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Antoine - Extrait - julien tubiana

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Julien Tubiana

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Copyright © 2016 Julien Tubiana

All rights reserved.

ISBN-13 : 978-1523237449

ISBN-10 : 1523237449

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« La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux.»

Albert Camus

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CHAPITRE 1

Cela faisait quarante-huit heures qu’il se

débattait sans cesse, qu’il criait, hurlait, gémissait sans discontinuer. Bientôt deux jours qu’il ne voulait plus manger. J’étais inquiet. Des gamins comme lui, je n’en avais jamais vu. En règle générale, au bout de quelques heures, une journée parfois, la plupart finissaient par reprendre le dessus. Il arrivait que certains tentent de s’enfuir, que d’autres nous agressent verbalement ou nous mènent une vie impossible. C’était dur à vivre, mais on savait qu’ils étaient sur le bon chemin, qu’ils n’allaient pas se laisser dépérir. Celui-ci, c’était différent. Il semblait s’enrouler sur lui-même avec une corde imaginaire autour du cou qui menaçait de l’étouffer. Personne n’arrivait à l’aider, personne n’était capable de lui lancer cette bouée de sauvetage à laquelle il aurait pu s’accrocher.

La communication s’était rompue dès le

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premier jour. Il arrivait tout droit du tribunal. Il était sous le coup d’un placement d’urgence. Le juge pour enfants avait estimé nécessaire de l’éloigner au plus vite de ses parents. Son comportement violent, dont sa mère subissait toutes les affres, laissait présager des jours sombres. J’avais découvert le dossier quelques minutes avant que les gendarmes ne se présentent à la porte. Il n’y avait plus de travailleurs sociaux disponibles et on les avait chargés de faire la transition. Le gamin avait enchaîné tous les traumatismes : la séparation, les gendarmes et un accueil défaillant faute de préparation. Cela ne pouvait pas fonctionner.

Il était plutôt calme au début. Je crois qu’il ne comprenait pas vraiment pourquoi il était là. Les épaules rentrées, le front en avant, les sourcils froncés, les cheveux roux coupés court et s’étirant dans toutes les directions, il m’avait fait penser à un boxeur se préparant à entrer sur le ring. Père violent et mal intégré, mère instable, oscillant entre un besoin d’amour étouffant et le rejet de son fils dont la violence lui rappelait son mari ; Antoine était en train de devenir le produit de l’échec de ses parents. Son enfance s’était envolée depuis longtemps et ce garçon de douze ans frappait sa mère et s’ingéniait à tout détruire autour de lui.

Il était suivi depuis deux ans par un psychologue et un éducateur. Son état s’était un peu amélioré au début et l’espoir était né de ces premiers

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mois de travail. Le rapport faisait état de progrès dans la verbalisation de ses souffrances. Mais, très vite, le soufflet était retombé et tout avait basculé. Les parents de son père avaient fait valoir leurs droits et avaient remis leur fils en selle. L’ensemble était vite redevenu ingérable pour Antoine. Son état se dégradant, le juge et les services de la protection de l’enfance n’avaient pas trouvé d’autres solutions que de l’éloigner de cet environnement familial toxique. Je découvrais tout cela devant lui, dans cet épais dossier que l’on m’avait remis quelques minutes plus tôt. Difficile dans ces conditions de lui expliquer sereinement pourquoi il était là.

J’ai préféré lui dire la vérité. Je ne voulais pas faire semblant. Il fallait qu’il comprenne que rien n’était prémédité. Le juge avait voulu le protéger et nous étions là pour l’aider. Il n’a pas réagi. Il a gardé sa tête baissée. À de brefs moments, il la relevait pour renifler bruyamment, mais son regard restait fuyant. Ses bras pendaient le long de son corps comme ceux d’un pantin, ses jambes se croisaient au niveau des chevilles d’une façon nonchalante qui contrastait fortement avec la tension exprimée par son visage. J’avais été incapable de déterminer dans quel état d’esprit il se trouvait.

J’ai suivi le protocole. Je lui ai présenté le foyer, le règlement, notre projet pédagogique, et je lui ai dit qu’il allait devoir changer de collège. J’ai remarqué qu’il avait du mal à encaisser la nouvelle. Sa tête s’est dressée tout à coup et ses yeux marron m’ont dévisagé pendant un long moment. Je lui ai

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expliqué que cela faisait partie de la procédure et que ce n’était en aucun cas une punition. Il a eu un moment d’hésitation, j’ai vu ses poings se serrer à travers la contraction de ses bras, puis se relâcher complètement comme s’il rendait les armes. J’ai fini par croire que l’entretien s’était bien passé et je l’ai invité à me suivre pour lui montrer nos locaux.

