique en est un exemple. Alors que P. Deussen présente le passage comme un « vers », que tous les commentateurs, depuis Ωaµkara et Sure‡vara jusqu'à Bha††a Bhæskara et Sæya◊a, affirment qu'il s'agit d'un mantra et que certains, nous l'avons vu § 9, précisent même le mètre, W. Rau ignore complètement cette dimension. Tout en reconnaissant que, à l'évidence, l'UpaniÒad en l'état traite différemment les strophes de la première vallÚ et les autres, on ne peut ignorer sans discussion leur caractère strophique partout admis. L'explication vient peut-‐être de ce que W. Rau a utilisé l'ouvrage de P. Horsch mentionné dans sa bibliographie (HORSCH : 1966). Or celui-‐ci ne considère pas ce passage comme une gæthæ ou un ‡loka. Voilà bien ce qui caractérisise la méthode de W. Rau : tenir compte de ce qu'affirme un philologue allemand (en l'occurrence, il fait parler son silence) et ignorer ce qu'ont dit tous les acteurs de la tradition brahmanique. En résumé, je dirai que l'œuvre de W. Rau, au prétexte de corriger la lecture philosophiquement orientée de P. Deussen, met surtout en relief les lacunes des publications occidentales. Il est possible que certaines des émendations proposées par l'auteur soient justes, sinon justifiables, et il était sans doute intéressant de les proposer, de les discuter dans un autre cadre. On peut pourtant douter de sa principale émendation : pourquoi a-‐t-‐il fallu remplacer le prétendu original Ahaµ v®kÒasya ver iva, qui est clair, intéressant et bien relié aux textes védiques par l'obscur et incompréhensible Ahaµ v®kÒasya rerivæ ? S'agissant de réaliser une traduction allemande philologiquement fondée, il était impératif auparavant de relever toutes les variantes disponibles ainsi que les lectures des commentateurs pour traduire un texte qui existe. En note, l'auteur aurait pu alors justifier son choix éditorial et aussi proposer et discuter des émendations possibles qui dépassaient les lectures disponibles. Force est de constater que la traduction allemande de W. Rau écarte toute la tradition textuelle reçue. « Ich [bin] wie der Vogel auf dem Baum [wörtlich : des Baumes] » : l'oiseau en question n'existe que dans l'imagination de W. Rau. À propos de la traduction de P. Deussen, nous avons vu que RAU 1981 : 349 parlait avec quelque dédain de sa « "philosophische" Verdeutschung » ('adaptation philosophique en allemand') et qu'il se targuait de réaliser eine Übersetzung 'traduction'. Or, je crois qu'à cet égard on peut dire que de fait l'auteur a réalisé eine "philologische" Verdeutschung. Ainsi que l'a montré récemment P. Olivelle (cf. infra §§ 25-‐6), toute la tradition de traduction en Occident souffre, à des échelons divers, du même défaut. Le Versuch 'essai' de W. Rau, intéressant comme hypothèse scientifique, n'est pas du tout présenté comme tel76. 19. Il reste à lire et à interpréter le complément du verset : iti tri‡a©kor vedænuvacanam. L'expression vedænuvacana est aussi employée dans BÆU IV.4.22 et Ωaµkara l'explique dans différentes directions ;
76 La manière de W. Rau ne relève ni de ce que les anglo-‐saxons nomment souvent higher criticism, expression
que l’on peut rendre par « critique subjective » ou « critique d’humeur », ni du lower criticism « critique objective » ou « critique philologique ».
27 Article Journal Asiatique l'une consiste en la désignation d'un corpus de textes (Bræhma◊a, Æra◊yaka, UpaniÒad, etc.) sur la composition duquel il discute. Cela ne semble pas convenir ici. L'autre est la cantilation journalière (yadæ nityaÌ svædhyæyo vidhÚyate « quand [l'expression vedænuvacana] signifie la cantilation personnelle permanente [...] » (BÆUBh IV.4.22). C'est aussi ce que Ωaµkara comprend ici, mais d'une manière spécifique. Il explique que le verset est un mantræmnæya 'parole sacrée [de type] mantra', æMNÆ-‐ étant employé pour l'énonciation de textes statutairement élevés (Ωaµkara emploie le mot æmnæya pour désigner le Veda dans TUBh I.11.3 ; c'est un héritage mÚmæµsaka : cf. JS I.2.1)77. Mais au lieu de comprendre 'cantilation du Veda' ce qui aurait fait de vedænuvacana un quasi synonyme de svædhyæya, il glose veda par vedana 'connaissance' : vedænuvacana est la « parole après que [Tri‡a©ku] a atteint le veda 'connaissance', [c.-‐à-‐d.] la connaissance intuitive (vij~æna) de l'unité du soi. » Il affirme que ces paroles viennent à la suite de cette 'connaissance', à savoir l'expérience cognitive appelée ici vij~æna (parfois anubhava), un « ressenti ». Puis il ajoute78 : « Le texte sacré mantrique vu par Tri‡a©ku avec sa vision de voyant (ærÒa) met en lumière la connaissance du soi. Et on comprend que la répétition de ce [mantra] est destinée à faire surgir la connaissance. Du texte du vedænuvacana qui vient immédiatement après la mention des devoirs dont il est question dans le passage commençant par ®taµ ca (TU I.9), on comprend que ces visions de voyants à propos du soi, etc. se manifestent chez celui qui se consacre aux œuvres (karman) obligatoires prescrites par la Révélation et la Tradition, qui est sans désir [mondain] et aspire à connaître le brahman suprême. » Ωaµkara distingue ce que fut cette strophe pour Tri‡a©ku (un vedænuvacana) et ce qu'elle peut être pour celui qui la récite à titre de svædhyæya : cette « expérience » serait le produit du japa du récitant alors que quelques lignes plus haut, dans la glose, il a bien affirmé que ces paroles venaient en suite du vedana de Tri‡a©ku. En tout cas, le sens ‘enseignement sur le Veda’ est improbable. On ne voit pas en quoi cette strophe pourrait être un enseignement sur le Veda ; en revanche, on peut admettre qu'il s'agit d'une énonciation de Veda (c'est-‐à-‐dire d'une création et d'une énonciation de Veda par le poète Tri‡a©ku), mais il faut alors admettre que ce Veda est une composition de Tri‡a©ku. Cela ne nous pose pas de problème, mais a bien pu en poser aux tenants du vedanityatva 'éternité du Veda'. Il y a toujours un problème à propos du Veda entre la célébration védique (notamment ®gvedique) des pouvoirs des poètes et la thèse mÚmæµsaka de l'éternité de la parole védique : ou les poètes sont créatifs et le Veda n'est pas éternel, ou ils sont passifs, reçoivent la parole védique, mais, si le Veda est alors éternel, ils ne sont plus poètes, ce qui contredit ce que dit le Veda par exemple dans l'hymne �S X.71 qui célèbre conjointement la parole et les poètes. La gêne des commentateurs et traducteurs indiens s'explique ainsi : pour le cas, c'est bien, semble-‐t-‐il, la composition d'une strophe védique que relate le texte. C'est plus ou moins ce que Ωaµkara explique, mais, si Tri‡a©ku a eu une expérience cognitive, ensuite, il a vu cette strophe car il ne saurait l'avoir composée. L'explication contournée de Ωaµkara s'explique par le fait qu'il essaye de concilier la thèse de l'éternité du Veda, l'expérience de Tri‡a©ku et le fait que la dite strophe ne se trouvant nulle part ailleurs, il faut bien que cette « parole d'après expérience cognitive » soit une nouvelle strophe, une pièce nouvelle d'un Veda... éternel. Un autre intérêt du commentaire de Ωaµkara est sa comparaison avec Væmadeva puisque le dit verset, selon Ωaµkara, « vise à faire connaître qu'il (scil. Tri‡a©ku) a atteint le but, comme Væmadeva. » L'allusion à Væmadeva se réfère probablement à la strophe attribuée dans AiU II.5 à Væmadeva (celui-‐ci parle encore dans BÆU I.4.10) ; l'UpaniÒad dit k®tak®tyaÌ (AiU II.4), expression reprise ici par Ωaµkara, k®tak®tyatæ 'le fait d'avoir réalisé [tout] ce qui est à réaliser' ; ce que Ωaµkara comprend comme 'le fait d'avoir atteint le but'. Voici le passage dans la belle traduction de L. Silburn : « Un ®Òi déclare à ce sujet : "À l'intérieur de la matrice, je connaissais déjà toutes les générations de ces dieux ; cent citadelles d'airain me retenaient, pourtant je suis sorti d'un vol rapide (prenant la forme de) l'aigle." Ainsi parlait Væmadeva tandis qu'il reposait dans la matrice. Et lui, sachant ainsi, s'échappant vers le haut, après sa séparation d'avec le corps et ayant satisfait tous ses désirs dans le monde du ciel, il devint immortel, oui, devint (immortel). » Ce que cite ici le ®Òi n'est rien d'autre que �S IV.27.1 à une variante près, une strophe dont Væmadeva est le ®Òi selon l'Anukræma◊Ú. Par quoi cette allusion à Væmadeva est-‐elle suscitée ? Est-‐ce
77 Bien que les mots de l'oral puissent être tissés à l'instar de ceux de l'écrit et donc constituer un 'texte', nos
habitudes font que le mot « texte » est senti comme se référant à l'écrit, surtout quand il s'agit des « textes » religieux (cf. The Scriptures). D'où la traduction de æmnæya par 'parole sacrée'. La glose sémantique de MNÆ-‐ dans le Dhætupæ†ha est abhyæse 'au sens de la répétition, de l'étude', lesquelles sont des activités de parole, de récitation, et non de lecture (a fortiori de lecture silencieuse). Nous prenons mantræmnæya comme un composé karmadhæraya.
78 tri‡a©kunærÒe◊a dar‡anena d®Ò†o mantræmnæya ætmavidyæprakæ‡aka ity arthaÌ / asya ca japo vidyotpattyartho'vagamyate / ®taµ cetyædidharmopanyæsæd anantaraµ ca vedænuvacanapæ†hæd etad avagamyate / evaµ ‡rautasmærteÒu nityeÒu karmasu yuktasya niÒkæmasya paraµ brahma vividiÒor ærÒæ◊i dar‡anæni prædur-‐bhavanty ætmædiviÒayæ◊Úti.
28 Article Journal Asiatique que l'aigle de la ®c rappelle quelque chose à Ωaµkara dans le verset ? Le væjin ? ou peut-‐être le ve 'oiseau' supposé dans la lecture de W. Rau ? Ou bien est-‐ce l'expression vedænuvacana 'parole d'après l'expérience cognitive' de TU interprétée ainsi par Ωaµkara et qu'il relie au anv avedam de AiU ? Dans l'AiUBh, Ωaµkara ne dit rien qui puisse expliquer la chose et, comme ni TU I.10 ni AiU II.5 ne sont commentés ou simplement cités dans le BSBh, il faut s'en tenir là. Quant à Bha††a Bhæskara, il est beaucoup plus bref ; il affirme que le vedænuvacanam consiste en le fait de dire le mantra à titre de méditation (upæsane mantrakathanam). En fait, il ne distingue pas ce que la strophe fut pour Tri‡a©ku, et ce qu'elle est pour celui qui la récite. 20. Quant à Tri‡a©ku, les trois commentateurs en font le ®Òi qui a « vu » ce mantra. Dans la littérature post-‐védique, une tradition s'est développée qui assigne la « vision » de ces compositions à des sages mythiques auxquels on donne le nom de ®Òi. Dans les Bræhma◊a, où ils apparaissent pleinement, les ®Òi sont des hommes ou des êtres sur-‐humains qui ont moins la connaissance des textes que celle des rites, c'est-‐à-‐dire de la parole védique fonctionnelle, associée à des gestes, orientée vers l'obtention d'un phala 'fruit, résultat'. Volontiers, ces ®Òi aident les dieux ou les hommes à connaître telle ou telle partie du rite (nombreux exemples dans LéVI 1966 et THITE 1975). Car les uns comme les autres doivent découvrir peu à peu, par essai et erreur (et, semble-‐t-‐il, jamais complètement ni parfaitement), ces rites complexes. L'étymologie scientifique de leur nom est obscure et discutée : MAYRHOFER 1956 (KEWA I : 124) en mentionne plusieurs qu'il désapprouve et d'autres qu'il n'approuve pas. Il rapproche ®Òi de l'arménien her qui signifie colère, du lithuanien ar‡u…s 'colérique', du moyen-‐allemand ræsen 'être en rage' : il est vrai que les ®Òi sont colériques dans les Veda et surtout dans les Puræ◊a. Il mentionne l'opinion de Th. Bloch qui pense que le mot provient d'une forme secondaire dérivée de V�Σ-‐ (avec aphérèse), le ®Òi étant originellement un 'faiseur de pluie'. Il cite aussi d'autres auteurs qui soupçonnent une contamination par ®≠ci (< ®c) et par ®Òa. L'explication védique est donnée par le ΩB VI.1.1.1 : te yat puræsmæt sarvasmæd idam icchantaÌ ‡rame◊a tapasæriÒaµs tasmæd ®ÒayaÌ « On les nomme ®Òi parce qu'ils ont été les premiers à désirer par l'ascèse et l'effort. » Ce texte fabrique donc ®Òi à partir de IΣ-‐ 'désirer' : ils furent les premiers désireurs79. Dans la Rksaµhitæ, ils sont sages et poètes associés aux différents mètres poètiques (�S X.130.7) et déjà se livrent à l'ascèse : l'hymne �S I.179 est particulièrement intéressant à cet égard. On y entend dialoguer le ®Òi Agastya et son épouse Lopæmudræ (leurs noms sont énoncés dans l'hymne même) : il l'engage à suivre sa propre voie (l'érotisme) tandis que lui en suivra une autre, la voie ascétique, pour gagner la course du bonheur et de l'immortalité (vers 3). Mais, elle désire un enfant et a tôt fait de le persuader (vers 4). Finalement, il semble qu'ils s'engagent simultanément sur la voie de l'érotisme et de l'ascétisme conjugaux (vers 6)80. C'est hors Veda que leur nom est rapporté (Nirukta II.11) à la racine DRΩ-‐ 'voir' : les ®Òi sont les voyants. Et cette tradition post-‐védique s'impose (en dehors de la MÚmæµsæ qui ignore les ®Òi voyants du Veda) dans le brahmanisme et l'hindouisme populaire pour faire de ces êtres les « voyants » de la parole védique. Très symptomatiquement, alors que dans le Veda, dans les Bræhma◊a surtout où ils jouent un rôle important, les ®Òi sont les connaisseurs des rites, après la disparition de ces rites védiques, ils deviennent les voyants de la parole védique et sont plus ou moins héroïsés. Comme les dieux et les hommes, ils sont divisés en catégories hiérarchiques (maharÒi, brahmarÒi, devarÒi). C'est dans cette perspective que Bha††a Bhæskara dit de Tri‡a©ku qu'il est un maharÒi. Mariés et pères dans les Veda, ils sont ascètes et yogin continents quand triomphent les idées yogiques et le renoncement. Dans les épopées et les Puræ◊a, ils jouent un rôle important en tant que sages, ascètes et précepteurs des héros. Dorénavant sans lien avec les Veda, ils sont des ascètes qui ont réussi. Comme le remarque Ch. Malamoud (EPU, p. 3987, col. 2), « C'est un problème que de savoir comment, pour la tradition indienne, se concilie l'idée de ®Òi en quelque sorte passifs qui ne font que transmettre aux autres hommes ce qu'ils ont vu, avec la force d'inspiration créatrice que les poètes védiques réclament ou se glorifient de posséder. »81 21. Les traductions indiennes modernes.
