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UNIVERSITE PARIS 4 SORBONNE ECOLE DOCTORALE 3, LITTERATURES FRANÇAISE ET COMPAREE

Thèse pour l’obtention du grade de Docteur ès Lettres de l’Université Paris 4 Sorbonne

Discipline : Littérature française

Présentée et soutenue publiquement par

Sami BOUALL U

Le 27 juin 2015

Représentations de l’histoire dans l’œuvre de Julien Gracq

(Position de la thèse)

Directeur de la thèse M. Le Professeur Bernard VOUILLOUX

Jury

M. Le Professeur Mohamed Kameleddine GAHA

M. Le Professeur Michel JARRETY

M. Le Professeur Patrick MAROT

M. Le Professeur Bernard VOUILLOUX

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Représentations de l’histoire dans l’œuvre

de julien Gracq.

(Position de la thèse)

Pour L’auteur du Rivage des Syrtes, l’histoire est un goût, une inclination subjective

qui dépasse les considérations historiographiques et philosophiques étroites pour nous

introduire dans un monde plus complexe où le devenir de l’homme acquiert des

caractéristiques plastiques qui sont susceptibles de le soumettre aux exigences de la poéticité.

En effet, ce qui est revendiqué, à travers toute l’œuvre gracquienne, ce n’est pas le compte

rendu propre à l’historien, mais une essence poétique, de ce qui n’est pour autant pas « un

genre littéraire » (E.JR, 1215).

Pour lui, tout est soumis à l’ordre de l’histoire dont relève celui de la réalité. La

littérature doit prendre en considération cet ordre. Toutefois, durant toute sa vie, il a soutenu

un ordre de la littérature tout à fait indépendant du contingent et du conjoncturel. Comment,

dès lors, une œuvre littéraire qui, par définition, est autonome par rapport à la contingence, au

politique et à l’historiographie peut-elle tenir compte du phénomène historique et l’intégrer à

la création artistique ? C’est la question à laquelle toute notre thèse tentera de répondre.

Notre hypothèse de travail sera la suivante : l’œuvre de Gracq, exprime le rapport

privilégié que l’auteur a entretenu et qu’il entretient encore (à travers son œuvre posthume)

avec l’histoire. Il est néanmoins évident que ce lien ne se limite pas à une pure écriture

historiographique ou au simple témoignage inséré dans l’œuvre littéraire. Le compte rendu du

passé est plutôt une forme complexe de représentation de ce passé et de l’histoire en général.

Ce qui nous mène au cœur de notre problématique qui est la définition même de cette notion

clé de notre thèse : « la représentation ».

Par « représentation », nous désignons l’acte par lequel un sujet prend conscience d’un

objet extérieur à lui et se l’assimile. Ceci implique au moins trois façons de procéder. La

première est une représentation passive. Elle consiste non en une action délibérée en vue de

parvenir à la connaissance de l’objet, mais plutôt en une forme de perception ou, selon

l’expression même de Kant, d’intuition de l’objet. Dans ce cas, le rapport à ce même objet

n’est pas recherché sciemment (cependant, il n’est pas nécessairement non voulu ou désiré).

La conscience de l’histoire serait, donc, pour nous un acte, non de connaissance rationnelle,

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mais de prise de conscience intuitive qui met en rapport les sens, les sensations, la mémoire,

l’imagination et les apports de toute une culture collective ou même d’une aventure ou tout

simplement d’une vie personnelle avec le phénomène historique, et notamment le temps et ses

réalisations spatiales. Nous verrons d’ailleurs, à travers les œuvres de Gracq, comment ces

phénomènes sont perçus.

La deuxième forme de représentation est active. La pensée en tant que phénomène

cognitif réunit la volonté de connaissance à l’entendement et à la raison. C’est sous cette

catégorie que nous placerons la vision « scientifique » et philosophique de l’histoire. Nous

tenterons de voir de quelle manière l’œuvre de Gracq se rapproche d’une écriture

« canonique » de l’histoire ou s’en éloigne à partir de quelques aspects formels qui en sont les

signes.

La troisième forme de représentation est la résultante des deux premières puisqu’il

s’agit de leur produit. De fait, il nous faut parler de ces « représentations stabilisées »1 que

sont ces artefacts ou produits, pour nous, produits du discours, qui figent dans un énoncé, une

représentation qui devient dès lors communicable. C’est d’ailleurs de cette manière que nous

avons l’intention d’aborder l’œuvre gracquienne, que l’auteur conçoit comme l’instantané

d’une atmosphère et d’un moment historique perçus à travers des personnages qui les vivent

et les subissent. L’œuvre est une reconfiguration de ce qui est vécu, de ce qui est appris et de

ce qui est lu. C’est de cette manière que nous la percevons comme représentation et c’est de

cette manière que nous escomptons la traiter.