C’est en sortant de la pièce qu’il m’a demandé :

— Ma mère vient me chercher à quelle heure ?

J’ai reçu sa phrase en pleine gueule, je ne m’y attendais pas du tout. J’ai été tellement surpris que je crois que c’est pour cette raison que j’ai mal réagi. J’ai voulu passer en force, persuadé qu’il ne fallait pas s’attarder sur sa question et vite lui ouvrir de nouveaux horizons. J’ai évité son regard et je lui ai seulement dit qu’il allait rester un moment avec nous. Le temps que les choses changent un peu à la maison. Sans attendre sa réponse, je l’ai entraîné dans le couloir pour lui montrer sa chambre. Il a dû bouillir derrière moi, je n’ai rien vu venir. Lorsque je me suis retourné, il était tout rouge et il hurlait en frappant les murs, en bousculant tout sur son passage.

On a dû l’isoler dans la chambre du fond, celle près de la buanderie, la plus éloignée des pièces de vie. Nous avions peur que ses cris et ses pleurs déteignent sur les neuf autres pensionnaires de douze

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à seize ans qui habitaient là. L’équilibre était plutôt précaire et nous savions qu’un rien était susceptible de raviver le feu qui brûlait dans le cœur de tous ces adolescents.

Les accès de violence à la suite de l’entretien d’accueil, on savait les gérer et les cas étaient relativement fréquents. Encore une fois, après quelques jours, tout rentrait dans l’ordre. Mais pour Antoine, c’était différent. Depuis qu’il était parmi nous, on en parlait tous les matins autour d’un café. En l’absence de notre psychologue, c’est Yves qui l’avait pris en charge. Il était son référent, celui qui devait l’assister dans ses premiers pas. Le choix s’était fait rapidement, Yves avait hoché la tête lorsque je lui avais proposé de s’en occuper. Il avait l’habitude des cas difficiles et toute l’équipe avait trouvé mon choix judicieux.

Le premier jour – Yves nous racontait tout à la fin de la journée – il était rentré dans sa chambre après avoir frappé longuement à la porte. Il n’avait eu aucune réponse, juste des gémissements et des pleurs de plus en plus fort à mesure que ses coups contre la porte se faisaient plus insistants. Il s’était décidé à entrer et l’avait découvert allongé sur son lit, la tête enfouie sous son oreiller. Il avait continué à gémir et à hausser le niveau sonore de ses gémissements à chaque fois qu’Yves tentait de l’apprivoiser par des paroles rassurantes. Son corps était resté très raide, il avait à peine bougé. Yves n’avait pas insisté. Il était revenu à la charge deux heures plus tard, juste après le déjeuner. Antoine

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n’avait pas touché à son plateau qu’une des dames de service avait déposé sans un mot sur le bureau près de son lit. Yves avait essayé de le pousser à manger. Il lui avait redit que nous étions là pour l’aider, que ce n’était qu’une étape, rien n’y avait fait. Il était resté prostré, recroquevillé sur son lit autour de son oreiller, le dos à la porte d’entrée. Au bout d’une heure, il s’était endormi, vaincu par la fatigue et par la tension qui régnait dans la pièce. Yves s’était approché de lui sans bruit, mais n’avait pu distinguer aucun de ses traits. Son visage était caché par son bras droit qui lui servait de rempart.

C’était la première fois que je voyais Yves aussi désemparé. Je crois qu’il avait senti, dès le premier jour, que cela ne fonctionnerait pas. Il a pourtant persévéré le lendemain en suivant les conseils distillés par toute l’équipe. Nous avions insisté, en citant des exemples d’adolescents déjà passés par là et que nous avions fini par récupérer, sur le fait qu’il était primordial qu’il ne baisse pas les bras. Antoine ne devait jamais sentir qu’il avait le dessus. Yves en était conscient. Il avait l’habitude de ce genre de cas, pourtant il y avait quelque chose dans son regard qui me gênait. Rétrospectivement, c’est toujours facile de dire qu’on avait vu juste, mais j’avais senti qu’il ne s’en sortirait pas tout seul. Néanmoins sur le coup, j’ai seulement trouvé cela étrange. Yves était l’un de nos éducateurs les plus tenaces et c’est bien simple, c’était la première fois que je le voyais sur le point d’abandonner la partie quelques heures après l’avoir débutée. C’était la

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première fois que je le sentais aussi mal à l’aise, aussi sur la défensive.