79 Nombreuses références védiques dans LEVI 1898 (1966 : 143-‐151) et aussi dans THITE 1975. 80 Sur cet hymne, voir notamment THIEME 1963 et DONIGER O'FLAHERTY 1972 : 202-‐212. 81 Pour une vision indienne contemporaine des ®Òi, voir le chapitre qui leur est consacré dans RAMACHANDRA
RAO 1998. Il y a relativement peu d'études consacrées à ces ouvrages : les anthropologues, sociologues, etc. n'ont pas toujours la compétence linguistique pour évaluer correctement comment dans l'Inde contemporaine les anciens mots sanskrits ont été recyclés. Ces auteurs comparent souvent des traductions anglaises, au mieux hindÚ, des textes sanskrits (ou autres) anciens et récents. Par ailleurs les textualistes (sanskritistes ou autres) se désintéressent souvent des ouvrages des auteurs hindouistes contemporains.
29 Article Journal Asiatique Tout au long des paragraphes précédents, nous avons cité incidemment diverses traductions. On ne peut toutes les étudier d'autant qu'elles se ressemblent et qu'elles sont très nombreuses : le recensement de P. Renard ne pouvait qu'être incomplet s'agissant de traductions indiennes. À titre indicatif, citons-‐en six, un choix subjectif, parmi celles qui ont acquis une notoriété telle qu'on les trouve dans les librairies ou bibliothèques hors de l'Inde. Ce faisant, j'écarte celles (très nombreuses) qui sont diffusées parfois à échelle microscopique dans telle ou telle langue, en Inde même. Toutes ces traductions sont en anglais, ce qui permet aussi de pouvoir les comparer plus facilement. a) La première due à A. M. Sastry date de 1903 ; elle est citée ici dans une réédition de 1980 par Samata Books, le département édition de The Heritage Trust, une institution privée « créée afin de retrouver et de réciter notre héritage culturel et littéraire ». La réédition de l'ouvrage vise donc le public indien ; l'éditeur moderne ajoute qu'il s'agit d'une œuvre plus précisément destinée à des « students of Vedænta ». Comme souvent, la composante nationale ou nationaliste se double d'une composante spirituelle. Quant à la traduction, elle est précédée d'une courte préface où son auteur présente les différents commentaires qu'il traduit ; parmi eux, sa préférence semble aller à celui de Sure‡vara. Chez l'auteur de 1903, le nationalisme de l'éditeur de 1980 est absent, de même que ne sont pas mentionnés les éventuels destinataires de l'ouvrage. Deux autres traductions sont citées, celle de F. Max Müller (elle avait été publiée en 1884, SBE XV, p. 43-‐69) et celle de MEAD-‐CHA††OPÆDHYÆYA 1930 (dont la première édition date de 1896) dont A. M. Sastry dit qu'elle est « the most 'soulfoul' of all, and at the same time the cheapest ». Chacun des anuvæka dans la traduction est accompagné d'un titre et d'un sous-‐titre ; en l'occurrence (p. 145), le dixième anuvæka 'lesson' a pour titre « The illumination » et comme sous-‐titre « A Mantra to be repeated ». La traduction se présente ainsi : « 1. The Mover of the Tree I am; my fame like the mountain's peak. The High One making (me) pure, I am the very Immortal One as He is in the sun; I am the Lustrous Wealth. Of high wisdom (I am), immortal, undecaying. So run's Trisanku's teaching of wisdom. » De toutes les traductions indiennes citées ici, c'est la seule où ne sont pas introduits les mots brahman ou Brahman, Self (ou ætman). L'auteur a pourtant traduit le texte tel que Ωaµkara l'avait interprété. C'est en général ce que l'on observe dans ces traductions : le texte dans son contexte est ignoré. La cohérence de la traduction est acquise de l'extérieur ; et pour ce faire, on ne voit pas le traducteur solliciter ce qui (les précédentes UpaniÒad, le reste du Veda, en bref la littérature antérieure) pourrait expliquer le verset. En revanche, c'est par l'aval (Ωaµkara) qu'il traduit l'amont (l'UpaniÒad). Par ailleurs, le commenté est confondu avec le commentaire, jusqu'au point d'être gommé. D'ailleurs, l'auteur ne signale aucun problème de lecture : ce qui est assuré (la gloire comparée au sommet du mont par exemple) est présenté comme ce qui l'est moins (le soleil, la pureté) ou ce qui ne l'est pas du tout (l'ébranlement de l'arbre). La lecture est univoque : rien dans la traduction ne trahit le fait que le texte original n'est pas clair et que la traduction est l'expression d'une entre plusieurs interprétations possibles. Il faut aussi tenir compte que cet ouvrage comprend également la traduction du Værttika de Sure‡vara et du commentaire de Sæya◊a : si la traduction n'est rien d'autre que l'interprétation de Ωaµkara, les titres donnés aux paragraphes proviennent de Sæya◊a. Et il s'agit alors d'une réorientation décisive puisque Sæya◊a fait fonctionner l'interprétation de Ωaµkara : ce qui est mantra védantique pour Ωaµkara devient l'objet d'un japa 'répétition'. La traduction finalement vise à dire aux lecteurs ce qu'ils doivent faire pour être de bons hindous et ce qu'ils peuvent escompter du rite ainsi décrit. Pour vedænuvacana, l'auteur ne suit pas Ωaµkara : il traduit anuvacana par teaching, en le prenant sans doute comme un synonyme de anu‡æsana et veda par wisdom 'sagesse', une traduction assurément fausse : si veda ne désigne pas le texte ou une partie du texte védique, il ne peut être traduit que par 'connaissance', 'science', 'savoir', certainement pas par 'sagesse'. Une telle traduction est peut-‐être en rapport avec le fait que le mot ®Òi est un de ceux qui, plus que d'autres, ont été l'objet d'une véritable dérive sémantique depuis trois mille ans (cf. supra § 20). Entre les ®Òi de la Rk-‐Saµhitæ, ceux des Bræhma◊a (étudiés notamment dans LÉVI 1898 : 143), des Puræ◊a et ceux de l'hindouisme moderne et contemporain, quelle évolution! C'est principalement dans les Puræ◊a qu'ils sont devenus des « sages ». Ce sens est conservé dans l'hindouisme contemporain. Dans RAMACHANDRA RAO : 1998 (introduction, sans pagination), l'auteur explique qu'il veut « présenter l'approche traditionnelle82 du Rg-‐Veda parce que les livres qui sont parus à ce sujet jusqu'à maintenant
82 Le mot « traditionnel » renvoie à une notion de l'hindouisme contemporain qui recouvre des conceptions
bien différentes. Dans Rgveda-‐Dar‡ana 1998a, le premier chapitre, intitulé « The Traditional Approach », donne à son auteur l'occasion de définir ou d'expliquer ce qu'il entend par « traditional ». En l'occurrence, cet ouvrage, non scientifique mais bien informé, considère comme « traditional » l'approche sémantique via le Nirukta « which is the most important guide to understand the Vedic corpus » (1998a : 21). Nous savons que, bien au contraire, l'approche traditionnelle fut souvent non sémantique, et que le Nirukta, préoccupé par l'analyse sémantique des hymnes, n'a
30 Article Journal Asiatique ont toujours ignoré cette approche ». La partie du chapitre qui leur est consacrée (op. cit, p. 131-‐167) énumère plusieurs dérivations et donc explications du mot ®Òi. Bien que l'auteur envisage le Rg-‐Veda sous l'angle niruktique, la première analyse qu'il donne du mot ®Òi (p. 137) n'est pas celle qui provient du Nirukta (®Òi = voyant ; cf. § 20) : « The word '®shi' is usually translated as a sage or a seer. It is derived from the root ®sha ('j~æne' to know, to see) with the grammatical culturing ('in kiccha', U◊ædi-‐sºtra, 4, 19 'igupadhæt kit'). » Cette analyse appartient donc à l'U◊ædi-‐Sºtra. La racine �∑-‐ citée par l'auteur est celle qu'enseigne le Dhætupæ†ha pæ◊inéen sous la forme ®Ò÷ gatau (VI.7), donc avec le sens très général de gati 'aller', sens attribué à plusieurs centaines de racines. En réalité, ®Ò÷ j~æne n'existe pas dans le Dhætupæ†ha pæ◊inéen. Mais traditionnellement ye gatyarthæÌ te buddhyarthæÌ « les [racines] qui ont le sens de ‘aller’ ont [aussi] le sens de ‘savoir’. » Le sens de gatau 'aller' était un de ces expédients auxquels BhÚmasena, l'auteur (? VIe siècle?) de la glose sémantique83 du Dhætupæ†ha, avait eu recours quand il avait formulé ces gloses. Comme certaines racines n'avaient pas de sens précis, étaient inusitées, obsolètes ou inconnues, il leur avait attribué ce sens très général conforme à l'analyse de Pata~jali (sous P. I.3.1). Il aurait pu dire kriyæyæm ‘au sens d'agir’. Ultérieurement, les grammairiens, pour certaines de ces racines, en sont venus à préciser ce sens général. Ramachandra Rao a donc directement introduit dans sa glose le sens 'savoir' assuré par ce proverbe grammatical. C'est ainsi que ce qui était expédient se retrouve devenir le sens même de la racine et que ®Òi signifie 'savant' ou 'sage'. Cette procédure est un exemple des petites manipulations très courantes chez cet auteur. Il explique ensuite comment concilier la sagesse « active » de ces êtres avec leur « voyance », une qualité passive puisque « in fact the mantras are ever present ; they are outside space and time. » C'est, explique-‐t-‐il, à la suite d'un tapas extrême. En somme, ils sont devenus sages par le tapas, et leur qualité de voyance s'est alors manifestée : « The vision of the mantra emerges only after a life of strict discipline and strenuous austerities (tapas) » (op. cit. p. 138) et le cœur est « the seat of this vision which transforms an ordinary sage into an extraordinary seer » (p. 139). Cette sagesse consiste en le « désir naturel et sincère de transmettre cette vision pour le bénéfice de ceux qui n'ont pas été capables d'avoir cette vision mystique » (p. 144-‐5). Tout cela s'articule avec les mantradraÒ†æraÌ 'visionnaires des mantra' du tantrisme, la généralisation de l'usage des mantra dans l'Inde moderne et contemporaine, et est aussi en prise directe avec les divers « sages » et « maîtres » qui, depuis le XIXe siècle, ont diffusé leur « sagesse » en Inde et ailleurs. b) La traduction de SvæmÚ GambhÚrænanda, datant de 1957, est une des plus répandues. Elle est publiée sous les auspices de l'Advaita Ashrama, Mayavati, Himalayas. Elle fait partie d'un ouvrage, Eight UpaniÒads with the Commentary of Ωa©kæcærya, en deux volumes où huit des dix UpaniÒad sont éditées (en nægarÚ, sans les tons, sans variantes) et traduites avec la traduction du commentaire de Ωaµkara. Manquent la ChU réalisée en un volume séparé par le même auteur et la BÆU réalisée par un autre traducteur. Ultérieurement, ces huit traductions ont aussi été re-‐publiées séparément dans des éditions révisées. Il s'agit d'une traduction « vedæntique », de celles que nous nommons « traduction spirituelle ». Comme A. M. Sastry, jamais S. GambhÚrænanda ne remet en cause le texte ou même ne signale l'existence d'une variante. Il n'y a d'ailleurs que de rares notes dont aucune dans la TU ne porte sur le texte lui-‐même. La traduction (GAMBHIRANANDA 1957 : 262) est la suivante : « I am the invigorator of the tree (of the world). My fame is high like the ridge of a mountain. My source is the pure (Brahman). I am like that pure reality (of the Self) that is in the sun. I am the effulgent wealth. I am possessed of a fine intellect, and am immortal and undecaying. Thus was the statement of Tri‡a©ku after the attainment of realisation. » Comme précédemment, rien ne permet de distinguer le texte de son interprétation par Ωaµkara. Les deux mots « Brahman » et « Self », ainsi que « world » (traduisant saµsæra), tous absents du texte de occupé qu'une place marginale dans la conscience des brahmanes et des pandits. Ce fut seulement à la fin du XIXe siècle qu'il a été réapprécié. À côté des présentations issues comme celle-‐ci des saµpradæya traditionnels, existent celles qui proviennent des maîtres et guru des XIXe et XXe siècles, par exemple les traductions de R. L. Kashyap publiées pour et par le Sri Aurobindo Kapæli Institute of Vedic Culture (ainsi : Rig Veda Samhita, First aÒh†aka : 121 hymns. Text in Devanægari and Roman, Word meaning, Translation and Notes. Volume 1, Bangalore : Sri Aurobindo Kapæli Institute of Vedic Culture, 2000). Les deux mondes ne sont pas étrangers l'un à l'autre puisque l'introduction de cet ouvrage est réalisée par S. K. Ramachandra Rao (p. xv-‐xxii).
