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Comprendre nos-interactions-sociales

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©ODILEJACOB,NOVEMBRE201415,RUESOUFFLOT,75005PARIS

www.odilejacob.fr

ISBN:978-2-7381-6860-3

Le code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5 et 3 a, d'une part, que les«copiesoureproductionsstrictementréservéesàl'usageducopisteetnondestinéesàuneutilisationcollective»et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toutereprésentationouréproductionintégraleoupartiellefaitesansleconsentementdel'auteuroudesesayantsdroitou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction donc une contrefaçonsanctionnéeparlesarticlesL.335-2etsuivantsduCodedelapropriétéintellectuelle.

CedocumentnumériqueaétéréaliséparNordCompo.

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Introduction

Pourquoiunéconomistethéoriciendesjeuxetunphilosopheépistémologueont-ilsforméleprojetderédigeràdeuxvoixunlivresurlesinteractionssociales,alorsqu’aucundesdeuxn’estsociologueoupsychologuesocial?Etpourquoiont-ilsadoptéuneperspectivedeneuroéconomie,puisqu’ilsnesontnil’unnil’autreexpertsenneurosciences?

Ilestclair,àpremièrevue,quelesphénomènesétudiésparl’économistesonttoujourslesrésultatsd’interactionssociales,soitdirectes(échangesmarchands,compétitions,répartitions,négociations),soitindirectes (redistributions, organisations). L’objet de la théorie des jeux qui représente l’une desapproches privilégiées pour étudier ces phénomènes consiste à formaliser les interactions entre desagentssupposésrationnels.Plusrécemment,uneéconomieexpérimentales’estdéveloppée,quiétudieaumoyen d’expériences les décisions effectivement prises par les individus, en réaction aux actions desautres. Mais les comportements ainsi observés restaient inexpliqués tant que l’on ne disposait pasd’informationsplusprécisessurlefonctionnementducerveaudanscessituations.Teln’estpluslecasaujourd’hui où beaucoup des résultats obtenus au cours de ces protocoles expérimentaux peuvent êtremaintenant complétés par des informations sur le fonctionnement cérébral, grâce, en particulier, auxdifférentestechniquesdel’imageriecérébrale.C’estainsiques’estdéveloppée,depuisquelquetemps,unebranchesocialedesneurosciencesdanslaquellelaneuroéconomiesetrouveauxavant-postes.

Lephilosopheestaussidanssonrôleendéfendant lapositionphilosophiquesuivante : lessujetshumains se constituent dans leurs interactions avec leurs semblables, qui orientent aussi leursperspectivessurleurenvironnement.Lesmanièresdontlescapacitésphysiquesdenotrecorpsetdesonsystème nerveux facilitent ou limitent ces interactions ne sont pas sans intérêt pour le philosophe, neserait-ce que dans lamesure oùmieux les connaître peut l’amener à réviser ses « intuitions » sur lesprocessuscognitifsetaffectifshumains,voireàmodifierlescatégoriesquiluipermettentdepensercesprocessus dans leurs interactions, ou encore à ne pas proposer d’idéal qui ne tienne pas compte deslimitationshumaines.

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Voilàpournosjustifications.Maisqu’enest-ildesinteractionssociales?L’économisteneva-t-ilpas être tenté de les réduire à des échanges entre les agents et aux décisions qui les précédent en seconcentrantexclusivementsurl’étudedeleurancrage«rationnel»?Lephilosophe,desoncôté,pourraitsoit, en soutenant l’individualisme, être tenté de réduire les interactions sociales aux capacitésinteractivesdesindividus,soitaucontraire,ensoutenantle«holisme»,laprééminencedutoutsocial,vouloirmontrerqu’ondoittoujoursprésupposerunsocialdéjàconstitué,pourcomprendrecommentlesdécisions des individusmanifestent une sensibilité à des normes collectives et ne se réduisent pas àsuivreleurintérêtpersonnel.

Dans ce livre, le théoriciendes jeux justifiera l’emploiduqualificatif « social», en semontrantattentif aux résultats obtenus lors des nombreuses expériences qui montrent que les individus réelsdiffèrentdel’individuself-interestedqu’estsupposéêtrel’agentéconomique.Ils’efforcedecomprendrelesracinesdecesdifférences,àlalumièredespremiersrésultatsmisenévidenceparcesneurosciencessociales.Cetteinvestigationluienseignequenoussommespluslargementdépendantsdelacoordinationdenosactionsavecautruietplussensiblesauxopportunitésdecoopération,etauxnormessocialesquilesaccompagnent,quene le suppose le schéma«autiste»auquel se réfère l’économieclassique.Lesinteractionssociales,entenduesencesens,ouvrentainsilechampàuneanalyserenouveléedenombreuxphénomènes économiques, concernant notamment les décisions et les anticipations qui les précèdent,ainsi que les actions et les négociations qui souvent les suivent, sans oublier l’organisation qui lesaccompagne.

Lephilosophe,encetteaffaire,neseveutni individualisteniholiste.Lesprocessusd’interactionsontpour lui lesconstituantsontologiques fondamentauxetde l’individuetdescollectifs sociaux.Cesinteractions ne s’établissent pas seulement à des niveaux séparés – processus infra-individuels,individuels,interindividuels,collectifs–maisaussientredesniveauxdifférents.Ainsi,leslimitationsdecertains processus infra-individuels peuvent trouver des compensations dans des interactionsinterindividuellesetdesorganisationscollectives–songezàlacommunicationdessavoirs.Inversement,lescollectifsontdeslimitationspropres–ainsil’anonymatrelatifdeleursmembresnepermetpasàunindividu, ni même à quelques-uns, de contrôler directement le degré d’engagement de tous dans descoopérations. Plutôt que d’opposer l’individu et le tout social, il est préférable d’étudier précisémentcomment interagissent ces différents types de processus, comment ils constituent et maintiennent desstructures qui sont d’échelles différentes mais qui peuvent aussi entrecroiser différents niveaux – unorganisme,desrelationsparentales,descollectifs,desinstitutions–etcommentlesdifférentesstructuresd’interaction qui se mettent en place se combinent, se soutiennent mutuellement, ou, au contraire,s’imposentlesunesauxautresdestransformations.

Nous suivrons à la trace ces processus d’interaction en examinant successivement les niveauxdifférentsoùilssemanifestent.

Dans une première partie, intitulée « Interactions et intersubjectivité », nous analyserons lesinteractionsentredesprocessusinfra-individuelsquisontnécessairesàlaconstitutiondusujet.Maiscesprocessus infra-individuels ne se bornent pas à construire un sujet isolé, ils l’engagent déjà dans des

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interactions,sibienquecesujetestnécessairementintersubjectif,commenouslemontreronsauchapitre1.Pourautant,cettedynamiqued’intersubjectiviténeréduitpaslaspécificitédechaquesujetpuisqueellecontribue, aucontraire, à sa construction.Nousétudieronsauchapitre2 comment la figured’autrui seconstitue.Nousavonsposécetteintersubjectivitécommefondatrice,etnousanalyserons,surcettebase,laportéede la référenceà«unautremoi-même»etdiscuterons ses limites.Cette recherche suggère,qu’aurôledel’autrequinousfaitface,ilnousfautajouterceluidu(des)tiers.Unefoiscettestructureinteractivedebaseconstituée,nouspouvonsrevenirsurlesprocessusdedécision,etmontrerauchapitre3 comment ils sont le fruit de l’interaction entre différentes perspectives, par exemple, entre desperspectives temporellesàcourtetà long terme,entredes interactionsàcourteetà longueportée. Cechapitre nous a conduits à repenser, dans cette optique, comment les sujets conçoivent et traitent lesrelations d’intertemporalité, avec toutes leurs conséquences, parfois inattendues et tout au moinsdifférentesdecelles leplussouventenseignées,sur lesanticipationsdesagents.Nousauronsainsi,aucours des trois chapitres qui forment cette première partie, établi que les thématiques qu’on associegénéralementàunefocalisationsur lesseuls individuspouvaientavantageusementêtre repensées,dansuneperspectiveinteractionnistedepartenpart.

Nousaborderonsensuite,dansunedeuxièmepartie,intitulée«Coordinationetcoopération»cequel’onconsidèrecommunémentcommedesinteractionssociales,ausensderapportsinterindividuels.Surce terrain, les distinctions introduites par la théorie des jeux, entre les jeux de pure coordination(reposant sur l’identification de points focaux), les jeux de coordination à équilibres multiples(lorsqu’unemultiplicitédepossibilitésaboutitàdesrésultatsdifférents)etlesjeuxdeconfiance(lorsquela coopération s’avère risquée pour chaque joueur considéré individuellement), nous ont servi depremiersrepères.Lesproblèmesdecoordination,lorsquecertainessolutionssatisfontl’intérêtdechacundesjoueurs,suggèrentl’émergenced’unpointdevuedugroupe,dontl’adoptionparlesindividusconduitaumodedecoordinationleplusefficace.Onmettraenévidence,auchapitre4,lesdifférentesdifficultésauxquelles seheurtecettecoordination,ensignalant,aupassage, lesproblèmesposéspar lanotiondeconfiance,faceaurisqueinhérentàcertainesformesdecoordination.Cetteanalysepermettranotammentde dégager la notion clé d’« interintentionnalité ». Le chapitre 5 expose les voies de passage d’unesimplecoordinationàunevéritablecoopération.Ildiscutelesdifférentsmodesdecoopérationetmontrequelesuccèsdeleurfonctionnementrestedépendantdunombredescandidatsàcettecoopérationetdeleursmodesd’organisation en réseaux.Une analyse plus poussée desmodes d’accès à la coopérationrévèle ainsi l’importance des formes de coopérations conditionnelles, souvent négligées par lesapprochestraditionnelles.

Notrebutn’estpasicid’exposerdesrésultatsdéjàbienconnusenthéoriedesjeux,maisplutôtdelesmettreenperspective,etdeproposerdenouvelles interprétationsdesdistinctionsquesuggère leurconfrontationauxdonnéesmisesenévidenceparlapsychologieexpérimentaleetlaneuroéconomie.Enamontdelacoordinationilfautprendreencomptecette«interintentionnalité»quisemanifesteentrelessujets.Cetravailauraétéfacilitéparl’analysepréalable,développéedanslapremièrepartie,concernantla structure du sujet, qui intègre déjà autrui, les tiers, sans oublier l’émergence d’un point de vue du

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groupe.Celanousapermis,àproposdelanotiondeconfiance,quioccupeunepositioncentraledanscedispositif,d’introduireunedistinctionéclairanteentredeuxdesesmodalitésdifférentes,une«confiance-cadre»etune«confiance-pari».

Nous traiterons enfin dans une troisième partie, intitulée « Règles et normes », le niveau desinteractions que l’on considère d’ordinaire comme paradigmatique du social : celui qui concerne lesconventionsetlesrèglesetrenvoieàdesnormes.Onad’abordsaisidansles«conventions»(ausensdeLewis:desconduitesquechacunaintérêtàtenirs’ilsaitquelesautresvontfairedemême,etsicelaestdesavoircommun)unemanièrederéduirelesocialàlacapacitédesindividusàsereprésenterlesétatsmentauxdesautres.Maislaconnaissancecommunequiseraitexigée,enbonnelogique,pourréussircetteopération(savoirquetusaisquejesais,quejesaisquetusais,etc., jusqu’àl’infini)dépasse,danslaréalité,noscapacitésmentales.Unproblèmequiaétéclairementidentifiéparlesthéoriciensdesjeux,maisqu’ilsn’ontpasréussi, jusqu’àprésent,àrésoudredemanièresatisfaisante.Lechapitre6dégagedesconditionsplusréalistesdedéveloppementdepratiquesquiinstallentdemanière,aumoinsimplicite,des règles de conduite communes débouchant sur des « standards de comportements » répondant auxintuitionsdesfondateursdelathéoriedesjeux.Commentrendrecomptedel’émergenceetdumaintiendecesrègles?Pouryparvenir,ilestnécessaired’adopteruneperspectivedynamique,d’oùlerecoursauxthéories des jeux évolutionnaires. Pour expliquer, en outre, le maintien et la reproduction decomportementsempathiques,sicen’estaltruistes,aucoursdel’évolution,nousnousdevons,defait,deraisonneràuneéchelleplusglobalequecelled’un individu–à l’échelledesaparenté,maisaussideceuxquiressemblentàsesparents,etc.

Une majorité des travaux expérimentaux dérivés de la théorie des jeux portent sur différentesmodalités de partage d’un bien entre les joueurs (jeu du dictateur, jeu de l’ultimatum, jeu de laconfiance…). On a cherché, de cette manière, à dégager les conditions qui président concrètement àl’émergencedenormesd’équité.Des travaux combinant l’expérimentation et l’imagerie cérébrale ont,dans cette perspective,mis en évidence des comportements, à première vue surprenants, qualifiés de« punition altruiste », dont l’interprétation a suscité, et suscite encore, d’âpres discussions. Plusieurssujets observés dans cette expérience préfèrent, en effet, punir ceux dont le comportement n’a pasrespectélesrèglestiréesdecesnormesd’équité,mêmesicettepunitions’accompagne,poureux,d’uncoûtfinancier.Certainesactivationsneuronalesobservéesàcetteoccasionportentàpenserquecessujetséprouventunplaisirsingulieràpunir.Maisonpeutaussi,soutenir,auvud’autreszonescérébralesquisont également activées, qu’ils tiennent compte de l’opinion des tiers. On peut même élargir cetteperspectiveet imaginerqueces individusveulentacquériruneréputationdans legroupe,etsontainsi,peut-être, à la recherche d’une reconnaissance sociale. De telles interprétations n’étant pasnécessairementcontradictoires.

Le chapitre7 s’attache auxnormesproprement dites, celles par lesquelles le social semanifesteformellement, à travers des règles explicites. Les théories qui assimilent les normes à des signauxindicateurs ne sont pas suffisantes ici, pas plus que celles qui les font émerger, plus ou moinsspontanément,dansdes jeuxévolutionnaires,oucellesqui les réduisentàdesconnaissancespartagées

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sensiblesauxdifférentscontextes.Ellespeuvent,certes,rendrecomptedel’émergenceetdumaintienderèglesimplicites,maisellesneparviennentpasàdégagerleseffetsspécifiquespropresàl’explicitationdesnormes.

Celle-ci fait, en effet, intervenir des activités demétacognition qui nous informent dumode souslequel nous nous rapportons à une représentation, et nous permettent ainsi de distinguer des niveauxd’explicitation. Les normes explicitées dans cette perspective ouvrent deux possibilités d’enquête. Lapremièreportesurlaquestiondesavoirsilesautresserapportentbienàunerègledonnéedelamêmemanièrequenous–poursavoir,parexemple,nonseulements’ilscoopèrent,maiss’ilscoopèrentdanslesensoùnouspensonscoopérer.Lasecondeconcernelesconditionsquipeuventnousinciteràrévisercesrègles. Elle conduit au problème posé par le contrôle des règles elles-mêmes, et touche ainsi aufondement du social et du politique. On songe évidemment d’abord au droit, mais on peut égalementconsidérer,danscetteperspective,d’autrestypesdenormes,commelesnormesreligieusesetlesnormesscientifiques, voire des normes esthétiques. Nous verrons que l’analyse de ces extensions fournit desaperçusstimulants.Cetaccentplacésurlecontrôlenousrappelle,enfin,lesimplicationsdirectesdecesrèglesexplicitessurlecontrôleexercéparlessujetssureux-mêmes.

Voici les principaux points sur lesquels nous pensons avoir apporté des éclairages susceptiblesd’étendreetd’enrichirlacompréhensiondenosinteractions:

Laspécificationdelavariétédescapacitésquidoiventsemettreenplaceetsecombinerdemanièredynamiqueetcomplexepourassurerlefonctionnementdenosinteractions.Lanécessitédepenserl’intentionnalitésubjectivecommeuneinterintentionnalité.L’exigence de prendre en compte dans les interactions intersubjectives les références auxperspectivesdetiercespersonnes,qu’ellessoientprésentesouabsentes,voireanonymes.L’identificationdeladifférenceentreinteractionsàcourteetàlongueportée,déjàmiseenjeupourdéterminercequiestpournousperceptivementsaillant,etsesdiverses implicationssur leschoixintertemporels.L’importancedelanotiondecoopérationconditionnelle,etlanécessitédedifférencierlesdifférentstypesdecoordinationet lesdifférentsmodesdecoopération,en replaçant lesmodèlesde théoriedesjeuxdanslescontextesd’interactionssocialesquilesontinspirés.La distinction entre, d’une part, le fonctionnement implicite de règles dans des pratiques et desusages,etd’autrepart,lerôledesnormesexplicitementformulées,enlareliantàdifférentsniveauxdeconnaissanceet àdifférentsniveauxdecontrôle des conduites, qui se superposent les uns auxautres.L’ouvrageest le fruitd’un longet stimulantdialogueentre l’économisteet lephilosophe.Chaque

chapitreestrédigéparl’undesauteursetsuivid’uncommentaire,parfoistoutaussidéveloppé,écritparl’autre.Leschapitres1,3et7ontétéécritsparPierreLivet, leschapitres2,4,5,et6,parChristianSchmidt.

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PROLOGUE:PROBLÈMESDEMÉTHODE

Pour mener à bien leur investigation sur l’intelligence de nos interactions, l’économiste et lephilosopheontutilisédestravauxréalisésparunenouvellediscipline,laneuroéconomie.Ilspensenttousles deux que ces recherches permettent de faire avancer nos approches sur les conduites humaines etqu’elles sont porteuses d’informations prometteuses, et parfois même inédites. Certes, il s’agit d’unediscipline dont tous les résultats ne sont pas encore établis, et où l’enthousiasme des auteurs de cestravauxlesaparfoisconduitsàensurévaluerl’importance.Ilnousadoncfalluréévaluerlesrésultatsdesdifférents travaux de neuroéconomie qui ont servi de base à nos réflexions à leur juste mesure, endiscutantleurportéeetenrevenantparfoissurlesinterprétationsquiontétédonnéesdeleursrésultats.Nousaborderonsdemanièreplus spécifiquecesquestionsdeméthode lorsquenousnous référeronsàtelleoutelleexpérience,maisnouspouvonsd’oresetdéjàindiqueraulecteurcequenousentendonsicipar«justemesure».

Leséconomistesquis’investissentaujourd’huidanslesprogrammesderecherchedeneuroéconomiesontsouventtentésdedévelopper,enleurfaveur,l’argumentschématiquesuivant:grâceauxdifférentesdonnéesrecueilliessurlefonctionnementducerveauaucoursdesexpériencesauxquellessontsoumislessujets, nous allons enfin savoir comment raisonnent et décident réellement les êtres humains. Nouspourrons alors ajuster à ces comportements effectifs des modèles de décision et d’interactions quirenouvellerontlesmodèlesformelsconstruitsparlathéorieéconomiqueetparlathéoriedesjeuxpourenrendrecompte.Cetargument,danssasimplicité,peutsusciterdes illusions.L’utilisationde l’imageriecérébrale fournit des résultats passionnants, mais l’interprétation de ses résultats se révèle souventproblématique.Cenesontpas,dureste,lesseulessourcesoùpuisentaujourd’huilesneurosciences.Labiochimie, avec la sécrétion des neurotransmetteurs qui activent les différentes régions cérébrales,complète les informations fournies par l’imagerie.La génétique, avec l’étude de certaines spécificitéscellulaires,setrouveégalementparfoissollicitée.

Ennouscentranticisurledispositifleplussouventutiliséparleschercheursenneuroéconomie,quiconsisteàappareillerunprotocoleexpérimentalavecunprocédé techniqued’imageriecérébrale,nousavonsidentifiéquatretypesprincipauxdeproblèmesméthodologiques.

1)Lepremiertypedeproblèmeestd’ordretechnique,etc’estauxchercheursenneurosciencesdelerésoudre.Iltientàcequeles«images»ainsifourniessonttrèsdépendantesdesprocédésutiliséspourtraiterlesdonnées.Rappelons,toutd’abord,quecequetransmetl’imageriecérébralecorrespondleplussouventauxvariationsdelapressionsanguinedanslesrégionsactivées.L’intelligencedecesdonnéesexigealorsuneinterprétationquiestfourniepardesmodèlesstatistiques.Cetteinterprétationstatistiquepeutsusciterdesdiscussionsàceniveau.Enoutre,lesdifférentestechniquesd’imagerieutiliséesn’ontpas lemêmedegrédefinessedans leursdéfinitionsspatialeset temporelles. Il fauten tenircompteaumomentd’interpréterleursdonnéesrespectives.Demanièreplusgénérale,leproblèmeseposededéfinirle seuil àpartir duquelondécideque telle activationdans telle zonecérébrale est considérée comme

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significative(ouplusprécisément,deladifférenceentrelesactivationsdedeuxtâches,maisaussientrelesactivationsdestâchesetl’activationducerveau«aurepos»).

Deuxobservationscomplémentairesdoiventêtrefaitesàcesujet.Enpremierlieu,ilfautdistinguer,aussi précisément que possible, l’activation de certaines régions cérébrales de la désactivation quicorrespondàl’inhibitiond’autresrégions.Orcetteinhibitionestplusdélicateàobserver,danslamesureoù,mêmeaurepos, lecerveauentretienttoujoursuneactivité.Celaconduitàunesecondeobservation.L’étatdereposappeléparcommodité«modepardéfaut»présentesesparticularités,quicorrespondentsans doute également à des tâches propres. Peu de travaux lui ont encore été consacrés, mais nousverrons, dans la suite des développements de cet ouvrage, que de premiers résultats sont porteursd’informationsintéressantes.

Il faut,parconséquent,croiser les techniquesetcomparer lesprocédéspourutiliseraumieux lesressourcesmisesànotredispositionparl’imageriecérébrale.

2)Ledeuxièmetypedeproblèmeestrelatifà l’identificationdesfonctionsdeszonesactivées(etdésactivées). Les neurosciences progressent, en détectant, d’une part, des coactivations de plusieurszonesdiversementlocalisées,quel’onpeutpenserfonctionnerenréseau–onvientdeciterleréseaudu«modepar défaut » – et en identifiant, d’autre part, avec plus de précisions des différences localesd’activation,selonlesvariationsdestâchesetdesconditions.Ainsi,certainsneuroscientifiquespensent,par exemple, avoir montré que troubler le fonctionnement de la partie droite du cortex préfrontaldorsolatéral réduit la tendance à rejeter des offres inéquitables,mais que ce n’est pas le cas pour lapartiegauche(Knochetal.,2006).Chacunedecesdeuxapprochessoulèvedenouvellesquestions.

La première approche confronte les neurosciences à une question familière aux économistes.Commentfaut-ilmodéliserlescoactivationsobservéesdanscertainesairescérébrales,demanièreàlesrelieràcertaines fonctions?Leschercheursenneurosciencessontainsipassésde l’étape initiale,quiconsistaitsimplementàidentifierlesrégionscérébralesactivéeslorsdelaréalisationdecertainestâchesincorporéesdansunprotocoleexpérimental(choisirtelleoptionplutôtquetelleautre,accepterourefuserun partage ou une offre, etc.), à une étape plus avancée, qui vise à repérer un ou plusieurs systèmesd’activations.Desdébatssontalorsapparusentreceuxquipensentque lesmécanismesde ladécisionmettent en jeux plusieurs systèmes cérébraux différents (un système des émotions, un système de lacognition,…oumême plusieurs systèmes distincts pour chacune de ces fonctions), qui pourraient êtreconcurrents, et ceux qui soutiennent, au contraire, que ces différents systèmes font partie d’un seulsystèmed’ensemble(Rustichini,2008).Derrièrecettequestionseprofileuneinterrogationplusgénéralequi rapproche curieusement les neurosciences de la science économique : le cerveau fonctionne-t-ilcomme un système décentralisé, dans lequel ses différentes composantes sont, en quelque sorte enconcurrence, ou est-il, au contraire, régi de manière centralisé ? Par-delà cette analogie, lacompréhension de la régulation des activités cérébrales constitue un véritable défi pour lesneurosciences.

Ladeuxièmeapprocheseconcentresurlesactivationslocalesets’efforcededégagerl’organisationhiérarchiquedes réseaux identifiés, en la décomposant enmodules et en sous-modules de réseaux.On

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pourraitparleràsonsujetdemicroneuroscience.Sondéveloppementdépendétroitementdelapuissancetechnique des appareils d’imagerie, mais il est également tributaire d’un bon usage de modèles desystèmeshiérarchiquesàniveauxmultiples.Làencoreplusieursformulespeuventêtreavancées.

Ilreste,alors,àtrouverlesvoiespermettantd’articulerentreeuxlesrésultatsmisenévidenceparchacunedesdeuxapprochesetl’onretrouve,àceniveau,laquêted’unemodélisationappropriée.

3)Letroisièmetypedeproblèmeconcernelesrelationsentre,d’unepart,leshypothèsesneuronalesformulées par les chercheurs en neurosciences, sur la base de connaissances qui restent assezdépendantes des techniques de l’imagerie, et, d’autre part, le recours à des protocoles expérimentaux,plusoumoinsdirectementdérivésdelathéoriedesjeux.C’estenempruntant,etparfois,ensimplifiant,desprotocolesde jeuxconçuspar l’économieexpérimentale qu’une véritable neuroéconomie des jeuxs’estdéveloppée.Ainsi,parexemple, le jeududictateur, le jeude l’ultimatum, le jeude la confiancedans leurs différentes variantes servent aujourd’hui de soubassements expérimentaux à lamajorité desrecherches neuroéconomiques portant sur les interactions. À l’origine, ces protocoles expérimentauxavaientétéimaginésparcertainsthéoriciensdesjeux,envuedetesterlavaleurempiriqued’hypothèseset de résultats énoncés par la théorie des jeux, comme la rationalité individuelle des joueurs, oul’équilibredeNashverslequeltendraient,outoutaumoinsdevraienttendre,leurstransactions.Fortsderésultats,leplussouventnégatifs,obtenusaucoursdecesexpériences,leschercheursenneurosciencess’ensontservis,avecousans lacomplicitéd’économistes,pourvalider,avecl’aidede l’imagerie,detout autres hypothèses, relatives, par exemple, à la prépondérance des émotions dans les prises dedécision, ou à la domination de l’empathie, dans les relations à autrui. Un tel exercice s’expose à lacritique.Lathéoriedesjeuxestd’aborduneconstructionlogique.L’interprétationdesrésultatsobtenusen exposant certains de ces segments à des tests empiriques soulève déjà des difficultés, qui ont étédiscutées par les théoriciens des jeux eux-mêmes (Aumann, 1999). Réutiliser ces résultats pour lesréinterpréterdansuncadreconceptueltoutàfaitdifférent,commeceluidéveloppéparlesneurosciences,risque de se révéler hasardeux, ou, à tout le moins, arbitraire, lorsque l’on ne l’accompagne pas deprécautionsméthodologiques.Nousverrons,parexemple,quelesujetquifaitconfianceàl’autrejoueurplutôt que de maximiser individuellement ses gains immédiats n’est pas nécessairement un altruisteempathiqueétrangeraucalculquisuitlesintérêtsdusujet.

Enprolongeantcetteperspectiveonseheurteàunedifficultésupplémentaire.Chacundesprotocolescorrespondant à ces jeux expérimentaux renvoie à une situation spécifique. La tentation est grande,toutefois, de regrouper plusieurs d’entre eux, sous unemême rubrique, du fait que l’on s’attend à desactivations neuronales semblables, ou tout au moins voisines. Il en va ainsi, par exemple, des jeuxassociés aux notions de coordination et de coopération. Ils constituent, chaque fois, comme on lemontrera,unensembleassezdisparatedesituationsqu’ilfautensuitedéshomogénéiserpouranalyserlasignification que chacune apporte. Car le risque serait alors d’associer trop rapidement à l’ensembled’une catégorie de situations (coordination, coopération) les caractéristiques neurophysiologiques etneurobiologiquesmises en évidence dans une seule, ou seulement quelques-unes de ces situations. La

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comparaisondesrésultatsobtenusdansdeuxouplusieursjeuxdifférents,quimettentchacunenévidencecertainesmanifestationsdistinctesd’unemêmenotionrequiert,pourcetteraison,unsoinparticulier.

4)Lequatrièmetypedeproblèmeestplusgénéral,bienqu’ils’appliqueiciaucasparticulierdesneurosciences.Lescatégoriesd’arrière-planqu’onnepeutsepasserdeprésupposerpourimaginerdesexpériencesetpourlesinterpréter,etlescatégoriesutiliséespourmettreenplacecesexpériencesetentirerdesdifférencessignificativesnesontnidemêmestructurenidemêmegrain;d’oùdesdifficultéspourpasserdesunesauxautres.L’expert enneurosciences,pourdéterminerquelles sont les fonctionsliéesàl’activationd’unezone,vaprésupposerquelatâchequ’ilproposeausujetdanssonexpérienceinduituncertainétatmental,qu’ilva,parexemple,nommer«plaisir»,ou«peine»,ou«perplexité»(danslecasoùilpèselepouret lecontre).Cesontlàdescatégoriesdelapsychologieordinaire,quin’ont pas lemême degré de finesse que les distinctions qui permettent au neurologue de repérer desdifférences d’activation et de différencier des zones (en l’occurrence, respectivement, le striatum,l’insulaantérieure,etl’ACC,cortexcingulaireantérieur)Enseréférantàlachimieetaufonctionnementdeneurotransmetteurs,commeladopamineetlasérotonine,leneuroscientifiquepeutégalementutiliserletermede«circuitdelarécompense».Ilrenvoiealorsàdescatégoriesdelapsychologieexpérimentale–oùl’onasouventamenédesratsàrépéteruneactionquileurprocuraitenrécompensedelanourriture.Mais pour un humain, la catégorie de la récompense renvoie à des scénarios qui mettent en jeu desinteractionsetplusieurspersonnes,tandisqueleplaisirpeutaussiêtresolitaireetpassif.Ildevientdèslorsdélicatd’utiliseruntermepourl’autre.

Aufuretàmesure, l’accumulationdesexpériencesdiversesqui rendentactive telleou tellezonecérébrale amène le neuropsychologue à superposer différentes fonctions dans unemême zone, avec latentation de distinguer des sous-zones pour mieux s’y repérer. Il devient donc plus sensible à lacomplexité du fonctionnement cérébral. Mais il pourrait aussi avoir tendance à ajouter une nouvellefonctionchaque foisqu’une tâchedifférenteestproposée,ou inversementà ranger sans tropd’examenplusieurs tâches dans lamême classe, alors qu’on pourrait, tout aussi bien, insister sur les capacitésdifférentesqu’ellesmettenten jeu.Cela rajoutedes supplémentsdecomplexitéà l’analysedusystèmedéjàcompliquéquicaractériselefonctionnementcérébral.Pournepaslesmultiplier,ilfautéviter,d’uncôté,deprojetersurdeslocalisationscérébralesdesfonctionsdéfiniestropgrossièrement,et,del’autre,d’invoquer pour toute différence observée une différence de scénario cognitif. Dans ces deux casl’interprétation des résultats serait suspecte de circularité, puisque sous une catégorie trop vague, onpourratoujourssubsumerdesrésultatsvariés,etqu’ilseratoujourspossibledepartirdedifférencesdanslesrésultatspourtrouverdesdifférencesdanslecontextedel’expérience.

Leproblèmeposépar lasuperpositiondedifférentesgrillescatégoriellesquin’ont,ni lesmêmesorigines,nilesmêmesinspirationsetnesontdoncpasassuréesdesituerleursdifférentsrésultatsdansunespace commun est encore plus délicat. Comme souvent en sciences expérimentales, il est nécessaired’avancerenparallèlesurdeuxvoies.D’unepart,ilfautconstruiredesprotocolesd’expériencesdontlesinterprétationssontlesmoinséquivoquespossiblesetquisedifférencientdoncentreelles,etrechercheralorsdesrésultatsd’expériencesconformesauxhypothèsesetquiconfirmentainsicesdifférenciations.

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D’autrepart,ensens inverse,onrisqued’obtenirbeaucoupd’informationsalorsqu’ons’attendaitpourdeuxtâchesjugéessemblablesàobserverdeszonesettypesd’activationssimilaires,l’expériencepeutmontrer que ces activations sont différentes. Cela permet ainsi de remettre en cause les catégoriesd’arrière-planquel’onavaitprésupposées.

Il y a donc deuxmanières de briser la circularité qui posait initialement problème : rendre lesconditionsd’interprétationdel’expérienceplusrestrictivesquelesprésuppositionsinitiales,ouobtenirdesrésultatscontre-intuitifs.Cesdeuxvoiesnesont,dureste,pasmutuellementexclusives.

Lesdifficultésméthodologiques,quiontétérépertoriéesicipourlesbesoinsdel’approchequenousavonsprivilégiéedansnotreenquêtesurlesinteractions,doiventêtresituéesdanslecadrepluslargedesproblèmes d’ordre épistémologique posés par la neuroéconomie 1. À l’origine, la neuroéconomie seprésente comme une manière d’hybridation scientifique entre, d’un côté, plusieurs disciplines quiparticipentauxneurosciences(neurophysiologie,neurochimie,neurobiologieetneuro-imagerie)et,d’unautre côté, différentes composantes de l’analyse économique (théorie de la décision, théorie del’équilibre,théoriedesjeux).Letermemêmedeneuroéconomieaété,dureste,populariséparl’ouvraged’un spécialiste des neurosciences consacré à l’analyse neuronale des mécanismes décisionnels(Glimcher,2003).L’intuitionquiguidaitGlimcherétaitderetrouverdanslefonctionnementducerveaudécideurcertainespropriétésquiavaientétéformaliséesparlesmodèlesdelathéorieéconomiquedeladécision. Ainsi a-t-il traqué la signature cérébrale de plusieurs concepts familiers aux économistes,commelamaximisation, l’optimalitéet l’équilibre,notammentdans l’acceptiondeNashen théoriedesjeux.Seloncetteperspective, il reviendraitauxneurosciencesdefournir lesubstratmatérielde l’objetétudié,parl’intermédiairedelaphysiologieetdelabiochimieducerveau,tandisquelamodélisationdel’activitécérébraleseraitapportéeparlathéorieéconomique.

En dépit de son apparente clarté, ce partage simplificateur des tâches entre neurosciences etéconomieserévèleinexactetmêmetrompeur.Ilsouffred’uneabsence.Entrelaphysiologieetlachimieducerveau,d’unepart,etlesmodèlesmathématiquesdeladécision,d’autrepart,ilfautnécessairementprendre en compte les comportements des agents décideurs, qui font d’abord l’objet d’observations,avantdepouvoirêtreexpliqués.Or,indépendammentdetouteréférenceaucerveaudesneurosciences,ledéveloppementdelapsychologieexpérimentalearévéléauxéconomistesque,dansbiendescas,leursmodèles théoriques de prise de décision se trouvaient invalidés dans un grand nombre de leursexpériences. Ce constat a, du reste, provoqué dans les rangs des économistes, unmouvement en sensinverse.Ilapoussécertainsd’entreeuxàrechercherdanslesinformationsfourniesparlessciencesducerveau,desmatériauxleurpermettantdeconstruiredesmodèlesalternatifsplusréalistes,ausensdeleurcongruence avec les résultats observés expérimentalement. Il y aurait ainsi deuxvoies différentes et àcertainségardsopposées,quiont conduitdeschercheursdesdeuxdisciplinesà se rapprocher, envued’élaborer un programme de recherche commun ; d’où les malentendus qui entourent, parfois mêmeencore,ceprogrammeneuroéconomique.

Uneillustrationenestfournieparlesambiguïtéssuscitéesparlesutilisationsquiontétéproposées,departetd’autre,desmodèlesbayésiensdutraitementdel’incertitude.Lathéorieéconomiqueeut,tout

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d’abord,recoursàunemodélisationd’inspirationbayésiennepourformaliser l’inférencestatistiquequipréside (ou devrait présider) à la logique des choix dans le cadre d’un calcul de probabilités dites« subjectives ». Ainsi, dans le modèle classique de l’utilité espérée, les probabilités associées auxanticipationsdesagentssontconditionnellesauxconséquencesattenduesdeschoixquiserontarrêtés.Sicesconséquencessontidentiques,quellequesoitl’optionchoisie,onendéduit,conformémentàlarèglebayésienne,quelaprobabilitéquiestassociéeàsonoccurrenceestindépendante.Commeellen’est,enl’occurrence, porteuse d’aucune information nouvelle pour le décideur, elle est alors considérée sanspertinence pour son choix (Savage, 1954). Depuis la célèbre expérience d’Allais (1953), de trèsnombreusesexpériencesontcependantmontréqueleschoixraisonnésdesagentss’écartaientsouventsurcepointdecemodèle.Defait,cettepremièreversiondumodèlede l’utilitéespéréenecherchepasàrendrecomptedesprobabilitéssubjectivesdesagentsobtenuesparinductiondevaleursobservées,maisproposeseulementunmodeopératoirepourunchoix«rationnel»dansununiversprobabilisé.Ils’agitpar conséquent d’une version statique du bayésianisme. Les véritables difficultés apparaissent avecl’introductionde ladynamique, lorsque laperceptiondu tempspar lesagents transformeetcomplique,commeonleverra,lalogiquedeleurschoix.L’hypothèsesimplificatricetiréedeBayes,selonlaquellela distributiondeprobabilitésaposteriori (Posteriordistribution) serait lamême que la distributioninitiale (Prior distribution), au nouveau facteur près, semble alors souvent remise en causeexpérimentalementdèsquel’onfaitintervenirlatemporalitédansceschéma.Ilseconfirmeaujourd’huiqu’entreletempstdelaPriordistributionetletempst’delaPosteriordistribution,d’autresélémentsquelasimpleinformationfournieparcettenouvelledonnéeinterviennentdansladécisionréfléchiedesagents.

Deleurcôté,plusieurschercheursenneurosciences,estimantplusrécemmentquelaméthodologiedominante dans leur discipline restait principalement descriptive, ont utilisé une approchebayésienne,pour formaliser dans des modèles calculables (computational) les processus de transmission del’informationauseindesmultiplesniveauxdes réseauxneuronaux.Cetteapprocheconsisteà traiter lesystèmenerveuxcommeunmécanismequiréagitauxinformationsfourniesparsonenvironnement,selonunschémabayésiend’inférencestatistiquequitraduitmathématiquementuneactualisationpermanentedesinformations mémorisées à la lumière des résultats obtenus. La dynamique de cet « apprentissagerenforcé»fourniraitalorsunebasethéoriquepourcomprendrelephénomènecentralducodageneuronal(Dayan et Abbot, 2001 ; Doha, Ishi, Pouget, Rao, 2007). Si cette formulation bayésienne d’uneneurosciencethéoriquen’estpaspartagéepartousleschercheurs,elleconstituenéanmoins,aujourd’hui,cequel’onpourraitappelerlenoyaudurdecettenouvellediscipline.

Onseraittentédevoir,danscesdeuxdémarchesopposées,unemanièredecontradiction.D’uncôté,lesexpériencesdeneuroéconomieportantsurdeschoixenavenirincertain,encombinantdesprotocolesexpérimentauxàdesexplorationsd’imagerie,semblentinfirmerl’idéeselonlaquelleletravailcérébral,suivrait,encescirconstances,unesimplelogiqued’inférencebayésienne.Ensensinverse,laréférenceàun mécanisme stimulus – réponse qui guiderait les tâtonnements de nos croyances, selon une règlebayésienne, semble aujourd’hui en phase avec le fonctionnement cérébral observé à l’occasion des

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différentestâchesmotricesélémentaire.Plusieurstravauxexpérimentauxréaliséssurlaperceptionet,enparticulier sur la perception visuelle, paraissent valider ce schéma d’un fonctionnement cérébral quisuivraitcettedynamiqued’inférencebayésienne(KnilletPouget,2004;Simonelli,2009).Comment,dèslors,concilierlesdonnéescontradictoirestransmisesparcesdeuxsériesd’informations?

Unepremière réponse s’appuie sur le fait que les expériences évoquées dans les deux cas ne serapportent pas exactement aux mêmes fonctions cérébrales. Il s’agit, dans le premier cas, de choixconscients de la part de sujets placés dans différentes situations sur lesquelles ils disposentd’informations objectives calibrées selon un répertoire précodé (conséquences, probabilités…). Lesecondcasconcernelecomportementdesujetsconfrontésàdifférentsstimulantsvisuelsqu’ilconvientd’abordd’encoderpourleurpermettrededonnersensàleurperception.Onseraittentéd’avancericiunemanièredeparadoxe.Lemécanismelargementinconscientdelaperceptionvisuelleenavenirincertainsuivraitainsiuneloiprochedelasimplelogiquestatistique,quel’onnevérifiepluslorsqu’ils’agitd’unchoixraisonné.Ceparadoxecependantn’estqu’apparent.Si,eneffet,leschoixraisonnésenincertitudequiontétéobservéss’écartentdecetteformulationélémentairedelalogiquebayésienne,ilseraitinexactd’entirerunepreuvede leur irrationalité. Ilsembleraitplutôtqu’ilss’inscriventdansunelogiqueplusflexibleetsansdouteplussubtile,quiaétéformaliséemathématiquementpardesfonctionscumulativesderang,ou,plusrécemment,parunegénéralisationdefonctionslogarithmiquesbienconnues(Takahashi,2009,2013).Cetécartparrapportaumodèlesimpledelalogiquebayésienneélémentairepourraitdèslorss’expliquerparlefaitqueleschoixrisquéssontdesopérationsbeaucouppluscomplexesquenelepressentaient initialement les économistes, parce qu’elles mobilisent, à la fois, plusieurs fonctionscérébralesdifférentes.Orcesontprécisémentlestravauxdechercheursenneurosciencesquiontmisenévidence que ces choix réfléchis font nécessairement intervenir, outre le raisonnement, une relationémotionnelleàladimensiontemporelle,quicaractériseprécisémentlesanticipations.Ensensinverse,iln’est pas surprenant que les systèmes neuronaux qui régulent l’adaptation non consciente de nosperceptionsàunenvironnement inconnufonctionnentselon les règlesstatistiquesplus rudimentairesdel’apprentissagebayésien.Ilseraitpourautanttéméraired’induiredececonstat,commesonttentésdelefaireaujourd’huicertains spécialistesdesneurosciences,queces règlesbayésiennespeuvent servirdeparadigmepourmodéliser le fonctionnement de l’ensembledes activités cérébrales.Levrai problèmequinousestposéestdoncplutôtceluidecomprendrecommentlesmécanismespremiersd’apprentissagedel’incertitudesetrouventtransformésdanslesprojectionsintertemporellesconscientesquiguidentnoschoix.

Uneseconde réponse fait interveniruneautredistinction,decaractèreépistémologiquecette fois.Les résultatsmis en évidence dans le cas de la perception ne prouvent pas que le fonctionnement ducerveausoitbayésien,maisseulementquecesrésultatscorrespondentàceuxquefourniraitunmécanismebayésien. En d’autres termes, le bayésianisme invoqué à cette occasion par les chercheurs enneurosciencesestdecaractèreinstrumentalisteetneconcernepasleréalismed’unetellehypothèse,quiimpliquerait, cette fois, que lemécanisme cérébral qui donne naissance à ces résultats soit lui-mêmebayésien(ColomboetSeries,2012).Desmodalitésdufonctionnementcérébralquinecorrespondentpas

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à unmécanisme bayésien peuvent, en effet, fort bien aboutir à des résultats interprétés, ou seulementmêmeinterprétables,en termesbayésiens.On l’observenotammentdanscertains jeuxrépétés, lorsque,par exemple, unmécanismemental d’aversion au regret qui détermine les choix des joueurs peut êtretraduitdanslestermesd’unalgorithmed’apprentissaged’inspirationbayésienne(FosteretYoung,2003,2006).Iln’enrésultepas,pourautant,quelemodedefonctionnementducerveaudecesjoueurssoit,lui-même,bayésien.

La posture épistémologique adoptée aujourd’hui par les tenants d’une théorie bayésienne desneurosciences évoque curieusement un instrumentalisme assumé il y a plus d’un demi-siècle parl’économisteMilton Friedman, lorsqu’il défendait ce qu’il appelait une théorie économique positive,contre une théorie réaliste (Friedman, 1953). Les choses ont changé, et c’est en quête d’une théorieréaliste que les économistes engagés dans la neuroéconomie s’interrogent aujourd’hui sur lefonctionnement du cerveau. Il serait pour le moins troublant que les chercheurs en neurosciences seprévalentmaintenantdece typedepositivismeque leséconomistes intéressésauxprocessus réelsquiguident les décisions des agents et leurs interactions ont, justement, abandonné.Nous prendrons, pournotre part ici, le pari que cette quête de réalisme se trouve également partagée par unemajorité desscientifiquesdesneurosciencesquiparticipentàceprogrammederecherchecommun.

Cette évocation des ambiguïtés qui accompagnent le recours à des modèles bayésiens dans lesneurosciences de la décision a été choisie ici, parce qu’elle nous a paru emblématique des obstaclesépistémologiquesrencontrésparl’approcheinterdisciplinairequiaétéchoisiedanscetouvrage.Onlesrencontre dans d’autres questions également traitées dans cet ouvrage (l’appréhension de l’autre, laréférenceàdesnormes…).

Notreambitionn’estpas iciderésoudre toutescesquestions,maisplutôtde leséclairer,ennousinterrogeantsurlapertinencedesarticulationsentreneurosciencesetthéoriedesjeux,etd’endégagerlesinterprétationsquinousparaissentlesplusinstructivespourmieuxcomprendrelesinteractionssociales.

1.SurcettequestionC.Schmidt,Neuroéconomie,Paris,OdileJacob,2010.

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PARTIE1

INTERACTIONSETINTERSUBJECTIVITÉ

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CHAPITRE1

L’intersubjectivité

Qui dit intersubjectivité dit subjectivité. Cependant il serait difficile de rendre compte desinteractions sociales en partant d’une conception solipsiste du sujet. Les relations et les processusd’interactionapparaîtraientalorsextérieursauxsujets.Lesimpleamorçagedesrelationsentredessujetsenferméschacundansleurbulledemanderaitdesconstructionscompliquées.Chaquesujetdevraitenlui-mêmetrouvertouslesingrédientsdel’interactionetenconstruiresaversion,puisildevraitaussitrouveren lui-même les moyens de raccorder cette version à celle d’autrui, un autrui qu’il aurait dû aussiconstruireparsespropresmoyens.

Onpeuts’épargnerunepartiedeceseffortsenadmettantquetouteslescapacitésdusujetnesontpas pleinement disponibles en lui-même pris isolément et qu’elles ont besoin pour se déployer des’appuyersurdessituationsd’interactiondéjàagencéesparsescongénères.Pournaîtreàlasubjectivité,nousavonsbesoind’interactionsquinoustransforment,parlesquellesnoustransformonslesautres,quinousrelientàdespartenairesmaisaussiquinousplongentdansunecollectivité.

Lesujetestdoncinteractif.Ilestd’usagededistinguertroisdimensionsdecesinteractions,mêmesidans lapratique il est difficile de les séparer : les interactions avec l’environnement, celles avecdespartenaires individuels, et celles avec des membres de notre groupe d’appartenance ou d’un autrecollectif–lesinteractionsproprementsociales.Maiscesinteractionsontévidemmentdesincidencessurlesujetlui-même,etydéclenchentd’autresinteractions,qu’onauratendanceàdireintrasubjectivesparsimplification,entrelesprocessussensorimoteurs,cognitifs,affectifs,etactionnels.Lesujetseconstitueà la charnière entre ces interactions intrasubjectives et ces interactions environnementales etintersubjectives.

INTERACTIONSETSCIENCESSOCIALES

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Cette perspective intersubjective traverse toutes les sciences sociales. Nous la rencontrons déjàchez l’un des fondateurs de l’économie politique, Adam Smith, qui analysait dans sa Théorie dessentiments moraux comment, en combinant des interactions entre partenaires et les perspectivesd’observateurs,onpouvaitpasserdesémotionsauxévaluationsmorales.PlusprochedenousPeirceadéveloppéune théoriede lasignificationquiexige,enplusd’unsigneetd’unobjetdont ildépend,uninterprétant–enfaitunechaînedetelsinterprétants.Celavadoncau-delàd’unerelationdualecommecelled’unecausalitéoud’uneactionetréaction,etrequiertunerelationquirenvoieàuneautrerelation,comme«AdonneC enprésent àB».Passer ainsi à trois termespeut impliquer des interactions quirenvoientàdestiers,cequipermetàPeircederelierlarecherchedusavoiràlasuccessiondeladualitéentrepropositionsetcritiquesdansunecommunautétoujoursouvertesurlefutur,doncsurdetierspointsdevue 1.Deweyaproposéleconceptde«transaction»,quifaitdetouteactionuneinteractionaveclesautresetavecnotreenvironnement:lesujethumainn’estplusobservateurextérieurd’interactionsentreobjets de la nature, mais impliqué en elle, et il ne réagit pas simplement à des stimuli, mais il lesinterprèteselonsesattentesettendancesencours.

OnsaitquelesociologueSimmelavaitfaitdel’interactionlepivotdesestravaux.Ilmontraitquetoute interaction implique des effets en retour sur les partenaires, et qu’elle n’est socialement définiequ’unefoisintégrésceseffetsderétroaction.Ilinsistaitluiaussisurlerôle,dansdesinteractionsentrepartenaires,durapportautiers–quiaunlienaveclapositiond’observateurchezSmith2.CitonsencoreGoffman,quiadéveloppéunesociologiedes interactionsquiétudie lesdiversesmodalitésdemiseenprésencedesacteurssociaux.Iladopteuneconceptiondel’interactioncompatibleaveccelledeSimmel,maisanalysetrèsprécisémentlamanièredontlesacteurssociauxdéfinissentletypedesituationdontestcenséereleverleurinteraction.Untypedesituationindiquedesrèglesdedéroulementdel’interactionetassignedesrôlesàchacun.Goffmanreconstituelesprocessusparlesquelscessujetstententdeconstruiredessituationsdontilspuissenttirerpartipourpoursuivrelejeusocialsans«perdrelaface»,àconditionderespecterces«rites»dutyped’interactionengagée.LapsychologiesocialeàlaMoscoviciaétudiélamanièredontcesinteractionsdiffèrentselonqu’ellesontlieuentremembresdumêmegroupeouentremembresdegroupesdifférents.Aujourd’hui,unebonnepartiedes recherchesenpsychologiecognitiveestconsacréeàl’étudedesmodalitésd’installationdeladistinctionentresoietenvironnementetdelamise en place du rapport soi-autrui par contagion, imitation, simulation, ou encore constitution d’unethéorie « naïve » de l’esprit des autres. Et les neurosciences, nous y reviendrons, sontmises à fortecontributiondanscesanalyses.

L’analyse de la dimension collective des interactions s’est partagée entre l’économie et lasociologie.Lapremièrel’abordeparlathéoriedel’équilibregénérald’unmarchéetsurtoutparcelledubien-êtrecollectifetcelleduchoixsocial.Ellesignalelesdifficultésquel’onaàpasserdel’individuelaucollectif:mêmeenn’étantpastropéloignéd’unétatcollectifd’équilibredansunmarché,onnesaitpas forcément comment changer les comportements individuels pour y parvenir. Il n’existe pas defonctiond’agrégationdeschoixindividuelsenunchoixcollectifquipuissesatisfaireparfaitementtouteslesexigencesd’unerationalitésociale (nousreviendronsplus loinsur lesperspectivesouvertespar la

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théoriedesjeux).Desoncôté,lasociologieasouventpriscommepointdeperspectivelecollectif,pourpenserlapressionsociale(Durkheim),lesphénomènesdefusionetceuxderéciprocité(Tarde,Mauss),l’intériorisationdes normes collectives (Parsons), et l’inscription des stratégies individuelles dans uncadre symbolique collectivement partagé (Bourdieu). En sens inverse, les tenants de l’individualismeméthodologique ont tenté de reconstruire les interactions sociales à partir de stratégies individuelles(Coleman,Boudon).Qu’onpense les interactionsàpartirdesrelations intersubjectivesouducollectif,ellesrestentaucentredesétudesensciencessociales.

DIVERSITÉIRRÉDUCTIBLEDESCAPACITÉSD’INTERACTION

Notrehypothèseestquelesujetseconstituedansdesinteractionsdedifférentstypes,lessuivantess’appuyant sur les acquis des précédentes, selon plusieurs étapes. Nous pouvons recourir auxneurosciencespourmieuxdocumenter lesspécificitésdecesétapes,ensuivant leprogrammequenousnoussommesdonnédanscelivre:proposerdeuxlecturesdecesinteractions,l’uneparunphilosophe,l’autre par un économiste théoricien des jeux, qui toutes deux s’appuient sur des résultats récents enpsychologieetéconomieexpérimentalesetenneurosciences.Notrebut,danscettepartie,estderendrelelecteur sensible à la diversité des processus qu’il faut mettre en place pour assurer la constitutioninteractivedelasubjectivité.

On pourrait penser que cette constitution exige seulement l’existence préalable de capacités deperception,cognition,motivation,motricitéetcommunicationpropresausujet,puisleurapplicationauxautreshumains,soitdemanièreindividualisée,soitdemanièrecollective.Ord’unepart laconstitutiondescapacitésdusujetimpliquedéjàcellededifférencesentresoietnon-soi,ainsiquedecellesentresoiet autres soi ; d’autre part une application des facultés du sujet à autrui qui se ferait d’un bloc necorrespond pas à la réalité. Différentes modalités de rapport à autrui se mettent en place, chacunemodifiant lescapacitésd’interactiondusujetavecautrui.Cesdiversescapacités sont irréductibles lesunesauxautresetellesmettentenjeudesversionsdifférentesd’autrui,maisaussidesversionsdusujet.Leur synergie est nécessaire pour notre intersubjectivité, elle-même nécessaire pour la constitution denotre subjectivité, contrairement au schéma d’une simple application de capacités de base à l’objet«autrui»,quenousvenonsd’évoquer.

Nous allons seulement indiquer des modalités qui ont été bien distinguées par les travauxexpérimentaux.L’ordredecetteexpositionn’estpas forcémentceluidudéveloppementchronologique.Onesttrèstôtsensibleauxexpressions,parexemple,alorsquenousn’enparleronspasimmédiatement.Certainesdeces capacitéspeuvent sedévelopper enparallèle.Simplement cellesde la finde la listeprésupposentcellesdesondébut.Nonseulementcesmodalitéssontdifférentes,maislacapacitédelesfairefonctionnerdemanièredistincteetarticuléeestaussinécessaire.

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ANALYSEDESMODALITÉSDELACONSTITUTIONINTERACTIVEDUSUJET

Ces différentes modalités du sujet de l’intersubjectivité se constituent toujours à travers desinteractionsvariées.Nousallonsanalyserchacuned’elles,pourmontrerqu’aucunedecesmodalitésn’estunecapacitésortietoutarméedenotrecerveauavantdesinteractions.Lesinteractionssontnécessairespourleurémergence.Lapreuveenestquelesdifférentstypesd’interactionsdanslesquellesnoussommesengagés font chacun apparaître un problème, et que chaque modalité est une réponse à un de cesproblèmes.

1)Partonsdusystèmesensorimoteur 3.Nosmouvementschangentnotreenvironnement–quandnousdéplaçonsdesobjets–et ilschangent lesdispositionsdenotrecorpsainsiquenotrepositiondanscetenvironnement.Nousrencontronsalorsunproblème : il seproduitd’autresmouvementsque lesnôtresdans l’environnement.Nosmouvementsetceuxd’autresmobilesproduisent tousdeuxdesmouvementsapparents surnotre rétine.Nousdisposons laplupartdu tempsd’uncritère simplepourdistinguernosmouvementsdeceuxdesautresmobiles:lemouvementdenotretêtequitourne,parexemple,créeunerotationapparentedetoutnotreenvironnement,alorsquelemouvementd’unautremobilesedétachesurl’environnement,quecelui-cisoitimmobileouqu’ilsoitaniméd’unmouvementhomogène.Maissinousbougeonsunobjet,ilsecomportecommeunmobilequisedétachesurl’environnement.Ilnousfautavoirenregistréquenousétions l’originedecemouvementpourpouvoir ledistinguerdesautresmobilesdel’environnement. On suppose alors que nous disposons d’une « copie d’efférence », donc d’uneinformationsurlasortie(l’efférence)delacommandemotricequenousavonsdéclenchée,mêmesic’estlàunedénominationramasséepourdesprocessusneuronauxquisemblentcomplexes.Notreinteractionavec les objets que nous déplaçons se détache ainsi des interactions d’autres mobiles avec notreenvironnement. La comparaison de ces deuxmodes d’interaction est ainsi à l’origine d’une premièredistinction entre soi et non-soi. Nous retrouverons sans cesse cette caractéristique : nous sommesconstituésnonpasseulementdansdesinteractions,maisaussidanslacomparaisonentredesinteractionsdifférentes,parunesorted’interactionaucarré.

2)Sinosactionsatteignaienttoujoursleurscibles,etnouspermettaienttoujoursd’atteindredesétatsdesatisfaction,ilnousseraitdifficiledeconstruireunesubjectivité.Nousnedisposerionspas,eneffet,decesignaldedistinctionentresoietnon-soiquitientàcequ’entrenosactionsetnosbutspeuventsedresserdesobstacles.Inversement,sitoutobstaclenouscontraignaitàchangerdebuts,nousnepourrionspasmaintenir face aux obstacles de l’environnement une constance dans les motivations du soi, et ilperdraitdesaconsistance.C’estdoncenfaitdansl’interactionentreuneactivitémotivée,orientéeversunétatdesatisfactionquipasseparl’atteinted’unecibledansl’environnement,etlesobstaclesqu’ellerencontre, que peuvent à la fois se maintenir les motivations du soi et s’ajuster nos activités auxcontraintesdel’environnement,cequimanifestelastabilitéetlarésistanceàlafoisdusoietdunon-soi 4.

3)Lesneuronesmiroirs(découvertsparRizzolattietsonéquipe)ontétéobservésd’abordchezdessinges. Ils ont la propriété de s’activer aussi bien quand un singe déclenche un type demouvement –orientéversunbut–quelorsquel’expérimentateur(unanimalhumain)activeunmouvementsimilaire

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versunbutsimilaire.Nousenpossédonsaussi.Leproblèmeestqu’unteldispositifpourraitnousameneràconfondrelesoietlenon-soi,si,quandnousvoyionsuntelmouvementchezautrui,nousétionspoussésàdéclencherdenotrecôtélemêmemouvement.Maisprécisément,noussommescapables,ainsiquelessinges et d’autres animaux, d’activer nos neuronesmiroirs tout en inhibant le déclenchement dumêmemouvement (certains schizophrènes ont bien dumal à résister, et à ne pas déclencher lesmouvementsqu’ilsvoientaccomplispard’autres).Laconjonctiondececouplage(activationdesneuronesmiroirs)etde cedécouplage(inhibition des neuronesmoteurs liés aumêmemouvement) nous fournit la structureparadigmatique d’une interaction qui permet de lier deux sujets tout en les distinguant. Nous allonsretrouver bien des fois par la suite ce dispositif de couplage d’une activation et d’une inhibition,couplagequipermetd’entretenirunecertaineactivation(ici,celleduneuronequiinterviendraitdanslemouvements’ilétaitdéclenché)touteninhibantcertainesactivationsconséquentes(ici,ledéclenchementdumouvement).

4) Même une fois autrui distingué du soi par l’inhibition du mouvement imitatif, nous pouvonsencore rencontrer leproblèmededistinguer lesmouvementsdedeuxsujetsquivisentunemêmecibleselondesmotivationsquinevisentpasseulementlacible,maisdéclenchentunecompétitionentreeux,voireavecnous.Pourrésoudreleproblèmedenotreorientationdanscettestructuretriangulaire,lesuividuregardd’autrui, étudiéparBaron-Cohen, nous est très utile. Il nouspermetdedécouvrir l’objet del’intérêtdechacun(parexemplelepremiers’intéresseàunobjetetlesecondàl’intérêtdupremierpourcetobjet).Nouspouvonsalorschoisirounondenousintéresseraumêmeobjet,d’entrerencompétitionavecl’unpourpossédercetobjet,d’aiderl’autre,etc.Cesuividesregardsestd’ailleursaussinécessairepourcoordonnernosactionsquandnousdevonsnousmettreàdeuxpourmouvoirunobjetlourd.

5) Nous sommes très tôt sensibles aux expressions faciales d’autrui et aux affects qu’ellesmanifestent (lesbébés tirent la languequandon leur tire la langue,puis saventmodifier leurspropresexpressions en résonance avec celles de leur entourage). Ces expressions nous aident à résoudre unproblème fondamental, celui d’identifier l’intentionnalité d’autrui, alors même que cette orientationmentalen’estpasdirectementobservable.Cequelesphilosophesappellent«intentionnalité»,c’est lavisée d’un référent, d’une cible, en tant que présentant un certain aspect. Si lesmouvements visent lacible,l’expressionpeutindiquerl’aspect,parexemplequ’autruiveutsegarderdesrisquesqueprésentelacibleoubienbénéficierdesesattraits.Nouspourronsainsiéviterundangersinousdétectonsdelapeurdanslapostured’autruietsursonvisage,ouunalimenttoxiquesinousyvoyonsdudégoût.

Nousne seronscependant sensiblesauxmouvementsquipeuvent traduiredes intentionsque s’ilssont portés par des êtres que nous rangeons dans la catégorie des humains ou plus généralement desvivants animés d’intention. Nous les reconnaissons précisément au fait que chez eux se combinentmouvementsorientésversdesciblesetexpressionsfacialesquirévèlentàquelaspectdelacibleilyaréaction.Nousn’attribuonspasd’intentionnociveaurobotquiadéclenchéunmouvementquisetrouvecontrecarrer lenôtre (l’imageriecérébrale le confirme :nos réactionsneuronalesenvers les robotsnesontpaslesmêmesqu’enversleshumains),maisnoussommestentésdenousmettreencolèrequandunhumain à l’expression hostile ou indifférente a déclenché un mouvement similaire (les robots

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« expressifs » n’auront donc pas que des avantages). Ainsi nous nous construisons comme sujets enapprenant à distinguer ceux qui sont des sujets de ceux qui ne le sont pas. Et nous les distinguons làencoreencomparantdeuxmodesd’interaction,celuidesmouvementsorientésetceluidesexpressions.

6)Examinonsmaintenantladifférenceentreimiterautruietcoordonneravecluinoseffortspourunetâchecommune,parexempledéplacerunmeuble lourd.Certes il est toujoursutiledanscette tâchedepouvoir identifier l’intention des mouvements d’autrui, par une sorte d’imitation interne, mais leproblème est que cette tâche exige souvent que nous ayons des mouvements dissemblables etcomplémentaires–sivousavancez,etquej’aieprislemeublefaceàvous,jedoisreculer,doncalleràl’encontre dema tendance à l’imitation.Dans cet exemple, l’objet commun et ses « réactions » à nosmouvementsopposés sont làpournous contraindre à la complémentarité.Unproblèmeplusdélicat sepose lorsque nous devons faire desmouvements préparatoires pour rendre possibles desmouvementsfutursd’autrui.Pourlerésoudre,ilnousfautalorsdéfinirnosmouvementsenfonctiondelatrajectoiredontnousanticiponsqu’ellevaêtrelasienne(parexempleamorcerunerotationdumeubletransportédel’horizontaleàlaverticaledemanièreàpouvoirplusloinpasserparuneporteétroite).

L’efficacitédecescoordinationsestd’ailleurssurprenante.Danscertainesexpériences,chacundesdeuxpartenairesdoitagirsurlelevieràsadispositionpourinfluencerlapositiond’unpointeursurunécran (Reed et al., 2006). Or les deux leviers sont joints par une tige ; on pourrait donc penser quechacunentravelemouvementdel’autre.C’estlecasaudébut,maisensuiteettrèsvitechacunspécialisesonaction,l’uncontrôlantl’accélérationdumouvementdupointeuretl’autresadécélération(celasanspouvoirnécessairementexplicitercettedualitéderôles).Cettecoordinationestmêmeplusefficacequelesmouvementsd’unsujetquidoitaccompliràluiseullatâche.

On peut se demander à partir de quel stade de ces développements on peut considérer commedirectementpertinentletyped’analysepropreàlathéoriedesjeux5.Elleexiged’unjoueurlacapacitéd’identifierlesdiversesintentionspossiblesd’autruienréponseàsespropresintentions(unestratégieenthéoriedesjeuxestunelistecomplètequiindique,pourchaquecouppossibledel’autrejoueur,lecoupchoisienréponseparlejoueurconsidéré).Lescapacitésdonnéesparlesneuronesmiroirsnesuffisentpas,parcequ’ellesnepermettentquedesanticipationslimitées–lemouvementn’estidentifiéqu’unefoisdéjàentamé.Lesuividesregardsetdesexpressionspeutnouspermettred’anticipercertainsmouvementsd’autrui, mais il ne nous indique pas de manière claire une multiplicité de différents mouvementspossibles.Quandnousdevenonscapablesd’imiterautruipourl’imiteretdoncd’activerdesmouvementscomme n’étant pas de notre chef – nous nous comporterions spontanément autrement – et que nouscombinons cette capacité avec les précédentes, on peut penser que nous sommes capables d’anticiperdifférents comportements d’autrui. Il reste à savoir ajuster nos comportements sur ces différentscomportements possibles, ce dont nous assure la capacité de nous coordonner avec autrui (celan’impliquepasquelathéoriedesjeuxnetraitequedejeuxditsdecoordination–lesjoueurspeuventêtreen compétition – mais qu’elle implique une capacité de chaque joueur à évaluer chaque coup encorrélationavectelcoupd’unautrejoueur).Ils’agit làdeconditionsminimalespourpouvoir tenir les

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sujetsd’uneinteractionpourdesjoueursdethéoriedesjeux.Nousverronsplusloinqu’onpourraitaussiexigerdavantage.

7)Nous imitons aussi bien lesmouvements d’autrui orientés vers une cible que ses expressionsfaciales, ses gestes expressifs ou ses postures, et ces partages peuvent être le fait de plusieurspartenaires, si bien qu’un « nous » commence à se constituer. Mais cela introduit une nouvellecomplexité : dans un « nous », le rapport entre deux partenaires est observé par des tiers qui sontmembresdumêmegroupe.Ornostendancesàl’imitationpeuventnousameneràimiterdesgensquinefont pas partie de ce groupe.Une telle imitation doit-elle automatiquement impliquer, dans l’esprit detiersquisontmembresdugroupe,quenouspartageonslesviséesetsentimentsd’unextérieuraugroupe?Enfaitcen’estpasforcémentlecas,etmêmenousutilisonslaréponseàceproblèmecommeunmoyendemarquerlesfrontièresdugroupe.Notreimitationvas’adressernonpasàceluiquenousimitons,maisaux tiers – ainsi reconnus comme référents du groupe.C’est ce qui se passe quand, au lieu que notreimitation soit un partage de l’activité de ce partenaire et de ses sentiments, nous imitons autrui pourl’imiter.C’estautruiquidevientlacible,etnousimitonsautruipourunpublicdetiersdontilestexclu,cequiestunemanièred’affichernotreappartenanceaugroupeenenexcluantceluiquenousimitons.

8)Constituer un groupe, c’est à la fois privilégier certaines interactions – entre lesmembres dugroupe–etlesdistinguerd’autresinteractionsavecdespersonnesquin’enfontpaspartie–làencore,onretrouvelacomparaisonentredeuxmodesd’interaction.Ilfautpourcelarésoudreunnouveauproblème,celuidepouvoirdistinguertroissortesdetiers:ceuxquinesontpasmembresdemoninteractionlocaleavecunautre,faceàface,maisquisontbienmembresdugroupe;ceuxquisontbienentiersparrapportaugroupe,maisparcequ’ilssontmembresdel’autregroupe;enfinceuxquinesontmembresnidel’unni de l’autre – les tiers « indépendants ».Certains travaux philosophiques sur les « nous », ou l’êtreensemble, commeceuxdeSearle oudeMargaretGilbert, se concentrent sur la formationdugroupe àpartird’individusquisontsesmembres,sansprêterattentionaufaitqueseconstituentenmêmetempscesdifférencesentretiers.Oronnepeutformerungroupeàdeux,sanslesoutiendetiersquifontaussipartiedugroupe, et sans se distinguer des tiers qui n’en font pas partie pour unedes deux raisons quenousvenonsd’évoquer.