Le deuxième jour, Yves ne progressa pas d’un pouce, Antoine était resté dans la même position, avait émis les mêmes gémissements et avait refusé de manger. À chaque fois qu’Yves s’était approché de lui, Antoine s’était montré agressif et avait redoublé d’efforts pour le repousser par ses pleurs et par ses mouvements désordonnés. Son corps avait sursauté, s’était cabré, heurtant le mur dans un bruit sourd. Yves avait dû renoncer. Il avait laissé les livres et les magazines qu’il avait apportés sur le bureau et il était sorti de là transformé.

Cela avait dû toucher une corde sensible, parce qu’il m’a dit le soir même qu’il n’y arriverait pas, qu’il valait mieux mettre quelqu’un d’autre. Je n’ai pas insisté. Ses yeux étaient tellement aux abois que je ne pouvais pas.

On en a discuté tous ensemble le lendemain matin en arrivant et on est tombé d’accord pour que je prenne le relais. Je l’avais eu en entretien et ma position de directeur allait peut-être l’aider à comprendre que son cas nous préoccupait vraiment et que nous étions prêts à tout mettre en œuvre pour l’aider. Lorsque j’ai accepté devant toute l’équipe, j’y croyais vraiment. J’étais convaincu que j’en étais capable. Bien entendu, il m’était difficile de prévoir ses réactions et il aurait été bien présomptueux

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d’affirmer que j’allais le sauver. Mais, je ne partais pas la tête basse. Je savais que je pouvais réussir.

Dès le lendemain, j’ai passé deux fois deux heures dans sa chambre. À chaque fois, je l’ai retrouvé dans la même position. La seule chose que j’ai pu noter, c’est qu’il gémissait de plus en plus fort lorsque je parlais, il hurlait presque. J’en ai conclu qu’il n’aimait pas ma présence, qu’il préférait celle d’Yves. Je le lui ai dit le soir même, je crois que cela lui a fait du bien de l’entendre. C’était peu de chose, mais il avait marqué une préférence et cela indiquait qu’il avait conscience de ce qui se passait autour de lui. J’ai essayé de nouveau le jour suivant et je n’ai rien obtenu de plus, si ce n’est la confirmation qu’il préférait Yves et qu’il était prêt à se mettre en danger en cessant de s’alimenter complètement. Je n’étais pas dans mon assiette en rentrant chez moi ce soir-là, j’étais inquiet et j’ai eu du mal à dormir.

Plus les jours passaient plus le nombre d’idées visant à le sortir de cette situation diminuait. Jusqu’à ce matin, un lundi, je m’en souviens très bien. Cela faisait quatre jours qu’il était là, quatre jours que l’on pataugeait pour ne pas dire plus. C’est Yves qui a eu l’idée. Il ne parlait pas beaucoup Yves d’habitude lors des réunions. Il était plutôt du genre taiseux. Alors, lorsqu’il a ouvert la bouche, on l’a écouté. Le cas d’Antoine l’avait retourné, je ne l’avais jamais vu aussi préoccupé. Il nous a dit sans nous regarder, il ne regarde pas beaucoup non plus Yves, il est comme ça :

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— Et si on le confiait à Jacquot ?

Son idée nous a d’abord surprise, certains l’ont même trouvée extravagante, puis elle a fait son chemin et au bout du compte, elle a recueilli l’assentiment de tous. N’allez pas croire que nous voulions nous en débarrasser, bien au contraire. Nous étions même tous très ennuyés par cette histoire. Mais il fallait se rendre à l’évidence, on n’y arrivait pas. Et Jacquot c’était quelqu’un !

Il ne travaillait pas au foyer, mais il n’habitait pas loin. Lorsqu’il était dans les parages, il venait presque tous les jours pour jouer aux échecs, aux dames ou pour remplir des grilles de mots croisés avec ceux qui s’ennuyaient. Il participait parfois aux devoirs, sans vraiment aider, il apaisait plutôt. C’était peut-être dû au fait qu’il ne parlait pas. Un AVC avait eu raison de sa voix quelques années avant que je ne fasse sa connaissance. Depuis, il écrivait tout sur un petit carnet qu’il nous montrait parfois lorsqu’il avait besoin de communiquer avec nous. Il était déjà présent le jour où j’ai pris mes fonctions de directeur. Il faisait partie des meubles et je crois que personne, même les plus anciens, ne savait vraiment comment il était arrivé là.

