organisé par l’Alliance Internationale, Association des anciens et amis de la Cité
internationale
17 boulevard JourdanC o n c o u r s d e r é c i t s
raconté par les neuf lauréats du 1er concours de récits sur le thème de
la Cité internationale
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Sommairep 3 > Terres à Terres de Romain Raji
1er prix Anciens résidents
p 7 > Le bonheur d’être ici de Benjamin Hiver1er prix Résidents
p11 > Comme un songe dans la Cité d’étéde Jeanne Le Roux1er prix Grand Public
p15 > L’installation d’Amelia Maria Bogliotti2ème prix Anciens résidents
p20 > C’était un autre monde de Mikhaïl Savtchenko2ème prix Résidents
p25 > La Cité unie vers Cythère de Christian Zeimert2ème prix Grand Public
p29 > Si Thé Unité de Grahame Robert Anderson3ème prix Anciens résidents
p33 > Le vagabond de Julie Desjardins3ème prix Résidents
p37 > « Un mundo ideal » de Jean-Pierre Weiller3ème prix Grand Public
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‘‘‘‘
1er prix catégorie «Anciens
résidents»
Terres à terresRomain
RajiPourquoi ai-je eu envie de participer
à ce concours ? J’aime beaucoup
lire, j’aime(rais) écrire. La Cité
Internationale Universitaire de
Paris m’inspire parce que j’y ai
passé une année exceptionnelle et
par le brassage de cultures qu’elle
représente. Voilà la recette idéale
pour partager ma vision d’une
cité pas comme les autres. Une
plume, des souvenirs et un petit
peu d’imagination. Je suis un jeune
homme curieux et ouvert sur le
monde. Le théâtre, la musique, les
livres, la nature et la photo sont ma
passion, ma curiosité.
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17 Boulevard Jourdan, Paris.
Chers parents, chers frères, chère sœur,
Je vis à un rythme effréné depuis mon arrivée dans la
Capitale française. Voilà un mois que je suis installé ici et
je n’ai toujours pas réalisé mon rêve. Enfin… Ce que je pensais être
mon rêve ! Me hisser au-dessus en haut de la Tour Eiffel. Vous
rappelez-vous de mon engouement ? « Un pas sur le sol parisien et
je vaincrai la dame de fer ! ». Que nenni ! Mais depuis c’est un autre
rêve que je réalise … Ou plutôt que je vis ! Ici les frontières n’existent
pas, les hommes et les femmes de toutes les couleurs, de toutes les
classes sociales, de toutes les origines se côtoient, se parlent dans les
langues de Goethe, de Molière, d’Homère, dans la langue du Dad ou
encore de Mishima et de nombreuses autres que j’aimerais tellement
apprendre. Chaque pas me fait traverser un océan, une mer ou encore
des montagnes qui me semblaient infranchissables.
Père, je sais que cela paraît insensé mais l’architecture qui m’entoure
porte une trace du pays que le bâtiment représente. Je dors en Suisse,
je mange au Maroc, après être allé voir une exposition en Suède, je
me balade entre l’Allemagne et le Brésil. L’Espagne et le Japon sont
voisins, l’Asie du Sud-Est est si proche des Pays-Bas. Des hommes
qui ont marqué l’histoire représentent des pays, des contrées sans
prétendre les diriger, leurs noms évoquent simplement le respect.
Pourquoi le monde n’est-il pas ainsi ?
Comment est-il possible de n’avoir connu que la guerre alors qu’ici le
Liban réunit et rassemble les Hommes.
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Oh ! Vous me manquez, le pays me manque, ses étals, ses couleurs,
ses senteurs, ses plages… Mais ici, il n’y a pas de peur, il n’y a pas
de bombardements, il n’y a pas de haine, il n’y a pas de ciel bleu non
plus, certes ! Mais qu’est ce qu’un ciel bleu au Liban ? Une tache
bleue dans une flaque de sang. Un œil bleu sur un visage en sang
! Le gris ici est une couleur rassurante. Je reviendrai plus riche de
savoirs, de cultures, et de paix. Je vous aime.
Salam
Quelques semaines plus tard, boulevard de la paix, Beyrouth.
Cher Frère,
Comment se passe ta vie en Allemagne, l’entreprise tourne bien ?
La famille va bien ? Ta femme et tes enfants s’acclimatent-ils ? Je
te souhaite d’être très heureux mon frère. Toutefois, je t’écris pour te
parler de quelque chose qui me préoccupe. Mon fils, Salam, est depuis
quelques semaines en France. Son départ nous a énormément affecté,
cependant il était temps qu’il prenne son envol. Mais depuis son départ
nous sommes inquiets, ses récits sont insensés et loufoques, ses
idées du monde totalement erronées. Je pensais lui avoir donné une
bonne éducation, mais il ne connaît même plus sa géographie ! Je te
demande donc d’aller le voir, s’il te plaît, tu sais que je ne peux sortir du
pays. Stuttgart n’est pas si loin de Paris. Et raisonne-le, je t’en supplie.
Je te remercie mon frère, embrasse tes petites et ta femme. Reviens
nous voir quand tu le souhaites.
Mohamed
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Un mois est passé, Friedenstrasse, Stuttgart.
Mon Frère,
Je rentre d’un week-end à Paris où j’ai décidé d’emmener les filles.
Nous avons passé un moment aimable en compagnie de Salam qui,
je peux te l’assurer, va très bien. Il nous a reçu comme des rois,
nous avons visité sa chambre en Suisse et dîné au Japon avec ses
amis marocains, puis nous nous sommes promenés entre la Grande-
Bretagne et l’Espagne, tu comprends les petites étaient fatiguées de
ce voyage au 17 boulevard Jourdan …
‘‘‘‘
1er prix catégorie «Résidents»
Le bonheur d’être ici
Benjamin Hiver
Né en 1987 en Normandie, je suis
résident de la Maison des étudiants
suédois depuis octobre 2010. J’étu-
die la fi nance à l’ESSEC, l’esthé-
tique à l’EHESS, et la littérature à
la Sorbonne. Mon récit essaye de
fi xer quelques-unes des croyances,
des espérances, des sensations
que m’a inspirées la vie à la Cité.
Ce n’est pas un fragment d’autobio-
graphie, mais un hymne à certains
instants, à certaines personnes ren-
contrées ici-même et qui, déjà, me
sont devenues essentielles. J’ai tou-
jours cru que la littérature et l’amour
faisaient bon ménage, que le désir
alimentait le désir d’écrire, et je tiens
à remercier profondément celle qui
m’a inspiré le personnage de Séta -
Hélène, dont il était bien audacieux
de vouloir restituer la foisonnante
beauté dans l’espace si resserré de
ma fi ction...
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Voici le lieu : la Cité Internationale, et son étirement de bâtisses
plantées dans ce vaste parc, comme une ville dans la ville.
Rapidement, je fus envoûté par la magie enveloppant cet es-
pace qui avait prospéré là, aux portes de Paris. Dès les premiers jours,
j’avais scellé des amitiés que je devinais prometteuses. Et j’éprouvais,
pour la première fois, le vertige de la création. Ce qui était passé,
ce que je n’avais ni vu ni perçu de moi-même, le fond des êtres qui
m’étaient déjà chers me semblait à jamais condamné à m’échapper.