83 Le Dhætupæ†ha connu par Pata~jali a dû être une simple énumération des dhætu 'racines verbales' sous leur nom technique, par exemple ®Ò÷ (pour �Σ-‐). BhÚmasena aurait ajouté pour chaque racine une glose sémantique au moyen d'un nom d'action au locatif: bhº sattæyæm: « BHª-‐ au sens de être », ®Ò÷ gatau : « �Σ-‐ au sens de aller », etc. La mise en cause des faits et de leur chronologie par BRONKHORST 1981 a permis à G. Cardona (dans plusieurs articles et finalement dans CARDONA 1999 : 140-‐144) d’assurer et de recertifier la thèse admise généralement. K.V. Abhyankar et J. M. Shukla dans A Dictionary of Sankrit Grammar, Oriental Institute, Baroda 1977 : 295 le font vivre au XIVe siècle.
31 Article Journal Asiatique l'UpaniÒad, mais présents dans le BhæÒya de Ωaµkara, sont disposés entre parenthèses ; en revanche, « the attainment of realisation » tout autant absent du texte est sans parenthèses et sera compris comme étant un mot traduit. Les coups de force de Ωaµkara sont adoptés sans discussion et sans que d'autres possibilités soient mentionnées, même si Ωaµkara les a envisagées : rerivæ signifiant prerayitæ 'mover', ºrdhvam 'ce qui est au-‐dessus' assimilé à kæra◊am 'la cause' par Ωaµkara (une lecture hautement sollicitée, un sens inconnu dans l'Amarako‡a, dans A Sanskrit-‐English Dictionary de M. Monier-‐Williams et dans le Ωabdakalpadruma) est rendu par « source ». Bref, S. GambhÚrænanda adopte sans sourciller l'interprétation de Ωaµkara et la transforme en la matière même du texte. Comme d'habitude, le traducteur ne traduit pas brahman qu'il rend par Brahman, toujours avec majuscule. La présence de l'adjectif le force à dire « the pure Brahman », mais ailleurs c'est « Brahman » : ainsi traduisant la glose de brahmavit (TU II.1), le traducteur dit (op. cit. p. 287) « the knower of Brahman », transformant le nom commun en un nom propre sans article où la majuscule en impose : on n'est pas loin du nom de Dieu. Bien que Ωaµkara signale deux possibilités pour am®tokÒita, l'auteur n'en rend qu'une, celle qui, « spirituelle », est la plus vedæntique et la moins védique. S. GambhÚrænanda va donc plus loin que Ωaµkara dans sa lecture anagogique. Dans sa préface à la première édition, il signale le caractère philosophique du texte attribué à Ωaµkara qualifié de « great saint and philosopher ». Incidemment, il note aussi l'infirmité statutaire de l'anglais : « Il est très difficile de présenter en traduction une philosophie si abstruse quand la langue dans laquelle on la rend diffère dans la forme et dans l'esprit si profondément de l'original », explique-‐t-‐il. Dans sa préface et dans le reste de l'ouvrage, le traducteur ignore l'UpaniÒad (malgré le titre de l'ouvrage). On sent qu'il la comprend plutôt comme un faire-‐valoir de la pensée du maître, laquelle commande entièrement sa traduction. En revanche, aucun titre ou sous-‐titre, aucun commentaire, n'indiquent au lecteur ce qu'il pourrait ou devrait faire d'un tel texte. c) La traduction de S. Nikhilananda datant de 1959 provient de The Upanishads. A new Translation Vol IV. New York, Ramakrishna-‐Vivekananda Center. 3e édition, 1994. C'est ouvertement une traduction spirituelle, très répandue dans le monde anglo-‐saxon pour lequel elle a été rédigée (entre 1949 et 1959) ainsi que l'explique l'auteur dans la préface du premier volume. L'ouvrage comprend les traductions de l'UpaniÒad, de l'introduction de Ωaµkara et quelques explications « based on the commentary of Sankaracharya ». L'auteur n'explique pas pourquoi il n'a pas simplement traduit ce commentaire ou une partie de ce commentaire. On trouve encore cet ouvrage dans de nombreuses librairies spécialisées aux États-‐Unis et au Canada ; peut-‐être est-‐ce, parmi les traductions indiennes, celle qui est la plus répandue dans ces pays. La traduction (NIKHILANANDA 1959 : 31) est la suivante : « I am the mover of the tree [of the universe]. My fame rises high, like a mountain peak. My root is the Supremely Pure [Brahman]. I am the unstained essence of the Self, like the [nectar of] immortality that resides in the sun. I am the brightest treasure. I am the shining wisdom. I am immortal and undecaying. Thus did Tri‡anku proclaim after the attainment of the Knowledge [of the Self]. » Là aussi l'interprétation de Ωaµkara est intégrée directement dans le texte dont la lettre est ignorée tandis que sont introduits des mots « lourds » comme 'Brahman', 'Self', extérieurs au texte et provenant de Ωaµkara ; or ce sont ces mots qui orientent fondamentalement la lecture du vers. La traduction de vedænuvacana est tout à fait caractéristique de la confusion entre texte et interprétation, voire du dépassement de cette dernière par la traduction : le vedænuvacana qui, pour Ωaµkara, est « une parole d'après le veda », c'est-‐à-‐dire d'après « l'expérience cognitive (vedana) » devient selon S. Nikhilananda « la Connaissance [du Soi] » : le Veda-‐texte est oublié au profit d'un Veda-‐Connaissance confondu avec une expérience personnelle. Ce n'est pas étranger à ce que dit Ωaµkara, mais il est évident que le traducteur va au-‐delà : veda est traduit par « Knowledge » où la majuscule note le nom propre du Veda tandis que knowledge note le caractère 'connaissance' d'une expérience non-‐textuelle. Ce double-‐sens de veda, déjà sensible dans l'interprétation de Ωaµkara, s'observe souvent chez les modernes. S. Nikhilananda, lui aussi, joint à sa traduction (op. cit., p. 31-‐32) un « mode d'emploi » et une « posologie » : « the mantra given in this chapter is meant for daily recitation by the seeker of Self-‐Knowledge of Brahman. It is conducive to purity and progress, and finally leads to the Knowledge of Brahman. The aspirant should first create the proper spiritual mood through the discharge of his various duties and the study of the scriptures, as described in the preceding chapter, and then recite and contemplate the mantra given in the present one. » Comme ces lignes sont présentées à la suite de la traduction du BhæÒya de Ωaµkara, dans le même corps de caractères et sans que rien ne signale qu'elles sont dues à S. Nikhilananda et non à Ωaµkara, on imagine ce que le lecteur peut finalement comprendre. D'autant que le texte sanskrit fait défaut et que chacun des anuvæka est précédé d'un titre (du traducteur) ; en l'occurence : « A mantra for daily meditation ».
32 Article Journal Asiatique d) La traduction de V. Panoli est extraite d'une traduction générale des UpaniÒad védiques en 4 volumes (PANOLI : 1992). Le titre dit bien le projet ambigu du traducteur : Upanishads in Sankara's own words. On s'interroge sur la signification du titre dans un ouvrage où il n'y a qu'une « traduction » des UpaniÒad. En l'occurrence, il ne s'agit pas de dire l'UpaniÒad ni le commentaire de Ωaµkara, mais bien les deux ensemble simultanément : manifestement, aux yeux de l'auteur, les UpaniÒad ne semblent pas pouvoir se suffire à elles-‐mêmes, et V. Panoli annonce par là qu'il ne va pas traduire l'UpaniÒad et qu'il ne va pas traduire non plus le commentaire. Et c'est bien ce qu'il fait ; écoutons-‐le : « I am the stimulator in the form of the in-‐dwelling Self of the (samsara) tree. My renown rises like a mountain-‐peak. *I have for my source the supreme Brahman, pure, revealable by knowledge. I am pure like (the reality of the Self) that abides in the sun. I am the splendid wealth. I am endowed with a brilliant intellect and am deathless undecaying. Such was the declaration of Trisanku on the attainment of realisation. »84 Une grande partie de ce qu'on a dit précédemment peut être répété. On dirait qu'avec le temps qui passe les « traducteurs » s'éloignent du texte original et aussi de Ωaµkara : bien qu'il s'agisse des « own words » du maître vedæntin, l'idée de stimuler l'arbre du saµsæra ne correspond pas exactement à ce que dit Ωaµkara. On constate aussi que certains mots entre parenthèses (absents du texte original) voisinent avec d'autres mots, sans parenthèses, tout autant absents de l'original ; c'est le cas du « supreme Brahman ». Le mot veda, comme livre ou comme connaissance, a disparu et est devenu « the attainment of realisation ». Notons aussi l'anglicisation des termes (samsara pour saµsæra, Trisanku pour Tri‡a©ku) et le caractère à la fois anagogique et hyperbolique de l'expression : sur le plan formel, V. Panoli, ici comme ailleurs, reprend les mots du texte et les redispose librement, sans que la grammaire puisse justifier le procédé : c'est le cas de am®tokÒitaÌ devenant « deathless undecaying ». De même pour vedænuvacana devenant « declaration on the attainment of realisation » dans une traduction proche de celle de S. GambhÚrænanda. e) L'Encyclopaedia of Upanisads and its Philosophy (KAPOOR 2002) comprend une édition (peu lisible) des UpaniÒad, un exposé sur leur nature et leur philosophie et une traduction anglaise de douze d'entre elles dont la ChU et la BÆU sont exclues. Quelques ouvrages occidentaux sont cités, mais on peut douter que l'auteur les ait tous lus puisque la ChU fut l'une des UpaniÒad « that was translated into Persian under the auspices of Dæræ Shukoh, and from Persian into French85 by Anquetil Duperron, in his Oupnekhat, i.e. Secretum Tegendum » (op. cit. p. 1243). La traduction (p. 1087) de l'anuvæka est la suivante : « I am the spirit (mover) of the tree (viz., of the tree of the word [sic] which is to cut down). (My) fame (rises) like the top of the mountain. I am purified in my root, as immortality is glorious in the nourisher (viz. the sun). I am brilliant wealth. I am intelligent. -‐ I am immortal and without decay (or I am sprinkled with immortality). This is the word of knowledge of Tri‡a©ku. » L'auteur ajoute une note où il affirme que l'anuvæka « contains the Mantra to be recited before the daily reading of the veda for the object of obtaining knowledge. -‐ Ω. » Bien que le « Ω » ne soit pas dans la liste des abréviations, il s'agit sans doute de Ωaµkara et de l'adaptation de ce qu'il explique avant de commencer son commentaire. On notera que l'expression svædhyæya 'cantilation personnelle [du Veda] » employée par Ωaµkara est devenue « the daily reading » ; la vidyotpatti 'émergence de la connaissance' de Ωaµkara, pour qui la connaissance est un état cognitif qui ne s'acquiert pas est transitivée en « obtaining knowledge ». La négligence vaut aussi bien dans l'orthographe, ici lourde d'ambiguïté (world/word), que pour l'édition. Quant à la traduction, sans répéter ce qu'on a vu précédemment, il est clair qu'elle est un mélange improbable de ce que disent le texte originel, Ωaµkara et d'autres sources. L'expression « spirit (mover) » provient sans doute de la glose où Ωaµkara dit Aham (...) prerayitæntaryæmyætmanæ « Je suis... celui qui meut en tant qu'antaryæmin ». De toutes les traductions, celle-‐ci est la seule où la glose de v®kÒa est introduite directement dans la traduction, certes entre parenthèses ; malheureusement l'arbre du monde (world) est devenu l'arbre du mot (word). Le lecteur, déjà incapable de comprendre les raisons de la métaphore originale, va pouvoir imaginer que ce mantra vise à établir le silence dans l'esprit du récitant.
84 L'astérisque dans la traduction renvoie à une note de l'auteur affirmant que Sæya◊a a expliqué la phrase
dans un autre sens. Mais rien n'est dit de cet autre sens. 85 Il est vrai que A. H. Anquetil-‐Duperron s'était d'abord essayé à traduire les dites UpaniÒad en français. Il en
traduisit quatre avant de renoncer et de se décider pour une traduction latine. Ses traductions françaises furent publiées sous le titre de "Fond de la théologie indienne, tiré des Beid's [scil. Veda's]" dans ses Recherches historiques et géographiques sur l'Inde, IIe Partie, p. 297-‐344, Berlin : Pierre Bourdeaux, 1787. Malgré le titre, aucune des quatre UpaniÒad n'appartient au corpus védique. Cette traduction fut elle-‐même traduite en allemand en 1791.
