Les trois Europe et le monde
Etienne Tassin
2
I
De l’Europe philosophique à l’Europe politique
A la question : « Qu'est-ce que l'Europe ? », l’essayiste portugais Edouardo
Lourenço répondait en 1989 : « En tant que réalité politique, presque rien, en
tant que réalité culturelle, presque tout. Mais la formule pourrait s'inverser :
quelque chose en tant que réalité politique, presque rien en tant que réalité
culturelle (...) vécue en commun 1 ».
Edouardo Lourenço distingue deux modalités d’existence de l’Europe :
culturelle et politique ; et cette distinction est fondamentale. L’Europe
culturelle ne coïncide pas avec l’Europe politique et vice versa. Cette non
coïncidence, à la fois spatiale (géographique) et temporelle (historique) interdit
qu’on réduise l’une à l’autre ou qu’on prétende dériver l’Europe politique de
l’Europe culturelle. Aussi faut-il reconnaître que son institution politique, et
non son fondement culturel, constitue ce qu’on pourrait appeler le principe
générateur de la communauté européenne. Mais Edouardo Lourenço ne
mentionne pas une troisième dimension de l’Europe : l’Europe est aussi — ou
a été — une réalité philosophique ; et celle-ci ne doit pas plus être confondue
avec l’Europe culturelle qu’elle ne doit l’être avec l’Europe politique .
Aussi proposerai-je de distinguer trois concepts d’Europe : un concept
culturel, qui renvoie à la question de l'identité européenne, et qui s'élucide au
regard des « fondements de la civilisation européenne », selon l’expression de
1 Edouardo Lourenço, "De l'Europe comme culture", Finisterra , printemps 1989, in L'Europe
introuvable , trad. A.de Faria, Ed. Métailié, Paris 1991, p. 21.
3
Fernando Pessoa 2 ; un concept philosophique, qui renvoie à la question de
l'esprit européen, et qui s'élucide au regard de ce que Edmund Husserl ou plus
tard Karl Jaspers et Jan Patocka ont désigné comme les « fondements spirituels
de l'Europe » : concept qui fait de la cité grecque le lieu de naissance de l'esprit
européen sous la forme de la métaphysique platonicienne 3 ; un concept
politique, qui renvoie à la question de la communauté européenne (celle du
« corps politique » dans le langage de la philosophie politique classique), et qui
s'élucide au regard des événements qui, depuis le cœur du XXème siècle, ont
marqué sa difficile gestation.
Le paradoxe du rapport entre une Europe culturelle et une Europe politique
que mentionnait Edouardo Lourenço tourne en réalité autour de la
compréhension philosophique de l'Europe qu'il sous-entend.
J’avancerai alors l’hypothèse suivante : l’invalidation de « l’esprit
européen » par les événements liés à la Seconde Guerre mondiale, en rupture
avec le diagnostique formulé par Husserl en 1935 d’une Europe spirituelle
(concept philosophique de l’Europe), se traduit concrètement dans le
renoncement explicite à une « civilisation européenne » (concept culturel de
l'Europe) au profit d'une « communauté européenne » (concept politique de
l'Europe). Nous assistons alors, dans la deuxième moitié du XXème siècle, au
passage d'une Europe culturelle sans unité politique à une Europe politique sans identité culturelle parce que dépourvue d’esprit ou, autrement dit, sans légitimation spirituelle.
C’est ce passage que nous devons expliciter. Mais il nous faut pour cela,
d’abord, distinguer les trois concepts d’Europe si souvent confondus dans les
discours et les représentations, car de cette confusion naissent bien des
malentendus.
2 F. Pessoa, "Les fondements de la civilisation européenne", in Oeuvres de Fernando Pessoa ,
t.VII, Le chemin du serpent , traduit du portugais par M.Chandeigne et alii , Paris, 1991, Christian Bourgois Editeur,
3 E. Husserl, « La crise de l’humanité européenne et la philosophie » (1935), in La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, tr. G. Granel, Paris, Gallimard, 1962 ; K. Jaspers, « L’esprit européen » (1946), in Bilans et perspectives, tr. H. Naef et J. Hersh, Paris, Desclée de Brouwer, 1956 ; J. Patocka, Platon et l’Europe (1973), tr. E. Adams, Paris, Verdier, 1983, et L’Europe après l’Europe, tr.E. Adams, Paris, Verdier, 2007.
4
1. Les trois concepts de l’Europe
A regarder l’ensemble des discours autojustificatifs que les Européens ont
tenus sur l’Europe, on conviendra aisément, je crois, qu’ils saisissent celle-ci
selon trois représentations théoriques : l’Europe est pensée selon un concept
philosophique, selon un concept culturel et selon un concept politique.
Le concept philosophique d’Europe, qui fut formulé le plus rigoureusement
par Husserl en 1935, puis réélaboré à sa manière par Jan Patocka dans les
années 1970, est distinct du concept culturel ou du concept politique qu’on
peut en produire par ailleurs. Ce concept philosophique assigne à l’Europe une
naissance et une vocation spirituelles dont serait porteuse une attitude
philosophique envers le monde, ordonnée à la rationalité, à la vérité et à
l’universalité. Il définit l’Europe comme la patrie d’une pensée vouée à la
rationalité universelle, d’une pensée animée par le télos de la vérité, disait
Husserl, au nom duquel il est loisible de comprendre l’Europe non seulement
comme un continent incarnant une « fonction rectrice » pour l’humanité mais
encore voué à accomplir ladite humanité selon son destin d’universalité. La
détermination philosophique de l’Europe qui voit en elle l’équivalence
accomplie de la vérité, de la rationalité et de l’humanité est avancée par
Husserl à l’aube — aube qu’il avait perçue avec lucidité — de son
effondrement historique dans le nazisme. Rappeler cette détermination
philosophique de l’Europe comme terre de rationalité, de vérité et
d’universalité à l’heure où sont promulguées en Allemagne les lois antisémites,
c’est à la fois témoigner de la perversion historiale de la spiritualité européenne
et manifester en même temps une foi extraordinaire en la puissance de l’esprit
qui, tel le Phénix, peut encore renaître de ses cendres. On peut cependant juger
que cette foi aura été démentie par les faits, c’est-à-dire par le déploiement des
totalitarismes nazi et communiste et les meurtres de masses sur lesquels ils
reposent, qui prirent naissance et se déployèrent en Europe. Nous prendrons le
temps d’analyser ce démenti dans les pages qui suivent.
5
Ce n’est pas le lieu de discuter ce que totalitarisme et judéocide doivent à
l’esprit européen. Je note simplement que l’effort de Husserl comme plus tard
celui de Jan Patocka, est de dissocier, et de dédouaner, ledit esprit européen de
ses déploiements historiques, scientifiques, culturels et politiques les plus
terribles, et de « sauver », si l’on peut dire, l’esprit européen de ce qui est
advenu en Europe. Seul Jan Patocka a réactivé la leçon husserlienne en
l’infléchissant au service d’une élucidation de ce qu’il nommera la post-
Europe, proposant une philosophie hérétique de l’histoire qui pense à la fois
l’échec historique de l’Europe prise dans l’engrenage de la surcivilisation
technique — d’où procède ce qu’on nomme aujourd’hui la globalisation —, et
son héritage spirituel, le soin de l’âme qu’il nous invite à penser à partir du
platonisme négatif. La reprise patockienne du diagnostic husserlien parvient à
sauver la provenance grecque et philosophique de l’Europe contre son
développement culturel et politique en dissociant le soin de l’âme, héritage
platonicien de la cité grecque, du legs politique de l’empire romain. Mais alors
que dans la perspective husserlienne, l’Europe n’est guère exposée à aller
modestement à la rencontre des mondes non européens : elle est le monde,
puisqu’en sa particularité l’esprit européen est supposé condenser l’esprit de
l’humanité tout entière, Patocka sera, lui, attentif au fait que l’Europe aura
peut-être par ses prétentions hégémoniques peut-être privé le reste du monde
d’un accès direct au monde. Au moins saisit-on là que la détermination
philosophique de l’Europe au nom de l’universalité de la raison n’est en rien
assimilable au concept culturel de l’Europe qui a par ailleurs été forgé en vue
de son identification.
Le concept culturel de l’Europe détermine celle-ci comme le produit d’une
histoire commune forgée par le droit romain, la chrétienté et le rationalisme des
Lumières. L’empire, l’église et la culture scientifique et technique concourent
ainsi à composer l’identité culturelle européenne comme la patrie d’une
humanité ordonnée conjointement au droit, à la religion et à la science. A la
différence du concept proprement philosophique, le concept culturel de
l’Europe saisit celle-ci dans son déploiement historique et reconstruit a
6
posteriori une autre téléologie qui lie ensemble l’aventure impériale, sa reprise
ecclésiale par la chrétienté et le mouvement de sécularisation supposé
l’accomplir sous la forme concrète d’une rationalité en acte à l’œuvre dans les
institutions juridico-politiques, les avancées techno-scientifiques et les cultures
nationales qui s’épanouissent entre 1815 et 1914.
Il est inutile d’insister sur cette représentation largement répandue. Je note
juste pour notre propos qu’elle conjoint heureusement les vertus du droit
pérégrin attentif à reconnaître et déterminer les droits des peuples non romains
en les inscrivant dans l’ordre juridique impérial ; les vertus de l’égalité
théologique des créatures de Dieu, égalité portée à son universalité par le
principe de la catholicité avec lequel l’Europe, dit-on, se confond ; et les vertus
d’une rationalité émancipatrice qui fait advenir dans le monde, en même temps
que l’Etat rationnel moderne post-révolutionnaire, le principe d’une
émancipation sociale, humaine et religieuse, supposée délivrer l’humanité de
ses enfermements dogmatiques. Remarquable est cependant que ce soit sous la
forme de la souveraineté nationale que ce triple universel d’une liberté, d’une
égalité et d’une fraternité universelles ait trouvé à se déployer historiquement.
Car c’est aussi elle, cette souveraineté nationale, qui conduisit lentement au
déchirement de l’Europe dans les horreurs de la Première Guerre qu’on a dite
« mondiale ».
On notera sans difficulté que l’une et l’autre de ces représentations,
commandées par la fiction de l’universalité, peinent à rendre compte du sinistre
débouché de cette aventure européenne, spirituelle et/ou culturelle, dans le
totalitarisme nazi ou stalinien et les pratiques exterminatrices qu’ils ont
autorisées. C’est qu’il manque à ces concepts philosophique et culturel de
l’Europe une entente politique de ce qui s’est développé sous le nom d’Europe.
A prendre en revanche au sérieux l’articulation du nihilisme (« tout est
permis ») et de l’acosmisme (« tout est possible ») mise en œuvre dans le
système européen de la domination totale, nazie ou stalinienne, on est obligé de
poser la question de l’Europe en termes politiques ; et donc de dissocier le
concept politique de l’Europe de sa prétendue profession spirituelle (la fonction
7
rectrice de la philosophie au service d’une humanité rationnelle) et de sa
supposée vocation culturelle (la sécularisation du christianisme dans des
institutions juridico-politiques universelles), l’une et l’autre, on en conviendra,
sérieusement dénoncées par l’histoire.
Le concept politique de l’Europe, esquissé dès les écrits d’Emeric Crucé au
début du XVIIème siècle, développé tout au long des XVIIème et XVIIIème
siècles sous couvert d’une quête de la paix perpétuelle, testé dans le concert des
nations et contredit dans les expériences totalitaires du XXe siècle et
l’extermination du peuple juif, ce concept politique de l’Europe ne devait voir
le jour sous les formes successives d’une communauté économique
fonctionnelle, d’un marché commun puis unique et enfin d’une Union
européenne qu’au lendemain de la Seconde Guerre dite « mondiale ». On verra
bientôt qu’on peut observer la naissance de l’Europe politique d’après-guerre
dans les mouvements de la Résistance européenne au nazisme et relever un
constat, largement partagé au sortir de la Seconde Guerre, qui, de façon très
réaliste, indique que le moment est venu de penser l’Europe en termes
politiques et non plus seulement en termes spirituel et culturel.
Je relève en revanche le paradoxe suivant, qui nous conduit déjà en partie à
la question du rapport de l’actuelle Union européenne aux non Européens :
l’Europe politique voit le jour au moment où s’effondre la croyance en une
Europe spirituelle ou en une Europe culturelle supposée vouée au déploiement
d’une humanité universelle. La nécessité de dépasser une orientation politique
exclusivement statonationale s’impose aux esprits les plus lucides quand la
preuve historique a été donnée que les conceptions d’une Europe spirituelle et
culturelle ne sont plus à même de porter ce projet et de le justifier.
On doit donc ici prêter attention à un double décalage, historique et
politique. Au décalage historique — l’Europe politique commence de naître au
moment où l’Europe philosophique et l’Europe culturelles sont historiquement
désavouées — vient se surajouter un décalage politique : les Etats européens
inventent de concert une communauté métanationale habitée d’une dynamique
cosmopolitique dans le moment où ils ne peuvent continuer de prendre appui
sur la fiction d’une mission universelle européenne, que ce soit sous la forme
8
d’une fonction rectrice de l’humanité (Europe spirituelle), ou que ce soit sous
la forme d’une culture entée par la particularité de son destin historique sur
l’humanité universelle (Europe culturelle).
La communauté politique européenne se construit ainsi politiquement sur
les décombres d’une gloire spirituelle passée et encore hantée de prétentions
culturelles globalisantes (ou universalisantes). Mais elle ne saurait se réclamer
d’aucune tradition culturelle (la chrétienté appuyée sur l’empire) ni se justifier
d’aucun testament spirituel (le télos de la vérité, le soin de l’âme, etc). Aussi
l’intention cosmopolitique de l’UE ne peut-elle guère trouver dans la vocation
spirituellement ou culturellement universaliste de « l’Europe » un appui à sa
prétention politique de dépasser les structures statonationales par l’invention
d’une cosmo-politique métanationale. Elle ne saurait avoir d’autre assise que
l’agir en commun des peuples et de leurs représentants, à supposer qu’ils soient
capables d’inventer une concitoyenneté effective et de se doter des institutions
démocratiques qui rendent effective une politique commune. On sait les
difficultés et les résistances que ce projet suscite.