Alors, mon imagination vint à mon secours.
Il y avait Andreï, le Sibérien. Je me souviens encore de la surprise qui
me saisit lorsque je l’entendis jurer en russe dans le restaurant univer-
sitaire. Son français impeccable m’avait conduit à lui inventer une as-
cendance normande. De génération en génération, à partir des bribes
qu’il m’offrait, je lui avais inventé un ancêtre grognard qui, échappé de
la Grande Armée lors de la campagne de 1812, s’était installé dans un
petit village de l’Oural, y avait épousé une jeune Russe et avait noué à
jamais son destin à ce pays, avec lequel il avait fini par se confondre.
Quand je me retrouvais face à Andreï, face à son visage ovale, écrasé,
creusé de traits fins, je guettais dans ses yeux les plaines intermi-
nables, grises, brumeuses où il était né, où il avait grandi avant de
partir étudier à la grande ville, Moscou… Ces plaines fouettées par
le vent glacé, balayées par des rafales de neige, il en était le reflet :
naturellement, elles formaient la toile de fond des images que je lui
associais, et dont je l’augmentais.
Surtout, il y avait Séta, ma voisine arménienne, ma lumière fatale. Mon
désir de tout savoir d’elle ne pouvait être satisfait des longues heures
que nous passions à nous découvrir patiemment. Ses mots, je les
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roulais avec délices sur ma langue. Elle était ma plus belle source
d’inspiration, un tremplin vers le palais des songes. Je n’avais de
cesse de l’interroger sur sa famille, ses souvenirs. C’étaient comme
deux plaques que les hasards de la tectonique avaient toujours tenu
séparées, et qu’il me fallait « conjoindre » contre toute logique. Je me
sentais condamné à rester sur le seuil de sa vie. Le vent de l’exotisme
qui soufflait sur elle excitait mon imagination, et c’était tout un pays,
toute une culture que je m’efforçais à déterrer. Je passais des jours en-
tiers dans la bibliothèque de la Maison Internationale, à dévorer tout ce
que je pouvais trouver sur ce petit pays. L’Arménie surgissait, comme
l’Atlantide, tel un piton perçant les brumes qui l’enserraient. Souvent,
je m’échappais en douce pour contempler la Maison arménienne,
sculptée dans une pierre irradiant d’étrangeté, gravée de ces lettres
dont le sens me paraissait interdit à jamais, comme des runes. Fas-
ciné, je scrutais les visages des résidents que je voyais entrer et sortir.
J’espérais percer leurs mystères. L’oreille aux aguets, je me laissais
bercer par la mélodie de leur langue. Et s’ils se transmettaient, juste-
ment, ces secrets qui me faisaient défaut dans ma quête ? Je m’en
retournais dans ma maison, parfois après de longues heures, les yeux
baignés de larmes, toujours habité par ces mêmes énigmes, sourdes,
lancinantes. Séta avait croisé l’Histoire, et j’avais honte d’espérer pétrir
son passé de mon ingénuité.
Écrire, il fallait écrire. Ce serait peut-être insuffisant, mais c’était à
mes yeux la seule manière de capter quelque chose de ces vibrations
lointaines, diffuses, fuyantes. A travers l’écriture, j’avais l’impression
de réparer mon ignorance. Le soir, je m’y abandonnais furieusement,
jusqu’à l’oubli du sommeil qui pesait sur mes paupières, pour ressai-
sir ces vies. Peu m’importait que mes histoires fussent proches de la
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réalité ou tout à fait farfelues. Il suffisait qu’elles comblent ce manque
que je portais en moi, et qui me plongeait dans un état de profonde
mélancolie. Tous ces êtres chers devenaient aussi des personnages,
peuplant mes nuits, me hantant de toutes les possibilités qu’ils ou-
vraient, offraient, m’ouvraient, et pour lesquels mon estime n’avait de
cesse de grandir. Comme des ombres, partout, ils me poursuivaient.
Cette puissante curiosité qu’ils éveillaient, c’était bien le centre autour
duquel ma plume gravitait, le point aveugle où convergeaient mes dé-
sirs (aimer, rêver, créer). Je n’avais plus honte d’écrire, je ne regar-
dais plus mon ambition comme un vice inavouable : le plaisir auquel
chaque soir je me livrais, était devenu quasi physiologique. Ici, il rayon-
nait d’évidence.
‘‘‘‘1er prix
catégorie «Grand public»
Comme un songe dans la cité d’été
Jeanne Le Roux
J’ai travaillé toute ma vie dans le
commerce international. J’ai vécu
quelques années à Hong Kong,
avant et après la rétrocession à
la Chine. Je suis maintenant en
retraite, ce qui me laisse enfi n le
temps de faire ce qui m’amuse, par
exemple étudier l’histoire ancienne
ou écrire des nouvelles. J’habite
maintenant dans le 14ème , et avec
mon mari anglais, nous adorons
nous promener le dimanche dans le
parc de la Cité. C’est sur un panneau
d’affi chage dans le hall du Bâtiment
Principal que j’ai vu l’annonce de
ce concours. Le souvenir magique
de ma première visite dans ce lieu
m’est alors revenu en mémoire et
j’ai eu envie de le concrétiser en
écrivant ce récit.
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J’ai rencontré Maroine dans l’avion un dimanche d’août 1974. Un
vol Air France de Beyrouth à Paris. Nous devisâmes pendant les
trois heures que durait le voyage. Il était beau, il était professeur
de littérature arabe à l’Université du Caire, il m’impressionnait, moi qui
n’étais qu’une petite étudiante française, fraîchement diplômée d’une
faculté de province.
Arrivés à Orly, nous n’avions plus envie de nous quitter. Il devait sé-
journer quelques jours avec un ami dans une résidence universitaire.
Pourquoi n’essaierais-je pas, moi aussi, d’y trouver un hébergement
pendant la semaine que je devais passer à Paris ? Le soleil se couchait
lorsque le taxi nous déposa devant un imposant édifice, le long d’une
avenue déserte en cette soirée d’été. « C’est là », nous dit le chauf-
feur d’un ton rogue. Mais où aller ? Pas de gardien à la grille. Aucune
flèche ne signalant la réception. Traînant valises et sacs de voyage,
nous déambulâmes à travers les allées, nous arrêtant devant chaque
bâtiment. Chacun avait son style. Chacun portait le nom d’un pays.