33 Article Journal Asiatique f) La dernière traduction citée ici revient à GUPTA 1999 (p. 63-‐65 pour TU I.10) 86. Elle comprend le texte translittéré de l'UpaniÒad sans les tons, une traduction du BhæÒya de Ωaµkara et un commentaire de l'auteur. Cette traduction se signale d'abord par l'ampleur du projet où elle prend place, à savoir la traduction de l'ensemble de la prasthænatrayÚ commentée par Ωaµkara, et aussi par son ton spécial, sensible, ouvert à la poésie. L'auteur interprète le texte de l’UpaniÒad et le commentaire de Ωaµkara « spirituellement » plus qu'il ne le traduit philologiquement, en fonction de son maître spirituel SrÚ Mangatræm dont incidemment il rapporte les expériences et les paroles (vol. 2, p. 30 sq.). La traduction (p. 63) de l'anuvæka est la suivante : « Mover am I of the Tree, my glory high as a mountain peak. With the pure One for my cause, I am as the immortal one that dwells in the sun, the courser. A shining treasure am I, blessedly wise, immortal, indestructible. Thus spake Tri‡a©ku when knowledge redemptive had come to dawn on him. » Alors que beaucoup d'ouvrages de ce type87 se présentent comme « la nationalisation des traditions hindoues » et brahmaniques, celui-‐ci, tout en étant ancré dans le passé hindou, tranche par son ton personnel, voire intimiste. Le commentaire qui accompagne la traduction dépasse le lyrisme du texte originel, qualifié de mantra et qui « is indeed a revelation about revelation » (p. 64). 22. Nous avons, pour cet article et surtout pour le livre consacré à la TaittirÚya-‐UpaniÒad et au commentaire de Ωaµkara, lu de nombreux autres ouvrages du même type. Nous écartons de nos remarques l'ouvrage de S. Radhakrishnan ; les œuvres de cet auteur ont été analysées avec lucidité par P. Hacker (notamment HACKER 1978 : 525-‐30 et 580-‐608, 1995 : 229-‐255 et 337-‐50). Cela étant, les exemples ci-‐dessus nous semblent former un échantillon suffisant pour essayer de cerner les caractéristiques des traductions indiennes du siècle dernier pour ce passage. Dans une certaine mesure, on peut les généraliser à l'ensemble de ces traductions d'UpaniÒad. -‐ Parmi les commentateurs, le recours à Ωaµkara et à son interprétation est général tandis que Sæya◊a est beaucoup moins cité, et que Bha††a Bhæskara et les autres commentateurs sont complètement ignorés. -‐ En revanche, l'érudition du discours de Ωaµkara fait totalement défaut. Ωaµkara sollicite dans son commentaire certains savoirs brahmaniques anciens (Vyækara◊a, Nirukta, les principes de l'herméneutique de la MÚmæµsæ) ; il recourt à des procédés stéréotypés, ceux-‐là même qu'emploient tous les commentateurs et les pandits traditionnels : les gloses d'une racine, d'un suffixe, les v®tti d'un composé, les gloses étymologiques du Nirukta et de l'U◊ædi-‐Sºtra) sont des procédés par lesquels ils utilisent leur érudition. Or tout cela est complètement ignoré des traducteurs modernes. Toute technicité formelle est écartée. Les traductions sont toujours simples (parce que simplifiées). Leur lecture, y compris celle du commentaire de Ωaµkara, ne donne certainement pas l'idée qu'il s'agit d'une œuvre de « philosophie abstruse » ainsi que S. GambhÚrænanda qualifie le commentaire de Ωaµkara (cf. § 21 b) ; au contraire cela ne semble ni philosophique ni abstrus. -‐ La lecture métaphorique de Ωaµkara fait l'objet d'explications théoriques de la part de son auteur ; elles sont alimentées par le précédent mÚmæµsaka et Ωaµkara revient à plusieurs reprises sur le fait, notamment dans le Brahma-‐Sºtra-‐BhæÒya. Justifiée théoriquement dans son principe, elle est clairement visible dans son commentaire. En effet, la métaphore suppose la présence d'un thème et d'un phore88. Dès lors, pour que le commentaire métaphorique de Ωaµkara apparaisse comme tel et fasse sens, il faut conjoindre le texte originel qui joue le rôle de thème et le phore que développe Ωaµkara. Ainsi, à la lecture, perçoit-‐on constamment le décalage particulier entre le texte et son commentaire : la lecture métaphorique est ainsi parfaitement mise en évidence. C'est précisément ce qui manque chez tous les traducteurs indiens. Ils confondent plus ou moins le thème et le phore, traduisent le phore comme s'il était le thème, si bien que le caractère métaphorique de la lecture de Ωaµkara n'apparaît plus. -‐ La cohérence et la clarté des traductions contredisent l'obscurité du texte. Aucun traducteur ne fait allusion au fait que l'original est obscur et qu'il prend place difficilement dans l'ensemble de l'UpaniÒad. Jamais un traducteur ne signale (à la différence des commentateurs) l'existence de plusieurs lectures. Un
86 Voir le c. r. de P.-‐S. Filliozat dans JA 292 1-‐2 2004 : 423-‐426. En 2006, j'ai disposé de quatre volumes parus
entre 1991 et 2001 ; ils couvrent neuf des dix commentaires upaniÒadiques de Ωaµkara : le vol. V, à paraître (?), est dédié à la BÆU.
87 C'est le cas de la traduction due à Acarya Narasimha. Publiée en 2004, elle n'est guère diffusée internationalement. Elle représente bien comment est réalisée cette « nationalisation des traditions hindoues » (expression de DALMIA 1997) et brahmaniques. Formellement, l'ouvrage comprend une édition en nægarÚ, hors la tonalité, et une autre en translittération selon des normes inhabituelles puisque ce n'est pas le système de transcription adopté en 1894 au Xe Congrès international des orientalistes à Genève.
88 En reprenant le vocabulaire de B. Dupriez, Gradus. Les procédés littéraires, Paris : Union générale d'éditions, 1984.
34 Article Journal Asiatique lecteur qui d'aventure comparerait ces traductions devrait mettre les différences qu'il constate au compte de l'habileté des traducteurs tandis que l'obscurité du texte et les variantes lui échapperaient. -‐ Si la référence à Ωaµkara est générale et proclamée, elle ne se confond pas avec une simple adhésion. Tout Ωaµkara n'est pas repris dans la traduction tandis que, même dans celles qui se veulent fidèles parce que ‡aµkariennes, des idées nouvelles sont ajoutées directement ou incidemment dans des notes ou des commentaires qui, parfois, se distinguent mal du commentaire lui-‐même. Parfois, ces idées contredisent ce sur quoi insiste Ωaµkara ; ainsi, -‐ dans les traductions, les destinataires sont soit ouvertement des Indiens (Hindous) soit des Occidentaux. En revanche, le fait que Ωaµkara, explicitement et régulièrement, assigne la révélation vedæntique exclusivement à des brahmanes renonçants89 est complètement ignoré. Les traducteurs changent donc le statut des destinataires : ce sont des Indiens tentés par la voie spirituelle, mais ignorant le sanskrit s'ils connaissent l'anglais ; ou bien ce sont des Occidentaux invités à reconnaître la supériorité de la « philosophy of Ωaµkara »90. Le statut du texte est changé du tout au tout : il est souvent présenté comme un texte nationalement défini et définissant ou, pour l'étranger, comme un texte de « philosophie indienne ». -‐ la finalité du texte est redéployée sans vraiment tenir compte de Ωaµkara. Cette finalité associant dans des proportions diverses spiritualité, philosophie, rituel et souci de l'identité nationale s'impose au texte commenté et même au commentaire. La modernité est sensible par exemple dans l'idée que le mantra est destiné à être lu. -‐ Si l'on a recours aux notions de la linguistique moderne, mais sans trop faire appel au jargon de cette discipline technique, il s'avère que la tendance des traducteurs (c'était déjà le cas de Ωaµkara) est d'altérer le sens des mots sans changer leur signification (on dirait la même chose avec l'aide de l'opposition Sinn/Bedeutung). Les notes, titres, commentaires additionnels, etc., fixent le contexte et déterminent en profondeur la lecture d'autant qu'on ajoute au texte les mots sémantiquement les plus chargés. C'est certainement une altération profonde de l'esprit des UpaniÒad puisque la méthode upaniÒadique consiste précisément à limiter au maximum le contexte : cela permet à l'auditeur ou au lecteur de combler cette lacune. Mais ici le contexte est fixé ; il n'y a pas plus cet espace de liberté entre les mots qui fait le charme de ces textes antiques. Au total, l'écart est grand entre l'interprétation des mots de la phrase (elle correspond généralement à celle de Ωaµkara, mais il y a des nuances et des oublis) et l'interprétation du vers dans son ensemble (très éloignée et de Ωaµkara et du texte lui-‐même). On comprend ainsi pourquoi le seul commentaire de Ωaµkara ne suffit pas à S. Nikhilananda ou à V. Panoli : les notes complémentaires visent à réorienter ce que dit Ωaµkara dans la direction du néo-‐hindouisme tout en profitant de l'autorité du maître vedæntin. Le principe d'autorité incarné dans Ωaµkara et ainsi brandi sert à déployer le principe d'éternité en direction de l'actualité spirituelle de l'Inde. 23. Les traductions dites scientifiques. Si on se limite aux traductions dans les langues européennes, la lecture de P. Olivelle est décisive (OLIVELLE 1998a : xv-‐xix et 1998b). En effet, les traductions scientifiques dépendent des différentes éditions existantes. Or aucune édition critique des UpaniÒad n'est disponible, fait souligné par SALOMON 1991 : 48 et reconnu par OLIVELLE 1998a : xv. Ainsi, P. Olivelle explique-‐t-‐il : « Normally, a critical edition also involves the creation of a genealogical tree of manuscripts that permits an editor to select readings based not merely on his or her own preferences and biases but on objective criteria. A critical edition of this type has not been attempted with regard to any ancient UpaniÒad. » Cela est déjà surprenant en raison de la place qu'occupent les UpaniÒad dans la littérature indienne et même mondiale. Les éditions indiennes de l'UpaniÒad et du BhæÒya (il n'existe, semble-‐t-‐il, pas d'édition occidentale du BhæÒya) se
89 Si le Veda est ouvert à l'ensemble des dvija, Ωaµkara réserve l’étude vedæntique des UpaniÒad à des ex-‐brahmanes qui sont renonçants et érudits, possèdent tout un ensemble de qualités morales, intellectuelles et physiques ; voir par exemple ce qu’il dit au début de la section en prose de l’Upade‡asæhasrÚ. Dès lors, il aurait récusé le principe même de la traduction, la nécessité de son recours dénonçant l'incapacité statutaire des lecteurs. Bien entendu, cette remarque vaut pour signaler qu'on ne peut ignorer les destinataires que Ωaµkara lui-‐même assignait à sa parole car ils retentissent évidemment sur le contenu même.
90 L'édition GOKHALE de la TU (1914) est excellente. Elle est précédée d'une preface (p. i-‐xxv) où l'auteur explique sa conception des UpaniÒad et du Vedænta ‡aµkarien. Elle commence (p. iv) par cette déclaration : « No philosophy, ancient or modern, can be said to come within a measurable distance of Shri Shankarâchârya's. All of them are confined in space and time to the sciences ; while Shri Shankarâchârya's is bounded on the one hand by Infinity, and on the other hand by Eternity. » On peut juger ce paragraphe extraordinaire ; le fait est qu'il est plutôt ordinaire quand on ouvre ces ouvrages.
35 Article Journal Asiatique présentent donc au mieux comme le choix, plutôt arbitraire, entre plusieurs traditions manuscrites existantes. C'est toujours mieux que les éditions occidentales dont les auteurs pour diverses raisons (« incorrection » de la langue, metri causa, etc.) redressent le texte traditionnel, introduisent ces corrections dans leurs éditions, relèguent les lectures des manuscrits dans les notes et traduisent le texte ainsi émendé au mépris de la tradition manuscrite. « The faithfulness of the native tradition of copysts and commentators stands in sharp contrast to the tampering of these texts by modern scholars » souligne justement OLIVELLE 1998a : xvii et 1998b : 182. Le principe de la correction metri causa ne se justifie que s'il s'agit de choisir entre des leçons assurées par des manuscrits. C'est, comme nous l'avons vu (§§ 16-‐7), précisément ce que ne fait pas W. Rau dans ses différents Versuch et notamment dans celui consacré à la TU (RAU 1981). Il aboutit au paradoxe de réaliser la traduction d'un texte qui n'existe pas et n'a probablement jamais existé sous cette forme, mais qui reflète les idées philologiques et philosophiques de l'auteur. Il n'est pas le seul, ni le premier. Le cas des fondateurs de la discipline, comme O. Böhtlingk, est particulièrement grave parce que la réputation d'excellence de la tradition philologique (notamment la tradition germanophone91 que O. Böhtlingk incarne par excellence) et l'autorité qu'on lui a prêtée ont conduit les successeurs à adopter sans réserve des émendations hasardeuses et non fondées. OLIVELLE 1998a : xv-‐xvi parle de ses émendations « based solely on philological skill, where the philologist has the hubris to substitute his judgment of what is right and wrong. » Même quand O. Böhtlingk est revenu sur ses corrections dans des articles ultérieurs à sa première édition, c'est le texte qu'il avait préalablement publié qu'on a ensuite reproduit et traduit. OLIVELLE 1998a et b cite plusieurs exemples qui le démontrent clairement. C’est ainsi que É. Senart fonda sa traduction de la ChU (publiée à titre posthume en 1930) sur l'édition BÖHTLINGK 1889 sans s'apercevoir que celui-‐ci avait, dans des articles de 1897, renié cette édition pour revenir partiellement à la lecture traditionnelle (BÖHTLINGK 1897a et b). Les traducteurs confiants pouvaient être facilement abusés parce que O. Böhtlingk « corrigeait » le texte, c.-‐à-‐d. introduisait directement ses émendations dans son édition92. Les traducteurs et éditeurs contemporains, égarés par l'autorité de ces grands noms et aussi par une certaine arrogance méthodologique (souvent signalée par les scholars indiens contemporains et les tenants du néo-‐hindouisme qui trouvent là du grain à moudre), ont ainsi recopié et traduit les textes ainsi émendés. Nombre de « critical editions » ou « kritikal Ausgabe » n'ont de « critique » que le nom, même celles, bien rares semble-‐t-‐il, qui, comme les éditions D. Maue (1976) et C. A. Pérez Coffie (1994) citées par OLIVELLE 1998b : xv mais non publiées, ont tenu compte des manuscrits accentués. Les auteurs les plus prudents ou les plus lucides dans la tradition scientifique (par ex. D. Whitney93, L. Renou) ont simplement emprunté une édition indienne qu'ils ont jointe à leur traduction. Il ne faut pas s'illusionner et imaginer qu'une vraie édition critique permettrait forcément de remonter à un Urtext et de résoudre ainsi tous les problèmes. Mais disposer d'un texte certifié et attesté par la traduction manuscrite, bien distinct des diverses émendations proposées à titre d'hypothèse par les philologues, semble un préalable. Cela n'a rien à voir avec le travail auquel s'est livré W. Rau pour plusieurs UpaniÒad védiques. Comme son illustre compatriote, W. Rau traduit directement le texte établi par ses soins. 24. Si maintenant on considère la traduction de ce passage, nous constatons que, sauf W. Rau pour des raisons de méthode, tous les auteurs font appel à Ωaµkara. Cela vaut même pour les simples éditions : LIMAYE-‐VADEKAR 1958 : 53, bien que ne traduisant pas le texte, signalent en note que « xMkracay( understands this [scil. rerivæ] as p®eriyta ». Aucun traducteur ne dit que le texte en l'état est intraduisible dans une certaine mesure. Sans doute, le traducteur rechigne-‐t-‐il, par fonction, à dire qu'il ne peut traduire une strophe dont, pourtant, certains mots n'ont pas de sens ou sont de sens incertain. Tous