Nousavonsvuqu’auseind’ungroupe,lesexpressionsémotionnellesdevaientpouvoirsepropager.Or sinous sommesattentifsauxexpressionsdenosprochescommemembresdugroupe,nous sommesparticulièrementattentifsà leursexpressionsquand ilsaperçoiventdesvisages inconnusdenous.Leurexpressiondeméfiancesuffitànousfairerejeterlecontactaveccesnouveauxvenus,etcelaplusencoresi nousobservonsqu’il y a sur cepoint contagion entre les expressions de nos proches.On a ici unestructureaumoinsquadrangulaire:nousobservonslaconvergencedesexpressionsentredesprochesquiobservent un tiers inconnu. Leurs attitudes deviennent contagieuses, contagion d’autant plus influentequ’ilssontnombreuxàconvergerainsi.

On peut penser que quand un groupe a des réactions de rejet induites par des faciès supposésprototypiques,ellessontdéclenchéesparcesphénomènesdecontagionexpressivecorrélésàquelquestraitsdefaciès–ces traitsnesontpasnécessairement toujours lesmêmes,cepeuventêtrechaquefois

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quelques traitsparmiceuxqui appartiennent àunegammedonnée.Ces réactionsdecontagion, commecellesquenousavonsprécédemmentévoquées,sontaucœurdesprocessusquinouspermettentdenousreconnaître « entre nous » comme faisant partie d’un groupe, par opposition à ceux que notre groupen’admet pas en son sein. Elles ont pour fonction, plus peut-être que de constituer un antigroupe, deconstituer le groupe et de renforcer ses liens. C’est parce qu’il ne nous est guère possible, dans nosréactionsdedéfiance,devérifierquenosconvergencesderéactionreposentbiensurdesidentificationsd’un unique etmême trait d’un individu, que nous en arrivons à définir caricaturalement les traits demembresdesgroupesadverses.Larapiditéaveclaquellenousallonsnousdéfierdeceuxenversquilesmembresdenotregroupeexprimentdelaméfiance,etaveclaquellenousallonsaccordernotreconfianceàceuxàquiilsl’accordentestsansdouteencoreunemanièrededémontrernotreattachementaugroupe.

9)À ce stade, nous pouvonsdéjà esquisser une typologie des différents rôles assignés aux tiers.Nous avonsvuquedesobjetspouvaient être en tiers entredeuxpersonnes, l’une suivant le regarddel’autre–voire,selonRenéGirard,concluantaudésirde l’autrepourcetobjet.Maisunobjeten tiersn’implique pas forcément de rivalité : un objet à manipuler en commun peut servir de médiateur decoordination.Lestiers,cesontaussietsurtoutlesautres,ceuxdenotregroupe,ceuxdugroupeadverse,etlesindépendants.Ilfautyajouterlerôled’autoritéderéférencequepeuventjouerdestierspourréglerlesdisputesentremoietunautremembredemaparentéoudemongroupe.Cerôleestàdistinguerdeceluidesimpleobservateurnonparticipant(clédelaconstructiond’AdamSmith),puisquenosparentsou les membres référents de notre groupe peuvent participer à nos interactions. Mais même commeobservateurs,voireinabstentia, lestierspeuventjouerunrôledécisif,dumoinssilespartenairesdesinteractions se réfèrent à leur opinion supposée pour réorienter leurs actions. Selon Simmel, uneinteraction ne trouve véritablement son statut social que si d’une part la réinterprétation par chaquepartenaire de l’action de l’autre a produit son effet rétroactif sur l’interprétation de l’interaction parl’autrepartenaire,etqued’autrepartcestatutpeutêtresupposéadmispardestiersréférents(iln’estpasnécessairequ’ilsmontrentleurapprobation,ilsuffitqu’ilsnemanifestentpasdedésapprobation).

10)Ajoutonsàprésentànotreédificedeconstitutioninteractivedessujetsunélémentquipourraitrenforcer lapertinenced’une analyse en termesde théoriedes jeux. Jusqu’ici, nous avons construit lesocledel’intersubjectivationsurdesmouvements,desregards,desexpressions,desréactionsconjointes.Siintentionsd’autruiilyavait,ellesétaienttoujoursgagéessurlesciblesvisées,lesmouvementspourlesatteindre,oulesexpressionsobservables.Toutcelapouvaitjouersansmêmequelessujetsenaientuneconsciencesuffisantepourqu’ilspuissentenexpliciterlecontenu.Nousavonsvuquelesexpressionsnousdonnaientuneidéedesintentionsd’autrui,quinepouvaientêtreobservéesdemanièredirecte.Maisunproblèmesupplémentairesepose:autruipourraitavoirunétatd’informationdifférentdunôtre,cequiexigedenous,pourcomprendreautrui,soitdenepastenircompted’observablesdontnoussommesseulsàdisposer,soitdesupposerchezautruidesinformationsissuesd’observablesauxquelsnousn’avonspasaccès.

Lapremièresituationaétéstyliséedanslatâcheditedela«faussecroyance».Onfaitvoiràunenfant–quia lerôled’unobservateuren tiers–unautreenfantquivoitunadultemettredesbonbons

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dans une boîte. Puis cet enfant sort, et l’adulte déplace à la vue du premier les bonbons dans unedeuxièmeboîte.Ondemandeànotreobservateurdansquelleboîtel’enfantquivarevenirchercheralesbonbons. Avant 4 ans, il répond qu’il s’agit de la deuxième boîte. Plus âgé, il reconstruit lesreprésentationsdel’enfantquiestsorti,etrépondquec’estlapremièreboîte.

L’interprétation usuelle de cette expérience est un peu similaire, bien qu’inverse, à celle del’inhibition du mouvement pourtant préactivé dans l’aire de préparation motrice par les neuronesmiroirs:l’enfantobservateur,pourdonnerlabonneréponse,doitinhibersaproprereprésentationdelavéritable placedes bonbons, et reconstruire la représentationd’autrui, alorsmêmequ’il la sait fausse(danslecasdesneuronesmiroirs,lesujetdoitinhiberlemouvementinduitdanssazonedepréparationmotriceparlemouvementd’autrui,nonparcequ’ilestfaux,maisparcequecen’estpaslesien).

Cependant,onaobservéquedesbébéspeuventdéjàêtresensiblesauxélémentsdecettesituationpuisqu’ilssontsurpris–ilssucentplusvigoureusementleurtétine–quandilsvoientl’enfantreveniretchercher lesbonbonsdans ladeuxièmeboîte (FrithC.etFrithU.,2007) ! Il sembledoncque tous lesenfants,mêmeavant4ans,soientsensiblesaufaitqueseposepourl’enfantquiestsortiunproblèmedelocalisationdesbonbons,maisqu’ilsnepensentpas,avant4ans,quela«bonneréponse»qu’onattendd’euxpuisseêtreautrequela«vraie»localisation.

Leproblèmene seraitdoncpas simplementdeconstituerunecapacité àpenser enchangeantnospropres représentations et en les remplaçant par celles d’autrui – capacité que nous n’arrivons àposséder, même adulte, que de manière limitée. Il serait d’arriver à identifier quelle est la bonneincidencedupointdevued’autruietdesesreprésentationssurnotreréponseàl’expérimentateur–surnotre interaction avec un tiers référent –, dans le cas où les informations d’autrui et ses observablesdiffèrentdesnôtresetdestiersréférents,doncdespropositionssurlemondequenouspouvonspartageraveccestiersréférents.

Ilfauticidistinguerlacapacitéd’imaginerchezautruidesintentionsalorsqu’aucuneexpressionoucomportement ne les indique directement, et la simple sensibilité aux différences d’information sur lemondeentrenousetautrui.Carcettesensibilité,làencore,sembledéjàprésentechezdesbébés.Ilssontsensiblesdès12moisàladifférenceentredesnouvellesfraîchesetdesnouvellesdéjàconnuesparceuxquilesentourent.Ilsmarquentunepréférencepourleurdirecequeceux-cinesaventpas(unetendancequinouspoursuitune fois adultes, etqui fait quebiendes informations supposéesconfidentielles sontdiffusées).Onpeuten inférerque lorsqu’ilscommuniquent, ils tiennentcomptedeceque lesautresnesavent pas. C’est d’ailleurs en étant sensibles à des signaux de l’intention des adultes de leurcommuniquer quelque chose (au départ à des signaux non sémantiques) qu’ils peuvent apprendre leurlangueenrepérantdesmotsnouveauxcommetelsetenenmémorisantunedizaineparjour.

Làencore,onretrouvecesprocessusd’inhibitionquipermettentdemieuxconstituerlesdifférencesentre divers soi. Nous inhibons la communication des informations quand nous pensons que l’état desavoir des autres est lemême que le nôtre. Là encore il s’agit d’une comparaison entre deuxmodesd’interaction, celui de cette inhibition d’une communication en cas de savoir commun, et celui del’inhibition de cette inhibition. Cette dernière déclenche la communication, et permet par làmême de

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rendre saillante ce qu’on appelle l’intention de communication. On ne produit donc pas de signal decommunication si l’onpense l’informationdéjàpartagée.Dès lorsqu’un signal s’adresseànous,nousprésupposonsqu’ilnousapporterauneinformationquenousn’avonspas 6.

On sait que cette tâche de la fausse croyance a pu servir d’argument aux partisans de la theorytheorycontreceuxdela«simulation».Lespremierspensentqu’ilestnécessaire,pour résoudrecettetâche,d’avoirconstituéunethéorie(naïve)delamanièredontfonctionnel’espritdenossemblables,cequinouspermetdefairedesinférencessurlescroyancesd’autruienfonctiondesinformationsdontnoussavonsqu’ilsendisposent.Lessecondsjugentqu’ilsuffitd’avoirnous-mêmedesdispositionsàtirerdesinférencesdesobservables,etdenousmettreavecnospropresdispositionsdanslasituationd’autrui–doncd’identifierlesobservablesaccessiblesàautrui–pourlarésoudre.LadiscussionmenéeparC.etU. Frith, leur rappel des observations sur les bébés et notre prise en compte du rapport au tiers(l’expérimentateur) nous permettent de prendre une position intermédiaire. Dans ses réponses àl’expérimentateur, l’enfantpenseraitdevoirutiliserunethéoriedumondequisoitpartageableavecdestiers,etunetellethéorien’incluraitpasencore,avant4ans,lemondeinobservabledesreprésentationsd’autrui.Mais, dans sa vision de la situation, l’enfant serait déjà capable, par « simulation », en semettant«dansleschaussuresdel’autre»,devoirlasituationàpartird’unpointdevuequ’iln’occupepasmaintenantmaisqu’ilpourraitoccupersansdifficulté.

Parparenthèse,lathéoriedel’alteregoquel’ontrouvechezHusserlestplusprochedeladeuxièmeposition que de la première. Pour lui, c’est de notre point de vue de sujet, d’ego, que nous pouvonspenser lapossibilitéd’unpointdevuequiestceluid’Alter. Il fautpourcelapouvoirassignercommeorigineà laperspectived’Alterun illic,un là-bas telqu’ilpuisse se transformerenhic, ici, etque latransformation réciproque soit aussi possible, tout en respectant la priorité de l’origine propre à ego,celle du hic. Or si ces transformations réciproques sont relativement aisées quand elles consistentsimplementàinterchangerlespointsoriginesdesperspectives,ellessontplusdifficilesquandonenvientauniveauducontenudesreprésentations,doncdes«théories»ausensutiliséici.Jenesuispascapabledecomplètementactiverlesreprésentationsd’unschizophrèneoucellesd’unmathématiciendegénie,pasplus que celles d’un chasseur Nambikwara émérite. Husserl ne recourt donc pas à une « théorie del’esprit ». Il soutient que cette réciprocité des transformations, qui conserve la priorité de l’ego, estassurée demanière immédiate, par uneEinfühlung, une sorte de syn-esthèse voire d’uni-esthésie, unconcept qu’il a emprunté à Lipps : je me déplacerais dans la situation d’autrui avec mes proprescapacitéssensibles.

11) Jusqu’à cette dixième étape, nous avons bien vu se constituer un sujet et ses différentescapacités,unsujetquipeutfaireladifférenceentreluietl’environnement,luietlesautres,luietd’autresgroupes,etc.;maiscelan’impliquepasnécessairementqu’ilaituneconsciencedesoiquisoitautrequelaconsciencedecesdifférences.

Les neurosciences nous apprennent que lorsque nous laissons notre esprit errer, sans fixer notreattentionsuruncontenu,nousentronsdansunétatqueleschercheursnommentle«modepardéfaut»,etilssuggèrentquecepourraitêtre làuneformedeconsciencedesoi.Maisc’estbien làun«soi»par

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défaut,doncobtenucommelerésiduquidemeurequandonamisdecôtélesfixationssurlesobjetsdel’environnementetsurautrui.C’estencoreunsoipardifférenceaveclenon-soi,unsoiproduitparunecomparaisonentredeuxmodesd’interaction,celuientresoietnon-soi,etceluiquipersistequandonainhibécepremiertyped’interaction(làencore,nousretrouvonslerôleducoupleactivation/inhibition).

Nouspouvonsàprésentenveniràunmodepluspositifdusoi,sinousapercevonsqueceproblèmedesinobservablesauquelnousnousheurtonsàproposd’autrui,nouslerencontronsaussi,sousuneautreforme, à notre proprepropos.Nousnedisposonspas demanière observable de tous les éléments quinousconcernent;nousdevonslescompléterpardesinobservables,enutilisantlescapacitésàlesinférerquiontétémisesaupointpourautrui.Lesujetquis’appliqueàlui-mêmecettecapacitévaalorsavoiruneimagedesoidoncuneconsciencede soiausenspleindu terme,uneconsciencedusoiqu’il est.Nonseulement il donne un contenu à la différence entre non-soi et soi, non seulement il se saisitrelationnellementendonnantuncontenuaunon-soi(objetouautrui),ouencore ilexisterésiduellement(dans le mode par défaut), mais encore il se donne à lui-même un contenu. Ainsi, à la racine de laconsciencedesoi,ontrouveuneffetenretoursurlesujetdeladifférencesoi/autrui.

Lestraitementscognitifsquiconcourentauxparticularitésdenotresubjectivitéfonctionnentd’aborddansl’ombre.Ilsnetransmettentànotreconsciencequecequifaitsaillance,cohérenceetpertinence.Orcelaseulpeutrentrerdanslechampdecequiestcommunicable.Laconscienceseraitalorsunesortedechamp intermédiaire entre le purement privé – qui travaille en nous et déclenche bon nombre de nosréactions,maisquin’estpaspartageable–et levraimentpublic–cequiestcommuniqué.Ceserait lechampdecequenouspouvonsinhiberaulieudelecommuniquer,maisaussidecedontl’inhibitionenquestionpeutêtrelevée(paruneinhibitiond’inhibition).Lesujetconscientseconstruiraitdoncdanslesinteractions intersubjectivesetselon leursdispositifs,celuide lacomparaisondifférentielleentredeuxmodesd’interaction,etceluiducouplage/découplagequeformeleduoactivation/inhibition.

12)Nonseulementnousdevonsdevinercesinobservablesquesontlesintentionsd’autrui,mais ilnousseraitutiled’en imaginerplusieursversions,demanièreànepasêtreprisaudépourvudansnosréactions.Cependant,pour résoudreceproblème,nousn’avonspasbesoindecréerunmonde irréelàcôtédumonde réel. Il nous suffit d’inhiber notre prisedirecte sur lemonde réel et, parallèlement, delibérerlestentativesdereprésentationsquinepouvaientounepourraientfonctionnerdanslemonderéelactuel,etcelaeninhibantpartiellementleursinhibitions.Cettecapacité,nouslatrouvonsdéjàdanslesjeuxdes enfants qui ne sont pas « pour devrai », en anglais les activités de«pretense ».Elles leurpermettentd’évoquerentreeuxdesmondescertesincompletsmaisdontlepartageestplusattractifqueceluidumonderéel.

13)Ildevientalorsutiledepouvoirindiquercesinobservablesauxmembresdenotregroupealorsmêmequenousnesommespasencontactdirectaveceux.Lasolutionestd’utiliserdessymboles,quiassurentdes liaisons inabsentia.Nous ne serions sans doute pas capables d’activités symboliques sinous n’étions pas capables de fictions, car les deux activités se renforcent l’une l’autre. Les jeuxd’enfantscombinentdescomportements réelsetdes fictions, sibienquecescomportements réels sontcensésavoirdesrésultatsquisontimaginaires,horsdeproportionavecleurseffetsréels.Demême,la

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transmission de symboles ne vaut pas par ses effets directement observables, puisque noscommunicationsparsymbolessontsurtoutcenséesmodifierlesreprésentationsd’autrui,quinesontpasdirectement observables.Comme les jeux, les activités de production et demanipulation de symbolespermettentdeconstruiredesmondes–trèsincomplets,maisquipeuventtraiterdesaspectsprincipauxdenosexistencessociales.

14)L’usagedes symbolesposeunproblèmesupplémentaire : il exigeunecommunicationdédiéeauxinstructionsconcernantcetusage.Nousdevonsapprendreleurscodagescommetelsetcedispositifsupplémentaireestleprixàpayerpourunmeilleurpartagedesconnaissances.Qu’ilyaitunniveauoùles différences intersubjectives soient réduites autant qu’il se peut, non pas dans l’idéalmais dans lapratiqueeffectivedesapprentissages,estparadoxalementlaconditionpouravoirunaccèsausummumdel’intersubjectivité,lemondeculturel.

La capacité de passer de l’actuel au fictif et aumonde symbolique est donc liée à la possibilitéd’apprendreensuivantdesinstructionsexplicites.Untelapprentissagen’estefficacequedansuncadreinteractif, en pouvant bénéficier de commentaires sur nos essais qui nous expliquent en quoi soit lerésultat,soitlaméthodeétaientdéficients.Pourcefaire,ilfautquenospartagesportentnonseulementsurladescriptiondecequenousavonseffectivementaccompli,maisaussisurcelledecequenousaurionsdûaccomplir.Sibiendeseffetsdel’apprentissagefonctionnentselondesprocessusdontnousn’avonsqu’uneconscienceimplicite,cesdernierseffetsexigentuneconscienceexplicitementpartagée.Cemodedeconsciencepartageablesemblebienrequispourquelesujetlui-mêmepuisseparveniràunmodedeconscienceréflexiveexplicite,etreprendreàsamanière,enlesréélaborant,desreprésentationscrééesparcescommunicationsouinstructionsquiétaientdelapartd’autruidélibérées.

Lesujetneseconstruitdoncquedansdesinteractions,etcherchecommeguidesdesesinteractionsavecsonenvironnementcellesqu’ilpeutavoiravecd’autressujets.Ilseconstruitparlacombinaisondedeuxprocessusqui,chacun,mettenten jeuune formededualité :activerdes imitationsousimulationsd’autruimaispouvoirlesinhiber;comparerdesmodesd’interactiondifférentsetlesfaireinteragir.Cettecombinaisonfinitparluipermettredevivrenonseulementsurunmodeactuel,maissurunmodevirtuel,parcequ’ilmetentreparenthèsescertainseffetssurlemonderéeldesesactions,etqu’illaissecoursàd’autres possibilités qui ne pourraient pas s’incarner dans des réalités présentes. Il peut s’agird’anticipations, de reconstructions partageables des représentations d’autrui, de signalisationsd’intentionsdecommunication,ouencoredepartagesdefictionsetdeconstructionssymboliques.

Ilsemblequetroisstratesprincipalessoientnécessairesdanscetteédificationdelasubjectivité:ladifférenciation soi/non-soi ; les mises en résonance avec d’autres soi (imitation des mouvements,contagiondesémotions,coordinationd’actionscommunes);ladifférenciationentredestransformationsqui portent directement notre environnement et d’autres qui transforment d’abord les relationsintersubjectives–lacommunication,l’apprentissage,lepartagedefictionsetdesymboles.Onnoteraquesilathéoriedesjeuxtrouvedéjàunterraind’analysepertinentdèsladeuxièmestrate,sesconceptsetsesmodélisationsoffrentuncasparadigmatiquededéveloppementdespotentialitésoffertesparlatroisième.

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CommentaireL’intersubjectivitédesagentséconomiques

Lascienceéconomiqueestsouventprésentéecommel’héritièredirectedel’économiepolitique,uneapprochedesphénomènessociauxapparuedanslasecondemoitiéduXVIIIesiècle,àlafaveurdestravauxdephilosophessensualistesappartenantàl’Écoleécossaise,dontlepluscélèbreest,aujourd’hui,AdamSmith7. Une telle présentation fait fi d’une rupture intervenue, près d’un siècle plus tard dans ledéveloppementde ladiscipline,aupointqu’àcertainségards, iln’estpeut-êtrepasexagéréd’avancerl’idéed’unchangementdeparadigmeet,àtoutlemoins,deperspective.L’agentéconomiquedeSmithestunêtresocialqui,aucoursd’activitésd’échange,etdeproduction,arbitreentredifférentespassions,ausensoùl’entendHume.L’agentéconomiqueconceptualiséàlafinduXIXesiècleestunsujet individueldonttouteslesactivitéséconomiquessontlesrésultatsdedécisionsémanantd’uncalculraisonné.Iln’estguèresurprenant,danscesconditions,quel’intersubjectiviténesoitpasappréhendéedelamêmemanièredansl’économiepolitiqued’AdamSmithetdanslesscienceséconomiquescontemporaines.

Selonlapremièreperspective,cequiaéténommé«intersubjectivité»est,commePierreLivetl’arappelé dans ce chapitre, indissociable du champ d’action des agents économiques, puisque lefonctionnement des interactions économiques dépend, en amont, d’un jeu mental de caractère social(l’autre, lesautres, lapositiondutiers).Cen’estpas,dès lors, l’intersubjectivitéquiposeproblèmeàSmith et à ses continuateurs directs, mais plutôt l’identification de la subjectivité. Elle se révèle àl’occasion d’une opération économique, comme l’échange. Smith rappelle, dans une formule devenuecélèbre et souvent citée, que ce qui pousse le boucher et le boulanger àmettre leur production sur lemarchén’estpasledésirdenourrirlapopulation,mais,bienplutôt,leurintérêtpersonnel,entendonsici,la manifestation de leur subjectivité intéressée. Avec l’intérêt personnel on tient donc une propriétésingulière du sujet. Cette mise en évidence de la subjectivité s’effectue, ici, dans le cadre del’intersubjectivité,puisquenoscommerçantssaventparfaitementque,sansclients, ilsnepourraientpassatisfaire leurs intérêts subjectifs. Il reste toutefois à comprendre comment fonctionne cetteintersubjectivité.

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Danslasecondeperspective,quidomineaujourd’huiencorel’analyseéconomique,lesactionsdeshommesquidéterminentlesphénomèneséconomiquessontleschoixréfléchisdécidés,danslamajoritédescas,pardes individus.Uneréférenceessentiellepoureffectuerceschoixestcelledespréférencesstrictementsubjectivesdontsontdotéstouslesindividus,aumoyendesquelsilspeuventhiérarchiserlesconséquencespossiblesdesactionsqu’ilsenvisagentd’entreprendre.C’estainsiquechaqueindividuestsupposé construire un ordre (ou, tout au moins, un préordre) de préférence sur les conséquencesanticipées de ses choix, auquel renvoie sa décision raisonnée. On part donc, cette fois, d’un sujet,caractérisé par ses préférences individuelles. La difficulté réside, ici, à l’opposé de la perspectiveprécédente, dans la recherchedes voies depassage entre cette subjectivité des agents économiques etl’intersubjectivité.

DUSUBJECTIFINDIVIDUELÀUNSUBJECTIFCOLLECTIF

Plusieursapprochesontétésuiviesparlascienceéconomiquecontemporainepourparveniràcettefin.Lapremière,etlaplusclassique,consisteàchercheràagrégerlespréférencesindividuelles,envued’identifierdespréférencescollectives.Maissil’agrégationestdéjàuneopérationstatistiquedélicate,sonapplicationauxpréférencesdes individusne se réduitpas àune simpleopération statistique.Ellenécessite d’introduire des procédures supplémentaires, dont les contraintes se révèlent souventcontradictoires,d’oùlesimpasseslogiquesmisesenévidencedanslathéorieparunesériedethéorèmesd’impossibilité 8.

Lerecoursà l’agrégationdespréférencesne se limitepas, enéconomie, auxdomainesdeschoixcollectifs et à l’évaluation du bien-être social.On l’utilise également en économie expérimentale. Seschercheurs s’efforcent d’induire certains traits de comportement de portée générale, en partantd’observationssurdeséchantillonsd’individusleplussouventtrèsréduits.Commelesrésultatsobtenussontpresquetoujoursaffectésparuneplusoumoinsgrandedispersionstatistiquedanslescomportementsindividuelsobservés,ilsévaluentlespourcentagesdesdifférentscomportementsobservés.Cettepratiquecourante entraîne cependant fréquemment un biais d’interprétation lorsque l’on cherche, notamment, àcomparer les choix respectivement effectués par des sujets confrontés à deux groupes d’alternativesdistinctes,maislogiquementliées.C’estlecasnotammentlorsquelesoptionsdupremiergroupeportentsurdesgainsetcellesdusecondgroupesurdespertes,lesunsetlesautresétantseulementprobables.Oncalculealors,pourchaquealternative,laproportiondel’ensembledessujetsayantchoisil’uneoul’autredesdeuxoptions,avantd’endéduiredespourcentagesappliquésàl’ensembledessujetsinterrogés.Cerésultat agrégéestmoins significatif quene le serait l’évaluationdunombredes sujets ayant choisi lamêmepairedanschacundesdeuxgroupes.Lebutdecetteopérationvise,leplussouvent,àdégager,àpartirdecesdonnées,cequeleséconomistesappellent«unagentreprésentatif »dont l’interprétationresteassezproblématique.Danscertainscas, lecomportementdecetagent représentatifamêmepuserévélerdifférentdeceluidechacundesindividusàpartirdesquelsilaétéconstruit.Ainsi,lorsquetous

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lesagentsoptimisentleurutilitéindividuelle,commelevoudraitlathéorieéconomiqueclassique,l’agentreprésentatif fictifqui résultede leuragrégationva,dansbiendescas, révéler lesanomaliesmisesenévidenceparKahneman etTversky, en raisonmême de la diversité de leurs préférences. Il s’agit, endéfinitive, d’une fiction statistique conçue sur la basede l’observationdes comportements individuelsdans des situations données impliquant des choix décisionnels. Il serait sans doute plus exact deconsidérer cet agent représentatif comme le reflet d’unemanière de « trans-subjectivité », plutôt quecomme la traduction statistique d’une intersubjectivité. De façon plus ambitieuse, un programme derecherche,développédanslemilieudesannées1980,visaitàétablirlesfondementsmicroéconomiquesdelamacroéconomie.Sonéchec,aujourd’huireconnu,estsansdouteenpartieimputableàl’inadaptationdes différentes approches et techniques d’agrégations à rendre compte des phénomènesd’intersubjectivité.

PRÉFÉRENCESINDIVIDUELLES,SUBJECTIVITÉETINTERSUBJECTIVITÉ

Une autre démarche suivie par les économistes et certains théoriciens de la décision consiste àenrichir le niveau des préférences individuelles. Les économistes ne se sont guère penchés sur lesoriginesdespréférences individuellesetsur lesmodalitésselon lesquelles lesagentséconomiques lesconstruisent. Ils considèrent, en règle générale, les préférences des agents économiques comme desdonnées premières, extérieures à leur champ d’étude, laissant à d’autres disciplines (psychologie,sociologie…)lesoindedégager leurscaractéristiqueset leursorigines. Ilssecontententdonc, leplussouvent,deleurassocierdifférentescontrainteslogiques(réflexivité,transitivité,antisymétrie…).

Plusieurs logiciensde ladécisionquiontprolongé l’analyseéconomiquedespréférences se sontnéanmoinsefforcésd’enrichirsondomaine,en introduisantdes«métapréférences» (Davidson,1980).Cesmétapréférencesrenvoient,parexemple,àdesprescriptions,d’ordremoralousocial.Unexempleplustrivialsouventcitéestceluid’unalcooliquequipréfèreboire(préférencedepremierdegré),maispréféreraitnepaspréférerboire(métapréférence).Illuifaut,dèslors,aumomentdeprendresadécision,arbitrerentredeuxpréférencescontradictoires,cequicompliquel’analysedesonchoix(Jeffrey,1974,1983). On peut expliquer, en ces termes, certains choix inattendus, observés au cours de fréquentesexpériences,quiserontanalyséesplusendétaildanslasuitedecetouvrage.Lefait,parexemple,qu’unsujet,plutôtquedes’approprier lapresque totalitéd’unesommemiseàsadisposition,choisit leplussouvent de la partager de manière moins inégale, pourrait s’expliquer parce que sa métapréférencesociale l’emporte, en l’occurrence, sur sa préférence égoïste.C’est ce qu’ont soutenu, commenous leverrons,plusieurséconomistesexpérimentalistes.Onnepeutcependantparlericid’intersubjectivitéquepour autant que ces métapréférences renvoient à des croyances partagées ou, tout au moins, à descroyances que le sujet croit qu’il partage avec les autres. Il faut alors s’interroger sur les origines detellescroyances.Onaborderacettequestiondansladernièrepartiedecetouvrage,àproposdesrèglesetdesnormes.

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Par ailleurs, des phénomènes aujourd’hui bien connus de renversement des préférences ontégalement été mis en évidence. Il s’agit le plus souvent de phénomènes provoqués par des effets deframing (cadrage) dans la présentation des données.Ainsi ont été observées des différences entre lespréférencesdesconsommateurslorsqu’ellessontdéfiniessurlesbiens,auxquelsestassociéunprix,ousur lesprixàpartirdesquels ils seraientprêtsàacquérir cesbiens (LichtensteinetSlovic, 1971).Demême,uneinformationidentiquesurunesituationdedésastreconduisantàplusieursdécisionsverralespréférences des individus changer, selon que cette information se trouve présentée en termes depersonnes survivantes, ou en termes de personnes décédées (Tversky et Kahnemann, 1981). Par-delàl’effetdeframing,cesexemplesmontrentqueladéfinitiondespréférencessubjectivesdesindividusestsensibleàleurinteractionavecdesinformationsconcernantlemondeextérieur.Certainesd’entreellespeuventprovenird’autres sujets, cequi suggèreunecertaine interdépendancedespréférences,ouvrantainsilavoieàl’hypothèsedeleurintersubjectivité.

LATHÉORIEDEJEUXETL’OBJECTIVATIONDESINTERACTIONSSUBJECTIVES

Ilexisteunetroisièmeapprochedel’intersubjectivitéenéconomie,oùl’intersubjectivitéest,cettefois,consubstantielledel’objetétudié.Sonintroductionacorresponduàl’émergencedela théoriedesjeux,dontl’objetestprécisémentl’analysedesinteractionsinterindividuelles.Lesagentséconomiquesysont appréhendés comme les joueurs d’un jeu qui représente l’espace dans lequel se déroulent leursinteractions.Onnoteraqueletermedejeun’estpasiciunesimplemétaphore.Dansleprolongementdecequiaétéécritdanscechapitre,l’espaced’unjeu,ausensdelathéorie,estcomposéd’élémentsréels(les joueurs, les règles…),mais également d’éléments virtuels (ce que chaque joueur imagine sur lesautres joueurs et ce qu’ils imaginent que ceux-ci imaginent sur eux-mêmes). Les actions des joueurss’entendent,dèslors,commedesstratégies.Ellessontanalyséesentermesderéponses(stratégiques)dujoueur aux actions des autres joueurs. Le joueur, qui est un sujet du jeu, se trouve donc directementconfronté à un autre sujet.Cette confrontation implique, en particulier, la possibilité donnée à chaquejoueurd’imaginerlastratégiequel’autre(lesautres)décidera(décideront),deson(leur)côté,demettreenœuvre,puisqu’aumomentoù il choisit sa stratégie ilneconnaîtpascelleque l’autre (les autres) a(ont), ou aura (auront), choisi.Un joueur peut, par ailleurs, vouloir, s’opposer (jeux non coopératifs),coopérer,voires’allieravecunautrejoueurpourformeravecluiunecoalition(jeuxcoopératifs).Cesdifférents éléments expliquent pourquoi la théorie des jeux offre, en son principe, un cadre formelprivilégiépoursaisirlesstructureslogiquesdel’intersubjectivité.

En reprenant lescatégoriesélaboréespar l’analyseéconomique, la théoriedes jeuxdisposed’unmoyen simple de distinguer ce qui relève de la subjectivité des joueurs de ce qui appartient à leurintersubjectivité.Conformémentàlaconventionéconomiqueprécédemmentrappelée,lasubjectivitédesjoueurs se traduit dans leurs préférences individuelles. Quant à leur intersubjectivité, elle se trouve

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associée à la propriété de rationalité qui, dans le contexte des jeux classiques, est supposée être uneconnaissancecommuneentreeux.

Cettemanière de distinguer la subjectivité de l’intersubjectivité présente l’avantage d’une clartélogique,aumoinsenapparence.Ellesoulèvetoutefoisdesérieuxproblèmes.Lespréférencesd’unsujetrévèlent sa subjectivité dans ses différences avec autrui. Rien n’empêche toutefois plusieurs sujetsd’avoirdespréférences identiques.Enoutre,commeon l’a indiqué, la formationdespréférencesd’unsujet n’est pas indépendante de sa rencontre avec les préférences d’autres sujets,Ainsi le phénomènebien connu dumimétisme a-t-il été souvent interprété commeunemanifestation d’intersubjectivité.Deplus,etparhypothèse,unsujetestsupposéconnaîtresesproprespréférences,etenêtreconscient,quelque soit, par ailleurs, le statut associé à la conscience de cette connaissance (fausse conscience,connaissance non consciente, voire inconsciente…), ce qui pose déjà problème. Il en va, évidemmentautrementdesaconnaissancedespréférencesdesautressujets.Silejeusedérouleenplusieurscoups,ous’ilserépète, lejoueurpourrainduirecertainesinformationsdesmouvementsstratégiquesobservéschezlesautresjoueursauxphasesantérieures.Maisdanslescasdejeuxenuncoup,quiserventsouventd’archétype à ces situations, une telle démarche n’est plus possible. On notera qu’à l’inverse, lethéoriciendesjeux,oulemodélisateurdujeu,estsupposéconnaître,lui,lespréférencesindividuellesdetouslesjoueursdontilétudielejeu.Latentationexistealorsd’assimilerlejoueur,commesujetdujeu,au théoricien (ou au modélisateur) qui en est l’observateur. C’est ce qu’ont fait, plus ou moinsimplicitement,lesfondateursdelathéoriedesjeux.

L’analysede lamultitudede cesdifférentspointsdevue sur l’autredéveloppéedans cepremierchapitre permet de préciser les différents contours de cette assimilation abusive. Indépendamment duproblèmeposéparl’informationsurlespréférencesdel’autre,l’approched’unjoueursurunautrejoueurn’est jamais réductibleà l’approched’un tiers,en l’occurrence, ici, le théoricien,sur les joueursqu’ilobserve.Ceconstatrestevalable lorsquele termed’observationdésigne,d’unemanièreplusgénérale,touteformed’appréhensionparunsujetd’autressujets,quelquesoitleprocessuscognitifretenu.Nousverrons dans le chapitre suivant, qu’en suivant une voie un peu différente de celle esquissée dans cechapitre,lesthéoriciensdesjeuxnesontplusaujourd’huitoutàfaitvictimesdecetteméprise.Quepeut,dans ces conditions, connaître un joueur des préférences d’un autre joueur, aumoment où s’engage lejeu ? Une telle information reste indispensable pour permettre au sujet de choisir une stratégie parlaquelles’enclenchel’interactionentrelesjoueurs.

Àl’autreextrémitéduspectrebalayéparlathéoriedesjeuxestposéel’hypothèsequelarationalitéestunepropriétéintersubjective,ausensoùsaconnaissancesetrouveraitpartagéepartouslesjoueurs,ainsi,dureste,queparlethéoricien.Cettehypothèsefortesurl’intersubjectivitépermetdecompenser,d’unecertainemanière, l’opacitéquicaractérise laconnaissancedespréférencesdesautres.Elleoffreainsiunepossibilitéàchaque joueurd’anticiper la stratégiequi sera choisiepar l’autre joueur, en luipermettantdes’imagineràsaplace,àpartirdesinformationsobjectivesquiluisontfourniesparlejeu(règles, valeurs des paiements…). Le schéma retenu est ici le suivant : je sais que je suis un sujetrationnel, comme je sais que l’autre est également un sujet rationnel, je sais donc qu’il fera le choix

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stratégiquequejeferaismoi-mêmesijemetrouvaisdanssasituationquejeconnais,grâceauxrèglesdecejeu.Passisûr…

Untelschémacomporteplusieursfailles.Ilnesuffitpasdesavoirl’autrerationnelpourendéduiresonchoix,quidépendétroitementdel’objectifqu’ilpoursuit,dépendancequiestunexempledecequeles philosophes désignent sous le terme d’intentionnalité. Un sujet, par exemple, peut évidemmentchercheràmaximisersonprofitégoïste,mais ilpeut, toutaussibien,chercheràsatisfaireunpenchantaltruiste. Beaucoup d’expériences l’ont montré. Réduire la rationalité à une maximisation égoïstecorrespond,aumieux,àuneextrêmesimplification,etrelève,aupis,d’uneconfusion.Plussubtilement,lasatisfactiond’unmêmeobjectifgénéral,commeceluidesonintérêtégoïste,peutemprunterdesvoieslogiquesdifférentes,qui aboutissent àdes résultats, eux-mêmes,distincts.Les travauxéconomiquesdelogique de la décision ont mis en évidence la nécessité d’introduire des critères supplémentairespermettantdereliercetobjectifàlarationalité.Ainsi,poursatisfairesonintérêtégoïste,unsujetpeutfortbienchercheràmaximisersongainattendu,mais ilpeutégalement, toutaussi légitimement,chercheràminimiserleregretquepourraitentraînerunchoixmalencontreux.Plussimplementencore,certainssujetssontplusaversesaurisquedepertes,d’autresplusattiréspardesgainsmême incertains : leurschoixrationnels seront nécessairement différents. Or maximiser ses espérances de gains et minimiser sesrisquesdepertes sontdeuxcomportements toutaussi rationnelsdupointdevuede l’intérêtégoïsteencohérence logique avec des préférences définies subjectivement. On voit donc que les préférencesindividuellesdessujetss’infiltrentici,subrepticement,aucœurdeladéfinitiondecesdifférentscritèresde rationalité. Enfin, et indépendamment de ces inflexions subjectives, ces différents choix, tousrationnels, font intervenir des procédures de raisonnement formellement distinctes. Un constat qui setrouveaujourd’huicorroboréparcequel’onconnaîtdufonctionnementducerveau.Ainsia-t-onmontréque la minimisation du regret, qui implique un raisonnement contrefactuel, entraîne une activationspécifiqueducortexorbitofrontal,quel’onneretrouvepaslorsquelesujetsecontentedeminimisersonrisquedeperte(Coricelli,2007).

Supposerquelaréférenceàlarationalité,entantqu’elleseraitcommuneauxsujetseninteractions,permettrait,àelleseule,àunjoueurdedevinerlechoixstratégiqued’unautrejoueur,ensemettantàsaplace,apparaîtfinalementillusoireauvudecesobjections.Commeonledévelopperadanslechapitresuivant, la fonction véritable de cette hypothèse de rationalité pourrait être, en définitive, de fournirsimplementauxthéoriciensunemanièred’heuristiquepourlesaideràcomprendre,deleurpointdevue,lescomportementsdesjoueurseninteractions.

Ce qui fait la fécondité desmodèles de théorie des jeux pour appréhender l’intersubjectivité estdoncailleurs.Ellerésidedanslastricteinterdépendancedessujetsquicaractérisetoutesituationdejeu.Dansunetellesituation,lejoueur(sujet)sedéfinit,enaction,parrapportàunautresujet,conformémentàl’analysedéveloppéedanscechapitreparPierreLivet.Mais,ilest,enmêmetemps,lui-même,unautresujetpourcetautrejoueur.Illuifautdonc,pourpenserstratégiquementcettesituation,imaginercommentilestperçucommeunautresujetparcetautrejoueur.Leproblèmesecompliqueencore,dufaitquelaréciproqueexistepourcetautrejoueur.Ilenrésulteuneimbricationprovoquéeparcetteréciprocitédes

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positionsrespectivesdessujets,clairementmiseenévidencedanslesdiversessituationsétudiéesparlathéoriedesjeux.

Cetteépaisseurdel’intersubjectivitéainsirepéréeetsescontoursmieuxcernésposentauxjoueursetàsesanalystesderedoutablesproblèmes,aupremierrangdesquelsceluidelacoordinationdeleursstratégies,quiseraanalysédanslasecondepartiedecetouvrage.Cettequestiontrouvedesillustrationstrès concrètes dans de nombreuses situations de la vie courante. L’exemple emblématique du jeu durendez-vous,lorsqu’ilexisteplusieurspointsderencontre,aservidesupportàSchellingpourendiscuterles ressorts. Il sera analysé en détail au chapitre 4. Posés en termes plus abstraits, on retrouve cesproblèmesdecoordinationauniveaumacroéconomique,lorsqu’ilexisteplusieurspointsd’équilibresurun marché, une situation assez couramment observée sur les marchés financiers. Les économistess’interrogentalorspoursavoirsurlequeldeceséquilibres,lesjoueurs,c’est-à-direicilesopérateursdemarchés,vontfaireconvergerlarencontredeleursstratégies.

Fidèleàleurapprocheparl’abstraction,lesthéoriciensdesjeuxcherchentpatiemmentdessolutionslogiquesauxmystèresde lacoordination intersubjective ainsi rigoureusement formulée.Dans lemêmetemps,cependant,denombreusesexpériencesrévèlentqu’unetellecoordinations’effectuesouventavecsuccèsdanslaréalité,indépendammentdesprocédureslogiquesimaginéesparlesthéoriciensdesjeux.Pourcomblerlefosséentrelesimpassesrencontréesdanslamodélisationlogiquedecettecoordinationetlessuccèsdecoordinationréussieempiriquementobservés,ilnousparaîtnécessairedefaireundétourpar une exploration du fonctionnement des cerveaux des joueurs. Le développement rapide desneurosciences permet et encourage aujourd’hui cette entreprise que l’on poursuivra dans les chapitressuivants.

1.CequipermetàClaudineTiercelindedirequechezPeirce,«lementaln’estpluslaréférenceobligéeàunesprit,uneconscienceouunepensée:c’estlamiseenœuvredelatiercéité»(LaPensée-signe,Paris,JacquelineChambon,1993,p.197).Noussuivronscettevoieselonlaquellelanotiond’interaction,quipeutimpliquertroistermes(etdeuxrelations,lasecondequalifiantlapremière,commeleprésentqualifieletransfertd’unobjet),estunconceptquivautaussibienpourdesprocessus«mentaux»intra-individuelsquepourdesprocessussociaux.

2.NousreviendronssurlaconstructionqueSmithdonnedelasympathieetdel’observateurimpartialdanslechapitre2.

3.UnpointdevuedéjàbienétudiéparDorothéeLegranddanssathèsesurlesproblèmesdelaconsciencedesoi.

4.Celienmouvement-motivationpeutêtretrèsbasique:conserverlatêtestabiliséependantunmouvementpermetd’orienternotreregardsurnosciblesoutrajetsdurantlemouvement(Berthoz,1997).

5. On peut utiliser la théorie des jeux pour modéliser des interactions très variées, y compris non intentionnelles (théorie des jeuxévolutionnaires),maisonprocèdealorsparanalogieentredescomportementssélectionnésparl’évolutionetdesstratégiesraisonnées.

6. Exception faite des « amorces » de communication, comme « ça va ? », qui vérifient simplement la disponibilité d’autrui pour cettecommunicationetdoncn’apportentpratiquementaucuneinformationnonpartagée.

7.Il fautsouligner ici les influencesdeHume,etplusencoredeHutchesonqui fut sonmaîtreàGlasgow,sur la formationde lapenséedeSmithsurcettequestion.

8. K. Arrow a démontré que les hypothèses nécessaires pour transformer les choix individuels en choix collectifs, tout en respectant lespréférences individuellesdesagentset l’indépendancede leurschoix,aboutissaient toujoursàdescontradictions (Arrow,1951).Cerésultatpuissantaétécomplétéetétendupardifférentstravaux,aupremierrangdesquelslescontributionsdeSen(1970).

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CHAPITRE2

L’appréhensiondel’autre

L’histoiredesdisciplinesréservedessurprises.Tandisqu’AdamSmithapparaîtrétrospectivementcommeunprécurseurdes théoriescontemporainesde l’intersubjectivité,avec toutesonépaisseuretsacomplexité, lascienceéconomiques’estdéveloppée,aucontraire,dèslasecondepartieduXIXe siècle,comme on l’a rappelé, en partant de l’analyse d’un sujet isolé, proche du solipsisme. Plusieursexplications peuvent être formulées pour en rendre compte. Il a souvent été avancé qu’une telleopposition se trouvait déjà dans l’œuvre de Smith1. Ce n’est pas, en effet, dans lesRecherches surl’origine et les causes de la richesse des nations que Smithmet l’intersubjectivité au centre de sonapprochedesphénomènessociaux,maisdanslaThéoriedessentimentsmoraux.Orlesdeuxouvragesn’ont pas le même objet. Dans la Théorie des sentiments moraux, Smith recherche les fondementsmoraux des systèmes sociaux, avec les Recherches, il propose une théorie économique de leurfonctionnement.Pourautant,Smithlui-mêmerelieétroitementcesdeuxtravaux,puisqu’ilprendsoindenoter,dansunavertissementà ladernièreéditionde laThéoriedessentimentsmoraux (1789)qu’ilaintégrédanssonEssaisurlarichessedesnationslesdéveloppementsconsacrésauxprincipesgénérauxdesloisetdugouvernement,initialementannoncésdanslapremièreéditiondelaThéoriedessentimentsmoraux(1759).Cesdeuxouvragesrelèventdonc,pourleurauteur,d’unemêmeœuvre.

Une seconde explication met en avant les transformations, si ce n’est même une rupture,précédemmentévoquée, intervenuedansl’appréhensiondel’actionetdanssathéorisationéconomique.Jusqu’à Smith et selon une tradition qui remonte aux philosophes écossais et plus particulièrement àHume,l’analysedesactionsdeshommesprendsasourceauniveaudesémotionset,plusprécisémentdesdifférentespassionsquilesguident.Or,chezHume,ladéfinitiondespassions,tellequ’ilenentreprendl’analyse,faitintervenirl’intersubjectivitéausensduchapitreprécédent.Àcetteapprochesensualistedel’actionsesubstitue,àpartirdecequel’onacoutumed’appelerlarévolutionmarginalistedelafinduXIX

e siècle, une perspective strictement rationaliste dominée par un cerveau calculateur. Ces deux

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traitements de l’action ne sont, du reste, pas mutuellement exclusifs. Dans une tradition utilitaristehéritière deBentham, le but ultime de l’action est le plaisir, c’est-à-dire la recherche d’une émotionanticipée et éprouvée.Certains auteurs, commeEdgeworth, iront jusqu’à imaginer unehédionométrie.Cependant l’intersubjectivitén’a,ni lamême importance,ni lamême formulationdanschacunedecesdeux approches de l’action. Ainsi l’estime de soi qui intervient dans l’intentionnalité d’une actionappréhendée dans la perspective sensualiste est difficilement séparable de l’estime des autres, ce quiimplique, dès l’origine, de poser une hypothèse sur la nature des relations entre soi et autrui. Laperspective du calcul rationnel suppose seulement l’existence d’unmoi décideur de l’action, à la foisindivisible, permanent et clairement différencié. Quant à autrui, il n’apparaît qu’au niveau desconséquencesdel’action.Ilestalorspossiblededistinguer,commelefait,parexempleEdgeworth,lecalcul égoïste (ou calcul économique), dont autrui se trouve exclu, du calcul altruiste (ou calculutilitariste),oùlesautressontintégréscommeargumentdanslecalcul 2.C’estpourquoi,leproblèmedel’intersubjectivitécoïncideavec l’identificationde l’autredans lapremièreperspective, alorsqu’il seconfondavecceluidel’agrégationdesautresdanslaseconde.

Cen’estpasicil’objetd’expliquerpourquoietcommentlapenséeéconomiqueachangé,surcettequestion,deparadigmedominant.Pourêtrepluscomplet,ilfaudraitcependantmentionnerl’existencededifférentscourantsdepensée,quisesontinscritsenfauxparrapportàcettedichotomie.Leursauteurs,quirefusentd’adopterl’uneoul’autredecesdeuxperspectives,ontcritiquéleurdéveloppementetontrecherchédesapprochesalternativesdelaréalitééconomique.Onlesregroupeunpeuhâtivement,sousl’appellation ambiguëd’institutionnalisme.Le cas le plus intéressant pour notre propos est sans doutecelui de Veblen, qui reste, aujourd’hui encore, difficilement classable dans les différentes écoles depenséequiontmarquél’histoiredeladiscipline.ÉlèveduphilosophePierce,sapenséeest imprégnéed’unmélangedepragmatismeetd’évolutionnismedarwinien.Ilconçoitl’actiondeshommescommeunprocessusdynamiquecomplexe,toutàlafoisorganique,parcequedépendantdenosinstincts,etsocial,en raison du poids de nos habitudes de pensée et de nos expériences antérieures au cours de nosinteractionsavecnosdiversenvironnements.Celaleconduitàdécelerdansleprocessuséconomiqueunjeuaurésultatincertainentredesinstinctsd’adhésionaugroupeetdesinstinctscontrairesdeprédation(Veblen,1898).MaislefaitquelapositionsoutenueparVeblenaitété,etresteencore,marginaliséeaumoins chez les économistes, peut précisément s’interpréter comme unemanifestation de son caractèreétrangeràlapenséeéconomique,confirmantainsilechoixdenotreprésentation.

Uneautrefiliation,moinsconnue,reliecertainsmembresdel’Écoleautrichienne,etenparticulierHayek,àuneapprochephénoménologiquede l’intersubjectivité inspiréed’Husserl, par l’intermédiaireduphilosopheetsociologueSchütz.Schützélaborasurcettebaseunesortededynamiquenaturelledela«typification»qui,autraversdesexpériencestiréesdeconfrontationsquotidiennesauxautres,permet,dèsl’enfance,àchacund’induireunemanièredeschèmesocialderéférence,plusoumoinspartagéparles autres (Schütz, 1935, 1953).On sait queSchütz entretint des contacts étroits avec les économistesautrichiens, et on retrouve une idée voisine de celle deSchütz dans la série des essais consacrés parHayekàcettequestionetpubliéssousletitreIndividualismandSocialOrder(1949) 3.Mais,iciencore,

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il s’agitd’uneapprochesingulièredes relationssocialesentre les sujets individuels,quin’aguèreétésuivieparlamajoritédeséconomistescontemporains.

L’évolutiondeladisciplinerapidementretracéeéclairesurlamanièredontl’intersubjectivités’estinvitée, plus récemment, dans la problématique économique contemporaine, à la faveur d’unquestionnementsurl’autre.

JOUERAVECETCONTREUNAUTRE

Toutcommenceréellementavecl’apparitiondelathéoriedesjeux.Danslepaysageantérieurdelathéorieclassique,lesrôlesetlesfonctionsrépondentàundécoupageclair.Ledécideurenestl’uniquesujetavecsesgoûtsetsespréférences.Ilestconfrontéàdesétatsdumondequiluisontextérieurs,maissurlesquelsildisposed’informations.Pointn’estbesoin,danscesconditions,defaireintervenirunautresujetpourprocéderàunchoixrationnel.Iln’envaévidemmentplusdemêmelorsquelesujetsetrouveconfrontéstratégiquementàun,ouàplusieurs,autresujet.Nonseulementilluifautconnaître,outoutaumoinsimaginer,cequeferacetautresujet,maisc’estàpartirdecetteconnaissancequ’ilvamaintenantchoisirsonaction,dansuneperspectivequel’onappellestratégique,entantqu’elleestuneréponseauchoix stratégique supposé de l’autre. Comme il en va de même pour cet « autre », en raison de laréciprocité,ilenrésulteuneimbricationentrelesujetetl’autresujet(lesautressujets),quiimpliquelaprise en compte de l’intersubjectivité. Les situations de conflits militaires en fournissent sans doutel’illustration la plus saillante. Une négociation diplomatique met en œuvre ce même registred’intersubjectivité.

Pour répondre aux nouvelles interrogations qu’elle suscite, les théoriciens des jeux ont d’abordpensé qu’il suffirait de compléter, ou de renforcer, des hypothèses internes ou externes, contenues demanièresouvent implicitedansla théorieéconomique.Larelecturedespèresfondateursest instructivesur les difficultés rencontrées dans ces différentes voies. vonNeumann etMorgenstern développèrentainsiuneinterprétationsocialedesjeuxàpartirduconceptdecoalition(jeuxcoopératifs). Il reconnaîtque pour y parvenir il est nécessaire de présupposer que les joueurs partagent des « standards decomportementsacceptés» (TheoryofGamesandEconomicBehavior,1946).Maisenquoiconsistentprécisémentdetels«standardsdecomportements»et,surtout,commentlesjoueurslesacquièrent-ils?Sur cespoints, pourtant fondamentauxpour leurnouvelle théorie, vonNeumannetMorgenstern restentpeu explicites. Ils se contentent de poser que leur investigation est extérieure à la théorie qu’ilsconstruisent.Nousverrons,parlasuite,commentcettenotiondestandarddecomportementpeutretrouveraujourd’huiunenouvelleplaceenthéoriedesjeux,entenduedansuneperspectiveélargie,lorsquenousanalyserons,auchapitre6,lesrèglesimplicitesd’unjeu.

Nash, de son côté, préféra privilégier une interprétation strictement individualiste des jeux, quidomineaujourd’huiencorel’analyseéconomique.Àlarecherched’unedéfinitionpurementformelledelasolutiond’unjeu,ilesquissacependantdeuxtypesdifférentsd’interprétationdanssathèsededoctorat

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(Nash,1950).Lapremière,etlaplusconnue,consisteàsupposerquelesjoueursformulentlesunssurlesautresdeshypothèsesdechoixrationnels,parcequ’ilssaventquetoussontrationnelsetqu’iln’yadanslemeilleurdescasqu’uneseulemanièredesecomporterrationnellement.Nashprécisaittoutefoisqu’unetelle interprétation exigeait que tous les joueurs disposent également d’une connaissance parfaite del’ensembledes structuresdu jeu (règles, environnement…).Lamobilisationde toutesces informationspar les joueurs lui semblait suffisammentproblématiquepourqu’ilait égalementesquisséunesecondeinterprétationdesonconceptdesolution.Seloncetteautreinterprétation, laconvergencedesstratégiesrequise par la solution d’équilibre pourrait résulter de l’accumulation des informations empiriquesrecueilliesparlesjoueurssurlesautresjoueurs,grâceàleursobservationsaucoursdudéroulementdujeu.Pourqu’ilenailleainsi,selonunprocessusqueNashqualified’«actionsdemasse»(Massactions)parce qu’il concerne des populations de joueurs, il faut maintenant que le jeu comprenne un nombresuffisammentélevédeséquences.Nashestcependantrestéassezvaguesurcettesecondeinterprétationdu fonctionnement des interactions. Il concentra l’essentiel de son effort intellectuel à développer lesconditions formelles de la première interprétation hyperrationaliste de sa théorie, en dépit de sonirréalisme.

Par-delà leursdifférences,cesdifférentesapprochesdes jeuxd’interactionspartagentunpointencommun. Que leurs auteurs abordent l’interaction par la coopération (alliances, coalitions), par laconfrontation et la compétition, ou par la négociation (engagements non exécutoires), elles postulenttoutes que les joueurs, en tant que sujets du jeu, détiennent une forme de connaissance qui leur estcommune.Ilestintéressantdenoteràceproposquecertainsmodèlesdenégociationintègrent,avantledébut du jeu lui-même, un échange informel entre les joueurs, baptisé cheap talk, qui leur permetprécisémentderévélerquelquesélémentsdecettebased’intelligibilitécommune.Quantaucontenudecette connaissance prêtée aux joueurs, il varie d’une interprétation à l’autre. Les « standards decomportements»devonNeumannpeuvents’entendrecommedesconventionssocialesausensdeLewis.La«rationalitéforte»,développéeparSeltenàpartirdeNash,danslaperspectivedecequ’ilaappelédes « équilibres purs » (Selten, 1975), ouvre la voie à une « rationalité connaissance commune »analysée par les logiques épistémiques. Quant à l’interprétation en termes d’actions de masse,développéeparlesthéoriciensdesjeuxévolutionnistes,ellerenvoieàdesmécanismesd’apprentissageet de transmission, dont l’origine pourrait être d’ordre génétique. En clair, la relation à l’autre (auxautres), et donc l’intégration de l’autre (des autres), repose, en théorie des jeux, sur l’hypothèse qu’ilexiste,enamontdujeului-même,unsupportcommunauxreprésentationsdesjoueurs.

LEPOSTULATD’UNEINTELLIGIBILITÉPARTAGÉE

L’hypothèse d’un support commun des représentations réciproques des joueurs s’est d’abordimposéeàlathéoriedesjeuxdemanièreimplicite,commeonl’amontré.Cen’estqueplusrécemmentqu’elleaétéexplicitée.

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Troisquestionsseposentdésormaisàsonsujet:Surquoireposesavalidité?Sielleestconfirmée,suffit-elleàgarantirl’intelligibilitédel’interaction,tellequ’ellesemanifesteaucoursd’unjeu?Commentidentifieretcaractériserl’altéritédel’autre(desautres),enpartantdecettehypothèse?De fait, l’essentiel du travail des théoriciens des jeux a porté sur la résolution de la seconde

questionconjointementàsonexplicitation.Ilsl’ontentreprisenprivilégiantlarationalitécommesupportdes représentations communes aux sujets, et en approfondissant sa dimension logique ; d’où leurrencontre avec les logiques épistémiques à partir du milieu des années 1990. Nous examinerons lespossibilités,maiségalement les limitesauxquelles seheurteaujourd’huicetteorientation, et suggéronsd’autresdirectionspourappréhendercesupport.

La rationalité, dans son acception cognitive la plus large, constitue une clé générale destinée àrendre intelligibles les phénomènes. Elle joue un rôle plus précis lorsqu’il s’agit de comprendre lesphénomènessociauxémanantd’actionsintentionnellesindividuelles,commeenéconomie.Larationalitésupposéedesacteursyconstitueuneréférencecommunequipermetl’interprétation,parunobservateurouparunmodélisateur,d’uneactionobservéechezunautresujet,oumêmeseulementimaginéeeffectuéepar lui. Pour reprendre une formulation que nous avons utilisée dans un autre contexte, lorsquel’économiste énonce que « les agents sont supposés agir rationnellement », il sous-entend, en réalité,qu’«ilestrationnelpourluideconstruireunmodèleoùlesagentsagissentrationnellement»(Schmidt,1996).Celasignifiequelepremierméritedecettehypothèseestdefournirunepasserellepourrendreintelligibleuneintersubjectivitéfondatrice,puisquec’estellequipermetàunagentd’analyserlesactionsd’un autre agent, qui lui est, en principe, extérieur. D’une certaine manière, par conséquent, c’est aumoyendecetterationalitéquelathéorieéconomiqueacherché,d’unefaçonquipeutparaîtreàpremièrevueparadoxale,àéchapperaurisquedesolipsismedénoncéauchapitreprécédent.

Les choses se compliquent avec les jeux, puisque, ce support supposé commun ne relie plusseulementl’observateuretl’observé;ildoitégalementrendrecomptedesrelationsentrelesjoueurs,quisont,eux-mêmesdesobservésdupointdevuedel’observateur.Oncomprendmieuxpourquoi laseulehypothèsederationalitédevientalorsinsuffisantepoursaisir,encestermes,lesinteractionsentredeuxjoueurs.Si l’hypothèsequechaquejoueurestsupposéagirrationnellementpeutgarantir l’intelligibilitéde leurs choix considérés séparément, elle ne suffit plus, en revanche, à rendre intelligible leurinteraction.Celle-ci renvoie,eneffet,àune intersubjectivitéde seconddegré.Dece fait, c’est l’objetmêmedelathéoriedesjeuxquiserévèleainsidifférentdeceluidelathéorieéconomiquedeladécisionindividuelle.

Lathéoriedesjeuxs’estd’abordcontentéed’étendreauxinteractionsinterindividuellesunmodèledetype«problème-solution»conçuparlathéorieéconomiquepourtraiterdeschoixindividuels.Chaquejoueur se trouve confronté à un problème de choix optimal, la solution du jeu se déduit alors de larésolution de ce problème par chacun des joueurs. Cette approche simplificatrice réduitl’intersubjectivité propre aux relations interindividuelles à une simple juxtaposition des sujets. Les

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nombreuses difficultés qui sont apparuesdu fait de ce traitement, tant auniveau théorique (paradoxes,indécidabilité…) qu’au plan expérimental (invalidations répétées des résultats théoriques) ont conduitplusieursthéoriciensdesjeuxàdégagerunenouvelleapprochedel’intersubjectivitédanslessituationsd’interactions interindividuelles. Elle consiste à intégrer dans le processus décisionnel des sujets unniveau supplémentaire correspondant aux connaissances des joueurs sur les connaissances des autresjoueurs. Comme ces connaissances sont incertaines, nous préférons parler ici de « croyances », dansl’acceptionlogiqueoùcetermeaétéutilisé(Monderer,Samet,1989).Plusprécisément,considéronslaproposition« le joueur1 croitque le joueur2 croitque…».Cettepropositionn’impliquepasque lejoueur 1 sache ce que le joueur 2 croit, mais seulement qu’il sait ce que veut dire « croire quelquechose » pour le joueur 2. C’est sur cette base épistémique qu’Aumann a, par exemple, construit unsystème logique cohérent de connaissances communes. Il en propose une interprétation intuitive, enrecourantàl’imaged’uncodelexical,oud’undictionnaire(Aumann,1999).Grâceàunteldictionnairelesjoueurspourraientaccéderàcetteintersubjectivité,sanspourautantpénétrerdanslasubjectivitédel’autre.Cedictionnairecommunfournitainsiunfondementàl’existencelogiqued’uneintersubjectivitéàl’œuvredanstouteslessituationsd’interactionanalyséesparlathéoriedesjeux.Onnoteratoutefoisquecetteapprochesyntaxiquen’estpastoutàfaitsuffisante.Pourpouvoirsecomprendre,lesjoueursdoiventégalementpouvoirdisposerd’unmoyende traduire le contenudes catégoriesutiliséespar l’autre (lesautres)dansleursproprescatégories

Les théoriciens des jeux ont réinterprété dans ces termes l’hypothèse de rationalité, comme unecroyance partagée par les joueurs relevant, de ce fait, de l’intersubjectivité ainsi définie. Rappelonsseulement à ce propos que le concept de rationalité, tel que l’entend l’analyse économique et, pluslargement,sesdifférentesthéoriesdeladécision,comportedeuxcomposantesdistinctes:unerelationdecohérencestrictementlogique,etlaréférenceàun(ouplusieurs)critère(s)quedoitsatisfairelechoixdeladécisionpourvalidercettecohérence.Or,sionpeutconsidérerlacohérencecommeuneconnaissancecommuneauxhommespourvusd’uncerveauraisonneur,iln’envapasdemêmedescritèresretenusparles décideurs, qui impliquent une part d’arbitraire et donc de subjectivité. Dès qu’il existe plusieurscritèrespossibles,onpeutchoisirdemanièrecohérenteselondescritèresdifférents.Lechoixducritèreretenuportenécessairement lamarqued’unesubjectivitépropreaudécideur.La référenceàuncritèrefait certes partie dudictionnaire commun,mais elle n’est pas suffisantepourpermettre au joueurd’endéduirelecritèreretenuparl’autre(lesautres)joueur(s).

L’exempleclassiquedujeudelachasseaucerfquenousanalyseronsplusendétailauchapitre5,lorsquenoustraiteronsdelacoopération,enfournituneillustration.Deuxjoueursquineseconnaissentpassontdisposésàchasserdansunterraingiboyeux.Chacundeleurcôtéaunetrèsgrandeprobabilitéd’attraperunlièvre,maisilspeuvent,également,s’organiserensemblepourcaptureruncerf.Demanièretrèsschématique,onconsidèrequechacund’euxestassuréd’obtenirun lièvres’ilchoisit lapremièreoption,indépendammentdecellequiauraétéchoisieparl’autre.Touslesdeuxpeuventégalementgagneruneproieplusavantageuseenchoisissant laseconde,maiscette fois la réussitede l’opérationdépendpour chacun du choix de l’autre. Ce dilemme met en lumière deux critères de rationalité différents

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qu’HarsanyietSeltenontbaptisésrespectivementRiskdominance,pourjustifierlechoixrationneldelapremièreoption,etPayoffsdominance,celuidelasecondeoption(HarsanyietSelten,1988).Lerisqueattachéàlasecondeoption,pourtantlaplusavantageusepourlesdeux,esticiquel’autrenelachoisissepas.Danscettehypothèseceluiqui l’aurait retenue se trouverait sans rien.Dès lors, lesdeux joueurs,s’ils sont averses au risque, choisiront rationnellement la première option. On observera qu’enl’occurrence,lerisqueprovienticid’unedéfianceenverslecomportementdel’autrejoueur.Commelaprised’unlièvreestlasolutionlaplusintéressantepourlesdeuxjoueurs,certainssonttentésdesoutenirqu’il suffit alors que la rationalité soit une connaissance commune entre eux pour que ce risquedisparaisse,rendantainsilasecondeoptionseulerationnellepourchacundesdeux.Cetteinterprétationest certes possible,mais son argumentation reposemoins sur la rationalité elle-même, que sur le faitqu’elleest,danscetexemple,lesupportd’uneconventioncommunémentacceptéeparlesdeuxjoueurs.N’importequellerègleconventionnelle,dèslorsqu’elleestuneconnaissancecommuneentrelesjoueurs,peut,eneffet,leurpermettredesegarantircontrecetypederisque.Leproblèmeposédanscessituationsestalorsdedéterminerdansquellesconditionstelcritèrederationalitéestsusceptibledesetransformerenuneconnaissancecommune 4.

Indépendammentdel’hypothèsederationalité,cetteapprochedesinteractionsstratégiques,analyséeen termesde systèmedecroyancesdes joueurs, se révèlede toute façon insuffisantepour comprendrecommentfonctionneréellementl’intersubjectivité.AumannetBrandenbergerlereconnaissenteux-mêmesencestermes:

«Commenousl’avonsindiquéprécédemment, lessystèmesdecroyancessontdesreprésentationscommodespournouspermettre,nous,lesanalystes,dediscuterdeschosesdontnousvoulonsdiscuter:desactions,despaiements,descroyances,de la rationalité,de l’équilibre,etc.Encequiconcerne lesjoueurs eux-mêmes, il n’est pas clairement établi qu’ils aient besoin de recourir à cette structure demodèle. Mais si c’est le cas aussi, et s’ils veulent parler des mêmes choses que celles dont nousdiscutons,alorsd’accord,cettereprésentationestaussipertinentepoureuxqu’ellel’estpournous.Danslemêmeordred’idée,nousnoteronsquelesystèmedecroyance,lui-même,doittoujoursêtreconsidérécommeuneconnaissancecommuneentrelesjoueurs»(AumannetBrandenberger,1995).

Cette formulation a lemérite demettre en évidence une dimension essentielle de la difficulté àappréhender l’autre, qui tient à la pluralité des différents points de vue d’où l’autre (les autres) peut(peuvent)êtreconsidéré(s).Cen’estpas,eneffet,lamêmechosed’interagiravecunautre(pointdevuedesjoueurslesunssurlesautres)etd’appréhenderdel’extérieurlecomportementdesjoueurs(pointdevue des analystes sur les joueurs). De même un joueur n’appréhende pas de la même manière, sonpartenaire/adversaire de jeu, les joueurs d’un autre jeu qu’il observe, ou encore un sujet extérieur endehorsdetoutesinteractions.Cesdifférencessetrouventaujourd’huicorroboréesauniveaucérébralparlesrésultatsdetravauxrécentsdeneurosciences,quiserontanalysésetdiscutésdanslesdeuxdernierschapitresdecetouvrage,lorsqueseraabordéelaquestiondelatiercepersonne.