Mais toutes les portes étaient closes. Aucune maison ne semblait ha-
bitée. Pas un bruit, pas un être vivant, pas un chat ! Seuls les oiseaux
s’égosillaient dans les arbres. J’avais l’impression d’être entrée par
effraction dans le château de la Belle au bois dormant. Quel était ce
lieu étonnant, hors de l’espace et du temps ? A qui pouvait appartenir
ce jardin extraordinaire et ces pavillons à l’architecture étrange ? Je
m’attendais à voir apparaître à tout moment un canard qui parlerait
anglais ou un garde qui nous expulserait. Maroine ne répondait pas à
mes questions. Il se contentait de maugréer contre son ami qui n’avait
pas répondu au courrier qu’il lui avait adressé pour annoncer sa ve-
nue. Nous contournâmes le corps du bâtiment principal. Toujours pas
de bureau d’accueil. Mais devant nos yeux, un vaste espace s’ouvrait :
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une pelouse immense, la plus grande que j’aie jamais vue, baignée de
la lumière du crépuscule. Et, miracle, à notre droite, sous les arbres,
deux garçons assis sur un banc, l’un brun, l’autre blond. Ils répondirent
à nos questions, l’un en arabe, l’autre en allemand. Ils indiquèrent à
Maroine où se trouvait la Maison du Liban, là-bas, au fond, cachée
derrière les sapins. Mon compagnon traversa la pelouse en continuant
à grommeler.
J’attendis sereinement son retour. Je n’étais pas pressée. Ici, tout était
si beau, si calme !
Je fermai les yeux. Les deux étudiants reprirent leur conversation dans
un dialecte inconnu et pourtant familier. Des mots me remémorant les
messes de mon enfance parsemaient leurs échanges. Etait-ce un
langage codé ? J’interrogeai le jeune homme blond. Il m’expliqua en
riant qu’il était allemand et anglophone, mais que son camarade tuni-
sien comprenait seulement l’arabe et le français. Leur seule langue
de communication était donc le latin, comme au Moyen-Âge chez les
escholiers de la Sorbonne ! Je me pinçai le bras. Aïe, ça faisait mal. Je
ne rêvais donc pas. Maroine apparût enfin, plus maussade que jamais;
son ami était absent et il n’était pas possible de séjourner dans la Cité
sans réservation préalable. Nous reprîmes nos bagages, quittâmes le
Parc à regret, et après moult pérégrinations, nous atterrîmes vers mi-
nuit dans un hôtel sordide du Quartier Latin. Maroine repartit au Liban
à la fin de la semaine. Quelques mois plus tard, la guerre éclata dans
son pays et je n’en eus plus jamais de nouvelles. Je m’installai à Paris
et la vie suivit son cours. Je gardais un souvenir vague de ma décou-
verte d’un lieu magique le soir de mon arrivée dans la capitale, mais je
n’avais aucune idée de son emplacement.
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L’an dernier, une amie m’invita à l’accompagner pour voir un ballet
dans un « Théâtre international » dont elle me vantait depuis long-
temps la programmation variée. Rendez-vous fut pris à la sortie de la
station « Cité Universitaire » du RER B, une ligne que je n’empruntais
jamais. Et là, le choc ! Après trente-six ans, le songe d’une nuit d’été
dans la Cité reprenait vie. L’imposant édifice, les pavillons sous les
arbres, les rosiers, les parterres à la française, rien ne manquait. Mais
le domaine était sorti de sa torpeur estivale : des foules d’étudiants de
toutes les nationalités se pressaient à la caféteria, des familles pique-
niquaient sur la pelouse, des joggeurs arpentaient les allées à petites
foulées... Et plus personne ne parlait latin !
‘‘‘‘2ème prix
catégorie «Anciensrésidents»
L’installation
Amelia Maria
Bogliotti
Je travaille et vis en Argentine où je
suis professeur de français, langue
étrangère. De 2003 à 2006, j’ai
résidé à la Cité Internationale de
l’Université de Paris. Pendant ce
séjour j’ai préparé une thèse de
Doctorat que j’ai soutenue en 2009
à Paris III, Sorbonne-Nouvelle et
après je suis retournée dans mon
pays. Ce concours de récits a réveillé
mes souvenirs : je me suis rappellé
la course pour obtenir une chambre
à la Cité Internationale, les travaux
du boulevard Jourdan en 2003, le
RER B, le bus 67… Ces images me
replaçant tout à coup dans Paris, j’ai
pris plaisir à écrire en français, autre
chose que des cours. Ce récit m’a
permis de quitter un temps ma peau
de prof et de raconter une histoire
qui serait lue et appréciée. J’ai peut-
être aussi voulu voyager en écrivant : dire en somme qu’un cordon
me relie à Paris. J’existe ici tout en vivant ailleurs. La distance me
sépare des voix francophones et je ne veux pas qu’elles m’oublient.
Voilà toutes les raisons qui m’ont poussée à écrire « L’Installation ».
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Quand j’arrivai à la Cité Internationale de l’Université de
Paris, Avicenne devint mon foyer pendant un an. Cette
résidence, à la différence des autres maisons, accueillait
des étudiants déjà engagés dans la vie professionnelle, venus à Paris
pour des recyclages linguistiques ou scientifiques. Sa gardienne était
une polonaise qui avait gagné la France dans l’espoir d’y trouver une
situation. À l’arrivée de chaque nouvel hôte, elle semblait revivre son
propre débarquement dans Paris et regardait les jeunes arrivants, d’un
sourire nostalgique, comme si elle enviait leur avenir qu’elle devinait
plus heureux que le sien. Pour accéder à Avicenne, il fallait traverser
tout le parc de la Cité et aller vers le sud-ouest. Les jeunes de la
chorale internationale prenaient ce chemin tous les mardis soir pour
se rendre à des répétitions qui débutaient à 20 heures précises. À ce
moment-là, la gardienne, rêveuse, contrôlait les entrées.
La maison Argentine fut mon deuxième abri. Quand j’y fus admise,
je dus d’abord passer par le petit pavillon, un bâtiment annexe aux
installations principales où logent les directeurs et quelques étudiants.
Si pour les premiers ce petit pavillon peut représenter un chez soi,
pour les seconds il ne constitue qu’un dortoir. En effet, la vraie vie se
passe dans la partie centrale de l’immeuble qui réunit la plus grande
quantité d’habitations et donc le plus grand monde. C’est là que les
histoires les plus belles ou les plus déchirantes se tissent au hasard
des rencontres. Je ne tardai pas à obtenir une place dans ce grand
pavillon.
Je vécus pendant quelques jours au deuxième étage. Puis, je passai
au troisième, chambre 39, à côté des toilettes. Cette pièce m’intéressait
parce que c’était la plus proche que possible de la 38 dans laquelle je
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prétendais habiter jusqu’à la fin de mon séjour à Paris. En effet, elle
avait pour moi un charme tout particulier. C’était la dernière du couloir
sur la droite et avait deux fenêtres qui donnaient respectivement sur
le boulevard Jourdan et sur le côté ouest du parc. De l’une, on pouvait
voir la pelouse du Montsouris et un héros statufié qui me rappelait
mon pays ; de l’autre, la maison du Canada et une allée qui s’habillait
superbement au gré des saisons. De cette chambre, à l’aube, on
entendait invariablement les pies. La 39 n’était pas laide, mais elle
n’avait qu’une fenêtre et était plus sensible aux bruits du couloir qu’à
ceux du jardin. Je préférais la 38. Un jour j’appris que son locataire était
parti et demandai à pouvoir y loger. Une semaine après on m’autorisait
à y entrer, après le nettoyage.