91 La tradition d'excellence de la philologie germanophone n'est certes pas limitée à la philologie sanskrite.
Néanmoins, celle-‐ci occupe une place particulière car elle prend place dans la réception tout à fait extraordinaire que les élites allemandes ont réservée pendant le XIXe siècle à la littérature indienne ancienne et à l'Inde en général. On parle même de « fascination de l'Allemagne pour l'Inde », de l'« indomanie » allemande, et celles-‐ci ne se sont pas limitées à la philologie. Pour quelques portaits de philologues allemands, voir STACHE-‐ROSEN 1990, CHATELLIER 1996, DI COSTANZO 2004 et la thèse (non publiée) de P. Rabault-‐Feurhahn (2005).
92 La manière de faire de O. Böhtlingk ne se limite pas au domaine des UpaniÒad. P. Olivelle l'a aussi dénoncée dans les ouvrages qu'il a consacrés aux Dharma-‐Sºtra pour lesquels il a consulté les travaux de O. Böhtlingk. Voici ce qu'il dit à propos de Haradatta, le commentateur d'ÆpDh : « He was everything that Böhtlingk was not : a man who scruplously faithful to the text he received from the tradition, who compared different manuscripts and oral traditions and noted carefully preserved for future generations even readings that he regarded as faulty. » (OLIVELLE 2000 : 471).
93 Comme le note OLIVELLE 1998b : 184, n.1, son cas est exemplaire : il était « one philologist who did have a healthy mistrust of philological reconstructions divorced from or contrary to manuscript evidence. »
36 Article Journal Asiatique traduisent donc : les nuances tiennent dans le degré de reconnaissance de la dette et les réserves, émises éventuellement en note, sur le texte et la traduction qui en résulte. Certains, à l'instar des traducteurs indiens, font comme si de rien n'était. V. Roebuck (ROEBUCK 2000 : 245) traduit :
« 'I am the mover of the tree, Fame, like the top of the mountain. As a purifier above, I am true nectar in the racehorse, A radiant treasure, Truly intelligent, immortal, indestructible.' Such is Tri‡a©ku's teaching on the Veda. »
Aucune note ne vient avertir le lecteur d'un problème d'édition, ni du fait que l'auteur traduit non pas le texte, mais une partie de l'interprétation de Ωaµkara. La traduction est un mélange plus ou moins cohérent de plusieurs options. Traduisant ºrdhvapavitro væjinÚvasvam®tam, V. Roebuck dit : « As a purifier above, I am true nectar in the racehorse » et ajoute en note « væjin, i.e. the sun ». Comme le texte n'est pas édité dans cet ouvrage et que rien n'est expliqué dans la note, le lecteur ne peut deviner que c'est væjin traduit par « racehorse » dont on dit qu'il pourrait désigner le soleil. Comment il est possible de passer du sens de « cheval de course » à celui de « soleil » n'est pas non plus expliqué. Les meilleurs comme E. Lesimple (1978 : 23-‐24) « Je suis celui qui meut l'arbre. Ma renommée est comme la cime d'une montagne. Suprêmement pur, je suis comme la bonne ambroisie dans le coursier. Je suis un trésor éclatant. Sage, immortel, impérissable. Ainsi est l'enseignement du Veda par (le poète) Triçanku. » font de même, mais signalent en note le problème textuel et la possibilité de comprendre autrement. Mais curieusement le traducteur veut ignorer que Ωaµkara est à l'origine de l'interprétation et attribue « l'arbre du monde qui doit être secoué » à « Max Müller » ou « abattu » à « Roër ». En revanche, le traducteur suggère que la lecture originelle a pu être une « action prêtée à Indra et aux Marut qui secouent l'arbre et la montagne pour en faire tomber des biens ». Mais, il ne justifie pas une telle lecture védique, ni comment rerivæ peut avoir cette signification. Il fait aussi allusion à une « lecture » où l'on reconnaît Ωaµkara, lequel n'est pourtant pas nommé, et conclut que « l'interprétation authentique est très probablement sur la lecture væjinÚvasu–am®tam qui donne le sens de : riche en coursiers. Le composé væjinÚvasu est attesté dans le Rg Veda, comme épithète d'Indra et des Açvins. » Outre que væjinÚvasu signifierait 'riche en coursières' ou 'riche en cavales', la question plus générale du genre des mots (væjinÚvasu est un neutre, aham un masculin) induisant un problème de syntaxe est ignorée. Le seul qui manifestement voit le problème du genre est W. Rau 1981 (cf. § 17). Au total, les informations données par É. Lesimple reprennent et dépassent celles de P. Deussen. Bien que fragmentaires, elles donnent bien au lecteur l'information nécessaire pour qu'il sache qu'il y a un problème de texte, et que les commentateurs indigènes ont envisagé plusieurs interprétations. En revanche, il surestime les traducteurs occidentaux antérieurs. P. Olivelle a publié (1996 et 1998a) deux traductions de toutes les UpaniÒad anciennes ; elles diffèrent quelque peu ici et là, tandis que les notes sont plus abondantes dans le second ouvrage. Le changement principal tient à la présence dans le second ouvrage d'une édition en nægarÚ des textes traduits en vis-‐à-‐vis. C'est manifestement ce travail d'édition qui a conduit l'auteur à examiner les travaux de ses devanciers, notamment ceux de BÖHTLINGK 1889, etc. et de LIMAYE-‐VADEKAR 1958, et à consigner ses observations dans les notes et surtout dans un article important (OLIVELLE 1998b). En l'occurrence, la traduction du passage en question est identique dans les deux ouvrages (1996 : 183 et 1998a : 297) :
« I am the shaker of the tree! My fame is like a mountain peak!
immaculate up on high, immortal wealth of victory,
I am a treasure shining bright! Undecaying, immortal, and wise!
This was the vedic recitation of Tri‡a©ku. » L'auteur dit que le vers est très obscur (1996 : 358). Il pense que l'émendation de W. Rau 1981 est plausible (1998a : 574) et signale en note le sens qui en résulterait. S'il n'explique pas ses choix, notamment les traductions de rerivæ, de væjinÚvasv am®tam préféré à væjinÚva svam®tam, de
37 Article Journal Asiatique am®to'kÒitaÌ préféré à am®tokÒitaÌ, les notes signalent plusieurs possibilités et montrent les hésitations du traducteur qui doit choisir sans disposer de tous les éléments de décision. Nous avons vu que la compréhension de anuvacana dans l'expression vedænuvacana posait quelques problèmes aux commentateurs et traducteurs indiens : les traducteurs hésitent entre ‘enseignement’, ‘récitation’. On voit quelle option, minimale, P. Olivelle a suivie. Il traduit vedænuvacana par 'vedic recitation' comme il le fait dans BÆU IV.4.22. C'est certainement une bonne solution notamment parce que anu-‐VAC peut être rapproché de anuvæka 'répétition', lequel peut signifier 'récitation' (cf. MALAMOUD 1977 : 141) ; ainsi prætaranuvæke signifie 'pendant la cantilation du matin', (« the morning litany » selon J. Gonda). Mais elle n'est pas entièrement satisfaisante parce que justement le vocabulaire précis pour dire le fait de réciter du Veda existe et qu'on ne voit pas pourquoi le ou les auteurs du TÆ, le connaissant d'autant mieux que c'est dans le TÆ (II.15) que le principe de cette cantilation est prescrit, l'auraient écarté pour adopter une expression nouvelle et peu claire. Dans les traductions, il faut aussi tenir compte du fait que « enseigner le Veda », pratiquement, vaut pour « réciter » ou « faire réciter ». Au total, la traduction de P. Olivelle me semble la meilleure ; celui-‐ci possède l'art d'esquiver les difficultés sans les masquer. Il est parfois aidé par sa langue de traduction : en anglais, l'usage du neutre pour les mots désignant des inanimés permet d'ignorer le problème des genres, lequel est patent en sanskrit, en allemand et en français. On peut néanmoins s'interroger sur les raisons qui ont poussé l'auteur à intervertir les éléments de sumedhæ am®tokÒitaÌ dans sa traduction : « wise, immortal, undecaying » s'imposaient. 25. On a déjà noté à propos de la traduction de W. Rau (§§ 16-‐7) quelques-‐unes des caractéristiques des traductions occidentales. Celle de W. Rau occupe une position extrême dont l'autre est constituée par la traduction de P. Olivelle. Au total on constate que ces traductions sont fortement endettées envers O. Böhtlingk pour la lettre du texte et P. Deussen pour sa traduction. C'est à travers eux, semble-‐t-‐il, que les traducteurs sont reliés à la tradition indienne des commentateurs. Parmi ces derniers, si Ωaµkara s'impose, c'est généralement sans que son nom et son interprétation soient clairement identifiés et assumés94. Si les traductions indiennes ont tendance à transformer le texte en un prétexte pour faire un exposé d'Indian Spirituality ou d'Indian Philosophy, les maîtres occidentaux de l'indianisme (F. Max Müller, P. Deussen, l'élève indianiste de A. Schopenhauer aux mânes duquel sa traduction est dédiée) n'ont pas été en reste à cet égard. A propos de ces traductions, on sent sourdre constamment la question du statut des savoirs indigènes lettrés95. Quel crédit doit-‐on leur donner? Comment les utiliser? Nous avons noté par ailleurs (ANGOT 2006a) combien ces commentaires sont faiblement analysés (quelle est leur méthode? leurs sources? leur finalité? leur auditoire? etc.). Or ils sont constamment utilisés par les traducteurs qui ne signalent pas, ou seulement incidemment, leur dette. Le cas de cette strophe est exemplaire : il est impossible de la traduire totalement, notamment à cause de rerivæ, et tous ceux qui se prononcent sont d'accord pour déclarer la strophe obscure dans son ensemble. D'où vient alors la clarté des traductions? Pourquoi, comment, font-‐elles disparaître l'obscurité du texte, laquelle est affirmée en note? Le contraste entre l'obscurité attribuée à l'original et la clarté de la traduction provient du fait que les commentaires sont importés par les traducteurs. Ainsi, si l'on ne recourt pas à un commentaire qui affirme que rerivæ signifie 'remueur' (ou quoi que ce soit d'autre), il est impossible de traduire. L'endettement est nécessaire, sauf à remettre en cause le principe même de la traduction, mais il n'est pas toujours signalé ni analysé. Plus généralement, alors que ces « maîtres de la philologie védique » voudraient, à l'instar de S. Lévi96, complètement autonomiser le corpus védique ou upaniÒadique et le soustraire à l'interprétation indigène pour qu'on entende le texte en lui-‐même, simultanément, ils sont obligés d'avoir recours à celle-‐ci pour combler ce que les textes peuvent avoir de lacunaire, d'énigmatique, etc. Cela ne gêne pas les commentateurs indigènes dans une civilisation qui « impose sa permanence comme objet de
94 Parmi les multiples traductions de ce verset inspirées par Ωaµkara, mais sans reconnaissance de paternité,
citons celle de JORDENS 1966 : 13-‐14 : « This discovery of the treasure of immortality is triumphantly expressed in Trishanku's recitation: " I am the mover of the tree; my fame is like a mountain's peak. The exalted one making (me) pure as the sun, I am the immortal one. I am a shining treasure, wise, immortal, indestructible!" » Dans le même article, l'auteur (p. 1, n. 2) signale que les traductions des UpaniÒad sont siennes mais qu'il est endetté auprès des « great translations of Deussen, Max Muller, Hume and Radhakrishnan. L'obscurité du texte originel et l'interprétation de Ωaµkara sont ignorées.
95 Expression reprise de LARDINOIS 1998 : 360. 96 Voir de S. Lévi, « Abel Bergaigne et l'indianisme » in Mémorial Sylvain Lévi, Paris : Paul Hartmann, 1937 : 1-‐
15.