Transposer directement le schéma logique de partage des croyances, tel qu’il a été présenté, àl’analysedesmécanismesquiguidel’intersubjectivitéeffectivementà l’œuvredans les interactions,se

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révèleinsuffisant,enraisondedeuxdifficultésprincipales.Ilestétabli,enpremierlieu,quelaconnaissancecommuned’unsystèmedecroyancesentenduau

sens strict par les joueurs dépasse la compétence cérébrale de chacun. Cet argument, fréquemmentavancé, n’est pas cependant dirimant. Sans pouvoir contrôler consciemment les itérations infiniesqu’exigeformellementuneconnaissancecommune,lesjoueursdisposentnéanmoinsd’uneidéeintuitivedesasignification,commelorsqu’ils’agitd’idéalitésmathématiques(0,…,∞).Unetelleexigencen’estpas,enoutre,toujoursindispensable.Lorsqu’ils’agitd’unerègleexplicitedeconnaissancepublique,parexempleuncode.Puisquenuln’estcenséignorerlaloi,chacunestalorscenséconnaîtrelarègle,savoirquechacunlaconnaîtetsavoirquechacunsaitqu’ilsaitquechacunlaconnaît.

Unesecondedifficulté,plussérieuseportesurlecontenuexactdecescroyances.Danslesexemplesde la théorie des jeux, les systèmes de croyance des joueurs sont étudiés du point de vue de ceuxqu’AumannetBrandenbergerappellentlesanalystes,c’est-à-direlesthéoriciensdesjeux.Àcetitre,ilsse trouvent appréhendés par ces derniers comme des états du monde des joueurs qui leur sont, parhypothèse, extérieurs. Certes, de tels états intègrent maintenant les actions des joueurs, leursconséquencesetlestransformationsdumondequ’ellesentraînentpoureux.Maisleurpointdevuesurcesétatsrestedifférentdel’appréhensionquepeuventenavoirlesjoueurseux-mêmes,carilsnesontpaslesacteurs du jeu. Pour les joueurs, ces états sont des états mentaux. Comprendre autrui en situationd’interaction,cen’estpasseulement,eneffet,connaîtrecequ’ilfaitpourendéduireunecroyancesurcequ’il va faire, ni même prendre en compte dans son raisonnement un degré supplémentaire deconnaissance (non seulement,par exemple, je sais cequ’il sait,mais aussi je sais cequ’il saitque jesais…). L’extension du raisonnement aux croyances concerne ici exclusivement les informationsdétenues, ou supposées détenues, par les uns sur les informations des autres. On songe à l’exempleclassique en économie des asymétries d’information entre les assureurs et les assurés. Une telleconnaissanceserévèletoutefoisinsuffisantepoursaisircommentfonctionneréellementl’intersubjectivitéà l’occasion d’échanges interactifs. Toutes ces informations sont alors interprétées subjectivement parchacun, ce qui transforme leur contenu en étatsmentaux. Le dictionnaire imaginé par Aumann permetcertes à chacun de comprendre cette transformation des états du monde en états mentaux pour autruicommepourlui-même,sans,pourautant,fournirplusd’informationsurcesétatsmentauxd’autrui.

L’AUTREMOI-MÊMEETLESLIMITESCOGNITIVESD’UNERATIONALITÉPARTAGÉE

Dequoi un individudispose-t-il pour imaginer l’étatmental d’un autre individu aumomentoù ilréagit,c’est-à-direlorsqu’ilrépondàuneactiondesapart,réelle,ouseulementsupposée?Uneposturefamilièreconsiste,pour lui,à«semettrementalementà laplacede l’autre».Saformulationestplusimagéeenlangueanglaise,puisqu’elleconsisteà«semettredansleschaussuresdel’autre».Ilexisteduresteunepetitedifférencedanscesdeuxformulations.Semettreà laplacede l’autre signifie, au senspropre,s’imaginer,soi-même,danslasituationoùl’onsait(croit)quel’autresetrouve.Semettredans

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ses chaussures, c’est s’imaginer dans cette situation avec des moyens dont disposerait l’autre (seschaussures)pourabordercettesituation,jusquedanssesimplicationsmotrices,afindeluipermettred’ensortirendécidantunmouvement.Semettreàlaplaced’unautre,selonlapremièreacception,correspondàuneopérationmentaledéjàcomplexe. Il fautd’abordpouvoirs’imaginersoi-même,commeextérieur(le«soi»),etconsidérerce«soi»dansuncontextehypothétiquedifférent.Maissemettredans«seschaussures », au sens métaphorique où nous l’entendons ici, est, en réalité, impossible, parce quepersonnen’adirectementaccèsaucodeparlequelunautre,placédanscettesituation,latransformeenétatsmentauxquiluisontpropres.Toutaupluspouvons-nousimaginer,demanièreconjecturale,cequepourraitêtresonappréhensiondelasituation.AdamSmithdansLaThéoriedessentimentsmoraux futsansdoutel’undespremiersàprendrelamesuredecettedifficultéetàenesquisserunesolutionsociale,àtraversl’apprentissageréciproqued’unesorted’intersubjectivitésociale,parl’intermédiaired’unjeuderôleentre l’acteuret lespectateur. Ilexiste,enfin,unetroisièmeperspectiveselonlaquelleunsujetchercheàsemettreàlaplacedel’autrelorsqu’ilentendsereprésentercommentilestperçuparl’autre.On la trouvedans la formule familière« se regarderdans lesyeuxde l’autre» reprisedansplusieurstravaux de neurosciences et qui inspirent aujourd’hui la théorie de l’esprit. Là encore, Smith fut unpionnier qui, ayant identifié cette aptitude singulière des hommes, s’employa ensuite à en dégagerquelques-unesdesesconséquencessociales (reconnaissance,adhésion…).L’autremoi-mêmeconstitueainsiunehypothèsementaleàdoubleusage,enquelquesorteréversible:ellemepermetdememettreàlaplacedel’autre,commeellepermetàl’autredesemettreàmaplace.

Ces différentes déclinaisons de l’autre moi-mêmemontrent d’abord que l’interprétation de cettenotion reste très dépendante de la perspective adoptée par l’agent. On y retrouve des raisonssupplémentairesde l’attachementmanifesté par unemajorité des théoriciensdes jeux à l’hypothèsederationalitédansl’analysedesinteractions.Surlabasedequellesinformationsunjoueurpeut-il,eneffet,imaginerlesétatsmentauxd’unautrejoueurqu’ilneconnaîtpas?Ils’agit,d’unepart,desaconnaissancedelasituationobjectivedans laquellese trouveplacé l’autre joueur.L’informationdont ildisposesurcettesituationpeutêtreplusoumoinscomplète,maiscelaestuneautrequestion.Ilutilise,d’autrepart,uneinformationd’ordrelogique,quecroitdétenirlejoueuretqu’ilprêteégalementàl’autrejoueur,sousl’appellation de rationalité. Nous en avons dégagé les limites. C’est toutefois en articulant laconnaissancesubjectivedecette informationobjectivesur lasituationde l’autre,avecsaconnaissancelogique, supposée partagée par l’autre, de cette rationalité, que le joueur est censé pouvoir imaginermentalementlaréactiondel’autrejoueuràl’action(auxactions)qu’ildécided’entreprendre.Pointn’estbesoin pour le joueur de savoir si la représentation subjective que l’autre joueur a de la situationobjectiveoùilsetrouvecoïncideaveclaproprereprésentationsubjectivequ’ilena,dèslorsqu’aveclarationalité, il détiendrait, en commun avec cet autre joueur, un code logique supposé transcender cesreprésentations subjectives. Derrière la rationalité, c’est donc la propriété d’invariance qui lui estcommunémentassociée,quipermetau joueur, selonceschéma,desemettreà laplacede l’autre. Parinvariance, il faut entendre ici que différentes représentations (subjectives) d’une même situation(objective) conduisent logiquement à unmême choix rationnel. En d’autres termes, la rationalité d’un

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choix, ou d’une décision, serait logiquement indépendante de ses représentations. Grâce au principed’invariance le plus souvent associé à la rationalité ainsi formulée, la difficulté inhérente àl’inaccessibilitédesétatsmentauxd’autruipourraitsetrouverainsicontournée.

Qu’en est-il vraiment ? L’invariance est une propriété logique qui s’applique seulement à ladimension de cohérence associée à la rationalité. Un même problème peut être formulé de façondifférente,sanschangerpourautantsasolution,c’estpresqueuneévidence.Àcetitre,ets’agissantd’unchoix qualifié de rationnel, le principe d’invariance peut donner lieu à une interprétation normative,comme la plupart des règles logiquesmobilisées par la référence à la rationalité. D’un point de vuepsychologiquecependant,ilenvaautrement,puisqueaucunchoix,fût-ilrationnel,n’estréductibleàuneseuleopérationlogiqueetencoremoinsàuncalcul.Nousavonsdéjàvuquelajustificationlogiquedelarationalité n’excluait pas l’introduction de différents critères. Il fautmaintenant dépasser ce constat etpoursuivrel’analyse.Choisiruneactionimplique,eneffet,endehorsd’uncalcul,uneintentionnalitéetunengagementdusujetquisontindissociablesdelareprésentationpersonnelle,etdoncsubjective,qu’ilsefaitdelasituationdechoixàlaquelleilsetrouveconfronté,etàlaquelleilrépondparsonchoix.C’estlàqu’interviennentlesétatsmentaux.Plusieursreprésentationssubjectivesdifférentesd’unemêmeréalitéobjective sont donc, pour cette raison, légitimement compatibles avec des choix différentsrationnellementjustifiés.Larationalité,mêmepartagéeouconnaissancecommune,nepeutpas,dèslors,garantir qu’il suffise, en la circonstance, de semettre à la place de l’autre (première acception) pourentrerdansseschaussures(secondeacception).Ellenefournitpasmêmeunesortededictionnairequipermettrait à chaque joueur de comprendre l’état mental d’un autre joueur, en traduisant sa proprereprésentationduchoixdanscelled’unautre.

On peut toutefois tirer de cette analogie une hypothèse d’inspiration différente. Sans pouvoir semettredansl’étatmentaldel’autre, lesujetpeutnéanmoinscommuniqueravecluiàtraversunlangagequi leurest commun,cequipermetprécisémentaux joueursde secomprendre, jusqueet àpartird’uncertainpoint.Lelangagepermet,duresteégalement,auxanalystesdelathéoriedesjeuxdecomprendreles joueurs et de se faire comprendre par eux. Certaines recherches récentes de neurolinguistiquesont même identifié des bases neuronales à cette propriété d’intercognitivité du langage, enapprofondissant ses fonctionsdecommunication (PinkeretBloom,1990 ;Pinkeret Jackendoff,2005).C’estdoncdansunedirectiondifférentedecelledelaseulerationalitéqu’ilfautrechercherlesvoiesparlesquellesunsujetappréhendeunautresujetenvued’uneinteraction.Unedémarchequirencontre,àcestade,laperspectivephénoménologique.Plusprécisément,ilestrévélateurqueHusserlaitconsacréuncours entier à la phénoménologie de l’attention (Husserl, 1904-1905), à l’occasion duquel il analysel’attentionpartagéecommeunemodalitédel’intersubjectivité 5.OnretrouvecetteidéeinterprétéeunpeudifféremmentchezMerleau-Ponty(1946),commenousl’avonsmontrédansunautretravail 6.Pourautant,cettefacultédesindividusdepouvoirseprojetereux-mêmesdanslasituationoùilspensentquesetrouveautruin’estpassansrelationaveclarationalitédeleurchoix,encasd’interdépendance.

Reprenonslamétaphoredesemettreàlaplacedel’autreentenduedanssapremièreacception.Afindechoisir rationnellement sa stratégie, le joueur imagine la stratégie adoptée par l’autre joueur, en se

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représentantcommentilagiraits’ilsetrouvaitlui-mêmedanslasituationoùsetrouvecetautrejoueur.Nousavonsmontréquerienneluigarantitalors,qu’enprocédantainsi,sonanticipationsurlechoixdel’autreseraitconfirmée.Ilpeuttoutefoislégitimementpenserquesil’autrechoisitégalementsastratégierationnellement,ilprocéderadelamêmemanière,c’est-à-direqu’ilsemettraaussimentalementdanslasituation où il se trouve lui-même.Ces deux « autresmoi-même» n’ont évidemment aucune raison,apriori,decoïncider.Maiseninterprétantlastratégieeffectivementmiseenœuvreparl’autrejoueur,parréférence à cette fiction de l’autre moi-même, chaque joueur pourra néanmoins avancer dans laconnaissancedel’autrejoueurvéritable.Endynamique,unmécanismementalderapprochementmutuelpareffetd’apprentissageetdecorrectiondeserreurspourraitainsis’enclenchersurcettebase,selonuneprocédure de type bayésien qui mobiliserait alors une autre forme de rationalité. On pourrait yreconnaîtrel’unedesvoiesquiconduitàl’intersubjectivité.

Cetteconstructionfaitintervenirl’hypothèsed’unedynamiquedel’apprentissagedansl’interactionqui,commeonl’adéjàditauchapitreprécédent,etcommeonleverraplusendétailparlasuite,s’esttrouvéeengrandepartievalidéeexpérimentalement.Maiscequirendpossiblesonfonctionnementdoitêtrerecherchéenamont,auniveaudel’organisationcérébraledesêtreshumains,quipourraitexpliquercettepropriété fondamentaledont ilsdisposent,desemettreà laplacedesautresetdesavoirque lesautrespeuventégalementsemettreà leurplace.Cetteaptitudedenoscerveauxàeffectuerceque l’onpourraitnommer«unapprentissage social»de l’interintentionalitéentraînedemultiples implications,dontcertainesseulementontétérecenséesici,àtraverslesdifférentesmétaphoresquiontétérappelées.Cesontellesquisous-tendentdetrèsnombreusesmanifestationsphénoménalesquel’onretrouveaucœurdesinteractionssocialescomme,parexemple,l’empathie,l’imitation,lasimulationet,peut-êtremême,lacoordinationetlacoopération.Cesdeuxdernièresmanifestationsserontétudiéesplusendétaildansladeuxième partie. Les informations fournies par les neurosciences, et en particulier par la branchecognitivedesneurosciencessociales,permettententoutcasd’avancerdansleurcompréhension.

LEDÉCOUPLAGEENTRELEMONDEEXTÉRIEURETLESAUTRES

Les situations de jeu offrent un cadre général privilégié, simple et rigoureux, qui capte les traitsessentiels des phénomènes d’interactions intentionnelles et raisonnées. Le jeu représente un « petitmonde»,àlafoisextérieurpourchacun,maiscommunàtousceuxquiyparticipent.Chaquejoueursaitque, lorsqu’il choisit une action pour un objectif déterminé (intention), le résultat de l’action qu’ilentreprend dépend également d’actions choisies par l’autre (l’autre) joueur (s) qui lui est (sont)extérieur(s).Àlanotiongénéraled’unerencontredesactionss’ajoutedonclephénomèneplusspécifiqued’une rencontre des intentions qui guident ces actions. D’un côté, cette interintentionnalité réduitl’incertitude de l’interaction, puisque toutes les actions retenues dépendent des intentions. D’un autrecôté, elle est source d’ambiguïté pour chaque joueur, puisque les intentions des autres ne sont pastransparentes.

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L’introduction de cette distinction entre la simple interaction et l’interintentionnalité a le mérited’éclairer certaines contradictions qui sont apparues demanière répétée entre les résultats théoriquesétablisparlathéoriedesjeuxetlescomportementsobservés,àl’occasiondeprotocolesexpérimentaux.Ainsi,lesjoueursquinemaximisentpasleurutilitéindividuelle,aurisquedeléserlesautres,n’agissentpasdemanière irrationnelle, ils sont seulementmuspard’autres intentions.Cettepossibilitén’estpasretenueenthéoriedesjeux,oùlesintentionsdesjoueurssetrouventdirectementdéduitesdesrèglesdujeu et où ces règles sont supposées connaissance commune entre les joueurs. Cette hypothèse forteconcernant les règles du jeu ne se trouve pleinement vérifiée que dans le cas particulier des jeux desociété,oùl’intentioncommuneprêtéeauxjoueursetinduitedesrèglesestdegagner.Danslaréalitédesinteractionscourantesdelavieéconomiqueetsociale,elleest,aucontraire,loind’êtregarantie.

Leconceptdejeus’estlui-mêmeconstruitetdéveloppéàpartirdeceluiderègles.Onnoteraàcesujetqueletermedejeu,choisiparlesfondateursdecettenouvelledisciplinepourdésignersonobjetn’apasseulement,poureux, lesensmétaphoriquequ’onluidonneaujourd’hui.vonNeumann,Nash,etavanteuxBorel,élaborèrentplusieursmodèlesdedifférentsjeuxdesociétéet,enparticulier,dejeudePoker.Ce rappel est à rapprocherdesobservationsdéveloppées auchapitreprécédent sur laporositéentre le réelet levirtuel,quicaractérise les jeuxd’enfants.Souscetangle,onpeutconsidérerque lesjeuxdesociétégardentcettepropriétéintéressante,qu’ilstransmettentàlathéoriedesjeuxstratégiquesqui constituent aujourd’hui le cœur de la théorie. Tous les joueurs d’un jeu de société sont censésconnaîtresesrègles.Ondistingueparmicesjeuxdesociété,àpartirdeleursrègles,ceuxoùl’interactionestaléatoireetceuxoùelleestintentionnelle,avectouteunesériedecatégoriesintermédiaires.C’est,dureste, en partant de cette distinction qu’une des premières expériences de jeu combinée à l’imageriecérébrale au début des années 2000 par des chercheurs en neurosciences, a mis en évidence unedifférenceauniveaudufonctionnementcérébralentrelasimpleinteractionetl’interactiondérivéed’uneinterintentionnalité(Gallagheretal.,2002).

Cette expérience consiste à faire jouer plusieurs fois des sujets au jeu d’enfant « pierre »,«feuille»,«ciseaux»,enlesinformantdesesrègles,audemeurantélémentaires.Lesexpérimentateursleur précisent qu’ils seront successivement opposés : 1) au pur hasard, représenté par une variablealéatoire ; 2) à un ordinateur doté d’un programme, et 3) à un autre individu. En réalité, lesexpérimentateurs les confrontent chaque fois aux résultats d’une variable aléatoire. Compte tenu desrèglesdecejeu,lesmodalitésdifférentesannoncéesdanssondéroulementnemodifientpassastructurelogique, laissant sa résolution identique dans les trois cas.Les résultats recueillis n’ont, du reste, pasrévélé dedifférences significatives dans les solutionsobservées entre chacunde ces trois cas.Durantcette expérience, l’activité cérébrale des sujets a étémesurée, aumoyen d’un traitement par imagerieselonlatechniquedel’IRMf.Enfin,lescommentairesdessujetssurlesimpressionsqu’ilsontressentiespendantl’expérienceontétérecueillisaprèssondéroulement.

Deuxrésultatsimportantsontainsiétémisenévidence.Toutd’abord,siungrandnombrederégionsducerveausetrouventactivéesdanscestroisversions

dujeu,uneseuleairecérébralespécifique,lecortexparacingulaireantérieur,n’aétéactivéequelorsque

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les sujets croyaient qu’ils jouaient contre un autre individu. L’activation de cette région cérébrale estassociéeàdemultiplesfonctions,notammentàlasélectiond’uneaction.Ilapparaîttoutefoisqu’ellejoueici un rôle spécifique dans la recherche et l’interprétation des informations concernant les posturesintentionnelles des autres, une activité observée ici dans une situation où la relation à l’autre estcompétitive,maisquiaétéégalementmiseenévidencedansdessituationsoùcetterelationàl’autreest,aucontraire,coopérative.

Cepremierrésultata,depuislors,faitl’objetdediscussionsdelapartdesspécialistes,enraisonnotamment des singularités de son protocole expérimental. Il semble néanmoins confirmer l’hypothèseavancée selon laquelle, indépendamment de la structure logique du problème posé par une situationd’interaction,l’agentappréhendeceproblèmedemanièrepartiellementdifférentelorsqu’ilsait(oucroitsavoir)quecettesituationrésultedesaconfrontationavecunautreindividudotéd’uneintention.Ilexistedonc, au niveau neuronal, une différence entre l’appréhension de l’interaction et l’appréhension del’interintentionnalité. C’est la raison pour laquelle ces chercheurs ont proposé de rattacher cetteactivationneuronaleparticulièreàl’idéeplusgénéralededétectiond’une«postureintentionnelle».

Ensecond lieu, l’entretienderetourd’expériencea révéléque lessujetsont tousressenticommedifférentesleurconfrontationàunordinateuretleurinteractionsupposéeavecunautrejoueur.Ilsgardentdeleuraffrontementavecl’ordinateurunsouvenirplustenduetintellectuellementbeaucoupplusexigeantqu’avecun autre joueur, et cela endépit des similitudes des actions qu’ils ont retenues dans les deuxcas. Une relation précise a ainsi été mise en évidence entre, d’une part, un phénomène d’ordrephysiologique, l’activationducortexparacingulaire,quirelèvedecequel’onnommecommunémentlesubpersonnelet,d’autrepart,lasensationéprouvéeparlesujetquitraduitunétatmentalpersonnel.Enlacirconstance,unetellerelationestassociéeàlaseulecroyancedusujetqu’ilestenfaced’unautresujet,puisquetouslesautresparamètresdelasituationsontidentiquesdanslestroiscas.

Onpeutpousserplusloincetteanalyse.Laseulefaçonpourlesujetd’identifierlastratégiegagnanteseraitendéfinitive,danscejeu,dedevinerlastratégieretenueparlejoueurquiluiestopposé.Unetellestratégien’estévidemmentpasapplicabledanslecasoùilestconfrontéauhasard.Elleapparaîtdifficileàmettreenœuvredanslecasdel’ordinateur,plusdifficile,entoutcas,quelorsquel’adversaireestuneautrepersonne.Pourquoi?Si,parexemple,cetautrejoueurétaitvisible,illuiseraitpeut-êtrepossibledelire,danssonregard,lecoupqu’ilauraitchoisidejouer,oud’inventerunpiègepourqu’ilsetrahisse.Certes, durant le déroulement de l’expérience, il ne voit pas cet autre joueur auquel il est censé êtreopposé,maissoncerveaul’appréhendecommes’ilpouvaitlefaire.Celaexpliqueraitainsilefaitqu’iléprouvemoinsdepeineàjouercontreunautrejoueurquecontreunordinateur,mêmes’ilneconnaîtpascejoueuretqu’ilnelevoitpasaucoursdudéroulementdel’expérience.

L’interprétationesquisséeicirejointcurieusementuneobservationénoncéeparRenédePossel,qui,dansleprolongementdestravauxdeBorelsurlesjeuxdesociété,proposaunecatégorisationdesjeuxdesociété.Àcôtédesjeuxdepurhasard,commepileouface,etdepureréflexion,commeleséchecs, ilintroduisit une catégorie supplémentaire, celle des jeux de ruse, en définissant la ruse comme lapossibilitédonnéeàunjoueurdedevinerlespenséesdesautres(Possel,1936).Lejeu«pierre,feuille,

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ciseaux»enfournissaitdéjàunexemple.Laruseconsisteiciàutiliser,àsonavantageetàl’insude(des)l’autre(s),lafacultéd’appréhendermentalementl’intentiondel’autredejouerl’unedesesstratégies.Onobserveratoutefoisqu’unetellefacultén’estpasréellementutilisabledanslecadredel’expériencequiaété rapportée,puisque le joueurnedispose icid’aucunmoyenpourdevinerceque l’autre joueuraurachoisidejouer.

Cetteobservationestintéressantepouruneautreraison.Ellemetenévidence,auniveauneuronal,unedifférenceentrelacompétenceetlaperformance.Lefait,pourunjoueur,d’êtreconfrontéàunautrejoueur supposéhumaindoté d’intentionnalité positionne d’une certainemanière son activité cérébrale,mêmesicettedispositionnedébouchesuraucuneperformance.Onobjecteraquelaformecompétitivedecejeudicteicil’intentiondel’adversaire,cequinepermetpas,àceniveau,dedistinguerl’autrejoueurhumaindel’ordinateur.Pourautant,leseulfait,pourunjoueur,desavoirqu’ilestfaceàunautrejoueurhumain,plutôtquedevantunordinateur,activechezluiunezoneducerveauquipourraitêtreutiliséepour«devinersespensées»,selonlaformuledéjàretenueparPossel.

DEL’INTERINTENTIONNALITÉÀLARÉCIPROCITÉ,ETDELARÉCIPROCITÉÀLACONFIANCE

C’estàpartird’untypedejeudifférentqu’unemajoritédechercheurss’estemployéeàdégagerlesprincipaux ressorts neuronaux du fonctionnement de cette interintentionnalité au cours d’interactionsinterprétablesentermesdetransactionséconomiques.Sonarchétypeestlejeuditdelaconfiance,parfoisbaptisé aussi jeu de l’investissement (Berg, Dickhaut et McCabe, 1995). Un premier joueur, nommél’investisseur,peutchoisird’investir(oudenepasinvestir)uneproportionIquelconqued’unesommeXdont il dispose au départ. L’investissement consiste ici à confier ce capital à un second joueur, lemandataire(trustee),quileferafructifierdemanièreàenmultiplierlemontantdeI(1+r).C’estalorsaumandataire de déterminer le partage des gains ainsi obtenus entre lui-même et l’investisseur soit,respectivement, Y pour lui-même et I (1+r)-Y pour l’investisseur. À son tour, l’investisseur peut, ànouveau,placercettenouvellesommecorrespondantà (X-I)+I (1-r) (ou toutaumoinsunefractiondecettesomme)auprèsdumandataireoustopper le jeu ;et le jeusedérouleainsipendantunnombredeséquencesdéterminéàl’avance.

La structure de ce jeu comporte un certain nombre de caractéristiques intéressantes pour notreenquête. Elle permet, en premier lieu, de préciser les différences de traitement du risque, selon qu’ilémanedumondeextérieuranonyme,ouqu’ildépenddeladécisiond’unautre;d’oùl’introductiondelaconfiance (et de la défiance) dans le second cas.Dans ce jeu, en effet, toute l’incertitude réside pourchaquejoueurdansl’actiondel’autre,puisqueletauxderendementdel’investissement,r,estsupposéexogène et connu d’avance par les deux joueurs. C’est la raison pour laquelle on l’appelle jeu de laconfiance.Maisrienn’empêchedelefairejoueràdesindividusensubstituantaujoueurauquelilseraitconfronté, un ordinateur dont les actions seraient calculées sur la base d’un historique statistique des

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résultatsantérieurementobtenusaucoursdece jeu.Ces réponsesde l’ordinateur leur fournissentainsiunemesure du risque auquel ils se trouvent exposés dans ce jeu.C’est ce qu’a réalisé une équipe dechercheursquiacomparédemanièresystématiquelescomportementsdessujetsdanscesdeuxtypesdesituationsdérivéesdumêmejeu(Houser,ShunketWinter,2010).

Les résultats de ce travail montrent clairement que les comportements des joueurs se révèlentbeaucoupplus tranchés (tout investir, ne rien investir ; toutgarder, toutpartager) lorsque le risqueestperçu en termes de confiance en l’autre que lorsqu’il est appréhendé en termes de probabilités. Cesrésultats sont à rapprocher de recherches antérieures visant à explorer les bases neuronales de cescomportements.Ainsi,a-t-onmisenévidenceplusieursdifférencesrelativesauxactivationscérébralesconcernant notamment des points précis de la région préfrontale du cerveau dans chacune des deuxversionsdujeu.Cesactivationsseraientbeaucoupplusintensesdanslecasoùlerisqueestréductibleàunequestiondeconfiance(McCabeetal.,2001).Demême,l’effetdel’ocytocine,unneuropeptideconnupoursespropriétésanxiolytiques,n’aétéobservéquedansl’hypothèsed’uneincertituderésultantd’unmanquedeconfiance.

Cetteexpérienceamisenévidenceuneautredifférenceintéressante,liée,cettefois,auxsituationsrespectives de l’investisseur et du mandataire. Tandis que l’ocytocine agit sur le comportement del’investisseur,enréduisantsoninhibitionetenfavorisantsaconfiance,elleserévèlesanseffetsurceluidu mandataire. L’explication proposée pour en rendre compte consiste à introduire une distinctionsupplémentaireentrelapureconfiancequinepeutsefonderquesurunaprioridesociabilité,dans lecas de l’investisseur, et la confiance calculée, tirée de l’expérience, qui semanifeste dans le cas dumandataire (Kosfeld et al., 2005). Une autre explication est également possible. Le risque auquel setrouveexposél’investisseurn’estpasidentiqueàceluiquerencontrelemandataire.Lemandatairepeut,eneffet,garderpourluilatotalitédugain.Cettepossibilitécorrespond,dansl’espritdel’investisseur,àuneperteparrapportauretourattendudesonplacement.Ils’agitd’unrisqueirréductible,carilnepeutrien faire pour l’éviter. Si maintenant l’investisseur ne confie plus rien au mandataire à la séquencesuivante du jeu, le mandataire ne le comptabilisera pas forcément mentalement comme une perte. Enoutre, il contrôle en partie ce risque, puisqu’il sait que la décision de l’investisseur à la séquencesuivantedépenddelapartdugainqu’ilauraantérieurementrétrocédéeàl’investisseur.Iln’estdoncpassurprenantquecettedifférencesetrouvemiseenévidenceparl’effetdel’ocytocine.L’unedespropriétésde ce neuropeptide est, en effet, d’inhiber l’activation de l’amygdale ; or l’amygdale est considéréecommelesiègedesémotionsnégativesengendréespar l’angoisseet lapeur.Sonrôleanotammentétémisenévidencedanslecasdelapeurdepertesfinancièresquisetrouveàl’origined’uneaversionaurisquefinancier.

Revenonsauxenseignementssusceptiblesd’êtretirésdudéroulementdecejeudelaconfiancepourcomprendre les ressortsdynamiquesde l’interintentionnalité.Àdesdegrésdifférents selon sapositiondans le jeu, chacundes joueurs saitque l’actionqu’il choisitdépendde la confiance qu’il place dansl’actiondel’autre,maisquel’actionqu’ilaurachoisie,affectera,àsontour,laconfiancequel’autreluiportera.Lanotiondeconfiancequiesticidéterminantedanslefonctionnementdesinteractionsprésente

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cependant une certaine ambiguïté : faut-il attribuer cette confiance directement à l’autre, ou seulementprogressivement,auvudesactionsaccompliesparcetautre?C’estladynamiquemêmeenclenchéeparle jeu qui semble, en définitive, résoudre ce dilemme. Chaque joueur peut, en effet, induire, del’observationdesactionseffectuéesparl’autrejoueuraucoursdudéroulementdujeu,laconfiancequ’ilpourraluiaccorder.Ceschémabayésienpermetainsid’associerl’autreauxactionsqu’ilaeffectuées,enaccordaveclasecondeinterprétationdecetteconfiance.Maisilnepermetpasd’expliquercommentlaréciprocitédelaconfianceentrelesjoueursdémarreetparconséquentcommentuntelschémasemetenplace.Ilnepeutpas,eneffet,rendrecomptedelaconfianceaccordéeaumandataireparl’investisseurlorsque celui-ci joue son premier coup. Si chacun, de son côté, peut, au terme de cette procédureconstruire sa confiance dans l’autre, il n’en résulte pas mécaniquement une interdépendance desintentions,surtoutlorsquelesrôlesdechacunsontdifférents.Sonexplicationdoitdoncêtrerecherchéeailleurs.

Lesexpériencesmenéesdepuisquelquesannéespardeséquipesdechercheurspluridisciplinairesenneurosciences fournissentaujourd’huiplusieurs informationssusceptiblesdenousmettresur lavoied’une explication plus satisfaisante du fonctionnement de cette réciprocité dans la confiance. Il seconfirme,toutd’abord,quecesontdespartiesunpeudifférentesdelamêmerégionducerveauquisetrouventactivéeschez l’investisseuretchez lemandataire, lorsqu’ils se font respectivementconfiance,soitlapartiemédianeducortexcingulairepourl’investisseur,etlapartieantérieureducortexcingulairepour le mandataire. Cette différence en fonction des rôles, et surtout des séquences du jeu, pourraitexpliquerpourquoilecerveaudel’investisseurnetravaillepasselonlesmêmesmodalitésqueceluidumandataire.Ellerenforce,encesens,l’observationprécédentefaitesurlasensibilitéducomportementdel’investisseuràl’ocytocine.L’investisseurqui,aumoinsaudépart,nedisposed’aucuneinformationsur le comportement du mandataire parie alors sur la confiance par une empathie sociale, dont on amontré qu’elle se trouve activée par ce neuropeptide. On observe, ensuite, une corrélation trèssignificative entre l’activationdu cortex cingulairemédian chez l’investisseur et l’activationdu cortexcingulaireantérieurchezlemandataire.Plusprécisément,l’imageriecérébralerévèlequeladécisiondecoopérerdumandataires’ajuste,d’abordausignalfourniparlasommeremiseenjeuparl’investisseur,puis, aprèsquelques séquencesdu jeu,ausignalanticipédecette somme.Tout sembledoncsepassercommesilemandatairefaisait,aucoursdespremièresséquences,l’apprentissagedumodèlementalquirégit le mécanisme de confiance chez l’investisseur (King-Casas et al., 2005). Mais l’interactioncérébralequirégitlemécanismedeconfianceréciproqueentrelesdeuxjoueursapparaît,endéfinitive,imputable à leur intersubjectivité. On a observé, en effet, qu’elle ne se manifeste plus lorsque l’onsubstitueauxvéritablesjoueursdesinformationsvisuellessurledéroulementdujeu,pourtantidentiquesdansleurcontenu,àcellesobtenuesparlesjoueursdanslecadredujeudelaconfiance.Enrevanche,cemécanismeparaîtindépendantdurésultatpositif,négatifouneutre,induitparlaréciprocité,ainsiquedesmontantsenjeuetn’estpassignificativementsensibleaunombredesséquences(Tomlinetal.,2006).

Commentfaut-il interprétercesdonnées?Leparadigmedelaconfianceest intéressantpournotreenquêtesurlesmodalitésdefonctionnementdel’interintentionnalité,danslamesureoùfaireconfianceà

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un autre renvoie, chez cet autre, à une forme de réciprocité. Ainsi, peut-on penser qu’un signal deconfiance perçu chez l’autre active directement l’intention d’y répondre, en donnant à son tour saconfianceàl’autre,selonunmodèleoùlaréciprocitéprendraitlaplacedel’imitationdansladynamiqued’unsystèmedutypedeceluidesneuronesmiroirsévoquéauchapitreprécédent.Ressentirdansl’actiondel’autreunemanifestationdeconfiancepourraitainsidéclencherautomatiquementunsystème,ouplusprobablement, une chaîne de systèmes, qui conduirait à faire confiance à cet autre. Ce mécanismepermettraitnotammentd’expliquerpourquoi,àuncertainmomentduprocessus,laconfiancedevientundomainecommunauxdeuxjoueurs,detellesortequelaquestionquiseposealorsàeuxestcelledeladistinctionentremoi«moi»etl’«autre(moi)»,auniveaudesamanifestation.OnnoteraàcesujetqueIaccobonietsescollèguesontémissurcepointl’hypothèsequelemécanismedesneuronesmiroirs,misenlumièreàpartirdelavisiond’actesmoteurseffectuéspard’autres,pourraitêtreétenduauxintentionsrévéléespardetelsactes(Iaccobonietal.2005).Cetteconjectureatoutefoisétédiscutéeetcontestée.Encorefaudrait-il,pourdéclenchercemécanismedansl’exempledujeudelaconfiance,qu’ilexisteunactemoteurinitial.

Transposer le schéma des neurones miroirs au cas de la confiance exigerait, au préalable, dedistinguer plusieurs niveaux dans le transfert de confiance par l’intermédiaire de la réciprocité : unpremierniveauélémentaire,decaractèrebiologique,dontcertainestracesneuronalesontpuêtremisesenévidencedansd’autresexpériences ;un secondniveau,plusélaboré,où l’observationd’uneactiondel’autresupposée inspiréepar laconfiance faitéchoà l’intentiondedonnersaconfiance ;un troisièmeniveau,enfin,oùlavérificationdecetteréciprocitéparl’expérienceconduitàunmodèlementalpartagédelaconfiance.Resteàcomprendrelesconditionsdepassaged’unniveauàl’autre.Nousproposonsdereprendreicileshypothèsesderetranscriptionducodaged’unniveauàunautreformuléesparProustetPacherie (2008).Ces processus de retranscription pourraient ainsi prendre leur place dans les phasesd’apprentissagedelaréciprocitéquiontétémisesenévidenceparl’imageriecérébraleaucoursdujeu.Lepremierniveaucorrespondaudécouplageentre les«autres»et le«mondeextérieur» ; lesecondniveau permet l’interprétation intentionnelle de l’information en provenance de l’autre ; le troisièmeniveauconduit à la formalisationde ladifférenciation entre«moi» et l’« autre»dansun rapport deconfianceréciproque.

L’éveil et la construction d’une confiance réciproque ainsi décrits permettent d’expliquer lesrésultats expérimentaux au terme desquels, on observe, dans une majorité de cas, que les joueurss’engagentdansunprocessusdeconfiancemutuelle.Sont-ilspourautantirrationnels,commelesuggèrelasolutionthéoriqueproposéeparlathéoriedesjeux?Pasnécessairement.L’investisseurquiconfielasomme au mandataire ne connaît rien de lui, au sens où il ne dispose d’aucune information sur soncomportement.Seloncetteperspective,iln’auraitdoncpasplusderaisondeluifaireconfiancequedenepasluifaireconfiance.S’ilseméfie,c’estenraisondesrèglesdecejeu,quipermettentaumandatairedenerienluirétrocéderdesgainsobtenus,aucoursdecettepremièreséquence.Parsadécisiondeluiconfier cette somme au début du jeu, l’investisseur fournit toutefois aumandataire une information, enformedesignal,sursonintentiondeluifaireconfiance,detellesortequelemandatairedispose,lui,au

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momentoù ilprend sadécision,d’unargumentpour lui faire confiance.On retrouve iciundébatbienconnu en théorie de jeux entre les mérites cognitifs respectifs des informations passées qui ont étéexpérimentées et qui sont projetées sur le futur (foreward), et des informations futures qui sontlogiquement rétroprojetées (backward). Les recherches actuelles de neuroscience théorique semblentmontrerquelesréseauxneuronauxducerveautravaillentplutôtsurunmodeforeward(DayanetAbbott,2001),cequiexpliqueraitlecomportementdumandataire.C’estlaraisonpourlaquellelesexpériencesde ce jeu réalisées en imagerie cérébrale ont privilégié, jusqu’à présent, l’étude des réactions dumandataire. Il reste à comprendre la confiance initiale de l’investisseur. Faute de repères mnésiquespersonnels (conscientsounonconscients),cetteconfiance initialemanifestéepar l’investisseurnepeuts’expliquer de cette manière. D’autres ressorts du fonctionnement cérébral pourraient alors êtreconcernés.Certainescaractéristiquesbiologiquessubpersonnelles,propresànotreespèce,etpeut-êtreàd’autres,ontétéinvoquéespourenrendrecompte.Detellescaractéristiquessedéveloppentaucoursdelaformationducerveau,dèslespremiersmoisjusqu’auxpremièresannéesdelavie.Ellesontdonnélieuàuneinterprétationentermesd’empathiesociale,danslaperspectivedelamentalisation(mentalizing)développéeparlaphilosophiedel’esprit(FrithC.etFrithU.,2003,2006).

Lesvoiesainsiouvertesparlesneurosciencesnerésolventpaslesdifficilesproblèmesposésàlathéoriedesjeuxparuneappréhensiondel’autredansuncadrelogique.Ellespermettent,néanmoinsd’enmieux comprendre les contours et les racines mentales et d’éclairer, de cette manière, les voies quipourraientconduireàleurrésolution.

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CommentaireLessubtilitésdel’interintentionnalité

ChristianSchmidtmontre bien à la fois que la constitutiond’unebasede connaissance communesemble indispensable en théorie des jeux, et qu’elle pose problème dès qu’on prend au sérieuxl’intersubjectivité des interactions, puisque alors on doit se demander comment des sujets différentspeuvent parvenir à converger. Cependant nous avons montré que nos intentions et nos croyancespersonnelles seconstruisentdanscesmêmes interactionsquiconstituent les sujets lesuns relativementauxautres,commelesupposeleconceptd’interintentionnalitéintroduitparChristianSchmidt,etcommel’asuggérélechapitre1.Dèslors,parveniràunesolutionduproblèmeapparaîtcertescommeunetâchepluscomplexe,enraisondelacomplexitédecescoconstructions,maisaussicommeunetâcheréalisable,mêmes’ilfautsansdouterenonceràgarantirl’unicitéetl’optimalitéd’unetellesolution.

Nousallonsdoncrevenirsurlesconditionsdecettecoconstruction,d’unepartententantdedonneràsesbasessensorimotrices–dugenredesneuronesmiroirs–leurjusteplace,d’autrepartenanalysantavecplusdedétaillesdifférentespositionspossiblesquipermettentquedansuneinteraction,autruisoitreconnucommetel,enfinenmontrantquel’établissementdelaconfiancepourraitbiennousfairesortirde la dualité moi-autrui pour esquisser une référence à des tiers. Et c’est d’ailleurs bien par cetteintroduction du rôle des tiers que la théorie des sentiments moraux d’Adam Smith s’était montrée siprofonde.

BASESCOMMUNESOUAPPRENTISSAGEENCOMMUN?

La limitedesprocessusdu type«neuronesmiroirs »estqu’ilsnenouspermettentpasde saisirautrui comme tel, alorsmême qu’ils nous permettent de nous constituer comme à la fois similaires etdifférentsdelui.Ens’activantàlafoisquandnousaccomplissonsunmouvementorientéversunbutetquandnousvoyonsautruiaccomplirunmouvementsimilaire,lesneuronesmiroirsnouspermettentbiendesaisirlemouvementd’autruicommeintentionnel,commesignifiantpournous,maisnonpasd’yvoir

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unemanifestationd’autruicommeautre.Ilnousfautpourcelacommencerparêtrecapabled’inhibernotrepropremouvementquitendraitàimiterlemouvementd’autrui–cequenefaitpasàluiseulleneuronemiroir. Et cette inhibition n’offre encore qu’une modalité de la constitution de soi comme différentd’autrui,maispasde celled’autrui commedifférent de soi, puisqu’il demeure alorsun autre,maisunautremoi-même. Pour appréhender autrui, et par exemple pour pouvoir imaginer qu’il peut avoir descroyancesetdesintentionsdifférentesdesnôtres,cequeChristianSchmidtrelèvecommeproblèmepourla théoriedes jeux, il faut d’abord couper court à notre tendance à l’imitation. Il faut ensuite pouvoircomprendreque la situationd’actionpour autrui,même si elle offre des similitudes avec les activitésdontnoussommescapables,n’estpaslanôtre.Maisenmêmetemps,ilnousfautcontinueràutilisernospropresdispositionsd’actionetd’expressionpourinterpréterlasituationtellequ’elleseprésentepourautrui,sinonilneseraitpaspournousuneautrepersonne.Ilfautenfinpouvoirêtresensibles,surfonddecette similarité, à ses différences.Autrui se constitue donc dans un jeu complexe quimêle lemême àl’autre.

ÀlasuitedeLeslie,onasuggéréquecelademandaitunecapacitédedécouplage,puisqu’ilfallaitenquelquesorteactiverdanslasituationencauseàlafoisnotreproprepointdevueetceluidel’autre,toutendistinguant lesdeux.Direquenousactivonsdeuxespritsdifférentsauseindunôtreseraitallertroploin.Ilnoussuffiteneffetd’activernospropresprocessuscognitifsetaffectifs,cequinousdonneunebasedecomparaison,puisdetenircomptedequelquesdifférencespropresaupointdevued’autrui.Nousn’avonspasàconstituertoutunespritséparé,cequiimpliqueraitd’ailleursd’avoirunsavoirdenotrepropreespritdontnousnesommespasassurés.

Ilfautdemêmeresterprudentparrapportàunereconstitutiondudualismeentrelephysiqueetlemental,quipointemêmeenneurosciences,etquiconsisteàdissocierdeuxaspectsdesinteractionsavecautrui,celuides interactionsphysiques,enparticuliermotrices, liéausystèmedesneuronesmiroirs,etceluidesrapportsmentauxavecautrui,quiseraitliéàla«théoriedel’esprit»,etaucortexpréfrontal.Silesneurosciencessebornaientàreconstituerlespréjugésdelaphilosophieclassique(toutencritiquant,comme Damasio, un cartésianisme qui n’est pas celui de Descartes), elles n’auraient pas beaucoupd’intérêt pour le philosophe d’aujourd’hui. Certes bien des travaux insistent sur une différence entrel’empathie par contagion et imitation, et celle qui implique une activité de « mentalisation », oud’inférence des états mentaux d’autrui (Fan, 2011, Zaki, 2012, Paulus, 2013, Corradini, 2013, parexemple).Cependant le cortex cingulairemédian ou encore l’insula antérieure sont activés aussi biendansl’évaluationcognitivequedansl’empathieaffective,alorsqu’onrelielapartiedorsaledupremieràl’évaluationetlapartiedroitedelasecondeàl’affectif.Cognitifetaffectifontdoncdesrecouvrements.D’autrepartilfautfairedesdifférencesplusgraduelles,parexempleentrea)l’imitationd’unmouvementd’autruiversunecible,maisavecinhibitiondenotremouvement;b)lepartaged’uneémotionparcequejevoisréagirautruietquejeréagisaumêmetraitdelasituation7 ;c)masuppositionimplicitequelaréactionémotionnellequejeressensenfacedetellesituation,autruilaressentluiaussi,d)l’attributionàautruid’uneémotionqu’ilnemanifestepasmaisquej’éprouveraissij’étaisàsaplace,ete)l’assignationàautruid’uneémotionqu’ildevraitavoir–maisquejen’éprouvepasmoi-même.

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L’empathiequiestdéclenchéeauniveaudel’imitationpourraitpasserpourprimaireparcequ’ellepassepardes activations liées au systèmemoteur, que la source en soient les expressions– reliées àl’activationdemusclesfaciaux–,lespostures,ouencorelesmouvements(Paulus,2013).Cependant,siexpérimenteruneconduitecommeexpressivenedemandepasdeseprojeterenautrui(Daly,2014),celademandebienderessentirsesdynamiquescorporellescommedestendancesaffectivesetdestendancesàl’action(Braadbaat,2013)ensituation,cequivaplusloinqu’unesimpleréactionprimaire.L’empathiepour la souffrance d’autrui, bien qu’elle soit des plus spontanées, est d’ailleurs modulée par desinformations plus élaborées, comme l’appartenance de celui qui souffre à mon groupe ou à un autregroupe(Eres, 2013), ou comme l’évaluation de son précédent comportement comme injuste (Engen etSinger,2012).Uneempathiequiactiveàlafoisdesrégionscérébralesdéjàactivéespourdesaffectsdecontagion émotionnelle comme l’insula antérieure et des régions liées à la « mentalisation » ouidentification des attitudesmentales d’autrui comme le cortex préfrontalmédian est un bon prédicteurd’uncomportementprosocialenversquelqu’unquiestvictimed’exclusion(Masten,2011).

Laneuroéconomie,elleaussi, sepermetbiendessimplifications,maisellenousorienteversuneautrepistequecelled’uneoppositiondualisteentrecontagionaffectiveetattributionpurementcognitived’étatsmentaux,quandelletented’articulerunsystèmedelarécompense(avecunebaselimbique)etunsystèmedemise enbalancedemotivationsopposées (lié aupréfrontal).Car ce qui nourrit ce secondsystème,cesontdesdifférences,desdivergencesentrelesappréciationsdesconséquencesd’unemêmedécision. Or on peut penser que l’appréhension d’autrui en tant que tel se construit sur des basessimilaires:surlareconnaissancedesdivergencesentrelesbutsd’autruietlesnôtres,entrelasituationvue par autrui et vue par nous. Nous percevons d’abord des différences par rapport à nos propresexpressions,actionsetcibles–parexemple,siautruietmoivisonslamêmecible,ilyadivergencepoursavoir qui atteindra la cible. Comme c’est en ne pouvant d’abord m’empêcher de supposer autruisimilaire à moi que je vais pouvoir remarquer des différences et ainsi reconnaître son altérité, laconjonctionderéactionsaffectivesdebaseetd’attributionsd’étatsmentauxquipeuventdifférerdumien(Lamm,2011)estnécessairepourcettereconnaissance.

Cesdivergences,ilnesuffitpasdelesremarquer,ilfautpouvoirlescomprendre,etceteffortnousamène à enrichir notre gamme de scénarios variés d’actions et de réactions. Pour chacun de nous, laconstructiond’« autrui » constitueun répertoire dedifférencespar rapport à nos attentes debase, quinousamèneàpouvoirnousdécalerd’uneattentesuruneautreenfonctiondevariationsdecomportementd’autrui.

Peut-on alors penser que les similitudes des organisations neuronales des humains pourraientassurerlacommunicationavecautruimieuxqueneleferaitunehypothèsetropfortederationalité?Lesneurosciences suggèrent l’idée d’un réseau de représentations commun (cf. par exemple Decety etSommerville,2003)quiseraitlepointd’appuidenosraisonnementssurautrui.Or,siautruiestconstruitparapprentissagede différences, cette hypothèse n’est-elle pasmise en cause ?Mais il y a bien uneorganisationquinousestcommune:c’estjustementcellequinousdonnelacapacitéd’apprendreàpartirdecomportementsd’autruiquidiffèrentdenosattentes initiales.Cequinousestcommun,cen’estpas

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que nous partageons des contenusmentaux et leurs corrélats neuronaux. C’est que nous disposons demanières similaires de déclencher des dynamiques interactives qui ont des trajectoires différentes,l’apprentissage étant l’effet mémorisé de ces interactions motrices, affectives, cognitives, quand noussommesenrelationlesunsaveclesautres.Autrui,c’estfinalementunaccélérateuretundémultiplicateurd’apprentissages.

On peut ainsi réinterpréter légèrement différemment les expériences qui montrent que nousn’activonspaslesmêmeszonescérébralesquandnouspensonsinteragiravecunordinateurouavecunepersonne. L’ordinateur ne présente pas le même profil d’apprentissage interactif. Soit il donne desinstructionsàsuivreàlalettre,soit,quandsesréponsesdeviennentnonpertinentes,c’estànoustoutseulsde trouver comment nous y prendre.Au contraire, dans une interaction avec un humain, nous pouvonsnousattendreàcequesaconduiteaitunsensquisoitrelatifàlanôtre.Dèslors,soitl’interactionrestedanslecadred’unscénariodéjàappris(cequilarendplusaisée),soit,quandnoussommesperdus,nouspouvonslaplupartdutempsréglerleproblèmeparunenouvelleinteraction.

LESDIFFÉRENTESPERSPECTIVESDEL’ALTÉRITÉ

Nous sommesdoncamenésàdifférencierplusieursmanièrespourun sujetde semettredansuneperspectiveoupositionquiluipermetteunrapportàautrui.

ChristianSchmidtenadéjàdistinguétrois:1)«memettredanslasituationd’autrui»celaconsisteàidentifier,selonmesproprescritères,lasituationdanslaquellesetrouvel’autre,àimaginercommentjeréagiraismoi-mêmedansunetellesituation,etàidentifierainsilesintentionsd’autrui;2)«memettredans la perspective d’autrui » : cela consiste à tenter d’imaginer en quoi autrui a une perspectivedifférentedelamienneetpeutsereprésenterdifféremmentlasituation,cequimepermetd’imaginerenquoisesintentionsontdeschancesdedifférerdecellesquej’auraisdanslasituationtellequejelavoisdema propre perspective ; 3) « tenir compte de lamanière dont autrui tient compte demes propresattitudes » : cela ne consiste plus seulement à se représenter la situation visible pour tous deux et àmodulercettereprésentationdifféremmentselonlesdifférentesperspectives.Ilfautd’abordquechacuntiennecompte,pourdéclenchertelleoutelleconduite,desintentionsdel’autreavantmêmequ’ilagisse.Commecettepriseencompteparautruidemesintentionssupposéespeutmodifierlespropresintentionsd’autrui, il faut, par ricochet, que je tienne compte de la manière dont autrui interprète mes propresintentions.

Cesdistinctions sontnécessairespourmettreenplaceune réflexionsur lesproblèmes rencontréspar la théorie des jeux. Mais il peut être utile d’ajouter quelques paliers supplémentaires dans lasuccessiondecesdifférentesétapes.

Ilexisteparexempleuneétape intermédiaireentre lesdeuxpremièrespositions.Nousapprenonscertains rôles relationnels (moi etmesparents,moi etmon frèreouma sœur, etc.), qui spécifient desscénarios typiquesd’interintentionnalité.Avec ces structures relationnelles, nous disposons d’un stade

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intermédiaireentre«memettredanslasituationd’autrui»avecmespropresmodesderéaction,et«memettre dans la perspective d’autrui » pris dans sa différence singulière. Dans ce stade médian, laperspective d’autrui est d’emblée intégrée à la situation relationnelle, que je perçois à partir de mapropre perspective, elle-même liée à un des rôles de la situation. C’est seulement en notant desdifférences de la conduite d’autrui avec ces rôles que nous pourrons ensuite nous interroger sur laspécificitéd’autrui.

S’ajoutentàcerépertoirederôlesrelationnelsquelquesélémentsaumoinsdecequ’onappellela« théoriede l’esprit ».Ses partisanspensent évident quenous ayonsdes croyances et des désirs, desperceptionsetdessensations,desintentionsd’actionetdesémotions(certainsvoientdanslesémotionsdescombinaisonsdedésirsetdesensations).Maisilsnevontpasjusqu’àsupposerquetousleshumainsdisposentdecesconcepts-làprécisémentetlesmaîtrisent.Enrevanche,tousontappris,mêmes’ilsneleformulentpasexactementdanscestermes,qu’ilestdesdésirsirréalisables,qu’ilvautmieuxavoirdescroyances conformes plutôt que contraires aux faits observés, que les mises en action des intentionspeuvent amener leur ajustement, voire leur révision, etc. S’ils n’ont pas unemaîtrise des concepts decroyances, etc., ils ont perçu les différences et conflits qui peuvent se produire, par exemple, entrecroyances et désirs. Ils en ont une connaissance différentielle, un peu comme celle des différences deperspectivesetderôles.

Latâchede lafaussecroyance,quenousavonsévoquéeauchapitre1, impliqueainsiunetensionentrelescroyancesdel’enfanttémoin–pourcequ’ilenestdelaplaceactuelledesbonbons–etcellesqu’ildoitarriveràassigneràl’enfantqu’onafaitsortir.Rappelonsqueplusieursexpériencesontmontréquecettetâcheneposepasdeproblèmesquandilfautsimplementlarésoudresurleplanpratique.Desenfants en bas âge savent aider l’enfant une fois de retour, et lui évitent de se diriger vers la boîteinitiale 8.Demême,si l’enfant témoinavait lui-mêmecaché lesbonbons, il sauraitque l’enfantquiestsortidésigneraitleurplaceinitiale,puisquec’estcecomportementqu’ilauraitvouluinduire.Lasituationdel’expérienceclassiqueestpluscompliquée,parcequel’enfanttémoindoitidentifierdanslasituationce que vise l’expérimentateur qui fait sortir l’enfant et qui (lui ou un autre expérimentateur) pose laquestionà l’enfant témoin.Celui-cidoitchercherà identifier la«croyance»del’autreenfant,etdoncimaginer non pas ce que doit faire cet enfant, mais ce qu’il va « croire ». La situation n’est pasimmédiatement claire pour l’enfant témoin : la bonne réponse attendue concerne-t-elle la place quedevraitdésignerl’enfantquiestsortisicelui-civoulaitdonneruneréponseconformeauxfaits,oucelledéduitedesacroyancereconstruite?

Leproblèmequel’enfantdoitréellementrésoudren’estsansdoutepas,danscesprotocoles,celuid’identifierlesattentespratiquesd’autrui(làencoredesexpériencesmontrentquedesenfantsenbasâgecomprennentqu’àpartird’informationsfaussesonadescroyancesoudesattentesfausses).C’estplutôtcelui d’avoir à construire des « croyances » isolées comme telles, c’est-à-dire de trouver laschématisation ou simplification pertinente de la situation qui sera en accord avec l’attente del’expérimentateurconcernantdes«croyances»etavecunefocalisationsurlaperspectivecognitivedel’enfantquiestsortidelapièce,sansplustenircomptedelastructureconnuecommeconformeauxfaits.

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Unefoiscelafait,l’enfanttémoindoitréussiràconstruireunecatégoriedecroyancesquisontdes«vraiesfaussescroyances»:descroyancesdoublemententensionaveclerôlenormaldescroyancesenthéoriedel’esprit.Cescroyancesparticulièressontcontrairesauxfaits,cequiestdéjàgênant,etdeplusellessonttenuespourvraiesparleurporteur,cequiaggraveencorelasituation.Certes,l’enfantabiendéjàparailleursl’expériencedecroyancesfausses,puisquelesmake-beliefs,quinesontpas«pourdevrai»,sont indispensablesàses jeuxavecd’autresenfants.Maisellessont tenuespour tellespar leurporteur, alors même qu’il les utilise dans ses jeux. Et comme dans ces cas il ne croit pas que cescroyancessoient laréalité, la tensionestapaisée.Onvoitsurcetexemplequela théoriedel’espritseramèneenfaitàlamaîtrised’uneséried’opérationsquipuissentpermettredepasserdescroyancesàlaréalitéoudesdésirsàl’actionetainsidesuitepourlesautresattitudes.Ellepourraitenfaitêtreancréeessentiellementsurl’identificationdetypesd’opérationsimpossiblesoudesourcesdeconflitsentrecesattitudes,conflitsqu’ilfautrégler.

Latâchedelafaussecroyanceestdoncpluscomplexequelesexpérimentateursnelepensent.Elleexige qu’à partir des différences de perspectives, l’enfant arrive à constituer un contenu et un typed’attitudequiaientlapropriétéremarquabledepouvoirsetransférer,parunetransformationbiendéfiniedesperspectives,d’unsujetàunautre:cequ’onappelleune«croyance».Etcettetâcheprésentedoncbiendessimilitudesaveccequelethéoriciendesjeuxsupposesesjoueurscapablesd’avoirentête!

Cependantlafigured’autruiesticiréduiteàuneperspectivedifférentesuruncontenuquipeutêtreréutilisé,mutatismuntandis, par le sujet. Or nous pouvons aussi vouloir repérer pour elle-même lasingularitédelaperspectived’autrui.Dèslors,commenousnepouvonsnousmettreréellement«danssapeau », nous devrons nous livrer à des interprétations. Et c’est parce que plusieurs interprétationsdifférentesserontpossibles,etquenousn’auronspaslaclefdecequinouspermettraitdedéciderentreelles, que nous pourrons reconnaître (évidemment sans pouvoir la définir positivement) la singularitéd’autrui.

CONTRAINTESETINCERTITUDES

LetroisièmeniveaudistinguéparChristianSchmidt,«tenircomptedelamanièredontautrui tientcomptedenospropresattitudes»,peutaussi susciterdes interprétationsplus faiblesouplus fortes,etdonnerainsiplaceàdenouvellesétapesintermédiaires.Ilnousamèneaussiàmieuxspécifiercommentpeutsemettreenplacel’interintentionnalité.

Quandnoustransportonsàdeuxunmeublelourdetencombrantdansunescalier,celuidenousdeuxquiestenhautapprendvitequ’ildoittenircomptedecequecertainesorientationsqu’ildonneaumeublerendentàsonpartenairedubaslatâcheplusdifficile–parexempleparcequecelalecoincecontrelemuroucontrelarampe.Lepartenaired’enbaspréférerad’ailleurslui-mêmeimposeruneorientationdumeublequirendedifficileaupartenaired’enhautdelecoincer.

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Nous sommes là enpleine interintentionnalité.Pour ce faire, cependant, lespartenairesn’ontpasbesoind’identifiertouteslescroyancesetdésirsdeleurvis-à-vis,etdesesitueràcetroisièmeniveau.Ilss’appuientessentiellementsurlescontraintesquelasituationleurimpose.C’estens’appuyantsurcescontraintes qu’ils peuvent interpréter des déplacements comme risquant de bloquer les manœuvresultérieures,leslieràdesintentionsmalajustéesd’autrui,etprocéderàdescorrectionsdecesintentions.

Dans les jeuxde la théoriedes jeux, ladéfinitiondes règlesetdesvaleursdepaiement jouent lerôle de telles contraintes. Leur connaissance aumoins partielle doit donc être supposée. Dans la viesocialecourante,lescapacitésspécifiquesàcetroisièmeniveaunesontmobiliséesquesil’interactionenvisagée ne tombe pas sous un scénario connu, qui porte avec lui sa structure de perspectives et sastructurecognitivo-pratique,ets’ilfautselancerdansuneconstructionencommundecesstructures.

Leproblèmeclassiqued’éviterdesetélescoperquandonsecroisesuruntrottoir,parexemple,nedevientunproblèmedecegenreques’ilchangedenature.Supposonsquejemepromènedansunevillerenomméepourlafréquencedesvolsetattaquesàmainarmée,etquejevoiedeloinquejevaiscroiserunpiétonquivientenfaceetquin’apasl’airdébonnaire.Faut-ilalorschangerdetrottoir,cequimontreque je crains de sa part des intentions malveillantes, mais qui pourrait éveiller chez lui de tellesintentions(neserait-cequedesinjures),oubiencontinuerl’airderien,maisenrestantprêtàsauterdecôté?Decesdeuxscénarios,d’ailleurs,jen’aiaucuneexpériencepréalable,sibienquejenesaispasquelles contraintes effectives ils imposent dans l’interaction. Dans ce cas, on comprend que je tented’imaginer quelle interprétation ce passant pourrait donner de mes propres intentions. Je serais bienheureux alors de disposer de règles qui fixent des limites àmon imagination.Mais précisément, nousn’avons besoin de nous situer à ce niveau que s’il n’existe pas encore de telles règles, ou bien siplusieursrèglesdifférentessonttoutesdisponiblesaumêmedegré.

Àcestade,ilseraitvaindecroirequejepeuxmemettreàlaplacedel’autretelqu’ilpenseetagitparcequ’ils’estlui-mêmemisàmaplace.Noussommesjustementdansuncasoùlescontraintesdelasituationnesontpassuffisantespourlimiterl’indétermination.Celle-civasemultiplieràchaquestadederéflexionetrendreleproblèmedelasélectiond’uneintentionàassigneràautruiquasimentindécidable.

Nous sommes donc face à un dilemme : soit les contraintes de la situation d’interaction sontsuffisantespournelaisserplacequ’àpeud’interprétationsdifférentesdesintentionsdespartenaires,etnousn’avonspas alorsvraimentbesoindepasser auniveaudes croyances sur les croyancesd’autrui.Soit ces contraintes laissent encore une grande liberté d’interprétation – ce qui laisse le problèmelargement indéterminé,etn’encouragepasànous lancerdanscesactivitéscognitivesdeniveauélevé,puisqu’ellesontpeudechancesd’aboutir.

Lessolutionsenvisagéesdansdiversesexpériencesconfirmentcedilemme.Lerecoursàl’ocytocinerevient à imposer une contrainte qui limite les interprétations, en nous faisant sélectionner lesinterprétations lesmoins anxiogènes de la situation. Le recours à une dynamique d’apprentissage peutaussisecomprendrecommecequipermetdetrouverdansunehistoireetuneévolutiondescontraintessupplémentaires de cohérence entre ses étapes, qui éliminent certaines interprétations. Mais cela ne

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résoutpaslesproblèmesquiseposentdansdescirconstancesoùnousn’avonspasencoreeuavecautruid’interactionassezlonguepouravoirconstruitunscénarioautourdesesattitudes.

En fait dans ce genre de situation d’incertitude, nous avons deux attitudes génériques : l’une estd’activermalgrétoutdesscénariosconnus,l’autreestderesterouvertauxdéveloppementsdel’incertainet de réviser nos attentes dès qu’un indice nous est donné. Ainsi, dans le jeu de la confiance (TrustGame), l’investisseur est mis en situation soit de faire confiance, comme dans un scénariod’investissementavecunpartenairedéjàconnu, soitdenepas faireconfiance,comme lorsqu’il est enencore en recherche d’indices. Le mandataire, lui, a plus d’éléments : il peut supposer que latransmissiond’unefortesommevautattentederéciprocité.Maiscommeilinteragitavecuninconnu,ilpeut malgré tout refuser ce scénario. Cela dépend, en fait, non seulement de ce qu’il imagine desintentionsdesonpartenaire,maisdecequ’ilpenseêtrecequel’expérimentateur(quioccupelerôledutiers)tientpourlabonneréponse.Orcedernieraspectdesasituationréintroduitdel’incertitude,sibienqu’ilpeutrefuserlaréciprocitéenpensantqu’ellen’estpasforcémentlaréponsereconnuecorrecteparunexpérimentateuréconomiste!

Nousretrouvonsiciuntraitdel’expériencedelafaussecroyance.C’estlaréférenceàuntiersquiexpliquaitladifficultédecettetâche.Danslejeudelaconfiance,c’estinversementlaréférenceimpliciteàdestiers(présentsouabsents)quidonnedesrepèresauxsujets.Lessujetscommencentparresterdansunscénarioconnu,cequiamènel’unàinvestiretl’autreàrenvoyerl’ascenseur.Ilsdemeurentdoncdansleurcadresocialusuel,oùlestiersvontjugerdéfavorablementceluiquitrahitlesattentesd’autrui.Sionleur fait répéter longtempsce jeudansdesconditionsd’anonymat,commeilssontengagéscommetouthumain dans une dynamique d’apprentissage, ils vont chercher d’autres pistes. L’expérimentateur, enassurantl’anonymat,laisseenvisageruneautreattentequecelle,classiquedanslesrelationssociales,decoopération aumoinspartielle.Onvoit alors davantagedemandataires qui ne jouent pas le jeude laréciprocité,etdesinvestisseursquidiminuentleurenvoi.Maislefaitquecestransformationsprennentdutempsimpliquequ’ilafallusedéprendred’unpremierapprentissagequirenvoyaitaussiàdestiers,maisquisedéroulaitdansunautrecadresocialqueceluiquesemblelaissersuspecterl’expérience.Lerôledestiers,c’estceluidecesréférentsquisontimplicitementprésentsmêmequandilssontabsents,parcequ’ilsfontpartiedesscénariosd’interactionsocialequenousavonsappris.Nosrelationsavecautruinesontpascomplètessanscetteréférenceauxtiers(nousreviendronsplusloinsurcepoint).

Quand nos relations avec autrui dépassent le cadre de nos proches, nous pouvons toujours nousréférerimplicitementàdestiersdontlaprésenceest implicite,maisquiserventderéférencecommuneauxdeuxprotagonistesalorsqu’ilsneparticipentpasà l’interaction– ilssontcensésenquelquesorteobserver les partenaires dans leur dos.Mais nous pouvons aussi être plus sensibles aux singularitésd’autrui,cequiexigedansunpremiertempsdenepluspouvoirnouscontenterdescénariospréconçusetdoncderéintroduiredel’incertitudedansnosattentes.

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1.CettequestiondesdeuxAdamSmithsouventprésentéecomme«TheAdamSmithproblem»aétélonguementdébattueparleshistoriensdelapenséeéconomique,notammentdanslatraditiongermanique.

2. C’est dans cette seconde perspective que la tradition utilitariste, héritée de Bentham et de Sidgwick, a développé un mode de calculéconomiquequiintègrel’altruismeetpréfigure,d’unecertainemanière,l’économiedubien-être.

3. Concernant la question de l’influence des idées de Schütz sur la pensée d’Hayek, on consultera l’ouvrage de T. Aimar (2009), TheEconomicofIgnoranceandCoordination,CheltenhamGlos(UK),EdwardElgarPublishing.

4.Cette question a été abondamment discutée dans le cadre de la théorie des jeux, sans qu’émerge une véritable réponse de la part desthéoriciens.Toutauplussont-ilstombésd’accordsurlefaitqu’uneententepréalableentrelesjoueurs,avantlecommencementdujeu,n’estpasicidenatureàrésoudre,nimêmeàéliminer,laquestion(HarsanyietSelten[Postscript],1988;Aumann,1990).

5. Sur cette question on consultera EdmundHusserl,Phénoménologiede l’attention, introduction et traduction deNatalieDepraz, Paris,Vrin,2009,et«Del’inter-attentionà l’attentionrelationnelle.Lecroisementde l’attentionetde l’intersubjectivitéà la lumièrede l’attentionconjointe»,Revuecanadiennedephilosophiecontinentale,2010,14(1),p.104-118.

6.Merleau-Pontyconçoitcet«autremoi-même»auniveaudelaperceptiond’autrui,commelesignedecequ’ilnommelacroyanceenun«être indivis» (Merleau-Ponty,1946).Nousavonsmontréquecette croyanceétait indétachabled’uneperception« active», c’est-à-dire,d’unecertainemanière,intentionnelle(Schmidt,2010).