J’étais tellement heureuse que je n’attendis pas. Dès que j’eus la
clé, j’ouvris et une drôle d’impression s’empara de moi : j’étais là en
voleuse. Un souffle de présences invisibles remplissait cette chambre
vide qui la rendait étrange. Assise sur le lit, j’inspectai l’endroit.
Comme rien ne m’étonna, je repoussai mon inquiétude et commençai
à dépoussiérer meubles et parquet. Cela dura toute la matinée ;
quelques heures plus tard toutes mes affaires, réduites à une valise
et à quelques cartons bourrés de notes et de livres, avaient trouvé
leur nouvel emplacement. Au bout de la journée, je n’avais plus qu’à
remettre la clé de la 39 et me sentir enfin propriétaire pour un certain
temps de cet espace dont je m’étais entichée. Seulement, ma première
sensation d’étrangeté réapparut comme pour me confirmer que j’avais
pénétré un espace interdit dont je violais l’intimité. J’hésitai mais cet
avertissement ne tenant à rien de concret, je me disposai à achever
mes rangements. Je ne sais pas combien de temps s’écoula à partir de
ce moment-là. Soudain, je sentis l’air s’adoucir de lavande et une sorte
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d’évanouissement conscient m’emporter dans une espèce de déjà-vu
qui m’entoura d’un décor délicat habité par de voluptueux murmures.
Un énorme tapis mou couvrit alors le sol de bleu se mariant au mauve
levantin de petites mosaïques glacées sur le mur gauche. Au milieu
d’un bureau profond et large, une lampe venue d’ailleurs tamisa la
lumière en adoucissant la nuit. Sur un téléviseur éteint, trois petits
cactus érigèrent leur raideur. De l’intérieur d’une vieille armoire mi-
ouverte, des livres aux reliures dorées exhalèrent leur parfaite odeur
de papier neuf ; sur les étagères, des pulls et des cols d’hiver se
montrèrent dans un ordre parfait ; par terre, toute sorte de chaussures
d’homme s’alignèrent soigneusement, de bout en bout, contre l’une
des parois. Enfin un manteau vert sombre venant très probablement
de Russie tomba défait sur le lit en même temps que, sortie de je ne
sais où, une voix m’enlaçant me dit comme dans une incantation :
« Regarde, tu vois ce rayon de lumière qui traverse les jalousies vertes
et qui s’en va aussitôt ?». «Oui…? ?» m’entendis-je dire. «C’est la Tour
Eiffel qui caresse Paris.» Puis, un sifflotement de jazz s’amorça dans
cette voix et elle disparut sur le champ, me dérobant la musique, la
lumière et le charme.
Prise d’une étrange frénésie, j’arpentai la pièce, ouvris tous les
tiroirs, scrutai chaque coin, dans l’espoir d’y trouver une trace qui me
prouverait que je n’avais pas rêvé. Ce fut en vain car cette chambre
ne contenait que ma valise déglinguée et mes cartons repus d’écrits.
Décontenancée, je pris les clés des deux chambres et les regardai
longuement. Déroutée, je m’approchai des fenêtres. Au toucher,
leurs rebords m’étaient familiers. Je refis alors le tour de la pièce,
doucement, et caressai le lit, les meubles, les murs et chaque fente
des persiennes vertes. Puis, je m’allongeai sur le sol nu et attendis la
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nuit. Quand le faisceau blanc de la Tour Eiffel eut traversé trois fois
les jalousies et que je crus réentendre le chuchotement des voix, je
m’étais déjà décidée … Je me redressai et redéménageai tout de
suite dans le noir. Le lendemain matin, je rendis la clé de la chambre
38 pour ne plus jamais y revenir.
Je finis mon séjour à la 39. Un mardi soir d’hiver, alors que j’allais à la
répétition de la chorale de la Cité, une silhouette décidée, habillée d’un
manteau sombre venant probablement de Russie me dépassa sur un
air de jazz et se perdit dans la brume. L’air se parfuma de lavande et
je frissonnai.
‘‘‘‘
2ème prix catégorie «Résidents»
C’était un autre monde
MikhaïlSavtchenko
Je m’appelle Mikhaïl Savtchenko,
je suis russe et je fais une thèse
sur la chanson française. Aussi loin
que je me rappelle, j’ai toujours écrit
quelque chose.
J’ai tout de suite été intéressé par
le concours « 17 boulevard Jourdan
» parce que ça me donnait une
occasion d’exprimer mon amour
pour la Cité Universitaire. J’avais
plusieurs fois participé à des
concours de traductions poétiques,
mais jamais à un concours de récits.
J’ai fait de mon mieux pour ne pas
être banal et ne pas parler comme
un prospectus. Je quitte la Cité
bientôt, ayant passé trois années
universitaires ici, et je pense que
j’ai mis un peu de ma nostalgie par
anticipation dans mon récit.
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Je démarre la machine. Lentement, le tapis de course se met en
marche. Il roule de plus en plus vite, et je commence à courir.
Il faut que je fasse au moins trois kilomètres. La course, c’est
un moyen d’échapper à mes problèmes. J’ai dû lire ça dans une pub
pour des baskets, et je tente de me persuader que l’entraînement
en salle de gym est bon pour lutter contre la dépression. J’aimerais
me fatiguer jusqu’à mourir, j’aimerais que ma tête soit incapable de
penser. J’aimerais que le cœur lâche. Cependant, ça n’arrive jamais.
Les muscles se fatiguent et ne permettent pas au corps de s’épuiser
totalement. Quand je suis ici, je pense souvent à son mail. Je l’ai reçu
il y a quelques mois et je n’ai toujours pas le courage de le lire. Trop
souffert déjà. De toute façon, que peut-elle me dire de bon ? Il n’est
pas un mot cruel qu’on ait oublié de se lancer en se quittant.
Je me réveille dans sa chambre à la Cité U. Il est bientôt quatorze
heures. C’est sans doute un dimanche, puisqu’on n’a pas cours.
Elle est assise devant son ordi, en train de lire un blog ou encore
un truc politique. Ça sent très agréablement. Elle était allée acheter
des brioches chez le boulanger qui se trouve près de la résidence.
On va prendre le petit déjeuner. Elle revient au lit, et on y emmène
l’ordinateur.
On va se promener au parc Montsouris. Il y a du monde, surtout des
enfants et des gens qui courent. Je suis mal rasé et je pue la clope car
j’ai oublié le rasoir et la brosse à dents chez moi. Ça m’embête. En
plus, je me suis bien promis d’arrêter, mais pour l’instant je n’y arrive
pas et je fume juste deux cigarettes par jour, auxquelles s’ajoutent la
honte et la culpabilité.
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C’est un autre monde ici, complètement différent du nôtre. Je m’y
suis confronté dès mon premier soir à Paris, quand j’ai passé deux
heures à trouver ma résidence, toute neuve, qui n’avait pas encore ses
jolies lettres stylisées au-dessus du porche. Le temps, en automne,
c’est quasiment comme l’été chez nous, en hiver il ne neige pas, les
odeurs aussi sont très différentes. Si on est un peu perdu dans la rue,
on marche sans but et ça fait toujours plaisir, on découvre forcément
quelque chose. Elle et moi, on contemple, on écoute et on s’essaye à
un jeu : comprendre, même pas comprendre, mais deviner ce qui ce
passe dans la tête des Français.