Nous sommes donc devant le problème suivant. D’un côté, la Communauté
puis l’Union européenne doivent être pensées politiquement. Le concept
politique de l’Europe nous invite à dissocier l’organisation politique de l’Union
de ses supposés fondements culturels ou spirituels dont l’histoire a révélé la
caducité si ce n’est la dangerosité. On ne peut nier que l’Europe donna
naissance au totalitarisme et mit la shoah à exécution. L’Europe est donc une
affaire politique, un projet politique. Et c’est ce qui fait à mes yeux sa noblesse.
Mais du coup, sa prétention cosmopolitique ne saurait pas plus trouver de
justification que de limitation dans l’ordre culturel ou spirituel, par l’invocation
purement fantasmatique d’une tradition spirituelle (celle de la raison) ou d’une
identité culturelle (celle de la chrétienté et des Lumières). Elle s’invente sur un
plan politique et l’on doit l’évaluer sur un plan politique. C’est pourquoi la
question du traitement qu’elle réserve aux étrangers pourra constituer, comme
je le proposerai in fine, l’aune politique d’une évaluation de son intention
cosmopolitique. D’un autre côté, cependant, on conviendra que les pratiques
9
« politiques » — en réalité policières, j’y reviens — concernant les étrangers,
contredisent les principes spirituels ou culturels d’universalité (philosophique,
juridique, religieux) avancés par les défenseurs d’une Europe spirituelle et
d’une Europe culturelle.
Il en résulte une alternative, que j’indique tout de suite de manière succincte.
Ou bien nous considérons que cette situation corrobore l’argument selon lequel
l’Union politique européenne n’est en rien l’héritière cohérente de l’Europe
spirituelle ou culturelle, ou tout au moins que nous devons lui appliquer
l’aphorisme de René Char qu’Arendt aimait à citer : « Notre héritage n’est
précédé d’aucun testament. 4 » L’Union ne saurait d’aucune manière ni se
justifier d’une tradition ni prétendre en incarner les principes en sorte qu’elle
n’est nullement obligée envers les peuples du monde. Ou bien nous
considérons que cette situation indique que l’UE, héritière attestée de l’esprit et
de la culture dont elle provient, se contredit en menant une politique contraire
aux valeurs qu’elle revendique et dont elle prétend être l’incarnation politique
— qu’elle ne cesse en tout cas d’invoquer dans l’auto-présentation qu’elle
donne d’elle-même. J’en retire l’idée, que j’exposerai ensuite, qu’on peut tenter
de faire du rapport que l’UE entretient avec les non Européens l’occasion de
mettre à l’épreuve son orientation cosmopolitique. Mais auparavant,
considérons la manière dont on est passé historiquement d’une Europe
philosophique à une Europe politique.
2. De Vienne 1935 à Genève 1946.
Force est de constater que l'idée d'une communauté politique européenne
prend corps au lendemain de la Seconde Guerre mondiale en même temps que
les principes les plus fondamentaux de la métaphysique occidentale sont
ébranlés et que l’idée spirituelle de l'Europe qui les incarne se trouve invalidée,
dans les faits par l'expérience des totalitarismes, et dans sa conceptualité par
4 René Char, « Feuillets d’Hypnos » (1943-1944), in Fureur et mystère, Paris,
Poésie/Gallimard, 1962, n° 62, p. 102.
10
l'impossibilité philosophique de l'assumer. Qu'il s'agisse de la critique de la
rationalité instrumentale entreprise par l'école de Francfort, de la critique du
fondement essentiel des valeurs par l'existentialisme, de la déconstruction de
l'humanisme par le structuralisme ou de celle de la métaphysique du sujet, liée
au thème de la fin de la philosophie, inaugurée par Heidegger et reprise dans
les différentes versions du déconstructivisme contemporain, toutes ces postures
ont eu en commun, au moins des années 1940 jusqu’au début des années 1980,
de récuser le geste philosophique qui se confond avec l'idée d'Europe. En un
mot, l'Europe politique voit le jour quand l'Europe spirituelle s'effondre.
Tel est donc le paradoxe : l'Europe de l'Ouest tente, au sortir de la guerre, de
se constituer en communauté politique alors même que les valeurs (concept
culturel) et que la « fonction rectrice » (concept philosophique) qu’elle était
censée incarner sont à ce point ébranlés qu'ils ne permettent pas à la
philosophie européenne moderne d'en réassumer la mission.
Cette situation suscite deux interrogations connexes. D’une part, la solution
de continuité entre le concept philosophique et le concept politique de l’Europe
conduit à un profond remaniement de la représentation de l’Europe qui déplace
semble-t-il sur le seul plan politique ce qui est en jeu avec l’idée d’Europe. De
ce remaniement et de ce déplacement, on trouve le témoignage dans les
discussions qui eurent lieu en septembre 1946 au cours des premières
Rencontres Internationales de Genève consacrées, cela est significatif, à
« L’esprit européen ». D’autre part, si l'idée moderne d'Europe ne peut se
soutenir ni de sa signification culturelle traditionnelle ni de sa haute mission
spirituelle, on est en droit de se demander comment elle trouve à se fonder dans
la catastrophe qui en marqua l'effondrement. Je dirais qu’au lieu de tenir son
sens d'un fondement théorétique comme celui que Husserl assigne à son
concept philosophique, l'idée moderne d'Europe est née d'une expérience politique sans équivalent dans l'histoire : la résistance au nazisme. De cette
origine politique de la communauté européenne, très sous estimée à mes yeux,
je prendrai témoignage dans les documents relatifs à la Déclaration des
Résistances européennes de 1944.
Au lendemain de la guerre, du 1er au 15 septembre 1946, se sont déroulées
11
les premières Rencontres Internationales de Genève qui réunirent des
philosophes, des historiens et des hommes de lettres pour débattre de
« L’Esprit européen 5 » . En prenant l'esprit européen pour thème, il s'agissait
de marquer que la réflexion devait porter moins sur la situation politique issue
de la guerre que sur la « situation spirituelle de notre époque » . Avec le
nazisme et l’extermination des Juifs, la crise spirituelle de 1'Europe trouvait
son expression paroxystique. En signifiant que « l'Europe en sa totalité ne
pouvait être tenue pour responsable de la catastrophe » et en appelant à
examiner ce que la pensée pouvait entreprendre pour l'avenir de l'Europe, les
organisateurs des Rencontres avouaient qu’il fallait sauver l’Europe spirituelle
de l’effondrement politique représenté par le nazisme.
Peut-on concevoir, en effet, qu'une réflexion portant sur l’esprit européen au
sortir de la guerre ne soit pas déjà en elle-même une double mise en question,
et de la coappartenance de l'esprit et de l'Europe (ou de la philosophie et de
l'Europe), et de l'inscription de la philosophie dans le politique ? S’interroger
sur l’esprit européen à l’automne 1946, c’est réfléchir d'un seul mouvement la
prérogative d'universalité propre au discours philosophique qui se confond
avec l'avènement historique de l'Europe, et la capacité de la philosophie à
comprendre le politique, à saisir le jeu des particularités conflictuelles, à être a
hauteur des communautés politiques qui s'opposent au point de s'affronter dans
une guerre qui réduit l'Europe a néant. Que les guerres européennes aient été
des guerres mondiales et qu'elles aient mis en oeuvre le principe de
l'extermination totale de l'humanité, tel est, paradoxalement, ce qui révèlerait le
caractère d’universalité de l'esprit européen.
Cette Europe à feu et à sang, avec le monde entier dans son sillage, ne
désavoue-t-elle pas l'irénisme philosophique qui prétend voir en elle le principe
d'une humanité rationnelle ? Ne dénonce-t-elle pas cette prétention des
philosophes, ainsi que le dit Hannah Arendt, à légiférer le politique depuis un
ciel de vérité ? Dans la conférence qu’il prononça à Genève, Karl Jaspers cite
5 Voir L’esprit européen, textes des premières Rencontres Internationales de Genève (1946),
Paris, O. Zeluck éd., 1947. Neuf conférences furent prononcées par M.M. J.Benda, G.Bernanos, K.Jaspers, S.Spender, J.Guéhenno, F.Flora, D.de Rougemont, J-R.de Salis, G.Lukacs. Cinq entretiens suivirent les conférences. Y sont intervenus, entre autres, J.Amrouche, Robert Aron, M-P.Fouchet, L.Goldman, M.Merleau-Ponty, J.Starobinski, J.Wahl.
12
cette phrase de Kierkegaard : « Toutes les horreurs de la guerre ne suffiront
pas : ce n'est que lorsque les peines éternelles de l'enfer seront devenues des
réalités que l'homme sera secoué assez pour prendre les choses au sérieux ».
On sait que pour Arendt, lectrice de Kierkegaard, le nazisme, le totalitarisme
en général, a fait de l'enfer une réalité. Que peut alors signifier « penser
philosophiquement l'Europe » après Auschwitz ?
Lors des entretiens de Genève, Jean Starobinski rappelle l'un des leitmotive
des Rencontres : « L'Anti-Europe est en Europe et non au-dehors ». Il ajoute
aussitôt: « Ceci est vrai, mais suppose je ne sais quelle vision d'un combat entre
une bonne et une mauvaise Europe. En réalité cette Europe et cette Anti-
Europe ne font qu'un. C'est pourquoi je me refuse à séparer ou isoler une idée
pure de l'Europe, qui demeurerait intacte, indemne, inaltérable, identique à elle-
même et définissable de la même manière en 1936 et en 1946 ». Ce
diagnostique résonne en écho de celui que formulait Husserl en 1935 lors de la
conférence de Vienne .
Vienne, 1935. Entre ces deux dates, Vienne 1935 — Genève 1946, la guerre et dans la
guerre, comme la preuve de l'enfer. A Vienne en 1935, Husserl tâche
d'atteindre le phénomène Europe en allant au coeur de son essence. Qu'est-ce
qui caractérise la figure spirituelle de l'Europe ? demande-t-il. L'Europe est
animée d'un telos propre. Ce telos spirituel commande l'historicité de l'Europe
et la voue à l'universalité depuis son lieu de naissance, particulier, la Grèce
antique. Les Grecs ont nommé « philosophie » cette attitude et cette science
universelle dont l'irruption constitue l'Urphänomen, le phénomène originel qui
caractérise l'Europe au point de vue spirituel. Phénomène originel en effet,
parce que l'irruption de la philosophie introduit une révolution au coeur de
l'historicité humaine, l'humanité d'abord finie accédant avec elle à la dignité
d’une humanité capable de tâches infinies. Seule l'attitude philosophique
conduit à une science en forme de théorie infinie, c'est-à-dire à une tâche pleine
de sens.
13
Je ne retiendrai que trois traits significatifs de ce télos 6 En premier lieu, le thaumadzein, l’étonnement philosophique, que Platon
comme Aristote mettent au commencement de la pensée philosophante désigne
cette attitude totalement nouvelle qui permet à la pensée de s'extraire du monde
naturel pour en saisir le sens. Dans le thaumadzein nous reconnaissons un
intérêt pur pour le connaître, un intérêt purement théorétique qui définit en
propre le mode philosophique de la pensée. Cet intérêt, Husserl le caractérise
comme un « intérêt absolument non pratique ». Non qu'il faille voir là un
simple désintérêt pour la pratique et le monde environnant. Mais, et Husserl
insiste sur cet aspect, il s'agit d'un intérêt « essentiellement analogue aux
intérêts professionnels et aux attitudes professionnelles qu'il suscite », intérêt
professionnel qui fait du philosophe le spécialiste de la theoria (le
fonctionnaire de l'humanité, dit-il dans la Krisis), en sorte que le philosophe
devient le « spectateur qui contemple et survole un monde auquel il cesse
d'avoir part ». Se vouant corps et âme à la tâche de 1a théorie, le philosophe
donne à sa vie un caractère universel qui convient à l'édification infinie de la
connaissance théorétique. C'est à cette condition que peut surgir la question de
la vérité en soi.
En second lieu, par sa vocation à l'universel, la philosophie donne naissance
à une humanité spéciale appelée à une vie spéciale. Parce que la philosophie ne
procède d'aucun intérêt pratique, elle ne procède d'aucun intérêt lié au sol d'une
tradition nationale. Avec elle se forme une communauté nouvelle, tout
intérieure, pure, fondée sur des intérêts idéaux, une communauté qui dépasse
les nations. Que cette communauté de la pensée, supranationale, entre en
conflit avec les communautés particulières traditionnelles, Husserl en est
conscient. Mais dans ce conflit, les armes sont inégales en ce sens que les
communautés politiques n'ont à opposer à la communauté philosophique que le
mépris, la tradition ou la violence. Le philosophe n'a que faire du mépris ; à la
tradition la philosophie oppose la vérité ; à la puissance empirique, les idées.
« Et les idées sont plus fortes que toutes les forces empiriques ». Mais d'où
vient la force des idées, plus forte encore que celle des puissances politiques,
particulières, empiriques ? Comment une idée peut-elle être forte ? La force de
6 Husserl, « La crise de l’humanité européenne et la philosophie », op. cit.
14
l'idée vient de sa radicale indépendance à l'égard de la tradition, de l'attitude
critique universelle qui l'a fait naître ; la force d'une idée est de n'être jamais
limitée par une barrière nationale, de subvertir les anciennes appartenances
communautaires, tribales, gentilices, nationales, au nom de la science
universelle qui est le bien commun de toutes les nations. Le telos qui anime la
pensée philosophante produit ce paradoxe : c'est d'être déracinée, désolée au
sens littéral dans lequel Hannah Arendt utilise le terme, qu'une idée est forte.
On peut se demander si cette force de l'idée n'a pas fait la faiblesse de l'Europe.