Jacquot avait un don avec les enfants. Il arrivait à communiquer avec eux d’une manière différente. Je n’ai jamais vraiment compris comment il faisait, mais ils avaient l’air de communiquer facilement. Personne ne connaissait son histoire, il ne l’avait jamais racontée. Il évitait clairement le

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sujet lorsque l’un de nous s’y risquait. Il y avait quelque chose dans son regard qui me laissait supposer que sa vie n’avait pas été facile non plus et c’était peut-être grâce à cela qu’il les comprenait si bien. Ses yeux étaient humides lorsqu’il les regardait vivre autour de lui. Yves avait raison, il fallait essayer.

Je suis passé le voir le soir même. Il habitait dans une petite résidence à une centaine de mètres du foyer. Dans une rue étroite, un peu sombre, recouverte de gros pavés mal agencés qui rendaient la marche difficile. Je crois qu’il vivait là depuis toujours. La seule fois où il m’avait laissé rentrer chez lui quelques minutes, j’avais remarqué sur le rebord de la cheminée une grande photo de lui prise dans l’appartement. Il devait avoir dix ou douze ans. Ses cheveux étaient mi-longs et il portait une chemise à manches courtes. Les meubles en arrière-plan étaient différents, mais j’avais reconnu la cheminée qui n’avait pas changé.

En montant les marches du petit escalier en bois qui menait à l’étage, je priais pour qu’il soit déjà rentré de sa cure thermale annuelle. Il bénéficiait depuis quelques années d’un séjour tous frais payés d’une quinzaine de jours à la Bourboule où il nous avouait, à l’aide de grands gestes plus expressifs les uns que les autres, qu’il s’ennuyait à mourir au milieu de vieux messieurs décatis qui jacassaient sans cesse. Si son esprit semblait supporter difficilement ces quelques jours passés dans le Massif central, son corps, lui, en avait besoin et

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revenait à chaque fois requinqué, prêt à affronter une nouvelle année.

J’aurais pu téléphoner. Son handicap ne posait pas vraiment de problème. Nous avions mis en place une sorte de code pour communiquer lorsque c’était nécessaire. Il tapait un petit coup sec sur le combiné pour dire oui et deux pour dire non. Ça marchait en général, mais lorsqu’il était excité par une nouvelle, il avait tendance à tapoter sur le combiné et on ne distinguait plus très bien les oui répétés des non. C’est pour cette raison que j’ai préféré passer. Et puis, il faut l’avouer, le cas d’Antoine était un peu particulier. Je ne voulais pas le mettre devant le fait accompli. Il avait le droit de choisir s’il voulait nous aider sans se sentir pris au piège. Tout s’était toujours fait naturellement avec Jacquot. Jamais nous ne lui avions demandé quoi que ce soit. C’est pour cette raison que j’avais quelques appréhensions en venant le voir Je n’avais pas vraiment de doutes concernant sa réponse, elle allait être à coup sûr positive, mais j’avais envie qu’il adhère vraiment au projet. Je ne voulais pas qu’il se sente obligé. J’espérais voir de l’enthousiasme dans ses yeux, une lueur d’espoir. C’était sûrement beaucoup demander, je sais, néanmoins j’avais besoin qu’un élément extérieur insuffle un nouvel élan à cette quête d’une solution au problème d’Antoine.

Il a eu l’air content de me voir. Son teint était

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légèrement hâlé. Il semblait en forme. Il m’a fait entrer sans plus de cérémonie et m’a proposé un apéritif en me montrant son verre posé sur un petit guéridon près de son grand fauteuil des années trente. Un modèle suédois avec deux larges accoudoirs plats en bois précieux qui prenaient vie derrière le dossier et s’aventuraient un bon mètre en avant comme les flotteurs d’un catamaran. L’assise était tellement défoncée qu’une fois installés dedans, les accoudoirs vous arrivaient jusqu’aux épaules et perdaient complètement leurs fonctions primaires. J’avais eu l’occasion de m’y installer une fois alors que Jacquot était dans la cuisine en train de préparer du café. Les quelques secondes passées dans ses entrailles avaient ravivé en moi des souvenirs d’enfance. Ceux d’une époque où le temps paraissait encore éternel. Je m’étais relevé brusquement, honteux d’avoir succombé à la tentation. Je me souviens d’avoir tapoté légèrement les coussins pour effacer la trace de mon corps qui devait être différente de la sienne. Lorsqu’il me proposa un apéritif en désignant le verre près du fauteuil, j’avais eu envie qu’il m’invite à y sombrer de nouveau. Les accoudoirs étaient chargés de livres et une fois assis entre ces murailles de papier, on devait avoir l’impression de lire au milieu d’une rangée de bibliothèques, protégé des souffrances du monde. Mais, à mon grand regret, il me désigna le canapé et partit me chercher un verre dans une armoire. En revenant, il s’était assis face à moi, sur une chaise, après m’avoir tendu le verre de Martini qu’il prenait toujours sans glace.