La Cité U, un autre monde encore, un microcosme qui renferme des
châteaux habités par nos semblables… on n’en revient pas ! Des
pelouses, des tourelles, un beffroi. Un temple antique avec des noms
de Grecs célèbres inscrits au fronton. Un château avec une immense
horloge, somptueux. Un autre château dans cette ville dans la ville,
aux richesses indicibles, avec des bancs fantastiques aux visages
sculptés qui font penser aux personnages de Rabelais.
Des gens sympa, des gens bizarres, des gens qui parlent mal le
français ou de rares Français qui parlent tellement vite qu’on ne les
comprend pas. Des filles qui n’arrivent pas à faire des photocopies
à la bibliothèque et qui te sollicitent parce que tu es un garçon, et les
garçons, ça pige mieux tout ce qui est technique.
Ne pas penser à elle. Penser Paris et Cité Universitaire. J’essaye de
me rappeler tous les noms des stations qu’il fallait faire pour arriver
chez elle à l’époque où j’habitais près du bassin de la Villette et elle
sur le site principal. J’avais fait ce chemin mille fois, mais bizarrement,
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ma mémoire est incertaine. Je respire péniblement. Ce n’est plus une
machine, c’est l’escalator du RER Cité Universitaire. Il est très tard, on
l’a peut-être arrêté, ou tout simplement est-il en panne, il faut remonter
les marches immobiles.
On marchait le long du boulevard Jourdan ; il y avait des feuilles
mortes partout. Quelques semaines auparavant, elles étaient rouges,
belles, c’était bon d’enfouir les pieds dedans. Maintenant, il pleuvait,
et les feuilles n’étaient qu’une masse dégueulasse qui collait aux
chaussures, mais même ça, c’était beau et j’avais le cœur content. On
revenait des courses et je portais deux sacs.
Ça me faisait plaisir, de marcher comme ça, ensemble, les mains
chargés des trucs à manger, comme un vrai ménage. On était
indépendants, pour la première fois si loin de nos parents. La femme
de ménage venait chaque jour, et on levait juste les pieds, assis sur
le lit, un peu gênés. Une fois un plombier est venu pour le lavabo ; en
nous voyant ensemble, il s’est excusé et a proposé de repasser plus
tard.
Il y a eu un autre temps : j’étais seul, triste, le vide à l’estomac car
je ne pouvais rien avaler à part la fumée de mes cigarettes. Pour un
moment, la Cité U était devenue hostile, j’avais peur de l’y croiser ; au
passage piéton, toutes les filles avaient son visage. Mais ce fut aussi
un temps où les copains ont fait leur réapparition. En effet, j’ignorais
énormément de choses à cause d’elle. Je ne me suis pas vraiment
consolé, mais il y avait du bon dans cette époque-là.
- 24 -
Je suis rentré dans mon pays ; mais de tout ça, de cette beauté et
insouciance, de cet amour et de ce désamour violent, j’en ferai un
roman, un long, un vrai, je l’imprimerai pour que ça fasse de belles
pages bien couvertes de caractères, tout en français, et je l’enverrai
à Paris, par courrier. Pour peu qu’il ne se perde pas, on va le publier,
et ça fera sans doute un succès, elle y sera aussi, mais elle n’aura
aucun pouvoir de changer quoi que ce soit dans ma vie ni sur les
pages du livre. C’est dans ma tête que ça se passe. C’est à moi que
ces souvenirs appartiennent.
‘‘‘‘
2ème prix catégorie «Grand
Public»
La Cité unie vers Cythère
Christian Zeimert
Je suis artiste peintre, né à Paris
le 17 octobre 1934, mis au monde
par une sage-femme communiste…
D’où une certaine confusion qui
règne dans ma tête, entre ma
naissance et la révolution d’octobre
17. J’ai appris par mail l’existence
du concours, j’ai eu envie de parler
de ma vie à la frontière de la Cité,
frontière sans barbelés, avec juste
un grillage séparant celle-ci de
Gentilly où j’habitais. Je suis un
ersatz d’écrivain, j’ai longtemps
participé à des émissions de
radio sur France Culture comme
Les papous dans la tête. Il fallait
écrire court. Cela me convient. A 76 berges, je me suis dit que peu
de personnes ont connu la Cité U avant que naisse le boulevard
périphérique quand la zone existait encore. J’ai donc fait remonter ma
mémoire 55 ans en arrière, avant que la maladie qui porte presque
mon nom ne m’atteigne.
- 26 -
Je n’aime pas la ligne de Sceaux. Je ne suis jamais descendu
à la station Cité Universitaire, pas plus qu’à la station Gentilly.
Pourtant en 1956, j’habitais cette ville, rue Dedouvre, une
impasse longue de 130 mètres qui aboutissait sur des champs de
poireaux. A cette époque, j’étais étudiant en peinture à l’école des Arts
Décoratifs rue d’Ulm à Paris. Oubliant la ligne de Sceaux, je prenais
l’autobus 21, terminus près de la Cité Universitaire que je traversais
pour me rendre à l’atelier d’artiste loué pour une bouchée de pain, au
fond d’une petite cour, à deux pas du Sacré-Cœur de Gentilly, cette
église avec quatre gros anges de bronze aux ailes déployées. Elle
est paraît-il inspirée de la Basilique du Sacré-Cœur de Montmartre.
Je trouve curieux que le Sacré-Cœur de Gentilly ait été construit en
1936, en pleine période du Front Populaire. Quand je pense que la
Basilique de Montmartre a été édifiée pour expier « les crimes de
la Commune de Paris de 1871 », j’en rage encore, car mon arrière-
arrière-grand-père fait partie des 30.000 disparus après la répression
de cette Commune de Paris.
Pour me rendre chez moi, j’avais deux possibilités, soit traverser la
Cité Universitaire, soit longer le stade Charléty. Je suis allé deux fois
au stade du Paris Université Club, une fois pour voir le coureur Michel
Jazy, battre le record du monde du 1500 mètres, une autre fois, en mai
1968, pour voir les « anars » faire un tour de piste, Maurice Joyeux en
tête…Ce jour-là on pouvait dire qu’il y avait du monde aux balcons…
de la Maison du Brésil. En effet, avant que le stade soit rénové, la
Maison du Brésil était aux premières loges pour voir les matchs qui
s’y déroulaient. Plutôt que de prendre un chemin inutile, je préférais
traverser la Cité dans son épaisseur. J’aboutissais sur le terrain vague
des anciennes fortifications, aujourd’hui le boulevard périphérique.
- 27 -
Une clôture de grillage séparait le parc de la Cité de cette zone et
je sortais par un portillon. Ces « fortifs », je les parcourais parfois en
suivant de loin le photographe Robert Doisneau. Il habitait Gentilly et y
était né en 1912. Sans doute faisait-il comme moi et traversait-il la Cité
pour revenir chez lui ?