En partant de ces définitions, nous interrogerons dans cette thèse les quatre récits qui

prennent en considération non plus le destin d’individus ou de petites communautés à

l’exemple d’Au Château d’Argol, Un beau ténébreux et « La presqu’île » mais un destin

collectif impliquant des entités politiques ou historiques qu’elles soient réelles ou fictives.

Première œuvre par sa publication, Le Rivage des Syrtes (1951) relate les mois qui précèdent

le déclenchement d’une guerre destructrice. Il est suivi en 1958 d’Un balcon en forêt qui

évoque l’atmosphère particulière dans la forêt ardennaise d’octobre 1939 au 12 mai 1940. En

1979, Gracq publie ses derniers récits dans un recueil intitulé La Presqu’île. Dans « La

route », partie d’un roman avorté, le narrateur nous rend compte de son périple à travers le

1 LEVY (Jacques) et LUSSAULT (Michel),dir, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris,

Belin, 2003, p 791.

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Perré dans un contexte de guerre. « Le roi Cophetua», est une nouvelle dont les événements se

situent pendant la Première Guerre mondiale.

Notre ambition, à travers le travail sur ce corpus, est, d’abord, de mettre en rapport

l’œuvre littéraire avec le matériau même de l’histoire ainsi qu’avec les autres champs de la

connaissance et de la représentation avec lesquels la littérature forme une sorte de continuum.

Ainsi, lire l’histoire à travers cette œuvre revient dans un premier lieu à saisir la continuité

qu’il y a entre les deux dimensions fondamentales du temps et de l’espace historiques. C’est à

l’étude de cette continuité que se consacrent nos deux premières parties. En partant de la

notion d’événement, qui est le fil d’Ariane de cette thèse, Nous nous sommes attelé, en

premier lieu, à déterminer respectivement ce qui fait le propre du temps et de l’espace

historiques et à retrouver les solutions de continuité poétiques/Poïétiques qui abolissent les

frontières entre les deux par le recours à des schèmes discursifs. D’ailleurs, notre étude n’est

pas exclusivement thématique. Elle regarde aussi et surtout du côté de la forme que prend

l’écriture du temps et de l’espace. Nous interrogeons par exemple, les temps verbaux, les

métaphores, et surtout les différents types discursifs mobilisés dans l’œuvre tels que le récit –

pour dire le mouvement, l’action et les changements –, la description – pour dire ce qui est

durée, et le commentaire pour faire part des réflexions et des méditations sur différents

aspects de ce devenir.

Cela nous introduira dans des questionnements sur le genre même de l’histoire et de

son écriture (littéraire dans notre cas) abordés de front vers les années 80 du 20ème

siècle par

Paul Veyne, et surtout Paul Ricœur dans Temps et récit2 ou et par des penseurs anglo-saxons

tels que Hayden White dans Metahistory3. Peut-on écrire et représenter l’histoire sans

recourir au récit et dans le cas de la littérature sans recourir aussi à la fiction ? La réponse

viendra d’elle-même à travers cette thèse et surtout dans la troisième partie lorsque nous

aurons sondé l’énigme même de la disparition de l’événement et par là du récit et le passage

de l’écriture narrative à celle du fragment.

Notre corpus sera, donc, envisagé selon trois angles qui sont, en réalité, trois manières

complémentaires de voir l’histoire et de la représenter. La première entre toutes est celle de

2 Temps et récit, I, II, III, Paris, Seuil, 1983,1984, 1985 ; La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000. 3 WHITE (Hayden), Metahistory. The historical Imagination in XIXth Century Europe, Baltimore et Londres, The John Hopkins University Press, 1973.

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l’histoire événement. Le deuxième axe porte non plus sur ce qui est dynamique et mouvant

mais sur ce qui reste et s’installe dans le temps, entre durée, permanence et répétition. Le

troisième plan est celui d’une fiction qui, tout en faisant acte de témoignage, transfigure le

passé et le transforme en rêverie. De cette rêverie qui berce le Gracq écrivant, naissent des

livres, comme autant de poèmes aux jardins de l’histoire.

Il faut dire que, malgré son statut problématique au sein des études historiques

réalisées au XXème

siècle, l’événement jouit, dans l’œuvre gracquienne, d’une importance

capitale. En effet, présenté dans sa singularité et dans son caractère explosif et nécessairement

catastrophique, l’événement s’impose à l’œuvre comme le point focal qui dynamise toutes ses

composantes et qui attire dans son sillage les personnages et les décors. C’est par rapport à lui

que s’établit et se configure la temporalité du récit, dont la datation est très souvent relative.