38 Article Journal Asiatique croyance »97 : ils ont l'habitude de juger sub specie aeternitatis. En revanche, cela gêne les philologues occidentaux et leur conscience historique, cela gêne les anthropologues ou les sociologues qui jugent les productions littéraires et philosophiques en s'appuyant notamment sur les conditions sociales de la production littéraire. Or, en Inde, tout cela reste largement ignoré ou hypothétique. Même si adopter ce principe est moins gênant pour les textes « récents » qui, de fait, se trouvent alors expliqués par les textes plus anciens, le problème se pose de manière aiguë pour les textes anciens où les textes de l'amont (par ex. l'UpaniÒad) sont expliqués et complétés par des textes et des principes de l'aval (le commentaire de Ωaµkara érigé en veda, etc.) et débouchent sur l'anachronicité que signale P. Olivelle (1996 : 358). Enfin, notons que si de telles interprétations relèvent aussi de l'histoire de la réception des textes sanskrits en Occident, histoire dont l'étude a été entamée depuis quelques décennies (notamment par W. Halbfass, L. Kapani, etc.), les derniers traducteurs tiennent, à titre de principe, à considérer les textes pour ce qu'ils disent plus que pour ce qu'ils sont censés nous dire. Mais, dès lors, guette le danger des traductions dégagées de tout contexte : la traduction risque de devenir une île sans contact, un fil dégagé du tissu auquel il appartient. C'est un peu ce qu'on ressent avec les traductions de P. Olivelle. Aussi, si l'on veut ne pas demeurer sous l'emprise des commentaires ultérieurs, il nous paraît nécessaire de placer le verset (et toute l'UpaniÒad) dans le seul milieu qu'on lui connaisse avec certitude, à savoir son milieu littéraire. Ainsi en va-‐t-‐il de la TU : en la reliant aux autres UpaniÒad védiques, à la littérature contemporaine (celle de Pæ◊ini, de Yæska) et à celle qui précède (le Veda), on peut espérer enter in the Vedic mind (WITZEL 1996) et traduire l'UpaniÒad en conséquence. En revanche, pour comprendre l'UpaniÒad, il faudrait se garder de faire parler les textes plus récents. Comprendre Ωaµkara comprenant l'UpaniÒad permet de rendre compte de Ωaµkara et non de l'UpaniÒad. 26. Le fait est d'autant plus important que l'Inde moderne qui, rappelons-‐le, n'a jamais été que moderne98, à la recherche de son identité, veut indianiser ce qui, jusqu'à une date tardive (le XVIIIe siècle peut-‐être), avait toujours été une parole spécifiquement brahmanique et non la littérature d'une nation. Par ailleurs, cette littérature, notamment les UpaniÒad, parce qu'elle devait faire sa place dans la taxinomie des savoirs occidentaux, est finalement devenue philosophy. L'hésitation entre religion et philosophie, encore possible quand A. B. Keith écrit The Religion and Philosophy of the Veda and Upanishads, n'est plus de mise aujourd'hui. C'est ainsi qu'une partie de la tradition d'érudition des brahmanes est devenue, aussi bien en Inde qu'en Occident, Indian Philosophy. P. Hacker99 notamment et bien d'autres ont remarqué que le nationalisme, s'il est une composante de l'identité indienne importée d'Occident, s'est exercé en particulier au niveau culturel. Dans l'Inde moderne et contemporaine, cette prétention philosophique alliée à la volonté de nationaliser une littérature originellement non nationale s'appuie sur une lecture complaisante des textes anciens. Les deux épithètes Indian et Philosophy100 (moins souvent, « Indian
97 BIARDEAU 1968. 98 Malheureusement, non seulement les Indiens, mais aussi les chercheurs occidentaux parlent régulièrement
de « l'Inde ancienne », accréditant la notion de la pérennité de l'Inde : si l'on parlait de « France ancienne » ou même de « l'Europe ancienne », beaucoup d'historiens, à juste titre, dénonceraient l'anachronisme (encore qu'on a créé un topos du savoir nommé « Histoire de l'Europe » et que des livres portant ce titre ont été publiés récemment). Mais, dans l'ensemble, le recours à des cadres modernes qu'on applique à des réalités anciennes définit l'anachronisme. Imagine-‐t-‐on dire que l'italien César a envahi la France avec ses légions quatre siècles avant que l'algérien (ou le tunisien?) Augustin ne compose De Civitate Dei? En revanche, c'est bien l'Inde qui à partir du XIXe siècle, se construisant et se définissant dans le présent, supposait que nécessairement elle avait un passé ; de la même manière que la France s'annexait « nos ancêtres les Gaulois », l'Inde transformait les ouvrages des brahmanes en Indian Philosophy.
99 « Bien que le nationalisme [en Inde] soit en fin de compte une importation de l'Occident, sa signification y est quelque peu différente. La fierté nationale en Inde n'est pas d'abord fondée sur quelques souvenirs de l'histoire politique ou sur des idéaux politiques mais sur la conscience de réussites du pays dans l'ordre de la culture, particulièrement de la culture religieuse » (traduit de P. HACKER 1978 : 606 et 1995 : 251). Il demeure curieux d'affirmer que les œuvres de Ωaµkara sont des réussites, et des réussites du pays, mais il est exact qu'aujourd'hui elles sont senties et présentées de la sorte. Je soupçonne malignement P. Hacker d'adhérer germaniquement à de telles conceptions.
100 Les aléas de la notion d'Indian Philosophy nécessitent des études spécifiques. Poser la question : « Dans quelle mesure y a-‐t-‐il une philosophie indienne ? », comme le fait BUGAULT 1994 et y répondre finement n'épuise pas le sujet. D'autres questions subsistent : Pourquoi les chercheurs occidentaux veulent-‐ils trouver de la philosophie en Inde ? Est-‐il concevable que la philosophie indienne soit différente de la philosophie en Inde ? Pourquoi les Indiens tiennent-‐ils à cette notion ? On imagine que les réponses, le plus souvent implicites, à ces questions ont varié avec le temps et que, touchant les susceptibilités nationales, elles ne sont pas aisées à formuler. Ce sont ces questions qui sont abordées à propos de la Chine dans l'excellent « Y a-‐t-‐il une philosophie chinoise ? Un état de la question », Extrême-‐
39 Article Journal Asiatique Spirituality ») doivent être soigneusement pensées car elles influencent toutes les traductions indiennes et beaucoup des traductions occidentales et scientifiques. En l'occurrence, c'est l'aspect philosophique qui importe alors que l'appartenance de ces textes à la catégorie « philosophie » fait, aujourd'hui, presque l'unanimité en Inde et est largement acceptée en Occident (on rencontre pourtant des ultras indiens qui refusent cette épithète). Le Journal of Indian Philosophy a officialisé cette prétention, et la revue, servie par des auteurs de talent, étudie les textes brahmaniques, bouddhiques et jaïna anciens : dans cette revue, il ne s'agit pas de faire connaître ou de développer la philosophie en Inde, mais d'étudier, en général en face et en rapport avec la « Western Philosophy », les textes prétendument philosophiques des anciens brahmanes et ‡ramanes intégrés dans la catégorie « Indian Philosophy »101. Ce n'est pas le lieu ici d'étudier les formes de ce nationalisme subtil et intelligent. Prenons un exemple plus grossier de cette prétention, à savoir celui qui est donné par THAKUR 1997 à propos du Nyæya. Je choisis cette œuvre parce que le Nyæya est certainement, ainsi que l'avait noté BUGAULT 1994 : 42, un des savoirs brahmaniques qu'on peut légitimement assimiler à la philosophie, ce qui n'est certainement pas le cas de Ωaµkara que je comparerais plus volontiers au Docteur angélique, Thomas d'Aquin. L'auteur a réalisé l'édition la plus récente d'un des textes fondateurs du Nyæya, terme qu'on traduit génériquement par « Logique ». L'ouvrage comprend le Sºtra attribué à AkÒapæda Gautama et le commentaire de Vætsyæyana alias PakÒilasvæmin. Les dates du premier surtout, mais aussi du second, sont discutées : le Sºtra est certainement une œuvre composite et il semble que le GautamÚyasºtra était composé ou en voie de composition à l'époque de Nægærjuna (qui le critique dans sa VigrahavyævartanÚ). Cela le placerait vers le Ier ou le IIe siècle de notre ère. Quant à Vætsyæyana, il aurait vécu pendant la première moitié du Ve siècle. Lisons maintenant la jaquette (p. 4) de l'ouvrage en question où sont présentés les deux auteurs (12 lignes pour chacun). On imagine que l'éditeur de l'ouvrage n'a pu ignorer ces lignes ; comme il est l'auteur de la préface, on attend même qu'il ait rédigé ces deux « biographies » qui ne sont pas signées. On apprend (citation intégrale) que « AkÒapæda Gautama is the earliest known logician in the world. He is known to the Mahæbhærata and the Khord Avesta. Aristotle wrote deductive Logic in the western world and its supplement, the Inductive Logic, took proper shape in the hands of John Stuart Mill after several centuries. But both induction and deduction were systematized by AkÒapæda much before Aristotle. Since then, AkÒapæda's logic has been guiding Indian thinking through its successive phases down to the present day. » Même si l'expression Indian Philosophy manque dans cette notice (elle est employée dans la notice suivante consacrée à Vætsyæyana), voilà un bon exemple où sont réunies certaines des prétentions indiennes contemporaines. La datation est manipulée ; les noms des auteurs plus récents sont confondus avec leurs homonymes plus anciens (Gautama est un nom commun dans l'Antiquité) ; les études sérieuses et argumentées qui montrent le caractère composite de l'œuvre sont ignorées ; la taxinomie des savoirs brahmaniques et donc indiens est écartée au profit de la taxinomie occidentale (réputée plus prestigieuse ou plus universelle?) bien que les Nyæya-‐Sºtra et Nyæya-‐BhæÒya soient loin d'être des œuvres de logique : la section réservée au syllogisme et à l'inférence n'occupe qu'une partie très minoritaire de l'ensemble des sºtra et de leurs commentaires par Vætsyæyana. Les affirmations de cette notice, notamment la référence à l'Avesta, ne sont corroborées d'aucune manière dans l'ouvrage ni dans aucun ouvrage de la collection. Manifestement, l'essentiel c'est la priorité du Nyæya, assimilé à la logique, sur Aristote et l'Occident en général. Ce qui importe, c'est d'affirmer que ce sont des penseurs indiens qui ont inventé la logique, Aristote et l'Occident n'ayant fait que les suivre. Gautama aurait été bien surpris d'apprendre qu'il était un représentant de l'Indian thinking. Que cet ouvrage ait la caution de l'Indian Council of Philosophical Research, New Delhi, en dit long sur la pénétration de ces idées dans la conscience des auteurs indiens contemporains. Tout cela permet de comprendre certains aspects des traductions, et surtout des explications qui les accompagnent. Cela vaut d'abord pour les traducteurs indiens. Remarquons que les composantes nationale et philosophique sont plus ou moins présentes selon le public visé. Par exemple, dans les ouvrages de S. K. RAMACHANDRA RAO (1998a et b), la nature philosophique des UpaniÒad est largement ignorée, tandis que leur caractère philosophique et national est proclamé dans les traductions citées au § 21. Dans le Journal of Indian Philosophy, le titre est en lui-‐même une déclaration d'intention.
Orient Extrême Occident 27, Presses Universitaires de Vincennes, 2005. On souhaiterait un débat de cette nature à propos de l'Inde.
101 Dans l'introduction que nous avons rédigée à propos d'une traduction du Nyæya-‐BhæÒya encore en chantier (un texte qui entre bien mieux que l'UpaniÒad dans la catégorie « philosophie »), nous avons longuement étudié la nature du travail d'appréciation des textes brahmaniques par les indianistes indiens (qui refusent en général cette appellation).
