Synthèse 4 – Apport des TIC : un regard critique – Erwan Morel
Si la didactique des langues a vu son paradigme de départ (transmission des connaisances verticales
maître-élève) évoluer vers un champ des possibles complexifié à mesure que les théories de
référence ont changé, l’apport récent des TIC vient lui aussi complexifier le paysage de
l’enseignement-apprentissage des langues. En effet, la multiplicité des applications des TIC (de la
simple recherche d’information, les tutoriels, l’ALAO, les chats à la visioconférence…), des outils
existants et des utilisations possibles rendent la tâche difficile, en particulier pour l’enseignant qui
souhaiterait s’y retrouver dans ce chaos ambiant.
Il semble donc important en premier lieu de définir un cadre solide de réflexion et d’analyse afin de
mieux appréhender la question au niveau épistémologique : quelles théories de référence peuvent
être convoquées dans notre réflexion ? Quelle est la validité des hypothèses sous-tendues par ces
théories ?
À la réflexion épistémologique vient se greffer une réflexion technologique : que sont les TIC
exactement ? Il nous faut restreindre notre définition au champ de l’enseignement-apprentissage des
langues pour ne pas avoir le vertige : la simple (et complexe) utilisation d’Internet, des logiciels
spécialisés visant à enrichir des supports déjà existants pour la classe en présentiel ainsi que des
applications spécifiques pour monter une formation à distance (les plateformes du type moodle par
exemple…).
Revenons-en à l’enseignement des langues : ne faudrait-il pas avant de réfléchir sur l’apport des
TIC faire référence (de manière non prescriptive, comme le CECR) à une méthodologie cohérente
en didactique des langue ? Là encore, les applications sont complexes et ne sauraient se résumer à
une série de maximes pédagogiques ; or il est possible de proposer un cadre méthodologique stable
au-delà des contextes d’enseignement-apprentissage (priorités institutionnelles, profils et objectifs
des apprenants, formation des professeurs…).
Nous avons en effet abordé précédemment la possibilité d’une approche par les tâches (J-P Narcy
Combes), située méthodologiquement dans la perspective actionnelle mais faisant intervenir de
nombreuses théories en sciences humaines comme le socio-constructivisme, la psychologie
cognitive ou encore les théories sur l’acquisition des LE. Nous avons vu l’intérêt de cette approche
car elle permet d’intégrer les deux modes de production langagière : exemplar based system et
ruled-based system, car constitue un moyen terme entre le tout linguistique et le tout
sociolinguistique. En effet, la déclinaison des tâches à un niveau macro (la mise en œuvre d’actions
réalistes) et à un niveau micro (ciblées sur l’entraînement en focalisant sur la/les form-s) facilite la
prise en compte des besoins spécifiques de l’apprenant puisqu’elle dynamise son apprentissage en
optimisant son investissement (réalisme de la tâche) et permet un travail individualisé, au niveau
micro. Une utilisation pertinente des TIC avec une médiation efficace de l’enseignant en centre de
ressources1 par exemple donnera tout son sens à cette individualisation de l’apprentissage, tout en
conservant le réalisme social de la tâche.
Adopter un regard critique sur l’apport des TIC à l’enseignement des langues reviendra par
conséquent à adopter une attitude réflexive et analytique sur les relations complexes de chaque
membre (cf. la pensée complexe d’E.Morin) du triangle didactique. En effet, la médiation
technologique ne s’insérera pas de la même manière dans les relations didactiques si le modèle
choisi est celui de Houssaye, Legendre ou encore Engeström… Sous le triangle didactique choisi,
c’est la face cachée de l’iceberg qui serait pertinente de dévoiler : quelles relations transductives
sont à l’origine des interactions établies (relations interdépendantes entre langue, société, machine
par exemple) ? La présence de l’humain dans les dispositifs de formation médiatisés et à distance
semble susciter des débats animés entre les tenants d’une position plus humaine, à l’encontre des
TIC et une posture techniciste qui laisse peu de place à l’homme par rapport à la machine.