Inséré dans une série ou une séquence, l’événement fait partie d’un processus linéaire

dont les phases constituent les différentes étapes d’un accomplissement, nécessaire ou même

fatal selon la lecture qu’on en fait. Cette lecture peut se limiter à l’interprétation des relations

d’antériorité et de postériorité comme autant de rapports logiques de cause à effets ou que, sur

les pas de Hayden White, elle accède au niveau « argumentatif » de l’explication historique

c’est-à-dire à une eschatologie qui tente de soumettre l’ordre des événements à ce qu’elle

considère comme un sens ultime de l’histoire manifestant ainsi l’influence de certaines

philosophies de l’histoire qui s’imposent à notre attention dans les textes. Dès lors, ainsi mis

en scène, l’événement n’affecte pas seulement la temporalité mais aussi le décor ou plutôt

l’espace, qu’il éveille au temps et au regard, puis au récit et à la description. Et Gracq

d’inventer le paysage-histoire, qu’il dévoue, comme nouvel élément consubstantiel, à

certaines régions comme les Ardennes ou la Vendée.

D’autre part, certains espaces s’usent, se dégradent, montrant ainsi non seulement le

passage du temps et des saisons mais également l’annonce ou l’allusion à l’événement.

L’espace, disponible à ce qui advient, devient le lieu d’une symbolique temporelle qui

annonce ou rappelle l’événement historique.

Le deuxième axe selon lequel s’organise la représentation de l’histoire est celui de la

durée, qui oscille entre la permanence et de la répétition. Tout commence avec la réalité du

vécu quotidien, gestes de l’homme, rituels qu’il partage avec ses congénères, qui semblent

ralentir les processus temporels jusqu’à les figer, jusqu’à la reprise d’un mouvement en

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réponse, symétrique au premier et menant au déclin. Si l’historien Poirier est effectivement

familier avec ces lectures historiques, comment le romancier Gracq les met-il en récit ?

Essentiellement en les saisissant à des moments qu’il considère privilégiés, quand les

processus historiques apparaissent ou lorsqu’ils arrivent à leur terme.

Mais il faut d’autres éléments pour tisser une intrigue « historique » : des croyances

partagées, issues de cérémonies vécues en commun, une mémoire collective identitaire qui en

émerge, un temps rythmé par les saisons successives – et des mémoires individuelles qui se

dégradent, avec leur pendant obligé : l’attachement maladif entre les collectivités et leur passé

au point de redouter l’avenir… Autant de chapitres que nous avons parcourus pour mettre à

jour cette décadence annonciatrice d’apocalypse, omniprésente dans les récits de Gracq en

rapport avec l’histoire et qui est, assurément, une des conditions nécessaires pour que

survienne l’événement, certes destructeur, mais également annonciateur de temps inédits.

Si l’histoire existe par elle-même, opérant des allers-retours sur un temps qu’elle juge,

mesure et anticipe tout à la fois, elle dépose également ses marques de permanence sur

l’espace et les lieux qui le constituent, que les hommes convoitent, s’approprient pour un

temps et perdent. L’espace, selon Gracq, est le « lieu du temps », c’est à travers lui, à travers

son sol qui en est la mémoire, que l’on sent le temps. La rencontre de l’espace et du temps

historique dans l’œuvre gracquienne se veulent ainsi l’expression d’un processus spatio-

temporel dont le mot d’ordre est l’enracinement spatial et la fatalité, au sens géographique du

terme, caractéristique de son imaginaire et de sa philosophie de l’histoire.

Il y a donc cette écriture de la terre qu’est la géographie, avec ses toponymes comme

autant de marques d’identification, sa nécessaire compréhension du terrain, de sa structure, de

ses avantages et inconvénients. L’usage de ces toponymes ne se limite pas à la désignation et

à la distinction des lieux mais fait partie d’un espace plus large, fondé sur des rapports divers

et qui nous permet, y compris dans le cadre fictionnel gracquien, une lecture géographique et

politique, car c’est cet espace, de par sa situation obligatoirement relative et les rapports qui

s’y établissent, qui produit, l’événement historique. Cet espace se décline en lieux habités,

villes ou villages, routes et chemins qui les parcourent.

Traditionnellement, le temps appartient à l’histoire et l’espace à la géographie. Mais

pour Gracq, les choses ne se passent pas de la même manière. La géohistoire des lieux dans

l’écriture gracquienne se fonde sur le relevé et sur la mise en valeur des « traces », c’est-à-dire

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des indices que laissent pour l’historien, l’observateur ou l’homme de la quête, un fait

historique ou une action. L’indice ici n’est donc pas uniquement le fait de l’homme : il est

d’abord et surtout dans la nature des choses, puisqu’il réfère au passage du temps ou même à

l’approche d’une échéance temporelle. Il devient par là le signe d’un destin sur le point de se

réaliser. Nous nous immergeons alors parmi les lieux de la mémoire, ou encore dans le

« paysage-histoire », concept gracquien par excellence.