7.Maisl’imitationaffectiven’estpasautomatique,elleestaffaibliesiondoitaccomplirunetâchecognitiveprenante(Rameson,2011).

8.Cf.BaillargeonR.,ScottR.M.etHeZ.(2010),«Falsebeliefunderstandingininfants»,TrendsinCognitiveSciences,14,p.110-118.KovácsA.M.,TéglásE.etEndressA.D.(2010),«Thesocialsense:Susceptibilitytoothers’beliefsinhumaninfantsandadults»,Science,330(6012),p.1830-1834.OnishiK.H.,BaillargeonR.(2005),«Do15-month-oldinfantsunderstandfalsebeliefs?»,Science, 308 (5719),p. 255-258. Poulin-DuboisD., Sodian B.,MetzU., Tilden J. et Schoeppner B. (2007), «Out of sight is not out ofmind : Developmentalchangesininfants’understandingofvisualperceptionduringthesecondyear»,JournalofCognitionandDevelopment,8,p.401-421.

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CHAPITRE3

Lecognitifinteractionnel

Nousavonsdéveloppédanslechapitre2l’analysedesprocessusparlesquelsunsujetdevientpeuàpeusensibleàlafoisauxsimilaritésqu’autruiprésenteavecluietàsonaltérité.Nousavionsmontréauchapitre1quelesujetestintersubjectifetqu’ilseconstruitdansl’interactionavecsonenvironnementetavecautrui.Pourêtrecapabledeseconstruireainsi,ildoitpouvoirenlui-mêmeenarriveràdisposerderegistres différents qui soient eux-mêmes en interaction, ne serait-ce que pour pouvoir distinguer dansl’interactioncequirelèvedesautresetcequirelèvedusoi.Onpeutalorssupposerquecescapacitésàutiliserdifférentsregistres,quisontutiliséesdanssonrapportàautrui,ontaussiuneportéeplusgénérale.Inversement,ledéveloppementdesrapportsàautruidoitavoirdeseffetsenretoursurcesdispositionsplus générales et leur apporter des potentialités supplémentaires. Dans ce chapitre, nous allons doncmontrerenquoilaperspectiveinteractionnistepermetaussidecomprendredescapacitésplusgénéralesdecognitionetdedécisiondel’individu,etindiquerquelques-unsdeceseffetsenretour.

Le problème soulevé par la perspective de construction interactive et intersubjective du sujetproposéeauchapitre1estlesuivant:danscesinteractions,desdifférencesderegistreseconstituent(parexemple : lemouvement que je perçois, lemouvement que je commande).Mais ces registres doivents’intégrer les uns aux autres, et cela de manière immanente, sans qu’on doive supposer le deus exmachinad’uneunitéorganisatricesurplombanteetdéjàdonnée.Cetteintégrationdoitelle-mêmerésulterouémergerd’interactions.Uncritèreclassiqued’intégrationestlacohérenced’unensembled’opérationsquis’enchaînentlesunesauxautresdansletemps.Orlapsychologieexpérimentalemontredesrupturesdecohérencedansplusieursdomaines.

Nouspartironsdequatretypesdephénomènesquimettentenquestioncettecohérence.Ilsontdonnélieutouslesquatreàdesinterprétationsdualistes,quiopposentdeuxfonctionnementsoudeuxsystèmes,etilsposenttouslesquatredesproblèmesàlathéorieclassiquedeladécision.Ils’agitdesphénomènesde discount temporel ; des différences de rapidité de traitement cognitif et décisionnel qui ont suscitél’hypothèsededeuxsystèmesderaisonnementetdedécision(l’undédiéàdesréponsesrapidesquine

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nécessitentpasd’inférencescompliquées,l’autreàdesraisonnementsplusélaborésmaispluslents);del’oppositionentreémotionsetcognitionrationnelle;del’oppositionentrecatégoriesbiendélimitéesetcatégories vagues. Nous tenterons de montrer que toutes ces dualités peuvent recouvrir des jeuxd’interactionsquimêlentinteractionsàcourteportéeetinteractionsàlongueportée,etquedesvariationsdans l’importance donnée aux unes par rapport aux autres pourraient rendre compte de ces dualitésapparentes. Il s’agit lànonpasd’une théorieadmisenimêmepleinementconstituée,maisplutôtd’uneinterprétationphilosophique,dontlebutestdemontrercombienlavariétédesphénomènesauxquelsuneperspectiveinteractionnistepeuts’appliquerestgrande,àpartirdecesquatretypesdephénomènesquiposentdenouveauxdéfisàunethéorierationnelledeladécision.

QUATREPHÉNOMÈNESINTRIGANTS

Le«discount»temporel

Entreungainquivanousarrivertrèsbientôtmaisquiestmoinsimportant,etungainunpeuplusélevéquinousestpromisdansun futurplus lointain,nouspréférons engénéral lepremier.Celanousamène à des renversements de préférence, puisque quand la date d’échéance du gain le plus lointainarrivera, nous préférerions avoir dans le passé opté pour ce gain alors futur.En revanche, entre deuxgainslointains,mêmes’ilssontséparésparlemêmeintervalletemporelquelegainprocheetlepremiergain lointain, nous préférons le plus important, sans trop nous soucier de l’éloignement temporelsupérieur du plus lointain. La dévaluation des gains futurs diminue donc quand on passe d’unecomparaisonentreunfuturprocheetunfuturlointainàunecomparaisonentredeuxfuturstouslesdeuxlointains. Ce « discount temporel » va au-delà de ce que peut expliquer notre méfiance envers despromesseslointaines,justifiéeparl’incertitudedufutur.

Ainslie,quiavaitlancédanslesannées1970desétudessurcethème,avaitenvisagédessituationsoùnoussommesattirésparunplaisirdansunfuturprochealorsmêmequenoussavonsquejouirdeceplaisir sera la caused’un regret ultérieur, parceque les conséquencesde cette jouissancenous aurontprivésd’unplaisirbiensupérieur.Danscessituations,lesimplefaitdepasser,d’untempst0oùlesdeuxplaisirssont lointains,d’abordau temps t1prochedupremierplaisirpuisau temps t2plus lointainoùauraitpuintervenirlesecondplaisirsuffitpourrenverserdeuxfoisnospréférences.

Supposonsque jesachequelques joursà l’avanceque laveilled’unconcours importantpourmacarrière,unesoiréeattractiveauralieudansmarésidence.Ent0,deuxjoursavantlasoirée,jepréfèrenepasparticiperàlasoiréepourêtresuffisammentenformepourleconcours.Soittdsledébutdelasoirée.Peuavanttds,mesamismepressentdeveniràlasoirée.Jedécidedeparticiperaudébutdelasoirée,mais de la quitter assez tôt en tqs dans la nuit pour être encore en forme le lendemain, aumatin duconcoursen tmc.En t0, tqset tmcétant tous lesdeux lointains, ladistance temporelleentre tqset tmc

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n’implique pas une dévaluation importante du plaisir d’être en formepour le concours par rapport auplaisirquej’auraisàrestermalgrétoutàlasoirée.Quandt0seraprochedetqs,ladistancetemporelleentretmcettqsaurabienplusd’effetdedévaluation,sibienquel’anticipationduplaisird’êtreenformepourleconcourspourraneplussurpassercelleduplaisirderesteràlasoirée.Ent0=tds,jepeuxdoncpenserquejevaisbienquitterlasoiréeentqsaprèsavoireumarationdeplaisir,alorsqu’entqs,j’auraitendance à rester à la soirée. En tmc, je changerai encore, rétrospectivement, de préférence. Mesdécisionssontdoncincohérentesdansletemps.

On a formalisé cela en supposant que le « discount », la dévaluation de l’appréciation desévénements futurs est très lente entredeuxévénementsdu futur lointain, etqu’inversement l’évaluationcroît très vite quand on se rapproche d’un événement positif dont on est proche (ce qui implique,réciproquement,qu’ilsuffitd’enêtreunpeumoinsproche,desesituerenentempst0quinesoitpasenproximité immédiate avant l’événement pour que cette valeur décroisse rapidement). La différence degains peut alors dominer la différence temporelle pour le futur lointain, mais l’accroissement de laproximité temporellepeutagirensens inverse.Pourdécrirecepeudedécroissancequandonsesituedans le futur lointain, conjugué à cette croissance très rapide quand on se rapproche très près, il faututiliserunecourbehyperbolique.Ors’ilestcohérentdeconserverunfacteurdediscountconstant,etdesuivreunecourbeexponentielle,quidonnemoinsd’importanceauxbiensdufuturlointainquenelefaitlacourbe hyperbolique, il n’est pas cohérent de changer le taux de dévaluation simplement parce qu’unmêmeintervalleentrelemomentduchoixetceluidelaréceptiondubienestdéplacéverslefutur.

Lesdeuxsystèmes

Loewenstein a proposé de rapporter ces renversements de préférences, liés simplement audéplacementdansletemps,àlathéoriedesdeuxsystèmescognitifs(Lowenstein,2000).Elleestfondéesurbiend’autresexpériences,qui indiquentque,pourrésoudredesproblèmes,nouspouvonssoitnousfierànotre«intuition»,quiestsouventseulementbaséesurquelquesindicesousurdesanalogiesavecdes problèmes pour lesquels nous disposons de routinesmenant à leur solution, ou bien explorer leséléments du problèmedemanièreméthodique pour arriver à une solution que nous puissions garantir.Cetteoppositionaétéradicaliséeparlathéoriedesdeuxsystèmes:lepremierestceluidesheuristiquesfrugales(selonl’expressiondeGigerenzer),quiestfaitpourdonnerrapidementauxproblèmesquel’onrencontre des solutions qui ne sont pas forcément optimalesmais qui ont fonctionné dans le passé demanièresuffisammentsatisfaisantepourquelesindividusquilesaientutiliséesaientréussiàperpétuernotreespèce–cessolutionssontdoncsupposéesfiablesdansuneperspectiveévolutionnaire.Lesecondsystème implique plus de contrôle et de réflexion, mais demande une élaboration plus lente et pluscoûteuseeneffortscognitifs.Ilestdéclenchéseulementsilessolutionsproposéesparlepremiersystèmesemblent ne pas devoir convenir. Préférer ce qui est proche dans le temps serait propre au premiersystème,quiprendlepassurlesecondquandladécisiondevienturgente,alorsquelorsqu’onaletempsderéfléchir,onpeutsuivreuneautrepréférenceetaccorderplusd’importanceàunfuturlointain.

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Lerôledesémotionsdansnosdécisions

Loewensteinaaussiproposéderelierlediscounttemporeletlathéoriedesdeuxsystèmesaurôledesémotionsdansnosévaluationsetdécisions. Il s’appuiesurdesdonnéesd’imageriecérébrale dontl’interprétationpourraitêtrequequandnousdevonsréfléchirsurdesproblèmesintertemporels,lecortexpréfrontalestactivé,etquepourdesréactionsbienplusrapides,cesontnosrégionslimbiques–liéesparailleursauxémotions–quisontactivées.

Certes les émotions dites « occurrentes » déclenchent des réactions rapides (la fuite devant undanger).Maisnousavonsaussidesémotionsenanticipantdesjoiesoudesrisqueséloignésdanslefuturou encore en nous ressouvenant de moments signifiants dans nos expériences passées – pour ce queKahneman (2011) appelle le remembering self, qu’il distingue de l’experiencing self, qui réagit encontinu à ce qui lui arrive. De plus des petits détails dans la vie d’une journée peuvent induire unehumeurpositiveoumaussade, sansmêmequenous sachionsquels détails ont eus cette influence.Nosaffectsprésententdoncdestemporalitésdiverses.

Del’insensibleauxtransitionscritiques:levague

Nosdécisionsdépendentdelamanièredontnousévaluonsdifférentesoptions,etdontnouspouvonsdifférencierlesvaleursdecesoptions,leurdonnerunrangselondifférentscritères.Ornoscapacitésdediscriminationsontlimitées,sibienquenosdistinctionsentreunevaleurderangsupérieuretuneautrederang inférieur sont sujettes auxproblèmesque l’ondit « sorites», par analogie avec les tasde sable.Enleverungraind’untasdesablenelefaitpaschangerdecatégorie,c’esttoujoursuntasdesable.Enenleverundeuxièmenonplus.D’uneétapeàl’autre,entrengrainenlevésetn+1grainsenlevés,iln’yapasdedifférence.Pourtant,enrépétantcesétapes,nousenarrivonsàneplusavoirdetasdesable.Lacatégorie«tasdesable»estdoncvague.Desproblèmesanaloguesseposentpour ladistinctionentregrand et petit, entre cher et pas cher, etc.Or nos décisions doivent trancher dans ce vague.Mais surquellesjustifications?

Le problème du vague infeste d’ailleurs nos trois précédentes questions. Quand notre discounttemporel passe-t-il du régime rapide au régime ralenti ? Y a-t-il transition ou bien rupture entre nosroutines « intuitives » et nos raisonnements élaborés ? Nos émotions dumoment dépendent-elles desémotionsdenosanticipationsetdenossouvenirs?

Commençonsparexplorercesinteractionsentreémotions.

LESÉMOTIONSETLEURSCOMPARAISONS

Onnepeutconsidérerlesémotionsseulementcommedes«facteursviscéraux»(l’expressionestdeLoewenstein) qui nous feraient agir impulsivement dans le présent. En fait nos émotions ne sont pas

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seulement des émotions « réactives », qui réagissent à un stimulus, ce sont aussi des émotionsanticipatricesetcomparatives,quiteintentnosanticipationsdufutur,etceladeplusieursmanières,etcesontaussidesfaçonsderécapitulernosexpériences,làaussideplusieursmanières.

D’unepartnousanticiponslesplaisirsoulespeinesquepeuventnouscauserdesévénementsfuturs,etcesévaluationssefontparunecomparaisonenquelquesortelongitudinale–lelongdutemps–avecnotreétatprésent.Sinoussommesdéjàdansunétat joyeux,enanticiperunautredemêmenaturen’estpasaussiattractifquesinoussommesdansunétatneutreoupénible.D’autrepartnouséprouvonsdesémotions par une comparaison en quelque sorte latérale, celle de notre sort futur avec d’autres sortspossibles, et surtout avec celui d’autres personnes. Si notre sort futur est enviablemais que celui desautres soit encoremeilleur, cela va gâcher notre plaisir anticipé.On a ainsimontré que notre joie degagnernedépendpasseulementdelavaleurabsoluedugain,maisaussidelacomparaisondecegainaveclegaindesautres.

De plus nous éprouvons des émotions en fonction de l’incertitude ou de la certitude de cesanticipations.Siunrésultatsouhaitéestincertain,celanouscausedel’angoisse,etinversementlaforteprobabilitéd’unrésultatquenousvoulonséviternouscausedelacrainte.Onvoitsurcetexemplequ’ilestparfoisdifficilededissocierlesprobabilitésetlacolorationaffectivedel’évaluationdesétatsfuturs,évaluationliéeàcequedesthéoriciensdeladécisioncommeJeffreyontappeléladésirabilité.

Orcegenred’émotionsliéesàl’incertitude(êtreangoissé,craintifourassuré)adesincidencessurlesémotionsdecomparaison.Supposonsquelechoixdetelleactionsoitpournousliéàl’anticipationd’unétatfuturbienplusattrayant,maisdontl’obtentionestbienplusrisquée,encomparaisond’unautreétatquipeutêtreobtenuplussûrementparuneautreactionetqu’uneautrepersonneestsupposéeavoirchoisi.Envisagerquenousatteindrionscetétatalorsquel’autrepersonnen’obtiendraitquelasatisfactioninférieuredel’étatplusassurévaaccroîtrenotrejouissance.Inversement,sinoussommesplusassurésd’obtenir une satisfaction, même si elle reste bien inférieure à celle de cet état attrayant que nouspouvions espérermais qui est plus risqué, nous allons nous rengorger de notre prudence quand nousenvisagerons qu’un autre ait pris des risques et n’ait rien obtenu. Cela nous montre aussi que noussommessensiblesàdescomparaisonsentre lerésultatde l’actionquenousavonschoisie,etceluiquenous,ouunautre,aurionsobtenusinous,oucetautre,avionschoisil’autreaction(Livet,2010).

UneexpériencemenéeparCoricelli(2007)l’abienmontré.Ilaprésentéàsessujetsdes«rouesdelafortune»quifiguraientd’unepartlesproportionsentreleschancesdegagnerplusetleschancesdegagnermoinsoudenepasgagner,etd’autrepartlesgainsobtenusparletiragedecesloteries.Sinousconsidéronsuneseulerouedelafortune,etqu’onnousindiqueparuneflèchelerésultatdutiragedecetteloterie,nousseronsdéçussilaflèchesesituedanslarégiondugainmoindreoudel’absencedegain.Onpeutaussinousprésenterdeuxrouesde la fortune.Nousdevonschoisir l’uned’elles,etnouspouvonsalorsvoirsurchacunedesrouesdelafortunelerésultatdutirage.Quandletiragedelaloteriequenousn’avonspas choisi donneungain bien supérieur à celui de notre loterie, nous n’éprouvonsplus de ladéception, mais bien du regret d’avoir choisi cette loterie. L’imagerie cérébrale confirme l’ancrage

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neuronaldecesdistinctionsentreregretetdéceptionenmontrantdesactivationsdifféremmentlocaliséespourcesdeuxémotions.

Lathéoriedeladécision1considéraitpourtantque,sinouspouvionsenvisagerdéceptionetregretavantnotrechoix(parexempleaveclecritèreduminimaxduregret),cesémotionsn’étaientpasjustifiéesaprèsquenousavonsenvisagétouteslesissuesdesdeuxloteriesetfaitnotrechoixselonleprincipeduminimax,voiredeminimax regret.Mais il n’est pas irrationnel, pourplusde réalisme,d’incluredansnotre fonction d’utilité ces émotions comparatives, y compris celles qui interviendront après coup,puisqu’ellesrésultentdecomparaisonsetd’anticipationsquin’ontriend’irrationnelenelles-mêmes,etcelaàconditionquenouspuissionstoujoursassurerunecertainecohérenceentrenosdécisions.

Par ailleurs, nos émotions récapitulent nos expériences passées. D’une part, les souvenirs quiactiventennousdesémotions(etquisontévoquéspardesémotionssimilaires)portentsurlerésultat,lebilanoulepointsaillantdesactivitésengagéesdanscessouvenirs,etnonpassurlessentimentséprouvésen continu lors de ces expériences (Kahneman, 2011). Notre affect retient donc des sortes de leçonsémotionnelles,quinousserventderepèrespourlasuite.D’autrepart,sansquenousenayonsforcémentle souvenir, les dynamiques affectives à long terme de notre vie passée, les transitions ressenties autravers de périodes longues, entre espoir et déception ou entre angoisse et soulagement,modèlent nosattitudes envers notre environnement. Elles nous rendent enclins à la prudence, voire à l’anxiété, ouinversement à l’exploration et à la quête d’opportunités. Ces différences de dynamiques passéespermettent de comprendre pourquoi les décisions de différentes personnes face à unemême situationpeuventfortementdiverger.

Unefoisquel’onconsidèrelesémotionscommedescombinaisonscomplexesenrelationavecdesrécapitulations, des anticipations et des comparaisons, combinaisons qui sont le résultat d’une longueévolution et dont ont été extraits des scénarios simplifiés d’interaction, ou des types de situationsinteractives,ontrouvequelquepeusommairescertainesinterprétationsderésultatsexpérimentaux.

Ainsionnousapprendquedessujetsquiontdûd’abordaccomplirpubliquementcertainestâchesetont donc été soumis à une certaine pression voient leur cortisol s’accroître et leur capacité demémorisationdel’associationentrelenomd’uneautrepersonneetl’imagedesonvisagediminuer.Celanousconfirmesimplementqu’unetâcheoùnotreimagedenous-mêmepeutêtremiseenpérilauxyeuxdesautres nous oblige à une certaine concentration qui nous fait manquer des informations données parailleursdansune interaction.Être soumis àdes comparaisons avec les autres, étant facteurd’émotion,nousamèneàprivilégiercetaspectdelasituationaudétrimentd’autresaspects.

Onaaussinotéquedessujetsqu’onarendusplusdisposésàlacolèreprennentmoinsencomptelesrisquesd’uneaction,etqu’inversementdessujetsplusdépressifsouplusanxieuxlesprennentdavantageen considération. Cela montre, là encore, que nous traitons de manière interactive les risques ouincertitudesdetelleanticipation.Nousprenonsencomptedesfacteursdecomparaisoninterrelationnelle,quinousconduisentàlacolèrecontreceuxdontlesinteractionsnousontcontrariés.Noussommesaussisensibles aux anticipations des perspectives offertes par les autres futurs possibles, qui sont toutes

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colorées négativement dans la dépression et l’anxiété. Nous ne traitons pas ces différents aspects demanièreindépendanteetisolée.

Rustichiniaproposéunmodèledethéoriedesjeux(plusoumoinsconvaincant)pourrendrecomptede ces liens entre émotions et comparaisons (Rustichini, 1999). Dans un jeu répété, il est utile dedisposer de signaux sur les fréquences avec lesquelles tel joueur joue tel type de coup, et donc dedisposerd’informationssurlesséquencespassées.Ellesnouspermettentdecalernosanticipations.Nouspouvons alors comparer à ces anticipations les résultats effectifs d’un coup donné, et faire descomparaisonsdeseconddegré,comparantcesdifférentsrapportsentrelesdiversesanticipationset lesdiversrésultatsdesappariementsdenoscoupsavecdescoupsdifférentsd’autrui.C’estauprixdecescomparaisonsdeseconddegré,longitudinalesetlatérales,quenouspouvonsespérerréduirelesrisquesderegret.Lesprocessusquisuscitentl’émotionderegretserévèlentdonctrèsliésàceuxquipeuventleminimiser.Enfaitcesmêmesmécanismesquisuscitent le regretàcourt termepeuventpermettrede leminimiserdansunapprentissageàlongterme.L’émotionquin’apparaîtpasrationnellesurunedécisiond’uninstantpeutserévélersurunelonguesuitededécisionsetd’apprentissagesuneincitationfiable,etquinouspermetde réagirensituationd’incertitude.Sanscesémotionsquiancrent les résultatsdecescomparaisonsdansnotreesprit,nousapprendrionsencoremoinsvite.

QUELQUESPISTESPOURUNEFORMALISATIONPLUSSENSIBLEAUXINTERACTIONS

Ilsetrouvequeprendreencomptecetteplusgrandesensibilitéauxinteractionspeutrépondreàunautreproblèmerencontrépar la théoriede ladécision,celui relevépardenombreusesexpériencesdeKahnemannetTverskyainsique leurécole. Ilsontmontréquenousaccordionsplusd’importanceauxétats de faible probabilité qu’aux états de probabilité moyenne, et que nous donnions bien plusd’importance à un état certain qu’aux états de forte probabilité. Ce traitement inhomogène desprobabilitésfaitqu’ellescessentd’êtreadditives,ausensoùf(a+b)devientdifférentdef(a)+f(b),oùlepoidsducomposéneseréduitpasàl’additiondespoidsdeseséléments.

Lesinteractionsàlongueportée

Oronpeutreliercettenon-additivitéàlapriseencompted’interactions.Onaremarquéenphysiqueque les liens entre thermodynamique et statistique établis parBoltzmann et qui ont permis àGibbs dedéfinirunenotiond’entropie(quandontransformelaformed’énergie,l’entropiecroît)n’étaientvalidesque sous des conditions restrictives : il faut que l’importance des interactions à longue portée soitnégligeable,etque l’onpuissene faire fondquesur les interactionsàcourteportée.Ordansbiendesphénomènesphysiques,cen’estpaslecas,enparticulierpourlesphénomènesfractals.

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Onsaitqu’unemanièredereprésenterformellementuneindépendanceentredeuxéléments,c’estdepenserquequandonlesmetensemble,celanedonnequ’uneaddition.Pourreprésenterlefaitquecettemise ensemble produit des effets d’interaction, on introduit souvent une multiplication ou uneexponentiation. Pour tenir compte des interactions à longue portée, on pouvait donc compléter uneperspectiveadditiveparunproduit.L’entropiedel’ensemblededeuxsous-systèmesneseraitpasdonnéeparlasommedesentropiesdechacund’entreeux,maisparl’additionàcettesommeduproduitdecesdeuxentropies.Sionpondèreceproduitparunparamètre1–q,quandlavaleurdeqest1,1–q=0,et l’élémentqui représente l’interactionà longueportéeestnul.Quandqest inférieur à1, cet élémentprenddel’importance 2.

Onpeutainsirendrecomptededistributionsstatistiquesquin’obéissentpasàuneloinormale–unedistributiondont les extrêmes sont trèspeu fréquents–mais àune loideLévy–où les extrêmes sontmieuxreprésentés.Onsaitquebonnombredetradersutilisaientuneloinormalepourleursestimations,alors que lemondede la finance est plus interactif et exige aumoins une loi deLévy (Mandelbrot etHudson,2004;Mandelbrot,2005).

Onasuggéréquenotreperceptionconféraituneimportancedecetypeàdesinteractionsàlongueportée, c’est-à-dire aussi, on le voit, qu’elle donnait unpoids supplémentaire à des événements rares.Prenonsun exemple dans le domaine de la perception. Supposons que sur un rocher gréseux fait d’unamascompactédegrainsdesablededifférentescouleurs,plusieursgrainsdesabledemêmecouleursesuccèdenten lignedroite.C’est làà la foisunedisposition rareetune interactionperceptiveà longuedistance – entre le premier et le dernier grain de la ligne, et pas simplement entre deux grainsimmédiatement voisins. Or notre perception va immédiatement se focaliser sur cette ligne. Notreperception est donc sensible à des dispositions rares quand elles présentent des régularités qui elles-mêmes assurent des interactions à longue distance – par exemple parce qu’elles nous permettent dedistinguerlescontoursdedifférentsobjets.Celanouspermet,aulieudedevoiridentifierlesconnexionsentrechacundesgrains,depouvoirlessupposertousreliésparlalignequiconnectelegraininitialetlegrainterminal,faisantainsiuneéconomiecognitiveconsidérable.

Nouspouvonsàpartirdecetexempledéfinirunenotionplusgénéraledesaillance.Considéronslespointsderebroussement,dechangementdedirection,vertexoupointdebifurcations,parexempledansunecourbeenV.LepointdubasduVséparedeuxzones (lesdeuxbarresduV)oùdanschacune lesinteractionsdecourteportéepeuventêtrerésuméessansproblèmeparunemêmeinteractionàdistance,labarreenquestion.Parailleurs,nosdeuxbarres sontelles-mêmes reliéespardes interactionsà longueportée.Maisonpeuttouteslesrameneraulienentred’unepartlepointdelabaseduVetd’autrepartladistancevirtuelle entre lehautdesdeuxbarres.Via cepointd’articulation,nosdeuxbarres, nosdeuxpremièresinteractionsdelongueportée,sontelles-mêmesreliéespardesinteractionsàlongueportée.Cepointjouetroisrôles:ilestprisdansdesinteractionsàcourteportée,danslesdeuxinteractionsàlongueportéedesbarresduV,etc’estlalimitequipermetderésumerlesinteractionsàlongueportéeentrecesdeuxbarres.Nousdironsdoncque, siunélémentpeut assurerunearticulationentreplusieurs régimesd’interaction,àcourteetàlongueportée,ilprésenteunesaillance.Notreperceptionprivilégielesaillant

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surl’homogène,c’est-à-direprivilégienonpaslelocal,maislelocalquijoueunrôledepivotdansunearticulationglobaleentreinteractions,etafortioridansdesarticulationsglobalesd’ordresupérieur.

Nousnesommesd’ailleurspassensiblesà laseuleraretédecesarticulationsmultiéchellesentreinteractions:ilfautqu’ellesecombineaveccequiprésenteunintérêtpournosmotivationsetpournosbuts.Lasaillance se combine avec la prégnance.L’interaction avecnosbuts se rajoute à l’interactionassuréeparcespatternssaillants.Celaimplique,parexemple,quenousnetraitionspaslesprobabilitésdemanièrehomogène,etquenoussoyonsplussensiblesàdesprobabilitésextrêmes(petitesprobabilitésetforteproximitéaveclacertitude)qu’auxprobabilitésvoisinesdel’équiprobabilité.Si l’onprendencompte nos interactions avec notre environnement, dans lequel les irrégularités sont légion, et oùquelquesrégularitésmultiéchellessontsignificativespournosbutsetdoncprégnantes(parmielles,ilfautsignaler les « singularités », ces inflexions brusques des courbes qui sont les signatures régulières decertaines formes), un tel comportement a des avantages, et on peut comprendre que l’évolution l’aitsélectionné.

Montrons maintenant en quoi les phénomènes intrigants que nous avons évoqués peuvent aussimanifestercetteimportancepournotrecognitiondesinteractionsàpluslongueportée,etplusprécisémentdesinteractionsmultiéchelles.

Le«discount»temporelrevisité

Àpremièrevue,rendrecompteduprivilègedonnéauxgainsfutursprochessembleexigerd’allerensensinversedel’importancedonnéeauxinteractionsàlongueportée,si l’onidentifiefutursprochesetinteractionsàcourteportée,etfuturslointainsetinteractionsàlongueportée.Enfait,ilfautraisonnernonpas sur les estimations de chaque gain pris isolément,mais sur les différentes comparaisons entre lesgains.Cescomparaisonssontencognitionl’analoguedecequesontenphysiquelesinteractions.Sinousétions seulement sensibles à des comparaisons locales, de proche en proche, nous n’observerions pasd’effetderenversementdenospréférences.Lefuturlointainpourraitêtredévalorisémaisnotretauxdediscount resterait lemême, quelle que soit la position, lointaine ou proche dans le temps, d’unmêmeintervalle temporel entre deux éléments de la comparaison.Mais nous sommes sensibles aussi à descomparaisons à plus longue distance temporelle, entre le futur proche et le futur lointain.Takahashi adoncpuutiliserlacombinaisond’effetsadditifsetd’effetsmultiplicatifsindiquéeplushautpourrendrecomptedeseffetsdediscounttemporel.

Sicediscountestconstant,ilpeutêtrereprésentéparunedécroissanceexponentielledevaleur:lemême taux de discount se réapplique au résultat précédent de son application. Certes la courbeexponentielle,quimontemodérémentquandtestloindel’événementgratifiant,seredressequandtenesttrèsproche,maisc’estsimplementliéàl’effetbouledeneigequitientàcequelemêmetaux,lamêmefonctionpuissance,s’appliquesurlerésultatd’uneprécédenteapplication.Onpeutdoncdirequedanslecasd’unecourbeexponentielle,ilsuffitdecumulerleseffetsdespasdecourteportée,quiobéissenttousàlamêmeprogression,pourdéterminerlavaleurenuntempstlointain.Iln’yestpasnécessairedefaire

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des comparaisons à longue portée. Si nous voulons représenter géométriquement les effets de cesperceptionsquinécessitentdanslaréalitéderecouriràdesinteractionsdelongueportée,ilnousfaudrarecourir à des courbesqui combinent unedécroissanceplus lente et une ascensionplus rapidequ’unecourbeexponentielleclassique–c’est lecasdescourbeshyperboliques,ouencoredescourbesquidemanière un peuadhoc combinent deux taux d’inflexion différents, ou de courbes exponentielles avecajoutd’unfacteurqinférieurà1(Takahashi).Ellesvont,parrapportàcetteréférenceclassique,donnerlieuàplusdevariationsetdoncàdesinflexionsqui,toutenétantmoinstranchéesquecelledupointderebroussementduVquenousavonsprispourexemple,vontcependantameneràsupposerl’interventiond’interactionsàlongueportée.

Rappelonsque,sinotrediscounttemporelestreprésentépardescourbeshyperboliques(ouparlesdeux autres sortes de courbes mentionnées plus haut), nous pouvons changer d’ordre de préférencesquandlesdeuxcourbessecroisent.

Nousavonssuiviicilemodedereprésentationd’Ainslie(2012):quandletempsprésentn’estplusle temps de départ td0 et devient tds (le début de la soirée), la valeur anticipée de la soirée croîtfortement,alorsquecelled’êtreenformeauconcoursentmcesttoujoursstagnante 3.

Maislescourbesnesonticiquedesmodesdereprésentation.Lesfacteursréelssont,selonnous,lesrelationsentreinteractionsàcourteportéeetàlongueportée,quidonnentlieuauxélémentssaillantssurlesquelsserepèrenotreperception.Orsurunquelconquedestroistypesdecourbesmentionnés,nous

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ne verrons pratiquement pas de différences entre les points voisins de la partie de la courbe où lacroissance est peu sensible, nous verrons quelques différences entre les points où la croissance estrapide,etnousverronsuneinflexionimportantedanslazonedetransitionentrecesdeuxparties.Cettezoned’inflexioncorrespondàladéfinitiondelasaillancequenousavonsdonnéeenprenantl’exempleduV.

Revenons à l’exemple de la soirée, parce qu’il présente, on va le voir, des phénomènesd’intrication,dontnousavonsvuqu’ilssontessentielsdansnotreapprentissageémotionnel.

Vudumomentt0,lemomentsaillantestd’abordtds,ledébutdelasoirée.Ilséparedeuxzonesoùl’onnechangepasderégime(doncdeszonesd’interactionsàcourteportée):lazonehomogènet0-tdsetl’autrezonehomogènetds-tfs-tmc.Maintenant,sidet0onarriveàdistinguerdespériodesdanslasoirée,onauraunsecondmoment saillant, tqs, lemoment raisonnablepour laquitter, qui sépare la soirée endeuxzones, tds-tqs,et tqs– tss-tfs, tfs terminant lasoiréeetouvrant lapériodequiva jusqu’à tmc, tssétantlasuitedelasoirée.

Orunefoisvenuàlasoiréeaveclafermeintentiondelaquitterentqs,lemomenttrs,celuioùnousseronssurlepointd’abandonnerl’idéedelaquitteretoùnousrisquonsdenouslaisseralleràyrester,serévèleavoirunstatutparticulier.Quandnousenvisageonscemomentàpartirdudébutdelasoirée(tds),ilappartientausegmenttqs–tfs-tmc,puisqu’ilestau-delàdelasaillancetqs.Iln’estdoncpassaillantetilappartientàlamêmezonequetmc.Vudet0,nouspensonsdoncpouvoirresterattentifdanscettezoneàl’importanced’êtreenformepourl’examen,etnepasresteràlasoirée.

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Notreraisonpourfaireensuitelechoixcontraireestlasuivante:danslazonedetrs,ilvayavoird’autressaillances,doncd’autresinflexionsséparantdeuxzonesrelativementhomogènes.Ilnes’agitpasseulementdesinteractionsentrelesegmentduvoisinagetemporelimmédiatdetqs-1etceluiduvoisinageimmédiatdetqs–ouencoreentretqsettrs.Ils’agitd’inflexionsetdoncdesaillancesd’uneportéepluslongue:ainsitrspeutapparteniràlasaillanceliéeàl’inflexionquiséparetqsettss.Dèslors,trsdevientunmomentsaillant(entiretsplusfoncéssurlafigure).

Orcetteinteractionàpluslongueportéepeutocculterl’interactionàencorepluslongueportéequirelie le segment tds-tqs et le segment tqs– tmc : il en est commede ces immeublesduvoisinagenonimmédiat qui deviennent notre horizon enoccultant des horizons plus lointains.En effet, alors que tqssemblaitseulàprésenterunesaillanceliéeàuneinteractionlointaine,trsprésenteaussiuneinteractiondelongueportéeentretqsettss,voireentretdsettfs,oùtqsnefigurequecommeunélémentnonsaillant.Ainsi,quandunedesdeuxinteractionsàlongueportéefaitdel’undesdeuxélémentstrsoutqsunélémentsaillant,l’autreestnonsaillant,etréciproquement.Lasaillancedetqsestdoncbrouillée.Ilsepeutdoncque nous préférions rester à la soirée, parce que tqs n’a plus le privilège d’être la seule saillancemultiéchelle,etquetrsenestuneautre.

Celapourrait teniràunelimitedenotrecognitionetdenosaffects.Elleprivilégie lessaillances,c’est-à-dire le local qui joue un rôle de pivot dans une ou plusieurs articulations globales entreinteractions.Mais iln’yapasqu’unemanièrededéfinircesarticulations 4, ilyenaplusieurs,etellespeuventsebrouillerl’unel’autre.

Unefoisquelasaillanceliéeàl’interactionlapluslointaineestbrouillée,etcommedenouvellessaillancesapparaissentàtoutmomentdanslasuitedelasoirée,noussommespiégésparuneffetfractal,parladécouverteauseindesinteractionssupposéesàcourtesportéesd’interactionsàlongueportée,quivontocculterd’autresinteractionsàpluslongueportéequiseraientplusimportantes.

Comment échapper à ce piège ?Ainslie (2012) rappelle que si nous pouvons comparer non pasl’instantattractifdelasoiréeàuninstantfutur(leconcours)maisunesériedefuturessatisfactionsreliéesentreelles(leconcours,différentesétapesdelacarrièrequ’ilmepermettra,notéesc1,c2;c3danslafiguresuivante)etlasériedesinstantsplusprochesreliésentreeux–ceuxdelasoirée–noussommesmoinsfacilementpiégés 5.Maisleproblèmeestque,prisdanslepiège,nousn’avonsplusdemoyendedépasserl’horizonintermédiairequenousoffrelasoirée,parcequec’esttoutdemêmeunhorizonfournipar une interaction à longue portée. Et Ainslie ne nous dit pas clairement comment surmonter cettedifficulté.

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Or,silemaltientàcequ’uneinteractionquiestàlongueportéerelativementàdesinteractionsdeplus courte portée nous brouille des interactions encore plus lointaines, le remède est évidemmentd’utiliser le processus inverse, qui fait du local non pas un brouillage ou un écran,mais un relais dulointain.C’estcommesionmettaitausommetdel’immeublequinousmasquaitl’horizonunécranquiendonneuneimage.Plusabstraitement,c’esttrouverdanslesélémentsdecesinteractionspluslocalesdesrepères qui puissent présenter des ancrages pour les interactions plus lointaines.Nous avions bien unrepère:lemomenttqsindiquebienunearticulationentrelasoiréepriseenblocetleblocplusimportantqueconstitueleconcours,dontilnefautpasoublierqu’ilestliéàtouteunesériedesatisfactionsfutures(cf. Ainslie). Mais n’avoir qu’un seul repère le rend sensible au brouillage, on l’a vu. Il faut doncdisposer plusieurs repères successifs de ce type. Les atteindre les uns après les autres renforcera àchaque nouveau repère l’anxiété associée au risque de voir devenir inaccessible la série d’étapesimportantespluslointaines–anxiétéquirenforceralavaleuraccordéeauconcours–etmettraenplaceautantdecontre-saillancessupplémentaires.

Nous allons pouvoir utiliser ce type d’analyse, en termes d’effets des passages d’interactionslocales à des interactions à longue portée, à propos des phénomènes de différence de rapidité et demodalitéderaisonnementetdedécision,quiontdonnélieuàlathéoriedeladualitéentresystèmefrugalet système raisonneur, et nous pourrons aussi l’appliquer aux problèmes de décision à partird’évaluationsvagues.

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RELATIONSAVECLEPROBLÈMEDUVAGUE

Dualitéetvague

Rustichini(2008)aproposé,ens’inspirantdeLuce,uneexplicationdeseffetsdecettedualitédansdes termes qui ont initialement été proposés pour rendre compte des effets de sorite et de vague. Ilsuppose simplement que dans l’ordre de nos préférences, on trouve des indifférences entre deuxsituations.Cesindifférencesrecouvrentenfaitdepetitesdifférences,maisnousneleursommessensiblesquelorsqu’elless’accumulent.Supposonsquenousnedisposionsquedesucreenpoudrepourleverserdans notre café. Nous ne savons pas distinguer clairement une quantité x1 de sucre en poudre quicomporte 200 grains et une autre quantité x2 légèrement supérieure qui comporte 250 grains, ni cettequantitéx2comportant250grainsd’uneautrequantitéx3comportant300grainsencoresupérieure.Nousdironsqu’entrex1etx2noussommesindifférents,demêmequ’entrex2etx3.Pourtantnouspouvonsêtrecapablesdedistinguerlaquantitédesucrex1de200grainsdelaquantitéx3de300grainsetnousdironsdoncquex1estinférieurpournousàx3.

Cefaisant,nousviolonslatransitivitédelarelationd’indifférence,qui,decequex1estindifférentàx2etx2àx3,nousobligeraitàconclurequex1estindifférentàx3.Notreordredepréférencesestunsemi-ordre,disaitLuce,parcequesanotiond’indifférencen’estpastransitive.Luceavaitaussimontréqu’uneévaluationquiprocèdeseloncesemi-ordredonnedeseffetsquipeuventteniràdeuxfacteurs:1)l’existencedepetitesdifférences,endessousd’unseuildediscriminationconsciente,et2)unpouvoirdediscriminationlimité,soittrèsexactementlesconditionsdesévaluationsvagues.

Ornouspouvonsinterprétercechangementdanslapriseencomptedespetitesdifférences,passanttout d’un coup de l’indifférence à la distinction, dans les termes de la problématique des interactionscourtesou longues.Lespetitesdifférencessontdes interactions–descomparaisons–àcourteportée.Lesdifférencesauxquellesnoussommessensiblessont,ducoup,desinteractions–descomparaisons–àplus longue portée. Nous tenons compte des secondes quand l’accumulation des premières en vient àrendrenonnégligeableslesinteractionsàlongueportée.

L’intérêtdecetteapprocheestdenouséviterd’avoir àconsidérer les«deuxsystèmes»commestrictement séparés.Notons d’ailleurs qu’en règle générale, pour toute étude d’imagerie cérébrale quiproposedescombinaisonsdezonesd’activités,quisoientspécifiquespourchacundessystèmes,d’autreschercheursmontrentqu’enfaitilyadesinteractionsetcoactivationsdecertainesdeceszones.Commeledit Kahneman (2011), les deux « systèmes » interfèrent. Car si le supposé système frugal se fixeimmédiatementsurlescassaillants,nousavonsmontréqueleurprivilègetientàcequ’auseind’uncumuld’interactionsàcourteportéehomogènesentreelles, ilsassurentdes interactionsà longueportée,plusraresmaispluséconomiques,résumantainsiuncumuldepetitesinteractionsenuneseuleinteractionpluslongue.Nosintuitionsnereposentdoncpassimplementsurdesinteractionsàcourteportée.Inversement,nosdémarchesraisonneusescombinentaussilesinteractionsàlongueetàcourteportée.Leproblèmedenos raisonnements est d’assurer la transitivité, comme l’avait bien vu Descartes (Règles pour la

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directiondel’esprit).Ilnepeutsesatisfaired’interactionsàlongueportéedontiln’auraitpasmontrélacohérenceaveclesinteractionsàcourteportée.Ainsipourleproblèmedudiscounttemporel,ilamèneàpréférerlacourbeexponentielle,parcequ’ellealignesurunmêmerégimelesinteractionsàcourteportéeet celles à longueportée.Le système raisonneur ne renverse pas la préférence pour les interactions àlongue portée et les formes saillantes de nos intuitions perceptives, mais il doit s’assurer que lesinteractionslocalessontbienencohérenceavecl’interactionglobale.

Vagueetattitudesépistémiques

Revenonsmaintenantsurleproblèmedu«vague»,dontonvoit,grâceàcettegrilled’analyse,qu’ilestaucœurdetouslesautres.

Il fautnoterquenotreperceptionsait se tirerde ladifficultépropreaux« sorites»,dugenreduproblèmedutasdesable.Nousarrivonsbienàdistinguerentrequelquesgrainsdesableétaléssurunesurfaceetuntasdesable.Notrecatégorisationperceptive,malgrésonfaiblepouvoirdediscrimination,adonctrouvédesmoyensd’échapperauparadoxe 6.Maisilresteàdonnerauraisonnementlesmoyensd’yéchapper.Leproblèmephilosophiquetientàcequerecouriràdesrepèresstricts(telnombredegrains,parexemple)ne résoudrait rien,puisqu’onpourraitencorediscuterde lapositiondece repère,etquel’identificationdelabonnepositionresteraitvaguesinoussommesréellementdansundomainevague.

NotreproblèmeestdedécidersinousrangeonsunobjetperçudansunecatégorieAoudansunecatégorie B. Supposons que la catégorie A qui nous intéresse soit celle de chamois, parce que noussommeschasseurdechamois–chasseurdephotos,rassurez-vous.Ilnousfautavoirdesindicespourladistinguerd’uneautrecatégorieB. Il fautd’abordbien identifier lescatégoriesàopposer, cequipeutposerdesproblèmessiellesnesontpasdumêmeniveaudegranularité:quandnousvoulonsdéterminersi telle forme est celle d’un chamois, il serait peu pertinent de l’opposer à la catégorie « forêt demélèzes».Vientunmomentoùnousavons trouvé labonnegranularité :nousavons lechoix,mettons,entre«chamois»et«souchefourchue».

Noussommesalorsarrivés,parrapportàceproblèmededistinction,aumaximumdepertinencedechaque catégorie, si bien que les indices supplémentaires que nous recueillerons pourront nous fairebasculerdansl’uneoudansl’autre.Siparexemplenousavonsunindicedugenred’unmouvement,nousallonspencherpourlechamois.

Considéronsalorscommentcetindiceafaitvariernosattitudesépistémiques,enl’occurrencenosrapportsàunsavoir.Quandnousenétionsseulementaumaximumdepertinencedel’oppositionentrelesdeux catégories, nous savions qu’il s’agit de la bonne opposition,mais nous ne savions pas commentchoisir:nousnesavionspassic’estunchamois,etnousnesavionspassic’estunesouche.Nousavionsdoncdeuxnon-savoirssymétriques.Nousavionsaussiunsavoirdesecondordre,quinenousapportepasgrand-chose:noussavons…quenousnesavonsnil’unnil’autre.

Quandnousdisposonsdel’indicedumouvement,nousnepouvonspasencoregarantirquec’estunchamois(lemouvementpourraitêtreunmouvementillusoire,liéàunesaccadedenotreœilplutôtqu’à

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un mouvement d’un animal), mais nos attitudes envers la catégorisation chamois et la catégorisation«souche»nesontplussymétriques.

Notre attitude concernant la souche n’a pas changé : il reste vrai que nous savons que nous nesavonstoujourspasquec’estunesouche.

En revanche notremanque d’assurance concernant l’identification du chamois n’est pas le savoird’unnon-savoirconcernantlechamois.C’estsimplementl’absenced’unegarantie,doncd’unsavoirdesecond ordre, qui nous démontrerait que nous savons bien que c’est un chamois. Cette absence d’unsavoir démonstratif est parfaitement compatible avec le savoir que c’est un chamois,même si elle negarantit pas ce savoir. Paradoxalement, nous sommes passés d’un savoir de second ordre (mais quiportaitsuruneignorance)àunnon-savoirdesecondordre.Maiscenon-savoirestmaintenantcompatibleavec un savoir de premier degré concernant le chamois, ce qui rompt la symétrie entre nos deuxhypothèses,soucheetchamois.

Notre savoir reste donc vague (puisqu’il n’est pas totalement garanti) mais ce vague ne nousempêchepasd’avoiracquisdesrepères.Nouspouvonsévidemmentappliquercetteanalyseauproblèmedusorite.Accumulerlesgrainsdesable,c’estaccumulerlesindices,etcelafinitparnousfairebasculerducôtédelacatégorie«tas»,alorsquenousétionspartisd’unecatégorieopposée,sanspourautantquenous ayons le savoir garanti – ce savoir qui assure notre savoir – que nous donnerait par exemple lesavoirdunombreprécisdegrainsquiseraitnécessaireetsuffisantpourenarriveràuntas.Nousn’avonsdoncpasbesoinpournousrepérerdanslevaguededisposerderepèresquiéchappentcomplètementauvague.

Onnoteraalors,pourenreveniraurapportentrelesinteractionsàlongueetàcourteportée,quelespetites différences qui sont d’abord négligées dans un problème du sorite le sont parce qu’elles seprésententcommedesinteractionsàcourteportée.L’accumulationdetellesinteractionspeutdonnerlieuà la perception d’interactions à longue portée, à condition que les interactions courtes puissents’organiser entre elles de manière cohérente. L’accumulation des indices en faveur de la catégoriechamoisacegenred’effet.Cequ’ilnefautpasoublier,c’estquel’accumulationd’indicesnepeutpasfaireoublierquecenesontquedesindices,etquechacund’euxrestaitinsuffisant,cequigrèvetoujoursnotresavoir(liéauxinteractionsàlongueportée)d’unecertainefragilité.

Savoirsréflexifs

Bienévidemment,unsavoirdeseconddegrécommeceluiquenousvenonsd’analyserimpliqueuneformederéflexion,puisqu’ilportesurunsavoirouunnon-savoirdepremierdegré.L’importantestdevoirquenoussommescapablesdecomparaisonsdeseconddegré(dansnotreexemple,entreunsavoirdenon-savoir,etunnon-savoirdesavoir)alorsmêmequenousnedisposonstoujourspasd’unpouvoirdediscriminationsuffisantpournousgarantirladifférencedepremierdegréentrelechamoisetlasouche.D’ailleurs, quand devient-il raisonnable de nous demander si nous disposons ou non d’un savoir deseconddegré?Quandilestsensédenousinterrogersurlafiabilitédenosinformations,parexemplede

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nous demander si ce mouvement perçu n’est pas dû à un mouvement de notre tête ou à une saccadevisuelle,doncquandnouspassonsàdesquestionsnonplussurl’objetdenotreperception,maissurlesgarantiesquecelle-ciapporte.

Rustichinisupposaitqu’àunniveauinconscientnouspuissionsêtresensiblesàdesdifférencesquenousn’arrivonspas à faire àunniveauclairement conscient.Nous avons inversé sa position, puisquenotre analyse en termes d’attitudes épistémiques est restée interne au domaine de la conscience.Nousavons distingué deux étapes. Dans la première, la symétrie entre les deux non-savoirs (chamois ousouche) nous indique (consciemment) que notre distinction entre les deux catégories est arrivée à sonniveaudepertinence–sansquenouspuissionsencoredéterminerquelleestlabonnecatégorie.Dansunedeuxième étape, nous avons suffisamment d’indices pour pouvoir passer au second degré de laconnaissance.La faiblessedenotrepouvoirdediscriminationn’estplus cequimet immédiatement endangerlacatégorisationdel’objet,maiscequi induitdesquestionsdeseconddegrésurlafiabilitédenotre accès à cette catégorisation.Mais cedéficit de secondniveaun’exclut pas le savoir depremierniveaudecettecatégorie,savoirconformeauxfaitsmaisnongaranti.

Renforçonslesliensentreceproblèmeduvague,celuidel’articulationentrelesdeux«systèmes»,etceluidenotresensibilitéauxinteractionsàlongueportée.

Raisonner,avons-nousdit,c’estvérifierquedesinteractionspluslocalesassurentbienladifférenceconstatéeauniveaud’interactionsplusglobales.C’estdoncrevenirdel’étapequinousamèneàclassernotreobjetdans lacatégoriechamoisà l’examende lacohérenceaveccettecatégorisationde tous lesindicesrelevés.Orcetteenquêtequiportesurnotrepropreaccèsépistémiquepeutcependantrevenirsurunerecherched’indices,ceuxquipeuventdonneràcetaccèsdesgarantiessupérieures:nousbougeronslatêteouferonsd’autressaccadespourvoirsilemouvementn’estpasillusoire,cequinousrenseigned’abord sur la fiabilitédenotreperception, et seulementpar ricochet sur le fait qu’il s’agit biend’unchamois.Orbienquenotrequestionsoitdeseconddegré,lesindicesquipermettrontd’yrépondresontdepremierdegrépuisquecesontdesperceptions,maiscesontdesperceptionsplusaffinées.

On peut tenter d’interpréter ce doublemouvement comme un va-et-vient entre nos intuitions, quidécident sans garantie, et la recherche de garanties de nos raisonnements. Mais ce qui nous faitprogresser,c’estdecouplerlesdeuxmouvements,celuidanslesenslamontéeépistémiqueetceluid’unnouveaurecoursàlabase,ànosperceptions.Celamontrequ’iln’estpaspossibledeséparerunsystème«frugal»etunsystèmeplusréfléchi.Lesmanquesdupremiersystèmepeuventdonnerdesinformationsausecond.Ainsil’absenced’indicesenfaveurdelacatégorieBvapermettredelancerunerecherchedeseconddegrésur la fiabilitédes indicesperceptifsenfaveurde lacatégorieA.Et,ensens inverse, lesecondprocessusabesoin,pourrelancerlaréflexion,derepartirdenouveauxindicesqueluidonnelepremier mieux encadré. Les deux prétendus systèmes sont tellement intriqués qu’ils ne peuvent êtreisolés.Ondevrait plutôt étudier les entrelacementsdesdynamiques cognitives, chacuneprésentantdesétapesdifférentesquis’intercalententrelesétapesd’uneautredynamique.Notresystèmecognitifreposesurunevéritableinteractivité.

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Cesconsidérationspeuventpermettred’esquisseruneréponseàunproblèmebienconnu:pourquoiallons-nousrarementplusloinquetroisniveauxdansnoseffortsréflexifs 7?Nousavonsvuquenousnepouvonsjamaisatteindreuneabsolueprécisiondansnosinformationsdebase.Cequenouspermetunepremièreenquête,c’estdefaireunedifférenceentredeuxtypesdenon-savoirs,unnon-savoirdepremierordre,unnon-savoirdesecondordre.

Pourallerplusloin,ilfautpouvoirrelancerl’enquêtesurlesélémentsquipermettentdedéfinirunenouvelledistinctionpertinente.Sinousconsidéronscelacommeuneétapesupplémentairedanslamêmelignée d’enquête, cela nous amène au troisième ordre (un non-savoir de troisième ordre qui restecependant compatible avec un savoir de savoir). Le problème est alors que ces nouveaux élémentsintroduisent des oppositions de catégories supplémentaires : dans notre exemple du chamois et de lasouche, « en mouvement/pas en mouvement », ou encore « deux cornes symétriques/une fourcheasymétrique».Maiscescatégorisationsposentdenouveauxproblèmes:lasymétrieest-ellesuffisante,lemouvement est-il suffisamment continu, etc. ? Or ces problèmes sont transversaux par rapport à laquestion initiale, et peuvent nous faire bifurquer dans notre enquête. Plus nous tentons demonter d’unniveaudesavoir,detrouverdesgarantiessupplémentaires,plusceproblèmes’accentue.Cetteambiguïtéentremontéed’unniveauetbifurcationdansl’enquêteestsansdouteàl’originedufaitquenousavonsbeaucoup de difficultés, sans le recours à un symbolisme logique, qui reste lui-même difficile àinterpréter,àtrouverdesexemplesderéflexivitéd’ordrequatre.

UNSYSTÈMESOCIALOUPLUSIEURSMODESD’INTERACTION?

La perspective des interactions nous a donc permis de revenir de notre analyse des étapes del’appréhensiond’autruiauxcapacitésplusgénéralesd’unecognitioninteractionnelle.

Unretoursurlejeudesémotionsvanouspermettrederevenirdecesinteractions,prisesenunsenslarge,aux interactionssociales.Nosdécisions,avons-nous rappelé, sontmoduléesparnosévaluationsaffectives,quiimpliquentdescomparaisonsentreleprésentetlefuturanticipé,entrelesdifférentsfuturspossiblesanticipés,entrelesrécapitulationsvenuesdupasséetcesanticipations.Cescomparaisonsparanticipation sont très sensibles à la possibilité qu’autrui parie sur d’autres futurs possibles. Cesrécapitulations, ajouterons-nous, s’appuient sur les résultats d’expériences interactives avec autrui quinousontmarqués.

Nouspouvonsencoreajouterquenouspouvonsdistinguerdavantagedeniveauxderéflexivitésilessavoirsounon-savoirsqu’ils’agitdedifférenciersontceuxdeplusieursacteurssurlesinformationsdontilspensentque lesautresdisposentounon–pensezauxsituationsdevaudeville,quenousdécryptonssansproblème.Autrementdit,demêmequelesmouvementsdesautresnousfournissentunrépertoiredemouvementstypiquesquinouspermetdemieuxdistinguernospropresmouvements,demêmelesprojets,anticipations et comparaisons supposées d’autrui – lisibles quand nous combinons la situation et les

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expressionsémotionnellesd’autrui–nousserventderepèrespourbâtirdesréflexivitéspluscomplexesquenospetitstroisétagesréflexifs.

Cesystème intersubjectifde repérageexigedesupposerdeshomogénéitésentredesperspectivesdifférentes,quinouspermettentdestranspositionsmoyennantlestransformationsnécessaires.Commecesdifférences indiquent une forme de distance, cela veut dire que nous établissons des interactions àdistance, basées sur l’hypothèse que les autres sont sensibles aux mêmes saillances auxquelles nousserionssensiblesdansleurposition.Celarevientàbâtirdesinteractionsàdistancesurdescapacitésdesensibilitéàdes interactionsàdistance.Celanousévited’avoirà fairedeshypothèses sur lamanièredont est constitué l’esprit d’autrui : il nous suffit de repérer des saillances, et suivre les regards etmouvements des autres qui nous indiquent d’autres saillances, et de bâtir sur les différences entre cesinteractionsàlongueportéed’autresinteractionsdemêmetype.

Onnoterapourtant,enrevenantauproblèmedudiscounttemporel,quenotreactivationémotionnellesemble moindre, au niveau neurologique, quand on nous demande de faire des évaluationsintertemporellespourd’autrespersonnes,que lorsquenoussommesdirectement impliqués(Albrechtetal.,2011)–notreinvestissementaffectifestsansdoutemoindre–lediscounttemporelpersiste,maisilestmoinsfortquandnousjugeonspourlesautres.

Autrement dit, nous avons beau nous être construits subjectivement en utilisant des convergencesentre nous et autrui sur des saillances, nous sommes davantage capables de donner la priorité auxinteractionsàpluslongueportéetemporellequandils’agitdesautres.Laraisonsemblepouvoirenêtreque,quandnous jugeonspourautrui,notreancrage temporelpersonneln’estpasencause,etdoncquenous pouvons désintriquer les interactions à longue distance des interactions à courte portée, voireéchapperauxbrouillagesentredifférentesinteractionsàlonguedistancequenousavonsanalyséesdansl’exemplede la soirée.En revanche, nousnepouvonspas le faire quandnous sommesdépendants dudéplacementdansletempsdenotrepropreancragetemporel.Cequisemblebiencorroborerl’hypothèsed’unecognitionsocialequinouspermetdenousappuyersurlesautrescommedesrepèresplusstablesquenotrepropredynamiqueaffectivedumoment.

Devons-nousalors,pourpenserlesinteractionssocialesausensfortduterme,cellesquiexigentunesensibiliténonpasseulementàautrui,maisàdesgroupes,àdescollectifs,àdesnormessociales,ajouteràcetédificedescapacitéssupplémentaires?

Certainsontavancéqu’auxprétendusdeuxsystèmes,lesystèmerapideetfrugal,etlesystèmepluslent et plus calculateur, il faudrait en ajouter un troisième, le système social, qui s’appuierait sur larationalitédesautrespersonnes.

Une première remarque s’impose : la cognition sociale exige de pouvoir supporter et traiter levague.Dansungroupesocialunpeuimportant,nousneconnaissonspasforcémentindividuellementtousceux qui font partie du groupe, et pourtant nous nous référons bien au groupe.Même si, dans un petitgroupe,nousconnaissonstoussesmembres,nousnesavonspascequefaitchacund’euxàtoutmoment,etnouspouvonssimplementsupposerqu’ilsagissent leplussouventdemanièreàpréserver lasurviedugroupe.Cessavoirs-làsontvagues,maiscevagueestnécessairepourquelegroupepuissesemaintenir

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etvivre.Exigeruncontrôledetouslesinstantsparalyseraitl’actiondugroupe.Larelationentrecevaguedegroupe 8etlasensibilitéàdesinteractionsàlongueportéeestévidente.

Or,puisquenotrecognitionestinteractionnelle,puisqu’ellesaittraiterlevagueetlesinteractions,elle dispose déjà des dispositions nécessaires pour assurer la formation de groupes et leurmaintien.Encorefaut-ilqu’ellemetteaupointledoublemouvementquenousavonsesquisséplushaut,àproposdessavoirsréflexifs,entreacceptationd’unvagueirréductibledanslesgarantiesdeplushautniveaudenotresavoir,etrecherched’indicesplusfinsàdesniveauxinférieurs.Quandils’agitdelavieengroupe,ce doublemouvement consiste à tenter des contrôles partiels, desmises à l’épreuve, mais sans pourautantbloquerlesinteractionsetlaconfianceentrelesmembresdugroupe,cequisupposed’accepterlevaguedenosassurancesdanslastabilitédugroupe.

Une dynamique d’apprentissage est nécessaire pour arriver à connaître le bon dosage dans nosinteractionssocialesentrecatégorisationvagueetmiseàl’épreuved’autrui(etparautrui).

Peuàpeulesinteractionsréussies,maisaussilescorrectionsquemotiventdesémotionsdugenredela surprise, de ladéceptionoudu regret, ainsi que les récapitulations émotionnellesqui lesmarquent,nous permettent de sélectionner par apprentissage les combinaisons les plus fiables d’acceptation duvague et demise à l’épreuve.Or le repérage dans le vague implique la sensibilité aux interactions àlongueportée. Et lamise à l’épreuve se fait par vérification de la cohérence entre ces interactions àlongueportéeetdesindiceslocaux.

Ladualitéentrelesdeuxsystèmessupposéspourraitbienalorsn’êtrequ’uneffetdecesdynamiquesd’apprentissage.Tantquenousn’avonspastrouvélesbonsajustementsentrecesdeuxmouvements,nousdevonspasserpardescircuitslongsdecontrôle,quiassurentdesrévisionssuccessivesd’undispositifd’interactionparunautre.Unefoisquenousavonstrouvédesrepèresquipermettentdecourt-circuitercescircuitslongs,nousdevenonscapablesd’intégrationsbienplusrapides,etqui,socialement,induisentdans les coordinations de groupe une confiance routinière. Mais les interactions à longue portée quiréalisentdescourts-circuitsentrecesrepèresprésententdesbiais:cesrepèresnesontfiablesquedansdes contextes suffisamment similaires à ceux dans lesquels nous avons appris la viabilité de cesraccourcis.

Notrecognitionapuainsi intégrernos interactionsavecnotreenvironnement,avecautrui et avecnos groupes d’appartenance, mais la contrepartie est qu’elle reste partiellement dépendante de leurscontextes,nepouvants’endétacherqu’auprixdelarelancedenouveauxapprentissages.

Desdéfispourlathéorieéconomique

La prise en compte de toutes ces interactions, celle des multiples capacités comparatives desémotions,celledesdynamiquesd’évolutiondesévaluationsaucoursdutemps,desmodalitésderepéragedanslevague,celledel’existencedeplusieurscouchessédimentéesd’apprentissagequinourrissentdesréactionsrapidesoupluslentes,cesontlàautantdedéfispourlathéorieéconomique,qu’ils’agissedelathéoriedeladécisionoudelathéoriedesjeux.

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Lathéoriedeladécisiondéfinitunedécisioncommelechoixd’uneaction,actionquiestréduiteàune fonction, partant des différents états du monde possibles et arrivant dans des conséquences. Lesconséquencessontalorsévaluéesselonlespréférencesdel’agent,donnantlieuàdesutilités,et l’agentdécideurtientdepluscomptedesdifférentesprobabilitésdesétatspossibles(ainsitraverserunguéestutileetaisésionaaffaireàunruisseauetqu’ilfaitbeau,maisunoragequi transformeleruisseauentorrentpeutdonnerpourconséquenceàcetteactionunenoyade).

Orunetelleconceptiondel’actionestassezéloignéedeladynamiqueeffectivedenosinteractions.Nospréférencessont le résultatdenosapprentissages interactifs,cognitifsetémotionnels.Nosactionssont extraites d’interactions avec notre environnement et avec autrui, qui nous permettent de nousconstruire un répertoire de mouvements orientés vers des cibles ou d’expressions gestuelles. Nousévoluonsdansunmondequiprésentedesincertitudes.Cesincertitudesnesontpasaiséesàprobabiliser,parcequesinouspouvonsassurémentassignerdesprobabilitéssubjectivesauxdifférentsscénarios,nousnesavonspascommentenassigneràl’imprévuquilesbouleverse,auquelpourtantnouspouvonsréagirémotionnellement. C’est d’ailleurs parce que nous vivons en situation d’incertitude que nous avonsdéveloppél’apprentissageémotionnelquiestlenôtreetsescomparaisons.

En situation d’incertitude, nos réactions prennent leurs repères sur nos interactions avec autrui.Ainsicesontdescomparaisonsaveclesrésultatsd’autruiquiguidentnosévaluations.Inversement,pourpouvoirêtresensibleàl’altéritéd’autrui,ilfautpouvoirêtresensibleàdesdifférencesdecequ’ilfaitavec ce que nous attendions ; et c’est une capacité de sensibilité à l’imprévu, dans un monde enincertitude,quinouspermetd’êtresensibleàcettealtérité.

Avant d’avoir des préférences entre des actions, nous avons desmotivations pour telle ou telleaction.Unemotivationestd’ordinairesupposéeêtrelefacteurquipousseàlalevéedel’inhibitiond’uneactivation et lui permet de déclencher un comportement.Mais en fait elle oriente cette dynamique encohérenceaveclapossibilitépourautruidereconnaîtrel’orientationdenotrecomportement.Etcesontcesmotivationsd’actionsreconnaissablesparautruiquipourrontêtretenuespournosintentions.Defait,c’estd’abordàautruiquenousassignonsdesintentions:nousn’avonspasbesoindanslaplupartdenosactionsdedéfinir nospropres intentions, puisque cela ferait pournousdouble emploi avec l’intentionimplicitedansnotreactionengagée.Monintentionestdonccequi,sij’occupaislepointdevued’autrui,setraduiraitparuncomportementrévélateurdetelleintentionpourunobservateursemblableàmoi.

Quand le théoricien de la décision parle de préférences révélées, il présuppose que mes choixpuissentrévélermesorientations.Encelailnefaitqueprolongercetteconstructionintersubjectivedesintentions.Maissicesintentionssontsélectionnéesparcequ’ellessontreconnaissablesparautrui,etquecette sélection fasse partie du processus qui me construit comme sujet intersubjectif, alors mespréférences ne sont pas simplement révélées, elles sont bien réelles, mais comme des réalitésinteractives,etnonpluscommedesdonnéesinternesauseulsujet.

Cet aller-retour entre nous et autrui nous permet d’entretenir en quelque sorte l’altérité en nous.Nousdevenonscapablesd’entretenirenparallèleplusieursattentes,correspondantàplusieursscénarios.Certainsd’entreeuxnecorrespondentpasàlaréalitéactuelle,sibienqu’ilssontdits«contrefactuels».

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Cette capacité d’envisager des contrefactuels peut encore se complexifier, par un effet en retour del’interaction avec autrui. La constitution de notre système sensorimoteur nous rend déjà capablesd’inhiber le déclenchement de comportements sans pour autant inhiber leur préparation, et cela nouspermet de « simuler » autrui. Nous devenons capables d’entretenir en parallèle sinon différentespréparations, du moins différentes mises en attentes de conduites possibles, quand nous faisonsl’expérience des différences entre telle ou telle des autres personnes que nous côtoyons, et que nousapprenonsàattendredesconduitesdifférentesdesunsetdesautres.Quandlespartenairesconcernésnesontpasprésents,cesmisesenattentevontévoquerdescontrefactuels.Lathéoriedesjeux,quiformalisenosréactionsappropriéesàtouslescoupspossiblesd’autruidansunjeu,seveutunegénéralisationdecettecapacité 9.

Formaliserladynamiquedecesinteractions,voiredesinteractionsentreinteractionsàcourteetàlongue portée, cela semble bien être le défi proposé à la théorie économique, qui deviendrait alorsvéritablementunesciencesociale.ChristianSchmidtvamontrerquel’interactionentreneurosciencesetéconomienousengagebiendanscettevoie.