40 Article Journal Asiatique 27. Il est remarquable que presque tous les commentateurs et tous les traducteurs ignorent l'aspect sonore du texte. Le père de Ωaµkara était un Yajur-‐vedin TaittirÚya (selon notamment DASGUPTA 1932 [1re éd., 1922, vol. I p. 433] et PANDE 1994 : 78 et n. 31). D'après ces sources, Ωaµkara étant TaittirÚya, quand il a commenté l'UpaniÒad, il était donc susceptible de réciter la TU au titre du svædhyæya dont il se fait le promoteur régulièrement102. Les auteurs indiens traditionnels affirment que la TU fut la première UpaniÒad commentée par Ωaµkara103. Pourtant, celui-‐ci a considéré l'UpaniÒad sous son seul aspect sémantique en négligeant constamment l'opposition entre la poésie et la prose, en ignorant les divisions en anuvæka, en écartant tout ce qui est du domaine de la cantilation et de la performance104. Même s'il signale à l'occasion qu'il s'agit d'une 'stance' (qu'il nomme ®c, ‡loka ou mantra), il n'en tire aucune conséquence. Tout à fait remarquable sur le plan philosophique et idéologique, son commentaire transforme en profondeur la nature de l'UpaniÒad et la réduit à un simple exposé didactique. Son souci de rationalité, sa volonté d'unifier ce qu'il considère dans les UpaniÒad comme une diversité de surface, le conduisent à ignorer toute la partie non doctrinale de l'œuvre. La forme du texte n'est pas ce que retient Ωaµkara qui considère la révélation védique comme étant didactique : le Veda est une parole de professeur qui s'adresse pour partie (dans la section de la connaissance, c'est-‐à-‐dire les UpaniÒad) aux mumukÒu 'aspirants à la délivrance'. Ωaµkara a tracé la voie : les commentateurs vedæntin ultérieurs commentent ou interprètent l'UpaniÒad sous ce seul angle. Vidyæra◊ya dans son TaittirÚyaka-‐vidyæ-‐prakæ‡a ne commente que la seconde vallÚ de l'UpaniÒad, celle qui enseigne la brahmavidyæ105. En revanche Bha††a Bhæskara (cf. § 14) montre son souci de la forme et dans son commentaire, il n'y a pas une seule page où la question de la tonalité (donc de la performance) ne revient pas. Les quelque 400 sºtra de tonalité de Pæ◊ini sont constamment sollicités. Manifestement, Bha††a Bhæskara écoute et récite là où Ωaµkara et ses successeurs vedæntin discutent et argumentent. Le verset en question de la TaittirÚya-‐UpaniÒad faisant partie de la Ωruti, la révélation, on imagine bien que des textes compris comme étant religieux soient chantés ou psalmodiés au même titre que les Psaumes et de nombreuses parties de la Bible, et de bien d'autres « textes » sacrés qui ont été mis en musique : le traitement musical est général pour ce qu'une Tradition considère comme sacré. C'est ce que reflète à sa manière Bha††a Bhæskara qui, sans ignorer le sens du texte, privilégie sa forme (grammaticale, musicale et métrique). Cela est le reflet de la différence d'appartenance que nous signalions au début de cette étude (cf. § 4). Aujourd'hui encore, cette différence d'appartenance garde son actualité en prenant de nouveaux caractères, parfois surprenants, idéologiques et même politiques. Car, comme Ωaµkara, certains scholars indiens, même si c'est pour d'autres raisons, surestiment les composantes sémantique et idéologique. Quand il s'agit de montrer que la pensée des brahmanes (rebaptisée « Indian Philosophy ») peut, voire doit, rivaliser avec la philosophie occidentale, l'aspect formel du texte est purement écarté. Comme la récitation ou la cantilation de l'UpaniÒad, ou encore le chant du Sæma-‐Veda, etc., ne font pas philosophiquement sérieux, les brahmanes reconvertis dans l'enseignement, devenus scholars, ont donc ignoré l'aspect sonore du texte ; beaucoup d'entre eux sont d'ailleurs tout à fait incapables de le réciter convenablement. Quand l'UpaniÒad est récitée, elle ne l'est généralement pas par ceux qui l'étudient, et je connais bien peu d'Indian scholars (sans parler des Occidentaux) dont la lecture se conforme à la récitation traditionnelle. La cantilation est devenue lecture, et la lecture est devenue silencieuse et donc sémantique. Même S. K. RAMACHANDRA RAO (1998a et b) ne parle guère de la récitation : pour lui c'est le sens des UpaniÒad qui importe. Les récitants indiens existent pourtant bien. Ils se partagent principalement en deux. Il y a ceux qui, voulant rendre (et souvent promouvoir, voire vendre) la « spiritualité » de l'Indian Philosophy en Inde, parfois en Occident, rivalisent souvent de niaiseries
102 Outre le BSBh I.1.1 (début ; trad. RENOU 1951 : 7) où, en continuité avec Ωabara, Ωaµkara fait de la
cantilation du Veda le préalable à la brahmajij~æsæ, le Sopænapa~caka alias l'Upade‡apa~caka, ‡l. 1 affirme : vedo nityam adhÚyatæm « Le Veda doit être récité [comme rite] nécessaire », c'est-‐à-‐dire comme rite journalier. Il est probable que l'ouvrage est apocryphe, mais cette obligation reflète justement la pratique des successeurs de Ωaµkara et la phrase est aujourd'hui régulièrement citée dans certains milieux « traditionnels ». Le texte est publié dans ΩrÚ‡æµkaragraµthævaliÌ, Complete works of Sri Sankaracharya in the original Sanskrit. 10 vol., Madras : Samata Books, 1981-‐83. Vol. II : Miscellaneous Prakaranas, p. 127.
103 « According to tradition, this was the first Upanishad on which Shri Shankaracharya commented because he himself belonged to the Taittiriya Shaka » dit AGARWAL 2000. La notion de « tradition » est un fourre-‐tout et surtout une notion de l'hindouisme contemporain.
104 Nous conservons à ce mot la valeur qu'il a en anglais ; le français « performance » ajoute une nuance d'exception à la chose, qui n'a pas lieu d'être ici ; performance se rapproche donc des termes 'exécution' ou 'réalisation'. Il est donc acquis que par performance nous désignons une récitation de vive voix.
105 Brahmavallyæµ brahmavidyæµ TittiriÌ præha yæm imæm « Tittiri a énoncé la connaissance brahmique dans la liane du brahman » (TVP 1ab).
41 Article Journal Asiatique douceâtres, mélangent l'UpaniÒad avec les stotra sucrés, ajoutent quelque accompagnement musical et se croient obligés de prendre un ton « profond » pour donner à leur cantilation une aura mystique. Ces récitations « spirituelles » sont lentes, sur un ton bas et parfois sont le fait d'un groupe. Quelquefois, les techniciens ajoutent un écho dans l'enregistrement, sans doute pour faire « mystique ». Par ailleurs, nous avons rencontré ici et là d'excellents récitants. En général, la cantilation de l'UpaniÒad est alors le fait de deux brahmanes, elle est dynamique et rythmée ; l'exécution est rapide et le registre est l'aigu 106 ; la voix est constamment vibrée. Quand on discute avec eux, c'est toujours des problèmes de prononciation, de tonalité, de rapidité dans l'exécution, de hauteur de voix qui sont abordés, jamais celui de la signification du texte. Quelque mille cinq cents ans après que se fut constitué le corpus védantique au regard du corpus védique, l'appartenance de la TU à ces deux corpus différents (cf. supra § 3) continue à être d'actualité et à être à l'origine de deux approches distinctes. 28. Manifestement, considérer la TaittirÚya-‐UpaniÒad comme un texte philosophique fait plus sérieux que l'envisager comme un texte religieux, transmis oralement, chanté de surcroît. Imagine-‐t-‐on chanter Die Kritik der reinen Vernunft, le Discours de la Méthode ou l'Éthique à Nicomaque? Dans la taxinomie des savoirs, le chant, la récitation, la cantilation, l'oralité en général ne sont pas placés au même rang que la philosophie et la métaphysique : la taxinomie accompagne une hiérarchie des savoirs, laquelle retentit aussi chez ceux qui sont les professionnels de ces savoirs 107. En Occident comme en Inde depuis longtemps, c'est le seul aspect sémantique dont on rend compte, car c'est le seul que l'on estime. C'est aussi la seule partie que l'on peut traduire dans les langues qui comptent. Les études consacrées aux textes anciens sous leur aspect vivant (par exemple les travaux de J.E.B. Gray, W. Howard108, A. Parpola pour le Sæma Veda) sont rares. Même les études portant sur les traités d'orthoépie (STAUTZEBACH 1994) ne confrontent pas, ou peu, ce que disent les traités avec la réalité observable, c'est-‐à-‐dire écoutable109. Par ailleurs, la Ωruti, dans son double statut de texte révélé et de texte prétendument philosophique, échappe de fait aux héritiers de leurs auteurs antiques. La Ωruti des brahmanes est devenue la révélation pour une partie notable des Indiens, une des références les plus importantes de l'identité indienne dans son « désir de nation » (expression de J. Assayag). Comme les anthropologues ou les ethnologues, formés méthodologiquement à l'école de l'Occident, font principalement la théorie de l'oralité des autres, les Indiens ne veulent pas que les textes de leur révélation, voire eux-‐mêmes quand ils les récitent, deviennent des objets ethnologiques. Le statut philosophique que beaucoup d'Indiens et certains Occidentaux accordent aux UpaniÒad les sauve de ce regard. En revanche, d'autres ou les mêmes, quand ils se tournent vers leurs compatriotes, sont moins, voire pas du tout, enclins à présenter ces textes dans une perspective philosophique. L'ouvrage de M. Pathak, consacré à l'ensemble de la TU, est un bon exemple d'un regard indien dirigé vers les Indiens ; la TU y est présentée comme une sorte d'encyclopédie du savoir védique (du savoir donc110) : l'auteur y énumère et décrit des savoirs inattendus ; ainsi le chapitre VIII présente la TU comme une œuvre littéraire, appréciée à l'aune des figures de style définies dans le Sæhityadarpa◊a111. Plus surprenant, mais bon révélateur de la valeur encyclopédique prêtée par l'auteur au Veda, le chapitre IX explique la contribution de la TU aux autres sciences : l'anatomie (planches à l'appui), la physiologie, l'astronomie et les mathématiques. Dès lors, le souci de respectabilité des philologues et philosophes occidentaux ainsi que leurs intérêts d'une part, la composante nationaliste de l'Inde contemporaine dans son rapport à la révélation védique
106 Il y a plusieurs traditions de récitation qui se maintiennent principalement dans le sud de l'Inde. La carte
annexée à OLIVELLE 1996 : xxxix ainsi que les articles de M. Witzel, notamment WITZEL 1989, donnent une idée de la complexité de la géographie des ‡ækhæ.
107 Voir les remarques pertinentes de R. Lardinois dans « Philologie, histoire et anthropologie dans l'indianisme universitaire français », JA 286. 1, 1998 : 380.
108 GRAY 1959a et b a principalement étudié la récitation ®gvédique. HOWARD 1986 ne consacre que quelques lignes générales (p. 191) à la récitation TaittirÚya et ne traite pas de l'UpaniÒad.
109 STAUTZEBACH 1994 : 267-‐274 cite cinq enregistrements commerciaux d’extraits de la taittirÚya‡ækhæ (cassettes et disques) et les étudie rapidement. Même là, l’auteur ignore complètement les conditions dans lesquelles ces récitations furent enregistrées et quelles en étaient la fonction, les auteurs et les destinataires. Or tout cela retentit sur la qualité de la récitation.
110 « Traditionally (...) in the field of modern historical research too, the tendency is to trace the source of all thought in the Vedic texts. This claim of the Veda is justified and there is 'no wander that later should regard the Veda as the fountain head of all religion and philosophy' » (PATHAK 1999 : 160). La citation revient, selon l'auteur p. 164, à T. Chaudhary, History of Philosophy Eastern and Western, p. 52.
111 Le Sæhityadarpa◊a 'Miroir de la composition' de Vi‡vanætha date du XIVe siècle. Sans être original, il constitue un bon résumé des ouvrages de poétique.