Ce débat illustre bien que l'enjeu n'est alors plus seulement technologique, informatif ou
communicatif (les « TIC »), mais relationnel. Il ne s'agit plus de transmettre des informations mais
de dynamiser des relations humaines qui sont déjà inhérentes à la formation créée par l’homme. Il
faudra donc s’assurer d’adopter un cadre de référence solide pour optimiser une utilisation
cohérente des TIC et dynamiser cette dimension humaine. Ce qui posera problème se situera
davantage au niveau de l’imprévisible ; mais cet aspect n’est pas la seule caractéristique des TIC,
c’est avant tout dans la perspective de l’émergentisme2 que s’inscrit l’apparition de nouveaux
besoins émanant des apprenants. L’imprévisible se situera peut-être au niveau de l’inadéquation
entre un parcours de formation proposé et les attentes des apprenants. Armando Rocha note par
exemple l’inadéquation entre des profils cognitifs et l’auto-apprentissage : en raison d'un manque
de confiance en soi, d'une difficulté chronique d'organisation du travail individuel, de vraie
incapacité d'étudier en situation d'isolement. Pour ce genre de profils, il devient absolument
indispensable de prévoir des mécanismes d'accompagnement individuel3. À l’instar d’A.Rocha,
Jean-Louis Weissberg s’intéresse à l'augmentation du coefficient charnel dans la communication à
distance et élabore des propositions didactiques dans le domaine de la FOAD (cf. la téléprésence)4 ;
ces exemples de réflexion nous montrent des postures méthodologiques fiables qui nous invitent à :
- identifier les caractéristiques concrètes du terrain, dans une perspective systémique (qui sont les
apprenants ? quels sont leur objectifs ? Quelles sont les possibilités offertes par l’institution ? Ses
contraintes ?, etc…).
- identifier avec pertinence les composantes d’un dispositif médiatisé, hybride ou à distance (cf.
triangle didactique : quel degré de complexité est rattaché aux interactions entre chaque médiation)
- repenser non seulement le rôle traditionnel de l’enseignant, mais également celui de l’apprenant,
1 Un des rôles de l’enseignant sera celui de développer la capacité de repérage (noticing) pendant que l’apprenant est exposé à de l’input en L2 lors des micro-tâches. Ce dernier est aussi amené à « dénativiser » et fixer des automatismes.2 La sérendipité représente de façon analogue cet aspect imprévu, celui de naviguer à vue sur la toile par exemple. 3 http://rhrt.edel.univ-poitiers.fr/document.php?id=425 4 http://rhrt.edel.univ-poitiers.fr/document.php?id=429
- prendre en compte l’importance de la recherche dans ce domaine (pour valider les hypothèses de
départ),
- transposer l’efficacité du modèle de l’approche par tâches au contexte d’utilisation des TIC pour
l’enseignement-apprentissage des langues,
- nous interroger dans quelle mesure les innovations technologiques optimisent la qualité de
l’output de l’apprenant (les exemples de la voix sur IP, etc…).
- considérer le potentiel des TIC en tant qu’accélérateur d’interactions et de médiations
(pédagogique, technologique, le suivi, le tutorat), en particulier en FOAD.
Pour conclure, il ne semble donc pas trop risqué d’avancer que dans le cadre d’une ingénierie de
formation complexifiée5 et cohérente répondant à un cahier des charges précis selon les besoins des
apprenants et intégrant une analyse fine de chaque pôle du triangle didactique initial, les TIC
peuvent être utilisées à bon escient afin de dynamiser des relations humaines (médiatisées, à
distance, mais aussi en présentiel) de qualité, enrichissantes pour l’apprenant de langue(s)
étrangère(s).
Bibliographie :
Françoise Demaizière, Jean-Paul Jean-Paul Narcy-Combes, Du positionnement épistémologique
aux données de terrain, Les Cahiers de l'Acedle, numéro 4, 2007
Jean-Claude Bertin, Jean-Paul Narcy-Combes, Patrick Gravé, Médiation, suivi et tutorat en ligne :
approche théorique, perspectives de recherche, Cahiers du Lairdil, n°14, 2008. Numéro spécial
intitulé: "Le suivi des apprenant/es par les systèmes numériques.
Jean-Paul Narcy-Combes Didactique des langues et TIC, vers une recherche-action responsable
Ophrys
Jean-Claude Bertin, Jean-Paul Narcy-Combes, Tutoring at a distance, Modelling as a tool to
control chaos.
5 C’est-à-dire d’une ergonomie didactique selon J-C BertinBERTIN J-C. Eléments d’ergonomie didactique, Document de synthèse pour soutenir une Habilitation à Diriger des Recherches, décembre 2000, http://hal.inria.fr/docs/00/23/29/60/PDF/HDR_JC_Bertin.pdf