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Nous avons discuté un quart d’heure. Je lui ai raconté brièvement l’histoire d’Antoine. Il ponctuait mes explications par quelques mouvements de tête qui me laissaient à penser que tout était clair dans son esprit. À la fin, il m’a juste posé une question qu’il a rédigée sur son petit carnet avant de me le tendre :

— Pourquoi moi ?

— Parce que vous êtes différent, vous avez un don !

Cette réponse n’était pas préméditée. Elle était sortie spontanément, sans arrière-pensées, et je crois qu’elle exprimait réellement mon sentiment à son égard. Je pense que si j’avais réfléchi un peu plus, j’aurais dit autre chose. Je n’avais pas envie de mettre une pression supplémentaire sur ses frêles épaules, mais c’était sorti comme ça et j’avais ressenti un profond sentiment de bien-être en le lui disant. Son regard s’était illuminé. Ses yeux, d’habitude mi-clos, s’étaient tout à coup ouverts en grand. J’ai réalisé à cet instant que cela ne devait pas lui arriver souvent que quelqu’un vienne lui demander de l’aide. À part une vieille photo en noir et blanc sur laquelle il posait probablement avec ses parents, il n’y avait aucune trace d’une quelconque famille ni de quelconques amis dans le salon. C’était probablement un constat un peu rapide pour conclure véritablement, mais une telle atmosphère de solitude se dégageait de ce lieu que j’avais le sentiment d’avoir raison. La seule chose qui semblait prendre

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vie dans cette grande pièce au parquet bien ciré était ses livres. Il y en avait partout et sur tous les sujets. La philosophie, l’histoire, la sociologie… Ils occupaient les étagères sur deux ou trois rangées. Quelques-uns étaient encore dans leur emballage, d’autres affublés de multiples marque-pages de différentes couleurs, d’autres encore, ouverts et posés à plat sur la rangée inférieure. Certains empilés à même le sol menaçaient de tomber à chaque vibration d’une lame du parquet. Cela constituait son monde, mais ce n’était pas une famille et je commençais à comprendre pourquoi le foyer en était devenu une au fil des ans. Une chose m’étonnait pourtant. Il n’avait jamais partagé avec qui que ce soit cette culture livresque qu’il semblait avoir. À tel point que j’en arrivais à me demander si tous ces livres lui appartenaient vraiment. Les avait-il lus ? En comprenait-il le sens ?

Je l’ai quitté vers vingt heures et j’ai regagné en voiture ma petite maison située à une dizaine de kilomètres en dehors de la ville. Je l’avais louée en début d’année espérant ainsi augmenter mes chances d’avoir la garde alternée de mes enfants. Cela n’avait pas fonctionné. Le juge avait estimé qu’il fallait encore un peu de temps et Claire n’avait pas fait le pas que j’espérais. J’en avais beaucoup souffert sur le moment. Ne dormant plus, mangeant à peine, me laissant complètement aller. Cela avait duré plusieurs jours avant que des événements survenus au foyer me rappellent à la vie. Des ados avaient fugué, d’autres avaient commis des délits mineurs pour me

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rappeler qu’ils avaient besoin de moi. Cela m’avait permis de passer le cap.