En troisième lieu, l'Europe est alors le nom de la philosophie conçue comme
conversion de l'humanité, conversion de l'existence humaine. La figure
spirituelle que nous nommons « Europe » ne désigne pas la juxtaposition de
nations différentes, mais ce nouvel esprit qui règne sur l'humanité, trésor des
nations associées. L'Europe est l'avenir de l'humanité, le principe d'une totalité
supranationale et la philosophie, dit Husserl, « doit constamment exercer, au
sein de l'humanité européenne, sa fonction rectrice à l'égard de l'humanité tout
entière ». La fonction rectrice de la philosophie est de régler l'humanité sur les
principes de l'universalité absolue, de l'infinité de la tâche et du tout de la
vérité. L'esprit européen se confond avec l'esprit de la philosophie qui se
confond avec l'esprit de l'humanité.
Il nous faut alors comprendre la « crise de l'existence de l'Europe » à
l'époque moderne dans une double perspective. D'un côté, le rationalisme
moderne s'est aliéné dans l'attitude objectiviste et naturaliste qui revient à
conférer à l'esprit une réalité naturelle en lui attribuant un être spatio-tenporel.
Mais d'un autre côté, cette aliénation psycho-physique de la raison interdit de
saisir l'homme dans sa vie communautaire de niveau spirituel. Il en résulte que
l'esprit de la communauté s’affaisse dans l'esprit des volontés nationales, se
dénature dans le. discours politique des particularités qui ne peut s'énoncer que
sous la forme du romantisme et de la mythologie. Parce qu'elle occulte la
signification ultime de l'humain dans le monde environnant, cette
parcellarisation de l'esprit élève l'esprit contre soi-même, les particularismes
contre l'universel, les nations contre l'Europe.
On connaît les conclusions qu'en tire Husserl en 1935 : la crise de l'Europe
n'est pas une crise de la raison mais du rationalisme moderne, l'échec n'est
15
qu'apparent. C'est pourquoi deux issues sont envisageables. Ou bien l'Europe
disparaîtra si elle se rend trop étrangère à sa propre signification rationnelle.
Alors elle sombrera dans la haine de l'esprit et la barbarie. Ou bien l'Europe
renaîtra de l'esprit de la philosophie grâce à un « héroïsme de la raison » qui
surmontera le naturalisme. Héroïsme d'un nouveau thaumadzein qui trouvera sa
force dans la foi en la mission humaine de l'Occident et dans la conviction que
« seul l'esprit est immortel ».
Genève, 1946. Sur le continent européen, entre 1935 et 1946, il semble que les puissances
empiriques ont été plus fortes que les idées. A Genève en 1946, on ne peut plus
isoler, comme le dit J. Starobinski, une idée pure de l'Europe à la manière dont
Husserl comprenait l'essence philosophique de l'humanité européenne 7. Au
regard de l'alternative husserlienne, domine le sentiment que l'Europe est
devenue étrangère à sa signification rationnelle, qu'elle a sombré dans la haine
de 1'esprit et la barbarie. Pourtant, personne ne consent à renoncer à l'avenir de
l'esprit, comme si l'alternative n'était pas radicale, comme si malgré l'horreur
l'esprit pouvait renaître de ses cendres. Comment concilier le constat et
l'espoir ?
Si les penseurs réunis à Genève n'acceptent pas la radicalité exclusive des
deux issues dessinées par Husserl, c'est que leur pensée n'épouse pas non plus
la radicalité de la démarche husserlienne telle qu'elle s'exprime dans le projet
d'une phénoménologie transcendantale. D'abord, notons que l’analyse de
Husserl n'est pas même connue : elle n’est mentionnée qu’une fois,
allusivement, par Merleau-Ponty. Et si, ensuite, l'Europe est définie à la fois
dans sa dimension géopolitique et dans sa dimension philosophique comme le
principe spirituel de l'Occident, elle est pourtant conçue essentiellement au
travers d'une approche historico-politique et culturelle. Caractérisée par l'idée
rationnelle et son expression scientifique, par l'épanouissement des arts, le
règne de la liberté de penser et de la liberté politique, l’Europe comme culture se substitue à l'Europe comme concept philosophique de l'humanité
16
philosophante. Tel est le premier glissement observable du concept
philosophique au concept culturel de l’Europe.
Cette différence de niveau dans l'analyse peut se comprendre de deux
façons. D'un côté, elle peut être l'expression de l'aliénation de l'esprit décrite
par Husserl dans la Krisis, comme si l'impossibilité d'accéder à l'essence du
phénomène Europe prouvait le dévoiement de la pensée philosophique et son
impuissance à coïncider avec son intérêt théorétique. Les conférences de Julien
Benda et de Georg Lukacs, aussi opposées soient-elles, en seraient deux
exemples : un rationalisme étriqué, objectiviste, d'une part ; un rationalisme
historiciste, d'autre part. Mais on peut comprendre aussi d'un autre côté, que
l'épreuve de « l’anti-Europe » vécue au sein même de l’Europe, en son cœur, a
invalidé l’identification de l’Europe à la pensée et à la posture philosophiques,
au point de constituer le radical désaveu de l'entreprise philosophique. Comme
si le « phénomène originel » qui devait se réactualiser dans l'exercice
professionnel de l'activité théorétique avait été définitivement vaincu par les
puissances empiriques .
Cette perspective engage une autre compréhension de l'Europe, une
compréhension qu'on peut dire dialectique. On la voit poindre dans certaines
remarques de Denis de Rougemont ou de Jean Starobinski.
Dans la lutte à laquelle s'est livrée l'Europe, dit Rougemont, Hitler et ses
séides, bien que vaincus, ont marqué leur adversaire d'une empreinte qui vaut
une victoire. La brute a perdu mais la brutalité a triomphé, car la lutte contre
les forces qu'Hitler incarnait a réveillé ces forces parmi nous. Hitler était l'Anti-
Europe : rage antisémite et antichrétienne, rage nationaliste et policière,
négation du droit et des droits, réduction de l'homme au partisan,
asservissement des élites, technique du mensonge et de la délation, pratique
radicale de l'extermination, etc. Hitler battu, il reste à l'Europe tout cela moins
Hitler. Nous ne sommes pas sortis de la guerre. Il faut alors comprendre
autrement l'historicité de l'humanité européenne, la comprendre non dans une
téléologie simple qui devrait conduire l'humanité européenne à son destin
d'universalité, mais dans une dialectique qui doit rendre raison de son destin
contradictoire et de l'avènement inéluctable de la barbarie.
7 Voir L’esprit européen, op. cit. Les citations suivantes sont extraites de cet ouvrage.
17
Que la Grèce et Rome se soient définies par opposition aux barbares désigne
une loi de la civilisation, dit Starobinski. La civilisation est le fait de foyers
localisés, entourés d'un cercle barbare, foyers qui ne prennent conscience de soi
qu'en s'opposant. Le barbare est la figure inventée de celui que nous ne voulons
pas être. La civilisation est un choix. Elle se choisit contre ce qu'elle rejette. Et
le cercle des ténèbres barbares est la figuration mythique de ce qui a été rejeté
ou surmonté. L'au-delà géographique est la matérialisation d'une réalité
intérieure. Or, au terme du mouvement d'extension de la civilisation, une fois le
globe conquis en totalité, il ne reste aucun ailleurs, sinon hors du monde.
Comment peut alors se manifester la loi d'opposition qui définit la civilisation ?
Contre quelle réalité négative va-t-elle s'affirmer ? Le monde devra se définir par l'immonde. Il n'y a plus rien à opposer au tout que le rien, dit J.Starobinski.
Et ce rien est à considérer en nous. L'expression pure de l'antagonisme
constitutif de la civilisation prend, au coeur de L'Europe, la figure d'une
alternative du Tout ou Rien, comme un désir passionné de la totalité et la
tentation concomitante d'une négation radicale. En devenant une alternative du
totalitarisme ou du nihilisme (Arendt dirait de l’acosmisme), l'alternative du
tout ou rien a fini par faire du totalitarisme un nihilisme et du nihilisme un
totalitarisme. Non seulement, donc, on ne peut isoler une idée pure de l'Europe,
mais l'impureté essentielle au mouvement dialectique de la civilisation
condamne celle-ci dorénavant à un état de crise qui est la condition permanente
de l'avenir, qui appelle une conscience aigue de la précarité en même temps
qu'une volonté d'existence toujours confrontée à la mort possible. Cette volonté
peut-elle encore trouver la force de s'affirmer ? Car 1'alternative est
indépassable. Nous ne sommes plus en demeure de choisir le monde ou sa
destruction : même si nous choisissons le monde, sa négation totale y sera (la
bombe).
L'état de crise dont parle J.Starobinski se signale dans un processus de
totalisation autodestructeur qui inscrit au sein du mouvement d'universalisation
propre à l'Europe l'impossibilité d'une universalité pacifique. Le nationalisme,
maladie spécifique de l'Europe, sa maladie romantique, dit Rougemont, en est
l'expression. Produisant un court-circuit dans la tension entre le particulier et
18
l'universel, le nationalisme écrase d'un côté les particularismes vivants,
régionaux, sous prétexte d'unification ; et interdit, d'un autre côté, la
constitution d’une union européenne au nom de la souveraineté nationale. Ce
thème domine la première partie des Rencontres.
On peut prendre l'exposé de Julien Benda et les controverses auxquelles il a
donné lieu comme symptomatiques des enjeux du débat. La conférence de
Benda s'organise autour d'une idée maîtresse : même si l'Europe a connu à
certains moments de son histoire une relative unité, manifeste dans une
communauté de sentiments et d'intérêts, il n'y a pourtant jamais eu en Europe
de conscience de cette unité, ni politique ni spirituelle. Pas de conscience d'une
unité politique parce que la volonté européenne est nationaliste, héritière en
cela des principes gentilices barbares qui ont détruit l'internationalisme romain
de l'imperium ou chrétien de l'ecclesia. Pas de conscience d'une unité
spirituelle en raison d'une exaltation des cultures nationales privilégiant le
génie d'un peuple et sa langue. Terre des particularismes, l'Europe est habitée
principalement d'une volonté de désunion. A partir de ce constat, J. Benda
entrevoit la possibilité de produire de toutes pièces une unité spirituelle de
l'Europe en la forgeant artificiellement à l'aide de trois moyens : une réforme
de l'enseignement de l'histoire (qui mettrait en valeur le “supranationalisme”
d'Innocent III ou de Napoléon, par exemple) ; l'institution d'une langue
européenne unique (le français) ; la préséance accordée à la science, ayant une
vocation rationnelle à l'universalité, sur les arts qui se nourrissent de
particularismes. .
Les déclarations de Benda seront aisément réfutées par des orateurs comme
Jean Wahl, Merleau-Ponty ou Karl Jaspers. L'affirmation que l'Europe n'a pas
conscience de son unité est dénuée de fondement, dit J.Wahl. Ou l'Europe est
une réalité de conscience, et la formule n'a pas de sens ; ou elle n’en est pas une
et on devrait lui connaître une réalité historique et géographique : or ce n'est
pas le cas. Benda conçoit l'Europe à la façon dont les réalistes médiévaux
concevaient les universaux : abstraction réelle, elle serait une notion première,
transcendante, qui rend caduque toute interrogation sur la conscience d'une
unité européenne. Par ailleurs, la science ne fait pas l'unité de l'Europe, elle fait
19
celle du monde, de l'humanité en son principe. A quoi Jaspers ajoute que la
science ne peut suffire à fonder l'unité européenne, car alors elle serait déjà
réalisée. L'universalité de la science est l'unité de la raison elle-même. Mais la
science est aussi commune aux pires ennemis: « elle ne lie, dit Jaspers, que
l'entendement à l'entendement, non pas 1'être concret à 1'être concret ». Il faut
donc un lien communautaire, une communication des êtres insérés dans leurs
communautés particulières qui ne peut être obtenue par la voie scientifique. Le
concept de science invoqué par Benda correspond à ce que Husserl dénonce
dans sa critique du naturalisme et de l'objectivisme. De façon symptomatique
on comprend là le sens du diagnostique husserlien. D'abord, comme le dit
J.Wahl, Benda propose une fausse universalité, opposée au particulier et le
laissant hors d'elle. Universalité abstraite, formelle, vide de tout contenu à
laquelle J.Wahl oppose une universalité puisée et rivée à la particularité.
Ensuite, cette universalité formelle de la science s'accompagne d'une
conception fabricatrice, artificialiste, de l'unification européenne dans laquelle
on dénonce la résurgence d'un projet totalitaire. Le monde est tout entier
devenu objet. L'homme de l'Occident s'est retiré du monde et les puissances
empiriques se ressaisissent derrière lui.
Que la raison ne puisse, dans son exercice scientifique, engendrer aucune
communauté réelle, dessiner aucune humanité sinon sous la forme de la
violence unificatrice qui contraint les particularismes, est l'indice qu'elle est
dépourvue d'esprit. Raison abstraite et dépourvue de spiritualitée, elle interdit
qu'on appréhende encore l'esprit européen dans la perspective husserlienne du
concept d'Europe. Apparaît ici dans toute son évidence le conflit du politique et
du philosophique.
3. L’Europe politique contre l’Europe philosophique Ce conflit, c'est d'abord dans le douloureux constat d'une inefficacité de
l'esprit qu'il s'exprime. Comme en contrepoint de l'affirmation husserlienne que
les idées sont plus fortes que les forces empiriques, Jean Amrouche, par
20
exemple, déclare : « Si le monde où nous sommes est tragique, c'est parce qu'il
nous a donné, jusqu'ici, 1a preuve de l'impuissance de l'esprit ». Contre
l'intérêt contemplatif, purement théorétique de la pensée, J. Amrouche en
appelle alors a une « sagesse militante, contagieuse, armée ». De 1a même
façon, Jean Guéhenno affirme que les idées « exigent de nous des combats ».
L'esprit européen doit cesser « d'être académique pour devenir populaire ». Tel
est le renversement hiérarchique des valeurs qui ouvre à l'homme européen une
troisième voie entre l'espèce du « yogi » (la belle âme) pour lequel le
changement social ne peut s'opérer que du dedans de 1’homme, et l’espèce du
« commissaire » qui croit au contraire que tout changement ne provient que du
dehors . Pour sa part, D. de Rougemont révèle le caractère paradoxal d'une
pensée qui ne peut maintenir ses exigences théoriques, son destin théorétique,
mais qui se dénature dans l'engagement politique. D'un côté, le penseur qui se
tient seul dans l'intégrité de son esprit fait figure de déserteur ; d'un autre côté,
celui qui transforme sa tâche de penser en esprit partisan démissionne de la
pensée parce qu'il perd sa liberté.