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CommentairePourunenouvelleapprocheéconomiquedel’intertemporalité

Unemultituded’expériences,répétéesdepuisplusdevingtans,amontréqueleschoixdesindividusserévélaient,d’unepart,sensiblesauxdifférenteséchéancestemporellesanticipées,etvariaient,d’autrepart, en fonction de leur position par rapport à ces échéances. Dans l’exemple décrit au début de cechapitre,lechoix,initialementarrêtéquelquesjoursavant,derenonceràunesoiréesympathiqueenvued’unconcoursprofessionnellementdécisif, s’est trouvéprogressivement remisenquestionaucoursdudéroulementdutemps,aupointdesetrouverinverséaumomentdecetteéchéance.Cesphénomènessontappréhendésparl’analyseéconomiqueaumoyendedeuxconceptsprincipaux.Ils’agit,d’abord,dutauxd’actualisation,quipermetd’évaluerlesconséquencesdesactionsàdeséchéancesdifférentes,plusoumoinslointaines,enlestraduisantentermesdeconséquencesimmédiates.Quantàlatransformationdel’appréciationdeleursconséquencesattendues,enrapportaveclerapprochement(oul’éloignement)deleurs échéances, elle se trouve saisie à travers les modifications, voire les renversements, qu’elleentraînedanslespréférencesdesagentsdécideurs.

Cesdeuxindicateursassocientspontanémentlesphénomènesquiontétérapportésàdesanomalieséconomiques.Sansaccident,eneffet,untauxd’actualisation«normal»devraitpouvoirsetraduireparuncoefficientconstant,dontlatrajectoireprendraitlaformed’unecourbeexponentielle.Orcen’estpasce que l’on observe le plus souvent dans les expériences, où le taux d’actualisation revêt plutôt latrajectoired’unecourbehyperboliqueouquasihyperbolique(Laibson,1997).Quantauxpréférencesdessujets,dontonamontréauchapitre2,toutàlafoisl’importanceetleslimitationsdeleurtraitementenéconomie,ellessontsupposéestraduirelacohérencedesgoûtsdesagentséconomiquesetposséder,àcetitre,uncertainnombredepropriétéslogiquesconstantes(réflexivité,transitivité,antisymétrie,etc.).Làencore,cen’estpascequel’oninduitleplussouventdescomportementsobservés.Dèslors,oubienlespréférencesqui inspirent leschoixdesagentsprésententdes incohérences,oubienelles sont instablesdans la durée.Dans les deux cas, ces anomalies repérées sont imputables à différentesmanifestations

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d’intertemporalitéaucoursdesdécisions.CommelesoulignePierreLivetàlafindecechapitre,ellesinterpellentsérieusementlathéorieéconomiquedeladécision.

UNETHÉORIEDELADÉCISIONDÉRIVÉEDUMODÈLEÉCONOMIQUESTATIQUEDUCHOIXDUCONSOMMATEUR

Pour comprendre les véritables raisons de cette mise en difficulté de la théorie économiqueclassiquedeladécision,ilestnécessairederemonterenamont,auniveaududécoupagedesdomainesétudiés et de la construction des différentes catégories identifiées par la discipline économique. Onnotera que le concept de tauxd’actualisation est principalement utilisé enmacroéconomie, en relationavec les agrégats, représentant l’épargne, la consommation, l’investissement et, plus largement, lesdifférentes affectations du capital. Les préférences concernent, en revanche, au premier chef, lamicroéconomie et renvoient, en premier lieu, à un agent individuel plus ou moins représentatif. Plusprécisément,c’estàproposducapitalqueleproblèmedelatemporalitéad’abordétéposéenéconomie.Historiquement, la tradition autrichienne a même développé une théorie originale du capital, presqueentièrementconstruitesurlabased’uneanalysedeladimensiontemporelledanslaquelles’inscriventlesactionséconomiques 10. Aujourd’hui encore, les débats suscités par la définition et le choix d’un tauxd’actualisation, même s’ils prennent leur source dans l’observation des comportements individuels,intéressentprincipalementlasphèredelamacroéconomiefinancièreetdestravauxsurlescyclesdevieducapital(Angeletosetal.,2001).C’est,aucontraire,àpartirdel’analysedelaconsommation,etdansla perspective du choix du consommateur individuel, qu’a été élaborée la théorie économique de ladécision. C’est pourquoi, celle-ci peut s’entendre comme unemanière de généralisation d’une théorieinitialementdestinéeàcomprendreetàéclairerlechoixduconsommateur.

Cette référence à la consommation permet d’expliquer, pour une part au moins, la formulationinitialementstatiquedecettethéorie.Sonancragedansletempsprésentestfourniparlespréférencesduconsommateur,aumomentdesonchoix.S’agissantd’unbiendestinéàêtreconsommé,onsupposequeledélai temporelquisépare lechoixdesaconséquence,c’est-à-direde laconsommationdubienchoisi,peut-êtrenégligé.Lorsquejechoisisentredescarottesetdestomatespourmonprochainrepas,ledélaiquiséparecechoixdudéroulementdecerepasnedevraitpasnormalementmodifierlespréférencesquiontorientémonchoix.Latentationest,dèslors,detraiter lechoixcommeuneopérationuniquequisedéroule en un seul coup et où les préférences du consommateur sont supposées inchangées entre lemomentoùileffectuesonchoixetceluioùilsatisfaitsaconsommation.L’introductiond’unetemporalitésetrouveainsi,enquelquesorte,grefféesurunschémad’originecomplètementstatique.

Forceestpourtantdereconnaîtrequelesconséquencesdecechoix,àpartirdesquellessetrouventdéfinieslespréférencesdudécideur,appartiennentaufutur.Ellessont,pourcetteraison, incertainesetrequièrentuneanticipationde sapart.Pour intégrercettedimensiond’incertitudedans ladécision, leséconomistes ont introduit des probabilités subjectives résultant d’un traitement probabiliste des

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croyancesdel’individusurlesconséquencesdeseschoix.Cesprobabilitéssubjectivesentrentalorsenlignedecomptedansladéfinitiondespréférencesduconsommateuraumomentoùledécideureffectuesonchoix.L’instantduchoixconstituetoujours,pourcetteraison,lepointfixeauquelrenvoieladécision.On peut dès lors interpréter ce recours aux probabilités subjectives comme un procédé permettant detransformerces incertitudes enéquivalents certains sur lesquels seraientdéfinies lespréférences.Afind’éviter cette confusion simplificatrice, des logiciens comme Jeffrey, pourtant favorables à l’approcheéconomique de cette logique de la décision, se sont efforcés de distinguer conceptuellement lesprobabilitéssubjectives, qui concernent l’occurrence de ces conséquences, et leur désirabilité pour ledécideur (Jeffrey, 1983). En outre, la survenance d’événements imprévisibles, ou, tout au moins,imprévuspar ledécideur,peutremettreencause lavaliditédesprobabilitéssubjectivesassociéesauxconséquencesd’unchoix.Ainsi,unaccidentmétéorologiquegrave,subitettrèsrare,estleplussouventabsentduchampdeconsciencedesdécisionsquotidiennes.Shackleestl’undesseulséconomistesquisesoitattachéàcritiquercettefailledesprobabilitéssubjectives,cequil’aconduitàchercheràintégrerlasurprisedanssontraitementoriginaldeladécisionenincertitude.Onremarquera,àcepropos,etcelan’estpas fortuit, quepresque tous les exempleschoisisparShacklepour illustrer son traitementde lasurpriseportentsurdeschoixd’investissementetneconcernentpresquejamaislaconsommation.

Une extension dynamique de ce schéma statique s’est également imposée pour d’autres raisons ;lorsqu’il s’agit notamment de rendre compte des décisions, dont les procédures, et donc lesconséquences, font intervenirplusieursséquences,ouunepériodeplus longue.Onsonge,parexemple,auxsituationsdenégociationsenplusieurscoups,oùleschoixséquentielsdechacundépendentdeschoixobservés et anticipés chez l’autre. Une dimension de temporalité se manifeste également au niveauindividuel, lorsqu’il s’agit de prendre une décision dont les conséquences finales dépendent d’autresdécisionsàprendreàdesdatesultérieures.Jedécide,parexemple,aujourd’hui,deprendreuneoptionsuruncontratàterme.Sansquitterledomainedelaconsommation,unachatàcréditrechargeable,c’est-à-direavecpossibilitéderenouvellementaumomentdel’échéance,rentredanscettecatégorie.

Uneversionpurementconséquentialistedelathéoriedeladécisionaétéproposéepourrépondreàsonextensiontemporelle.Cetteversionsoutientquelacléd’unchoixrationnelrésidedanslefaitqu’ilprendexclusivement en compte ses conséquences attendues.Rienn’empêche, dans ces conditions, quedesmodificationsdans lespréférencesdudécideur interviennentaucoursduprocessusdécisionnel. Ilsuffitdesoumettrecesmodificationsàdesconditionsdecohérencedynamique,afindepréservercetterelationinstantanée,«choix/conséquences»quicaractérise,danscetteoptique,lemomentdeladécision.Ainsi, le sujet rationnel doit-il, lorsqu’il se trouve au moment d’un choix, prendre en compte, nonseulement les conséquences attendues de ce choix, mais également les conséquences des choixintervenues dans les séquences antérieures (Hammond, 1976, 1988). Il en résulte plusieurstransformations dans la formalisation de la fonction qui représente, dans ces nouvelles conditions, lechoix intertemporel d’un consommateur rationnel 11. Mais cette interprétation conséquentialiste de ladécision ne change rien au fond. Le cadre statique, même rendu ainsi dynamique, sert toujours deréférenceàlathéorieéconomiquedeladécision.Ilreste,pourcetteraison,incapablederendrecompte

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desvéritablesdynamiquesd’interactions,bienpluscomplexes, comme l’amontrécechapitre, entre lesujetet saperceptiondesdifférentescomposantesdesonenvironnement.Cesdynamiquescommencentaujourd’huiàêtreexplorées,àlalumièredesconnaissancesnaissantesquis’accumulent,concernantlesprocessuscérébrauxintervenantaucoursdecequenousappelonsdécision.

Troisconstatsd’oresetdéjàs’imposent.Unedécision,quellequ’ellesoit,n’estjamaisréductibleàuneopérationmentaleunique.Elles’inscrittoujoursdansuneconfrontationdemécanismesmultiples.Sadimensiontemporellen’estpasintelligibleenlarapportantàunseulpointdutemps(lemomentprésent).Ellefaitintervenir,nonseulementdessouvenirsetdesprojections,maisaussileursdéformationsetleurstransformations,en fonctionde lavariationdesdistancesqui séparent leursconséquences lesunesparrapportauxautres,etparrapportauxdifférentsmomentsvécuspar ledécideur.Dansl’exemplechoisiparPierreLivet,ladistancetemporellequiséparelasoiréeprogramméeentreamisetl’examenn’estpasperçuede lamêmemanièrepar lesujet,aumomentdesadécision initiale (quelques joursavant),etàmesurequele tempss’écouleetqueleséchéancess’approchent.Leprocessusdécisionnel,enfin,n’estpasunsystèmefermésurlesujetdécideur,aumomentdesaprisededécision.Ilsedéploie,aucontraire,commeunsystèmeouvertsurl’extérieur,c’est-à-direeninteractionpermanenteavecsonenvironnement(matérielethumain);soit,directement,àtraverslesinformationsqu’ilrecueille,soit,indirectement,parl’intermédiairedeson imaginationsensible. Il en résulte,enparticulier,qu’associer lacohérenced’unagent et, partant, sa rationalité, à l’invariance intertemporelle de ses préférences, ou tout aumoins, àquelquesconditionsstrictes(transitivité…),commelefaitlathéorieéconomiquedeladécision,n’estpasenaccordavec leprocessusmentalquiguidecesdécisions.Cesconstats,quisesontprogressivementimposés,justifientlaplaceaccordéeàladiscussiondeladécisiondanscechapitreconsacréàl’analysedelacognitioninteractionnelle.Ilsconduisent,commeonl’amontré,àunecritiqueassezradicaledelathéorieéconomiquetraditionnelledeladécision.Ilnousfautmaintenantexaminercommentlesdifférentsmatériauxrecueillis,d’unepartpar l’économieet lapsychologieexpérimentales,etd’autrepartpar laneurobiologieetl’imageriecérébrale,ouvrentlavoieàl’élaborationd’unethéoriealternative.

ÀLARECHERCHEDESBASESNEURONALESDEL’ACTUALISATIONTEMPORELLE

Commençons par réexaminer la question, classique en économie, du traitement de l’actualisation(«discount»temporel)parledécideur,aucoursduprocessusdedécision,aveclesconséquencesqu’ilentraîne sur sesprisesdedécisions.Plusieurs travauxexpérimentauxont été réalisésdans lecadredeprotocolesdifférents,dontcertainsportent,précisément,surdeschoixdeconsommation.Ladiversitédesprotocoles expérimentaux, qui correspondent à la variété des hypothèses que désirent tester leschercheurs,nefacilitenil’élaborationd’unemesurefiabledel’actualisationsubjective,nilaformulationd’une synthèse claire des résultats observés au cours de ces expériences. Un point semble toutefoisacquis.Deuxmécanismescérébrauxinterviennentaucoursdeschoixproposésentreplusieursoptions,àéchéancestemporellesdifférentes.Ilscorrespondentrespectivementàl’activationderégionscérébrales

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distinctes. Il s’agit, d’un côté, de l’activation de régions limbiques et paralimbiques, étroitementcorréléesausystèmedopaminergique(striatum,NACCounucleusaccumbens…)et,d’unautrecôté,decertaines zones du cortex préfrontal et du cortex pariétal mobilisées de manière prioritaire dans lesopérations de raisonnement. On observera que l’identification de ces deux mécanismes cérébrauxdistinctsn’impliquepasl’existencededeuxsystèmesséparés.Nouspensonsplutôtquel’actualisationaucours du processus décisionnel est une opération mentale qui articule ces deux mécanismes, certesdifférents, et selon des modalités diverses, confirmant ainsi les ressources de plasticité du cerveauhumain.C’estpourquoilestermesdudébatquiopposeaujourd’hui,surceterrain,lespartisansdedeuxsystèmesàceuxdusystèmeuniquenousparaissentmalposés(Rustichini,2008).

C’est la publication du dernier ouvrage de Kahneman, intitulé précisément Thinking Fast andSlow 12 (2011)qui a élargi cedébat, en le faisant connaître àunpublicplus largequeceluides seulsinitiés.Onpeutcertesregrouperunensembledefonctionscérébralesaumoyendecettepartition.Àcesfonctions peut également être rattachée l’activation de régions cérébrales de plus en plus précisémentidentifiées. Pour autant, nous avons montré, dans le premier chapitre, que l’activation et l’inhibitioncorrespondaientàdeuxrégimesopposés,maisdontlefonctionnementsynchroneposaitprincipalementunproblème de coordination mis clairement en évidence dans les cas, parfois pathologiques, dedysfonctionnement.Nousverrons,enoutre,quedansdenombreusessituations,sicertainsmarqueursducerveaurapide(dopamine,striatum,NACC)setrouventsuractivés,celan’empêchepasd’autreszonesducerveaulent,commecertainespartiesducortexpariétal,detravaillerenarrière-fond.Enfin,l’oppositionlent/rapideserévèletrèsinsuffisantepourrendrecomptedeladimensionintertemporellecomplexedanslaquelleévoluelefonctionnementdenotrecerveauaucoursduprocessusdeprisededécision.

Sans surprise, l’activation de la première des régions cérébrales limbiques et paralimbiquesapparaîtprédominantelorsdeschoixquiprivilégientletrèscourtterme,alorsquec’estlasecondequiprévautdansleschoixquioptentpourle longterme.Mais, tandisquelapremièredecesdeuxrégionscérébralessetrouveleplusgénéralementactivéelorsqu’ils’agitd’échéancestrèscourtes,iln’envapasde même de la seconde zone qui est activée, à des degrés, certes variables, mais quelle que soitl’échéance temporelle.Deplus, lesmodalités temporellesdudéclenchementdumécanisme limbiqueàforte connotation émotionnelle semblent dépendantes des objets sur lesquels portent les choix et lesdélais correspondants. Des différences apparaissent, en effet, entre le traitement cérébral de gainsfinanciersàdiverseséchéances,mesuréesensemainesouenmois,etceluidebiensdeconsommation,commeunjusdefruit,àconsommerimmédiatement,10minutesplustard,ouquelquesminutesencoreunpeuplustard.Danslecasdelaconsommation,eneffet,l’activationdumécanismelimbiquen’intervientquepourl’optiond’uneconsommationimmédiate.Onnelaretrouveplusdanslecasd’uneoptionjusteun petit peu plus éloignée dans le temps (10minutes), par rapport à une option encore plus éloignée(20minutes) ; et cela, à l’inverse de ce que l’on observe dans le cas des choix portant sur des gainsfinancierspourdesoptionséloignées,allantde l’immédiatàplusieurssemaines (McLureetal., 2004,2007).Cettedifférencemontred’abordqueleséchelles temporellessur lesquelles lecerveautravaillesont très variables, en fonction des objets sur lesquels porte la décision. Elle conforte ainsi notre

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conviction qu’une théorie de la décision ne peut pas se construire sur la base d’une théorie généraleélargie de la consommation, comme l’avait initialement énoncé la théorie économique. Elle révèle,ensuite,queleséchellesdetempsnesontpasperçuesparlecerveaucommelinéairesetsimilairesdanscesdifférentscas.Sil’instantprésentesttoujourstraitédemanièreàpart,ladistancequisépare«toutdesuite»et«dans10minutes»n’estpasdutoutperçuedemanièreidentiqueàcellequisépare10minuteset 20 minutes après, dans le cas du jus de fruit (McLure et al., 2007). Cette différence apparaît, enrevanche, beaucoupmoins nette dans l’expériencemonétaire, lorsqu’il s’agit de comparer des gains àéchéancesde2etde4semaines(McLureetal.,2004).

L’unedesdifficultésrencontréeslorsquel’onchercheàinterprétercesrésultatsexpérimentauxtientau fait que ces expériences font intervenir simultanément deux variables différentes, l’importance desquantités attendues et la date des échéances. Une expérience plus récente s’est efforcée de distinguerleurs effets respectifs au niveau de l’activité cérébrale, en faisant varier demanière indépendante lesmontantsdesgainsattendusetlesdatesoùilsserontdistribuésdanslefutur.Ellemontrequel’élévationde l’activation de la région du nucleus accumbens (NACC), ainsi que d’autres régions du cortexcingulaire,setrouvedirectementcorréléeàl’importancedumontantattendu,tandisqued’autresrégions,notamment corticales latérales, sedésactivent en fonctiondu report temporel de l’échéance (Balard etKnutson, 2009). Le taux du discount temporel utilisé par les individus fait donc intervenir deuxcomposantesneuronalesdistinctes, relativesauxquantitésdugainattenduetauxdélaisde leurattente,maisdontlamobilisationapparaîtétroitementimbriquée.

Ils’agitendéfinitivedemécanismescomplexes,comportantchacunplusieurscomposants.Lorsqueles économistes ont cherché à les modéliser en les simplifiant, ils ont proposé de représenter ladomination de l’un de ces mécanismes sur l’autre, au moyen de deux coefficients qui leur étaientfamiliers, β et δ, correspondant aux formes, hyperbolique, pour le premier, et exponentielle, pour lesecond,attribuéesrespectivementautauxd’actualisation.Ainsi,lorsquel’activationdusystèmelimbiquel’emporte sur celle du systèmedes régionsdu cortexpréfrontal et pariétal qui ont étémentionnées, lesujetmanifestedansseschoixunefortepréférencepourunrésultatimmédiat,fût-ilmoinsintéressantentermesdecapitalisation,cequicorrespondàunβtrèsélevé.Ensensinverse,lorsquel’onobserve,chezlesujet,unebeaucoupplus forteactivationdes régionsducortexpréfrontaletpariétal, il nemanifesteplusdepréférencepourlerésultatimmédiatetrévèleunδbienplusélevé.Toutsepassedonccommesiladécisionrésultaitd’unarbitrage,outoutaumoinsd’unepondération,entrel’activationdechacundecesdeuxmécanismes,eux-mêmesdépendants,commeonl’avu,desmontantsespérés.Cettehypothèsesetrouve, d’une certainemanière, confortée par le constat d’une activation complémentaire au niveau del’ACC,unezoneducerveauassociéeauxconflits,lorsque,parexemple,lemécanismelimbiqueprendlepassur l’activationdes régionspréfrontalesetpariétalesconcernées.Onretrouveainsi, formuléd’uneautremanière,ledualismeprécédemmentévoqué.

Cette formulation schématique du discount temporel au moyen des coefficients β et δ a étérécemmentcritiquéeparAinslie(2012)surlabasedesonincompatibilitéaveclanotiondeself-controldelavolonté,qu’ilprivilégiedanssonanalysedeschoixintertemporels,etdontPierreLivet,amontré,

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dans ce chapitre, l’intérêt, mais aussi les limites. Ainslie préfère, pour cette raison, revenir à saformulationhyperboliqueinitiale(Ainslie,1975,1991)detypeDV=1/1+k.D,oùDVreprésenteletauxd’actualisation attendu rapporté à une échéance de temps objective, et k un coefficient hyperboliquetraduisant l’impatiencedusujet.DanssondernierarticleAinslieélargit toutefois l’interprétationdesaformuleinitiale,enintroduisantunprocessusrécursifdeprédictionsdusujetsurlui-mêmeauxdifférenteséchéancesenvisagées.Ceprocessuspeutainsientraînerunrenforcementou,aucontraire,unabandondesengagementsprisparlesujetenverslui-même,aucoursdudéroulementdutemps(2012).L’introductiondelavolontédusujetauxdifférenteséchéances,reliéeparAinslieautraitementdelatemporalité,permetainsideprendreencompteunevéritableintertemporalitédynamique,denaturesubjective.Cetraitementpeutsetraduire,danslesfaits,parunensembledechoixcohérentsdansletemps,maisilpeutégalement,comme le reconnaît Ainslie lui-même à la fin de cet article, donner lieu à une série de pseudo-rationalisations, de dénis, voire de mouvements impulsifs. Ces liens diachroniques entre les choixintroduisent,certes,unemanièredecohérence intertemporelle.Mais lamémoirequi les tissen’estpasexempte,elle-même,dedéformationsetdebiaisaffectifs.C’estpourquoicettecohérencetemporelleestbienéloignéedelarationalitééconomique.PierreLivetaproposédanscechapitredemettrel’accentsurlanotiondeperceptionssuccessives,entenduesentermesdesaillances,qu’ilinterprète,danslasuitedesondéveloppement,commelescomposantesd’unedynamiquedecatégorisations.Nousreviendronssurcettequestionendestermesunpeudifférents.

Par-delà le problème posé par sa formalisation, qui fera l’objet d’une discussion séparée,l’hypothèsegénéraled’unearticulationentredeuxmécanismesaétéconfortéepard’autresrésultatsquiportentplusdirectementsurl’anticipationdudécideur.Unedynamiquecérébraledifférenteaétémiseenévidence,lorsqueladécisionorientelesanticipationsdudécideurverslesconséquencesimmédiatesdesadécision,commedanslecasduchoixduconsommateur,etlorsquesadécisionrequiertdeprendreencompte,différentstermes,commedanslecasdeplacementsfinanciers(Tanakaetal.,2004).L’intérêtdel’expériencedeTanakarésidedansuneméthodeoriginalequiinspireleprotocoleexpérimentalqu’ilachoisietsontraitementstatistique.Lessujetseffectuentdeschoixentroisséquences.Leuroptionconsisteà choisir, chaque fois, entre un cumul de petits gains à chacune des trois échéances différentes, oul’acceptationdepetitespertescompenséesparunbonusplusconséquent à ladernièreéchéance.Cetteétudeest,dureste,l’unedesraresàprendreencompte,enplusdesattentesdegains,desanticipationsdepertes, au moins temporaires. Ses résultats vérifient d’abord le rôle déterminant joué par les zonescérébralesqui régulent lesémotions,etenparticulier le striatumet l’insula,dans lesanticipations desattentes.Maisilsrévèlentégalement,desdifférencesplusfinesdanslescircuitsdesganglionscortico-basals,respectivementactivésdanslesanticipationsauxdifférenteséchellesdetemps.Seposeainsiladélicate question des conditions neurophysiologiques de passage d’un système d’anticipation court-termisteàunsystèmegraduellementdeplusenpluscomplexe,lorsquel’onélargitlespectretemporel.

D’autres chercheurs se sont efforcés de comparer le poids respectif donné par les sujets auxconséquences attendues de leurs décisions, dans l’immédiat et à un plus long terme. Ils ont d’abordvérifié l’hypothèseselonlaquellecettevalorisationdépendaitétroitementd’uneactivationconjointedu

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système dopaminergique (avec ses effets sur certaines parties du striatum) et de l’ACC. Fort de ceconstat, ils se sont interrogés ensuite pour savoir si l’observation la plus fréquente d’un arbitrage enfaveur du court terme, tenait davantage au fait que les conséquences immédiates se trouvaientsurvalorisées,ou,aucontraire,sic’étaientplutôtlesconséquenceslointainesquiétaientdévalorisées.Ilsontalorsdistinguédeuxgroupesd’individusdansleuréchantillon:ceuxquiprivilégiaientlesrésultatsimmédiatsetceuxquiprivilégiaientlesrésultatsàpluslongterme.Or,tandisqu’unegrandedifférence,entre ces deux groupes, était observée dans l’activation de ces zones cérébrales pour des résultatsimmédiats,aucunedifférencesensiblenesemanifestait,aucontraire,entreeux,concernantlesrésultatsàplus long terme.Lesauteursenont concluque lapréférencepour lesconséquences immédiatesdevaitplutôtêtrerapportéeàunesurévaluationdel’immédiat,déclenchéeparcettesuractivationémotionnelle,qu’à une sous-évaluation du futur plus lointain qui aurait été imputable à une sous-activation de laconscienceréflexive(CherniawskyetHolroyd,2013).

Uneconfirmation indirectedurôleprédominant jouéparcemécanismedopaminergique et l’ACCdans la régulation des préférences intertemporelles, révélée par les choix des décideurs, peut êtreparadoxalementtrouvéedansdiverstravauxdeneurosciencesinterculturelles.Desétudescomparativesmenées entre des sujets occidentaux et asiatiques ont montré que les régions du cortex préfrontal etpariétal,correspondantauxfonctionscognitivesduraisonnement,étaientactivéesdemanièresemblableetdansdesconditionsanalogueschezlesOccidentauxetchezlesAsiatiques.Maisunenettedifférenceétait, au contraire, observée concernant l’activation des régions cérébrales associées à la valorisationaffective (système dopaminergique, striatum). Tandis que ces dernières se trouvaient le plus souventsuractivées,commeonl’avu,chezlesOccidentauxdevantlesoptionsimmédiates,ouàtrèscourtterme,elless’activaient,aucontraire,plutôtdevantlesoptionsàpluslongtermechezlaplupartdesAsiatiques.Ceconstatétabliparl’imageriecérébralecorrespond,commeattendu,auchoixpréférentieldutrèscourttermeetdupluslongterme,respectivementémispardesOccidentauxetpardesAsiatiquesaucoursdel’expérience, en l’occurrence des Américains et des Coréens (Kim et al., 2012). Des travauxexpérimentauxantérieursavaientdéjàmisenévidencelamêmedifférenceentrelestauxd’actualisationqui orientaient les choix de sujets américains et de sujets japonais (Green et Myerson, 2002). Enrevanche,aucunedifférencenotoiren’étaitapparuedanscetteétudeentreleschoixdessujetsaméricainsetdessujetschinois.

Plusieurs facteurs peuvent expliquer cet écart, d’une étude à l’autre, entre les comportementsobservés,chezlesCoréensetlesJaponais,d’unepart,etchezlesChinois,d’autrepart.Unélémentdoitêtreretenu.Danscetteexpérience,lesétudiantsd’originechinoiseétaientdepuislongtempsintégrésàlaculture américaine, ce qui n’était pas le cas des étudiants japonais. Si elle était confirmée, cetteexplicationpourrait renforcernotrehypothèsedurôledevariablederégulation jouépar lesystèmedevalorisation affectivedans les choix intertemporels.Une telle valorisationdiscriminantepourrait ainsiprivilégierl’immédiatetlecourtterme,commeonl’observeleplussouventchezlesOccidentaux,maiségalementlepluslongterme,commecelasembles’observerchezdenombreuxAsiatiques.Ilrestealorsàcomprendrecommentseconstruitcettedifférence,puisqu’ilsembleraitqu’ellesoitimputableàuntrait

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culturel, transmis, et donc appris par chaque individu. On peut sans doute rapprocher ce trait duphénomèneplusgénéraldereconnaissancesocialeintroduitdansleschapitresprécédents.

Desinformationssupplémentaires,surlerôleparticulierdecemécanismedopaminergiquedanslarégulationdeschoixintertemporels,peuventêtretiréesd’uneétudeportantsurlacomparaisonentrelesrésultatsobtenus, lorsque ladécisionconcerne le sujet lui-même(le«self»),ouunautresujetque ledécideurlui-même(Albrechtetal.,2011).Auniveauexpérimental,d’abord,lessujetslespluspromptsàchoisirpoureux l’option immédiatesesontmontrésbeaucouppluscirconspects lorsqu’il s’agissaitdechoisirpourunautre.Cettedifférencedanslescomportementsobservéscorrespondégalementàcertainesdifférences dans l’activation des zones cérébrales allouées à l’émotion. Les résultats de l’imageriecérébrales’avèrentcependanticiplusdifficilesàinterpréter,puisque,toutàlafois,lesmêmesrégionscérébrales se trouvent activées dans les deux cas, mais avec des intensités différentes et selon desmodalités distinctes. Il semblerait cependant que le découpage temporel se révèle assez différent auniveaudu ressenti affectif.Lorsque le sujet choisit pour lui-même, une première coupure semanifesteinstantanémententrel’immédiatetlefuturpluséloigné,quellesquesoient,parailleurs,leséchéancesdece futur. On ne la retrouve plus lorsque le sujet effectue son choix pour une autre personne qu’il neconnaîtpas.End’autrestermes,unlienémotionnelprivilégiérelieraitchacundenousàl’instantquisuitimmédiatement le moment présent (celui-là même de la décision). Cette intimité singulière qui lie le«moi,maintenant », au «moi, immédiatement après », n’a pas d’équivalent lorsque lemoi se trouveremplacéparunautremoi,mêmesile«je»imaginecetautrecommeunautrelui-même,danslestermesquenousavonsanalysésauchapitre2.D’autresdifférencesdanslaperceptiondeséchellesdetempsontégalementétémisesenévidencedansuneperspectivedifférente, selonque lesattentesdudécideur leconcernent lui-mêmeous’appliquentàunautre(Takahashi,2007).Laperceptionde l’intertemporalité,qui intervient dans nos prises de décision, pourrait ainsi constituer unmarqueur du découplage entre«moi»etl’(les)autre(s).

VERSUNEMODÉLISATIONMATHÉMATIQUEDESCHOIXINTERTEMPORELSAINSIRÉINTERPRÉTÉS

On peut déduire de tous ces travaux le schéma général suivant. Sur un arrière-fond d’activitécognitivedu cerveau raisonneur (premiermécanisme), intervientunemodulationd’ordre émotionnelle,chargée de pondérer les différentes échéances temporelles envisagées par le décideur (secondmécanisme).Cettepondérationvaloriseainsilesattentesdudécideurendifférentspointsdutemps.Si,autermedecettepondération,un résultat immédiat,que l’onattendpositif, se trouvesouventsurvalorisé,c’estenrèglegénéralepourréduireladistancetemporellequisépare,enlacirconstance,l’instantdelaprise de décision de l’instant de la réalisation de ses conséquences attendues. Cette pondération peutparfoisvaloriser,aucontraire,despointspluséloignésdutemps,enfonctionnotamment,commeonl’avu, de références culturelles différentes.Mais ce phénomène serait alors plutôt la conséquence d’une

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absence de survalorisation de l’immédiat, lié à d’autres modes de pensée que celle qui dominel’appréhensiondu tempsdans les cultures occidentales.Demême, faudrait-il également introduire desdifférencesdanscespondérationsdeséchéancestemporelles,selonquelesattentesdudécideurportentsur ce qu’il interprète commeun gain (gainmonétaire etmatériel,mais aussimoral) ou, au contraire,comme une perte. Leur asymétrie, depuis longtempsmise en évidence sur une base expérimentale parKahneman et Tversky, se répercute au niveau de la pondération de leurs échéances temporellesrespectives.Maisondispose,encoreaujourd’hui,d’assezpeud’informationsconcernantlespertes.Ceschémagénéralreposemoins,commeilpeutparaîtredeprimeabord,surlasurvalorisationdetelleoutelle échéance temporelle, que sur une modulation dans la valorisation des échéances, les unes parrapportauxautres,àtraversdesvariationsdepondération.Nouspensonsqu’ils’agitlàd’unmécanismede régulation comparative des perceptions concernant les échéances temporelles de nos décisions àdominanteémotionnelle.

Troistraitsprincipauxsemblentcaractérisersonfonctionnement:Il permet de sélectionner les points focaux de l’horizon temporel du décideur, qu’il va pondérerdifféremment,enlienavecsesattentes.Cette pondération traite d’une manière distincte (au moins pour le décideur) sa relation avecl’immédiat, conçu comme un prolongement direct du moment présent, et la comparaison entreplusieurséchéancesdifférentes,maiséloignéesdansletemps.Cette pondération varie, elle-même, au cours du temps.D’une part, le déroulement du temps faitchangerdecatégoriel’occurrencedecertaineséchéances.Ainsi,dansl’exempledePierreLivet,lasoiréeentreamisprogramméeavantl’examen,quiappartenaitinitialementauxéchéanceséloignées,rentredanslacatégoriedesconséquencesimmédiates,dèsl’instantoùledécideursetrouvesurlepointd’yparticiper.D’autrepart,desinformationsinternesetexternes,recueilliesparledécideurau cours du temps sur l’occurrence de ces différentes échéances, contribuent à transformer leurspondérationsquigouvernentsonappréhensiondecesdifférenteséchéances.Ilestclairqueleschémadeceprocessusderégulationn’estpaslinéaire.Pourautant,satraduction

dans un modèle mathématique précis n’est pas encore assurée. La révélation de deux modes depondérationdifférents,lorsqu’ilsportentsurl’immédiat,ous’appliquentàdeséchéancespluséloignées,conduit à distinguer deux types de dynamique. L’une traduit une hypersensibilité à l’immédiat, l’autrecorrespond aux appréhensions sensibles des échéances temporelles plus éloignées qui varient avecl’avancementdutemps.Unepremièrefaçondetraitercesdeuxcomposantesdistinctes,commeonl’avuavecMcLure,estinspiréedelaprésentationdeLaibson.Elleconsisteàassocieràchacuned’elleuntauxd’actualisationdifférent,nommérespectivementβ,pourlapremière,quiprenduneformehyperbolique,et δ, pour la seconde, qui gardeune formeasymptotique.Onpeut construire sur cette base unmodèledynamiqued’ensemblequirevêtuneformequasihyperboliquegénéralisée.Cettemodélisationtraduitlasurvalorisation des résultats immédiatement attendus, mais n’intègre pas les biais observés dans lacomparaisondesrésultatsàplus longueéchéance.C’est laraisonpour laquelleuneautremodélisationmathématiquedecettedynamiquea étéproposée.Elleprendencompte,maintenant, la tendanceàune

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survalorisationdel’immédiat,maiségalementlesbiaisdeperceptiontemporelledontsetrouveentachéel’appréhensiondes diverses échéances plus lointaines, du faitmêmede la dynamique temporelle danslaquelleelles’inscrit(Takahashi,2009).

PouryparvenirTakahashietsescollèguessesontinspirésd’uneformulationproposéeparTsallispourreprésenterdesphénomènesphysiquesdedynamiquesstatistiquesnonadditivesetnonextensives.Cette formulation permet, en effet, de représenter la déformation de notre perception temporelle auxdifférentes échéances de nos choix, par une fonction logarithmique associée à un taux d’actualisationexponentiel.PierreLivetamontréquecetypedeformulationpermettaitdetraduire,àpartirdecesnon-linéarités,certainesdifférencesdeperceptionobservéesentrecourteetlongueportée.

Undétourparl’histoiredesidéesn’estpassansintérêtpourcomprendrelesdifférentesimplicationsdecettenouvelleformulation.Enintroduisantcettefonctionlogarithmiquepourrelierladuréeobjectivedu temps qui s’écoule à la perception sensible que nous en avons,Takahashi a retrouvé une ancienneapproche développée par la neurophysique, au moyen de laquelle, un petit groupe de psychologuesallemandsdelasecondemoitiéduXIXesiècleavaitformulélarelationentrelamesuredel’intensitéd’unstimulusextérieuretcelledelaperceptioncorrespondanteressentieparlesujet.Cetteformederelationgénéralisée entre l’environnement physique et sa perception par les sujets est bien connue sousl’appellationdeloiWeber-Fechner,dunomdesesdécouvreurs.Onpeutlareprésentersimplementparl’équationϒ=K(logβ+logb),oùβreprésentel’impulsionphysique,ϒl’intensitédelasensation,etbunevaleurseuildeβàpartirdelaquellelasensationestperçueparlesujet(Fechner,1860).Leprincipalintérêt de cette formulation logarithmique ici est qu’elle traduit le caractère comparatif des sensationsressentiespar lesujet.Leprogramme initialde recherchedeFechnerétaitceluid’unepsychophysiqueexterne,destinéeàdégager lesrelationsquantifiéesentre lesstimuliextérieursdenaturephysique,dessensationsressentiesparlessujets.Appliquéeàl’origineparWeberàlacomparaisondespoidsd’objetssoulevésouportés,elleavaitétéétendueparFechnerauxdiversesperceptions,enparticulier,visuelleset auditives. Mais à côté de cette psychophysique externe ainsi entendue, Fechner imaginait ledéveloppementd’unprogrammede recherchedepsychophysique interne,permettantde relier, selon lamême approche, les états mentaux aux processus de fonctionnement du cerveau. Plus précisément,Fechner imaginait le schéma selon lequel une impulsion physique, c’est-à-dire appartenant au mondeextérieur,entraînaituneactivationneuronale,qui,àsontourengendraituneréactionpsychiqueselonlesmodalitésdecetteformulationmathématique.Ilreconnaissaittoutefoisqu’ilnedisposaitpas,àl’époque,d’informationssuffisantessurlefonctionnementcérébralpourmeneràbiencetautreprogramme.D’unecertainemanière,parconséquent,laformulationdel’actualisationproposéeaujourd’huiparTakahashiens’appuyantsurlesneurosciencessesitue,commeillereconnaîtlui-même,dansleprolongementdirectduprogrammeinterneexposéparFechner(Takahashi,2006).

Cettereformulationdel’actualisationintertemporelle,àpartirdesvariationsd’émotionsengendréesparlesattentescomparéesd’unplaisir(ou,aucontraire,d’undéplaisir,voired’unepeine)perçuàdeséchéancestemporellesdifférentes,aleméritederéintégrerlatemporalitédansl’universsensibledelaperceptiondesémotions.Lesecondavantage,quiendécoule,estdereliercetteperceptionàdesvaleurs

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seuils, en deçà desquelles les différences ne sont pas perceptibles, un peu comme dans le cas desperceptions visuelles et auditives. Cela a permis à Pierre Livet d’esquisser dans ce chapitre uneinterprétationintéressantedecesseuilsentermesdesaillances,surlabasedesquelless’organisentdescatégorisations. Cette formulation en temps continu rend compte, en outre, de la dynamique deréactualisationquis’opèredans l’espritdudécideur,enfonctiondes informationsqui luisont fourniespar l’écoulement du temps. Du point de vue neuronal, cette modélisation s’appuie essentiellement,jusqu’à présent, sur des variations du mécanisme émotionnel (second mécanisme) observées parl’imagerie. Il reste àmieux comprendre, comment ces variations affectent, à leur tour, l’activation decertaines régions du cerveau raisonneur (premier mécanisme) qui a, jusqu’à présent, moins retenul’attentiondeschercheursenneurosciences.

RETOURSURUNETHÉORIEÉCONOMIQUEDELADÉCISION

LaredécouvertedelaloideWeber-Fechneretlarenaissanced’unepsychophysique,àlafaveurdesemprunts faits à lamodélisation physique deTsallis, nous ramène, par un cheminement détourné, à lathéorieéconomiquedeladécision.C’esteneffet,ensefondantsurlaloideFechner,etens’inspirantdestravaux contemporains de Wundt et de Helmholtz, que les utilitaristes anglais (et irlandais), commeJevons,etsurtoutEdgeworth,entreprirentdefonder leuranalysedesphénomèneséconomiquessurune«hédionométrie sociale ».Par hédionométrie, il faut entendre ici une théorie de lamesureduplaisir,traité comme laperceptiond’une sensation.Cettehédionométriepeut êtrequalifiéede socialedans lamesureoù, commenous l’avonsvu, ceplaisirpourEdgeworthet lesutilitaristeshédonistes,n’estpasindépendant du cadre social dans lequel il se manifeste. La décision économique selon cettereprésentation ne consiste pas dans lamaximisation des préférences du décideur,mais plutôt dans lamaximisationduplaisirressentiparledécideur,dufaitdesconséquencesattenduesdesadécision.C’estdonc par une filiation en partie erronée que l’on fait traditionnellement remonter aux utilitaristes lessources de la théorie économique contemporaine de la décision aumoins dans sa version dominante.Rappelons à ce sujet que Fechner, dont les travaux ont influencéEdgeworth, cherchait à formuler, entermesmathématiques, la relationentreunstimulus,enprovenancedumondephysiqueextérieur,et lessensationsqu’ilprovoquechezlesindividus.Demême,Edgeworthseproposedemesurerlasensationdeplaisir éprouvéepar ledécideurqui seraitprovoquéepar lesconséquencesobjectivesde sadécision.Danslesdeuxcas, laformalisationmathématiqueadéquateestcelled’unefonctionlogarithmiquesous-additive.Surcettebasemathématiquecommune,Edgeworthconstruitunefonctionreprésentantlesunitésde plaisir ressenti qu’il nomme sentients, dont la dérivée première est positive et la dérivée secondenégative (1881). Il est intéressant denoter, qu’un siècleplus tard,KahnemanetTversky associent lesmêmespropriétésdeconcavitéàlaformedelafonctionquidécritlesvariationsdesgainsattendus,enrelation avec leur probabilité de réalisation. On peut ainsi interpréter la Prospect theory, dans uneoptique edgeworthienne, comme une description des réactions de plaisir éprouvé aux stimulants

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extérieursquereprésententdesgainsfuturs,plusoumoinscertains(ou,audéplaisiréprouvédevantdespertes,ellesaussi,plusoumoinscertaines) 13.

Onobserveraquesi l’approche logarithmiqueadoptéeparFechnerpourmesurer les sensationsaétéfinalementdélaisséeparleséconomistesauprofitdeformulationslinéaires,iln’enfutpasdemêmedespsychologues.DespsychologuescommeStevenssesontattachésà lagénéralisersous la formedefonctiondepuissance(PowerLaw,Stevens,1957).Plusprèsdenous,Luceenpartantdel’hypothèsedeStevens a proposé une nouvelle estimation du quantum des sensations psychiques ressenties, enintroduisantcequ’ilnommedes«traductionscohérentesdeséchellesdetransformations»(Luce,1990,2002).

La forme logarithmique initialement choisie par Fechner, et reprise par Edgeworth, pourappréhendercequeressententlessujets,enréactionàunstimulusextérieurréel(Fechner),ouseulementimaginé et attendu (Edgeworth), présente plusieurs avantages dans notre perspective. Elle permet,d’abord,demettreenévidencedesvaleursseuils,endeçàdesquelles,lesdifférencesd’intensitédecesstimulinesontpasperçues,cequinesignifiepasqu’ellesn’existentpas.Ellerend,ensuite,possible,ladistinctiondeplusieurséchellesdifférentesdanslaperceptiondesstimuli.C’estcettedernièrepropriétéqui est utilisée par Takahashi pour distinguer les perceptions temporelles différentes du sujet,correspondant à différentes échéances, et qui varient, elles-mêmes, avec l’écoulement du temps. Ellepermet, enfin, comme nous allons lemontrer, et c’est peut-être là le plus important, de rapprocher lemécanisme mental qui semble régler cette perception de la temporalité, de celui qui guide notreappréhensionsubjectivedurisque,luiaussisensibleàcesdistancestemporelles.Nousverronsquel’unetl’autrepeuventêtreformalisésdansdesmodèlesmathématiqueséquivalents,dérivésd’unemêmebaselogarithmique.

Onpeutdès lors esquisserdanscet espritune théorie économiquepositivede ladécisionquinetomberaitpas sous lescritiques formuléesaudébutdececommentaire.Pouryparvenir,unepremièreétape, qui s’inspire de l’approche Fechner-Edgeworth, consiste à traduire les conséquences attenduesd’une décision dans le langage sensible des perceptions émotionnelles, ce à quoi nous invitentaujourd’huilesneurosciences.Ainsicen’estpaslasommed’argentquejepourraisgagnerqueprendencomptemoncerveau,maislegainhédoniquequ’ilestimequejepourraistirerdecettesomme.

Cettetransformationrequiertd’introduiredeuxcoordonnées.Lapremièrecorrespondàunpointderéférence, par rapport auquel les variations de ces perceptions émotionnelles hédoniques se trouventétalonnées.LorsqueKahnemanetTverskyparlentde«gains»,etde«pertes»,danslesensquenousproposonsdedonneràces termes, ilsse réfèrentexplicitementàunpointderéférence ;encorefaut-ilprécisercommentcepointderéférencesetrouvedéfini.Ils’agitàl’évidenced’uneréférencesubjective.Par simplification, ce point de référence est traité dans la théorie deKahneman etTversky commeunpoint fixe qui correspond à la situation du sujet aumoment où il prend sa décision. Il se trouve, parconséquent,associéautempsprésent.Ilapparaîtpourtant,àlalumièredesétudesquiontétédiscutées,quecepointderéférencen’estpasfixe,maischangeavecl’écoulementdutemps.Ainsi,dansl’exempledePierreLivet,legainmoralquiaccompagnelefaitdes’abstenirdeparticiperàunepartieentreamis

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avantunexamenimportantestrapportéaumomentcorrespondantaudébutduprocessusdeladécision.Ilvadisparaîtreaumomentoùlapartieentreamiscommence,parceque,précisément,lepointderéférencetemporeln’estpluslemême.Ilresteàcomprendrecommentledécideur,placéaupointderéférencetovasereprésentercequ’il ressentiraitaupointderéférenceto+n.LaformalisationproposéeparPierreLivetentermesdesaillancespeutfourniriciunecléintéressante.Maisilfaudraitconnaîtreleprocessusmental,voireneuronal,parlequels’opèrecettetransformation.Carilnes’agitplusmaintenantseulementdeperceptionmais,cettefois,decognition.

La seconde dimension renvoie à la perception des distances temporelles, en partant du point deréférence. Ainsi, au temps to, correspondant aumoment de la décision, une distance d’un jour, voireseulementdequelquesheures,oumêmedequelquesinstantspeutêtreressentiecommetrèslongue,alorsqu’elle devient presque indiscernable à l’horizon de deux ans. On retrouve donc, au niveau de laperception temporelle, l’existence de valeurs seuils qui jouent un rôle déterminant dans lapsychophysiquedelaperceptiondéveloppéeparFechner.Cephénomène,bienconnu,sembleétroitementcorréléaudegréd’activationdeszonescérébralesdel’émotionassociéeàl’impatienced’unrésultat.Onpeutdonclégitimementpenserqueleuractivationrégulecetteperceptiondesdistancestemporellesparunepondérationquivalorise,etparfoismêmesurvalorise,leplussouvent,lesdistancesprochesdupointde référence (actualisation hyperbolique). Cette observation est à rapprocher des saillances dansl’analysedePierreLivet.

Cette prise en compte de la perception des distances temporelles, telle que nous proposons del’interpréter, rejoint également, sur ce point, la théorie du prospect.Kahneman et Tversky distinguentdeux phases dans le processus mental qui conduit à la décision, le framing, parfois complété parl’editing,etleweighting,opérationàlaquelleilsconsacrentl’essentieldeleuranalyse.Ilsintroduisent,poursefaire,unefonctiondepondérationàlaquelleilsontdonnéd’abordlaformed’unefonctionnonlinéaire de transformation des probabilités objectives associées aux options (Kahneman et Tversky,1979),avantdeproposeruneformulation,directeetplusélégante,entermesdefonctioncumulativededépendancede rang (TverskyetKahneman,1992).Quelleque soit leurprésentation, cesdéformationssont, pour ces auteurs, imputables à la perception, par le décideur, du degré d’incertitude qui affectel’actualisationdesesattentes(risquesubjectif).Lesinformationsfourniesparlesprobabilitésobjectives,dont disposent les sujets au cours des différentes expériences, représentent autant de signaux qui leurpermettentd’évaluersubjectivement lesdistancesmentalesquiséparent lesdifférentesoptionsqui leursont présentées de leur actualisation. On comprend mieux, dans ces conditions, les préférencesmajoritairementmanifestéesparlesindividuspouruneoptionmoinsrisquée,voirecertaine,lorsqu’ellese traduit par l’attente d’un gain et plus incertaine, lorsque c’est une perte qui est attendue.Dès lors,l’hypothèsed’unesimilitudeentrelesévaluationssubjectivesdelatemporalité,aucoursd’unprocessusdedécisionintertemporelle,etl’appréciationdurisqueentermesdeprobabilitéssubjectives,enmatièredechoixrisqué,s’expliquenaturellement.

Certes, laperceptionsubjectivede ladistance temporellequi séparedeuxoptionset l’évaluationsubjective de leur chance respective de se réaliser sont choses différentes. Il existe cependant, entre

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elles,plusieurscaractéristiquescommunes.L’uneet l’autres’organisentàpartirdupointde référence,dontonavuqu’ilrenvoyaittoujoursàunmomentdutemps.Laperceptiondel’incertituden’estpas,enoutre,indépendantedecelledeladistancetemporelle.Lapréférencepourleprésent,observéedanslecas de l’attente d’un gain, traduit, à la fois, une forte pondération des distances (plus la distance quisépare le résultat attendu de sa réalisation est longue, plus l’attente qui les sépare est perçue commedifficileàsupporter, toutaumoinsdans lacourtepériode),etunevalorisationde lacertitude,puisquecettedistanceaccroîtégalementlerisquequecegainnesoitjamaisreçu(«unbontiensvautmieuxquedeux tu l’auras », selon le proverbe). On peut ainsi penser que le fait qu’un gain soit obtenu « justemaintenant»renforcesoncaractèrecertain(etviceversa).Ilexiste,eneffet,uneaffinitémentaleentrelacertituded’obtenir une récompense et laplus faibledistance temporellequi séparede cetteobtention.Pourautant,cetterelationinverseentrelerisqueetlaproximitétemporellepeutrecouvrirdesmodalitésdiversesetparfoismêmeparadoxales,lorsque,parexemple,c’estlerisquelui-mêmequiengendre,chezcertainssujets,uneformed’excitationprochedel’impatience.

L’undespremierschercheursàavoir identifié, surunebaseexpérimentale,cette relationmentaleentrelediscounttemporelsubjectifetlesprobabilitéssubjectivesestRachlin(Rachlin,RainnerietCros,1991).Rachlinaainsicomparélesrésultatsdeschoixdedeuxgroupesdesujets.Lessujetsdupremiergroupeétaientconfrontésàdesoptionsdegainsmonétairescertains,faceàd’autresseulementprobables(leursprobabilitésvariantde5%à95%).Lessujetsdusecondgroupedevaientchoisirentredesgainsmonétairesimmédiatsetd’autresdisponiblesàdifférenteséchéances(échelonnéesde1moisà50ans).Ilamisenévidencedecettemanièrequeladistributionstatistiquedeschoixdanslesdeuxgroupesprenaitlamêmeforme,etqu’unerelationd’équivalencepermettaitdetransformerlaperceptiontemporelledeséchéancesenprobabilités.Ilest intéressantdenoterqueRachlinamontré,dansdes travauxultérieurs,quecetteappréhensionsubjectivedelatemporalitéparlesindividusserévélaitsensible,danslesdeuxcas, aux interactions avec les autres. Cette dimension intersubjective de ces deux perceptions de latemporalité en situation de décision, et donc d’attente, a étémise en évidence dans le cadre de jeuxexpérimentaux(RachlinetJones,2008,JonesetRachlin,2009).

Maisl’avancéedécisiveenlamatièreaétéréaliséeparTakahashi.Ilad’abordproposéuncadreformelplusgénéralpourrendrecomptedesdeuxphénomènes,enrevisitantl’approchelogarithmiquedela perception temporelle développée par Fechner, à la lumière des formalisations hyperboliquesultérieures données au taux d’actualisation et au choix risqué. Il a, dans cet esprit, formulé ce qu’ilappellelaq-exponentiellegénéralisationdel’actualisationtemporelle,oùlesdéformationsparrapportàlaformeexponentiellecorrespondentàdeslogarithmesdeperceptionsubjectivedutemps.Cetteaffinitémathématique entre les deux phénomènes lui a ainsi permis de dégager une interprétation de leurproximitéentermespsychophysiques,renduepossiblegrâceaudétourparuntraitementlogarithmique.Ils’agit, dans les deux cas, d’évaluer, aussi rigoureusement que possible, la relation entre le tempsphysique et le temps subjectivement perçu. Pour Takahashi, cet écart renvoie, dans le premier cas(actualisation), à l’attente elle-même, et, dans le second cas (risque), à sa pondération en termes deprobabilités(Takahashi,HanetNakumara,2013).Ilaenfincommencéàtestersonhypothèsedanslecas

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dechoixportantsurdesgainsetdespertesd’unmontantdifférent,associésàdeséchéancestemporellesdifférentes(Takahashietal.,2013).

LesperspectivesouvertesparcetteanalysedeTakahashisontconsidérables.Sonapprochesuggèrequ’unchoixréfléchirésultenécessairementd’uneréactionmentaleàlaréalitéphysiquedelatemporalité.On peut y retrouver une intuition forte déjà développée par Hayek dansL’Ordre sensoriel. Hayek ydistinguel’«ordrephysique»dumondeexterneavecsesstimuli,l’«ordremental»ou«phénoménal»,avec les sensations que nous ressentons, et un « ordre neural » qui transmet les impulsions dumondephysique en les transformant en sensations au cours de processus dynamiques d’apprentissage danslesquelss’inscriventnosdécisionsetnosactions(Hayek,1952,2001) 14.

Pourautant,biendespointsrestentàéclaircir,avantdepouvoirtirerdecetteapprocheetdégagerdecespremièresdonnéesunevéritablethéorieéconomiquedeladécision.Enpremierlieu,onconnaîtencoreassezpeudechosesurlesprocessuscérébrauxquiaboutissentàceschéma.Onretrouve,certes,lesactivationsdesrégionscérébralesdéjàsignalées.L’activationdopaminergiquedustriatum,observéedanslecircuitdelarécompense,etcelleducortexantérieurcingulaire(ACC),relevéedanslaplupartdes situations conflictuelles. Mais les modalités exactes de fonctionnement que pourrait traduire ceschémasontencoremalconnues.Oncommenceseulementàassociercertainesanomaliesobservéesdanssadynamiqueàdesdysfonctionnementscérébrauxrépertoriés,commec’estlecas,parexemple,danslessyndromes d’addiction. Nous ignorons encore largement comment ce schéma de perception du futur,principalementémotionneletsensible,enclencheunprocessuscognitifplusélaboré.Nousavonsmontréqu’il fallait au décideur s’imaginer un temps présent, dans des avenirs séparés de son temps présentactuelpardesdistancestemporellesdifférentes;d’oùl’introductiondedegrésdeconscience.Demême,laperceptiondel’incertitudedansl’avenirimpliqued’abordlapossibilitéd’imaginer,enmêmetemps,unesituationetl’absencedecettesituation,àl’horizontemporeldonnéouchoisi.PlusieursexemplesenontétéproposésparPierreLivetdanscechapitre3.Cettefacultépermet,ensuite,depondérerlesdeuxfaces opposées de cette situation, ce qui aboutit à lui associer des probabilités subjectives.Mais cetexerciceestpluscomplexeencore,carcesprobabilitésnesontpasrapportéesàdesétatsdumonde,maisà des gains ou à des pertes, c’est-à-dire à des variations de plaisir ou d’agrément attendues par ledécideur,parrapportàunpointderéférence.Onaégalementmontréquecepointderéférencerésultaitd’uneconstructionmentale,renvoyantelle-mêmeàunmomentdutempsréel(letempsprésent),imaginé(uneéchéancefuture),etmêmeseulementimaginaire(letempsidéal).Oronsaitencorepeudechosesurl’élaborationcérébraledecetteconstructionàétagesmultiples.Ondevinequel’ensembledesprocessusquiontétéidentifiésicis’insèredansunedynamiqueencoremalconnue,quiinclutdesapprentissages,desmémorisationsetdescorrections,c’est-à-direunemanièred’histoire.

Une théorie économique de la décision conçue sur ces nouvelles bases tourne-t-elle le dos auxhypothèses de rationalité sur lesquelles les théories économiques standard se sont construites ? Pasobligatoirement,etcelapourdeuxraisons.Enpremierlieu,cequenousavonsproposéicineconcernequ’une théorie positive ou descriptive de la décision, qui vise à expliquer comment les agentséconomiquesprennentleurdécision.Illaissedoncunchampouvertàunethéorienormative,qui,touten

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s’inspirant de cette description, pourrait réintroduire la rationalité au niveau de ses critères. Cettequestionseraréexaminéedanslatroisièmepartiedel’ouvrage.Ensecondlieu,etsurtout, lesélémentsque nous proposons pour l’élaboration d’une nouvelle théorie positive de la décision constituent unrepérage préliminaire des différentes données à prendre en compte et des ressorts de leursfonctionnementsquisontmobilisésdansl’actededécider.Ilfaut,dèslors,prolongercettedémarcheenprécisant,parexemple,lesdegrésdecontrôledontpeutdisposerledécideursurlesmécanismesdesadécision, telsqu’ils ont étédécrits.L’usagede ce contrôlepar les agents, de façonà accroître, d’unemanièreoud’uneautre,leursatisfaction,permetderéintroduireainsilarationalitééconomique,maisàune place différente, et selon d’autresmodalités. C’est dans cette direction que nous nous proposons,avec les contributions des neurosciences, d’orienter les recherches vers cette nouvelle théorieéconomiquedeladécision

1.SionmetàpartlathéorieduregretdeSugdenetLoomes,quicependantnetientpascomptedetouteslescomparaisonsquenousvenonsd’évoquer.LoomesetSugden(1982),«Regrettheory:Analternativetheoryofrationalchoiceunderuncertainty»,EconomicalJournal,92,p.805-824.

2.Cf.lestravauxdeTsallis,quenouscitonsicipourleurréutilisationparTakahashi.

3.Leséconomistesutilisentplutôtunereprésentationquipartdet0=l’événementgratifiant(sommetdelacourbe),etvaverslefutur.Maiscela a l’inconvénient de présenter une baisse rapide de la valeur de la gratification quand on s’éloigne très peu vers le futur, alors que lephénomène importantestque lavaleurmonteen flèchequand,partantd’un t0 situéplusieursmomentsavant l’événement,ondevient trèsprochedumomentdel’événement.

4.Ainslieabiennotéqu’iln’apasqu’unemanièrederelierdesévénementssuccessifspourconstituerunesérie,maisilsembleoublierquecelanes’appliquepasseulementauxévénementslointains,maisaussiauxévénementsproches.

5.C’estunedonnéedontnerendpascomptel’hypothèsedeHanetTakahashi(2012),quiréduisentl’effetdediscounttemporelaufaitquenousavonsuneperceptionnonlinéairedu temps(les intervallesprochescomptantplusque les lointains).Enrevanchecetteperceptionnonlinéairedutempspeuts’expliquerparl’abondancedessaillancesdansletempsprocheetleurraréfactiondansletempslointain.

6.Lesphysiciensnousdonnentuncritère:sienajoutantungraindesablesurlecôtéduprétendutas,onpeutdéclencheruneavalanche,c’estquec’estbienuntas.Sinoncen’enestpasun.

7.Koechlinapensémontrerquelecerveauhumainnepouvaitaccomplirplusdetroistâchessimultanément,mêmesicetteestimationdépenddelamanièrederegrouperouséparerlestâches.

8.Nouspréféronséviterl’incertitudequepeutimpliquercevague,etcetteaversionàl’incertitudepourraitexpliquerquenotreempathieplusfortepour lesmembresdenotregroupeaille jusqu’àdessentimentsmalveillantsenvers lesmembresd’autresgroupes(Gonzalez,2013)quiformentlecôté«sombre»del’empathie.Maiscesémotionspeuventêtreréguléessinousavonsplusdetempspourcontrôlernosréactions(Érès,2013,citantCunningham,2004).

9.Lathéoriedejeuxtenteparexempledetenircomptedeceformatagedesmotivationscommereconnaissablesparautruiparunethéoriedusignalling,oùl’onjouecertainscoupspoursignaleruneintentionfuture.

10.OnconsulterasurcepointE.vonBöhm-Bawerk,ThePositiveTheoryofCapital(1889).

11.Plusieursaxiomatiquesontétéproposéesencesens,notammentparBernheim(1986)etparHammond(1994).

12.C’estduresteunretouràl’acceptionutilitaristedutermeutilitéqueproposeKahnemanenopposantcequ’ilnommel’utilitéexpérimentée(experiencedutility)àl’utilitédécision,tellequ’elleestdéfiniedansl’analyseéconomiquestandard(Kahneman,WakkeretSarin,1997).

13.UneintéressantefiliationreliedirectementHayekàWundtetàHelmoltz,etmaintenantTakahashiàHayek.

14.L’analysedéveloppéeparHayek dans cet ouvrage s’inspire directement des travaux du psychologueStevens, qui, dans la tradition deFechneretdesapsychophysique,proposeunemodélisationdelamesuredelarelationentrel’impulsionphysiqueetleressentimental.

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PARTIE2

COORDINATIONETCOOPÉRATION

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CHAPITRE4

Lesmodesdecoordination

Qu’il s’agisse de la construction mentale de l’intersubjectivité, ou de la mise en œuvre del’interintentionnalitéaucoursdeséchangesentrelessujets,leschapitresprécédentsontmisenlumièrelapluralitédessystèmesneuronauxquisetrouventactivésetinhibés,ainsiquelamultiplicitédesniveauxde codages et de rappels qui sont sollicités. Leur coordination se présente donc comme un facteurdéterminantdans le fonctionnementdes interactions.Beaucoupdedysfonctionnements,occasionnelsoupathologiques, peuvent ainsi être imputés à des défauts de coordination. Plusieurs chercheurs enneurosciences ont aujourd’hui recours aux métaphores économiques de la compétition et/ou de larégulationcentrale,pourdiscuterdel’organisationdesdifférentsmécanismesneuronauxàl’œuvredanslaréalisationdecettecoordination.Ensensinverse,lesmodèlesconnexionnistesquiontd’abordprévalupour expliquer le fonctionnement en réseaux des neurones sont aujourd’hui utilisés par certainséconomistes pour rendre compte de mécanismes de coordination, lorsqu’il s’agit, par exemple, detransmission sociale de l’information.Mais ces empruntsmétaphoriques, qui reposent souvent sur desapproximations,sontparfoisporteursd’ambiguïtésetdeméprises.

Unfaitestcertain.Lacoordinationdesactionshumainesestmultiformeetonlaretrouveaucœurdephénomènes sociaux les plus divers. Que l’on songe à la circulation automobile, aux compétitionssportives,ouaufonctionnement/dysfonctionnementdesplacesfinancières,lesexemplesnemanquentpas.L’analyse stratégique des interactions développée par la théorie des jeux devrait fournir le corpusthéorique économique le mieux adapté pour en rendre compte. Il apparaît cependant, que la seulerationalitéindividuelleprêtéeauxjoueurs,quiconstituesonsoclelogique,serévèleleplussouventtoutàfaitinsuffisantepourrendrecomptedelacoordinationdesmouvementsdesdifférentsjoueurs.Commeonl’adéjàmontréauchapitre2,ceproblèmedecoordinationseposeauxthéoriciensdesjeux,chaquefoisquelasituationdécriteparlemodèleadmetplusieurséquilibres,entrelesquelslathéorienedisposed’aucuncritèrelogiquesuffisammentsatisfaisantpourlesdépartageretprédireceluiquiprévaudra(oudevrait prévaloir). L’intervention de multicritères, couramment utilisée en théorie de la décision

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individuelle,lorsqueplusieurssolutionssontlogiquementpossibles,estdepeudesecoursenthéoriedesjeux,puisqu’ellenefaitalorsquerepousserlaquestioncentraledel’existenced’unecommuneréférencedes joueursàcescritères.De tellessituationssont loind’êtredesexceptionset l’onen trouvede trèsnombreusesillustrationsdanslaviesocialelaplusconcrète.

Pour chercher à résoudre les difficultés qui leur étaient ainsi posées par la coordination, leschercheurs en théorie des jeux ont exploré deux voies différentes et complémentaires. Au niveaustrictementinterindividuel,ilssesontconcentréssurlesjeuxlesplussimples,oùlacoordinationportesurlesdécisionsdedeuxjoueursseulement.Chaquejoueurestunsujetconfrontéàunautresujet,unique,comme lui-même. Au niveau d’une interface collective, les chercheurs ont étudié des jeux oùinterviennent un grand nombre de joueurs. Chaque joueur individuel interagit avec une (ou des)population(s) d’autres joueurs. Cette interaction comporte alors nécessairement une part d’anonymat,parcequ’il n’est pas possible, pour chaque joueur individuel, de ramener les autres joueurs à un seulindividu.Cesdeuxtypesdetravauxontaboutiàdessolutionsdifférentes.Mais,danslesdeuxcas,ilsontconduit à étendre, etmême à transformer, le corpus conceptuel initial de la théorie des jeux.Dans lepremier cas, la question de la coordination a ainsi été reformulée dans le cadre de jeux«psychologiques»ou«mentaux».De tels jeuxprennent explicitement en compte l’appréhensionparchaque joueur de la représentation par l’autre joueur de la situation où ils se trouvent tous les deuxconfrontés.Danslesecondcas,lacoordinationsetrouvetraitéedanslecadrede«jeuxglobaux»,etplusrécemmentde«jeuxderéseaux»»,oùlaconvergenceversunéquilibresetrouveexpliquéeparlanatureet les caractéristiques différentes des informations dont les joueurs peuvent disposer les uns sur lesautres,etlesunsparrapportauxautres.

Lapoursuitedenotreenquêtesurlefonctionnementdesinteractionsnousconduitànousdemandersi, et comment, les mécanismes de coordination des fonctions cérébrales, mis en évidence par lesneurosciences,peuventéclairercettequestiondelacoordinationdesactionssoussesmultiplesaspects.Pourcefaire,nouspartironsd’uneanalysedesdifficultésrencontréesiciparlathéoriedesjeuxsur labase d’exemples schématiques très simples. Onmontrera ensuite les différentes voies explorées pourproposer des solutions aux problèmes ainsi posés par la coordination. On dégagera, enfin, de quellemanièreetàquellesconditionslesprogrèsdansnotreconnaissancedesprocessuscérébrauxenrichissentaujourd’huilesmodèles,aumoyendesquelsnousappréhendonscettequestion.

CHOIXSTRATÉGIQUESETPOINTSFOCAUX

Commençonsparlesjeuxàdeuxjoueurs.Laspécificitédecetteproblématiquedelacoordinationaété, pour la première fois, mise en évidence et discutée par Schelling à partir de petits jeux 2 x 2,qualifiés, pour cette raison, de « jeux de pure coordination » (Schelling, 1960). Voici l’une de sesversionslesplussimples,quenousbaptiserons«jeudurendez-vous».

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Deuxjoueursontrendez-vousenunlieudéterminésansavoirprécisé lepointderencontre.Deuxpoints de rencontre sont également possibles, A, la cafétéria, et B, l’office d’information. L’uniqueproblèmeposéauxdeuxjoueursparcettesituationestdeporter,ensemble,leurchoixsurA,ousurB;fautedequoi ilsnese rencontrerontpas.Sasolutionn’estpas fourniepar la théoriedes jeux, ouplusexactement,cejeupossèdedeuxsolutions,puisqueAAetBBsontdeuxissuesparfaitementéquivalentes,quiconduisentl’uneetl’autreaurésultatrecherchéparlesjoueurs.Traduitesdanslelangage techniquedelathéoriedesjeux,ellesdésignentdeuxéquilibresdeNashidentiques.