Je voyais mes enfants officiellement un week-end sur deux et un mois pendant les vacances d’été. Officieusement, il m’arrivait de prendre de temps en temps un café avec Jérémie, le plus âgé, à la sortie des classes. Nous nous retrouvions sur le trajet qu’il empruntait pour rentrer à la maison. Nous calions nos rendez-vous en fonction des activités de sa sœur. Ces soirs-là, il rentrait seul, une amie de Claire que je ne connaissais que de vue, se chargeait de la ramener. C’est lui qui avait initié le premier rendez-vous. J’avais trop honte pour lui proposer une chose pareille. Je crois qu’il m’a vu une fois alors que je traînais du côté du collège. Sa mère et moi venions de nous séparer et j’étais mal en point. Mes enfants me manquaient terriblement et il m’arrivait de prétexter une course urgente aux environs de seize heures trente, dix-sept heures pour avoir la chance de les apercevoir un peu. Je n’avais pas vraiment de raisons de me cacher, mais j’avais honte ! C’est Jérémie qui m’a téléphoné. Il a prétexté des problèmes en mathématiques. Il disait qu’il ne voulait pas inquiéter sa mère. C’est comme ça que nous en sommes arrivés à nous retrouver dans un café. Officiellement pour travailler les maths, mais aucun de nous n’était dupe. Les premiers mots avaient été difficiles, mais Jérémie était arrivé à un âge, quatorze ans, où on commence à comprendre que les adultes font parfois des conneries et qu’ils ne sont pas toujours complètement responsables.

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C’est ce qui s’était passé avec Claire. On avait tous les deux accueilli ma nomination avec beaucoup d’enthousiasme. À mes yeux, je devenais vraiment quelqu’un. Notre situation financière allait s’améliorer et cela allait lui permettre de finir sa formation et de changer de métier. Nous étions même partis en voyage l’été suivant. C’était en quelque sorte notre voyage de noces dix ans après. Celui que nos moyens de l’époque n’avaient pu permettre. Et puis, j’ai merdé. Mes démons ont ressurgi et ils ont tout balayé sur leur passage. Je me suis noyé dans mon travail avec l’idée de sauver le monde, de réparer les injustices et les méfaits d’une société qui baissait les bras. C’était mon fardeau, celui que je portais depuis ma naissance et celui que tous semblaient porter autour de moi. Les premiers mois, il n’était pas rare que je pleure une minute ou deux dans ma voiture avant de mettre le contact pour rentrer chez moi. La pression était trop forte et je n’arrivais pas à prendre le recul nécessaire pour faire correctement mon travail. J’en souffrais. J’avais du mal à donner le change à la maison et je n’ai pas su demander de l’aide à temps. Je suis devenu irritable et absent. J’ai passé tous mes week-ends loin de la maison, partout où l’on avait besoin de moi, mais pas là où j’étais vraiment indispensable, près des miens. Il a fallu que Claire demande le divorce pour que je commence à réagir. Ce sont les regards de Jérémie et d’Alice, assis à l’arrière de la voiture qui les emmenait loin de moi, qui ont provoqué l’électrochoc qui m’a permis de sortir la tête de l’eau. Ça et les soirées passées seul dans un

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appartement vide dont chaque pièce me rappelait les rires de mes enfants et les sourires complices de Claire. J’ai dû ramer fort pour remonter le courant de ce fleuve puissant qui m’éloignait du rivage et qui tentait de m’emmener jusqu’à cette mer des regrets que je voyais grossir chaque fois qu’un nouvel adolescent arrivait au foyer. C’est aussi ce qui m’a angoissé avec Antoine. J’ai eu peur de replonger, de trop m’investir et d’en oublier l’essentiel : mes enfants.

Cette nouvelle maison « à rafraîchir » comme me l’avait présentée le loueur en m’octroyant, bon prince, une réduction d’un mois de loyer pour les travaux, m’avait permis de refaire des projets et d’avoir un nouveau but : mes enfants à la maison. Les travaux avaient occupé toutes mes soirées pendant plus de trois mois et le premier week-end qui suivit, lorsque je leur ai ouvert à chacun la porte de leur chambre j’ai bien cru que j’avais gagné, que les choses allaient être comme avant. Cela n’a pas été le cas, mais je n’ai pas pour autant perdu espoir. Et pour conjurer le sort, j’ai, ce soir-là, après avoir quitté Jacquot et son vieux fauteuil suédois, passé ma soirée à monter des étagères dans l’entrée pour ranger des livres qui traînaient encore dans des cartons. Je voulais montrer à Claire que j’étais guéri, que mon foyer et le bien-être de mes proches étaient redevenus ma priorité.