Ces hésitations et ces thèses qui vont nourrir l'après-guerre témoignent de
l'impossibilité, advenue avec la catastrophe, de puiser dans l'attitude
théorétique le moyen de donner sens à l'Europe. Ce constat, Jean Lescure le
formule ainsi : « Le moment historique est déjà passé où 1'Europe pouvait se
présenter comme un problème philosophique. Sa mise en question serait donc aujourd'hui de nature politique. Je dirai que l'Europe ne peut plus se situer sur le plan de l'esprit, mais sur le plan des forces ». Rupture inéluctable avec
Husserl : aux forces, on ne peut opposer que des forces. Il faut se résoudre à
jouer l’Europe politique contre l’Europe philosophique.
Même si la raison peut encore prétendre définir 1'esprit européen, elle ne
peut prétendre être le principe d'unification de l'Europe. Que l'Europe soit à
l'origine de l'accession du reste du monde à la conscience moderne ne lui
confère aucun privilège. Il n'y a pas de raisons pour que l'Europe réclame des
droits à son propre héritage. S'il n'y a aucune légitimation philosophique de
l'Europe, alors son avenir ne peut être que politique. Et la question politique de
l'Europe est double : L'humanité tout entière doit-elle s'unifier sous la figure
que l'Europe lui a donnée ? L'Europe constituée en unité politique est-elle bien
21
un élément d'unification du monde, ou ne risque-t-elle pas au contraire de jouer
comme un particularisme nouveau et un frein ?
Le problème est alors de savoir si l'Europe n'est pas autre chose qu'une
simple volonté de puissance. A l'Europe on oppose alors ce qu'on appelle à
Genève « l’américanisme » et le « soviétisme » à défaut de pouvoir parler de
l'esprit américain ou soviétique, si tant est que l'un et l'autre sont deux enfants
monstrueux de l'esprit européen développés sur le seul terrain des intérêts et
des forces. On est retombé dans ce que Husserl dénonçait sous le titre des
discours complaisants sur les volontés nationales et les buts politiques. « La
politique est, hélas, notre destin », dit J.Guéhenno.
La célèbre controverse entre Lukacs et Jaspers illustre ce conflit de la
politique et de la philosophie.
Au contraire de Jaspers, Lukacs affirme que la situation de notre époque,
celle de l'humanité, doit se comprendre dans sa perspective politique : la
puissance militaire du fascisme a été anéantie par la guerre, pas sa puissance
idéologique et politique. Le fascisme n'est pas l'irruption brusque de la barbarie
dans l'Europe, mais le triomphe des doctrines irrationnelles et aristocratiques.
On ne pourra éliminer le fascisme qu'à condition de comprendre la quadruple
racine de la crise que connaît l'Europe : crise de la démocratie, crise de l'idée
de progrès, crise de la croyance en la raison et crise, enfin , de l'humanisme.
Cette dernière résulte des trois premières. Mais la faiblesse fondamentale de
l'humanisme se signale avant tout dans le refus des méthodes nécessaires à la
réalisation des idéaux, méthodes que les adversaires de l'humanisme n'ont
aucun scrupule à utiliser. Contre ce scepticisme autodestructeur de
l'humanisme, il nous faut comprendre que seule la puissance effective du
peuple peut l'emporter sur la violence fasciste. C'est à un humanisme actif,
combatif, politique, que Lukacs convie ses pairs. Toute attitude philosophique
implique une prise de position par rapport à la démocratie. Le faux dilemme
entre fascisme et bolchevisme ne doit pas masquer que seule l'alliance de 1941
entre Roosevelt et Staline a permis de gagner la guerre. S'il peut y avoir un
avenir pour l'Europe, il faut encore gagner la paix comme on a gagné la guerre
et poursuivre l'accord de 1941 entre les démocraties formelles et le socialisme.
22
L’alliance des démocrates et des socialistes est une alliance contre les ennemis
de la raison, de la culture, du progrès. Le renouveau des catégories de liberté,
égalité, raison, progrès, etc, dépend du contenu social de l'idée démocratique.
Alors la citoyenneté retrouvera, avec la vie publique, le sens qu'elle a perdu
dans l'effondrement de la démocratie. L'alternative à laquelle est confrontée
l'Europe s'énonce ainsi : ou l'alliance de 1941, ou un nouveau Munich .
Face à cette position résolument historico-politique, Jaspers répondra
d'abord en rappelant l'objet des Rencontres : notre sujet est l'esprit européen,
pas la politique. Jaspers tente de situer la compréhension de l’Europe à la
hauteur des exigences qui furent celles de Husserl en 1935. Il faut, di-il, séparer
la méditation spirituelle de la réflexion politique. Spirituellement nous sommes
souverains, politiquement nous sommes impuissants. Comment, dès lors,
concevoir l'esprit européen et l'avenir de l'humanité européenne ? Trois
caractères définissent l'Europe pour Jaspers : la liberté, qui coïncide avec la
nécessité du vrai ; l'histoire, qui déborde le savoir et est indéfinie ; la science,
qui spécifie la raison dans le travail de la méthode. Par principe, au regard de
ces trois caractères, l'Europe ne peut connaître aucun achèvement. Ce que
l'Europe a produit doit alors être surmonté spirituellement par l'Europe elle-
même. Mais si l'histoire mondiale a connu, avec l'avènement d'un monde
technique, une coupure sans équivalent qui en change le destin, aucune
solution économique ou politique ne peut être à la hauteur de ce que l'avenir
exige. Il s'agit donc de s'interroger non sur le plan politique, mais « sur ce qui
conditionne pour l'homme l'action politique elle-même, sur l'esprit ». La
question de l'Europe se déplace sur celle de l'avènement d'un ordre mondial
dont les conditions spirituelles se résument à deux : agir comme si les principes
de son action devaient être les principes mêmes du monde qui reste à créer ;
savoir se mettre à la place d'autrui afin que la vérité puisse advenir dans la
communication.
Ainsi Jaspers prolonge-t-il les arguments de La critique de la raison pratique et de La critique de la faculté de juger pour penser philosophiquement
les conditions de l'action politique.
De la conférence de Jaspers, je ne retiens ici que deux aspects liés à notre
propos. Tout d'abord, la réalisation d'un ordre mondial suppose, dit Jaspers, une
23
« purification de la politique ». Purifier la politique, c'est limiter le domaine
politique puisque le principe totalitaire réside dans la suppression de toute
distinction entre les domaines. La politique est limitée au domaine qui est
proprement le sien lorsqu'elle est commandée par la croyance en la
communication d'êtres autonomes et conscients d'eux-mêmes, c'est-à-dire par
la certitude que lorsque des hommes parlent authentiquement entre eux, cela
les conduit à la vérité, et donc à un accord. Ensuite, il faut concevoir — c'est là
le réalisme de Jaspers — que la mission de l'Europe dans cet ordre mondial se
définit par « l'humanisme d'un musée européen ». L’Europe devient la Grèce
de l'antiquité, la mémoire de l'humanité. Mémoire du principe spirituel de
l'Occident, mais mémoire aussi des souffrances monstrueuses qui ont été
supportées. Non pas mémoire polie, mais mémoire insistante, intempestive,
non pas mémoire silencieuse, mais mémoire commémorante. Non pas le musée
des vestiges et de la désuétude de l'Occident, mais le musée des avenirs
possibles de l'humanité, car la chance de l'Europe pour demain réside dans son
ancienneté. Mais cette muséographie qui tente de préserver l’héritage spirituel
et ses déploiements civilisationnel ne fait pas, on en conviendra, une politique !
On mesure dans le propos de Jaspers l'irrévocable rupture qui nous sépare
de Husserl et le second glissement conceptuel, qui fait passer la compréhension
de l’Europe du plan philosophique et culturel au plan strictement politique. Si
Lukacs subordonne la réflexion philosophique à l'action politique au nom de
l'analyse marxiste, Jaspers, comme le verra très bien Hannah Arendt, substitue
à une philosophie politique, ou à une conception philosophique de la politique,
une politique de la pensée, une politique de la raison qui est une politique de la
philosophie. Cela exige de rompre définitivement avec la conception
husserlienne de la philosophie comme attitude purement théorétique,
commandée par un « intérêt absolument non pratique ». Ce que fait en partie
Jaspers. En rapportant l'Europe et la philosophie à un thaumadzein théorétique,
absolument non pratique, Husserl choisit la communauté spirituelle universelle
pour laquelle la seule politique est d'affirmer que les idées sont plus fortes que
les forces empiriques. A cette conception théorétique du politique, Jaspers
oppose une conception qu’on peut dire « praxique » de la philosophie. Une
24
authentique pensée philosophique se fonde dans un thaumadzein qui ne porte
pas seulement sur les choses offertes à la contemplation, mais aussi sur le
domaine des affaires humaines, sur les événements qui appellent à l'action.
Aucun intérêt non pratique ne pourra jamais sauver ni l’Europe, ni le monde, ni
la philosophie.
Si l'Europe ne peut plus se confondre avec la philosophie, avec
l'Urphänomen philosophique qui la voue à la théorie, ce n'est pas que l'Europe
a failli a son destin philosophique, c'est au contraire que la philosophie a, en
son origine même, platonicienne, failli à sa signification politique.
4. Une origine politique de l’Europe : la Résistance européenne
Dans le moment même où l’Europe philosophique manquait à ses
promesses encore réactivées par Husserl à la veille de la guerre, certains
combattants de la liberté condamnés à la clandestinité découvraient une autre
Europe, enjeu véritable de la lutte contre le nazisme. Goebbels répétait sans
cesse : « Le sens de cette guerre, c'est l'Europe ». Dés lors qu’on comprenait
que le nazisme était moins un problème allemand que la destruction préméditée
de l'Europe au nom de l'Europe elle-même, alors la seule issue du conflit se
révélait être non pas la préservation des Etats et du concert des nations
orchestré par le traité de Vienne et péniblement relancé par le traité de
Versailles, mais la naissance, inouïe, d’une communauté politique européenne.
Certes, il ne s’agit pas d’affirmer que l’Europe ne doit sa naissance qu’aux
mouvements de la résistance européenne qui tentent de s’unir après l’appel de
Ventotene lancé par Rossi et Spinelli en 1941. Ce serait ignorer l’histoire de la
formation de la communauté européenne. Mais au moins trouve-t-on là un
témoignage, injustement négligé me semble-t-il, d’une lucidité et d’un courage
politique qui constitue l’un de ces points de relais entre l’attitude
« théorétique » dénoncée dans son impuissance par les forces empiriques du
nazisme et une attitude « praxique » nourrie aux luttes de libération.
Dès 1942, un groupe d'antifascistes italiens, initiateurs du Movimento federalista europeo, affirmaient que le problème de l'organisation
internationale devait supplanter tous les autres problèmes politiques, et que la
25
ligne de démarcation entre les forces réactionnaires et les forces progressistes
ne passait plus entre partisans de la démocratie et partisans de la
collectivisation des moyens de production, mais entre ceux qui bornent leur
horizon politique aux frontières nationales et ceux qui veulent une unité
fédérale de l'Europe
La Déclaration des Résistances européennes (juillet 1944), élaborée au cours
de réunions secrètes par des représentants des mouvements de résistance de 9
pays européens affirme la « nécessité de reconstruire l'Europe sur une base
fédérale » 8. Ce qui suppose que « les divers pays du monde acceptent de
dépasser le dogme de la souveraineté absolue des Etats en s'intégrant dans une
organisation fédérale ». Constatant que « dans l'espace d'une seule génération
l'Europe a été l'épicentre de deux conflits mondiaux qui ont eu avant tout pour
origine l'existence sur ce continent de trente Etats souverains », elle conclut
qu'il « importe avant tout de remédier à cette anarchie par la création d'une
Union fédérale entre les peuples européens ». Cette union permettrait
l'intégration du peuple allemand, résoudrait les problèmes de frontières sous la
forme de « délimitations territoriales de pure compétence administrative », en
vue de sauvegarder les institutions démocratiques et d'opérer la reconstruction
économique du continent par la suppression des monopoles et autarcies
nationales. Enfin, l'Union fédérale, « fondée sur une déclaration des droits
civils, politiques et économiques qui garantira le libre développement de la
personnalité humaine et le fonctionnement normal des institutions
démocratiques », doit comporter un gouvernement responsable envers les
peuples (et non envers les Etats membres), une armée fédérale et un tribunal
suprême .
Aux yeux de la Résistance européenne, il apparaît impossible de
reconstruire l'Europe sous forme d'un agencement d'Etats souverains séparés
par des frontières politiques et douanières : toute tentative de recomposition sur
le modèle d'une S.D.N., d'un Etat souverain ou d'une ligue est vouée à
reconduire les conditions qui ont mené l'Europe à la guerre. A la même époque,
depuis les Etats-Unis, des intellectuels comme Jacques Maritain ou Thomas
26
Mann défendent, au cours d'interventions radiophoniques à La Voix de
l'Amérique, l'idée d'une Europe fédérale, tandis que Hannah Arendt fait
ressortir la dimension révolutionnaire et fondatrice de la Résistance pour
l'Europe à venir . Cette Europe là ne naît pas d'un « héroïsme de la raison »
(Husserl), mais d'un héroïsme du coeur qui est aussi une intelligence politique.
Cet héroïsme armé de l'esprit se déploie face au totalitarisme. Mais alors que la
pensée restera muette devant l'inexplicable, la Shoah, au point de s'interdire de
penser un avenir de l'Europe, l'expérience conjoint de la lutte contre le
totalitarisme révèlera, elle, depuis l'action même, l'issue politique que la guerre
appelle.