42 Article Journal Asiatique d'autre part s'allient avec la volonté de Ωaµkara et des autres maîtres spirituels pour ignorer les aspects védiques du texte et privilégier son aspect védantique, c'est-‐à-‐dire signifiant. Bien sûr les motivations sont différentes à l'origine : c'est seulement le souci du hors-‐monde, du salut, de la connaissance, etc. qui animait Ωaµkara et ses amis saµnyæsin 'renonçants' ; c'est seulement la composante philosophique des textes qui attire les Occidentaux dans leur volonté de connaître la culture des autres, parfois de constituer une culture mondiale, etc. Mais au total, les regards convergent pour écarter ou oublier ce que laissait entendre Bha††a Bhæskara et ce dont témoignent encore aujourd'hui quelques récitants traditionnels. Que l'édition LIMAYE-‐VADEKAR en 1958 et celle de OLIVELLE 1998, après deux siècles d'études védiques, aient ignoré la tonalité témoigne du fait que l'UpaniÒad n'est plus à dire et entendre, mais à comprendre. 29. Conclusions Le passage en question est intéressant en raison même de sa lacune sémantique (rerivæ) et de son obscurité générale. Les commentateurs qui reconnaissent au Veda un caractère révélé n'acceptent pas que cette révélation soit lacunaire et obscure. Ils comblent la lacune, ils éclairent le texte et ce faisant, ils révèlent leur méthode, leurs a priori et leurs axiomes. Ainsi Ωaµkara va-‐t-‐il chercher du sens dans des phrases upaniÒadiques dont la structure ou le vocabulaire lui semblent voisins. Sa méthode est fondée sur la concordance qu'il prête aux UpaniÒad, le samanvaya dont il parle sous BS I.1.4. Les commentateurs ultérieurs, vedæntin ou non, acceptent pour l'essentiel les termes de cette lecture. Ils sont davantage soucieux de l'artha 'le but' qu'ils assignent à la récitation du texte. C'est la raison pour laquelle, tout en affichant leur respect de l'UpaniÒad et du BhæÒya de Ωaµkara, ils relisent l'un et l'autre en fonction de leurs intérêts du moment. C'est principalement ce but qui évolue ; aujourd'hui, on n'est pas loin de réciter pour fortifier la conscience nationale indienne. Le travail de pure exégèse de Ωaµkara est dorénavant au service d'un zèle prosélyte. Par ailleurs, il est remarquable que les commentateurs et traducteurs modernes n'aient pas étudié ce verset et l'UpaniÒad dans sa totalité. Certes les indianistes occidentaux, en tant que traducteurs, avaient vocation à s'occuper de l'aspect sémantique de l'œuvre. Marginalement, ils pouvaient rendre ou signifier la versification partielle de l'UpaniÒad et souvent ils l'ont fait. Mais même l'aspect sémantique n'a pas été complètement traduit, car tout se passe comme si ces traducteurs avaient voulu ignorer l'évolution du sens prêté au verset et à l'UpaniÒad, évolution qui ressort clairement de la lecture des commentaires qu'ils utilisaient. L'évolution du sens a accompagné l'évolution de l'utilisation du texte, son artha comme disent Ωaµkara et Sure‡vara. Or on n'a pas étudié l'emploi de l'UpaniÒad hier ou aujourd'hui, ses usages rituels ou autres : on ne sait pas qui récite, ni comment, ni pourquoi, ni où, ni pour qui. C'est un peu comme si l'on traduisait l'Épître aux Corinthiens et que l'on écartait l'usage qui en est fait dans les différentes liturgies chrétiennes. Bref on a ignoré l'UpaniÒad sous l'angle de la performance et on a recherché « le » sens du verset et de l'UpaniÒad comme s'il existait un sens éternel ; mais comme le texte était obscur, les traducteurs ont fait appel aux commentateurs indigènes (Ωaµkara principalement). Finalement, ce n'est pas si éloigné de ce que faisaient les brahmanes. Cela tient aussi à la manière dont les études indianistes ont été pensées en Occident : les philologues avaient vocation à établir la lettre et le sens des textes anciens et ignoraient largement leur utilisation moderne et contemporaine. À l'inverse, les ethnologues ou anthropologues, se spécialisant dans l'actualité, n'avaient pas accès aux textes, surtout aux anciens ; ils pouvaient constater leur usage, mais ils ne devaient et souvent ne pouvaient pas les comprendre. S'ils s'y risquaient, ils sortaient de leur zone de compétence... Le partage de nos études ne correspond pas à la nature de l'objet étudié. Quant aux commentateurs traditionnels (Ωaµkara, Sure‡vara, Ænandagiri, Bha††a Bhæskara, Sæya◊a), ils ont eux aussi étudié principalement le sens. Pourtant mieux placés pour connaître les usages de l'UpaniÒad, ils ne les ont cités que dans la mesure où leur doctrine valorisait l'action. C'est l'origine des différences que l'on constate entre eux. De plus, alors qu'ils font évoluer le sens, parfois la lettre même du texte, il sont les adeptes d'une lecture sub specie aeternitatis et ne reconnaissent pas l'idée d'évolution. Ce faisant, ils convoquent l'éternité qu'ils prêtent à la parole upaniÒadique pour la conformer à leur actualité doctrinale. On le voit bien avec certains traducteurs et interprètes indiens contemporains qui transforment la parole des brahmanes en un des fondements textuels de l'identité indienne contemporaine, dans ses composantes culturelle et religieuse. Car l'éternité ou la permanence (nityatva) prêtée anciennement au Veda par ses exégètes, acceptée avec nuances, parfois non acceptée (cf. l'étude de L. RENOU 1960), a fait irruption de manière complexe dans l'actualité idéologique, politique de l'Inde en quête de définition et d'autochtonie, et aussi dans le dialogue entre l'Occident et l'Inde. En général, ces traducteurs nationalisent le texte et privent au passage les brahmanes de leur identité. Dans une certaine mesure, considérant l'UpaniÒad comme la Philosophie par excellence, une Philosophie qui simultanément est indienne,
43 Article Journal Asiatique certains continuent à l'échelle planétaire ce que les brahmanes faisaient dans le cadre de leur société, l'Inde devant occuper à l'échelle mondiale le statut que les brahmanes possédaient dans les royaumes indiens. Pour apprécier ce prosélytisme militant, il faut pouvoir différencier ce que le texte dit (en sanskrit) de ce qu'on lui fait dire via les BhæÒya des brahmanes anciens (toujours en sanskrit) et, dorénavant, les traductions (en anglais) dues à des croyants animés d'un zèle prosélyte. Pour de telles études, la vraie compétence en sanskrit manque par principe aux ethnologues et anthropologues tandis que les textualistes manquent de compétences sociologiques et anthropologiques. Tout cela montre le travail très diversifié qui reste à réaliser : il fait appel à des compétences multiples. -‐ Établir une édition critique de ce texte, si cela est possible (cf. les doutes émis par SALOMON 1991 : 48) ; cela vaut en fait pour toutes les UpaniÒad, védiques et post-‐védiques. -‐ Étudier les usages multiples de l'UpaniÒad aujourd'hui et hier, ainsi que ses usagers. -‐ Continuer le travail notamment initié par W. Howard (HOWARD 1986) portant sur la performance de la TU. -‐ Étudier les traductions sectaires de l'UpaniÒad, notamment celles qui sont réalisées dans les langues indiennes contemporaines dont les variations sont porteuses de sens. Il faut élargir cette recherche à l'enseignement oral de l'UpaniÒad, lequel se maintient sans forcément qu'il en résulte un livre. Or cet enseignement varie selon que l'on est à Ω®©geri (chez des vedæntin ‡aµkariens), à Melko†e (chez des vedæntin ‡rÚvaiÒ◊ava), à Pondichéry avec des récitants traditionnels, etc. Mais mesurer la manière dont les interprètes anciens ou récents s'écartent des conceptions antiques n'est possible et pertinent que si l'on dispose d'un texte dûment établi. Cela seul rend appréciables les manipulations dont la lettre du texte, son sens, son utilisation, etc. sont l'objet selon les milieux où l'UpaniÒad est reçue et interprétée. M. Angot. Paris Je remercie vivement M. Ch. Bouy dont les qualités d’acribie m’ont permis d’améliorer sur bien des points
cet article et de calmer les ardeurs de ma plume. Sa disparition récente permet de dédier ces pages à sa mémoire.
44 Article Journal Asiatique Bibliographie. I. Textes. ÆSS 12 : TaittirÚyopaniÒat sa†Úka‡æ©karabhæÒyopetæ / pa◊∂ita væmana‡æstrÚ isalæmapurakara ity
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WITZEL Michaël 1987 : « On the Localisation of Vedic Texts and Schools. (Materials Vedic Ωækhæs, 7). », in G. Pollet (éd.), India and the Ancient World : History, Trade and Culture before A.D. 650. Leuven : Department Oriëntalistiek. (Orientalia Lovanensia Analecteta, 25) P. 174-‐213.
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WITZEL Michaël 1997 : « The Development of the Vedic Canon and its Schools : the Social and Political Milieu (Materials on Vedic Ωækhæs, 8). », in M. Witzel (éd.), Inside the Texts-‐ Beyond the Texts. Proceedings of the International Vedic Workshop at Harvard, Harvard Oriental Series, Opera Minora, Vol. 2., Cambridge Mass., p. 257-‐345.
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49 Article Journal Asiatique
Abréviations Æ : Ægama‡æstra de Gau∂apæda (alias Gau∂apædÚyakærikæ, Mæ◊∂ºkyakærikæ, Mæ◊∂ºkyopaniÒatkærikæ). ABORI : Annals of the Bhandarkar Oriental Research Institute (Poona). AiÆ : Aitareya-‐Æra◊yaka. AiB : Aitareya-‐Bræhma◊a. AIG : Altindische Grammatik de J. Wackernagel et A. Debrunner. AIOC : All-‐India Oriental Conference, Poona. AiU : Aitareya-‐UpaniÒad. AS : Atharva-‐Saµhitæ (Saµhitæ de l'Atharva-‐Veda). BÆU : B®had-‐Æra◊yaka-‐UpaniÒad (recension Kæ◊va). BauGS : Baudhæyana-‐G®hya-‐Sºtra. Bh : Ωæµkara-‐BhæÒya. BhG : Bhagavad-‐GÚtæ. BS : Brahma-‐Sºtra. BSOAS : Bulletin of the School of Oriental and African Studies (University of London). ChU : Chændogya-‐UpaniÒad. EPU : Encyclopédie philosophique universelle, PUF. ÉVP : Études védiques et pæ◊inéennes de L. Renou, PICI-‐Collège de France, tomes I à XVII. HOS : Harvard Oriental Studies (Harvard). HOS 33, 34, 35 et 36 constituent la traduction de la �S par K. F. Geldner complétée par l'index (Wiesbaden : Harrassowitz, 1951) ; ils sont dorénavant réunis en un volume, HOS 63, 2003, qui est l'édition citée ici ; la pagination de HOS 63 demeure la même que celle de HOS 33, 34, 35 et 36. ŸÆDU : Ÿ‡æ-‐Ædi-‐Da‡a-‐UpaniÒadaÌ. IIJ : Indo-‐Iranian Journal (Den Haag, Dordrecht). JA : Journal Asiatique (Paris). JAS : Journal of the Asiatic Society (Calcutta). JB : JaiminÚya-‐Bræhma◊a. JIES : Journal of Indo-‐European Studies. JIP : Journal of Indian Philosophy (Dordrecht). JOIB : Journal of the Oriental Institut. Baroda. JS : JaiminÚya-‐Sºtra alias Karma-‐MÚmæµsæ. KæU : Kæ†haka-‐UpaniÒad alias Ka†ha-‐UpaniÒad. KauU : KauÒÚtaki-‐UpaniÒad. KB : Kæ†haka-‐Bræhma◊a. KEWA : MAYRHOFER : 1956-‐1980. KS : Kæ†haka-‐Saµhitæ. KSS : Kashi Sanskrit Series. MæU : Mæ◊∂ºkya-‐UpaniÒad. MBh : MahæbhæÒya de Pata~jali (édition F. Kielhorn, citée par numéro de volume, page et ligne). Mbhæ : Mahæbhærata (édition critique). MDhΩ ou Manu : Mænava-‐Dharma-‐Ωæstra alias Manu-‐Sm®ti. MNU : Mahæ-‐Næræya◊a-‐UpaniÒad (édition J. Varenne). MW : A Sanskrit-‐English Dictionary de M. Monier-‐Williams. N : Nirukta de Yæska (édition L. Sarup). NaiSi : NaiÒkarmyasiddhi de Sure‡vara. NPU : Nærada-‐Parivræjaka-‐UpaniÒad. P : Pæ◊ini (références à l'AÒ†ædhyæyÚ). PB : Pa~caviµ‡a-‐Bræhma◊a. PICI : Publications de l'Institut de Civilisation Indienne (Paris). �P : �k-‐Præti‡ækhya. �S : �k-‐Saµhitæ (Saµhitæ du Rg-‐Veda). ΩB : Ωatapatha-‐Bræhma◊a (recension Mædhyandina, édition A. Chinnaswami Ωæstri, KSS 127). SBE : Sacred Books of the East. ΩKD : Ωabda-‐Kalpa-‐Druma. ΩvU : Ωvetæ‡vatara-‐UpaniÒad. TÆ : TaittirÚya-‐Æra◊yaka.
50 Article Journal Asiatique TÆC : TÆ édition de Calcutta. TÆM : TÆ édition de Mysore. TÆP : TÆ édition de Poona. TB : TaittirÚya-‐Bræhma◊a. TP : TaittirÚya-‐Præti‡ækhya. TS : TaittirÚya-‐Saµhitæ. TU : TaittirÚya-‐UpaniÒad. TUBh : TaittirÚya-‐UpaniÒad-‐BhæÒya de Ωaµkara. TUBhV : TaittirÚya-‐UpaniÒad-‐BhæÒya-‐Værttika de Sure‡vara. TVP : TaittirÚyaka-‐Vidyæ-‐Prakæ‡a de Vidyæra◊ya. US : U◊ædi-‐Sºtra. USP : SakalavedopaniÒatsæropade‡asæhasrÚ alias Upade‡asæhasrÚ (partie en prose) de Ωaµkara. WZKS : Wiener Zeitschrift für die Kunde Südasiens (Vienne). YS : Yoga-‐Sºtra attribué à Pata~jali. ZDMG : Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft (Stuttgart).
51 Article Journal Asiatique Résumé Un mantra difficile et insolite de la TaittirÚya-‐UpaniÒad (I.10) sert de motif à cet article. Hapax, présence d'une forme non grammaticale, syntaxe lâche, absence de contexte, etc. le rendent difficilement compréhensible. C'est aussi ce qui le rend intéressant car forcément sa lecture et son commentaire supposent une interprétation. Il a probablement été retouché avant que Ωaµkara (VIIIe siècle) ne le commente. Notamment il a perdu sa forme métrique, peut-‐être sa tonalité originelle tandis que, en jouant sur son phonétisme, sa structure même a été aménagée. C'est, semble-‐t-‐il, sous cette forme modifiée que Ωaµkara le commente : ce faisant, il transforme un mantra védique en un mantra vedæntique. Soucieux du sens du texte, Ωaµkara ignore la forme à laquelle s'intéressent des commentateurs non vedæntin comme Bha††a Bhæskara (XIIe siècle). À l'époque contemporaine, les traducteurs indiens prétendent être fidèles à la pensée de Ωaµkara mais, de fait, ils continuent à faire vivre le mantra en direction de l'Indian Philosophy, du nationalisme indien et de l'identité hindoue. Beaucoup des traductions dites scientifiques sont mal assurées philologiquement, même celles qui prétendent réagir contre le philosophisme spirituel de P. Deussen et de ses successeurs. On peut donc suivre depuis l'antiquité jusqu'à aujourd'hui les avatars de la lecture de ce mantra constamment réinterprété au gré des points de vue, selon une lecture qui toujours presse l'éternité en direction de l'actualité. Mots-‐clés: TaittirÚya, UpaniÒad, Ωaµkara, nationalisme indien, identité hindoue.
Summary The frame of reference for this article is a difficult and curious mantra from the TaittirÚya-‐UpaniÒad I.10. Its caracteristics (hapax legomenon, non grammatical form, loose syntax, absence de context, etc.) make it difficult to understand. This is also what makes it interesting because its reading and commentary necessarily lead to interpretation. It was probably modified before Ωaµkara's commentary (VIIIth century) ; its metrical form and original tonality were lost and, through the saµdhi, its structure itself was reorganized. It seems that Ωaµkara knew only this altered form when he commented the Vedic mantra and made it a Vedæntic one. He was only interested in the meaning of the text and left its form aside, while non Vedæntin commentators like Bha††a Bhæskara (XIIth century) still regarded the form as the center of their commentary. Nowadays Indian translators claim to be truthful to Ωaµkara's tradition but in fact carry on modifying the mantra in the direction of “Indian Philosophy”, Indian nationalism and Hindu identity. Not many of the so-‐called scientific translations are well founded from a philological point of view, even though they pretend to react against the spiritual philosophism of P. Deussen and his followers. From antiquity until now, we can trace the vicissitudes of the approach of this mantra, which has been constantly reinterpreted according to the different viewpoints, calling eternity to support the present. Key-‐words : TaittirÚya, UpaniÒad, Ωaµkara, Indian nationalism, Hindu identity.