Il y a encore le climat qui, imposant ses règles et lois, rappelle son caractère cyclique

au temps qui passe, le confrontant et le ramenant sans cesse à la perception circulaire de

l’ordre naturel pour qui naissance, mort et renaissance constituent la dynamique essentielle de

la vie, et donc de l’histoire.

Et puis il y a ces traces laissées par l’homme, en temps de paix comme en temps de

guerre, et qui toutes exhibent une dérisoire maîtrise de la permanence, toujours entachée de

dégradations, de ruines… L’œil les parcourt avec émotion, une émotion que le texte

retravaille, une vision qu’il poétise, de sorte que l’espace, serein comme peut l’être tout

organisme déjà-là, absorbe et reconfigure tout ce qui s’y dépose, strate par strate, les mêlant

intimement aux couleurs et aux profusions échevelées de la nature qui l’anime, palimpseste

triomphant pour les scènes à venir.

Tout comme l’événement affecte l’espace, il marque aussi les hommes qui le peuplent

– peu dans leur corps, à vrai dire, du moins dans les récits que nous avons étudiés, mais bien

dans leurs esprits. Il faut dire que Gracq, lorsqu’il entremêle histoire et littérature, transcende

la première pour respecter l’indépendance qu’il accorde à la seconde : l’événement est certes

le fil principal de sa trame narrative, mais dépouillé de ses ancrages réels, il est pressenti et

attendu, rejeté à la clausule du récit dans sa déflagration et vécu à travers ses prémisses – ou

alors repoussé aux confins de la narration et bien loin des protagonistes. En somme,

l’événement est conçu comme une loi de l’histoire, mais une histoire revisitée par l’ordre de

la nature, dont la parousie n’existerait que dans un possible temporel flou et la dimension

eschatologique n’affecterait que ce qui, l’histoire l’ayant déjà largement démontré, est

périssable : les êtres humains, et tout ce qu’ils érigent.

Sur le plan narratologique, la distribution des actants se fait selon le type de lien

(complicité, opposition, crainte…) qu’ils adoptent en rapport avec l’événement, en cours ou

en attente ; les progressions narratives sont conformes aux schémas romanesques classiques,

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soignés dans leur canevas, et exempts de toute recherche moderne. Les personnages

principaux sont ceux qui entretiennent le lien le plus étroit avec l’Histoire et l’événement, soit

Aldo, Grange et les narrateurs respectifs de « La Route » et du « Roi Cophetua ». Ce faisant,

ils en acquièrent une dimension mythique, en liaison avec l’amor fati pour Aldo, avec la

Terre-nourricière et la Femme éternelle pour les autres – Grange étant peut-être celui qui

opère le passage d’une dimension mythique à l’autre, Gracq semblant, en fin de compte,

privilégier la dimension primitive en l’homme.

Une telle préférence chez Gracq fait en sorte que la rencontre entre le sujet historique

et l’événement se fait non sous le signe de l’action mais sous celui des émotions collectives

ou individuelles qui, les positionnant dans des situations archétypales, réveillent chez les

hommes des peurs ancestrales et qui donc réactivent dans les textes des attentes millénaristes

et messianiques, tout autant que des craintes apocalyptiques ou des désirs fantasmatiques de

protection et de retour au ventre maternel. Nous y décelons la tendance gracquienne à une

rêverie fascinée, dont l’auteur reconnaît la conceptualisation théorique chez Bachelard. Mais

cette rêverie est trop statique pour le goût de notre auteur : refusant de « s’engluer » (le terme

est de lui) dans une rêverie qui ferait des associations imaginaires son unique objet, Gracq

propose d’ajouter l’ascension à la fusion.

Cette rêverie « ascensionnelle », se développe en toute liberté par l’unification des

émotions corporelles et par là dans la présence d’une phénoménologie de la perception du

monde mêlée à des souvenirs personnels, une mémoire collective et des lectures est-elle cet

« esprit-de-l’histoire » que Gracq a entrepris de chercher ? Tout se passe comme si cette

rêverie, qui naît dans l’insignifiance, prenait graduellement de la hauteur, de manière à mieux

entrevoir le devenir, des êtres et des choses, conformément aux liens tissés par le passé et

l’appartenance. La scène est ainsi prête à voir évoluer ses protagonistes.

Tout cela nous amène à conclure que Gracq, romancier et historien, en confondant

dialectiquement ses deux inclinations particulières, propulse le temps historique dans le temps

cosmique, celui du mythe anhistorique qui, transcendant la temporalité réduite de l’histoire,

introduit la réalité humaine dans une temporalité plus vaste, celle du monde, de la nature et du

mythe, en-deçà et donc probablement au-delà de l’expérience humaine.


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