L'Europe ne pouvait pas s'unir, écrira plus tard Denis de Rougemont,
« avant que les Européens aient expérimenté dans le vif et on peut dire à leurs
dépens, toutes les possibilités de l'absolutisme, du nationalisme, de l'Etat
unitaire royal ou jacobin, de l'anarchie des nations souveraines, finalement du
totalitarisme qui est, en quelque sorte, la somme de toutes ces folies (...) On
dirait qu'il y a une sorte de loi qui voudrait que la raison ne puisse pas
s'imposer aux Européens avant que touts les folies aient été essayées par eux,
aient prouvé qu'elles étaient véritablement des folies, aient épuisé tous leurs
effets » . Une Europe communautaire ne pouvait apparaître sans que la logique
totalitaire ait conduit les Etats à la destruction de l'Europe des nations. Aussi
est-ce bien dans cette épreuve qu'a pu se fonder l'espoir d'une nouvelle Europe.
Il n'est peut-être pas exagéré de dire que si le nazisme — et avec lui ce qui
en constitue l'essence : les camps d'exterminations — est un certain
aboutissement de la culture européenne, c'est au cœur de cette épreuve que
l'Europe a pu accomplir la conversion suggérée par E. Lourenço qui, d'une
entité spirituelle dépourvue de réalité politique institutionnelle, allait faire d'elle
une communauté visant à s'instituer politiquement indépendamment de toute
reconnaissance spirituelle et adhésion culturelle préalables. Comme le
suggérait Jean Lescure, puisque le problème est politique, il appelle une
réponse prioritairement et principiellement politique. Alors que le concept
8 Voir L'Europe de demain, publication du Centre d'action pour la fédération européenne, La
Baconnière, Neufchâtel, 1945, qui rassemble les documents relatifs à la Déclaration des
27
philosophique de l'Europe repose sur une téléologie qui attend de la raison,
selon une approche strictement spéculative, l'avènement d'une communauté
supranationale adéquate à la forme d'universalité de la raison théorétique, le
concept politique de l'Europe tel qu'il s’est élaboré progressivement à travers la
CEE, le marché unique, le traité de Maastricht, l’Union européenne et son
projet de constitution, etc. vise à installer les conditions institutionnelles d'une
communauté politique rendant possible la cohabitation de cultures nationales
ou régionales sensiblement différentes les unes des autres, sans exiger d'elles
aucun renoncement à leurs valeurs et à leurs repères d'identification dans la
mesure où ceux-ci n'invalident pas l'espace public de concitoyenneté.
Aussi doit-on souligner l’incohérence qu’il y aurait à vouloir, aujourd’hui,
arguer d’un supposé destin philosophique de l’Europe ou de sa prétendue
identité culturelle pour déterminer les conditions et les modalités de son
élargissement. Je pense évidemment aux positions favorables à la mention de la
religion chrétienne dans le texte de la constitution ou à l’argument culturel
invoqué pour refuser l’adhésion de la Turquie. L’un et l’autre appartiennent à
une représentation caduque et proprement anti-politique de l’Europe.
Résistances européennes de 1944.
28
II
De l’Europe politique à l’Europe cosmopolitique
Le 1er juin 2007 s’est tenu à l’Institut d’Études Européennes à Bruxelles
une journée sur l’« idée cosmopolitique et son actualité européenne ». La
proposition faite par les organisateurs sera mon point de départ. Elle indique
que « la construction européenne n’obéit pas au schéma vertical d’une
intégration étatique. Elle suit plutôt le schéma horizontal d’une intégration
cosmopolitique. Son référent juridique n’est plus strictement constitué par les
droits de l’homme, mais aussi bien par les droits des peuples. L’horizon du
cosmopolitisme est une intégration juridique d’États libres fondée sur leur
concertation régulière et organisée, et non sur leur subordination à une
puissance supérieure. Dans cette configuration, les nations restent le premier
lieu d’exercice de la participation démocratique. Mais, sur cette base, il s’agit
désormais de penser l’émergence progressive d’un deuxième niveau de
démocratisation de nature transnationale. »
Je souscris entièrement à cette vision d’une intégration cosmopolitique qui
nous est proposée selon un schéma horizontal et non vertical, et je suis tout
aussi convaincu que notre attention doit maintenant porter sur les modalités
d’émergence de processus de démocratisations transnationales. Je ne
m’intéresserai cependant pas ici à l’examen du référent juridique évoqué, celui
du droit des peuples en tant que tel, ni sur les formes institutionnelle et
constitutionnelle que l’Union européenne doit ou peut adopter pour satisfaire à
l’exigence d’un droit des peuples. Je souhaite plutôt réfléchir aux notions qui
sous-tendent encore, me semble-t-il, la tentative de concevoir cette intégration
cosmopolitique et qui restent redevables du principe vertical d’intégration
étatique, je veux dire les notions de souveraineté populaire et d’identité
nationale qui sont au fondement des États-nations. Il est possible que, même
reformulée au titre d’une identité « postnationale » et non plus nationale, la
29
récurrence du thème de l’identité, entendue comme identité politique, soit en
quelque sorte une rémanence d’un mode de penser qui confond encore
l’Europe politique avec l’Europe culturelle, ce qui fait obstacle à la
compréhension du sens cosmopolitique de l’Union européenne.
Il faudrait à tout le moins souligner la difficulté conceptuelle que représente
la fixation du discours cosmopolitique sur la question de l’identité et suggérer
les attendus d’une citoyenneté européenne conçue depuis une philosophie de
l’action plutôt que depuis une philosophie des droits ou une pragmatique
communicationnelle. L’expérience historique de la formation d’une Europe
cosmopolitique requiert à mes yeux une philosophie de l’agir politique qu’une
approche juridico-politique entrave et que ne satisfait pas entièrement une
théorie de la discussion publique. Je partirai des alternatives générales qui
résument les discussions sur l’Europe politique pour dégager les problèmes
conceptuels posés par les notions de volonté populaire et de souveraineté
nationale, afin d’interroger, ensuite, la perspective cosmopolitique de l’Europe.
Cette démarche est commandée par le souci d’assumer avec sérieux la
dimension conflictuelle du politique, sous estimée à mes yeux par les
approches juridique et discursive, et la nécessité de prendre en charge, avec
toutes ses conséquences politiques, fondamentales d’un point de vue
cosmopolitique, le sort réservé en Europe à l’étranger et singulièrement au
clandestin. Comme on le verra, loin d’être un « dommage collatéral » de
l’unification européenne, la clandestinité pourrait au contraire en être le cœur
problématique.
1. Les alternatives
Parmi toute une série de dichotomies qu’a soulevée la formation historique
de l’Europe politique, je retiens deux alternatives, liées l’une à l’autre, et qui
ont fait l’objet de nombreuses discussions politiques et théoriques. On a
souvent, pour la première alternative, opposé une conception culturaliste de
l’Europe et une conception proprement politique. La première prétend qu’une
communauté ou une union politique métanationale ne saurait être consistante
30
qu’à condition de reposer sur une culture partagée, un destin ou au moins une
histoire commune où se serait forgée l’identité communautaire dont se
soutiendrait l’édifice politique. La seconde met en évidence que l’expérience
politique d’après-guerre représente au contraire un exemple inouï de
communauté politique s’édifiant à partir de coopérations fonctionnelles puis
organisationnelles qui, loin de présupposer une communauté de valeurs
acquise et avérée par l’histoire, se sont au contraire développées comme une
réponse économique, stratégique et bientôt politique aux conflits qui avaient
divisé l’Europe au cours de la première moitié du siècle.
Comme on sait, cette alternative met en balance deux logiques opposées :
d’un côté, une précession des valeurs communautaires, spirituelles ou
culturelles, sur les principes politiques ; d’un autre côté, une prévalence des
principes politiques sur les critères d’appartenance nationale, qui privilégie le
patriotisme constitutionnel sur les patriotismes nationaux ou juridiques et
contribue à la formation d’une identité politique que Jean-Marc Ferry a
présentée de façon convaincante sous le nom d’« identité postnationale ». La
première logique entretient les résistances nationalistes et souverainistes au
développement de l’Union européenne – et singulièrement au projet de
constitution ; la seconde épouse théoriquement le cheminement accompli par
l’Europe vers une fédération d’États libres organisée par un jeu de
concertations pérennes et reconnaît en elle une aventure politique inédite qui
bouleverse les catégories de pensée.
Or cette première alternative entre conception culturaliste et conception
politique trouve parfois à se reformuler en une seconde alternative entre
Europe géopolitique ou Europe cosmopolitique, et qui concerne cette fois-ci
son extension géographique : soit l’Union s’en tient au regroupement des
vingt-sept États qui la composent actuellement et elle indique par là que ses
limitations géo-nationales la vouent à former une nouvelle structure étatique,
supranationale ou fédérale, dont la justification resterait encore géographique,
historique et culturelle – l’Union cherchant à constituer une puissance
économique, politique, peut-être militaire, face aux puissances d’Amérique du
31
Nord et d’Asie orientale ; soit elle se règle sur les principes universels des
droits de l’homme et des peuples et rien ne justifierait sa limitation aux seuls
États du voisinage géographique, les pays du pourtour méditerranéen sinon
ceux de l’ancienne URSS ayant vocation, si les conditions politiques sont
réunies, à se joindre à elle en un mouvement d’extension indéfini qui ferait de
l’Union le noyau de propagation d’une société cosmopolitique destinée, en son
principe, à inclure la totalité des États.
On perçoit aisément ce que cette alternative a de rhétorique. Je la considère
cependant en raison de ce qu’elle doit à la première dichotomie. Ou l’Europe
est cosmopolitique et son extension est logiquement sans limites ni
géographiques ni historiques ni culturelles ni spirituelles puisque son seul
fondement est un patriotisme constitutionnel tandis que son identité politique
est postnationale ; ou l’Europe doit dans son principe se limiter aux États qui la
composent actuellement, et se trouve alors avéré que son substrat est
géographique, historique, culturel et spirituel. La précession des valeurs sur les
principes serait par là prouvée. La communauté politique européenne aurait à
se calquer sur les communautés nationales : il ne saurait, sans contradiction, y
avoir d’horizon cosmopolitique à l’Europe. L’intégration de la Turquie est ici
le test qui confirme ou infirme le choix d’une Europe strictement géographico-
politique, c’est-à-dire culturelle, ou celui d’une orientation proprement
cosmopolitique de l’Union européenne (quelques soient, d’ailleurs, les
justifications purement stratégiques qu’on peut invoquer pour son intégration).
Jean-Marc Ferry a proposé une solution aussi élégante que théoriquement
convaincante de la manière de sortir de ces alternatives. Alors que la première
perspective, celle d’une Europe géo-culturelle, plaide pour un enracinement
communautaire mais épouse le schéma d’une intégration étatique verticale
bloquant ainsi l’ouverture cosmopolitique, la seconde perspective, celle d’un
patriotisme constitutionnel corrélé à une identité postnationale, s’en libère en
valorisant les motifs de reconnaissance politique fondés sur l’adhésion à des
principes universalistes, risquant ainsi, selon une critique convenue, de paraître
une pure abstraction. Aussi le problème peut-il se reformuler : « comment
32
former une communauté qui soit à la fois politiquement unie, socialement
consistante et culturellement pluraliste ? 9 ». La réponse est dans une
constitution dite à trois étages : un cadre juridique unifié de principes et de
règles ; une base pluraliste de cultures nationales ; une culture publique
commune faisant médiation entre l’universalité de l’ordre juridique et la
pluralité des identités culturelles particulières. La culture civique commune
serait en quelque sorte le transcendantal des cultures communautaires
particulières ; elle trouve à se déployer sous la double forme d’une civilité
sociale et d’une communauté morale. La médiation d’une culture politique
(normes universelles communes) adoptée par des concitoyens dont les
appartenances culturelles ou nationales (valeurs particulières partagées) sont
par ailleurs dissonantes permet de surmonter l’opposition entre démocratie
procédurale et communauté substantielle et de concilier les attendus d’une
identité postnationale avec ceux d’une communauté morale.
2. Souveraineté et conflictualité
Cette solution aux alternatives se distingue par son souci d’offrir une juste
conceptualisation non pas de ce que doit être l’Europe mais, comme l’indique
Jean-Marc Ferry, de la manière dont l’aventure européenne doit être comprise.
Elle souscrit cependant à une formulation théorique du problème qui a peut-
être déjà escamoté une partie des difficultés inhérentes au projet d’une Europe
cosmopolitique. J’en évoquerai deux : la première tient à la notion de
souveraineté, la seconde au statut de la conflictualité politique.
La souveraineté en question Puisque les opposants à la communauté
européenne puis les tenants d’une Europe des nations ont avancé l’argument de
la souveraineté nationale pour faire valoir les droits de l’État-nation, le
problème de la souveraineté s’est initialement posé dans les termes d’une
contradiction, apparemment insoluble, entre une souveraineté nationale et une
supra-souveraineté européenne. Aux plans théorique et pratique, cette
9 Ferry J.-M., Europe. La voie kantienne. Essai sur l’identité postnationale, Paris, Cerf
« Humanités », p. 200.
33
difficulté semble être réglée, les institutions européennes ayant trouvé les
arrangements nécessaires pour concilier les deux logiques. Pourtant, une
nouvelle alternative surgit ici. Doit-on considérer que l’Union européenne
invente une nouvelle figure de la souveraineté, que ce soit sous la forme d’une
souveraineté partagée dans son exercice étatique et divisée quant à sa source
entre les « peuples » européens selon la proposition de Jean-Marc Ferry ; ou
que ce soit sous la forme d’une souveraineté déterritorialisée, délocalisée,
désincarnée ou liquéfiée par invalidation de fait de sa territorialisation dans
l’État et de son incarnation dans la figure mythique et unitaire du peuple,
comme le suggère Paul Magnette 10. Ou doit-on considérer au contraire que
l’Union européenne nous invite à penser le politique hors du cadre théorique
de la souveraineté ainsi que le défend Gérard Mairet 11. Les arguments de G.