Quel contraste entre les gosses qui jouaient sur la zone des « fortifs »
et le parc verdoyant de la Cité U. Au printemps et en été des étudiants
de toutes nationalités, étendus sur le ventre ou sur le dos, devaient
étudier de très près le gazon de la pelouse du parc qui avait été conçu
après la disparition de la zone en 1934. Alors qu’en hiver je pressais
le pas pour rentrer, au contraire, au printemps je m’attardais et
m’allongeais quelques instants sur l’herbe pour regarder tranquillement
« les belles étrangères » comme l’a si bien dit Aragon et je songeais à
L’embarquement pour Cythère de Watteau… Combien de mariages
les rencontres dans le parc de la cité U ont-elles occasionné ?
J’ai vécu dix-huit ans à Gentilly et j’ai vu bien des changements, la
construction du périphérique en 1959, la construction de la passerelle
pour que les étudiants croyants arrivent plus vite à la messe au Sacré-
Cœur de Gentilly. Notre vie dans la rue Dedouvre était une vie de
village où tout le monde se connaissait. L’atelier que je louais a la
particularité d’avoir été occupé quelque temps avant la guerre 39-45,
par le sculpteur Allemand Arno Breker qui a servi avec zèle le troisième
Reich, mais qui par amitié pour le sculpteur Maillol, sauva Dina Verny
son modèle du camp de concentration. Deux autres ateliers au fond de
la cour avaient été le lieu de travail du sculpteur Paul Bigeard, metteur
au point de Maillol. Un couple de Yougoslaves a occupé et restauré ces
ateliers ; ils y vivent et travaillent encore. Dans la petite cour il y a un
- 28 -
seul arbre, un prunier, et il reste encore quelques vestiges d’ébauches
de statues recouvertes de lierre qui font penser à Hubert Robert, le
peintre des ruines. Avec mes amis serbo-croates nous avons souvent
ouvert nos ateliers pour des grandes fêtes cosmopolites. Je « jaspinais
» avec tous ces étrangers qui parlaient bien le français, moi qui ne
connais aucune langue à part… l’argot parisien.
A compter de 1963 je n’ai jamais retraversé la Cité Universitaire.
J’avais une voiture… Une traction-avant Citroën d’occasion de 1936,
qui me permettait de conduire ma femme à son lycée. Je passais
par la rue Deutsch de la Meurthe, le mécène alsacien à l’origine de la
fondation qui porte son nom, la première à voir le jour à la Cité. Durant
toutes les années passées à Gentilly, j’ai vu se construire quelques
maisons de la Cité, jusqu’à la dernière, un symbole de technologie
architecturale, l’ex-Maison de l’Iran inaugurée en 1969, qui apparaît
encore comme un phare sur le périphérique.
En 1974 j’ai quitté mon atelier au fond de la cour pour un atelier
au 13ème étage dans un immeuble du 13ème à Paris. De mon
observatoire je vois encore quelques toits de la Cité Universitaire et
le « biberon » du Sacré-Cœur de Gentilly. J’avais fait le tour de la
vie gentiléenne avec la disparition des amis, des petits bistrots, des
petits commerces fermés les uns après les autres et remplacés par
des boites à bouf’. Je n’ai jamais été invité à visiter une maison de la
Cité, je n’étais qu’un passant et un « voyeur ». Mais ce lieu a laissé
une forte empreinte dans ma mémoire. Il m’arrive de faire des courses
dans un « Super Marché U » et je songe alors que c’est peut-être la «
Super Université du Monde ».
‘‘‘‘
3ème prix catégorie «Ancines
résidents»
Si Thé Unité
Grahame Robert
Anderson
Je suis Anglais par profession,
étudiant par destination, écrivain par
distraction. Comme tout écrivain,
j’espère être «juriste-échoué» et
c’est pour cela que je poursuis
mes études à Paris. Ce concours
de récits m’a rappelé l’année
passionnante que j’ai passée dans
la Maison du Cambodge ; toute la
«bantère» (NDLR : badinage) qui
en est issue, c’est ce concours
m’a permis de l’exprimer. Ce que
l’on appelle, la «bantère» est la
force artistique et créative qui nous
permet d’atteindre ce que l’on ne
pourrait pas autrement atteindre.
La «bantère» est la joie, elle est la
bonne humeur, elle est l’humanité,
elle est dans moi et elle est dans
vous. Pour cette raison j’aimerais
remercier l’Alliance internationale,
le jury, la Cité universitaire, et toutes
les personnes douées de «bantère»
qui savent bien comment elles m’ont
aidé.
- 30 -
Un sage maître de conférences dans une université parisienne
dit un jour : « Eh bien...nous avons en France, chers étu-
diants, une belle expression que vous ne connaissez peut-
être pas. On dit « Ce n’est pas ma tasse de thé », ce qui est quand
même un peu étrange, puisque chez nous, nous n’avons pas les
mêmes goûts que nos cousins d’outre-Manche, mais bon… Juste-
ment, moi, je préfère le thé…»
Il y a des boutiques de thé qui siègent partout à Paris, mais leur inspi-
ration a son siège au 17 boulevard Jourdan. C’est à l’occasion de ces
réflexions, moitié nostalgiques, moitié ravissantes, que l’on a consacré
le SPÉCIAL-MÉLANGE-N°-DIX-SEPT – mélange fin, mélange aimé,
mélange doux, mélange exotique.
Je suis anglais, et en tant que tel c’est le thé qui court dans mes veines.
C’est le thé qui fait danser nos cœurs et chouchoute nos lèvres, mais
nous Anglais, ne sommes pas les seuls à cet égard. Le thé réunit,
autour d’une théière brûlante, les méchants, les sages, les beaux, les
moches, la peau douce, la peau ridée. Qu’il s’agisse du thé noir, du
thé vert, du thé jaune, du thé rouge, du thé blanc, il s’agit bien de gens
noirs, gens verts, gens jaunes, gens rouges et gens blancs. À mon
sens, le thé a vocation à résoudre les problèmes du monde. J’oserais
même dire que c’est l’esprit de thé qui trace le réseau des trottoirs, des
rues, des champs et des couloirs du mélange n° 17 de notre Cité U.
La vie à la Cité U s’assimile à celle d’une feuille de thé. Élevée et sé-
lectionnée en terre lointaine, elle traverse le monde pour finalement se
retrouver avec d’autres de la même espèce dans un même vaisseau,
on se sépare de tout ce qui est superflu. Cette eau chaude extrait ce
- 31 -
qui nous est propre - notre goût même - mais non pas pour autant
pour le gaspiller ; on est érodé jusqu’à la charpente, mais tout ce qui
est la charpente d’autrui s’expose aussi, et c’est à partir de là qu’on
apprend à faire le meilleur thé. Ça, c’est le mélange numéro 17.
On peut bien sûr décider de se garder en sachet et de ne faire partie
que d’une infusion pure. Le mélange numéro 17, toutefois, offre toute
une assiette de goûts ; s’isoler, c’est se dénier la liberté qu’offre l’eau
chaude. Et si elle ne se présente pas comme liberté, elle est quand
même une leçon.