Jeudurendez-vous

Leuraccessibilitépar lesdeux joueursdépenddoncexclusivementde leurchoixcommunde l’undesdeuxpoints. Ilsneréussirontàserencontrerques’ilschoisissent, tous lesdeux, lemêmepointderencontre.Maislesinformationsdontchacundisposesurlejeuetleshypothèsesclassiquesderationalitéqui sont associées à leurs comportements ne sont pas suffisantes pour y parvenir. Les hypothèsesrenforcéesvisantuneconnaissancecommunedesrèglesdujeuetdeleurrationaliténesonticid’aucunsecours. Considéré sous cet angle, le problème posé par la coordination des actions individuelles se

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révèleeffectivementinsolubleaveclesoutilslogiquesdéveloppésparlathéoriedesjeux.Pourtant,lesexpériences menées sur ce type de jeu montrent que, dans une large majorité des cas, les joueursparviennentàsecoordonnersurl’undespoints.C’estdoncsouslaformed’unconstatcritique,quimetenlumière une limite importante de la théorie des jeux, que Schelling introduit, dès les années 1960, saréflexionsurlacoordination.

Quefaudrait-ilauxjoueurspourqu’ilspuissentseretrouver?Quechacunsoitcapabled’imaginerlepointderencontrequ’ilschoisironttouslesdeux.Leproblèmeainsiposéauxjoueursestdoncceluid’unecoordinationmentaledeleursanticipations.C’estlaraisonpourlaquelleSchellingconsidèrecetteconvergencedes anticipations des deux joueurs comme le résultat d’un phénomèned’ordre psychique,nonréductibleàlarationalitéabstraitedujeuetdesesrègles.Pourmieuxlecerner,ilconvoquedurestedes idéesantérieurementdéveloppéespar lepsychologuegestaltisteKoffka.Koffkanote,parexemple,qu’aucoursd’unmatchdefootball,lapositiondugardiendebutconstitueunesorted’attracteurpourlesbuteursdel’équipeadverse,àpartirduquels’enclenchentleurstirsaubut,bienqu’ilssachentenmêmetemps, pertinemment, que le gardien de but protège sa cage 1. En partant de ce type d’observations,Schelling suggèreunevoiepossiblepour résoudre ceproblèmede coordination, tel qu’il se pose auxjoueurs du jeu du rendez-vous. Elle consiste à introduire ce qu’il nomme des « points focaux », quiseraient conjointement perçuspar les deux joueurs et leur fourniraient des attracteurs, capables de lesguiderdanslechoixdeleursactions.Si,dansnotrejeudurendez-vous,lepointderencontreApossède,parexemple,uneaffichepeinteenrougevifattirantl’attention,celapeutservirdesignalauxdeuxjoueurspourcoordonnerleursanticipationssurA,plutôtquesurB.

Cette notion de point focal reste cependant chez Schelling assez vague et, surtout, éminemmentcontextuelle.Onpeutladéfinircommeuntraitquis’impose(salience)dansl’organisationmentaledesinformationssur la situationet sedistinguesuffisammentde l’ensemble,pourpouvoirattirer,enmêmetemps, l’attentiondesdeux joueurs.Nousretrouvons ici lanotionde«saillance»,utiliséeauchapitreprécédent comme un marqueur cognitif. Pour Schelling la recherche de points focaux est une affairepurementempiriqueàexaminercasparcas.D’autresthéoriciensdesjeux,ainsiquedesphilosophes,nesesontpassatisfaitsdecetteinterprétationempirique.Ilsluiontrecherchéuneacceptionplusthéorique,afindecomprendrecommentcespoints focauxémergentdans l’espritdes joueurset s’imposentà leurjugement.Cefaisant,ilsontétéconduitsàtransformerlecadreanalytiquedelathéoriedesjeux.

Différentesformulesontétéproposéespouryparvenir(Sugden,1995;Bacharach,1993).Sitoutess’inspirentdecettedémarche,lamajoritéd’entreellesrecherchentlasolutiondansuneextensiondel’uneoul’autredesprocéduresdéjàimaginéesparlathéoriedesjeux,ouseulementimaginablespourrendrecompte des choix stratégiques des joueurs. Pour certains, la procédure retenue consiste à remonter lahiérarchiedescroyances(jecroisquecepointserasaillant;jecroisquel’autrejoueurcroitquecepointserasaillant;jecroisquel’autrejoueurcroitquejecrois,etc.)(StahletWilson,1995;Camerer,HoetChong,2004).Pourd’autres,laprocédureprivilégiéeconsisteàadopterlepointdevuequiseraitceluid’un agent collectif, représentatif du groupe, le « nous », à la recherche d’un optimum collectif(Bacharach,1999).Parmieux,enfin,ontrouveceuxquiconsidèrentquecetagentcollectifsecaractérise

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par ses intentions collectives, et ceux pour qui sa singularité réside dans un mode de raisonnementdifférent, mais cependant compatible, avec l’individualisme logique de la théorie des jeux (Gold etSugden,2007).

Cespropositionsontencommund’accepter,sansvraimentladiscuter,l’hypothèseselonlaquellelaquestion de la coordination peut être appréhendée, par les joueurs, comme un choix rationnel dont ilconviendraitseulement,pouryrépondre,d’enmodifierlaformulationet/oulemodeopératoire.Avantdenous prononcer sur la validité de cette hypothèse, il importe de remonter en amont, au niveau de lareprésentationparlesjoueursetdeleurperceptiondelasituation.Pouryparvenir,nousnousproposonsd’appliqueraujeudurendez-vousuneprocédureimaginéeetdéveloppéeparBacharachdansdifférentstravaux(1993,1997,2006).

Sa première étape consiste à substituer à la description objective et statique du jeu qui reste lamêmetoutaulongdesondéroulement(cf.Matrice1),unedescriptionsubjectiveetdynamiquepropreàchaquejoueur,enfonctiondesasituation,variantdurantsondéroulement.C’estlaraisonpourlaquelle,Bacharachbaptise« jeuxàuniversvariable»cettenouvelle formulation (Bacharach,1993).Une telledescriptiondesétatsdujeudépendétroitementdel’actionquelesjoueursdoivententreprendre,et,parconséquent, de leurs intentions, ce que certains auteurs appellent des « descriptions-actions ». Dansl’exempledujeudurendez-vous,l’intentiondechaquejoueurestderencontrerl’autrejoueurenunpointprécis. Il convient donc d’ajouter aux états résultant des choix de l’une ou l’autre des deux stratégiespossibles(serendreenA,serendreenB),lescaractéristiquessingulièresdeAetdeB.S’agissantdereprésentationsmentales,cela impliqueque les informationsdétenuespar les joueurssurcespointsderencontre s’organisent demanière significative au regard de l’objectif poursuivi. Les caractéristiquesmatériellesdechacundespointsderencontreAetdeB(taille,forme,couleur…)deviennentalorsdesélémentsdeladescriptiondujeu,susceptiblesd’infléchirsondéroulementdansladirectiondel’objectifvisé.

Enretranscrivantlemodèlederéférencedujeudepurecoordinationenmodèlesdejeuxmentauxprêtés aux deux joueurs, on retrouve une idée chère aux psychologues cognitivistes, selon laquelle lamanièredontlesindividussereprésententunchoixdépenddesoncadrage(framing).Cecadragerésultelui-même d’opérations mentales, au cours desquelles les informations pertinentes sont identifiées,sélectionnées et organisées. Dans leurs premiers travaux, Kahneman et Tversky avaient pris soin dedistinguer,sousletermed’editing,l’opérationaucoursdelaquellelesinformationssontsélectionnéesethiérarchisées, en la différenciant du framing lui-même (Kahneman et Tversky, 1979). Pour ce quiconcerne la coordination, c’est au cours de cette opération d’editing que les points de saillance quiservent de support à la coordination peuvent s’imposer en même temps à l’esprit des deux joueurs.L’analyse des liens entre perception visée et attention, étudiés parHusserl dans la perspective d’unephénoménologie de l’attention fournit sur cette question un éclairage intéressant que prolongentaujourd’huiplusieursrecherchesdeneurosciences 2.

Unefoislemodèleinitialdejeuréécritentermesde«descriptions-actions»,lesthéoriciensdesjeux traitent la sélectiondespoints focaux retenuspar les joueurs commeunchoix« justifié»,quine

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serait guère différent, pour cette raison, d’un choix stratégique.Dans notre exemple du jeu du rendez-vous,chacundesjoueurschoisiradesedirigerverslepointA,enpensantquelerougevifdesapeintureattireégalementl’attentiondel’autrejoueur.Cerésultatsetrouveobtenuenélargissant,commeonl’adit,l’ensemble des données retenues par les joueurs au moment de leur choix stratégique. Au lieu deconsidérerseulementlespaiementsassociésauxdeuxstratégiespuresàleurdisposition,commedanslathéoriedes jeuxclassiques, ilsprennentégalementencomptedans leurcalcul, la forme, la tailleet lacouleurdesdeuxpointsderencontre,autermed’uneopérationd’editing.Lespaiementsn’étantpasicidiscriminants, ilsformulent leproblèmeauquel ilsse trouventconfrontésencestermes:qu’ya-t-ildesaillantdanscesdonnées?Aprèsexamen,cen’estnilataillenilaformedesdeuxpointsderencontre,maisleurcouleur,puisquelerougevifdel’und’entreeuxattirel’attention.Chaquejoueurendéduitquel’autrechoisirapourcettemêmeraison,commelui-même,lastratégieA.Cechoixcommunleurpermettraainsi de se retrouver au point de rencontre de couleur rouge vif. L’opération mentale qui s’avèredéterminante pour y parvenir n’est pas ici le choix de la stratégie, mais la recherche et la sélectionpréalabled’indicescoordinateurs.Unefoisuntelindiceidentifié,lechoixstratégiquen’estriend’autrequ’une forme de validation automatique. Mais rien ne permet, à ce stade de l’analyse, d’assimilerl’opérationderechercheetdesélectiond’unindicecoordinateuràunvéritablechoixstratégique.

Bacharach,cependant,nevoitpasleschosesainsi.Leprocessusqu’ilimagineconsisteàcombinerdeux modes de raisonnements distincts, mais complémentaires, pour aboutir à un choix rationnel, eninversant seulement leur priorité par rapport à l’interprétation traditionnelle. Un optimum au senséconomiquepossèdeaussilapropriétédepouvoirreprésenterunpointfocal,àpartirduquellesjoueurspeuventcoordonner leursactions. Identifieretchoisircetoptimumpermettraientainsidegarantircettecoordination. Il ne resterait plus alors qu’à interpréter un tel choix en termes de rationalité, d’oùl’introductiondel’équipe(team)commesujetvéritabledecechoix(Bacharach,2006).Ceschémahabilenepermetpas,cependant,d’expliquercommentnosdeuxjoueursdujeudurendez-voussecoordonnerontsur AA, puisque dans ce jeu, AA et BB, sont, non seulement, deux équilibres, mais correspondentégalement chacun à un optimum. Demanière plus générale, la solution proposée par Bacharach pourrésoudreleproblèmeposéauxjoueursdelathéoriedesjeuxparlacoordinationdeleurschoix,n’estpasapplicableàdesjeuxdepurecoordinationcommeceluidurendez-vous.

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Jeuhaut/bas

Ilestintéressantdenoter,àcesujet,queBacharach,pourexposersasolution,prendappuisurunexempledifférentdejeudecoordination,qu’ilappellehaut/bas (Hi,Lo)etutilisecommeunesortedeparadigmedelacoordination.Envoiciuneillustration.Deuxjoueursplacésdevantuncarréontàchoisirentredeuxoptions,lehaut,notéAetlebas,notéB.Sitouslesdeuxchoisissentlehaut,c’est-à-direA,ilsreçoivent chacun une somme de 100 euros. Si tous les deux choisissent le bas, c’est-à-dire B, ilsreçoivent chacun 20 euros.Mais si l’un choisit A et l’autre B, ils ne gagnent rien, ni l’un ni l’autre.Traduitdanslaterminologiedelathéoriedesjeux,AAetBBsontdeuxéquilibres,ausensdeNash,maisseulAAestunoptimumsocialetreprésentepourcetteraison,selonBacharach,lepointfocalquipermetauxjoueursdecoordonnerlechoixdeleurstratégie.

Leproblèmedecoordinationposéparcejeuhaut/basn’estpascependantlemêmequeceluiposéauxjoueursdujeudurendez-vous.Danslejeuhaut/bas,lesdeuxjoueursn’ont,eneffet,aucunepeineàchoisirchacunAetàsecoordonnersurAA.Danslejeudurendez-vous,laquestiondelacoordinationseprésenteauxjoueursdemanièretoutàfaitindépendanted’unerationalitédérivéedel’optimalitédeleurschoix.Onconstateque,tandisquelasolutiondelacoordinationdanslejeuhaut/baspeutêtretrouvéeentransformant seulement la représentation du jeu et les modalités de raisonnement des joueurs (équipeversus individus),cellede lacoordinationdu jeudu rendez-vousexigede rechercheretde traiterdes

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informationsquisontextérieuresaujeului-même.Dansnotreexemple,ilsuffitmêmequechaquejoueurchoisisse sa stratégiedominante. Il en résulteque lanotiondepoint focal n’a, ni exactement lamêmeacception,nisurtoutlamêmeportéedanslesdeuxcas.

Contrairement, par conséquent, à ce que pensent une majorité de théoriciens des jeux etd’économistes,iln’yapasunecoordinationmaisdescoordinationsquiposentdesproblèmesdistinctsauxjoueursquiysontconfrontés,selonlesdifférentessituationsoùellesseprésentent.Onavu,danslesdeux exemples qui ont été rapportés, que l’hypothèse selon laquelle les problèmes posés par lacoordinationpouvaienttoujoursêtreramenésàuneopérationdechoixrationnelnesetrouvepasvalidée.L’idéeselonlaquellelacoordination,àtraverssesdiversesmanifestations,correspondraitàuneseuleetmêmecatégoried’opérationrenvoyantauxmêmesprocessusmentauxchezlessujetsest,commenousleverrons,àl’originededifférentesmépriseset,toutaumoins,d’erreursd’interprétation.

CEQUESECOORDONNERVEUTDIRE

Pourévitercespièges,unepremièreétapeconsisteàpréciser lanaturedesdifférencesentrecesdivers problèmes de coordination. Revenons sur la formulation générale de la problématique de lacoordination en théorie des jeux. Elle se manifeste, comme on l’a indiqué, lorsque l’interaction dejoueursrationnelsconduitlogiquementàplusieurspointsd’équilibreentrelesquelslathéorienepermetpasd’arbitrer.Poséeencestermeslacoordinationrelieenunemêmeetseulequestion,lasélectiondel’équilibre qui sera (ou devrait être) retenue, et les voies et moyens suivis par les joueurs pour yparvenir. Afin de montrer comment la relation entre ces deux composantes de la coordination estsusceptibledevarier,nousajouteronsauxdeuxexemplesprécédents,celuid’untroisième,déjàintroduitauchapitre2,celuidelachasseaucerf.

Lesjoueursdecejeusont,cettefois,plusnombreux,puisqu’ils’agitdechasseurs.

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Jeudelachasseaucerf

C’est la raison pour laquelle cet exemple sert également de support à l’étude de la coordinationdans le casde jeuxoùnosdeux joueursemblématiques sont étendusàdespopulationsde joueurs.Onidentifiealorsdeuxcatégoriesdejoueursparlastratégiequ’ilsontretenue,d’oùlatransformationdujeuenunjeuàdeuxjoueurs.D’autresformulations,pluscomplexes,denaturedynamique,ontégalementétéproposées, elles seront évoquées dans la dernière partie de l’ouvrage. Compte tenu des conditionssupposéesdanslesquellesopèrentleschasseurs,ilspeuvent,soitchercheràattraperensembleuncerf,cequicorrespondàlastratégieA;soitcapturer,chacundeleurcôté,unlièvre,enadoptantlastratégieB.S’ilschoisissenttousA,ilsbénéficierontchacund’unbutinplusimportant,puisqu’unmorceaudecerfaplusdevaleurqu’un lièvre.Sichacun,aucontraire,portesonchoixsurB, touss’assurentd’unepriseminimale,certesplusmodeste,maisindépendantedeschoixeffectuésparlesautreschasseurs.Si,enfin,les uns choisissent A, tandis que d’autres optent pour B, ces derniers auront encore gagné un lièvre,contrairementauxautresqui reviendrontbredouilles.Traduitdans le langagede la théoriedes jeux, lasituationdécritesetrouverésuméeparlamatricesuivante:

Iciencore,AAetBB,commedanslesexemplesprécédentsdujeudurendez-vousetdujeuhaut/bassont deux équilibres ayant lesmêmespropriétés formelles.La sélectionde l’und’entre euxy dépend,

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également, de lamanière dont les joueurs choisiront de se coordonner, qui échappe, pour lesmêmesraisons,auxoutilsanalytiquesclassiquesdelathéoriedesjeux.

Laquestiondelacoordinationseposecependantdemanièreencoredifférentepourleschasseursdela chasseaucerf et pour les joueurs des deux autres jeuxprécédemment analysés.En choisissant leurstratégie A, les chasseurs optent pour une coopération, ce qui n’est le cas, ni des joueurs du jeu durendez-vousnideceuxdujeuhaut/bas.Orcoopérernesignifiepasseulementsecoordonner.Lechoixdecoopérerest intentionnel. Ilmanifeste,de lapartdechaque joueur, son intentiondecoopéreravec lesautresdansuneactioncommune. Il repose,dece fait, suruneconfiancemutuellequi contrebalance lerisque de défection. On comprend mal comment les joueurs des deux jeux précédents pourraientrationnellement préférer ne pas se coordonner, plutôt que de se coordonner. La situation n’est pas lamêmedanslachasseaucerf,où,fautedeconfianceetparaversionaurisque,lesjoueurspeuventpréférernepascoopérerentouterationalité;d’oùlaréférence,chezcertainsauteurs,àdesmétacritèresquiontété présentés au chapitre 2 (Harsanyi et Selten, 1988). D’autres auteurs voient plutôt une formed’irrationalité dans le choix de ne pas coopérer. Selon eux, en effet, la rationalité étant supposéeconnaissancecommuneentrelesjoueurs,unetelledéfianceserait,decefait,assimilableàundéfautderationalité(Aumann,1990).Nousavonsmontréauchapitre2lecaractèreinefficacedecettehypothèsedeconnaissancecommunepourcomprendrecommentlesjoueursinteragissent.

La comparaison de ces trois jeux met en lumière les différentes acceptions que prend lacoordinationdanslestroissituations.Ellepermetainsidepréciserlesopérationsmentalesrequisesdelapartdesjoueursdanschacundescas.Secoordonner,c’estidentifierunpointd’accrochementalcommundanslejeudurendez-vous,c’estchoisir l’articulationdesstratégiesgarantissant lesmeilleursrésultatspourtousdanslejeuhaut/bas,c’estorganiserunecoopérationcommune,danslejeudelachasseaucerf.Ilexistecertesdesrelationsentrecesdifférentesopérations.Sansunefocalisationcommunedesesprits,iln’estpasdecoordinationpossible.Unchasseursceptiquequilarefuseraitexclurait,parexemple,toutecoordinationcoopérativepourattraperlecerf.C’estlaraisonpourlaquelle,laréférencementaleàdespointsfocauxsupposéscommunsseprésentecommeuneexigenceincontournablepourletravailcérébralde tout individu en quête de coordination. Plusieursmodes d’accès sont également possibles dans larecherchedecespoints focaux. Ilsdépendentde lasituationparticulièredans laquelleseprésenteauxindividusleurquêted’unecoordination.Cettecoordinationpeut,enfin,êtrepoursuivieparlesindividusdans des buts différents : lever une incertitude, comme dans le jeu du rendez-vous, éliminer unepossibilitéfallacieuse,commedanslejeuhaut/bas,coopérerdansuneactioncommune,commedanslejeudelachasseaucerf.

L’analyse comparative de ces trois exemples de coordination initialement tirés de la théorie desjeux n’est, certes, pas suffisante pour dégager une typologie complète des différentes formes decoordination. Lamise en évidence de leur diversité rend, en tout cas, hypothétique, pour ne pas diresimplementutopique,larecherchedeleurregroupementautourd’unprincipeunificateur.Destentativesontduresteétéeffectuéespourtesterexpérimentalementlavaliditédedeuxprocessusderaisonnementdistincts, si cen’est rivaux, leplus souvent avancéspour expliquer la coordination : une itérationpar

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niveauxcognitifs (jecrois, jecroisqu’ilcroit, jecroisqu’ilcroitque jecrois,etc.) ;unraisonnementd’équipe(entantquemembredugroupeformépar l’ensembledes joueurs jem’identifieau«nous»).Elles ont jusqu’à présent invalidé l’hypothèse que l’une ou l’autre de cesmodalités de raisonnementpouvait,touteseule,fournirceprincipeunificateur(Bardsleyetal.,2008).

Si la théorie des jeux offre un cadre d’analyse à la fois simple et logique pour appréhender lacoordination stratégique de plusieurs individus doués de raison, la simplification qu’elle introduit estégalement à l’origine de confusions génératrices d’erreurs méthodologiques. Une première confusionapparaît entre le choixd’une action et sonbut.Dans le cas de la pure coordination, comme le jeudurendez-vous,lebutviséestdefaireémergerunerègle.Danslejeuhaut/bas,cetterègleseconfondaveclasimplemaximisationd’ungain,d’oùuneambiguïté.Danslejeudelachasseaucerf,lesdeuxobjectifsse trouvent distincts, mais étroitement dépendants, ce qui engendre une plus grande complexité. Uneseconde confusion concerne, cette fois, l’intentionnalité qui guide les individus et leur mode deraisonnement(GoldetSugden,2007).Ilestclairque,quelquesoitlemodederaisonnementutiliséparlesjoueursdujeudurendez-vous,leurintentionestseulementdepouvoirsecoordonner.Tellen’estpaslasituationdesjoueursdujeuhaut/bas,pourlesquelslasolutionlogiquedecettecoordinationpasseparunraisonnementd’équipe,indépendant,cependant,detouteintentioncollective.Danslejeudelachasseaucerf, au contraire, c’est l’intention de coopérer qui conduira les joueurs à adopter le raisonnementd’équipe. Nous verrons, par la suite, que ces confusions continuent de fausser les hypothèses et debrouiller souvent l’interprétation des travaux de psychologie expérimentale et, plus récemment,d’imagerie cérébrale, en entraînant des comparaisons fallacieuses entre les différentes situations decoordination.

S’il faut néanmoins trouver une unité dans la diversité des types de coordination auxquels sontconfrontés les individus, ce n’est, commeon l’amontré, ni au niveau des intentions, ni au niveau desmodesde raisonnement,nimêmeauniveaudes formesde représentationde la situation. Il semble, enrevanche,quelacoordinationrésulte,chaquefois,d’unesériedifférented’opérations,quionttoutespourorigineune recherchepréliminaired’ancragesmentauxcommuns.Nousnousproposonsdequalifierdeniveau 0 de la coordination cette étape, puisque, c’est à partir d’elle que pourront s’enclencher desmécanismescérébraux,pluscomplexes,destinésàcoordonnerlesactions,enfonctiondessingularitésduproblème posé par chaque situation.C’est à ce stade qu’il convient d’introduire les points focaux deSchelling, dans un arrière-fondmental, qui conditionne, en définitive, le succès de tout phénomène decoordination.Danscertainessituations,commedanslejeuhaut/bas,l’identificationdecespointsfocauxestpresqueautomatique;dansd’autres,ellerequiert,aucontraire,untravailmentalconséquentencoremal connu.Les jeuxdepure coordination, commecelui du rendez-vous, appartiennent à cette secondecatégorie. C’est la raison pour laquelle nous avons privilégié son étude, à titre d’introduction auxmultiplesformesquerevêtlephénomènedecoordination.

POINTSFOCAUXETACTIVATIONSCÉRÉBRALES

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La recherche et la sélection de points focaux constituent, comme nous venons de l’expliquer, lapremière étape du travail mental des joueurs lorsqu’ils se trouvent dans une situation de purecoordination. On peut, en première approximation, considérer ces points focaux comme des moyensheuristiquesdestinésàaiderchacundes joueursàdégager(ouàdécouvrir)unerègle implicitedont lamiseenœuvrepermettraleurcoordination.Rappelonsqu’enthéoriedesjeux,lesrèglessontsupposéesdonnées et parfaitement connuesdes joueurs, à lamanièredes règlesdes jeuxde société.Choisir unestratégie représente, pour cette raison, l’unique problèmeposé aux joueurs, qui se trouve traité par lathéoriedes jeux.Laquestionqui leurestposée iciestcependantdenaturedifférenteetseprésenteenquelquesorteenamontdecequ’étudielathéoriedesjeux.Ilfautpourlesjoueursimaginerunmoyendetrouverunerègledecoordination,àpartirdeconnaissancesqu’ilscroientpouvoirpartager.

Des travaux récents de neurosciences permettent de jeter quelques lumières sur lesmodalités del’activité cérébrale des sujets en quête de points focaux, dont une commune référence assurerait leurcoordination.Uneéquipedechercheursaobservéexpérimentalementlesperformances,etexaminé,parimagerie, le fonctionnement cérébral d’un groupe de sujets pendant qu’ils jouaient à deux versionsdifférentes d’un jeu de pure coordination, cela pour éviter un éventuel biais de présentation.Dans lepremierjeu,chaquejoueurdevaitchoisirunnombreentre1et3;danslesecondjeu,uneboîtedéfiniepar unematrice à 3 dimensions.Chaque fois, l’objectif fixé était de choisir lemême nombre dans lepremiercas,lamêmeboîtedanslesecondcas,quel’autrejoueur.Cesdeuxjeuxontététransformésenjeux de coordination d’un type différent, en y adjoignant des règles supplémentaires permettant auxjoueurs de résoudre le problème de leur coordination en suivant une procédure d’éliminationssuccessivesdesstratégiesdominées,audemeurantbienconnueenthéoriedesjeux(Kuoetal.,2009).Cedispositifaainsipermisdecomparerlesmodalitésdutravailcérébraldessujetslorsquelacoordinationleurposeunproblèmesolubleparunerèglelogiquesimple,etlorsqu’unetellerèglelogiquen’existepas.

Unpremierrésultatretientl’attention.Unelargemajoritédessujetsaréussi,danslesdeuxtypesdejeux,àsecoordonnersurunesolutiond’équilibre,c’est-à-direàrésoudreleproblèmedifférentquileurétaitchaquefoisposé;soitdansuneproportiondeprèsde80%danslesjeuxdecoordinationsolublesparlathéorieetprèsde70%danslesjeuxdepurecoordination.Desperformancesquitranchentavecles résultats obtenus, lorsque ces jeux sont joués dans lesmêmes conditions, sans règles déterminées.Toutportedoncàpenserquelacoordinationémane,danslesdeuxcas,d’uneopérationmentaledélibéréede lapartdes sujets.Plus surprenantpeut-être, laproportiondes joueursayant réussià secoordonnerdans les jeux de pure coordination est à peine inférieure à celle de ceux qui se sont coordonnés surl’équilibredanslesautresjeux.Onpeutraisonnablementeninduirequelapurecoordinationestlefruitd’untravaildel’esprit,toutcommel’estlacoordinationrésultantdel’applicationd’unerègle,endépitdu fait que, dans le premier cas, le travail effectué par le cerveaune coïncide pas avec un traitementformelsimple.Lefaitavéréquelesjoueursmettaientmoinsdetempsetressentaientmoinsd’effortpoursecoordonnerdans laversion«purecoordination»deces jeuxquedans leurversion«coordinationlogique»suggèrequeletravailmentalqu’ilexigerelèveplutôtdelacatégoriedesheuristiques«rapidesetfrugales»queGigerenzerassocieà l’intuition(Gigerenzer,2000;GigerenzeretGaissmaier,2011).

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Maiscettequalificationresteinsuffisantepourcaractériserlemécanismementalquiguidecetteformedecoordination.

Pour avancer dans cette direction, cette recherche a recueilli par la technique de l’imageriefonctionnelle (IRMf)des informationssur le fonctionnementducerveaudes joueursdans les situationsdifférentesdechaquetypedejeu.Commeonpouvaits’yattendre,l’IRMfrévèlequecesontdesrégionscérébrales traditionnellement dévolues au calcul, au raisonnement abstrait et à lamémoire immédiate,commecertainespartiesducortexfrontal,etnotammentlemilieudugyrus,ainsiquelarégionpariétale,qui sont prioritairement activées au cours du jeu, dont la solution dépend d’un traitement logico-mathématique.Cesont,enrevanche,d’autresairescérébralesquisetrouventprincipalementmobiliséesdans les jeux de pure coordination. On observe, en particulier, une activation du cortex cingulaireantérieur (ACC), et d’une partie de l’insula. On sait que l’ACC réagit chaque fois que nous sommesconfrontés à une situation conflictuelle génératrice d’incertitude cognitive (dilemme, impasse,devinette…)quirequiertattentionetrecherched’informations.Quantàl’insula,ellesetrouvenotammentimpliquée lors de variations, subies ou attendues, d’états physiologiques internes à l’origine, enparticulier, d’impressions désagréables. Elle semanifeste aussi sous forme d’émotions empathiques àl’endroitdecomportementsobservésouimaginéschezlesautres.

Les résultats d’une autre étude, interprétés pourtant par leurs auteurs comme contradictoires parrapportàceuxdecepremiertravail,noussemblent,aucontraire,lesconfirmer,acontrario.Elleémaned’une équipe de chercheurs qui a récemment conçu et réalisé une version expérimentale stylisée etséquentielle du jeu de la chasse au cerf, entre un individu et unordinateur intelligent (Yoshida et al.,2010). L’IRMf des sujets soumis à cette expérience a révélé que pour se coordonner sur la solutioncoopérative, les sujets activaient prioritairement des régions cérébrales préfrontales, comme le cortexparacingulaire et dorsomédian, des zones du cerveau qui sont précisément mobilisées dans le calculstratégiqueàplusieursniveaux.Ceschercheursontobservé,enoutre,quelapartieventraledustriatumdecessujetssetrouvaitfortementactivéeaucoursdecetteexpérience,unerégioncérébraleassociéeàl’anticipation des gains risqués.Ces chercheurs en ont déduit, un peu rapidement, que, d’unemanièregénérale, le travail mental requis pour la coordination mobilisait davantage, chez les individus, dessystèmes neuronaux prioritairement affectés aux opérations de calcul que des systèmes qui seraientprincipalementsollicitéspardesréactionsémotives.

Cejugementnoussemblecependantreposersuruneinterprétationerronéedelacomparaisonentrelesdeuxgroupesd’expériences.Unpremierbiaissetrouveintroduitparlescaractéristiquesdifférentesdecesexpériences.Alorsquelasériedesjeuxdepurecoordinationdelapremièreéquipesontdesjeuxjouésenuncoup,lesautressontdesjeuxséquentiels,aucoursdesquelslesjoueurssetrouventamenésàtraiter, par induction, les informations qui leur sont progressivement transmises. En outre, les jeux decoordinationdelapremièreéquipesontjouésentredesjoueurshumains,tandisquelejeudelachasseaucerfdelasecondeéquipeestjouéentredesindividusetunordinateur,cedontlesjoueurssontinformés.Cettedifférencepeut égalementêtreà l’originedebiais.Mais l’élément leplus important concerne lanaturedel’opérationdecoordinationmiseenévidencedanslesdeuxcatégoriesd’expériences.Comme

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nousl’avonsdéjàdit,dansunjeudepurecoordination,leproblèmeposéauxjoueursestdediscernerunerègle implicite leur permettant de coordonner leurs actions, tandis que dans un jeu de coordinationcoopérative, comme celui de la chasse au cerf jouée de manière séquentielle, il leur faut anticipercorrectement la stratégie de l’opposant, afin de choisir la meilleure réponse stratégique. Ainsiréinterprété, ce jeu de la chasse au cerf a plus d’affinités avec les jeux d’itérations hiérarchiquesconstruitspar lapremièreéquipedechercheurs.Lefaitqueses joueursactiventdans lesdeuxcasdeszones cérébrales localisées dans les cortex frontaux et préfrontaux confirme seulement, au niveauneuronal, la différence entre les opérations mentales requises pour choisir des réponses stratégiquescoordonnées (jeux de la chasse au cerf, élimination itérative des stratégies dominées) et celles quiconduisentàl’identificationdepointsfocauxpartagés(jeuxdepurecoordination).

Pour mieux cerner le fonctionnement cérébral au cours de cette seconde opération il convientd’examinerplusendétaillamodalitédesrelationsentrelesdeuxrégionsducerveauquisesontrévéléesactivées durant la recherche de points focauxpartagés, de l’ACC et de l’insula.Différents travaux deneurophysiologie ont mis en évidence plusieurs connexions fonctionnelles entre ces deux régionscérébrales.Demanièregénérale, ces connexionsvisent à relier ladétectionde saillances au choixderéactions appropriées. Dans le prolongement de cette hypothèse, certains chercheurs ont récemmentdégagé deux systèmes distincts, en détaillant les localisations des différentes régions cérébrales ainsiconnectées:unsystèmelarge,reliantlatotalitédel’insulaàunepartiemédianeducortexcingulaire,etunsystèmeplusrestreint,reliantlapartieantérieuredel’insulaàunepartiedel’ACC.Lepetitsystèmecapterait les saillances ressenties au niveau des émotions subjectives internes, tandis que le grandsystèmeconcerneraitplusgénéralementlessaillancesperçuesauniveaudel’environnementexterne,envue d’une réaction (Taylor et al., 2008). S’il se confirme que ces deux systèmes participent à larecherchedepointsfocauxenvued’unepurecoordination, il serait intéressantd’analysercomment ilss’articulent,puisquecetteopérationcombinel’identificationdesaillancesextérieuresaveclesréactionssensiblesqu’elles suscitent.Or,parunmécanismed’empathie, l’intensité des émotions subjectivementressenties pourrait contribuer à renforcer, chez les sujets, leur croyance qu’elles pourraient êtrepartagées,fournissant,decefait,unindicepourleursélectionenvued’unecoordination.

De tels éléments restent fragmentaires et partiels et font encore l’objet de controverses entre leschercheurs. Il serait donc naïf et prématuré de tirer de ces premières indications unmodèle neuronalcompletpermettantd’expliquer le fonctionnementde lapure coordination.Elles conduisent toutefois àformulerquelqueshypothèsesquiouvrentdespistesderecherchesintéressantes.Ceseraitainsiauniveaudes relations entre la perception des saillances de l’environnement et le ressenti subjectif, que l’onpourraitrepérerlepointdedépartduprocessusmentalquiaboutitàlacoordination.Surcetarrière-fondsensible s’élaborerait alors la trame d’un raisonnement, qui, selon des formes diverses, intervienttoujours dans la coordination. Des recherches ont, en effet, montré que des malades souffrant d’unemaladiedégénérativeducortexpréfrontaléprouvaientdegrandesdifficultésàcoordonnerleursréponsesdans une épreuvede pure coordination sémantique (choisir lesmêmesprénoms…) (MacMillan et al.,2011). Il est vrai que cette affection atteint également le cortex cingulaire antérieur (ACC), dont on a

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signalé le rôle majeur dans l’identification des points focaux. Une raison supplémentaire pourapprofondir les recherches sur les relations fonctionnelles entre les différentes catégories de réseauxneuronauxquisontactivésaucoursdesdifférentstypesdecoordination.

DYNAMIQUESDECOORDINATIONETORGANISATIONENRÉSEAUX

Considéronsmaintenant lessituationsdecoordination,oùchaquesujet individueldoitcoordonnerson (ses) action(s), non plus avec celles d’un autre sujet individuel,mais avec celles d’unemultituded’autressujetsquiformentunepopulationd’individus.Enchangeantainsidedimension,l’explicationdelacoordinationn’estplusiciréductibleauseulniveauinterindividuel.Ilfautintroduiredansl’analysedenouveauxparamètresrelatifs,notamment,àlatailledelapopulationconcernée(masse,petitsgroupes),àsastructuration(organisationenréseauxouvertsoufermés,typesdeconnexions)etauxmodalitésdecettestructuration(choixdesappartenances,formationauhasard).Dupointdevuedelathéoriedesjeux, leproblème posé aux théoriciens par la coordination reste néanmoins lemême. Les joueurs se trouventconfrontés à des situations dans lesquelles il existe plusieurs équilibres, dont la solution, c’est-à-direl’identificationdel’équilibrequis’imposera,n’estpasfournieparlesoutilsd’analysetraditionnelsdelathéorie.

Lesmodèlesconçusparlesthéoriciensdesjeuxpourletraitersonttoutefoisunpeudifférents.Lacoordination ne peut plus être saisie maintenant dans le cadre schématique de petits modèles à deuxjoueurs,àuncoup,commenousl’avonsmontréaudébutdecechapitre.Elleestsupposée,cettefois,sedégageraucoursd’unepériodedetemps,plusoumoinslongue.Lesinformationsinitialesdontdisposent(ounedisposentpas)lesjoueurssetrouventmaintenantcomplétéespardesinformationsendogènesqueles joueurs induisent du déroulement du jeu ; d’où la prise en compte d’effets d’apprentissage et deséquences d’essais et d’erreurs. Il est difficile dans ce contexte de retrouver les questions de purecoordination telles qu’elles ont étémises en évidence dans le jeu du rendez-vous. La coordination setrouve traitée ici comme un processus dynamique de réactions aux informations, dont il importe dedistinguer l’impact en fonction de leurs différents types (informations publiques, informations privées,endogènes, exogènes…). Ces informations, enfin, ne peuvent être rapportées par chaque joueur à unindividu déterminé, même, parfois, à un groupe d’individus qui seraient, chaque fois, clairementidentifiés;d’oùlapriseencompted’unedimensionstatistique.Nousretrouvonsainsileseffetsd’actiondemassedéjàanticipésparNashdanssa thèsededoctorat (Nash,1950)etévoquéeauchapitre2.Lanotion d’équilibre de coordination, enfin, n’a ni la même portée ni les mêmes propriétés et, parconséquent, lamême définition, lorsqu’elle se trouve appréhendée dans ce nouveau contexte.Dans ununivers dynamique, l’équilibre sur lequel se coordonnent les actions des joueurs doit pouvoir êtrestratégiquement stable, afin d’éviter des mutations vers d’autres états du système, génératricesd’instabilités.Celaexpliquelesliensétroitsdecesmodèlesavecl’approcheévolutionniste,quiainspiré

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de nouveaux concepts d’équilibre, dérivés de la biologie et de la génétique, à partir de stratégiesappréhendéescommeévolutionnairementstables(ESS)(MaynardSmith,1981;Weibull,1985).

Ce nouveau cadre a étendu la problématique initiale des jeux de coordination. Les échecs quimenacent la coordination prennent la forme de deux phénomènes distincts, parfois regroupés sous unmêmetermedanslestravauxquileursontconsacrés.D’unepart,lesjoueursrisquentdeneparveniràsecoordonnersuraucunéquilibre,d’oùuneinstabilitépermanente.D’autrepart,ilspeuventsecoordonnersur un équilibre, mais cet équilibre est sous-optimal. Ainsi, par exemple, pour reprendre les termesutilisésaudébutdecechapitredansl’analysedujeudelachasseaucerf,lesjoueurschoisiront,surlabase d’arguments évolutionnistes tirés de l’apprentissage, de se coordonner sur l’équilibre Riskdominant,alorsquec’estl’équilibrePayoffsdominantquiestoptimal(L.Samuelson,1997).C’estdurestecettesecondeacceptionquelathéoriedesjeuxretientleplussouventdanssesanalysesdeséchecsdelacoordination,lorsqu’ilssontanalysésdansuneperspectivedynamique.Enfin,lesjoueurspeuventbasculerd’unéquilibreàunautredemanièreparfoisdifficileàprévoir–unphénomènedontlesressortsdynamiquessontplusdifficilesàcerner–,maisdontonobservefréquemmentleseffets,enparticuliersurlesmarchésfinanciers.Onnoteraqueladuréeetl’augmentationdunombredesinformationsaccessiblesaux joueurs ne semblent pas nécessairement favoriser leur coordination, comme on serait tentéintuitivementdelecroire.

Plusieursmodèlesthéoriquesontétéproposéspourrendrecomptedecessituations,enpartant,leplus souvent, du problème posé par la sélection d’un équilibre, dans l’hypothèse de populations dejoueurs(Samuelson,1997).Ilsontfaitl’objetdesimulationsdynamiquesdelonguepériodesurlabasedechaînesdeMarkov.Ils’avère,parexemple,difficile,pourcetteraison,danslecasd’unjeudutypedelachasseaucerf,dedéterminersurlequeldesdeuxéquilibreslesjoueursfinirontparsecoordonner.Desrecherchesplusrécentesontcomplétécestravaux,enintégrantdansl’analyselemoded’organisationdesjoueurs, amorçant ainsi une modélisation dynamique des réseaux, comme on le verra à la fin de cechapitre.L’undesmodèles lesplus simplesqui ait été imaginévise à intégrer le coûtque représente,pourchaqueindividu,lacréationd’unlienaveclesautresindividus,cequipermetdesupposerqueleréseaus’organisesurlabased’unsimplecalculcoût-avantage,dontdépendlemodedecoordinationquis’imposera. Selon ce raisonnement, on suppose que si les coûts d’entrée dans le réseau sont bas, lesagentsauronttendanceàpenserqueleurconnexionnelesprotègepascontrelerisquedecomportementsindividualistesdelapartdesautres,detellesortequ’ilschoisirontdesecoordonnersurunéquilibrequiminimise ce risque (Riskdominant). Si, au contraire, ces coûts sont suffisamment élevés, on supposequ’ilschoisiront,sur labased’unraisonnement identique,d’entrerdans leréseauenseconnectantauxautres, ce qui les conduit, alors, à se coordonner sur l’équilibre qui maximise leurs gains collectifs(Payoffsdominant)(GoyaletVega-Redondo,2005).

Cestravauxrestentthéoriques.Leursrésultatssefondent,commeonl’amontré,surdeshypothèsesdecomportementsindividuelsrationnels.Leurexpositionàdestestsexpérimentauxseheurteàl’obstacledunombredessujetstestés,cequilimitelareprésentativitédesrésultatsobtenusdanscesexpérienceseffectuées sur des échantillons relativement réduits. Indépendamment de protocoles expérimentaux

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différents,qui traduisentdesphénomènessouventdistincts, lacomparaisonde leurs résultats rencontredeux difficultés supplémentaires. En premier lieu, ces expériences s’avèrent sensibles au nombre desjoueursetdesséquencestemporellesconsidérées.Ensecondlieu,etpeut-êtresurtout,laquestionseposedudegréetdelanaturedeladépendance(oudel’indépendance)deleursrésultatsàlamanièredontlesjoueurssontorganisés(ous’organisent)enréseaux,aucoursdujeu.

On dispose encore d’assez peu de travaux sur l’incidence des différents types d’organisation enréseaux sur la coordination des individus. Pour avancer sur cette question, il importe tout d’abord dedistinguerlessystèmes«clos»et«complets»,oùtouslesindividussetrouventdirectementliéslesunsauxautres,dessystèmes«locaux»et«incomplets»,oùlesindividusnesontdirectementconnectésqu’àunsous-groupedecettepopulation.Danscettesecondecatégorie,onpeutencoredistinguer,selonqueceliendirectestdéterminé(«réseaulocal»)souslaformed’unvoisinageavecquelquesindividusdonnés,strictementaléatoire,ouencore,partiellementdéterminé,dutype«lesamisdemesamis…»,quel’ondénomme«petitmonde»,parréférenceàlaformulebienconnue«commelemondeestpetit…».

D’aprèsCassar(2006).

Lespremierstravauxexpérimentauxmontrentcependantquelesdifférentstypesderéseauxontuneincidencelimitéesurl’équilibreàpartirduquellesjoueursvontsecoordonner.Danslesexpériencesdejeux de coordination conduites par Cassar, tous les joueurs se coordonnent finalement sur l’équilibrePayoffs dominant, quel que soit le type de réseau dans lesquels ils évoluent, seule la vitesse aveclaquelleilsparviennentàcerésultatvaried’unréseauàl’autre.Auxdeuxextrêmes,ontrouve,d’uncôtéle«petitmonde », où cette coordination est sensiblement plus rapide et, de l’autre côté, le « réseaulocal»,oùelleestpluslente.Enrevanche,c’estl’inversequel’onobserve,lorsquel’onchercheàtesterl’aptitudedessujetsàcoopérer,àtraversunréseau,dansunjeududilemmeduprisonnier.Làencore,lesjoueurs parviennent finalement à coopérer, quoique plus difficilement, dans les différents types de

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réseauxconsidérés,mais,cettefois,c’estdansleréseaulocalqu’ilsarriventlemieuxàs’entendrepouryparvenir,etdansle«petitmonde»qu’ilsyparviennentleplusdifficilement(Cassar,2007).

Ces résultats mettent en évidence la différence qui distingue la simple coordination de lacoopération.Maisilsmontrentsurtoutquelescomportementsobservésdanscessituationssontpeut-êtremoins sensibles aux structures des réseaux qu’on ne l’imaginait initialement. D’autres études, plusrécentes, réalisées souvent sur des échantillons de populations beaucoup plus étendues, puisqu’ellesportent, par exemple, surplusd’unmillier de sujets dans les expériences réaliséesparGracia-Lazaro(Grujicetal.,2010;Gracia-Lazaroetal.,2012)révèlent,demanièreaprioriassezsurprenante,quelesstructures propres à chaque type de réseaux ont, en définitive, peu d’impact sur les comportementsindividuels des joueurs.On observera toutefois que lamajorité de ces expériences concerne plutôt lacoopération,àtraversdesjeuxdedilemmeduprisonnierrépété.

Deux observations complémentaires peuvent être rapprochées de ce constat. Elles permettentd’avancer dans l’explication de ce phénomène. Il apparaît, tout d’abord, comme une singularité del’espèce humaine, puisqu’on ne la retrouve pas dans la plupart des expériences réalisées chez desespèces animales, où l’organisationde ces réseaux de communication détermine assez largement leurscomportements.Ensecondlieu, lesexpériencesquiontétécitéesontétéréaliséesdanslecadred’uneorganisationstatiquedecesréseaux.Enclair,lessujetsdecesexpériencessontplacésdansdesréseauxdontlastructureestdonnée,etqu’ilsnepeuventdoncpasmodifierparleurscomportementsobservésaucours de ces expériences. Or d’autres travaux suggèrent que c’est précisément au travers d’unedynamique des structures d’organisation de ces réseaux, elle-même actionnée par les stratégiesindividuellesdesjoueurs,quepourraitsemanifester,enretour,uneinfluencedecesstructuressurleurscomportements.

Les économistes ont tendance, comme on l’a déjà vu, à interpréter ces résultats comme uneconfirmationde leurhypothèsefavorite,selon laquelle,mêmeenréseaux, leschoixdes joueurs restentstrictementindividualistes.Tellen’estpasnotreposition.Si,eneffet,lesespècesanimalesréagissentdemanière plus diversifiée que les hommes en fonction de l’organisation des réseaux dans lesquels ilsopèrent,cepeutêtre,simplement,parceque,confrontéesàcesenvironnementsextérieursvariés,ellessetrouventdanslanécessitédes’yadapter.Lasituationserait,toutefois,unpeudifférentepourleshommes,qui, comme nous l’avons montré dans les chapitres précédents, n’appréhendent pas ces diversesorganisationsde leurenvironnementsocialcommeleurétant toutàfaitextérieures.Leurréactionàcesenvironnements ne consiste donc pas seulement à s’y adapter, mais également à chercher à lestransformer,àlesrecréer,voireàencréerdenouveaux.Danslesexpériencesquiontétérapportées,cesréseauxsociauxrevêtentlaformedestructuresstatiques.Lessujetssetrouventalorsdansl’impossibilitédelestransformer,enlesmodulantaucoursd’unprocessusdynamique.Orc’estàtraversceprocessusd’interactions dynamiques, entre, d’une part, les comportements, voire les préférences des sujets, et,d’autre part, l’organisation et le fonctionnement de ces réseaux, que semettent en place lesmodes decoordination dans ces réseaux.C’est donc dans cette perspective qu’il faut chercher à les étudier.On

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verradans lesdeuxderniers chapitresque les schèmesd’organisationqui émanentde ces interactionsprennentalorssouventlaformedeconventions.

Une preuve indirecte de cette incidence de la formation des réseaux sur les comportements desacteurssociauxfaceàlacoordinationde leursactionsest fourniepardessituations inversesdecellesquenousavonsétudiées ici, où les équilibresdépendent, au contraire, d’uneabsencedecoordination,commec’estlecas,parexemple,d’uneattaquesurpriseréussiedanscertainstypesdejeuxstratégiques.Des illustrations concrètes peuvent en être trouvées, en économie, dans le succès de raids de tradersobservés sur lesmarchés financiers. Dans de telles situations baptisées « anticoordination », il a étémontré que la structuration en réseau et le nombrede ses participants transformaient les issues du jeuinitial et pouvaient même, dans certaines configurations, aboutir à des équilibres de coordination, aumoinsencequiconcernecertainsgroupesd’agents (Bramoullé, 2007).Cegenred’effets semanifestesurtout lorsque le réseau est complet. Mais le plus intéressant réside dans la diversité de sesmanifestations,selonlesmodesd’organisationqueprendrontlesréseauxainsiformés.

L’analysedel’organisationdynamiquedecesréseauxdecommunicationestsimilaireàcellequiaconduitàlamétaphoredesréseauxneuronaux.Souscetermesontregroupésaujourd’huiunensembledemodèles mathématiques assez divers, destinés à rendre compte de l’auto-organisation de systèmes enréseaux, afin d’en dégager les conséquences sur leur fonctionnement et leur évolution (Sayama et al.,2013). La référence aux neurones renvoie ici auxmodalités adaptatives de réseaux de connexion quipourraient caractériser le fonctionnement d’un cerveau artificiel, ou tout au moins imaginaire. Lespropriétés de tels modèles auraient ainsi la double fonction d’expliquer divers phénomènes decoordinationssociales(transports,circulation,etc.),toutenenéclairantlaconnaissancedel’organisationneuronale qui guide le fonctionnement du cerveau.La démarche qui inspire ces recherches repose surl’hypothèse d’une similarité entre l’organisation en réseaux dynamiques qui détermine les règles defonctionnement de ces phénomènes sociaux et l’organisation en réseaux dynamiques qui caractérise laneurophysiologie des cerveaux humains. Elle développe, sur cette base, une analyse des propriétésformellesdecesdynamiquesderéseauxconnectés,avantdechercheràlesconfronterensuite,d’unepart,au fonctionnement réel de nos cerveaux, et, d’autre part, à la dynamique observable de réseaux quidominedeplusenplusd’activitésdenotreviesociale.Plusieurstravauxontainsimontréquedifférentesconnexionsneuronalesétaientorganiséessurlemodèlederéseauxdetype«petitmonde»(cf.p.135)(Watz et Strogatz, 1998). De même, des travaux d’économétrie appliquée se sont emparés de cettemodélisation dite « des réseaux neuronaux », pour formaliser divers phénomènesmacroéconomiques.Deuxauteursontainsirécemmentmontréquecetypedemodèlefournissaitdemeilleuresprévisionssurl’évolutiondes tauxde change entre lesmonnaies que lesmodèles économétriques standard (Jamal etSundar,2011).

Cechantierouvertdans ladirectiondes réseauxneuronauxposecependantde sérieuxproblèmesméthodologiques,voireépistémologiques.Ilsn’échappentpas,dureste,àlaconsciencedequelques-unsdes chercheurs engagés dans ce programme (Bullmore et Sporns, 2009). En premier lieu, l’hypothèsed’une correspondance rigoureuse entre cette modélisation mathématique des réseaux et l’organisation

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fonctionnelle des réseaux cérébraux reste, comme nous l’avons dit, une simple hypothèse qui repose,jusqu’à présent, sur quelques analogies assez naïves. Il faut donc encore la soumettre à des testsempiriques,souventdifficilesàconstruire,fauted’articulationsfourniespardesniveauxintermédiaires,commenous l’avonssignalédansnotre introduction(cf.Prologue :problèmesdeméthode).Ensecondlieu,même si cette étape préliminaire se trouve franchie, il n’est pas assuré que lamise en évidenced’unemodélisation commune des propriétés des réseaux cérébraux et des réseaux sociaux résolve lesquestionsposéesparleurinteractiondynamique.Orc’estdecesinteractionsquedépend,endéfinitive,lesuccèsdescoordinationsquiontétéidentifiéesdanscechapitre.

Une approche directe visant à une meilleure connaissance de la manière dont les cerveaux desindividus,toutàlafois,contribuentàl’organisationdecesconnexionssocialesetsontmodelésparelles,nousapparaîtpluspertinente,aumoinsdansunpremiertemps,pouréclairercettequestion.Elleconduit,en particulier, à réexaminer la relation entre le « je » et le « nous », à la faveur des transformationsintervenues dans la communication sociale. Elle pourrait faire apparaître, en outre, de nouvellesdistinctionsentreles«autres»(membresdemonréseau)etles«autres,autres»,étrangersàceréseau,enfonctiondel’organisationparticulièredechacundecesréseaux.Plusieursquestionstrèsconcrètesseprésentent alors auxquelles on trouve déjà quelques éléments de réponse dans différents travaux deneuroscience sociale. Il semble, par exemple, que les individus, à travers les réseauxauxquels ils ontchoisi d’appartenir, cherchent aujourd’hui à partager leurs informations (impressions, goûts, réactions,idées…) avec le « nous » qu’ils forment avec les autresmembres du réseau. Il serait, intéressant desavoir si, et comment, le développement de ce mode de partage, d’origine virtuelle, transformel’appréhensionque lesujetpeutavoirdecesdifférents«autres»,etmodifie,decefait, laperceptionqu’ilpeutavoirdelui-même.Uneétuderécenteportantsur lepartaged’unmêmebiencommunaainsimisenévidencequeleplaisiréprouvéparchaqueparticipantétaitdifférentetplusintense,lorsquelesautresappartenaientàdesréseauxquileurétaientcommuns,quelorsqu’ilsétaientissusdegroupesdontils ne faisaient pas partie. Ce sentiment recueilli auprès des intéressés a été corroboré, au niveaucérébral,paruneactivationsensiblementplusfortedelarégiondustriatumdanslepremiercas(Frenetal.,2012).Uneautreétudea,parailleurs,observéunimpactdirectdunombreetdelatailledesréseauxsociauxauxquelsappartenaientlesindividussurledéveloppementdeleurinsula,dontonconnaîtlerôledans les manifestations d’empathie (Bickart et al., 2012). Ces travaux restent cependant encore troplimités et parcellaires pour permettre d’en tirer des conclusions de portée plus générale. Mais c’estseulement en les multipliant que l’on pourra envisager, dans une seconde étape, d’élaborer unemodélisationplusgénéraledeceseffetsderéseauxsur lesdifférentes formesdecoordinationétudiéesdanscechapitre.

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CommentaireLacoordinationdesperspectivesducollectifetdel’individuel

Christian Schmidt a distingué trois modalités de coordination. 1) Je peux repérer une saillancenotoire de l’environnement et compter sur la similarité entre les processus perceptifs humains pourpenser qu’autrui va aussi la remarquer, si bien que nous convergerons vers lemême point. C’est unecoordinationparpointd’attractioncommun,oupointfocal.2)Nouspouvons tous lesdeuxrepérerunedifférencesaillanteentredeux«équilibres».Unéquilibresedéfiniticicommeunesituationtelleque,sijem’ytrouve,monpartenaireaintérêtàs’ytrouver,etréciproquement.Maisnouspouvonstouslesdeuxtrouver une de ces situations beaucoup plus attractive qu’une autre. C’est une coordination parcomparaisoncommune(le jeuhaut/basdeBacharach).3)Nouspouvonsrepérercommeplusattractiveunesituationquioffreunavantagecollectif,suruncritèrequenoussupposonsdominantmaispassurunautrequenoussupposonsmoinsdécisif(jeudelachasseaucerf).C’estunecoordinationpardominancecollective.

CONDITIONSD’ÉCHECDESCOORDINATIONS

Cestroistypesdecoordinationpeuventchacunéchouer,maischacunpourdesraisonsdifférentes:lepremier,parcequelepointfocaln’estpassuffisammentsaillant,ouparcequel’attentiondupartenaireestparasitéepard’autrespréoccupations.Ceproblèmeacependantpeudechancesde seproduire et,danscesconditions,lefaitmêmequ’iln’aitpasderemèdelerendparadoxalementmoinsimportant:ilnesertàriendenouslancerdansdesspéculationscompliquéespourtenterd’améliorerlasituation,nousdevonssimplementnousfieràlafréquencedelaréussitedecemodedecoordination.

Le deuxième peut échouer pour des raisons plus subtiles, parce que l’un des partenaires peut sedemander si l’autre a bien privilégié demanière stable un équilibre, ou s’il n’a pas oscillé entre leséquilibres sans se décider. Cette possibilité d’oscillation tient justement à ce que l’autre situation est

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aussiunéquilibredecoordination.Àsupposerquel’autres’ysoitfixé,j’auraisintérêtàlachoisir,carpréférer la situation qui est dans l’absolu la plus avantageuse ne me serait d’aucune utilité si je n’yrencontrepasmonpartenaire. Il suffitque j’envisagequemonpartenairenesoitpas totalementcertainquemonmode de raisonnement est strictement en phase avec les étapes dumien, ce qui est possiblepuisqueonpeutdonnerunavantagetemporaireàuneperspectivesurl’autre,pourqu’ilpuisseenveniràosciller!Ceproblèmetientàlastructure«enhuit»desinférencespossibles:chacunpeutavoirdeuxmodes de raisonnement, l’un qui vise l’avantage commun, l’autre qui regarde si les conditions d’unéquilibre sont réunies. Jeme lanced’abord sur lepremiermode,mais jenepeuxconclure sans avoirenvisagé que l’autre ait suivi le second mode, car il pourrait s’être lancé sur le premier mode, etsupposerquej’aiesuivilesecond.Unefoisqu’unparcoursrenvoieàl’autre,chacundoitemboîterdanssonpropre«huit»unparcourssimilaired’autrui.Unefoisquecesdeuxparcourss’emboîtentl’undansl’autrenousrisquonsd’enresteràparcouririndéfinimentcehuitenpassantd’uneboucleetd’unparcourssurl’autre.

La difficulté tient à ce que, si chacun d’entre nous dispose d’au moins deux cheminements deraisonnement,lasimilaritéavecautrui,quidevraitnousfaireconverger,peutaussinousfaireosciller:ilsuffit, sansmêmequenousnoussituions réellementenoppositiondephase,quechacundenousdoiveenvisagercettepossibilité.Danscecas,lasimilaritéentrelespartenairesestsourcededivergence,parceque chacun d’eux présente dans le for intérieur de ses réflexions une dualité, donc une divergencepossible,etdoit,parsimilarité,intériorisercettemêmedualité,maisvueparl’autre.Onaparfoisutiliséletermede«spécularité»,ausensdejeuxdemiroirs(«miroir»seditspeculumenlatin)entremoietautrui,pourdésignercegenredesituation.

Le troisième mode de coordination, celui de la chasse au cerf, renforce le risque d’échec, enajoutant à cette spécularité une autre division, celle non plus seulement entre avantage collectif etéquilibre interindividuel,mais entre risque collectif et risque individuel.En effet, la complexité de lacoordinationcollectivedanslachasseaucerf(dansunesituationplusréaliste,pasdansunematricedejeuultrasimplifiée)introduitunrisque–certainsrabatteurspeuventnepasjouercorrectementleurrôle,parexemple.Cerisque,lechasseurdelièvresolitaireneleprendpas.Ilenprendunautre–leslièvrespeuventnepaspasserà l’endroitde sescollets–,maisce typede risque individuelexisteaussipourchaquechasseurdecerf.Lerisqued’unecoordinationcollectiveimparfaites’ajoutedoncdanslachasseaucerfaurisqued’uneréussiteindividuelleimparfaite.

SOLUTIONSPRAGMATIQUESDESDEUXPREMIERSPROBLÈMES

Commedanslecommentaireduchapitre2,ilnousfaut,quandnousrevenonsdelathéoriedesjeuxaux pratiques effectives, introduire quelques processus intermédiaires, qui apparaissent quand on tientcomptedesdynamiquesd’apprentissage.Considéronslapremièrecaused’échec,lecasoùlepointfocaln’estpastrèssaillant.Malgrétout,sinousavonsréussiàconvergerunepremièrefois,cettepremièrefois

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va renforcer la saillance – exactement comme l’activation d’une connexion neuronale renforce cetteconnexion. Dans la dynamique d’apprentissage de l’interintentionnalité, nous coconstruisons des«affordances 3»communes,qu’onpeutconsidérercommedes«coaffordances».

Cesapprentissagesencommunpermettentderéduirelesaltéritésentrelespartenaires.Onpourraitdonc penser que toute coordination va procéder par réduction des altérités et par renforcement desimilarités.Pourtantladifficultérencontréedansledeuxièmemodedecoordinationnousamontréquelasimilaritéelle-mêmepeutfairenaîtredesproblèmes.

Làencore,cependant, recouriràunedynamiquedecoconstructionnousoffreuneéchappatoire. Ils’agit alors de coconstruire le point de vue à partir duquel le critère de l’avantage commun seradominant.Etc’estcequ’aviséBacharach,semble-t-il,enparlantde teamreasoning,de raisonnementd’équipe.Encore faut-il quemoi etmonpartenaire, nous envisagions ceque serait le point devuedenotreéquipe.Maislàaussi,unefoisquenousl’avonsfait,alorscepointdevueserenforce.Eneffet,dupointdevuedel’équipe,laconvergenceversl’équilibrecommunémentavantageuxdominel’oscillationdechaquepartenairelivréàsessuppositionsspéculaires.Enrevanche,sinousenrestonsaupointdevueindividuel,nousnesavonspascommentdécider.Nouspouvonsalorsassocierleraisonnementd’équipeàunéquilibredesecondordre.Demêmequedansunéquilibreordinaire,unefoisquenousysommes,aucun de nous n’a intérêt à en dévier, de même, une fois que nous avons adopté le point de vue duraisonnementd’équipeau lieud’un raisonnement strictement individuel, aucundenousn’a intérêt àendévier–alorsquecen’estpaslecasdupointdevuedel’«équipe»dedegrézéro,pourainsidire,queconstituechaqueindividudenotreduoraisonnantspéculairementchacundesoncôté.

Il sembledoncque lameilleuremanièredenous coordonner, cen’est pasde se lancerdansdesraisonnementscompliqués,maisbiendechoisirunpointdevuequiimpliquecoordination,etdevoirsiles autres nous suivent, ce qui permet alors de renforcer ce point de vue. Cela pourrait expliquerpourquoi,dansl’expériencedeKuoetal.lessujetsressententmoinsd’effortdanslasituationde«purecoordination»,celleoùaucuneprocédurederaisonnementparétapesn’estproposée.C’estqu’enfait,raisonnerparétapespourrésoudre laplupartdesproblèmesdecoordinationnousentraîneraitdanslesaffresdelaspécularité,alorsqu’ilvautmieuxfaireenquelquesorteunsauthorsdecesjeuxspéculairespournoussituerd’embléedanscequenousvenonsd’appelerunéquilibredesecondordre.

RENFORCEMENTMUTUELENTREÉQUILIBRECOLLECTIFETÉQUILIBREINDIVIDUEL

Cependant,danslachasseaucerf,cesautquasiquantique–puisqu’ilyabienlàunediscontinuitéirréductible–n’assurepaslastabilitédupointdevuecollectif.LadifférenceaveclamatricedujeudeBacharachestquedanscedernier,sichacunchoisissaituneoptiondifférentedel’autre,lesdeuxjoueursn’obtenaientrien.Dansunehypothèsesimilaireconcernantlesjoueursdelachasseaucerf,lejoueurquiauraitvisélachasseaucerfnegagneraitrien,maisceluiquiauraitfaitlechoixdusoloobtiendraittoutdemêmesonlièvre.Lasolutionduraisonnementparéquiperevenaitàréduirel’altéritédespartenaires

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enfaisantcesautauniveaudel’équipe.Maislasolutionduchasseursolitairenoussuggèrederéduirecettealtéritéd’unemanièreinverse:ennousrabattantsurlechoixdontlerésultatnedépendpasduchoixd’autrui.

Ce rabattement n’implique pas de refuser tout raisonnement par aller-retour entre un joueur etl’autre.Certainsauteurs(commeYoshida)pensentquel’adoptiondelasolution«chasseaulièvre»nedoitdéclencheraucunemontéeréflexive,alorslasolution«chasseaucerf»estliéeàunetelleremontée(je dois croire que l’autre chasseur croit que je vais chasser le cerf, etc.). Pourtant il n’est nullementexclu que je puisse, et même que je doive, pour décider de chasser le lièvre, monter d’abord enréflexivité,enenvisageantlescroyancesdesautressurmescroyancessurlescroyancesdesautres,etc.,pour en conclure finalement que ces étages supérieurs de croyances mutuelles étant fragiles, je doisreveniràlachasseaulièvre.

Plaçons-nous cependant dans une situation un peu plus réaliste que celle de lamatrice du jeu. Iln’est pas nécessaire que tous les membres du groupe participent à la chasse au cerf. Il est mêmesouhaitablepour legroupequecertains continuent à chasser le lièvre, puisquecelapeut assurerde lanourritureencasd’échecdelachasseaucerf.Sil’onpassaitàdesjeuxévolutionnaires,oùunestratégieestévaluéeenfonctiondelacapacitédesurvieetdereproductionqu’elleassure,unestratégiemixte,quijouetantôtlachasseaulièvre,tantôtcelleaucerf,pourraitêtrel’équilibreoptimalpourlegroupe.Maislastabilitéd’unteléquilibresurlelongtermeestsujetàcaution.

Ilfautajouterque,danslegroupedechasseaucerf,laréussitedechacunn’estpasnécessaire.Nouspouvons donc inverser notre argument précédent, celui du risque collectif, qui tenait à ce qu’il peuttoujours y avoir des imperfections dans une coordination collective, et partir de collectifs dont lefonctionnement invalide cet argument. Un collectif « robuste », donc un collectif qui a des chancessérieuses de survie et de reproduction, c’est un collectif qui peut se permettre des imperfections decoordination et pourtant parvenir à ses fins. Notre critère d’un équilibre de groupe, d’un équilibrecollectifrobustedoitalorsêtredouble:1)lepointdevuecollectifdoit,unefoisadopté,présenterdesavantagespourl’individuentantquemembreducollectifparrapportaupointdevueindividuel;2)lesimperfectionsdecoordinationducollectifdoiventêtrepossiblesetadmissibles,ellesnedoiventpasêtretellesqu’ellesobèrentsérieusementcesavantages.Uncollectifdecegenreestrobusteparrapportàladéfaillanced’undesesmembres,alorsque,pardéfinition,laréussited’unindividunepeutêtrerobusteparrapportàsapropredéfaillance.

Certes, la chasse au lièvre a aussi sa robustesse, et peut réussirmalgré des imperfections.Cetterobustesseestd’originedifférente:chaquechasseurauncontrôledirectsurlamanièredontilmènesachasse, cequi assureun certainniveaud’adaptabilité aux circonstances imprévues.En revanche, dansl’organisationcollectived’unechasseaucerf, le contrôleest leplus souvent indirect :onapostédestireursetonfaitavancerlefrontdesrabatteurs,maislesrabatteursn’ontpasuncontactdirectaveclestireursetnepeuventleurdireprécisémentd’oùvavenirlecerf.Legrouperesteplusrobustefaceàladéfaillance demembres isolés, puisqu’unmembre peut remédier à la défaillance d’un autre,mais sonmodedecontrôleindirectn’apasletypederobustesseducontrôleindividuel,parcequ’ilestmoinsaisé

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à adapter à des imprévus locaux et moins précis dans ses adaptations. Les activités individuellesprésententellesaussiundoubleaspect:ellessontmoinsrobustesparcequesiellesfontdéfaillance,rienne permet d’y remédier au niveau de l’individu, mais elles sont plus robustes dans la mesure où lecontrôledirectpermetdesadaptationsplusrapidesetplusprécises.