Mairet me semblent devoir être pris très au sérieux et je voudrais les appuyer
par un autre raisonnement que le sien, que j’élaborerai à partir de la réflexion
de Hannah Arendt. La structure foncièrement monarchique du principe de
souveraineté est incontestable. Subsumant la multiplicité sous l’unité
personnificatrice du Léviathan ou du peuple unifié en corps politique, la
souveraineté ne peut être reconnue au principe des sociétés démocratiques qu’à
condition que celles-ci réinvestissent sous le nom de « peuple », peuple dit
souverain, tous les attributs du monarque : unification des sujets/citoyens en un
corps politique, volonté discrétionnaire sous la forme d’une volonté générale,
illimitation du pouvoir. Comme le suggère Hannah Arendt, il est possible que
la révolution démocratique opérée au nom du peuple qu’on dit souverain n’ait
en réalité consisté qu’à revêtir des habits du monarque la fiction qu’on nomme
peuple. Or, cette fiction d’un peuple souverain articule trois termes : volonté,
subjectivité, souveraineté. Érigé en souverain, le peuple est aussitôt constitué
en sujet et ce sujet défini par sa volonté (générale). L’analyse qu’Arendt a faite
de la généalogie du concept de volonté dans la pensée politique moderne, en
remontant à sa source paulinienne et augustinienne, permet d’entrevoir que le
sujet voulant ne peut vouloir qu’en exerçant sur lui-même une domination qui
10 Magnette P., L’Europe, l’Etat et la démocratie, Bruxelles, Éditions Complexes, 2000, p.
157. 11 Mairet G., « Sur la critique cosmopolitique du droit politique », in Duprat G. (dir.), L’Union
européenne. Droit, politique, démocratie, Paris, puf, 1996, p. 29.
34
fait de lui à la fois le sujet souverain et le sujet assujetti. L’assujettissement est
la figure corrélative de la domination par laquelle se constitue un sujet. La
pensée rousseauiste de la souveraineté populaire ordonnée à la volonté
générale reproduit ce schéma sous la figure du peuple à la fois législateur et
sujet – souverain parce qu’asservi à soi – grâce à l’auto-contrainte que chaque
citoyen exerce, selon sa propre volonté générale, sur l’individu particulier qu’il
est. Cette domination de soi, dont le nom rousseauiste est liberté
(« l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite 12 ») mais dont la vérité à peine
cachée est la soumission à soi, sous-tend le principe de l’autolégislation du
peuple qui fonde la légitimité démocratique, la souveraineté populaire et
l’État-nation bientôt chargé de l’incarner au titre de la souveraineté
nationale. L’unitarisme du corps politique se conjugue ici avec le
particularisme identitaire de la nation. Mais derrière la congruence des plans
étatique et national, il importe de relever la structure de domination et
d’assujettissement qui lie, dans le schéma vertical d’intégration étatique, les
thèmes indissociables de la souveraineté et de la soumission à celui de
l’identité subjective du peuple ou de la nation. Assumer les attendus d’une
Europe cosmopolitique, c’est alors non seulement penser une citoyenneté
déliée de son inféodation à la nationalité, non seulement penser un ordre du
politique délié des formes de domination et d’assujettissement qui
accompagnent la figure de la souveraineté, mais aussi penser un agir
démocratique disjoint de toute assignation identitaire, qu’elle concerne le
prétendu « corps » politique (qu’on l’appelle peuple, État ou nation) ou qu’elle
concerne l’individu lui-même, l’acteur politique saisi en lui-même
indépendamment de son intégration (au peuple, à l’État ou à la
nation). Reprenant une formule que j’ai développée dans un autre contexte, je
dirai que l’orientation cosmopolitique de l’Europe nous invite à penser un
mode du politique dans lequel « le peuple ne veut pas 13 ». Ce qui signifie qu’il
n’est pas sujet (assujetti), pas souverain, pas même « constituant » au sens
usuel du terme. Ce qu’Arendt nous invite à penser, et qu’elle esquisse dans son
12 Rousseau J.-J., Du Contrat social, Livre I, chap. 8. 13 Tassin É., « Le peuple ne veut pas », in A. Kupiec, M. Leibovici, G. Muhlmann, E. Tassin Crises de l’Etat-nation, pensées alternatives, Paris, Sens & Tonka, Paris, 2007, p. 301-316.
35
Essai sur la révolution, c’est un peuple qui n’est pas sujet parce que pluriel et
pas souverain parce que libre (ni maître ni serviteur). Le mot peuple en vient
ainsi à désigner une pluralité libre agissant et non un sujet souverain voulant.
Soit, pour être explicite : une pluralité et non un sujet, une pluralité libre et non
pas souveraine, une pluralité libre agissant et non pas voulant. Avec
l’expérience historique d’une Union européenne cosmopolitique, il nous
revient de penser sous le nom de « peuple », non plus une entité subjective
mais une pluralité active, non plus le principe d’une domination souveraine
mais l’opérateur d’une liberté entendue comme pouvoir de commencer, non
plus le sujet d’une volonté autonome mais le réseau d’interactions
conflictuelles d’une pluralité. Aussi ne peut-on se contenter de substituer à une
conception subjectiviste et volontariste de la souveraineté une conception
procédurale. Certes, celle-ci échappe à l’ontologie substantialiste d’un sujet
politique incarné dans un corps – national ou civique – et animé d’une volonté
unique, mais s’affranchit-elle pour autant d’une perspective intégrationiste,
décisioniste et, en fin de compte, purement gouvernementale ?
En ce point de la réflexion, il faut introduire l’autre aspect évoqué
précédemment, celui de la conflictualité. S’il s’agit de reformuler les
catégories du politique et pas seulement de les adapter à une nouvelle
expérience politique, à une nouvelle disposition du pouvoir, alors il ne faut pas
seulement se demander ce que deviennent les notions de peuple, de
souveraineté, de volonté générale, d’identité ou de légitimité démocratique, il
faut aussi s’interroger sur les formes de conflictualités politiques auxquelles
l’Europe politique donne naissance et auxquelles elle se trouve confrontée en
son sein et dans son rapport au monde extra communautaire. Or, de ce point de
vue, il ne semble pas que l’invocation des vertus de la concertation et de la
discussion publique, ou de la médiation d’une culture politique, soit à la
hauteur du problème posé. Je conviens qu’aucune autre disposition qu’un
patriotisme constitutionnel n’est plus à même de « sublimer la conflictualité
sans la supprimer 14 ». Mais la question est celle de la représentation qu’on se
fait de cette conflictualité. Pense-t-on l’avoir prise en compte dans ses
36
déploiements violents et sa dimension constitutive du domaine politique quand
on a défini l’enjeu d’une Europe cosmopolitique par la conceptualisation d’une
« communauté politiquement unie, socialement consistante et culturellement
pluraliste 15 » ? Je crois que c’est insuffisant. La pluralité (du moins en son
sens politique fort, selon la rigoureuse acception philosophique arendtienne à
laquelle je me tiens ici) ne s’épuise pas, loin de là, dans le pluralisme culturel.
Et la conflictualité dont elle ne se départit pas n’est pas seulement l’hostilité
que peuvent éprouver des communautés culturelles ou nationales différentes
les unes envers les autres. Elle est, fondamentalement, politique : c’est-à-dire,
selon une entente qu’on a tendance à oublier dans une bonne partie de la
philosophie politique contemporaine tout entière polarisée soit sur la défense
des droits (individuels ou collectifs) soit sur les conditions procédurales d’une
gestion concertée ou d’une gouvernance partagée de l’organisation sociale,
qu’elle concerne les rapports de domination et d’exploitation, les injustices
sociales, les dénis de droit, les diverses pratiques d’exclusion ou de
déclassement dont sont frappées des catégories sociales — et pas simplement
des communautés culturelles.
C’est pourquoi, comme je le suggérais en commençant, je crois erroné de
fixer l’enjeu d’une intégration cosmopolitique horizontale au seul plan du droit
des peuples. Car la conflictualité désigne à la fois le traitement des injustices
sociales et économiques, les combats dans lesquels s’engagent des acteurs
sociaux et politiques pour une reconnaissance de leurs droits, des normes de
justice ou du respect de la dignité humaine, mais aussi la violence exercée par
les institutions étatiques, y compris au niveau européen, contre ces nouveaux
« ennemis » de l’Europe que sont, par exemple, les immigrés clandestins. Au
fond, ce n’est pas parce que la grande victoire de la communauté européenne
est d’avoir banni la guerre des territoires des États membres, que les conflits
seraient devenus exclusivement culturels ou communautaires. Le rappel du
caractère politique des conflits (ni simplement culturels ni fondamentalement
guerriers) est indissociable de la défection des « sujets politiques » tels qu’ils
14 Ferry J.-M., op.cit., p. 66. 15 Ibid., p. 200.
37
ont été communément définis : classes sociales, partis politiques,
communautés culturelles ou confessionnelles…
L’observation des scènes de conflictualité politique en Europe laisse
aisément percevoir que les conflits politiques se sont reconfigurés selon des
communautés d’acteurs politiques transversales aux organisations politiques et
syndicales, mais aussi aux catégories sociologiques usuelles. Il suffit de
considérer les mouvements dits des jeunes de banlieues en France à l’automne
2005 pour voir à l’œuvre des communautés d’acteurs inédites, aux contours
flous, communautés précaires, dépourvues de la culture politique commune
supposée faire médiation entre les identités culturelles particulières et
l’universalité des normes juridiques, et condamnées à apparaître sur la scène
publique par les moyens d’une violence substitutive d’une langue politique
commune et d’un discours argumentés qui leur font défaut. C’est là un
exemple parmi d’autres de ces communautés d’acteurs évanescentes, non
constituées en « peuple » politique mais qui pourtant composent le peuple
sociologique, pas non plus constituées en « communautés culturelles »
assignables mais qui pourtant ont à voir avec le syndrome de l’étranger
(enfants d’immigrés de deuxième ou troisième génération, accusant le retour
du refoulé colonial, désocialisés dans des zones elles-mêmes désurbanisées,
etc…), pas intégrées à la société mais pas non plus entièrement désintégrées, et
donc appartenant sans y appartenir vraiment à cette Europe, à la fois dedans et
dehors, avec et contre, s’y reconnaissant et ne s’y retrouvant pourtant pas du
tout, etc…
Or ces communautés d’acteurs incertaines et précaires, difficilement
identifiables en terme de sujet politique – et que journalistes et politiques
désignent toujours sous l’euphémisme de « populations » des quartiers, des
cités, des banlieues – composent, comme en réalité une bonne part des
membres de la société européenne, le petit peuple d’acteurs qui s’oppose au
grand peuple des « sujets souverains », voulant et concertant, de la culture
politique européenne. Ce petit peuple – « non peuple » ou « anti-peuple » aux
yeux du grand sujet politique qu’est « le peuple », surtout en ce qu’il a souvent
à voir avec l’extérieur de l’Europe continentale (population immigrées
d’Afrique du Nord, d’Afrique noire, du Moyen-Orient, d’Asie centrale ou
38
orientale) – rend problématique le recours univoque à la catégorie d’identité,
qu’elle soit nationale ou culturelle, mais aussi postnationale. Les « jeunes » de
banlieues, comme les clandestins à un autre titre, sont exemplairement soumis
à des processus de désidentification douloureux. Ainsi cherchent-ils, faute de
cette culture publique commune et identifiable supposée faire médiation entre
les communautés culturelles, à donner audience à ce qu’ils « sont »
contradictoirement, aux déchirements qui les travaillent, par le recours à des
modes de manifestation spectaculaires qui n’épousent guère la langue
commune de la politique établie. À y prêter attention, on peut voir en cet
endroit un motif d’interroger d’un regard critique l’orientation cosmopolitique
à laquelle prétend l’Union européenne.
3. L’intention cosmopolitique de l’Europe
On peut bien entendu, et à bon droit, définir l’Europe politique par la
dynamique et le jeu des procédures internes qui ont abouti à la formation de
l’Union Européenne, en considérant seulement le processus auquel elle obéit,
le mouvement qui l’anime, les conditions internes de son effectuation. On est
ainsi amené à se demander où s’arrête l’intégration européenne et où doit
cesser son élargissement. Mais si l’Europe doit être comprise in sensu
cosmopolitico, comme nous y invite Jean-Marc Ferry 16, alors à la
considération de son extension géo-politique qui pose la question de
l’intégration de nouveaux Etats et de l’établissement de ses frontières externes,
on doit ajouter, me semble-t-il, la considération de son intention cosmopolitique qui pose, elle, la question de l’assomption des étrangers et donc
de l’établissement de ses frontières internes. Au-delà de l’ancienne question
convenue : « où s’arrête l’Europe à l’Est et au Sud ? », le temps est venu d’en
poser une nouvelle : « où commence le monde en Europe ? » L’Union
européenne est-elle en mesure, et à quelles conditions, non plus de se donner
fantasmatiquement comme le monde, mais de rencontrer les mondes dont se
16 Jean-Marc Ferry, La république crépusculaire. Comprendre le projet européen in sensu
cosmopolitico, Paris, Cerf, 2010.
39
compose le monde commun des nations ? Pour le dire en reprenant les termes
de Dipesh Chakrabarty 17 et afin de souligner explicitement le paradoxe qui
sous-tend ce point de vue, l’orientation cosmopolitique de l’Europe, sa
mondialisation, est peut-être indissociable de sa provincialisation reconnue et
asumée.
Ce que je nomme ici l’intention cosmopolitique, et que j’oppose à
l’extension géo-politique, revient à considérer cette question de l’assomption,
assomption cosmopolitique des non Européens dans le projet européen, et à y
subordonner la question de l’intégration européenne. De cette perspective très
ambitieuse mais indispensable, me semble-t-il, je ne retiendrais ici qu’un
aspect particulier mais remarquable. Le sort que l’Union européenne réserve
aux étrangers qui tentent de s’y installer, y compris dans l’illégalité — ou,
peut-être, surtout dans ladite « illégalité » —, peut être compris comme un test
de sa prétention cosmopolitique. Ce sort ne saurait en effet relever de la seule
autorité d’une police des frontières puisqu’on sait qu’il engage avec lui une
thèse sur l’identité nationale, culturelle et confessionnelle supposée requise
pour être membre de la communauté européenne. Aussi ce test n’est-il pas à
prendre uniquement sur un plan juridico-politique. Il nous faut au contraire le
saisir dans sa signification philosophique puisque il met en question la capacité
que l’Europe revendique, pour elle, d’être universellement sensible à
l’étrangeté des manières d’être au monde.