À mon arrivée, à la Cité U, j’étais fait d’Earl Grey : onctueux mais
quand même délicat. En revanche, à mon départ, il n’y avait plus au-
cune unité dans ce que j’étais devenu. Quand on me verse, je suis un
peu le tout : je suis du Masala Chai, quand, ayant traversé l’Atlantique
avec un Luxembourgeois dans un avion rempli de Français, les amis
que j’ai rencontrés, parlent plus hindi qu’anglais et habitent dans une
maison à deux pas de la mienne ; je suis du Sencha quand je m’isole
dans une chambre ou un bain, et la solitude me dit de me déchirer
ou de me détendre, et le clair de lune traverse le périphérique et la
peau, d’où se forme le cerveau ; je suis de n’importe quelle soupe au
lait quand, la fête faite, je rentre après le lever du soleil, Espagnole à
gauche, Canadien à droite, et je me rends compte, pas pour la pre-
mière fois, que la maison (j’en suis sûr !) s’est déplacée ou s’est ca-
chée quelque part. Bien entendu (et bien vu et bien goûté), le mélange
n°17 demeure sur la langue, ce qui n’a rien à voir avec ma capacité de
verser un subjonctif en français.
- 32 -
Tout le monde a sa propre façon de le faire, mais tout le monde s’est
mis d’accord qu’il vaut la peine de l’achever, et dès qu’il s’agit du mé-
lange n° 17, ça s’achève. Le mélange n° 17, ça se boit chaud, ça se
boit frais, par les artistiques et les scientifiques, par les juristes et les
médecins ; mais chaque fois, ça se boit… je préparerai la bouilloire
alors.
‘‘‘‘
3ème prix catégorie «Résidents»
Le vagabond
Julie Desjardins
J’étudie les mathématiques à
Paris à l’Université Denis-Diderot
depuis deux ans. J’ai la chance
d’habiter pendant ces études à la
Cité Universitaire. Aussitôt que j’ai
découvert le concours de récits,
j’ai été enthousiasmée. La Cité
Universitaire, lieu exceptionnel au
sein de Paris, m’inspirait mille et
une histoires. C’est un lieu à la fois
paisible et fourmillant d’activités et
de cultures. Pour le concours, j’ai
choisi de rendre hommage à un de
mes voisins, un habitant méconnu
de la Cité, que je croise chaque
matin en me rendant à l’université.
- 34 -
Je m’éveille. Sans me presser, je me redresse en baillant. Puis,
j’étire chacune de mes jambes, mon dos, et je me secoue pour
chasser le sommeil. Je me tiens dans le coin d’un petit escalier
jouxté à un complexe de briques rouges. Là, trois heures auparavant,
je me suis autorisé une petite sieste pendant que le ciel pleurait son
froid et son ennui. Il ne semble plus si triste à présent et les oiseaux
matinaux pépient avec force, heureux de cet agréable changement
de climat. Ce sont eux qui m’ont réveillé. Je ne me sens plus endormi
du tout et la perspective d’un petit déjeuner me motive à sauter sur le
pavé glacé, et même à m’engager prudemment dans l’herbe humide.
Je fais la moue. Je déteste sentir le froid de cette pluie fraîchement
tombée transpercer mon manteau et s’infiltrer dans mes jambes. Je
me hâte de gagner le chemin terreux, plus sec. J’évite les flaques et
aussi la lumière des lampadaires qui me heurte les pupilles. Je préfère
l’ombre: je m’y sens en sécurité. J’y suis plus noir que la nuit.
D’un pas rapide, je poursuis ma promenade matinale. Je déambule
discrètement sur le bord de la route. L’allée bordée d’arbres est dé-
serte et silencieuse. Pas un coureur ne s’entraîne à cette heure. Aucun
sportif n’occupe non plus les terrains de football boueux. Personne sur
les pelouses à lire, à discuter... Aucun étudiant ne révise ses notes
assis au pied d’un arbre. Aucune famille ne pique-nique. Aucun enfant
ne s’amuse à faire des galipettes. Personne ne promène son chien...
Seul seigneur en ce royaume ténébreux, je me sens le maître du parc.
Après quelques instants, je parviens à une allée de cailloux. À ma
gauche, une vaste étendue de gazon et au bout de celle-ci, une cha-
pelle à demi cachée par les arbres. À ma droite, un immense palais
de pierres. Dans ce château, on trouve toujours à manger. Je hume
- 35 -
un souvenir du repas d’hier soir: du poisson ! Je n’ose pas pénétrer
dans cet imposant bâtiment et me dirige plutôt vers les poubelles, si-
tuées dans le fossé qui l’entoure. Le vent a mis à terre un mastodonte
de plastique. Je me faufile à l’intérieur et farfouille. Pas de chance:
des cartons, du papier et des emballages. Le recyclage. Je m’éloigne
tristement des autres poubelles, trop lourdes pour être renversées,
desquelles sortent les bonnes odeurs de mer. Mon ventre geint. Je
remonte la pente des douves par l’escalier de béton et je m’engage à
nouveau dans l’allée de cailloux. Je m’arrête sous des arbres dont le
feuillage dissimule une famille d’oiseaux matinaux. Silencieux comme
une ombre, je me tapis dans un buisson et j’attends...J’attends...
Un étourneau se pose près de moi, sur l’herbe humide, et je me garde
de bouger. J’aime les étourneaux. Les grives, les merles, les moineaux
aussi... Les pigeons ? Trop coriaces. Les pies ? Trop méchantes. Brus-
quement, je bondis sur le petit étourdi et lui plante mes crocs dans
le corps. J’ai raté la nuque : l’oiseau vit et se débat. Je veux donner
un bon coup de mâchoire. Le sacripant profite de ma bouche ouverte
pour sortir et sautille, amoché. Je le poursuis. Son aile est blessée, il
ne peut m’échapper...
Le voilà qui parvient à décoller. Il se perche sur une branche basse. Je
grimpe à mon tour et le pourchasse. Nous montons ainsi de branche
en branche, jusqu’à l’endroit où les branches ne sont pas assez so-
lides pour me supporter. Là, peine perdue: il s’évade.
Dégoûté et affamé, je redescends. Les oiseaux se sont tous envo-
lés. Je pénètre dans une cour cernée de bâtiments de briques roses.
Les murs sont couverts de rosiers grimpants et le jardin foisonne de
- 36 -
buissons. En ronchonnant, je m’y cache, fâché contre moi-même
d’avoir sauté trop tôt. Le ciel s’éclaircit peu à peu. Des gens commen-
cent à sortir de leur résidence, à marcher dans les allées. Certains
passent près de moi. Quelqu’un me remarque : « Bonjour mon beau.
Viens par ici »! « Touche-le pas. Il doit avoir des puces ». Je m’éloigne,
indigné. Je passe devant une grande maison rouge et bleue. Je tra-
verse la grande intersection d’asphalte rouge et longe des colonnes
blanches. Un homme aux poils très noirs, comme les miens, m’aper-
çoit et me sourit. Il pose un plat près de moi et je tolère ses caresses.