Le lendemain matin, Jacquot était arrivé vers

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dix heures. En le voyant apparaître dans l’entrée, je me suis demandé pour la première fois si c’était bien son vrai nom ? Cela non plus je ne le savais pas. Lorsque, plus tard, j’ai demandé à Yves, il m’a répondu que lui non plus ne savait pas. Il supposait que le vieux Jacquot avait dû l’écrire sur son carnet ou que l’un des adolescents l’en avait affublé et que c’était resté. Il s’appelait sûrement Jacques. Ça paraissait l’option la plus plausible. J’ai fini par me dire que l’important n’était pas là. Il était venu pour nous aider et nous avions besoin de lui.

Je n’ai pas eu à lui expliquer quoi que ce soit. De l’entrée, on entendait Antoine pleurer. Ses pleurs envahissaient le couloir de droite que l’on empruntait pour accéder à la chambre d’appoint dans laquelle nous l’avions provisoirement placé, le premier jour. Il fallait passer devant les toilettes, le local technique et la sortie de secours avant d’arriver devant sa porte. La sortie de secours donnait sur une petite cour cimentée, barrée par un portail en fer forgé qui donnait directement sur la rue. Il était toujours fermé. Seules les dames de service en possédaient la clé et ne l’ouvraient que pour sortir les poubelles deux fois par semaine.

J’ai senti que Jacquot hésitait. Il avait le regard fixé devant lui, vers la pièce centrale dans laquelle il avait l’habitude de s’installer chaque fois qu’il venait. C’était là qu’était sa place, c’était là que les adolescents le retrouvaient pour jouer aux échecs ou aux dames. La pièce avait été aménagée une dizaine d’années auparavant comme l’ensemble du

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foyer. À l’époque, le foyer était situé à la périphérie de la ville, pas très loin de mon logement actuel. Cette grande bâtisse bourgeoise du centre-ville avait été mise en vente et la mairie avait fait jouer son droit de préemption pour l’acquérir. De l’ancienne structure, on n’avait conservé que les murs et le toit. Tout le reste avait été réaménagé et pensé afin d’accueillir douze adolescents et une équipe d’éducateurs. L’étage avait vu ses trois grandes chambres se transformer en six plus petites, l’immense salon, en une pièce de vie et un réfectoire, les pièces attenantes, en locaux administratifs et en salles d’études.

J’ai proposé à Jacquot de passer dans la cuisine pour prendre un café, mais il a refusé. Les gémissements d’Antoine semblaient capter toute son attention. Il mesurait à présent l’ampleur de la tâche et le rôle que nous voulions lui faire jouer. Jacquot connaissait bien les lieux, pourtant j’ai dû faire un geste en direction du couloir pour lui indiquer le chemin. Je crois que son esprit avait du mal à comprendre pour quelle raison nous l’avions mis là alors que toutes les chambres se situaient à l’étage. Mon geste a eu l’air de provoquer la réaction de son corps qui s’est mis en mouvement, s’engouffrant de son pas incertain et agité dans le couloir mal éclairé. Les gémissements étaient plus étouffés que la veille, l’épuisement était tel que la voix d’Antoine commençait à ne plus porter. Encore deux jours comme ça et il faudrait l’hospitaliser. J’ai voulu montrer le dossier à Jacquot, mais il m’a fait non de

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la tête. Ce que je lui avais dit la veille lui suffisait et puis normalement il n’avait pas le droit. J’ai senti qu’il préférait ne rien savoir. Lui ne disait rien et je crois qu’il voulait laisser aux autres la possibilité de ne rien dire. Pourquoi a-t-il pris des notes alors ? Je pense que c’est parce qu’il a senti dès le début qu’il ne le sauverait pas sans nous.

À partir de ce jour, chaque matin, avant de rejoindre Antoine, il détachait devant moi les pages de son carnet qu’il avait noircies la veille et me les tendait. Depuis, après le déjeuner, lorsque nous nous réunissions autour d’un café pour discuter des activités de l’après-midi, nous lisions ses notes. C’est de cette manière que nous avons pu comprendre ce qui se jouait avec Antoine et que nous avons pu tenter de l’aider. Les notes de Jacquot n’étaient pas toujours très lisibles et parfois nous devions nous y reprendre à deux fois avant d’être en mesure de déchiffrer les quelques mots que l’émotion avait rendus illisibles. Car une chose étrange s’est produite. Au fil des jours, au fil des pages, Jacquot a commencé à se découvrir. Je ne pourrais dire, aujourd’hui encore, lequel a le plus bénéficié de cette relation, mais Yves avait raison, il fallait le confier à Jacquot.

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