Ilnefautpasoublier,cependant,quelecontrôlecollectifn’estriensanslecontrôledirectdechacundesesmembres. Inversement,uncollectifdont lecontrôle indirect fonctionnesuffisammentbiendonneplus de chances de survie et même de reproduction aux individus. Nous pouvons alors concevoir unéquilibredetroisièmeordre.Ilnemetpasenrapportlameilleureréponsed’unindividuàlameilleureréponse d’un autre individu. Il met en rapport, pour ainsi dire, lameilleure réponse du point de vuecollectif aux meilleures réponses du point de vue individuel. On commence donc par définir leséquilibresindividuels.Puisonadoptelepointdevueducollectif.Ilfautévidemmentpourcelaquecepoint de vue puisse se définir : une situation où les deux meilleures possibilités communes sont lapremièreenfaveurd’unpartenaire,lasecondedel’autre,demanièresymétrique(dugenre«batailledessexes », l’un préférant aller aumatch de boxe, l’autre à un ballet, tous deux ayant une préférence desecondrangpourêtreensemble),nepermetpascettedéfinition.Onévaluealorsdansquellemesurelesstratégies des équilibres individuels permettent de maintenir les coordinations utiles que permetl’adoptiondecetteperspective,etonéliminelesstratégiesquidétruisentcescoordinations(danslejeudelachasseaucerf,onéliminelesstratégiesdechasseaulièvre,saufencasdedisette).Ilfautensuites’assurerquelesstratégiesindividuellessélectionnées,quisontlesmeilleurespossiblespourassurerlescoordinations collectives du genre chasse au cerf, vont bien contribuer à l’amélioration des sortsindividuels : elles doivent leur assurer des gains préférables à ceux d’un équilibre du point de vueindividuel.C’estlecasdanslachasseaucerf.Dansunjeudedilemmeduprisonnier(DP),lesstratégiesdel’équilibreindividuelsontdesdéfectionsmutuelles(DD).Ellesruinentlacoopérationmutuelle(CC).Onconsidèrealorscequisepassesionlesécarte.Ilfautensuites’assurerquelesstratégiesquirestent(CC)assurentunmeilleurgainaux individus(ouaussibon)quecellesde l’équilibre individuel (DD).C’estlecas.Onenrestedoncàlacoopérationmutuelle–dumoinsdansunraisonnementàlongterme,puisque si chacunest capablede ce raisonnement, celui qui envisagerait de revenir àune stratégie dedéfectionplusavantageusepourlui(parcequ’ilferaitdéfectionenprofitantdelacoopérationdesautres)s’apercevraitqu’ildétruitainsil’équilibrecollectif,etsedésavantagepourdefuturesinteractions.

Smerilli(2012),revenantsurlespistesdeBacharach,aproposédedéfinird’unepartunéquilibrecollectif–lecollectifn’apasintérêtàdévierunilatéralementdelastratégiedecetéquilibre–etd’autrepart un équilibre individuel – l’individun’apas intérêt à dévier unilatéralementde la stratégiede cetéquilibre. Il y a des cas où les deux équilibres correspondent pour l’individu à la même stratégie,d’autres où les deux stratégies diffèrent, et d’autres, comme le DP, où on a un intérêt à dévier del’individuelverslecollectif,maisaussiducollectifversl’individuel:onoscillesanssestabiliser.Maiscequenousenvisageonsestplusexigeant:nousévaluonsleséquilibresindividuelsdupointdevuedeleurcapacitéàmaintenirourestaurerunéquilibrecollectif,etleséquilibrescollectifsdupointdevuedeleurcapacitéàaméliorerlasituationdesindividusparrapportauxéquilibresindividuels.DansleDP,

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l’équilibreindividuelestladéfectionmutuelle(DD),quiruinel’équilibrecollectif.Onenvisagedoncdel’abandonner.L’équilibrecollectifestlacoopérationmutuelle(CC),ilaméliorelerésultatindividuelparrapportàDD, ildoitdoncêtrechoisi.Nousentrecroisons lesperspectivesd’évaluationau lieude lesmaintenirséparées.

Ilestévidemmentpossibledegénéralisercegenred’équilibreenne le limitantpasaux relationsentre un collectif et ses membres individuels, mais en l’étendant aux relations entre des collectifsdifférentsquiseraientmembresd’uncollectifplusenglobant.

Nousn’avonsfaitlàqueprivilégierlepointdevuedel’interactionparrapportauxpointsdevuedeséléments(nousreviendronssurleseffetsderéseauxdanslechapitre5).Commelesindividus,entantque sujets intersubjectifs, sont coconstitués dans leurs interactions, on comprendque cette perspectived’interactionentrepointdevuecollectifetpointdevueindividuelleursoitnaturelle.Etc’estaussicetteperspectivequienfaitdesêtressociaux.

1.SchellingciteennotecetteobservationtiréedupsychologuegestaltisteKoffka(1955).Koffkaprendsoindepréciserquelebuteur,dèsqu’ilaprisconsciencedecetteattractionexercéesurluiparlaperceptiondugardiendebutdel’équipeadverse,réorganiselecentredegravitédesonespacemental,autourd’unautreattracteur.Cetteobservationestimportante,carellesupposeunmécanismed’apprentissageauniveaudecetteperceptionquel’onpeutqualifiericidestratégique.

2.Husserl, comme on l’a vu au chapitre 3, consacra une année entière de cours à Göttingen, durant l’hiver 1904-1905, à l’étude d’unephénoménologiedel’attention.PourHusserl,l’attentionjouelerôled’unmodulateurdelaperception.Cetteapprochehusserliennedurôledel’attentiondanslesmécanismesdeperception,avecsesimplicationsentermesdesaillancesémotionnelles,s’esttrouvéevalidéeaujourd’hui,auplanneurochimique, par de nombreux travauxde chercheurs enneurosciences (YuetDayan, 2005 ;Roelfsemaet al., 2010 ; Todd etAndersson,2013).

3.C’estàGibsonqu’ondoitceterme,difficileàtraduire.Unélémentdansnotrechampvisuelprésenteuneaffordancesisaformeindiquesadisponibilitéparrapportàl’unedenosactivités.Parexemple,unepoignéedeporteprésenteuneaffordance,celledelatourneretdelatirerpourouvrirlaporte.

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CHAPITRE5

Delacoordinationàlacoopération

Le chapitre précédent a montré, que, sous le terme de coordination, se trouvent regroupés desphénomènes différents. Un tel regroupement peut, comme on l’a vu, porter à confusion, lorsque l’onchercheàidentifierlesopérationsmentalesquiinterviennentdanscettecoordinationchezlessujets.Onaobservé, notamment, un fréquent glissement sémantique de la simple coordination à une véritablecoopération.

Rappelonsd’abordquelaquestiondelacoordinationseposechezunmêmesujet.Presquetouteslesactivitésmotricesintentionnelles(marcher,selever,saisirunobjet…)exigentunecoordinationdesmouvements.Beaucoupd’activitésmentalesfontégalementintervenirunecoordinationdeplusieursdesréseauxneuronaux récemmentmis en évidence par les techniques d’imagerie. Cette coordination dansl’interactiondessystèmesneuronauxpourrait interveniraumoyend’unemodulationcorrespondantàunmodede synchronisationdes rythmesd’activationdeszonescérébrales concernées (Womesfeld et al.,2007). On est dès lors en droit de s’interroger pour savoir si, et de quellemanière, la coordination,lorsqu’elle concerne des actions émanant de sujets différents, présente des affinités, mais aussi desdifférences,aveclacoordinationquerequièrentcesactivitéschezunmêmesujet.

Plusieurstravauxdeneurosciencesontrécemmentmisenévidencedesmécanismesdecoordinationdemouvementsobservésdansungrouped’individusqui aboutissaient àdes rythmiques collectives. Ilseraitsansdoutepréférabledeparlerplutôtàleursujetdesynchronisations(Oullier,KirmanetKelso,2008 ; Oullier et al., 2010). De tels mécanismes se déclenchent toutefois indépendamment de laconsciencequepeuventenavoirlessujetsindividuelsentrelesquelsilssemanifestent.L’enjeu,dupointde vue de l’analyse des interactions, est de détecter comment le sujet appréhende l’autre (les autres),lorsqu’il chercheàcoordonner sonactionaveccellede l’autre (desautres).L’autreest-il alorsconçucomme une manière d’extension du « soi-même », ou conserve-t-il l’essentiel de son altérité ? Lapremièrehypothèserapprocheraitlacoordinationentredifférentssujetsdelacoordinationchezunmêmesujet. Si cette hypothèse se confirmait, elle entraînerait une seconde question. Cette extension de soi-

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mêmedoit-elles’entendrecommeunsimpleprolongementdumoi(l’autremoi-mêmestrictosensu),oufaut-il, plutôt, l’interpréter comme la manifestation d’une appartenance commune à un « nous » ?Considérédansuneperspectivecognitive,le«nous»seloncettesecondeinterprétationcorrespondraitàce queBacharach nomme l’équipe, faisant ainsi de l’équipe le véritable sujet du team reasoning et,partant, le centre de la volonté consciente de se coordonner. Nous nous rapprochons alors de lacoopération.

Une seconde source de difficultés rencontrée dans l’analyse de la coordination provient de ladiversité de ses acceptions, selon les problèmes particuliers qu’elle pose aux individus dans lesdifférents contextes où elle se présente à eux. Les situations de jeux qui servent de références auxprotocolesexpérimentauxdiscutéesauchapitreprécédentenfournissentquelquesillustrations.Ainsi laquestion de la coordination, telle qu’elle se pose aux deux joueurs du jeu du rendez-vous, n’est pasexactementlamêmequecellequedoiventrésoudreceuxdujeuhaut/bas.Danslepremiercas,illeurfaut,rappelons-le, imaginerunpointfocalqui leurseraitcommun;dans lesecondcas, ilsuffitàchacundepenserquel’autrechoisira,commelui-même,l’actiondontlesconséquencessontlesplusavantageuses.Aveclejeudelachasseaucerf,laquestiondelacoordinationseposeauxjoueursdemanièreencoreplusdifférente.Secoordonneréquivaut,pourleschasseurs,àcoopérerdansuneentreprisecommune(lachasse au cerf). Contrairement au jeu du rendez-vous, un échec de la coordination n’entraîne pas icil’absencedesolution,puisquechaquechasseurpeuttoujoursattraperunlièvredesoncôté.L’existencedecessolutionsalternativespermetd’interpréterlacoordinationcommelerésultatd’unchoixraisonné.Un tel choix se révèle précisément problématique dans le jeu du rendez-vous et trivial dans le jeuhaut/bas.Enoutre,etpeut-êtresurtout, lacoordinationest ici indissociablede lacoopération, puisquechasserlecerfimpliquelamiseenœuvreetl’exécutiond’unobjectifcommunauxchasseurs,celledelaprise du cerf. Tel n’est pas le cas dans les deux autres jeux, où la coordination desmouvements desjoueursgarantitseulementlarencontredeleursintentions.

Si des liens étroits existent entre la coordination des agents et leur coopération, ne serait-ce queparcequecoopérernécessite,aupréalable,depouvoircoordonnersesactionsaveccellesdesautres,iln’est pas, pour autant, possible d’induire leur coopération d’une simple coordination entre les actionsqu’ils entreprennent.La théoriedes jeux2x2 fourmille d’exemples de ce type, où il existe plusieurséquilibresetdoncdepointsdecoordination,maisdontaucunnetraduitunecoopérationentrelesjoueurs,bienaucontraire.Enoutre,danscertainsjeuxdecombat,lechoixvictorieuxdestratégies,pourlemoinsnon coopératives, exige cependant une coordination des mouvements entre les adversaires (Schmidt,1993) 1. Preuve, s’il en fallait, que la coordination n’a aucune raison de conduire nécessairement à lacoopération. La coopération fait donc intervenir une relation particulière à l’autre (aux autres) qui seconcrétise dans l’intention, consciente ou non, de réaliser une action qui puisse être communémentprofitable.

Cette définition liminaire de la coopération est toutefois insuffisante pour capter les multiplesformesquepeutégalementprendrelacoopérationdansdifférentscontextesetsaisirensuitecequi,toutàla fois, les relie et les sépare. Ici encore, comme avec la coordination, de premiers enseignements

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peuvent être tirés des expérimentations de plusieurs jeux bien connus, à condition d’interpréter leursrésultatsdansuneperspectiveinversedecellequiadominéjusqu’àprésent.Aulieuderechercherlespointscommunsdesesexpériences,ilnousapparaîtplusféconddemettrel’accentsurleursdifférences,afindecontribuerainsiàdégager lesdiversescomposantesduconceptdecoopération.Parmi les jeuxemblématiquesàdeux joueurs leplussouventutiliséspour identifier lesprincipaux traitscaractérisantles comportements « coopératifs », les chercheurs en économie expérimentale et, ultérieurement, enneurosciences,ontprivilégié,biensûr,ledilemmeduprisonnierdanscesdifférentesversions(àuncoupet répété), mais aussi et de manière moins évidente, le jeu de l’ultimatum et ses variantes (jeu dudictateur),etlejeudelaconfiance(oudel’investissement).Onyjoindraici,pourlesraisonsexpliquéesaudébutdecechapitre,lejeudelachasseaucerfàplusieursjoueurs.

LACOOPÉRATIONDÉFINIEENPARTANTDELANON-COOPÉRATION

Les jeux qui ont été énumérés présentent une particularité commune. Ils appréhendent tous lacoopérationparréférenceàunenon-coopération,entendueplusoumoinsexplicitementcommelerésultatd’uncomportementnormaldes joueurs.Plusprécisément,en théoriedes jeuxclassique, les joueursdecesjeux,enchoisissantchacununestratégiequimaximiseleurgainpersonnel,accèdentàunéquilibredeNash, sans se soucier de ce qu’il advient à l’autre. Un tel équilibre constitue, pour cette raison, uneréférenceprivilégiéepourdéfinirlanon-coopération,ouplusprécisément,unemanièred’a-coopération.Orlescomportementsobservésaucoursdesexpérimentationsrépétéesdecesdifférentsjeuxontrévéléquelesjoueursdecesjeuxneprocédaientgénéralementpasdecettemanière.Laremiseencausedecettehypothèseimplicited’«a-coopération»aconstitué,dansbiendescas,lepointdedépartdesrecherchescomportementalesquisesontdéveloppéessurlacoopération.Cettedéfinitionindirectedelacoopérationpardéfautdenon-coopérationpeut surprendre.Elle s’explique cependant lorsqu’on la replacedans lecadrelogiquedesjeuxnoncoopératifsquidomineaujourd’huilathéoriedesjeux,aumoinsenéconomie.Elle porte, en effet, l’empreinte d’une grille de lecture particulière de la théorie des jeux qui s’estprogressivementimposée.

Dès son origine, ou presque, la théorie des jeux s’est scindée en deux branches distinctes,correspondantàdeuxcatégoriesdifférentesdesituationssociales, traitées respectivementpardes jeuxcoopératifsetnoncoopératifs.Danslesjeuxcoopératifs,lespremiersétudiésdansl’ouvragefondateurde von Neumann et Morgenstern (1943), les joueurs sont supposés pouvoir prendre entre eux desengagements qui sont exécutoires (binding agreements). Par cette référence à ces engagementsexécutoires,lesdifférentessolutionsproposéesdesjeuxcoopératifsrenvoienttoutesauxalliancesetauxcoalitionsquelesjoueurspeuventformeraucoursdujeu.Alliancesetcoalitionsyoccupentainsilerôledemarqueursdelacoopération.Coopérerdanscetteperspectivec’ests’allieravecd’autresjoueurs,et,éventuellement, contre d’autres. À l’opposé, dans les jeux non coopératifs de tels engagements sontexclus, puisque les choix stratégiques des joueurs reposent exclusivement sur les hypothèses de

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rationalitéstrictementindividuellequileursontassociées.Lacoopérationysembledoncexclue,outoutaumoins,absenteaupointdedépart.

Endéveloppantsonapprochenoncoopérativedesjeux,Nashintroduisitcependant,d’unemanièredifférente, on pourraitmême dire détournée, la notion de coopération. Partant de l’hypothèse que lesagentsnepeuventpasprendreentreeuxd’engagementsexécutoiresaucoursdu jeu, fauted’institutionscapablesdelesfairerespecter,ildémontradansdeuxarticlescélèbresconsacrésàlanégociationquelacoopérationpeutrésulterd’unesimpleententeentredeuxouplusieursjoueursstrictementrationnelsdanssonacception individualiste, indépendammentde toutengagement réciproquede leurpart (Nash,1950,1953).Ainsientenduecommel’issued’uneprocéduredenégociationexplicite(ouseulementimplicite)entredeuxouplusieursagents,lacoopérationprendalorségalementsaplaceàl’intérieurdesjeuxnoncoopératifs,avec,toutefois,unedifférencemajeure.Tandisquelesdiversconceptsdesolutionimaginéspour résoudre les jeux coopératifs reposent tous sur la coopération des joueurs interprétée dans sapremièreacception(formationréfléchied’alliancesetdecoalitions),l’équilibredeNash,quireprésentelaprincipalesolutiondesjeuxnoncoopératifs,n’impliqueaucuneformedeprojetcommun,c’est-à-diredecoopérationausensfortentrelesjoueurs.Grâcecependantàl’idéed’ententenégociée,l’équilibredeNash se révèle toutefois compatible avec la notion de coopération, entendue sous unmode différent.Mais,danslaplupartdessituationsdécritesparcesjeux,leurssolutionsrestentnoncoopératives,ausensoù seuls comptent pour les joueurs les avantages individuels qu’ils tirent du choix de leur stratégie,sachantquelesautresprocèdentdemême.C’estlaraisonpourlaquellecoopérertraduitsouvent,delapart des joueurs, un comportement en rupture avec la rationalité non coopérative qui prévaut dans lathéorie des jeux (non coopératifs) ; d’où cet a priori que la coopération serait le résultat d’uncomportement en quelque sorte déviant par rapport à une norme supposée non coopérative.On noteratoutefoisquelathéoriedesjeuxcoopératifsn’apaspourautantétéabandonnée.Ellecontinuenotammentdesedévelopperdanscertainspays,enparticulierenRussie,oùellereprésenteunemajoritédestravauxde recherche.Maiscesdéveloppementsn’ontdonné lieu, jusqu’àprésent,qu’àpeud’expérimentationsrécentesetdetravauxenneurosciences. 2

DERRIÈRELAFAÇADEUNITAIREDESCOMPORTEMENTSSUPPOSÉSCOOPÉRATIFS

Revenonsaux jeuxnoncoopératifs à partir desquelsont pu être identifiés expérimentalementdescomportements coopératifs. Une analyse plus détaillée de leurs règles fait d’abord apparaître desparticularitésquipermettentdelesdistinguerlesunsdesautres.

Dans les jeuxde l’ultimatumetde laconfiance,comme,du restedansceluide lachasseaucerf,l’équilibre de Nash non coopératif n’est pas le seul équilibre. Le jeu de l’ultimatum et le jeu de laconfianceportent l’un et l’autre sur la déterminationde règlesdepartage.Dans lesdeux cas, presquetoutes les règles de partage, qui renvoient à autant d’équilibres, peuvent être considérées commecoopératives,au sensoùellesémanentd’uneentente (certesunpeu forcée).C’est selonuneacception

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différentedelacoopération,plusprochedel’équité,queseulescertainesrèglesdepartageseronttenuespourrévélatricesd’uneattitudecoopérative.

La situationde la chasseaucerf est différente.L’enjeuneporteplus surunpartage,mais surunchoixentredeuxsolutionscorrespondant,commel’avu,àdeuxéquilibresdeNash.L’un(lacapturedelièvres)eststrictementnoncoopératif,danslamesureoùiln’impliquepasmêmeuneententedechaquechasseuravec lesautres.L’autreéquilibre,aucontraire,peutêtrequalifiédecoopératif,maisdansunsensbeaucoupplusfortquedanslesdeuxautresjeux.Ilexige,eneffet,deschasseursqu’ilsorganisentune collaboration qui leur permette d’atteindre un objectif commun (la prise du cerf). Cette solutioncoopérative présente en outre l’avantage (la prise du cerf) d’être bénéficiaire pour tous et decorrespondreainsiàunoptimumsocial.Sicoopérerencesenssignifielaparticipationvolontaireàunprojetcommun,samiseenœuvre,enrevanche,nerequiertnivéritablealtruisme,nimêmesoucid’équitédelapartdesjoueurs.

Lejeududilemmeduprisonniern’estpasdemêmenaturequelestroisjeuxprécédents.Considérédu point de vue économique, ses joueurs n’ont guère de choix, puisque ce jeu ne possède qu’un seuléquilibredeNash.Orcetéquilibreestàlafoisnoncoopératifetsous-optimal.Coopérersignifiedoncicienfreindrelarègledujeunoncoopératifpouréchapperaupiègetenduauxjoueursparcettesituation,enconstruisant une issue alternative fondée sur une confiance réciproque. Cette confiance implique unecroyanceendesréférencespartagées,quisemanifestentleplussouventparlaréciprocité.Maisdetellesréférences peuvent être d’ordre très divers (altruisme, équité, ou simple communauté d’intérêt oud’appartenance).

Derrière, par conséquent, un rejet commun de solutions non coopératives, les comportementscoopératifsprêtésauxjoueursdanscesdifférentsjeuxsedifférencient,tantparleursmotivationsqueparlesmodalitésqu’ilsempruntent.

La logique des situations permet demieux saisir certaines constantes, tout en approfondissant ladiversitédesmotivationsquipeuventinspirercescomportementscoopératifs 3.Unepremièredistinctions’imposeàceniveauentrelesjeuxoùlesjoueursoccupentunepositionsymétrique,etceuxoùilssontenpositionasymétriqueentermesd’information.

Lesjeuxdel’ultimatumetdelaconfianceappartiennentàcettesecondecatégorie.Danslejeudel’ultimatum, l’asymétrie dont bénéficie le joueur qui fixe les règles de partage et jouer en premier luioffrentlapossibilitéd’augmentersongainaudétrimentdel’autrejoueur.Oninterprèteparfoislerefusd’unemaximisationdesongain,révéléedanscesconditionsparl’offredujoueurenpremier,commelamanifestation d’un comportement coopératif. Il peut s’expliquer, comme on le verra dans la dernièrepartie,parunsoucid’équité.Maisilpeutégalementsecomprendrecommelerésultatd’uneanticipationluifaisantredouterunrefusdel’autrejoueur.Leschosesseprésententdemanièreassezvoisinedanslejeu de la confiance lorsqu’il n’est pas répété. Dans sa version économique, qui porte sur uninvestissement,lemandatairequijoueenseconddisposeégalementd’uneasymétrieensafaveur.Ilpeutainsi,entouterigueuréconomique,maximisersongainpersonnel,enréduisantlapartiequ’ilreverseàl’investisseur.Lesmotivationsquilepousseraientànepasutilisercetavantagedepositionàsonprofit

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peuventêtreconsidéréescommeidentiquesàcellesprêtéesàceluiquifixelesrèglesdepartagedanslejeudel’ultimatum.Ilexistecependantentrecesdeuxjeuxunedifférenceimportante,lorsquelejeudelaconfiance est répété. L’autre joueur, c’est-à-dire l’investisseur, peut en effet, à la séquence suivante,confier,ounepasconfier,aumandataire,auvudesoncomportement,uneautresommeàplacer.Lefait,pour lemandataire, de ne pasmaximiser à son avantage le partage des gains obtenus au détriment del’investisseur, dès la première séquence du jeu, peut alors être cette fois davantage motivé par uneanticipationintéresséequeparunsensdel’équité,ouunpenchantaltruiste.Demanièreplusgénérale,dureste, le fait qu’un jeu s’étende sur plusieurs séquences modifie la perspective des joueurs et, parconséquent,leursintentionsdecoopérer.Nonseulementl’horizondeleuranticipationsetrouveétendu,mais ils disposent surtout d’informations supplémentaires sur le comportement des autres joueurs, denatureàrenforcer,ou,aucontraire,àmodifier leurs intentionspremières.Ces informationsserévèlentdécisivespourlamotivationderéciprocitésusceptibled’inspirerlescomportementscoopératifs.

De telles asymétries de position n’existent ni dans le jeu de la chasse au cerf, ni dans celui dudilemmeduprisonnier,oùaucundesjoueursnedisposed’unavantageinitial.Danslejeudelachasseaucerf, l’équilibre coopératif estoptimal et assurepar conséquentungainmaximal à chaque joueur.Lesmotivationsdeceuxquichoisissentunestratégiecoopérativenesontdoncpasàrechercherducôtédel’altruismeetdel’équité,maisplutôtdansl’intérêtindividuelbiencompris,avectoutefoisunelimiteàcepurindividualisme.Pourréussircettecoopération,illeurfautmanifester,enplus,uneconfiancedanslecomportementégalementcoopératifdesautresjoueurs.Unetelleconfiancequicontrebalanceuneformederisquepeut,làencore,prendresasourcedansdesconsidérationstrèsdiverses:rationalitépartagée,réciprocitébiencomprise.Lasimpleconscienced’apparteniràunemêmecommunautéculturelleouautrepeutmêmeicisuffire.

Lesjoueursdudilemmeduprisonniersetrouventégalementplacésdansunepositionsymétriquededépart, l’unpar rapport à l’autre.Mais, contrairement au jeude la chasse aucerf, le choix individueld’une posture coopérative expose celui qui l’adopte au risque beaucoup plus dommageable d’uneexploitationdelanouvellesituationparl’autrejoueuràsonavantage,audétrimentducoopérateur.Untelrisqueprovientdecequelecandidatàlacoopérationcréedecefaituneasymétriedontbénéficieceluiquirefusedecoopérer.Iln’endemeurepasmoinsqu’unecoopérationpartagéeassureraitàchacundesdeux joueurs un bénéfice supérieur à celui qu’ils peuvent tirer de la solution non coopérative du jeu.Adopterdansdetellesconditionsuncomportementcoopératifn’impliquepas,nonplus,nécessairement,une motivation altruiste, ou empreinte d’équité. Il s’apparente davantage à un pari sur la consciencepartagéed’uncalculdurisquecommun.Lechoixd’untelparireposesurlescroyancesdechaquejoueur,surlesintentionsdel’autrejoueur,aveclesdifférentsniveauxd’itérationspropresàcescroyances.Onretrouve ici encore le ressort de la confiance qui se trouve confirmée et enrichie par l’expérience,lorsquelejeusetrouverépété.

Cesurvoldessituationsdanslesquellessemanifestentdescomportementscoopératifsquiontétéleplussouventobservésexpérimentalementpermetd’identifierdeuxfacteursdedifférenciationdesmotifs

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de coopérer liés aux règles du jeu : les positions respectives occupées par les joueurs (symétrie,asymétrie)etlesconditionsdedéroulementdujeu(jeuàuncoup,jeuséquentielourépété).

L’APPROCHEALTERNATIVEDESNEUROSCIENCES

Lesdifférenteshypothèsesquiontétédéveloppées,àpartirdelathéoriedesjeuxetdesprotocolesexpérimentauxqu’ellea inspirés,ontmontré lavariétéet lacomplexitédesressortsde lacoopération.Pourcomprendreleurfonctionnementilestnécessairedepénétrerplusavantlesmécanismesmentauxquiconduisent les individusàcoopérerou,aucontraire,àrefuserdecoopérerdanslesdiversessituationsquiontétéexaminées.Lesneurosciences,dansleurbranchecomportementaleetsociale,sesontpenchéessurcettequestiondepuisunedizained’années.Pourlamajoritéd’entreeux,cestravauxontprisappui,comme on l’a vu, sur une transposition expérimentale des jeux dont les conditions ont été rapidementanalysées (jeude l’ultimatum, jeude laconfiance,dilemmeduprisonnieretmême jeude lachasseaucerf), en les confrontant aux données fournies par l’imagerie cérébrale.D’autres études ont égalementcherchéàdécelerleseffetsdelasécrétiondecertaineshormones,etnotammentdel’ocytocine,sur lescomportements coopératifs ou non coopératifs des sujets au cours de ces jeux (Kosfeld et al., 2005 ;Baumgartneretal.,2008).

En dépit de leurs références aux jeux, les contributions des neurosciences restent difficiles àarticuler avec les distinctions qui ont été mises en évidence sur la base d’une analyse logique dessituations. Dans une première phase, qui remonte au début des années 2000, les recherches deneurosciences sur la coopération, sous l’impulsion, en particulier, de Rilling et de Sanfey, se sontessentiellementconcentréessurl’étudedufonctionnementcérébraldessujetsparticipantàdeuxjeux,lejeu de l’ultimatum à un coup, et le jeu du dilemme du prisonnier répété. Leur objectif était assezprécisément circonscrit.Ces travaux s’efforçaient, d’unepart, dedistinguer le fonctionnement cérébraldessujetslorsqu’ilssontconfrontésdansdessituationsidentiquessoitàd’autressujetshumains,soitàdes machines. Ils cherchaient, ensuite, à valider, à travers l’interaction mentale impliquée par lacoopération, les fondements neuronaux de la théorie de l’esprit, à l’époque en plein essor (Theory ofMind, TOM) (Callaguer et Frith, 2003). Leurs investigations des processus mentaux reliés à lacoopérationportaientprincipalement,sicen’estexclusivement,surdesmanifestationsderéactivitéentrelessujets,oùlacoopérationsemanifesteessentiellementàtraversuneréciprocité.Lapremièreétapedecestravauxconcernel’interprétationdesrésultatsrecueillisaucoursdecesexpériences.

Danslejeudel’ultimatum,c’estlefonctionnementcérébraldusujetquisetrouveconduitàrefuserlepartageproposépar le joueur jouantenpremier,quiaétéprincipalementétudié.Refuser lapostureconsistant à accepter le partage et par conséquent rejeter la coopération, a été interprété comme lamanifestationd’uneaversionàl’iniquité(FehretSchmidt,1999,2010),ouplusprécisémentcommelamanifestationd’unesanctiondunon-respectd’unprincipederéciprocité(Sanfey,Rillingetal.,2003).Ledélicat problème soulevé par l’interprétation des résultats expérimentaux en termes de comportements

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desjoueurslorsqu’ilssemblentrenvoyeràdesnormesseraanalyséplusendétailauchapitre7etdanssoncommentaire.

Danslejeududilemmeduprisonnierrépété,l’analyseaportésurleszonescérébralesactivéesenfonction des réponses données par chaque joueur aux actions coopératives (ou non coopératives) del’autrejoueuràlaséquenceprécédente(Rillingetal.,2002).Coopérers’entendicicommeuneréponsepositivedonnéeàuneactioncoopérative,ouplusprécisémentàuneactionperçuecommeémanantd’uneintentioncoopérativedel’autrejoueur.Lemoteurdelacoopérationserait,làencore,recherchédansunmécanismederéciprocité 4.

Lesmêmeséquipesdechercheursontensuitemisenévidencel’existenced’unecertainesimilitudedes régions du cerveau activées dans les deux types de jeux. Plus précisément, il s’agit du cortexparacingulaire antérieur et du sulcus temporel supérieur, deux des régions auxquelles sont justementattribuéeslesbasesneuronalesdelathéoriedel’esprit(Rilling,Sanfeyetal.,2004).Cerapprochementsembleàpremièrevuecontredirelesinterprétationsquenousavonsdégagéesdesrésultatsexpérimentauxqui soulignaient les différences qui caractérisent la coopération dans ces deux types de jeux.On peuttoutefoispenser,bienquelacoopérationrequièredesopérationsmentalesdifférentesdanslescontextesrespectifsdecesdeuxjeux,qu’ilexistenéanmoinsuncertainrecouvrementdansleszonesducerveauquisontchaquefoissollicitées.Laquestionquenousavonssoulevéesetraduiraitalorsdanslesconditionsdifférentesdeleurfonctionnementdanslesdeuxcas.Maisd’autrestravauxsontnécessairespourcreusercettehypothèse.

Laportéevéritabledespremiersrésultatsquiontétérapportésrestecependantencorelimitée,enraison des hypothèses initiales sur la coopération qui sous-tendent ces expériences et du détail desprotocolesutilisés.Conformémentàlathéoriedel’espritquiinspireunemajoritédeceschercheurs,ilsentendent par coopération un échange réciproque positif entretenu par l’attente et la révélation desintentions de l’autre. Ce que l’on recherche, par conséquent, c’est donc moins l’intention initiale decoopérerquelaréactionàuneactiondel’autrequel’onsupposeinspiréeparuneintentioncoopérative,(ou,aucontraire,noncoopérative).Dans le jeude l’ultimatum,c’est la réactionducerveaudusecondjoueuràlapropositiondepartagedupremierjoueurquiestretenue.Danslejeudelaconfiance(oudel’investissement), c’est cellede l’investisseur aupartageeffectuépar lemandatairequi est tenuepourrévélatricede lacoopération (King-Casasetal., 2005).Dans le jeududilemmeduprisonnier répété,l’enclenchement du processus coopératif est traité comme une donnée, et la recherche porte sur lesréponses successives des joueurs aux intentions des autres qu’ils induisent de l’observation de leurcomportement(Rillingetal.,2002).Cestravauxnenousapprennentdoncriensurlefonctionnementducerveau du premier joueur du jeu de l’ultimatum, lorsqu’il énonce sa proposition de partage.On peutcertesimaginer,enprolongeantlaperspectivedelathéoriedel’esprit,qu’ilanticipel’accueildel’autrejoueur à sa proposition, mais cette hypothèse reste conjecturale. De même, aucune explication n’estdonnéedurejetconjointd’uncomportementnoncoopératifparchacundesdeuxjoueursdudilemmeduprisonnier,lorsqu’ilschoisissentensembledecoopéreràlapremièreséquencedujeu.

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Une réflexion plus approfondie fait apparaître que le cadre théorique dans lequel ces recherchesneurophysiologiquesontétémenéesest,d’unecertainemanière,l’inversedeceluidanslequellathéoriedes jeux, et derrière elle, l’analyse économique, aborde la coopération. Pour les chercheurs enneurosciences, une réciprocité altruiste constitue, en quelque sorte, un penchant naturel des cerveauxhumains. Ils en veulent pour preuve la fréquence avec laquelle les joueurs du dilemme du prisonnieradoptentunestratégiecoopérative,dèslapremièreséquencedujeu,lorsqu’ilestrépété.Sonexplicationserait alors plutôt à rechercher au niveau génétique dans la perspective d’une anthropologieévolutionniste. Dès lors, ce qui pose problème, ce sontmoins les comportements coopératifs que lescomportements non coopératifs. Comme la coopération fonctionne principalement sur le mode d’unéchangedontlemoteurseraitlaréciprocité,ceschercheursontétéconduitsàs’intéresserauxréactionscérébralesdessujetslorsqu’ilsétaientconfrontésàdescomportementsdenon-réciprocité(Rillingetal.,2007). Ilsontainsiobservé,enreprenant le jeududilemmeduprisonnier répété,qu’unerupturede laréciprocité au coursdu jeu engendrait, chez le joueurqui en était victime,uneactivation renforcéededeux régionscérébrales spécifiques, l’insula antérieure et unepartie du cortexorbitofrontal. Ces deuxrégionssont traditionnellementassociées, lapremière, l’insula,à lapeineetauxpertes, la seconde, lecortexorbitofrontal,àlarelationentreleressentiaffectifetlecognitif.Cesréactionsàlanon-réciprocitédu partenaire s’accompagnent, en outre, d’une activité accrue de l’hippocampe gauche prioritairementalloué à lamémoire épisodique, suggérant unemémorisation instantanée plus forte des comportementsnoncoopératifsquedescomportementscoopératifsdel’autrejoueur.

Cettepremièreélaborationd’unethéorieneuronaledelacoopérations’oppose,deprimeabord,àlaconstructionproposéepar la théoriedes jeuxnoncoopératifspour rendrecompteduphénomènede lacoopération (etde lanon-coopération)entre les individus.L’interrogationcentraledes théoriciensdesjeux à son sujet peut être formulée en ces termes : pourquoi les joueurs préfèrent-ils adopter uncomportementcoopératif,dèslorsqu’ilspourraientsoitobtenirdavantage(casdujoueurenpremierdansle jeu de l’ultimatum), soit sécuriser leur gain (cas des deux joueurs dans le jeu du dilemme duprisonnier),enchoisissantdenepascoopérer?Lesréponsesàcettequestionsontévidemmentvariées,puisque la motivation des joueurs à coopérer dépend étroitement des situations particulières danslesquellesilssetrouventplacésqui,commeonl’amontré,sontdifférentesd’untypedejeuàl’autre.

Pour les chercheurs en neurosciences la question soulevée par la coopération se pose en sensinverse :pourquoi les joueurs se trouvent-ilsconduitsà refuserdecoopérer,alorsqu’unecoopérationréciproque pourrait leur assurer un gain, fût-il modeste (cas du joueur en second dans le jeu del’ultimatum),ouleuroffrirlapossibilitéd’ungainsupérieur(casdesdeuxjoueursdujeududilemmeduprisonnier)?Leursréponsesàcettequestionsontcettefoisidentiques.Quellesquesoient,eneffet,lesspécificitésdesjeuxoùcescomportementssontobservés,onretrouve,chaquefois, lesentimentquelaréciprocité n’a pas été respectée. Cette manière différente d’aborder la coopération oriente lesrecherchessurcesujetdansdesvoiesdistinctes,sicen’estparfoismêmeopposées.Lesthéoriciensdesjeuxse trouventconduitsàprivilégier sadimensioncognitive.Lacoopération représentepoureuxunesolutionconçueparlesjoueurspourrésoudreunproblèmecomplexequileurestposépartelleoutelle

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situationparticulièred’interaction.Lesneurobiologistes,deleurcôté,s’attachentplutôt,àapprofondirladimensionémotionnelledelacoopération.Lacoopérationtraduitpoureuxunedispositiondescerveauxhumains,dont il s’agitdedécouvrir les racines,endeçàdes intentions raisonnéesdes individus,avantd’identifierlesobstaclesquis’opposentàsamanifestation.

VERSUNEINTERPRÉTATIONNEUROÉCONOMIQUEDESMODÈLESDECOOPÉRATIONCONDITIONNELLE

En dépit de ces divergences, plusieurs travaux récents portant sur la coopération, considérée dupoint de vue de la théorie des jeux, et sous l’angle du fonctionnement cérébral des joueurs tendentnéanmoinsàserapprocher.Cetteconvergencereposesuruneconvictionpartagéequelacoopérationestun phénomène dynamique qui fonctionne sur la base d’une réciprocité autoentretenue par lescomportements des joueurs au cours du déroulement des jeux. Deux facteurs ont favorisé cerapprochement.

Du côté de la théorie des jeux, plusieurs chercheurs ont, au vu des résultats expérimentaux,transforméleurshypothèsesconcernantlespréférencesdesjoueurs.Aulieudedéfinirexclusivementcespréférencessurlabasedesconséquencesattenduesdesactions(cf.matricesdepaiements),ilsontintégrédans la définition de ces préférences les intentions prêtées par chaque joueur aux autres joueurs,transformantainsilesjeuxclassiquesenjeuxpsychologiques(Geanakoplosetal.,1989;Rabin,1993).Cettetransformationapermisdeprendreencompte,danslemécanismederéciprocitéquicaractériselacoopération,l’évaluationsubjectiveparchaqueindividudel’intentionbienveillante,oumalveillante,del’individuaveclequelilinteragit(McCabeetal.,2003),etd’entirerlesconséquencessurl’évolutiondelacoopérationenlonguepériode(LevineetPesendorfer,2007).Cestravauxontabouti,leplussouvent,àopposercettemotivationdérivéedelaperceptiondesintentionsdesautresàlamotivation,traditionnelleen théorie des jeux, des gains attendus. Ils ont, d’autre part, invoqué unmécanisme d’imitation, pourexpliquerladynamiquedecettecoopérationsurlelongterme.

Dansunmodèleàviséeplusambitieuse,FalketFischbacherontd’abordmontrécommentcesdeuxmotivations des joueurs pouvaient se concilier. Ils ont, ensuite, substitué à la simple imitation unmécanismepluscomplexederéciprocitéfonctionnantsurlabasedestratégiesconditionnellesmisesenœuvrepar les joueurs.Cesstratégiesconditionnellessontdéfiniesnonseulementenfonctiondesgainsattendus,maiségalementenrelationaveclesinformationssurlesintentionsdesautresjoueurs,induitesdescoupsprécédents.Plusconcrètement,lesjoueurs,aumomentd’effectuerleurchoixentredifférentesstratégiesalternatives,tiennentcompteducaractèrecoopératifounoncoopératifdesautresjoueurs,auvudesstratégiesqu’ilsontdéjàmisesenœuvre(FalketFischbacher,2006).

De leur côté,plusieurs chercheurs enneurosciencesontprisquelquesdistancesavecuneversionnaïvedelathéoriedel’espritselonlaquellenousdisposerionsdelafacultémentaledeliredirectementdans l’esprit des autres (mind reading). Comprendre l’autre implique, en effet, d’abord de pouvoir

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s’identifiersoi-mêmecommemoi (le«self»),etdepouvoirainsi traiter l’autrecommeunautremoi.Cette représentation de l’autre, tout à la fois facilite et complique la prise en compte des intentionsd’autrui,dansuncontexted’interactionsstratégiques.Seposeainsiaucerveauledélicatproblèmedesniveauxdecroyancesemboîtéesetmutuellementdépendantes(l’intentiondel’autreàmonégarddépenddel’intentionqu’ilmeprêteàsonégard,etainsidesuite…),unproblèmebienconnudesthéoriciensdesjeux.Pourlerésoudre,ceschercheurssesontd’abordattachésàélaborerunmodèlecalculable,inspirédelathéoriedesjeuxdynamiques,etbaptisé,pourcetteraison,jeuneuronal.Ilsl’ontensuitetestésurunjeudecoopérationréciproque,enl’occurrenceceluidelachasseaucerf,etontrecueilli,parl’imagerie,leszonesducerveauactivéesdurantledéroulementdecesopérations(Yoshidaetal.,2008;2010).Ilestensuiteapparuàd’autreschercheurs,quelanotioncléderéciprocité,tellequ’elleétaittestéedanslaplupartdesprotocolesexpérimentauxvisantàdétecterlacoopération,setrouvaitentachéed’unecertaineambiguïté, puisque, dans les jeux répétés à deux joueurs, le prédécesseur et le successeur de chaquejoueur sont lamêmepersonne. Ils se sontensuiteattachésàdistinguer lesdifférentescomposantesdescomportements coopératifs et noncoopératifs construits sur labasede la réciprocité.Ceconstat les aconduitsàchercheràséparerexpérimentalementlesélémentstirésdel’informationdirecte,ouindirecte,dontpouvaitdisposerunjoueursurl’autrejoueuraumomentoùilsetrouveeninteractionaveclui,surson intention de le gratifier ou, au contraire, de le sanctionner à la séquence suivante (Suzuki et al.,2011).Cedécouplageapermisdedégagerlessubstratsneuronauxdesbasescognitivesquiguidentcettecoopérationconditionnelle.

Cespercéespermettentaujourd’huideconcilierlescontributionsrespectivesdelathéoriedesjeuxet des neurosciences à la compréhension de la coopération dans une perspective évolutionniste. Lemodèle formelderéciprocitéélaboréparFalketFischbacherconduità ladéfinitiond’unéquilibrederéciprocité,ouplusexactement,puisqu’ils’agitd’unmodèledynamique,d’unéquilibredereciprocation(pourreprendreletermeanglais).Cemodèlegénéraltrouveautantd’applicationsparticulièresdanslessituations spécifiques qui correspondent aux principaux jeux utilisés pour analyser les différentesmanifestationsdelacoopération.Eneffet,l’évaluationparunjoueurdesintentionscoopérativesounoncoopérativesdel’autrejoueuraveclequelilsetrouveeninteractionsefaitenfonctiondescontraintesstratégiquesetdesasymétriesd’informationquicaractérisentlesrèglesdechacundecesjeux.Évaluerl’intentiondecoopérer(oudenepascoopérer)d’unjoueur,àpartirdel’observationdelastratégiequ’ila mise en œuvre, nécessite en effet qu’il ait disposé, au moment de son choix, d’autres stratégiesalternatives.Leproblèmeposéparlejeudel’ultimatumestpourcetteraisonplusdélicat.Ilexistecertesunebanded’équilibrederéciprocité,maisilrevientàceluiquiproposelarègledepartagedel’estimersansdisposeraupréalabled’informationsurlesintentionscoopérativesdel’autrejoueur.Danslejeududilemmeduprisonnierrépété,enrevanche,unéquilibrederéciprocitépeutêtreatteintparunprocessusd’essaiseterreurs,qu’ilappartient,cettefois,auxdeuxjoueurs,demettreenœuvreenprocédantàdesstratégiesdecoopérationconditionnelles.Unteléquilibretendnaturellementàserenforcer,sousl’effetdelarépétition.Ilpeutnéanmoinssetrouverbrutalementinterrompuparuneactiondel’undesjoueurs

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perçueparl’autre(lesautres)commenonréciproque.Cerisques’accroîtavecl’augmentationdunombredesjoueursquirendplusincertainel’accessibilitédecetéquilibredecoopération.

Cette nouvelle approche de la coopération développée par la théorie des jeux, à partir d’unedynamique de réciprocité conditionnelle, recoupe précisément plusieurs travaux récents deneurosciences. Une équipe japonaise a mis en évidence les bases neuronales de cette notion decoopération conditionnelle, en distinguant expérimentalement, dans un jeu du dilemme du prisonnierrépété,laréactiondessujetsauxcomportementscoopératifs(etnoncoopératifs)observésouprêtésauxautresjoueurs,del’intentionderécompenserceuxquipratiquaientlaréciprocitéetdepunirceuxqui,aucontraire,rompaientcetteréciprocité(Suzukietal.,2011).Pouryparvenir,leprotocoleclassiquedujeudu dilemme du prisonnier a été transformé. Chacun des joueurs disposait d’informations, directes ouindirectes,surlejoueurquil’avaitprécédé,maisignoraitceluiquijoueraitaprèslui,puisquecedernierétait tiré au hasard dans un ensemble de joueurs potentiels. Cette expérience a permis de dégagerl’esquissed’unmodèleneuronaldecettecoopérationconditionnelle fondée sur lareciprocation. Pourqu’untelmodèleaitunesuffisantegénéralitépourrendrecompteduphénomènedelacoopération,ilestnécessairequ’ilpuisseégalements’appliqueràd’autressituationsdejeu.Orilsembleaujourd’hui,qu’ilpuisseégalementrendrecomptedescomportementsdecoopérationdansdifférentsjeuxdepartage.

Leressortneuronaldecemodèlereposeraitsurlefonctionnementdedeuxsystèmesdistincts.D’uncôté, un système de stimulation autoréférentiel, activé par la partie médiane du cortex orbitofrontal(OMPFC)etlapartiepostérieureducortexcingulaire(PCC),entretiendraitleprocessusdecoopération.D’unautre côté, un systèmed’inhibition, activé par la régiondroite dorsolatérale du cortex préfrontal(DLPFC),bloqueraitceprocessusenréactionàuncomportementnoncoopératifobservé,ouprésupposétel,delapartd’unautre.Lepremiersystèmeconstitueraitlesupportneuronaldecetéquilibredynamiquede coopération reposant sur la réciprocité ; le second, le support neuronal de l’activité mentale quidétectelanon-réciprocitéetajuste,enconséquence,lecomportementdusujet.

Cesrecherchesnesontencorequ’àleurdébut.Ilconvientdeconfirmercesdeuxmécanismesetdepréciserlanaturedel’antagonismeentrelerôleincitateur,jouéparl’OMPFC,etlerôleinhibiteur,jouéparlapartiedroiteduDLPFC,danscettedynamiquedecoopération.Différentesexpériencesontmontréque lorsqu’on réduisait artificiellement l’activité de cette partie du DLPLC, il en résultait, chez lesmêmes sujets, une propension plus grande à coopérer,même en cas demanquements à la réciprocité(Knochetal.,2006).

Ilfaut toutefois interprétercesrésultatsavecprudence,puisqu’ilsontétémisenévidencedanslecadredifférentdu jeude l’ultimatum.Plus informativespourcesujet,carétabliesàpartird’un jeududilemme du prisonnier répété, sont les données transmises par des travaux concernant l’incidence depathologies psychotiques sur le mécanisme d’équilibration entre l’activation de ces deux zonescérébrales.Sousl’effetdel’OMPFC,ilapparaîtquelessujetsnormauxauraienttendanceàenclencherspontanémentlacoopérationavecautrui,toutenplaçantsouslecontrôleduDLPLClemécanismeainsiinitié. Tel ne serait plus le cas chez les sujets psychotiques, qui faute d’une activation suffisante de

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l’OMPFC,se trouveraientcontraintsderecourirauDLPLC,qui fonctionnerait,cette fois,dansunsensinverse,pourstimulerleurintentiondecoopérer(Rilling,Gleenetal.,2007).

Il reste encore à comprendre comment s’articulent les activationsdes régionsde l’OMPFCet duPCCaucoursduprocessusdecoopérationconditionnelle.Cesairescérébralesont,commeon le sait,touteslesdeuxunrôlecapitaldansletraitementdesinformationsrelativesàl’appréhensiondel’autreenréférenceàsoi(cf.chapitre2).Destravauxrécentssuggèrentl’existenced’unecertainecomplémentaritéentreellesdanscettefonction,endistinguantcequirelèvedesapparencesdel’autre,decequiappartientaujugementportésurl’autre.Ainsilesinformationsdétenuesparuncoopérateurpotentielconcernantuncandidatàcettecoopérationdutype«ilal’aircoopératif»setrouventtraitéesparlePCC,tandisquelaformulation d’un jugement qu’il porterait sur lui, comme, par exemple, « il est coopératif »,mobilisel’OMPFC(Moranetal.,2011).

Se pose, enfin, la question de la coordination entre le système qui entretient la coopérationconditionnelle(OMPFCetPCC)et lesystèmequipermetdel’interrompre(DLPFC).Surcepoint,desrecherchesconcernant les troublesmentauxoccasionnéspardes lésionsobservéesdanscesdifférentesrégions cérébrales sur la manifestation (ou la non-manifestation) des comportements coopératifsfournissentdepremiersmatériaux.D’autresétudesportantsurlaplasticitécomparéedel’OMPFCetduDLPFC chez des patients atteints de lésions dans l’une ou l’autre de ces régions apportent descomplémentsd’information(Forbesetal.,2012).

Est-il possible, à partir de ces résultats, de reconstituer une manière de circuit cérébral de laréciprocitéquiconstitueraitlabaseneuronaledecettecoopérationconditionnellesurlaquellerepose,endéfinitive, l’essentieldeladynamiquecoopérative?Uneanalyseplusdétailléedel’incidencededeuxpepsineschimiques,principalementl’ocytocine,maiségalementlavasopressine,surlescomportementssusceptibles d’être associés à cette coopération conditionnelle, semble pouvoir fournir quelquesinformationsdanscettedirection.Onsaitque l’ocytocineet subsidiairement lavasopressine sontdeuxproduitsqui,commeladopamine,ontdeseffetscibléssurl’activationdecertainesrégionsidentifiéesducerveau. L’idée est ainsi venue à des chercheurs de comparer les comportements observés chez desjoueursayantinhaléunedosedecesproduitsavecceuxdesjoueursauxquelsonavaitdonnéunplacebo,au cours de jeux dont on soupçonnait que la dynamique reposait sur un mode de coopérationconditionnelle. Ces expériences ont d’abord été réalisées dans le cadre d’un jeu de l’investissement(Kosfeldetal.,2005),puis,dansceluid’un jeududilemmeduprisonnier répété, complétées,dans lesecondcas,paruneinvestigationenneuro-imagerie(RillingetSanfey,2011).

Danslecasdujeudel’investissement,oùl’effetseuldel’ocytocineaététesté,ilnes’estmanifestéquelorsquelesjoueursétaientconfrontésàd’autresjoueurs.Iln’apasétéobservé,enrevanche,lorsquelesjoueurssavaientqu’ilsjouaientavecunordinateurprogramméparunalgorithme.Plussignificatif,sonincidencen’aétésensiblequesurlecomportementdel’investisseur.Lesjoueursdanscerôlequiavaientabsorbédel’ocytocineontproposédepluslargessommesauxmandatairesqueceuxquiavaientreçudesplacebos.Enrevanchel’ocytocines’estrévéléesanseffetsurlescomportementsdesmandataires,dontlespropositionsdepartageontétésimilairesdanslesdeuxcas.Ornoussavonsquedanscetypedejeula

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position des deux joueurs n’est pas symétrique. Dans le jeu de l’investissement, en effet, seull’investisseur,prendsadécisionsansconnaîtrecommentsecomporteral’autrejoueur.C’estdoncsurluique repose l’engagement du jeu dans la voie d’une coopération conditionnelle qui s’organisera sur labase d’une réciprocité. Il n’en va pas de même pour le mandataire qui, jouant en second, peut déjàinterpréterladécisiondel’investisseurdeluiconfierunesommed’argentcommelamanifestationd’unevolonté de coopération conditionnelle. La prise de risque au sens strict repose donc initialement surl’investisseur.Mais lorsque l’investisseur est devant un autre joueur humain – et non pas devant unemachine–cerisquedépendentièrementducomportementqu’adopteralemandataire.Pourl’investisseur,par conséquent, ce risque varie en raison inverse du degré de confiance qu’il accorde a priori aumandataire.L’effetdel’ocytocineobservéseulementchezl’investisseurlorsqu’ilsetrouveconfrontéaumandatairesembledoncvérifierl’hypothèsedurôleinitialjouéparunmouvementd’empathieconfiante,quicorrespondprécisémentauxactivitésdeszonesducerveaudynamiséesparl’ocytocine.

Dans le jeu du dilemme du prisonnier répété, les chercheurs ont testé à la fois les effets del’ocytocineetceuxdelavasopressine.Onretrouvedansleursrésultatsladifférenceobservéelorsquelesjoueursjouentfaceàd’autresjoueursoudevantunordinateur,confirmantainsiquel’effetdel’ocytocinenefavoriselacoopérationquelorsquecettecoopérations’organiseentredesêtreshumains.Cependant,s’agissant d’un jeu symétrique, où les mêmes joueurs occupent alternativement le rôle du joueur enpremieretceluidujoueurensecond,aucunedifférencen’aétéobservéeentrel’unetl’autredecesdeuxrôlesetdesmodificationsdecomportementquiseraient imputablesàl’absorptiondecesproduits.Lescomportementsdeceuxquilesontabsorbésserévèlentàpeuprèsidentiques,danslesdeuxcas,àceuxauxquelsonadonnédesplacebos.Desdifférencesapparaissentasseznettement,enrevanche,auniveaudesmanifestationsdelaréciprocité.Ainsil’ocytocineaccroîtnettementlesmanifestationsderéciprocitépositive(«jevaiscoopérer,parcequetuascoopéréaucoupprécédent»),maisnesemblepasmodifiertrèssensiblementlesréactionsderéciprociténégative(«jenecoopéreraipas,parcequetuasfaitdéfautaucoupprécédent»).Elleauraitmêmeplutôttendanceàlesatténuer.Lemécanismederéciprocité,surlequelseconstruitlaconfiance,autermed’unéchangedecoopérationsconditionnelles,sembledonciciconfirméparlerenforcementopérésélectivementparl’ocytocine.

Celafaitdéjàassezlongtempsquedenombreuxtravauxontmisenévidencelerôledel’ocytocinedanslastimulationdesattitudesetdescomportementscoopératifsenversautrui,etplusgénéralementdesmanifestations d’empathie et de plaisir partagé avec autrui. L’intérêt supplémentaire de ces dernièresrecherches est demettre en évidence leurs effets sur les comportementsdes sujets dansdeux typesdesituations interactives distinctes, où l’émergence et le renforcement de la confiance jouent un rôledéterminant(jeudel’investissement, jeududilemmeduprisonnierrépété).Lasecondeétuderévèleenoutrelerôlespécifique,enlamatière,d’uncircuitdifférent,maisencoremalconnu,réguléparunautreneurotransmetteur, la vasopressine. La vasopressine agirait notamment sélectivement sur la connexionentrel’amygdaleetunepartiedel’insula,souventassociéeàunesensationdésagréable.Sonactivation,paradoxale de prime abord, pourrait cependant s’entendre ici comme le signal d’un risque dedésagrémentsocialqu’uncomportementinteractifprosocialpourraitpermettred’éviter.Sansentrerdans

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lesdétailsneurophysiologiquesfournisparl’imagerie,lesexpériencesdecettedernièreétudepermettentd’identifieravecplusdeprécisions lesdifférenteszonesducerveauqui sontactivéesetconnectéesetcelles qui sont désactivées, au cours de cette dynamique de reciprocation qui caractérise lefonctionnementdelacoopérationconditionnelle.Cetteréciprocitéconditionnellerépétéequi,selonnous,fournirait la clé de la coopération entre les individus se trouverait ainsimoduléepar desmécanismescérébrauxcomplexesàl’originedecequel’onnommecommunémentlaconfiance.

Deuxobservationsimportantesdoiventêtresoulignéesenconclusionàleursujet.Enpremierlieu,cette stimulation de la confiance, sous l’effet de ces neurotransmetteurs, intervient en réponse aucomportement d’un autre (reciprocation).Mais ce comportement de l’autre peut être observé, commedanslecasdudilemmeduprisonnierrépété,ouanticipéoumêmeseulementimaginé,commedansceluidel’investisseur,danslejeudel’investissement.Laconfiancefaitdoncintervenirl’interprétation,parlesujet, du comportement attendude l’autre, avec tout cequi contribue à cette interprétation (apparence,réputation, mémoire, désir…). En second lieu, ce renforcement de la confiance par l’action desneurotransmetteurs, ainsi circonscrite, s’accompagned’une réductiondans l’appréhension émotionnelledurisquequiaccompagne,chezunsujet,l’actiond’unautrequ’ilnecontrôlepas,maisdontdépendsasituation.Ils’agit,toutefoisd’unrisqueparticulier,puisquesamatérialisationdépendentièrementiciduseul comportement de cette autre personne. Nous verrons, par la suite, que l’introduction de cettedichotomie entre les risques, selon qu’ils sont imputables à l’environnement, ou à une personneparticulière,seretrouveauniveaudestypesdeconfiancequiserontdistingués.

DYNAMIQUESCOOPÉRATIVES,TEMPORALITÉETSOCIABILITÉ

Plusieurs faits concernant la coopération entre les individus semblent aujourd’hui établis. Enpremier lieu, il se confirme, d’expériences en expériences, qu’une largemajorité de sujets se trouvedisposéeàengagerunecoopérationaveclesautres,lorsquecetteoccasionleurestofferte.Ainsidansuntrèsgrandnombredecas,lejoueurquijoueenpremierdanscesdifférentsjeuxexpérimentauxoptepourlacoopération,mêmelorsqu’ils’agitdejeuxasymétriquesàuncoup.Untelcomportementnepeutdoncpass’expliquericiparladynamiquederéciprocitéprécédemmentesquissée,saufcommenousl’avonssuggéré,danslaperspectiveimaginaired’uneamorcedeceprocessus.Sonorigineseraitdoncpeut-êtreàrechercher en amont, au niveau de la génétique. Des travaux comparatifs avec des comportementsobservéschezcertainesespècesanimales,etenparticulier leschimpanzés,sontàcetégard instructifs,tantparlessimilitudesqueparlesdifférencesqu’ellesmettentenévidence(BoeschetTomasello,1998;CosmidesetTooby,2005;LangergraberetBoesch,2011).

En second lieu, la coopération elle-même est un phénomène qui n’est intelligible que dans uneperspectivedynamique.C’estl’unedesraisonspourlesquelleslecadreinitialstructurellementstatique,danslequelaétéinitialementélaboréelathéoriedesjeux,s’estd’abordrévéléinadaptépourenrendrecompte.Leschosesontchangé,commeonl’amontré,aveclenouveauformalismedesjeuxdynamiques.

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Plusieursraisonspeuventêtreavancéespourexpliquerlaféconditédecenouveaucadrethéoriquepourrecueillir, regrouper et formaliser les informations d’origine psychologique expérimentale, neuronale,voiregénétiques,concernantlacoopération.Ilpermetdedégager,par-delàlesrèglesinitialesd’unjeuconsidéré,des règles implicites que les joueurs élaborent au cours de sondéroulement.Les règles deréciprocité qui s’instaurent par l’intermédiaire de ce que nous avons appelé la reciprocation enfournissent une illustration.Elles permettent aux joueurs, et, par extension, à tous les individus placésdans lesmêmes situations ou dans des situations analogues, d’entretenir une pratique coopérative qui,saufaccident,serenforceavecletemps.

D’autres règles ont été proposées qui seront étudiées et discutées dans les chapitres suivants.Leconceptcentrald’équilibreenthéoriedesjeuxs’esttrouvémodifiédanscetteperspectivedynamique.Ilseconstruit aucoursdu jeu,augréd’unmécanismecomplexed’actions/réactionsqui fait intervenir, àchaque séquence, lamémoire des coups précédents et l’anticipation que les joueurs en tirent pour lescoups suivants, sur la base de cette observation. En outre, l’évaluation des joueurs qui guident leursanticipationsnedépendpasseulementdeleursgainsattendusdufaitdelacoopération,mais,également,desintentionscoopératives(ounoncoopératives)desautresjoueurssusceptiblesd’êtreinduitesdeleursactionsobservées.Lacoïncidencepositivedecesdeuxdimensionsamêmepermisàcertainsauteursdeproposer une nouvelle définition de l’équilibre, entendu comme un « état mental » perçu commesatisfaisantetquiseraitpartagéparlesjoueurs(BhattetCamerer,2005).Lesnombreux travauxmenésparleschercheursenneurosciencespoursaisirlesbasesneuronalesdelacoopérationontainsitrouvéunsupport dans cette nouvelle définition d’un équilibre. Il est, en effet, possible de mieux connaîtremaintenant le fonctionnement des cerveaux correspondant à cet état mental associé à une formed’équilibrecoopératif.

Lerôleparticulierjouéparlatemporalitédansl’émergenceetledéveloppementdelacoopérationdoiticiêtreprécisé.Silesexpériencesdirectesinduitesdel’observationdesactionsdesautresaucoursdes séquences précédentes représentent, pour le sujet, autant d’indices des intentions des autres decoopérer(oudenepascoopérer),ilsnesontpaslesseuls.Fauted’expériencesréelles,lesapparencesdesautrespeuventfournirlesélémentsd’unesortedemémoireimaginaire,construiteparrapprochementsavec d’autres expériences passées. Ainsi les souvenirs accumulés à partir d’expériences antérieures,avec d’autres personnes, contribuent à alimenter l’intention de coopérer. En outre, le rôle joué par larépétitiondansleprocessusdemémorisationestaujourd’huiconnu.Ilintervienticidanslastabilisationdumécanisme de reciprocation que l’on trouve à la base des interactions coopératives. On sait, parexemple,qu’auboutd’uncertainnombrede répétitionsetaprèsun lapsde tempssuffisant, lecerveauanticipe le comportement d’autrui, sans attendre la confirmation apportée par la dernière séquenceobservée.Cettemémorisationantérieurepèsefortementdanslaprojectionmentalequiconduitlessujetsàcoopérer.Onl’anotammentvérifiélorsquelavolontédecoopéreraucoursdeséquencesrépétéessemanifestechezdessujets,qui,fortsdeleursexpériencesantérieuresavecd’autresjoueurs,sontprêtsàcoopérer avec la nouvelle personne en face d’eux qu’ils ne connaissent pas. Enfin, transformer lesinformationsrecueilliessurlescomportementsdesautresenunjugementportésureux,mêmetemporaire,

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fait nécessairement intervenir la durée. C’est ainsi que se forment notamment les réputations qui, enengendrant la confiance, facilitent la coopération. Quant aux stratégies visant une coopération, mêmeconditionnelle,ellesfontintervenirdesanticipationssurunhorizontemporeldelonguepériode,quiexigeuntravailcognitifimportantetmobilisentlesrégionscérébralescorrespondantes.Detellesanticipations,quiportentsurunsystèmed’interactions,sontd’autantplusfinesqu’ellesnécessitentdifférentsniveauxd’itérations (je pense que l’autre coopérera, je pense que l’autre pense que je pense qu’il coopérera,etc.). Ce mode de raisonnement se complique encore, lorsque le nombre des joueurs augmente. Onretrouveicilaquestiondelaconfianceetsesliensaveclesréseaux.Loinparconséquentd’êtreprimaireet spontané, le raisonnement qui conduit à l’adoption d’une stratégie coopérative peut au contraire serévélerbeaucoupplusélaboré.

Le troisième acquis concerne la diversité des opérations mentales qui concourent, ou peuventconcourir, à la coopération, selon les formes variées sous lesquelles se présentent aux individus lesoccasions de coopérer.Après avoir d’abord cru pouvoir regrouper dans unmêmemoule les diversesinformations fournies par l’imagerie cérébrale au cours des différents jeux expérimentaux qui ont étérapportés,leschercheursenneurosciencesontmaintenantuneautrereprésentationdel’activitécérébralequiguidelacoopération.Enétudiantendétaillescorrélatsneuronauxcorrespondantauxspécificitésdechaquejeu,lesdifférentesmotivationsdel’investisseuretdumandatairedanslejeudel’investissement(VandenBosetal.,2009),laformationetlescorrectionsdesanticipationsdesjoueurs,aucoursdujeudu dilemmedu prisonnier répété (Suzuki, 2011), lemodèle spéculaire de raisonnement des chasseursdanslachasseaucerf(Yoshidaetal.,2010), ilsontréussiàmettreenévidenceunegrandevariétédemécanismes,leplussouventcomplexes.Cettedécouvertetraduitd’abordlespropriétésdeplasticitéetdemodularitéquipermettentauxcerveauxhumainsd’adapterletraitementdelacoopérationauxvariétésdes situations sociales dans lesquelles elle se manifeste. L’évolution récente des recherches sur lacoopération en neurosciences les rapproche, comme nous l’avons montré, des travauxd’approfondissement des différentes logiques de situations qui caractérisent ces jeux. La propriétéd’adaptabilitédesréseauxneuronauxsollicitéspermetd’expliquer,notamment,commentseconstruisent,par l’intermédiaire de l’interaction des cerveaux, des règles tacites entre les joueurs, chaque foisdifférentes,destinéesàfavoriseretàrenforcerlacoopération.Ellesnesontpasexactementlesmêmeslorsquelacoopérationportesurunproblèmedepartage(jeudel’ultimatumetdel’investissement),ousur la question d’actions coordonnées visant l’acquisition d’un avantage commun (jeu du dilemme duprisonnieretdelachasseaucerf,jeuxdesbienspublics).Dessous-distinctionsseraientàintroduiredanscettesecondecatégorie,selonquelenon-coopérateurpourrait(dilemmeduprisonnier)ounepourraitpas(chasseaucerf)exploiteràsonprofitlesactionsàviséecoopérativedesautres.Quantauxrèglestacitesdecoopérationélaboréesparlesjoueursaucoursdudéroulementdecesdifférentessituationsdejeux,ellespeuvents’entendrecommedesfermentsdesociabilitéquifacilitentledéveloppementsocialdelacoopération.

Deux ressorts principaux de la coopération s’imposent toutefois assez généralement, par-delà ladiversitédescircuitscérébrauxactivésetdésactivésenchaquecirconstance.Ils’agit,d’unepart,d’une

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prédispositionàcoopérer,attribuableàl’appartenancedessujetsàunmêmegroupe,oupeut-être,pluslargement, à unemême espèce.On observera que l’attractivité de cette prédisposition varie entre lesgroupes(degrésdeproximité,systèmeculturel…),maiségalementd’unindividuàl’autre.Desfacteursgénétiquesyjouentsansdouteunrôlequicommenceàêtreidentifié,maisilsnesuffisentpasàenrendrecomplètement compte. Des éléments culturels, mis en évidence à l’occasion d’autres travaux d’ordresocioanthropologique,portantnotammentsurlaconfiance,peuventégalementcontribueràexpliquerdescomportementsquitraduisent,delapartdeceuxchezquiilssontobservés,uneconfianceauxautresquel’on pourrait qualifier d’« inconditionnelle », par opposition à la confiance « conditionnelle » quis’instaurepeuàpeu,aufildesinteractionsinterpersonnelles(Kruegeretal.,2007).

Onretrouve,d’autrepart,danspresquetouteslesmanifestationsdecoopérationquiontétéétudiées,la référence à un mécanisme de reciprocation, qui fait intervenir à la fois, comme on l’a vu, descomposantesaffectivesetdescomposantesréflexives.Cesdifférentescomposantessetrouventactivéesselon des modalités diverses. L’étude de leur système de fonctionnement a débuté en partant del’hypothèse que cette reciprocation pourrait reposer sur des stratégies conditionnelles mutuellementpratiquées par les coopérateurs. Cette hypothèse d’une interaction de stratégies conditionnellesréciproques a fait l’objet d’un modèle sous forme de jeu (Falk et Fischbacher, 2006). Elle a, d’unecertainemanière,étévalidéeauniveauneuronal,danslecasd’unjeududilemmeduprisonnier répété(Suzukietal.,2011).Ellepeutégalement rendrecompted’autres situations,où s’instaureunemanièred’équilibrecoopératif.Ilrestecependantàvérifiersicetteapparentesimilitudecorrespondeffectivementauxmêmessupportsneuronaux,dontlesmodalitésdefonctionnementseraientalorsseulementmodifiéespours’adapterauxcaractéristiquesparticulièresdecesdifférentessituations.