Des croquettes, ça ne vaut pas du bon poisson. Ça n’a rien à voir avec
la chair chaude d’un étourneau. Mais ça me plaît. Je ronronne.
‘‘‘‘
3ème prix catégorie «Grand
public»
Un Mundo Ideal
Jean-Pierre Weiller
La raison pour laquelle j’ai eu envie
de participer au concours se trouve
dans le texte lui-même : je me sens
en quelque sorte redevable du lieu
et de ses étudiants. Il m’a fait rêver,
m’évader d’un quotidien assez
triste et peut-être même m’a-t-il
évité d’aller voir de l’autre côté de
la voie ferrée, là où les « bandes »
sévissaient. Je suis certain qu’il a fait
de moi quelqu’un d’ouvert à l’autre,
tolérant. Ma carrière professionnelle
s’est déroulée exclusivement dans
l’industrie musicale ; elle m’a permis
de connaître et travailler avec
des artistes comme Bob Marley,
U2, Serge Gainsbourg. J’ai été
Président-Directeur-Général de la
société Island France, manager
du chanteur Yannick Noah, et j’ai
dernièrement créé une société
de vente de produits musicaux
dérivés Talents Distribution que
j’ai revendue l’année dernière à la
société Warner Music France.
- 38 -
Toute mon enfance eut pour centre un petit appartement situé
dans un immeuble en briques rouges appartenant à la ville
de Paris : j’habitais boulevard Kellermann. Les aléas de la vie
firent qu’après tant d’années, je suis récemment revenu vivre dans
ce même endroit. L’ambiance de ces années 50 puis 60 se révélait
par leur modernité : le téléphone n’était pas encore arrivé dans notre
quartier, la premier chaîne de télévision, unique et en noir ne fit son
apparition que tardivement. La vie familiale était rythmée par le marché
de Gentilly. J’y accompagnais soit ma mère, soit mon père. Colombe
et Léopold ne s’entendaient pas et je pense même me rappeler qu’ils
aient passé dans ce petit appartement plus de deux années sans
échanger le moindre mot.
Colombe, bien que née à Paris était d’origine normande ; Léopold,
alsacien. Elle était de confession catholique, il était juif. Je connus la
guerre des religions à la maison. Leurs familles avaient été décimées
par les guerres, la déportation et il n’y avait plus que nous trois. Tout
cela n’avait pas contribué à faire de moi un enfant joyeux, j’étais
timide, mais tout cela était normal. Comment aurais-je imaginé que la
vie puisse être différente ?
Ma mère m’avait « placé » » dans un collège du Quartier Latin, pour
m’éviter d’être en contact avec de mystérieuses bandes de « voyous
» qui sévissaient dans ce quartier sud de Paris, bien que je ne les ai
jamais vus. Une de ces bandes m’inquiétait particulièrement de l’autre
côté des voies de chemin de fer de la Petite Ceinture.
Je ne pouvais l’apercevoir alors, en raison de l’imposante usine de la
SNECMA qui jouxtait le boulevard Kellermann, mais je la savais proche
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et n’étais pas rassuré. Dès que je fus en âge d’aller seul à l’école,
vers 7 ou 8 ans, j’appris à me rendre à la station Cité Universitaire
et à prendre le métro qui me conduisait à celle du Luxembourg. Pour
cela, je longeais d’un côté, le parc Montsouris et de l’autre, la Cité
Internationale Universitaire. Ces trajets quotidiens étaient effectués
en présence de jeunes hommes et femmes que ma mère m’avait
décrits un jour, avec une certaine solennité, comme des étudiants qui
« venaient de tous les pays du monde ».
Mon sac sur le dos, je les retrouvais souvent sur le chemin du retour. Ma
journée commençait à l’école le matin à 8 heures et se terminait à 18 h
45. Un soir, une étudiante, que j’imaginais Iranienne, ma mère m’ayant
appris qu’une princesse de ce pays lointain étudiait au Quartier Latin,
me prit gentiment la main et me demanda « Comment tu t’appelles ? »
en m’accompagnant en haut des marches de la station. Lorsque nous
nous quittâmes, elle me fit un petit geste de la main.
Un après-midi, certainement un jeudi ou un dimanche, je regardais un
athlète s’entraîner sur la petite piste de course de la Cité universitaire;
je restais sur place un long moment portant un regard certainement
admiratif à son agilité, son élégance car à la fin de son entraînement,
il s’approcha de moi. Nous ne parlions pas la même langue, mais je
compris que la sienne était l’anglais. Il s’accroupit et de son sac de
sport sortit un écusson qui représentait son pays : le drapeau anglais y
figurait, et en dessous, en toute lettre était écrit Nigéria.
Je ne me souviens plus comment j’exprimai toute ma reconnaissance,
peut-être la bredouillai-je tellement j’étais surpris. Je repartis
rapidement avec le plus beau cadeau qui ne m’avait jamais été offert.
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Longtemps il resta au dos de mon cartable, cousu par ma mère à cet
endroit. J’étais ainsi devenu un fier Nigérian et encore aujourd’hui je
pense à ce bel athlète : Qu’est-il devenu ? Comment pourrais-je lui dire
ce qu’a représenté pour moi l’écusson qu’il m’avait si gentiment offert ?
Je m’étais habitué à tout ce petit monde multicolore et beaucoup
plus tard je me rendis compte que jamais je ne les avais différenciés,
bien qu’ils aient été africains, asiatiques, originaires du Moyen-
Orient. C’était le monde tel qu’il était, la vie que je connaissais. Je ne
l’imaginais pas autrement.
Et puis il y avait la Garden Party du mois de juin. Celle-ci avait lieu
généralement le même week-end que les 24 heures du Mans, le grand
événement de ces années d’après-guerre, avec le Tour de France.
Mais je la préférais toujours à regarder la fameuse course automobile
à la télévision.
Alors pendant une journée, je voyageais, parcourais le monde entier
parmi tous ces étudiants qui me faisaient découvrir leurs pays, leurs
costumes, leurs coutumes, leurs nourritures. Je rentrais le soir fourbu
tel un explorateur, chargé de brochures et souvenirs, récupérés
pendant ce fabuleux voyage à travers tous les continents, le temps
d’une journée.
Et puis tout cela disparut, je crois après 1968. J’avais déjà 16 ans.
Aujourd’hui je ne puis m’empêcher de penser à tous ces jeunes gens.
Que sont-ils devenus ? Sont-ils heureux ? Je sais que je ne serais
pas le même si je n’avais pas connu enfant, la Cité U. Grâce à elle, ce
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n’est que beaucoup plus tard que j’appris l’existence du mot « racisme
». Elle fut lieu d’harmonie, de rencontres qui façonnèrent certainement
l’âme idéaliste d’un petit garçon du 13e arrondissement. Aujourd’hui
encore, quand à la sortie du métro Cité Universitaire, je croise une
jeune étudiante ou un étudiant, tout en repensant à ma princesse
Iranienne, mon coureur nigérian, je leur souhaite, silencieusement,
en les accompagnant d’un regard discret, de connaître le bonheur, la
prospérité et la paix.
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