On a vu comment Husserl s’était de définir l’Europe par un telos spécifique
qui la vouerait, depuis son lieu de naissance philosophique en Grèce, à
l’universalité de la raison et de la vérité sous la forme de la science. D’autres
ont insisté sur la catholicité de l’Europe qui la destinerait par vocation
culturelle à porter en son sein l’universelle liberté de l’humanité qui est au
fondement de la chrétienté 18. Mais voilà que lorsque est enfin venu le moment
historique pour que cette prétendue culture de l’universel trouve à se
17 Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence
historique [2000], Paris, Editions Amsterdam, 2009. 18 J.H.H. Weiler, L’Europe chrétienne ? : une excursion, Paris, Cerf, 2007.
40
concrétiser politiquement — en se dotant d’institutions communes, en
définissant une politique communautaire supranationale —, alors elle ne ferait
rien d’autre que reproduire en son sein les pratiques statonationales les plus
éculées qui, au nom d’une préférence nationale, d’une identité nationale, d’une
culture nationale, etc., procèdent aux exclusions des étrangers par les mesures
policières ordinaires auxquelles ont toujours recouru les dictatures les plus
vulgaires ? Il y a là un paradoxe qui mérite d’être interrogé : une certaine
« politique » européenne à l’égard des étrangers nie aujourd’hui
systématiquement la culture d’universalité ou de catholicité (en son sens
littéral) et la mission spirituelle dont l’Europe est réputée provenir et qu’elle est
censée incarner dans l’histoire. Comment concilier cette représentation
fantasmée d’une Europe de l’humanité universelle avec cette pratique policière
d’un provincialisme étriqué reposant sur l’interdiction, le confinement et
l’expulsion des étrangers au motif d’une politique migratoire commune
raisonnable ? L’UE n’a-t-elle pas failli à la vocation spirituelle ou à l’essence
culturelle de l’Europe en se dotant d’une organisation politique dont
l’effectivité étatique semble contredire la première (la vocation spirituelle) en
révélant les contradictions de la seconde (la culture de l’universalité) ? Il nous
faut donc regarder l’Europe non seulement du point de vue, intérieur, de sa
constitution, mais du point de vue extérieur, de son rapport aux non européens.
41
III
L’Europe et les non européens
La proposition kantienne d’une « mentalité élargie » qui requiert de penser
en se mettant à la place de tout autre possible nous invite en effet à interroger
l’orientation cosmopolitique de l’Union européenne du point de vue de ceux
qui ne sont pas invités à en faire partie, voire en sont exclus. Serait-il
concevable qu’on réfléchisse à l’Europe, et singulièrement à l’Union politique
à laquelle l’Europe a donné naissance — ou est toujours en puissance de
donner naissance — sans se poser la question de ce que le seul recours au nom
d’Europe désigne a contrario comme non européen ?
Entre janvier 1993 et mars 2012, 2889 personnes sont mortes en tentant
d’atteindre les îles Canaries, 2425 en tentant de passer le détroit de Gibraltar,
861 celui d’Otrante ; 941 personnes ont péri en mer Egée, plus de 6000 en
essayant de gagner l’île de Malte et d’autres encore l’île de Lampedusa : on
évalue à 16 250 le nombre de celles et ceux qui moururent noyés pour avoir
rêvé d’accoster aux rives de l’Europe 19. Ainsi compte-t-on les corps qu’on a
repêchés. Ils témoignent d’un problème que l’Europe refuse d’assumer, et
qu’on peut aussi considérer du point de vue des survivants qui atteignent le sol
européen. L’Union européenne est prise dans un double paradoxe qu’on
pourrait décrire comme un effet de filtrage et d’emballement. Filtrage :
l’effacement des frontières internes s’accompagne d’un renforcement des
contrôles de population aussi bien aux frontières extérieures qu’à l’intérieur de
19 Ces chiffres sont cités par Claire Rodier : Xénophobie business. A quoi servent les contrôles
migratoires ?, Paris, La Découverte, 2012, p. 189.
42
l’espace Schengen par un système de filtres de plus en plus performant et
contraignant qui des contrôles mène aux arrestations, rétentions, expulsions…
Emballement : plus les contrôles migratoires augmentent, plus ils appellent par
un effet d’entraînement un renforcement et une multiplication de ces dispositifs
de contrôle alors même que leur efficacité reste très faible au regard des coûts
financiers et humains. Un indicateur de cet emballement est donné par la
dotation budgétaire de l’agence Frontex : de 6,3 millions d’euros à sa création
en 2003, son budget est passé à 86 millions d’euros en 2012. Ainsi compte-t-on
les sommes investies dans la chasse aux immigrants. Elles aussi témoignent à
leur façon du problème que l’Europe refuse de regarder en face.
Qui veut réfléchir à la prétention cosmopolitique de l’Europe doit partir du
rapport qu’elle entretient avec les mondes extra-européens, dont le sort qu’elle
réserve aux migrants est le douloureux indice. L’Union européenne (UE) est
animée, dit-on, d’une visée cosmopolitique. Celle-ci n’est pas accidentelle ou
circonstancielle, elle entre dans la définition que l’Europe a toujours donnée
d’elle-même selon les trois déterminations que nous avons évoquées : selon
son concept philosophique, tel que Husserl l’a défini, l’Europe serait mue par
sa fonction rectrice à l’égard de l’humanité ; selon son concept culturel, elle
reçoit de la catholicité, facteur d’unification dans un horizon de prosélytisme
universel, le projet repris par les Lumières d’accomplir pour l’humanité
l’universalisme de la Raison ; et selon son concept politique, les différentes
colonisations européennes et la diffusion de la Révolution française dans le
monde réalisèrent l’universelle hégémonie de la civilisation. L’Europe,
continent de la vérité, de la raison, de la république, a eu le monde pour champ
d’application.
Cette vocation expansionniste, globalisante, colonisatrice est subtilement
justifiée par une position réflexive critique qui définit l’Europe, ou l’esprit
européen, comme continent de l’ouverture et du dialogue avec les autres
cultures. Mais cette vocation est aujourd’hui en phase de renversement : est
venu le moment de ce que Dipesh Chakrabarty a nommé la provincialisation de
43
l’Europe 20. En quoi l’Union européenne provincialisée, cette institution
politique particulière qu’ont forgée les Etats européens en réponse à la Seconde
Guerre mondiale, a-t-elle repris, assume-t-elle, réalise-t-elle ou trahit-elle, cette
triple définition de l’Europe par sa vocation universalisante ? L’UE est-elle
animée d’une vocation cosmopolitique fidèle à son auto-définition
universaliste ? Cette question est en réalité double : l’Union est-elle fidèle à
l’idée que l’Europe a donnée d’elle-même ou aux concepts qu’elle a forgés
pour définir sa prétendue « essence » et justifier son expansionnisme ? La visée
cosmopolitique de l’Union est-elle vraiment en continuité avec la
représentation universaliste de l’Europe traditionnelle ? Ou doit-on concéder
que cette visée cosmopolitique est en réalité simplement résiduelle ? Ou encore
qu’elle n’est qu’une simple détermination pragmatique face aux forces
mondiales dominantes, l’UE ne visant qu’à constituer une force économique
susceptible de lutter contre les puissances américaine, asiatique ou des
BRICS ?
A supposer que l’on admette que l’UE — quand bien même n’est-elle plus
animée de la prétention colonisatrice ou hégémonique des Etats de l’Europe
d’avant l’Union — trouve dans l’identité philosophique, culturelle et historico-
politique de cette dernière la ressource dont elle a besoin pour justifier son
orientation cosmopolitique, on peut se demander si son identité universalisante
prétendue et sa prétention cosmopolitique ne sont pas contredites dans
certaines dispositions effectives de l’Union, dont la montée en puissance de la
police des flux migratoires serait le symptôme. Car d’un point de vue politique,
il y a indéniablement contradiction entre l’identité revendiquée de l’Europe et
la politique de l’Union.
20 Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence
historique, tr. N. Vieillecazes et O. Ruchet, Paris, Editions Amsterdam, 2009.
44
1. Identité européenne ou visée cosmopolitique.
Cette contradiction se déploie entre deux propositions. D’un côté,
l’affirmation d’une identité européenne destinée à créer le socle culturel et
historique commun d’une entité artificiellement instaurée par un acte politique,
l’UE. Il en résulte l’exclusion des Etats ou des peuples qui ne correspondent
pas exactement au périmètre géo-politique de l’Europe géographique et aux
paramètres culturels d’une Europe historique. D’un autre côté, l’affirmation de
principes universels ethico-juridiques qui par définition ne peuvent clore la
liste des Etats candidats à l’UE, fussent-ils extérieurs à l’aire géographique et à
l’historicité partagée, dès lors que ces candidats sont pris dans une dynamique
guidée par ces principes, ni autoriser que l’UE traite les immigrants en
situation illégale comme des êtres dénués de droits.
On pourrait dire que l’identité ainsi comprise selon une compréhension
culturaliste, ou communautariste, contredit par son principe de fermeture la
visée cosmopolitique revendiquée par ailleurs selon le concept philosophique
et qui fut mise en pratique historiquement, selon son concept politique, par
l’entreprise coloniale. Si cette identité est, d’une part, requise pour nourrir
substantiellement le corps civique européen supposé être sujet d’une politique
commune, elle vient cependant, d’autre part, limiter l’ouverture de l’UE par
l’invocation de paramètres culturels, spirituels, historiques qui sont eux par
définition restrictifs — à la différence des normes juridico-politiques
auxquelles les Etats doivent souscrire, et qui sont ouvertes, elles, à toute
candidature. Et l’on peut dire aussi, inversement, que la visée cosmopolitique
contredit la requête d’identité : si elle donne sens au mouvement de
dépassement des structures statonationales en vue de constituer une unité
politique métanationale et postnationale ordonnée prioritairement aux principes
éthico-juridiques universels, elle requiert aussi la relativisation voire l’abandon
de la référence privilégiée à l’identité européenne (indépendamment du fait que
celle-ci est quand au fond assez inconsistante), au profit d’un engagement
politique en faveur de normes démocratiques indépendantes des différents
bagages ou appartenances culturels.
45
Il en résulte une alternative, que j’expose ici de manière simplifiée : ou bien
nous considérons que l’Union politique européenne n’est en rien l’héritière
cohérente de l’Europe spirituelle ou culturelle ; ou bien nous considérons que
l’UE, héritière attestée de l’esprit et de la culture dont elle provient, se
contredit en menant à l’égard des extra-communautaires une politique contraire
aux valeurs qu’elle revendique et dont elle prétend être l’incarnation politique,
valeurs qu’elle ne cesse en tout cas d’invoquer dans la présentation qu’elle
donne d’elle-même. C’est ainsi sa visée cosmopolitique qui est remise en
question par l’argument de son identité culturelle. Car cette dernière sert à la
fois à présenter l’Europe comme un continent de l’esprit ouvert à
l’interculturalité selon sa fonction rectrice pour l’humanité et à justifier la
limitation des Etats candidats à en faire partie et la fermeture de ses frontières
au nom de la particularité substantielle de ses valeurs.
2. Un test de vertu démocratique et cosmopolitique
On peut faire du rapport que l’UE entretient avec les immigrants l’occasion
de mettre à l’épreuve son orientation cosmopolitique. La question du traitement
qu’elle réserve aux extra-communautaires peut constituer l’aune d’une
évaluation politique de son intention cosmopolitique. On conviendra que les
pratiques « politiques » — en réalité policières — concernant les étrangers,
contredisent les principes spirituels, culturels ou politiques d’universalité
(philosophique, juridique, religieux) avancés par les défenseurs d’une Europe
spirituelle et d’une Europe culturelle. Car si l’on veut en effet comprendre le
projet européen in sensu cosmopolitico, on ne peut éviter de s’interroger sur la
manière dont l’Europe politique, tout en se constituant en une Union limitée
d’Etats et de peuples, définit son rapport aux autres Etats non européens et,
surtout, aux populations extra-communautaires.
On peut porter un double regard sur l’UE. Au regard de sa dynamique
interne, on doit bien sûr prendre en considération les procédures internes
46
d’intégration cosmopolitique qui articulent les trois niveaux du droit public. Si
ce droit cosmopolitique devait émerger au sein de l’UE, il ne pourrait sans se
contredire se restreindre aux seuls ressortissants de l’Union. Car quelles
relations commande-t-il que l’Union établisse avec les étrangers ?
Certainement pas une fermeture des frontières, un refus d’accorder l’asile, des
détentions arbitraires à l’abri des regards, des expulsions individuelles ou
collectives contraires aux droits ! Au regard de la dynamique mondiale, cette
fois-ci, et non strictement intra-communautaire, le rapport externe que l’UE
entretient avec les peuples extra-communautaires exprime en réalité le rapport
interne que l’UE est susceptible d’établir avec les mondes qui viennent croiser
« son » monde, ce « monde européen » réputé cohérent, consistant et ouvert à
l’altérité des mondes vécus hors de l’Europe. Bref, avec les immigrants. La
politique migratoire devient ainsi la politique-test : que fera-t-on des entrants ?
Il s’agit de se demander ce que l’Europe fait du monde en son sein pour
prétendre viser l’horizon d’universalité compris dans son orientation
cosmopolitique.
La question de savoir où s’arrête en théorie l’horizon cosmopolitique de
l’UE revient en effet à se demander comment s’articulent concrètement, dans
les politiques européennes concernant les non européens, la notion finie
d’identité européenne communautaire qui limite l’Union et celle, indéfinie,
d’universalité des normes qui l’ouvre au contraire à la citoyenneté du monde.
Elle exige d’élucider la façon dont se déploie dans les politiques
communautaires cet horizon cosmopolitique qui se trouve inscrit d’une façon
qu’on pourrait presque dire constitutive dans la définition de l’Union politique
européenne et que l’on prétend soutenu par la vocation de l’Europe à
l’universalité. Or, la réponse à une telle question est donnée dans la capacité
dont fait montre l’UE — l’UE en tant que telle et pas seulement les Etats qui la
composent — de s’ouvrir à la dimension non strictement statonationale d’une
politique intérieure. Bref, elle s’apprécie dans ses dispositions à mener sur le
mode intracommunautaire une politique d’ouverture extracommunautaire.
47
Il faut alors considérer ce que l’Union fait de la main d’œuvre qu’elle aspire
vers elle en raison des bénéfices attendus du marché du travail, main d’œuvre
extra-communautaire que son économie libérale sollicite fortement mais dont
le succès conduit, dans le même temps, à ériger des murs et des camps et à
développer des mesures policières d’expulsion ?
3. Schengen ou l’ambivalence européenne
Le dispositif de Schengen résume cette contradiction. Schengen est
aujourd’hui le nom propre de ce que Foucault aurait pu appeler
une « biopolitique européenne » qui double l’Europe cosmopolitique de son
envers policier et répressif avec son cortège d’horreurs quotidiennes qu’exhibe
sous un jour faussement présentable la politique des quotas d’expulsés. Or on
voit bien aujourd’hui, de plus en plus, que l’argument de la lutte contre
l’immigration tend à laisser cette Europe biopolitique se substituer à l’Europe
cosmopolitique. Car Schengen est ambivalent : il est en réalité impossible de
dissocier les mesures policières de l’Europe de Schengen des dispositions
cosmopolitiques de l’Europe de Maastricht, celle d’une citoyenneté qui a
commencé de s’affranchir du titre national pour forger une nouvelle figure de
citoyen.
Schengen, on le sait, a d’abord été présenté au milieu des années 1980
comme la constitution d’un espace de libre circulation des personnes (des biens
et des idées), corrélatif de l’espace de libre circulation du marché unique, et
donc comme le nom propre d’une ouverture des frontières entre les pays
membres. Cette ouverture ne pouvait bien sûr se déployer qu’en reportant aux
frontières extérieures avec les pays limitrophes n’appartenant pas à l’Union les
barrières qu’on levait au sein de l’UE entre les Etats.
Mais, de la signature de l’accord en 1985 jusqu’au traité d’Amsterdam en
1997 en passant par la convention de 1990, l’espace Schengen qui avait
d’abord été présenté comme un espace de libre circulation intérieure est devenu
48
par la suite un espace de surveillance et de contrôle des circulations 21. Cet
« espace de liberté », le traité de Lisbonne l’a transformé explicitement en 2007
en un espace « de sécurité et de justice », en renforçant la coopération policière
et judiciaire par la mise en place d’une politique commune de visas, la
réglementation commune du droit d’asile, le développement d’une stratégie
commune de contrôle de l’immigration et des circulations des personnes
comme des marchandises volées avec le système SIS 22. La « méthode
communautaire » promue à cette occasion, supposée remplacer les
coopérations inter-gouvernementales, signifie concrètement l’instauration
d’une politique de contrôle des flux de population. Dans le même temps, le
Traité de Lisbonne signe la transformation du concept de frontière puisque le
sens géographique des frontières extérieures se voit explicitement doublé d’une
internalisation des frontières, qu’illustre la « douane volante », non simplement
sous la forme de guichets, mais aussi et surtout de contrôles douaniers et
policiers. Ces derniers peuvent s’effectuer n’importe où sur le territoire de
Schengen, assurant la gestion des populations par la gestion des circulations
(les cartes réalisées par Migreurop ont révélatrices de cet encombrement de
l’espace européen par les points de contrôle des circulation de personnes).
Je note au passage que cette idée d’une épreuve par les immigrants est en
même temps un test cosmopolitique et un test démocratique, les deux étant liés.
Tant que des dictatures assuraient en Afrique du Nord (mais aussi pour une
part au Proche et au Moyen-Orient) une barrière politique à l’immigration,
l’UE pouvait négocier avec elles l’externalisation des camps de détention des
prétendants à l’immigration européenne. Dès lors que ces dictatures tombent
sous les coups d’un mouvement populaire qui tend à faire advenir des régimes
21 Sur les 33 articles de l’accord de Schengen, seuls « 7 touchent à l’immigration et/ou à la
coopération entre les polices des cinq pays signataires ; les autres visent la libre circulation (suppression des contrôles douaniers notamment, mais aussi harmonisation de la TVA et des politiques d’accords de visas, etc.). » Dans la convention d’application signée en juin 1990 et qui comprend 142 articles, « 100 exactement concernent cette fois les « contrôles aux frontières », le « déficit sécuritaire », la notion de « frontières extérieures », la « collaboration policière et judiciaire », le « droit d’asile » (!), la création d’un « Système informatisé Schengen », etc. » Schengen, commente l’auteur, a transformé la défaite des douanes en victoire des polices.
22 Système Information Schengen, fichier commun informatisé.
49
démocratiques, l’UE, comme ce fut le cas par la voie de l’Italie, se trouve
exposée à craindre un afflux d’immigrés — insupportable à ses yeux, déclare-t-
elle, mais en réalité assez négligeable. On apprend ainsi à cette occasion que
les dictatures constituent pour l’UE des interlocuteurs plus compréhensifs et
complaisants que ne sauraient l’être des sociétés démocratiques moins enclines
à favoriser de tels marchandages sur les camps destinés à prévenir l’invasion de
l’Europe.
C’est ainsi que la libre circulation des personnes et des biens (ouverture
cosmopolitique et principe démocratique) a lancé en en même temps une
dynamique exponentielle de contrôles, détention, expulsion (fermeture
identitaire et principe sélectif) : effets de filtrages et d’emballement que
j’évoquais en commençant. 4. La contradiction performative européenne
Il s’agit là d’une contradiction interne et de principe, et non pas d’une
limitation externe et factuelle. L’antagonisme de l’horizon cosmopolitique et
du contrôle policier des flux migratoires se traduit sous la forme d’une
opposition entre deux discours : le discours policier des pratiques
gouvernementales requises par une biopolitique européenne sous le nom de
Schengen ; le discours cosmopolitique des réclamations contre ces mesures
gouvernementales qui fait valoir les principes éthico-juridiques toujours
malmenés ou contredits par ces mêmes mesures policières. Se déploie ainsi une
scène conflictuelle indépassable, travaillée par un différend ou une mésentente
selon la manière dont on l’entend, en tout cas par une contradiction, qui
appartient à la politique européenne dans la mesure où elle est fidèle à sa visée
cosmopolitique.
Cette contradiction met en évidence deux visages de la cosmopolitique
européenne, voire deux aspects de la politique en général dès lors qu’elle
s’affranchit des restrictions du schème statonational. On voit, d’une part, que
l’antagonisme des deux discours recueille tout ce qui oppose les exigences
issues de l’identité particulière et celles attendues de l’universalité d’un point
50
de vue cosmopolitique, à savoir : d’une part, la production d’une particularité
concrète qui fait d’une Union à vocation cosmopolitique qu’elle reste, quoi
qu’elle en ait, empiriquement et donc historiquement, une communauté
« européenne » et non mondiale, une communauté en partie fermée donc à
l’immigration et mobilisant les dispositifs policiers en charge de l’étanchéité
des frontières extérieures aussi bien qu’intérieures ; et d’autre part, la visée
d’une universalité de principe pour laquelle l’hospitalité est un droit et un
devoir inconditionnels et au nom de laquelle la citoyenneté ne requiert pas
d’autre titre pour être octroyée que l’engagement civique et responsable de
ceux qui y prétendent, quelques soient par ailleurs leur nationalité. Mais on
comprend aussi, d’autre part, qu’on ne saurait certainement pas surmonter cette
contradiction par une bonne « gouvernance », quand bien même elle serait
soutenue par des procédures délibératives appropriées et une culture civique de
haut niveau, puisque cette contradiction est le lieu et peut-être la modalité
spécifique d’une cosmopolitique travaillée contradictoirement par les réquisits
incompatibles de la communauté particulière et de l’universalité de principe.
Je m’en tiendrai ici à ce constat d’une contradiction performative qui est
peut-être le sort même de la politique dès lors qu’elle adopte une visée
cosmopolitique. Je l’appelle « performative », sans doute improprement (ou par
un usage non technique du terme), pour indiquer que l’affirmation sans laquelle
le projet de l’UE n’aurait guère de sens, à savoir : « Nous, peuples européens,
sommes politiquement affranchis de l’attachement identitaire et national et
nous nous efforçons de penser notre Union politique d’un point de vue
cosmopolitique comme une Union disposée à faire monde avec le monde, donc
ouverte à l’étrangeté des autres et aux circulations migratoires », cette
affirmation est de facto contredite par l’orientation policière de l’UE
privilégiée aujourd’hui par les instances européennes (en tout cas la
Commission et le Conseil) qui fait exactement le contraire. A savoir que l’UE
tend à devenir une machine policière de contrôle des populations investissant
des fonds énormes, ouvrant des marchés aux différentes technologies de
surveillance, d’enfermement et d’expulsion des personnes.
51
L’agence Frontex, pour ne citer qu’elle, créée en 2004 pour « améliorer la
gestion intégrée des frontières extérieures » est devenue en quelques années
l’instrument de la politique de contrôle migratoire de l’UE. A considérer ses
« opérations » 23 , on ne peut qu’en relever d’une part l’inconséquence
économique, d’autre part l’illégalisme légitimé. Inconséquence économique,
puisque en 2007, à titre d’exemple, 53 000 personnes sont arrêtées ou interdites
d’entrée sur le territoire de Schengen par l’agence Frontex pour un coût total de
25 millions d’euros, quand dans le même temps l’UE accueille 2 millions
d’immigrants et que 800 000 personnes sont interdites d’accès par les Etats !
Si, comme le note Claire Rodier, l’agence ne suscitait pas d’autres bénéfices
dans l’industrie des équipements de contrôle et d’armement, on ne voit guère
quelle rationalité présiderait à ces investissements à fonds perdus extrêmement
coûteux pour l’Union 24. Illégalisme légitimé, puisque Frontex sous-traite
contrôles et internements des populations non désirées avec les pays voisins 25
alors que les traités qui lient l’UE aux pays tiers relèvent de la Commission
européenne, du Conseil, du Parlement et éventuellement de la Cour de justice.
Ces règles ne s’appliquent pas aux accords passés par Frontex au motif que
l’agence n’établit pas de partenariat avec ces pays, seulement avec les autorités
de contrôle au frontières, ce qui exclut ces accords des relations entre UE et
Etats puisqu’il s’agit de « simples arrangements techniques » 26. L’illégalisme
ainsi légitimé sert de réponse à l’illégalisme condamnable de quelques sans-
papiers.
°°°
On peut, pour finir, retenir de ce test qu’aucun argument philosophique ou
culturel de l’Europe ne saurait prétendre éviter ou résoudre cette contradiction.
Ni identité culturelle ni mission spirituelle ne sauraient autoriser le refus
23 Opérations Héra (2006 Canaries), Minerva (2008 Gibraltar), Nautilus (2008 Lampedusa),
Poséidon (2009 Frontière grecque). 24 Cl. Rodier, op. cit., p. 156-7, 164. 25 Il s’agit des Balkans, Bielorussie, Moldavie, Ukraine, Georgie ; USA, Canada ; Cap Vert,
Nigeria. Des négociations sont en cours avec la Mauritanie, la Libye, l’Egypte, le Sénégal. 26 Cl. Rodier, op. cit., p. 159.
52
d’hospitalité, mais ils ne sauraient non plus occulter l’idée que si la visée
cosmopolitique a un sens, l’Europe se doit aujourd’hui au monde tandis qu’elle
a longtemps agi comme si le monde lui était dû. L’affaire est à considérer sur
les deux plans, philosophique et politique. La fonction rectrice de l’Europe, sa
prétendue mission civilisatrice, rencontre sous le nom de globalisation sa limite
cosmopolitique qui appelle l’UE à traduire dans les faits les valeurs dont elle se
réclame. En l’occurrence, et très concrètement, elle ne saurait traiter de
manière inhumaine et contraire au droit les immigrants entrant ou entrés sur
son territoire et en situation d’illégalité. Mais en même temps, ce principe
politique ne saurait non plus se soustraire à la contradiction insurmontable que
met en lumière la situation des immigrants : s’il faut s’élever contre les
dispositions policières d’une réputée « bonne gouvernance » européenne
libérale vouée à une gestion biopolitique des populations, on doit reconnaître
en même temps que le refus de ladite gouvernance ne fait pas une politique.
Cette contradiction est insoluble car elle est en réalité le nom propre de la
politique elle-même quand celle-ci prétend honorer sa dimension mondiale.
Elle fait de la politique le lieu et le mode d’une mésentente continuée où
s’éprouvent les prétentions d’égalité et de justice sous la forme du traitement
toujours insatisfaisant d’un tort. Le sort réservé par Frontex, par exemple,
c’est-à-dire par l’UE elle-même, aux immigrants rappelle à l’Europe sa
vocation cosmopolitique en la mettant face à cette contradiction. Cette
contradiction peut être dite performative au sens où elle est le chant des sirènes
de l’Union : elle rappelle à l’UE qu’elle produit en son sein le contraire de ce
qu’elle dit qu’elle fait ; et qu’en cela elle fait le contraire de ce qu’elle dit
qu’elle est. On pourrait penser que cela en invalide le projet. Ou on pourrait
penser, au contraire, que cela appelle une contestation interne qui est le propre
de la liberté politique des peuples élevée contre la prétendue gouvernance
exercée par les gestionnaires de la Commission et du Conseil.
53
Table des matières
Chapitre premier
De l’Europe philosophique à l’Europe politique 2 1. Les trois concepts d’Europe 4
2. De Vienne 1935 à Genève 1946 9
3. L’Europe politique contre l’Europe philosophique 19
4. Une origine politique de l’Europe : la Résistance européenne 24
Chapitre deux De l’Europe politique à l’Europe cosmopolitique 28 1. Les alternatives 29
2. Souveraineté et conflictualité 32
3. L’intention cosmopolitique de l’Europe 38
Chapitre trois L’Europe et les non européens 41 1. Identité européenne ou visée cosmopolitique ? 44
2. Un test de valeur démocratique 45
3. Schengen ou l’ambivalence de l’Europe 47
4. La contradiction performative de l’Union européenne 49