La transposition de ces résultats, principalement établis à partir d’échantillons limités sur desrelationsdirectesdepersonneàpersonne,àdespopulationspluslargesd’individusn’estpasimmédiate.Orc’estàcetteéchelleque lesconséquenceséconomiquesetsocialesdesphénomènesdecoopérationsont les plus significatives et socialement les plus déterminantes.Nous avonsmontré dans le chapitreprécédentquedestravauxrécents,concernantl’organisationdelacommunicationenréseauxsociauxetlefonctionnement de tels réseaux, ouvrent des perspectives sur le passage du niveau strictementinterindividuel de la coopération à un niveau plus proche du collectif. La coopération représente unfacteur majeur de transmission de la sociabilité, qui transite de plus en plus aujourd’hui parl’organisationderéseaux.C’estpourquoiildevientnécessairederelierplusétroitementlesrecherchesencourssurlesdéterminantsneuronauxdelacoopérationauxtravauxmenéssurlacommunicationdeshommesàtraverscesréseauxsociaux.

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CommentaireLe«nous»delacoopérationetlesmodesdeconfiance

Cechapitreaabordéuneétapesupplémentairedesinteractions.Au«raisonnementparéquipe»,etmêmeaujeudelachasseaucerf,correspondaitdéjàunepriseencompteducollectif.Maischoisir lacoopérationdansledilemmeduprisonnieretplusgénéralementdansledilemmedesbienspublicsexigede se rapporter au collectif en tant que différent des individus. Le raisonnement par équipe requiertseulementdeseplacerdupointdevuedugroupe.Lacoordinationcollectivedelachasseaucerfexigedepasserd’uncontrôle individueldirectàuncontrôlecollectif interactif,voire indirect.Mais il resteclair,danschacunedecesdeuxsituations,qu’unefoisparvenuaupointdevuecollectif,chaqueindividua intérêtàyrester.Enrevanche,dans ledilemmedesbienspublics,unefoisquenousavonschoisi lacoopération,ildevientaucontraireintéressant,individuellement,delatrahir.Poursuivrelacoopérationdanscecadre,c’estdoncfairelechoixducollectifcontrelesintérêtsindividuels.Nossociétéshumainessonthabitéesparcettetensionentrelechoixducollectifetlapossibilitépourdesindividusdetirerprofitdelacoopérationdesautres.

Nous avions rappelé que passer au point de vue du collectif impliquait un saut. Mais ce saut,l’évolutionavaitpulefairepournous.Ilsuffisaitquelacoexistencequelquepeucompétitiveentrelesespècessecombineavecdesmutationsdesindividuspouramenerdeslignéesdotéesdecaractèresplussensiblesauxrelationsdegroupeàsurvivreetàsereproduireavecunpeuplusdesuccèsquelesautres,pour que, dans une population, des traits qui renforcent les possibilités de coordinations collectivesdeviennentdominants.L’espècehumaineétantunedecesespèces«sociales»,lemodepardéfautpourchacundesesmembresestd’adopterlepointdevuedugroupe.Lemodeindividualisteestalorsunmodemoinsfréquent.

Onnoteraquelesmécanismesdel’évolutionfinissentparobtenirlesmêmeseffetsquel’équilibreentrepointdevuecollectifetpointdevueindividuelquenousavonsesquissédanslechapitreprécédent.Unefoisqu’àl’échellecollectived’unelignée,destraitscoopératifssontapparus,ilsavantagentbienlesindividusmembresdecettelignée,dupointdevuedeleurgroupe–pardesphénomènesd’entraide;et

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les tendances des individus sont bien alors celles qui améliorent les chances de cette lignée de sereproduire,voiredes’étendre.

Cettecoordination–voirecoopération–commemodepardéfautsemblebienapparaîtredanslesjeux du dictateur (un joueur choisit la répartition que l’autre ne peut refuser) et de l’ultimatum (lepartenairepeutounonacceptercetterépartition).Latendancedominantedesjoueursestdechoisirunerépartitionquinesoitpastropinégalitaire.Danslesdilemmesduprisonnieretdesbienspublics,cettetendanceapparaîtaussi,maislatentationindividualistepeuts’auréolerdeslauriersdelaprudencedelarationalité stratégique, puisqu’elle combine stratégie dominante (préférable y compris dans le cas oùautrui ne coopérerait pas) et équilibre deNash. Dès lors, la dominance de la tendance atavique à lacoopérationn’estplussiaiséeàinterpréterniàconserver.Maisducoup,pournepascéderàlatentationdel’exploitationdescoopérateurs,ilfautaccorderunevaleuraucollectifsupérieureàcelledesintérêtsindividuels;et,pournepasjouerlaprudenceenfaisantdéfection, ilfautquenotreconfianceounotreespoirdanslecollectifsurpassenotrecraintedesexploiteursindividuels.Deplus,dansledilemmedesbiens publics (mais pas dans celui du prisonnier), quand nous coopérons, c’est en ne sachant pas quiparmilesmembresducollectifvacoopéreretquipourraitfairedéfection.Celarestedanslevague.Orc’estunecaractéristiquedessociétéshumaines,dèsquelapopulationestsuffisammentnombreuse,quel’onn’aitplusdemoyenindividueldes’assurerdesconduitesdechacundesautres.Laconfiancedevientalorsnonplusuneconfianceenautrui,maisuneconfiancedanslecollectif,uncollectifdont,pourchacundesmembres,unepartiedesmembresresteanonyme.

CONFIANCE-CADREETCONFIANCE-PARI

On voit que le terme de confiance peut recouvrir des processus bien différents. Notre tendanceataviqueàcoopérernesemblepasmériterlenomdeconfiance,puisquenousnefaisonsalorsquesuivreune tendance héritée de l’évolution. Cette tendance n’implique pas l’incertitude sur autrui qui est uncomposant du concept de confiance, celle-ci consistant à surmonter celle-là. Les coordinationscollectivesdutypedelachasseaucerfpeuventexigerdelaconfiance,puisquenousdevonsfairelepariquelesdéfaillancesdespartenairesneserontpastropimportantes.Maiscetteincertitudeneremetpasencause ladominancedupointdevueducollectif, une fois quenous sommesparvenus à considérer leschosesdecepointdevueetquenousavonsatteintl’équilibreentrepointsdevuecollectifetindividuel.Atteindre cet équilibre, c’est ce à quoi nous amène l’éducation interactive quenous avons tous reçue.Commeonl’adit,noussommeslessujetsd’apprentissagesquisepoursuiventtoutaulongdenotrevie.Quiditapprentissageditàlafoiscadresprésupposéspourcetapprentissage–ilnousfautdesrepères–et sensibilité aux différences par rapport à nos attentes. On peut se demander quel est le degré denormativitédecescadres.Unepremièrethéoriedeséconomistespourexpliquerlacoopérationdans ledictateur et l’ultimatum était que nous avions une aversion à l’iniquité – au sens de distributioninéquitable, voire inégale, des gains. Mais les expériences ont montré que nous ne jugeons pas

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simplement selon les résultats de la répartition, selon les conséquences des choix des joueurs. Nosévaluations changent si nousprêtons attention aux intentionsdespartenaires.Notre apprentissage restedonc interactif. Il nous amène seulement à adopter une attitude coopérative au sein de notre groupe,surtout quand nous en connaissons tous les membres, tout en restant sensible à l’incertitude descoordinationscollectives.Notreéducationnous fournissant lescadresdenotreviesociale,cadresquenosconduitesnecesserontdeprésupposer,nouspouvonsiciparlerd’uneconfiance-cadre.

Enrevanche,dansledilemmeduprisonnieroudesbienspublics,onparleraplutôtd’uneconfiance-pari, parce qu’il nous faut surmonter notre incertitude pour parvenir à la confiance, au lieu que cetteconfiance se présente à nous d’emblée comme l’attitude sociale de base entre membres connus d’unmêmegroupe.OnpeutsedemandersidansleTrustGame,c’estlaconfiance-cadreoulaconfiance-pariquiestenjeu.LasensibilitéauxintentionsdespartenairesestsaillantedansleTrustGame(Falk,Fehr,Fischbacher2008),etilfautquel’investisseurypariesurlatendancedumandataireàluirenvoyerunepartie de ses gains. Si dans un jeu en un coup, on peut penser demeurer dans la confiance-cadre, larépétitiondujeuimpliquedesajustementsenfonctiondesprécédentesréactions,etsembleplutôtreleverdelaconfiance-pari.

Les deuxmodes de confiance semblent nécessaires au fonctionnement des sociétés humaines. Laconfiance-cadreestnécessairepourpermettreauxapprentissagessociauxdedisposerd’uncadrestablederéférence–ainsidanslemilieufamilial,oudanslegroupedesconnaissances.Laconfiance-pariestaussinécessaire,justementpourpermettredesextensionsàdesréseauxderelationpluslargesquecellesdegroupesoùnousconnaissonstoutlemonde.

RÉDUIRELACONFIANCEÀL’OCYTOCINE?

La neuroéconomie nous conduirait-elle à oublier cette différence entremodes de confiance ?Onpourrait le croire car, dans le flot d’études sur l’effet d’hormones comme l’ocytocine (oxytocin enanglais),onasouventdumalàretrouvercesdifférencesentreconfiance-parietconfiance-cadre,entreconfianceentremembresquelconquesd’unesociétéquipeuventnepasseconnaîtreetconfiancerégléesurdesstéréotypesderelationsàl’intérieurd’ungroupeconnu.DesétudescommecelledeBaumgartner(2008)nefontpascettedifférenceetsuggèrentsimplementquel’ocytocineréduitl’appréhension,cequivautévidemmentaussibienpourlaconfiance-cadrequepourlaconfiance-pari.RevenonsaprèsChristianSchmidtsurquelquesautresparticularitésdeseffetsdecettesubstance.

Unerevued’ungrandnombredecestravaux(K.etT.MacDonald,2010)montrequel’ocytocineestliée aux interactions sociales. Une interprétation moins spécifique serait que l’ocytocine estessentiellement un anxiolytique (Evans et al., 2013), ce qui ferait supposer quelque anxiété dans nosrelations sociales.Cependant, si on comparedes réactions à des imagesd’humainsqui sont saillantesémotionnellement et des réactions des images de scènes porteuses d’émotions mais sans interactionsociale(situationsdangereuses),l’injectiond’ocytocineréduitlaportéedessaillancesémotionnellesqui

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pourraient donner lieu à interaction sociale,mais pas celle des imagesde scènesnon interactives.Demême,sidessujetssoumisàocytocinemontrentplusdeconfiancedanslatendancedepartenairesàleurrenvoyer l’ascenseur (dans le Trust Game), cela ne vaut que si le risque est pris dans un contexted’interaction,pass’ils’agitd’uneloterie.Unehypothèseévolutionniste(parexempleChurchland,2011)est que l’ocytocine joue d’abord un rôle dans l’attachement de la mère à ses enfants, et que sonfonctionnementaensuiteété«recruté»pourdesfonctionsdesocialisationpluslarges.

Maisdequellesocialités’agit-il?DeDreu(2012)sebasentsurleurspropresétudesprécédentespour soutenir que l’ocytocine accroît la confiance – ou diminue la méfiance – surtout vis-à-vis desmembresdenotrepropregroupe,etbienmoinspourlesmembresd’autresgroupes.Ellepourraitmêmediminuer la préférence pour une répartition équitable dans des jeux avec des partenaires anonymes(Pfeiffer, 2013). L’ocytocine peut d’ailleurs aussi bien accroître l’agressivité vis-à-vis des intrus querenforcerlabienveillancepourlesprochesoulesmembresdugroupe.Lambertetal.(2014)vontjusqu’àpenserquel’ocytocinen’accroîtpaslacapacitéàdétecterlespersonnesdignesdeconfiance,maisplutôtlacapacitéàdétectercellesquinelesontpas,cequienferaitunfacteurdeségrégationentremongroupeetlesautresgroupes.Certes,Shamay-Tsooryetal.(2013)onttrouvéquechezdessujetssoitisraélienssoitpalestiniensàquiondemanded’évaluerlasouffrancemanifestéepardespersonnesprisesenphoto,et leur propre empathie avec cette souffrance, l’ocytocine accroît la sensibilité à la souffrance desmembres du groupe adverse, alors qu’elle n’a pas d’effet pour la sensibilité auxmembres du grouped’appartenance.Maisonpeutpenserquec’estlàuneffetdelaprésentationdesouffrancesetdequestionsportantsurledegréd’empathie.

Notrehypothèsepourtenterderendrecomptedecesexpériencesdont lesrésultatssemblentallerdans des directions assez variées est que l’ocytocine a surtout des effets dans des situations où onpourraitoscillerentredeuxoptions:traiterunepersonnecommenosprochesounosrelations,oubienlatraitercommen’étantpasdesnôtres.Lecasdelasouffranceestparticulier,parcequenormalementnotreempathie en ce domaine va au-delà de notre groupe. Dans d’autres cas, la différence entre les deuxgroupes est déjà fixée.Or ce ne sont doncpas dans les situations déjà tranchées que l’ocytocine peutavoir un effet. Ainsi dans l’expérience citée, l’ocytocine n’accentue pas l’empathie pour le grouped’appartenance.Ou encore, l’ocytocine n’atténue pas la différence que nous faisons entre des visagesdont l’orientation implique une saillance sociale forte (ils sont tournés vers nous) et ceux qui neprésententpascettesaillance.

Ilfautd’ailleursdistinguericientrelaprésenceendogèned’ocytocineetleseffetsdesoninjectionexogène.DansleTrustGame,dehautsniveauxendogènesd’ocytocinesontbienencorrélation,chezlereceveuroumandataire, avecun retourde sommesplus importantes à l’investisseur.Autrementdit, laprésenceendogèned’ocytocineestunindicateurquelesujetsesentdansunerelationdeproximitéavecsespartenaires.ZaketFakhar,(voirZak,2006);Zakamultipliélespublicationsquimettentl’ocytocineàlabasedesinteractionssociales,avecsansdouteunenthousiasmeunpeuexcessif;certainsontcritiquésatendanceàsurinterprétersesrésultats(Conlisk,2011)etontd’ailleursnoté(encomparantunjeudeTrustGameavecun jeuquidonnaitdesgainssimilaires,maisquiétaitenfaitune loterie)que le taux

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d’ocytocineendogèneaugmentechezlereceveurdel’investissementseulementunefoisquel’investisseuradonnéunsignaldesaconfianceenenvoyantunesommeimportante.

Maiscequinousintéresseici,cesontlesinfluencesd’uneinjectionexogène(injectionintranasale,sans qu’on sache clairement comment l’ocytocine peut passer la barrière qui protège le cerveau desubstances d’origine externe).Or celle-ci a un effet dans des situations où le sujet peut se poser desquestions sur sa relation avec un nouveau partenaire.Ainsi dans le jeu de l’ultimatum et le jeu de laconfiance(TrustGame),leproposantestdansl’incertitude:lepartenaireva-t-ilaccepterlarépartitionproposée, lereceveurdel’investissementva-t-ilrenvoyerl’ascenseur?L’injectiond’ocytocineadoncuneffetsurceluiquiestdansl’incertitude,surl’investisseur,commel’arappeléChristianSchmidt.Ellen’en a pas sur les choix du receveur de la somme investie, le mandataire, qui n’est pas dans cetteincertitude.Danslejeududictateur,oùlepartenairereceveurnepeutinfluersurceluiquidécidedelarépartition, l’ocytocinen’apasd’effetsur ledécideur.Celuiqui répondà l’interactionsansavoiràsesoucierd’unretourfuturn’estpasinfluencéparuneinjectiond’ocytocine.

L’ocytocineest-elleplutôtliéeàlaconfiance-cadreouàlaconfiance-pari?Notrehypothèseestquel’ocytocine endogène est liée à l’installation d’une confiance-cadre, alors que l’injection exogèned’ocytocine a un effet significatif dans les conditions où il faut décider de se lancer ou non dans uneconfiance-pari.Ainsi,lespremierscontactsentremèreetprogénituredéclenchentunemontéeendogèned’ocytocine,quiestdoncliéeaudémarragedelaconfiance-cadrelaplusbasique.Inversement,uneétudemontre que l’injection d’ocytocine n’a pas d’effet sur le degré d’empathie de sujets vis-à-vis de lasouffrancedeleursparents,etcesrelationsentreprochesressortentdelaconfiance-cadre.Maisensuite,l’ocytocineintervientsurtoutdansdessituationsoùils’agitdedémarrerunerelationdeconfiance.Orlesrelationssocialesquidépassentlecadredesprochesoudugrouped’appartenancenousexposentàdessituationsdeconfiance-pari–dontcertainesvontensuitedonnerlieuàuneconfiance-cadre.

TYPESSTYLISÉSD’ACTEURS,SIMULATIONSETDYNAMIQUESD’INTERACTIONSSOCIALESEFFECTIVES

L’inspirationévolutionnistequenoussignalionschezChurchlandàproposde l’ocytocine,nous laretrouvons,liéeàdescalculséconomiques,dansdesmodèlesproposésparGintis,Bowles,ouZak.Lacoopérationémergecommeunrésultatcollectif,àl’échelled’unepopulation.Lesmodèlesproposésfontalorsinteragirdesacteursquisontsupposéschacunapparteniràuntypestyliséfixé:descoopérateursquicoopèrent inconditionnellement–nommés«altruistes» ;des individusqui coopèrent si les autrescoopèrent,voirequinelefontquesidepluslesnon-coopérateursencourenteux-mêmesdessanctions.Cesdernierspeuventsediviserenceuxquirecherchentleurpropreintérêtmaiss’adaptentauxtendancesde ceux qui les entourent, les «machiavéliens », un sous-groupe des acteurs centrés sur leur propreintérêt, et en ceux qui ont tendance à coopérer si leurs partenaires coopèrent, qu’on peut appeler desaltruistes«siréprocité»ou«conditionnels».Parmicesderniers,onpeuttrouverceuxquiprésentent

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une«réciprocitéforte».Ilsvontplusloinquelesautresaltruistes«siréciprocité».Ceux-cicoopèrentsi lesautrescoopèrent,ous’ilspeuventenespérerdesbénéfices futurs,parexemplepardeseffetsderéputation, et font défection dans les cas contraires. Les individus à forte réciprocité non seulementcoopèrent, mais punissent les non-coopérateurs même s’ils ne peuvent espérer de cette conduite depunitionaucungainprésentnifutur.

Ces divisions entre des types d’acteurs semblent exiger des séparations plus rigides entre lesconduitesdesindividusquecellesqu’onpeutobserverdansdesinteractionssociales.Ainsi, l’altruistepur est censé coopérer non seulement avec ceux qui lui ont laissé des expériences positives decoopérationmaisaussiavecdesacteursanonymes.Orquandonobservedans le cadre restreintd’uneexpérienceunsujetréelquiprésentecetteconduite,onnepeutexclurequ’ilagitainsiparcequ’ilprojettesurcesacteursanonymeslesleçonsqu’ilatiréesd’interactionscoopérativesavecdesacteursavecquiilétaitenéchangerégulier.Inversement,quandonobserveuneconduitedeméfiance,onpourraitl’attribueraussibienàunaltruiste«conditionnel»,quiapuêtremarquépardesexpériencesdedéfection,qu’àunindividu seulement guidé par sonpropre intérêt.Les acteurs sociauxont eu une histoire d’interactionssocialesavantdeparticiperauxexpériences.L’expérienceestd’ailleurspoureuxuneinteractionsocialed’un typenouveau,qu’ils interprètent leplus souventcomme leurproposantundéfi : celuidedevinerquelleestla«bonne»conduite,cellequiferaitquelesujetauraitlecomportementleplussocialementadapté à ce qui est attendu de lui – par d’éventuels partenaires, voire par les expérimentateurs. Leursimpleparticipationàl’expériencemontredéjàquelessujetsontunecertainetendanceàlacoopération,tendancequipeutêtresoitdiminuéeparunecompétitionimplicitepourrépondreaudéfienquestion(parexemplequandonleurditqueleursgainsdépendentdeleurréponse),soitaccruesilessujetspensentqueledéfiàreleverestceluidelacoopération.

L’économieexpérimentaledevraitdonctenterdedépassersatendance–encoreplusmarquéequ’enpsychologieexpérimentale–àraisonnersansprendreencomptel’histoiredesapprentissagessociauxdeses sujets. De même, on peut se demander si les modèles qui exigent de constituer des populationscomposéesd’acteursstylisés,lesquelss’entiennentàagirrigoureusementselonundestypesrépertoriés,pour pouvoir faire tourner leurs simulations, peuvent avoir des résultats qui soient similaires à ceuxqu’onpourraitobserverdansunepopulationréelle.Danslaviesociale,chaqueacteurpeutprésenterencoexistencelescaractéristiquesdecesdiverstypesquesontlesdifférentespropensionsàlacoopération,à la défection, à la punitiondesnon-coopérateurs,même si c’est pour chacune àdifférentsdegrés.Laquestion est importante pour une épistémologie qui procède par simulations, en recourant aux SMA(simulationsmultiagents) pour obtenir des résultats qu’on pense pertinents pour analyser les sociétéshumaines.Maiselleresteouverte.Mêmesionesttentéderépondrepositivementpourcequiestdelapertinence des simulations, celle-ci peut rester indirecte, et ne pas nous permettre de transposer sansautres conditions les résultats obtenus. Il faut noter cependant un avantage des simulations : ellespermettent de voir évoluer des populations, et donc d’étudier des dynamiques de toutes formes, alorsqu’un raisonnement ne pourra porter que sur un petit nombre d’agents différents. L’économie, enrecourantàcessimulations,peutdoncéchapperàsatendanceàsefocalisersurlessituationsd’équilibre.

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Eneffetlaplupartdesdynamiquesdessimulationsnevontpasconvergerversunéquilibre,cequinouspermet un peu plus de réalisme, puisqu’il est difficile de rencontrer de telles convergences etstationnaritésdanslesinteractionssociales.

Il resterait cependant à doter ces agents stylisés non seulement d’unedynamique collective,maisd’histoirespersonnellesetinterpersonnelles.Nousnesommespaslesmêmesacteursàchaqueétapedenotre histoire. Il est probable que, si nous n’avions pas eu un cadre protecteur pendant notre petiteenfance, nous ne présenterions pas lesmêmes tendances à la coopération une fois sortis de ce cadrefamilial. À titre de contre-épreuve, des enfants qui ont subi des brimades répétées peuvent avoir descomportements systématiques de défiance et de refus de coopération. Certes, la coopération avec denouveauxpartenairesn’estpasdumêmetypequecelleducadrefamilial.Maisl’incertitudedesaréussiteestmieuxsupportéesil’ondisposed’unebasequirestesûreavantdeselancerdanscetteaventure.Unefois des coordinations avec des partenaires extérieurs réussies s’installe progressivement un cadred’attentesmutuelles,dontonaapprisàpouvoirsupposerdemanièrefiablelarobustesse.Ceprocessusdelancementd’unenouvelleextensionàpartird’unebaseplusassuréepeutsereproduireensuite.Cetteconstructionprogressived’attentesnepeutêtretrèsrapide.Maissalenteuraunversantpositif:quandnotreconfianceest trahieparunpartenaire, nousn’abandonnonspaspour autant toutesnos attentesdecoopérationavec lesautrespartenaires,nousconsidéronsplutôtsadéfectioncommeuneexception–àmoinsdevivredansunmilieuextrêmementcompétitifetoùlarecherchedel’intérêtpersonnelestérigéeenvertu.

On peut avancer sans trop de risque que les situations que nous avons rencontrées dans nosapprentissagessociauxontprésentésoitdesinteractionsfiablesetcoopératives,soitdesinteractionsoùla coopération était plus risquée et plus sujette à exploitation, ou encore où il valait mieux y êtrel’exploiteurquel’exploité.LestendancesàlacoopérationobservéesdanslesjeuxexpérimentauxcommeleTrustGameoulejeududilemmeduprisonnierouceluidesbienspublicsneseraientpaspossiblesd’unepartsilessituationsd’interactionsfiablesn’avaientpaspuconstituerunebasedeconfiance-cadre,d’autrepart siellesnenousavaientpasoffertaussidesoccasionsdenous risquerhorsdenoscadresusuels et de tenter des interactions nouvelles et plus risquées, mais qui nous offraient une extensionattrayante de notre réseau d’interactions sociales et pouvaient de surcroît nous donner quelque aurasocialesupplémentaireauprèsdenotreentouragehabituel.

Si ces hypothèses sur nos apprentissages sont correctes, alors nous y avons fait l’expérience debasculementsdelaconfiance-cadreàlaconfiance-pari–quandnousnousrisquionssurunterrainsocialmoinsconnu–commeaussidubasculementinverse,unefoisquelesrisquesprisontétépayantsetquenotrenouveauréseaud’interactionsestdevenufiable.Nousavonsaussifaitl’expériencedupassagedelaconfiance-pariàlaméfianceetaureplisurnotrecadreusuelplusfiable,quandnosparisontétéperdus(ilvautdoncmieuxconsidérerquenotrecerveaune réagitpassimplementàune récompenseouàunepeine,maisentretientuncertainnombred’attentes,unedistributiondesatisfactionsetd’insatisfactions)etqu’ilréagitàdesvariationsimportantesparrapportàcesattentes–cf.Xiang,2013).Ilestheureusement

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bienplusrare,maismalheureusementpossiblequenotrecadrehabitueldeconfiances’écrouleluiaussi,etcelamènecertainespersonnesparfoisjusqu’ausuicide.

Onpeutalorssedemandersil’onpeutréduirenosprocessuscognitifs,danscessituationsoùnoussommesamenésàprendrelerisquedecoopération,àuncalculcoûts-bénéficesentrelesavantagesdelacoopérationetceuxdeladéfection–calculquipeutameneràenvisagerdepunirlesnon-coopérateurspourlesinciteràcoopérer.Carcessituationssemblentmettreenœuvreunedynamiquedebasculementd’une perspective d’attentes sociales à une autre, de la confiance-cadre à la confiance-pari ouinversement.Or cette dynamique sociale est complètement passée sous silence, quand les auteurs desexpériencesdeneuroéconomieinterprètentlesdonnéesd’imageriecérébralecorréléesauxréactionsdepunition à des ruptures de coopération, en y voyant l’activité d’un calcul d’optimalité (opéré dans lepréfrontal)entrelesavantagesd’avoiraffaireàunpartenairecoopératifetlecoûtdepunirceluiquinecoopère pas. Pourtant l’imagerie cérébralemontre souvent dans ces expériences l’activation de zonesliéesànosreprésentationsdesperspectivesdesautres,ceuxdontnouspouvonsespérerlacoopérationoucraindre la défection. Ce sont ces espérances et craintes qui nous engagent dans une dynamiqueprospectiveetmodifientlescadresdenoscalculs,cequipourraitcorrespondreauxprocessusquinousamènentàbasculerdelaconfiance-cadre,quidemandemoinsd’analyses,àlaconfiance-pari.

LERÔLEDESTIERS

Élargissons encore la perspective en revenant au rôle des tiers dans la mise en place desinteractions sociales. Nous avons été formés socialement dans des interactions sociales, et ce qui entémoigneestl’importancefondamentaledanslamiseenplacedecesinteractionsdurôledestiers,ceuxquinousobserventetnousjugent.Dèslors,noscomportementsdecoopérationnesontpassimplementdesapportsàlaconstructionducollectifdescoopérateurs.Sinousallonscoopérerentre«nous»,c’estaussiparréférenceàlapositiondece«nous»parrapportauxtiers(notonsquel’économistepeutenunsensprétendreintégrerunereprésentationformelledespointsdevuedespartenairesetdestiersquandlethéoriciendesjeuxinjectedanssesacteurslaconnaissancequ’acethéoriciensurlejeuenquestion).

C’est assez récemment que ce rôle des tiers a commencé à être analysé dans les expériences deneuroéconomie–enintroduisantdanscesexpériencesdesacteursquisontenpositiond’observationparrapportauxinteractionsentrelespartenaires(ainsidansChavezetBicchieri,2013,oùcesontlestiersqui peuvent compenser des échanges inégaux ou punir les profiteurs). La présence de ces acteurs-observateurspeuts’yréduireàdesimagesdevisagesprésentéessurl’écran,ouencoresemanifesterparla mise à notre disposition d’évaluations externes des comportements des partenaires. La tendanceactuelle de la neuroéconomie est donc de ne plus se borner à voir dans les activités cérébralessimplementdesévaluationsdesplaisirsetdespeinesetdesbilansdecoûtsetdebénéficesimmédiats,maisàtenircomptedel’influencesurcesévaluationsdenotresensibilitéauxvariationsd’intentiondespartenairesdesinteractions,maisaussiauxévaluationsmanifestéesousupposéesdestiersobservateurs.

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C’est cette prise en compte qui a conduit Falk, Fischbacher et Fehr (2008) à abandonner la théorieinitiale de Fehr (dans les années 1990) qui postulait une aversion à l’iniquité, partant comme seulesdonnéesdesrépartitionsfinalesdesgains,età intégrerdans ladescriptiondessituations les intentionsdespartenaireset l’influencedestiers,cesconstituantsquitiennentdavantagecomptedelacomplexitédesinteractionssocialestellesquenouslesavonsanalysées(voiraussiplusloinlaréférenceàSanfey,2011).

Lesdonnéesd’imageriecérébraledontnousdisposonsaujourd’huisonttoutàfaitcompatiblesaveccetteperspectiveplus intégrative.Kruegeretal. (2007)ontosé sortirduparadigmede lacoopérationavec des partenaires anonymes pour revenir à des situations de coopérationmieux articulées sur nosinteractionsordinaires.LeurssujetssontengagésdansunesuitedeTrustGamesoùilsconnaissentleurpartenaire et peuvent échanger leurs rôles. On repère alors les zones cérébrales qui présentent desdifférencesd’activitésaveccellesdesconditionscontrôlesquioffrentlesmêmespossibilitésdegains,mais sans interaction.L’intentionde faireconfiance semanifestepar l’importancede l’investissement,puis,quandonsouhaitemaintenirlaconfianced’autrui,parl’importancedelasommerenvoyée.

Lors du choix de la confiance par l’investisseur, on observe un différentiel d’activation dans lecortexparacingulaire,qu’onpenseliéànosreprésentationsdesintentionsd’autrui.Lesinvestisseursquifont d’emblée défection ont une activationmoins élevée dans cette zone.Mais chez les coopérateursl’activationdecetteaireducortexdécroîtaufildesinteractions,alorsqu’ellecroîtchezceuxquifontplussouventdéfection.Parcomparaisonavecceuxquifontdéfection,lescoopérateursontuneactivationplusélevéedansl’aireseptale,quecesoitdanslaphasededécisionenfaveurdelaconfianceoudanslaphasedemaintiendelaconfiance(enrenvoyantunesommeimportante).L’aireseptaleestunélémentducircuitdelarécompenseetdurenforcementqu’ellepeutproduire.Ellesembleaussiliéeàlaproductiond’ocytocine. Quand un de ceux qui font le plus souvent défection décide cependant de renvoyer unesommeimportante,etdoncdemaintenirlaconfiance,celaestliéchezluiàuneactivationsupérieuredansl’aire tegmentaire ventrale, qui est aussi impliquée dans le circuit de la récompense, associée à laproductiondedopamine,etliéeàlamotivation.Cetteactivationestencoresupérieurechezcegroupedesujetsquandilsdécidententantqu’investisseursdefaireconfiance.

Autrementdit,sivousfaitesdéfection,vouscommencezparnepastropfaireattentionauxintentionsd’autrui,maisvousdevezdeplusenplusentenircomptequandvouspoursuivezcestyled’interaction,alorsquesivousfaitesconfiance,c’estlecontraire.Danslapremièreposture,lefaitquevousrefusiezlaconfiance-parinevousenlaissepasmoinsdans l’incertitude,qui,siellesepoursuit,exigedeseffortscognitifsplus importants.Dans laseconde,vouspassezpeuàpeude laconfiance-pari à la confiance-cadre, etvousavezdoncmoinsd’efforts cognitifs à fairepourdeviner les intentionsd’autrui.Sivousentrezdansdesrelationsdeconfianceouquevouslesmaintenez,vouspouvezrenforcervotresatisfaction–vouspassezdelaconfiance-pariàlaconfiancecadre.Sivouschoisissezdefaireconfiancealorsquecen’estpasvotreattitudelaplusfréquente,ilvousfautévidemmentaccroîtrevotremotivation.

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COMPLEXITÉETÉCONOMIE,LASOCIALITÉENRÉSEAUX

Cette étude un peu plus poussée de la dynamique des interactions dans des conditions où lacoopération est possible amène sansdouteun accroissementde complexité.Cependantnotre cognitionsociale n’est pas condamnée à toujours impliquer davantage de complexité, et les modèles deneuroéconomie n’ont pas forcément à suivre une telle inflation. Notre cognition, y compris sous sesaspects sociaux, tendàéconomisernosefforts,quece soitdans laperception,oùnouspréféronsnousfocaliser sur les formes saillantes, ou dans nos raisonnements et nos décisions, quand nous préféronssuivredesscénariosroutiniers,ouencoredansnosinteractionsavecautrui,quandnouscommençonsparluisupposerdesintentionssimilairesàcellesquenousaurionsdanssasituation.

Onad’ailleurspuvoirdanslaconfianceuneformed’économiecognitive(Declercketal.,2013).Sinousétions toujoursméfiants,nousdevrionsconsacrerbeaucoupd’effortsà imaginer lesdifférentespossibilités machiavéliques ouvertes à nos partenaires, pour finir d’ailleurs par ne plus savoir surlaquelle tabler, sinon sur la pire pour nos propres desseins.La confiance, comprise alors commeunecapacité de transition entre confiance-cadre et confiance-pari – selon les situations, on passe de lapremièreàlasecondeouinversement–nouspermet,d’unepart,denousépargnerceteffortcalculatoirequiestsouventvainet,d’autrepart,quandnoussommesdansuncontexted’interactionquiactiveplutôtlaconfiance-pari,derestersensiblesàdessignauxquipourraientéveillernotreméfiance.

Ladualitéentrelaconfiance-cadreetlaconfiance-paripourraitdoncêtreuneffetdecettetendanceàrechercherdessolutionsquiéconomisentl’effortcognitiftoutennousconservantunecapacitédeveillepar rapport aux fluctuations et à la complexité d’un environnement de rapports sociaux qui comportetoujoursunepartd’incertitude.

Onpeutinterpréterdanscetteperspectiveuneobservation(dugenredecellesqueChristianSchmidta analysées dans le chapitre 4) faite sur les réseaux d’interactions sociales, quand on y distingue lesréseauxdeproximité(oùtouslesacteurssontreliéspardesliensdirectsouquinecomptentqu’untrèspetitnombred’étapes)etlesréseauxdits«petitmonde».Leurnomvientd’uneexpériencedusociologueMilgram,montrantqu’enconfiantunelettreàuneconnaissance,quilatransmettaitàunedesespropresconnaissances,onpouvaitatteindren’importequeldestinataireenunnombred’étapes(5ou7)quirestepeuélevé,cequinousfaitdirequelemondeestpetit.Orsidanslesréseauxdeproximitélaconnectiqueestdense,puisquechacunestreliéàunautre,quelqu’ilsoit,paruneoudeuxétapes,danslesréseauxquiassurent cette transmission rapide à des acteurs éloignés, les structures de connexion sont assezdifférenciées, des groupes assez compacts, donc où chaque nœud ou membre du groupe entretientplusieursliensaveclesautres,étantreliésentreeuxseulementparpeudelienspassantparpeudenœuds.Le principe de Granovetter, « la force des liens faibles », fait en plus intervenir l’intensité ou lafréquence d’utilisation des liens. Les liens intragroupes étant plus fréquemment utilisés que ces liensintergroupes, ces derniers peuvent donc être des liens plus faibles, mais pourtant nécessaires pourpouvoircréerdesréseauxcomplexesàcirculationrapide.Cesnœudsquijouentlerôlede«hubs»oudenœudsdetransfertsentregroupespluscompactsdonnentàcesréseauxdespropriétésintéressantes–un

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changementd’échelleconserveraunevariationlinéairedelaconnectivité(ausensoùlanon-linéaritédela connectivité (loi en puissance) est réductible à une variation linéaire quand on passe à unereprésentation logarithmique) ; on parle d’invariance d’échelle. Cela implique un certain type derobustesse:sil’onsupprimedesnœudsauhasard,commeonapeudechancesdetombersurunhub,laprobabilitéqueleréseausoitséparéendeuxestfaible,plusfaiblequedansunréseauoùtouslesnœudssontreliésavecdesprobabilitéssimilaires.Maisinversementleréseauesttrèsfragilefaceàuneattaquequicibleraitleshubs.

Onaalorsobservéqu’ilyavaitmoinsd’interactionscoopérativessurlesréseauxpetitmondequesurlesréseauxdeproximité,alorsmêmeque lespremierspermettentdescoordinationsàplus longuesdistances (Andras, 2011). Notre sensibilité aux effets en retour qu’ont les succès ou échecs de nosinteractionssocialessurnosattentespourraitenêtrelacause.Lesréseauxdeproximitépermettentbienplus de face-à-face ou de relations en triangles. L’expérience de Gracia-Lazaro (2012), qui montresurtoutquelacoopérationestplusfaibledanslesréseauxpetitmondequelesmodèlesderéciprociténelesupposaient,présentel’effetcoutumierdedécroissancedelacoopérationparrépétitiondumêmejeu,cequidoitnousrappelerquenoscoopérationseffectives–danslaréalitédelaviesociale–sefontenvariant lescirconstances.Dansune relation triangulaire,chacunpeutexerceruncontrôledirect sur lesdeux autres, ce qui est nécessaire quand les circonstances varient. Les membres de ces réseauxs’attendent donc à devoir avoir à rendre compte aux autres de leurs comportements, et cela selon untempsderetourassezbref.Ilsdoiventdoncveilleràassurerrapidementlaréciprocitédescoopérations(ceseraitcependantuneillusionquedecroirequedanslesréseauxdeproximitéoncontrôletout :parexemple,dansdesgroupesrelativementcompactsdepêcheurs,onpeutobserverdessurexploitationsdesressources,quisontpourtantnocivespour leurcollectif ; ils’agitalorsd’effetscumulésquinesefontsentirqu’auniveaucollectifetquinesontpasperçusdanslesinteractionslocales).Dansunréseaupetitmonde,onvoitaussirevenirdel’information.Maisd’unepartcelaprendunpeuplusdetemps–mêmesile cheminement de cette information est bien plus court que les chemins les plus longs possibles duréseau–etsurtoutc’estmoinsfréquent,sibienque lapressionderéciprocitéestmoinsforte.D’autrepart, commeonne peut pas assurer un contrôle direct de l’interaction (sur 5 nœuds, on n’en contrôlequ’unoudeuxdirectement)lacoordinationsefaitviadesintermédiairesqu’onpeutsuspecter:onpeuttoujours soupçonner la personnequi occupeunnœudhub demanipuler les choses, et les autres sous-groupesd’avoirdesintérêtsdivergents,cequijustified’éventuellesdéfections.

Inversement, on a pumontrer (Van Segbroeck et al., 2011) que pour que la coopération puissesubsister dansun réseaude typepetitmonde, où elle estmise endanger par des exploiteurs et par legenrede soupçonque l’onvient d’évoquer, il suffit que les typesde liens sociauxpuissent être assezvariés, tout comme lesvitesses auxquellesonpeut changerde typede lien.Les coopérateurspourrontcoopéreravecdifférentesintensitésoufuirlesnon-coopérateurs.Lacoopérationn’estd’ailleursunenjeuque dans ces réseaux où tout lemonde n’est pas relié à tout lemonde, si bien qu’il y a une certaineincertitudesurcequiestounonpartagéparleursmembres.Laconjonctionentrecoopérationetstructuredite « petitmonde » (dont les liens sont plus inégalement répartis que dans les réseaux de proximité

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directe) exige alors de disposer demoyens de transférer les informations, comme les rumeurs ou lescommérages (Andras, 2011). Plus noblement, une société propose à sesmembres des représentationscommunes, qui font fonction de nœuds reliés à tous les acteurs. Mais chaque acteur peut avoir uneappréhension d’une telle représentation qui est un peu différente de celle des autres, si bien que l’onretrouveàunmoindredegrél’incertitudeetlevaguedescommérages.Quandlacoopérationsocialesepoursuitetquechacuns’attendtoutdemêmeàpouvoirsecoordonneraveclaplupartdesmembresdelasociété, c’estqueces représentations restent supposéescommunesmalgré le vaguequ’introduisent cesvariations.Lefaitquelesacteurssociauxdeviennentcapablesdes’imposerlacontraintedesurmontercevagueamènealorsà soupçonnerqu’ontémergédanscette sociétédesattentesnormatives,qui sont lesbasesdesnormessociales.Nousétudieronscetteémergenceauchapitresuivant.

1.Un exemplebien connu en théorie des jeux est le jeu dit de « la poulemouillée » (ChickenGame), où la coordination sur un équilibreimpliqueque l’undesdeux joueurs lancesonbolide,alorsque l’autre luidégage lavoie.Plusieurs interprétationsmilitairesenontété tiréessouslaforme,parexempledemodèlesd’attaqueséclairs(Brams,1990,2003).Onpeutégalementinterpréterdecettemanièreladissuasionnucléairebilatéralequiaprévaluduranttoutelapériodedelaguerrefroide(Schmidt,2001).

2.Ilestintéressantdenotertoutefoisquelespremièresexpériencesdethéoriesdesjeux,auxquellesparticipèrentnotammentNash,portaientsurdesjeuxcoopératifs.Ilestvraiquelecorpsentierdelathéorie,conçuparvonNeumann,relevaitalorsdesjeuxcoopératifs(Kalischetal.,1954).

3.CetteidéeaétédéveloppéeparGreenberg,quis’estefforcédeconstruire,sousformed’alternativeàlathéoriedesjeux,cequ’ilaappeléune « théorie des situations sociales ». Cette théorie s’efforce d’intégrer, dans le cadre élargi du formalisme des jeux, la description desenvironnementssociauxquicontribuentàmoduler l’interactiondes joueurs (Greenberg,1990).Maiscette tentativeest restée isoléedans lemondedesthéoriciensdesjeux.

4.Indépendammentdestravauxexpérimentauxetdesrecherchesneuroéconomiques,ilestintéressantdenoterquelesthéoriciensontdeleurcôtéconçudesmodèleslogiquesderéciprocitéséquentiellequiontaboutiàidentifierdenouveauxconceptsdesolution,commeparexemple,l’équilibreséquentielderéciprocité(DufwenbergetKirchsteiger,2004).

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PARTIE3

RÈGLESETNORMES

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CHAPITRE6

Règlesetconventions

Nousavonsdéjàvuquelaréférenceauxjeuxdesociétédanslathéoriedesjeuxn’estpaslerésultatd’une simplemétaphore. Ses pères fondateurs, Borel, vonNeumann etNash ont tous élaboré sur sesbasesplusieursmodèlesdejeuxdesociété,notammentdepoker 1.Orcequicaractériseunjeudesociétécesontsesrègles,aumoyendesquelleschaquejeusetrouvedéfini.Quefaut-ilentendreprécisémentparrèglesdujeu?Ils’agitd’unensemblecohérentetordonnéd’instructionsauxquelleslesjoueursdoiventse conformer au cours du déroulement du jeu. On peut ainsi considérer chaque jeu comme un « petitmonde»,ausenslogique,quisetrouverégiparuncodecomposédecetensemblederègles.Lesjoueursconstituent la population de ce « petitmonde ». Pour pouvoir jouer dans le petitmonde, les joueursconnaissentpréalablementsoncode,maiscen’estpas tout. Ilssavent,commenous l’avonsdéjàditauchapitre2,quelesautresjoueursleconnaissentégalementetquelesautressaventqu’ilsleconnaissent.Le code qui rassemble les règles d’un jeu représente, pour les joueurs, ce que Lewis, avant lesthéoriciens des jeux, a appelé une « connaissance commune » qui sert de fondement à sa théorie desconventions(Lewis,1969).

Nousavonseul’occasiondemontrerqu’enstrictelogique,uneconnaissancen’étaitcommunequ’auterme d’une opération d’itérations à l’infini (je sais que tu sais, que tu sais que je sais, etc.), dont laréalisation (« implementation ») dépasse les capacités cognitives des cerveaux humains. Si l’onconsidèredanscetteperspectiveleraisonnementstratégiquedesjoueursindividuels,ilestclairqueceluiquiestcapabledepousserplusloinquelesautresceprocessusd’itérationdisposed’unavantagesureux,par l’effet d’une asymétrie d’information dont il dispose alors. Ce n’est cependant pas ainsi que seprésente la propriété de connaissance commune lorsqu’elle s’applique à un code social, comme celuiforméparlesrèglesd’unjeu.Considérons,àtitred’exemple,lesrèglesducodedelaroute.Certainesrépondent à des normes d’organisation de la circulation (définition des priorités…), d’autres sont desimplesconventions(rouleràdroiteourouleràgauche…).Maistouslesautomobilistessontcenséslesconnaître et savoir que les autres automobilistes les connaissent également et qu’ils savent qu’ils les

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connaissent.Ilneserviraitàrienicidepousserplusloinlaprofondeurduraisonnementdechacundesautomobilistes,puisque,pardestination,laconnaissancedececodeavocationàêtreunsavoirpartagé,cequeleséconomistesnomment,dansleurjargon,un«bienpublicpur».Cetexemplepermetdemesurerla portée de cette distinction des niveaux de connaissance, selon que cette connaissance concerne uneinformation dont l’intérêt exclusif réside dans le fait d’être partagé, comme les règles d’un jeu et den’importequelcodesocial,ouuneinformationdontladétentionprésenteunintérêtprivé.

PORTÉEETLIMITESDELAMÉTAPHOREDESJEUXDESOCIÉTÉ

Les choses sont claires et bien tranchées dans les jeux de société. Les règles y représentent unensemble d’informations publiques explicites, dont la connaissance est commune à tous les joueurs.Chaque joueur peut évidemment utiliser les règles du jeu pour construire un raisonnement stratégiqueprivé, sur la base d’informations qu’il tire d’itérations de niveaux plus ou moins poussés. Mais latransposition n’est pas immédiate des jeux de société aux situations sociales, interprétées comme desjeux,paranalogieaveclessystèmesd’interactionsquienconstituentlestrames.S’ilestrelativementaisédetraiterunjeudesociétécommeunsystèmed’interactionssociales,l’inversen’estpasvrai.Lorsqu’ils’agit de situations sociales courantes qui ne sont pas codifiées, la référence aux règles doit plutôts’entendrecommeunemétaphore.Lesrèglesyfontfigured’instructionspartielleset lacunairesdont lestatut de connaissance commune relève davantage de l’interprétation implicite que de l’énonciationformelle.

Considérons,àtitred’exemple,unesituationdenégociation.Traduiteentermesdejeu,onpeutlareprésentersous la formed’unéchangealternédepropositionsetdecontre-propositionsentredeuxouplusieursparties.Quellessontprécisémentlesrèglesd’unteljeu?Laformulationséquentiellealternéedepropositions,autermedelaquellechaquejoueurénonceàsontourunepropositionetrépondparuneacceptation,ouun refus, à lapropositionénoncéepar l’autre, fournitdes informations suffisantespourdécrireunjeudenégociation.Maisellesneconstituentpas,àellesseules,lesrèglesdecejeu.Ainsi,parexemple, qu’est-ce qui détermine la fin de ce jeu si le nombre de ses séquences n’est pas fixé àl’avance?Unobservateurnaïfseraittentéderépondrequelejeus’arrêtedèsquelesdifférentespartiess’estiment satisfaites. Mais la satisfaction de chaque joueur n’appartient pas à la catégorie desinformationspubliques,connaissancecommune.C’est la raisonpour laquelle la satisfaction respectivedesjoueursnepeutêtreconsidéréecommeunerègledujeudenégociationqu’autermed’unraisonnementanalogiquedutype«lejeudenégociationsejouecommesilasatisfactionconjointedesjoueursfaisaitpartiedesesrègles».Àl’évidencecependant,cettesatisfactionestuneinformationprivéedétenueparchaquejoueurquipeutdifficilementêtreassimiléeàunbienpublic.Ilfaut,dèslors,déterminercommentcesinterprétationssubjectivesdelasituationformuléesparchaquejoueurpeuventêtretransforméesenunerègleobjectivedecaractèrepublicetconnaissablepartous.Laréponseproposéeparlathéoriedesjeux consiste à considérer que le concept de solution associé au jeu permet cette transformation. À

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l’équilibre, dans notre exemple, les satisfactions respectives éprouvées par tous les négociateurs sontrenduescompatibles.Lejeudespropositionsetcontre-propositionsn’adoncplusalorsderaisondeseprolonger. L’équilibre correspond ici à la solution du jeu. Peut-on, pour autant, en conclure que lasolutionainsidéfiniefaitpartiedesrèglesdujeudelanégociationausensoùnousl’entendons,aumêmetitrequel’ordreséquentieldespropositions?Rienn’estmoinssûr.

Plusieursobjectionspeuvent être avancées à l’encontrede cette présentation.Enpremier lieu, leconcept d’équilibre est un outil d’analyse construit par les théoriciens qui permet d’étudier lefonctionnement idéald’un jeudenégociation.Sa connaissance peut certes aider les joueurs,mais ellen’estpasnécessaireaudéroulementdujeu.Enoutre,ladétentiondesaconnaissanceparl’unoul’autredesjoueurs,voirepartous,negarantitnullementqu’ils’agissed’uneconnaissancequileurestcommune.En second lieu, l’équilibre constitue ici un concept de solution possible, mais d’autres concepts desolutionpeuventégalementêtreassociésaujeudenégociation,etlesthéoriciensdesjeuxnesesontpasprivés d’en proposer différents, même d’en inventer de nouveaux2. Dès lors, si la solution d’un jeuprenaitsaplacedansl’énoncédesesrègles,oubienunmêmejeupourraitavoirplusieursrègles,oubienilexisteraitautantdejeuxdenégociationquedeconceptsdesolutionsusceptiblesdeleurêtreassociés.Commentlesnégociateurspourraient-ilsalorssavoir,commelesjoueursd’unjeudesociété,dansqueljeuils jouent?Lesystèmederèglesainsiredéfiniserévèle,pourcesraisons,difficilementpraticabledanslesdeuxcas.Onnepeutdoncpasincorporerlasolution,entendueausenstechniquedelathéoriedesjeux,dansl’ensembledesrèglesd’unjeudenégociation.D’autresdifficultéssemanifestentlorsquelasituationdejeucontientplusieurséquilibresetdoncplusieurssolutions,oulorsquelesinformationsàla dispositiondes joueurs sont insuffisantes pour leur permettre d’y accéder.Lanature des problèmesposésauxjoueursdansdetellessituationsadéjàétéprésentéeetdéveloppéeauchapitre4,consacréeàlacoordination.

D’unautrecôté,cependant,detrèsnombreusesexpériencesontrévéléquelesindividus,lorsqu’ilsétaientplacésdansdessituationsd’interactionssocialesconstruitesenformede jeux,complétaient lessystèmes lacunaires de règles explicites associées à ces situations, par d’autres règles, plus oumoinsimplicites. Ilestapparu,aucoursdecesexpériences,quecertainesdeces règles tacitesou implicitespouvaientmêmecontredirelesrèglesquiauraientétédéduitesdeleurssolutionsthéoriquesensuivantladémarcheprécédemmentdécrite.Detellesrègles,aulieud’êtredonnéesaprioricommelesrèglesdesjeuxdesociété,sontmisesenœuvreparlessujets,aucoursdudéroulementdeleursinteractions.Ilresteàexpliquercommentellessontélaborées

L’objetdecechapitreestdecomprendreàquoicorrespondentexactementdetellesrèglespourlespersonnes qui se trouvent en situation d’interactions. Pour y parvenir, nous disposons, d’abord,d’informations sur les comportements qui ont pu être observés au cours de l’exécution de différentsprotocoles expérimentaux d’interactions, plus ou moins directement dérivés d’exemples tirés de lathéorie des jeux. Des informations complémentaires sur le fonctionnement cérébral des sujets sontfournies par les résultats d’investigations menées, selon diverses techniques d’imagerie, aujourd’huiassociéesàplusieursdecesexpériences.D’autresexpériencesontétéplus spécifiquementconçuesen

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vue de tester, au regard des circuits neuronaux activés et désactivés, la pertinence des hypothèsesavancées pour expliquer le contenu de ces règles. Mais le traitement de ces données très disparatessoulèvede sérieuxproblèmesméthodologiques, laissant encore souvent le champàdes interprétationscontradictoires.C’estàdémêlercetécheveaucomplexe,pourdégagerleslignesdeforcequicommencentàs’imposer,ques’attachecechapitre.Ildébouchesurlamiseenévidencedeprocessusdynamiquesquiengendrentetrenforcentdesstandardsdecomportementsociaux.

DESSANCTIONSAUXRÈGLES:LAPUNITIONCOMMERÉVÉLATEURDERÈGLESSOCIALESIMPLICITES

Partis de l’hypothèse quebeaucoupdes règles des jeux sociauxpouvaient s’entendre commedesconventionspartiellementimplicitespartagéesparsesacteurs,lapremièredémarchedeschercheursdanscedomaineaconsistéàs’efforcerderelierlescomportementsobservésdanscessituationsàdesrèglessupposéescorrespondreàcesconventions.Pouryparvenir,ilsontsouventutiliséuneapprochefamilièreauxéconomistesdeladécisionetimaginéedepuislongtempsparPaulSamuelson,sousl’appellationde«théoriedespréférencesrévélées»(Samuelson,1947,1948).Commesonnoml’indique,cetteapprocherepose sur l’hypothèse que, par leurs choix, les consommateurs et, plus généralement, les agents,économiques révèlent leurs préférences 3. De même que les préférences individuelles, les règlesimplicites, qui sont supposées guider les acteurs sociaux dans ces situations d’interactions, ne sont nidirectementobservables,nimêmefacilementrepérablesempiriquement. Ilconvientdoncde trouverunstratagème pour permettre leur révélation. Pour y parvenir, l’un desmoyens est de supposer que cesrèglespeuventêtrerévéléesparlessanctionsappliquéesparlesjoueurseux-mêmesauxautresjoueurs,lorsque ces règles hypothétiques ne sont pas respectées. Les règles se caractérisent par leur portéenormative.Àtouterègle,doit,eneffet,êtreassociée,uneobligation,uneinterdiction,ouunepermissionde faire. Le non-respect de ces injonctions expose donc à des sanctions. C’est dans cette perspectivequ’onpeutinterpréterleconcept,àpremièrevuedéroutant,de«punitionaltruiste»imaginéparplusieurschercheursenneurosciences,envue,notamment,d’induiredescomportementsindividuelsobservés,lesrèglessocialesimplicitesquilesinspirent.

Pourillustrercettedémarcheleplussimpleestdepartirdujeudel’ultimatum.Lejeudel’ultimatumreprésente un exemple de jeu où les règles procédurales sont incomplètes, même en y incluant lesspécificationsnormativesdel’équilibredeNash,commesonttentésdelefairelesthéoriciensdesjeux.L’enjeu y consiste précisément à trouver une règle de partage acceptée par les deux joueurs.Dans lalogique de la rationalité nashienne, toutes les règles de partage proposées par le joueur qui joue enpremier sont acceptables par celui qui joue en second, dès lors qu’elles lui assurent un gain, fût-ilminime.Ilestpeuprobable,enrevanche,qu’elleslesatisfassenttoutes.Pours’entendresurunpartage,lesdeuxjoueursdujeudel’ultimatumdoiventdoncseréféreràunenormecommune,quinefigurepasdanssesrèglesdujeu.Unedifficultéseprésentecependantici,dufaitprécisémentdesrèglesdecejeu.

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Lejoueurquijoueenpremierdispose,eneffet,duprivilègedeproposerlestermesdecepartage,danslecadred’unenégociationasymétriquequiprend la formed’unultimatum.S’il refuse la règledepartageproposéeparlepremierjoueur,lesecondjoueur,enlesanctionnant,s’infligeàlui-mêmeunepunition,puisque la somme initialementmise à la disposition des deux joueurs leur sera retirée, au terme desrèglesformellesdecejeu.Onpeutl’interpréter,dèslors,commeuncoûtéconomiquedecettepunitionqui serait supporté par le punisseur. Si l’on entend par « altruiste » en un sens large, toute règle departage qui prend équitablement en compte l’intérêt de l’autre, le rejet d’une proposition de partageinéquitablepeutsecomprendrecommel’expressiond’unepunitionaltruiste.Cerejetpunirait,eneffet,l’auteurdecetteproposition,aunomd’unprincipealtruistequecedernieravioléparsoncomportement,etils’accompagneraitd’uncoûtmatérielpourceluiquiledécide.Ilpuniraitdonc,endéfinitive,lesdeuxjoueurs dans un dessein altruiste de portée sociale. Contrairement, par conséquent, à l’interprétationétroitelaplusgénéralementretenueparlesthéoriciensdesjeux,l’absenced’unpartagetropinégalitaire,le plus souvent observé au cours du déroulement de ce jeu, ne contredit pas la recommandation del’équilibredeNash;ilrévèled’abordsoninsuffisance.Ilsuggère,ensuite,l’existenced’uneréférenceàunerèglesupplémentairequiseraitimplicitementacceptéepareuxdeux.Lefaitque,dansunemajoritédescas,onobserveque lapropositiondupremier joueurne s’éloigneguèredecette règle corrobore,d’unecertainemanière,cettehypothèse.C’estparcequ’ilanticipeunrefusde lapartde l’autre joueurdanslecasoùsaproposition,pourtantlégitimeenréférenceàlarationaliténashienne,seraitjugéeparluiinéquitableparrapportàcettenormeimplicited’équité,qu’ilproposeunpartagequ’ilpenseacceptablepourlesdeux4.

LEPARADIGMEDELAPUNITIONALTRUISTEETSESAMBIGUÏTÉS

Cen’estpas,cependant,surlabasedelaversionclassiquedujeudel’ultimatumqueleconceptdepunitionaltruisteaétéintroduitexpérimentalementdanslecorpusdesneurosciences.Pourenpréciserlasignature neuronale, l’équipe de De Quervain a conçu un protocole de jeu différent, un peu pluscompliqué (DeQuervain et al., 2004). Il s’agit d’un jeu séquentiel à deux joueurs, proche du jeu del’investissement (cf. chapitre 5). Son déroulement dépend de la confiance respective que s’accordechaquejoueur.Lesdeuxjoueursreçoiventchacun,audépart,unesommede10unités.Celuiquijoueenpremierpeutsoitgarderpourluicettesomme,soitlaconfieraujoueurquijoueraensecond.Cedernierverra alors quadrupler sonmontant. Il disposera donc de 40 u + 10 u. Il peut, à son tour, dans cettesecondeséquence,soitgarderlatotalitépourlui,soitlapartager,enpartségales,aveclepremierjoueur.Troisissuesdujeusontdoncpossibles:1)lepremierjoueurgardeses10u,lesdeuxjoueursgagnentalorschacun10u.2) lepremier joueurconfie ses10uausecond joueurquigarde le toutpour lui, ilgagnealors40u+10u=50uet lesecondjoueurperd10u.3) lepremier joueurconfieses10uausecondjoueurquipartagelesgainsdemanièreégale,chacundesjoueursgagnealors25u.Contrairementau jeu de l’ultimatum, les règles du jeu sont ici complètes, puisque la formule de partage se trouve

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incorporée dans ses règles. Ce jeu ne possède qu’une seule solution, qui correspond à son uniqueéquilibredeNash.L’issuelaplusavantageusepourlejoueurquijoueensecondestévidemmentcelleoùlepremierjoueurluiaconfiésadotationinitiale,cequiluipermetderéaliserungainmaximal.Elleestaussilaplusdésavantageusepourceluiquijoueenpremier,quiperdalorslemontantdecettedotationinitiale.Anticipantcetteissue,lejoueurquijoueenpremiergarderadoncpourluilasommemiseàsadisposition au début du jeu. On se trouve ainsi ramené à la situation bien connue du dilemme duprisonnier,àl’originedenombreuxparadoxesrésultantdel’opérationlogiquedited’inductionàrebours(Backwardinduction),courammentutiliséeenthéoriedesjeux5.

Dansl’expérienceconduiteparDeQuervainetsonéquipe,unseuldessujetsplacésdanslerôledujoueurenpremieragardépourluilamise,etmisainsifinaujeu,dèssapremièreséquence,aucoursdes7essais.Presquepersonnen’adoncsuivilaprocédurementaled’inductionàrebourspréconiséeparlathéoriedes jeux.Quant aux sujets placésdans le rôledu joueur en second, seuls4 sur7ont, en toutelogique,gardépoureuxlasommedontilsdisposaient.Rappelonsqu’aucunerègleformelle,danscejeu,nesanctionnelesjoueursensecondquiadoptentuncomportementégoïsteaudétrimentdesautres.Lefaitqu’unetrèslargemajoritédessujetsplacésdanslasituationdujoueurenpremieraientcependantchoisideconfierà l’autre joueur la sommemiseà leurdispositionaudépart laisseàpenserqu’ilscroyaientplutôtquecedernierchoisiraitdepartagerlesgainsainsiobtenusautermedelaprocéduredujeu.Onpeut dès lors se demander sur quoi peut s’appuyer cette croyance, si ce n’est sur la conviction departager,aveclesautresjoueurs,uneréférencecommuneàunerègleinformelleconcernantuneallocationéquitabledesgainsréalisables.Unetellerègle,nonseulement,n’appartientpasauxrèglesformellesdece jeu,mais elle s’opposemême, ici, comme on l’a vu, aux recommandations tirées des implicationslogiquesdesasolution.Iln’estguèresurprenant,danscesconditions,quelesjoueurs,lorsqu’ilsontétévictimesdeleurconfiancedanscetterègledepartageéquitable,désirentinfligerunepunitionauxautresjoueursquil’ontviolée.

L’objetdecetteexpériencen’estpasdemettreenévidenceunerègleimplicitedepartagequiseraitrévéléeparlasanctiondesjoueursàsonmanquement,puisquecetterèglefaitpartiedesoptionsoffertesauxjoueursets’inscrit,decefait,danslesrèglesdecejeu.Lesauteursdecetteexpérienceontd’abordvoulusavoir,silesjoueurs,placésdanscettesituation,préféraientgagnerdavantage,enfaisantconfianceauxautres,ous’assurerungainpersonnelmoindresansprendrederisque.Maisilsontsurtoutcherchéàétudier les ressorts du mécanisme mental, qui poussaient les joueurs à punir les autres joueurs qui,abusant de leur confiance, s’étaient approprié la totalité des gains, même si une telle punition devaits’accompagner,poureux,d’uncoût.

C’estlaraisonpourlaquellecesontlessujetsquiavaientchoisideconfierleurdotationinitialeausecondjoueurquiontainsiétéretenuspourlasuitedel’expérience.Iln’estpassurprenant,nonplus,ici,qu’ilssesoienttousprononcésenfaveurd’unepunitionsanctionnantlessujetsqui,danslerôledujoueurensecond,avaientgardépoureuxlatotalitédugainainsiobtenu.Ilseraittoutefoisintéressantdesavoirquelauraitétéleurproprecomportements’ilsavaienteux-mêmesétéplacésdanslapositiondejouerensecond.

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Maislebutprincipaldecetteexpérienceétantd’explorerlesbasesneuronalesquipoussent,enlacirconstance,lessujetsàpunir,troisniveauxdepunitionontétéintroduitsdanscejeu:a)unesanctionsymbolique, sans coût ; b) une sanction pénalisant seulement l’auteur du comportement jugérépréhensible,sanscoûtpourceluiquipunit;c)unesanctionpénalisantl’auteurducomportementjugérépréhensible, avec un coût pour celui qui punit. À ces trois niveaux de punition a été ajoutée unecatégoriesupplémentaire:d)correspondantàlasanctionpénalisantlecomportementjugérépréhensibled’un sujet tiré, cette fois, au hasard. Seule la sanction de niveau c) traduit, selon cette typologie, unepunitionaltruiste,ausensdeladéfinitionparticulièrequ’enontdonnéelesauteursdecetteexpérience,puisque,d’unecertainemanière,toutescespunitionspeuventêtreconsidéréescommealtruistes.

C’estenrecourantàlatechniquedel’imageriecérébralequ’ilsontmené,ensuite,leurinvestigationdu fonctionnement cérébral qui guide ces comportements de punition et, en particulier, celui quicorrespondàlapunitionaltruisteselonleurdéfinition.Quellequesoitlapunitionretenue,ilsontobservéqu’elleactivetoujours,chezlessujets,desrégionscérébralesdunoyaucaudéassociéesàlarécompense(striatumdorsal,notamment).Cetteactivationestcependantplusnette,lorsquelapunitionesteffectiveetpasseulementsymbolique(b),etelles’accroîtencorelorsquelapunitions’accompagned’uncoûtpourcelui qui punit (c). Dans ce dernier cas, différentes zones supplémentaires du cortex préfrontal et ducortex orbitofrontal, respectivement allouées au raisonnement et aux relations entre l’émotion et lacognition, se trouvent également activées. On retrouve encore des activations liées au réseau de larécompenselorsquelapunitionviselecomportementd’unsujettiréauhasard(d),maiscesactivationssontalorstrèsatténuées.Lessujetssont,dureste,beaucoupmoinsnombreuxàvouloirlepunir.

PourDeQuervainetsonéquipe,ladécisiondepunir,danscesdifférentesvariantes,seraitd’abordmuepar l’attented’unplaisir, celui éprouvépar lepunisseur lorsque lespersonnesvisées se trouventsanctionnées.À travers lapersonnevisée,c’est la sanctiondeson intentionsupposéequi sembleraitàl’origine de ce plaisir, puisque le mécanisme neuronal qui active le circuit de la récompense estbeaucoupmoinsmarquédanslecasdelapunitionsymbolique.Enrevanche,l’attented’unerécompense,génératricedecettejouissancechezlesujet,grandit,paradoxalement,lorsquelapunitionauncoûtpourle punisseur. On sait, en effet, que le circuit de la récompense se traduit par une stimulation de lajouissance provoquée par un plaisir attendu.Cette jouissance serait plus intense dans cette hypothèse,parce qu’elle doit, alors, vaincre des résistances opposées par le raisonnement (cortex préfrontalventromédian),etpard’autresémotionsquiluisontassociées(cortexorbitofrontal).DeQuervainentirelaconclusionquecettepunition,lorsqu’elles’accompagned’uncoûtpourlepunisseurserait«altruiste»,en un sens biologique (accepter de perdre personnellement un peu pour renforcer une norme socialeprofitableàtous),différentdesonacceptionpsychologiquecourante(DeQuervainetal.,2004).D’autresinterprétationsont,dureste,étéproposéespourenrendrecompte.

L’undesméritesde cette expérience estd’avoirmis en évidence, à travers le cas singulierpourl’économiste de cette « punition altruiste », un système neurobiologique visant la protection et lerenforcementde règlessociales implicites,dont laportéepourraitêtrebienplus large.Ladécisiondepuniryrésulte,commeonl’avu,d’unarbitragedetypecoût-avantage.Lechoixdelapunitionentraînele

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déclenchementducircuitde la récompensequise trouve,en lacirconstance, suractivépar lesacrificeindividuelqu’elle implique.Leplaisirainsiattenduquiserait tirédecettepunition l’emporterait,danscettehypothèse,surl’intérêtindividuelbiencompris.

Uneinterprétationneurobiologique,voiregénétiquedecette«punitionaltruiste»aété,commeonl’adit,proposéesurlabasedececonstat.Lajouissanceindividuelleéprouvée,enlacirconstance,parlepunisseurpourraits’entendrecommeunesortederusedelagénétique,qui,enassurantdecettemanièrele respect de règles sociales informelles, permettrait à l’espèce humaine de semaintenir etmême deprospérer.Sans trancher sur lapertinencedecette interprétation,onobserveraqu’elle laisseplusieursquestionsensuspens.Cettesuractivationducircuitdelarécompense,observéeenlacirconstance,est-elleprovoquéeparlaseulesouffrancequiaccompagnelapunition,ouparlavalorisationqu’elleimprimeà sa portée ? Existe-t-il un lien direct entre ces deux facteurs d’explication et, si oui, comment semanifeste-t-il?

L’exemple de la punition altruiste a permis de mettre en évidence les racines neuronales d’unmécanismedesocialisation,parl’intermédiairedecettepunitionquisanctionnelenon-respectderèglescomportementales implicites. Le rôle joué par ce mécanisme dans des situations diverses et sesnombreuses implications l’ont transformé aujourd’hui en une sorte de nouveau paradigme pour lesneurosciencessociales.Pourautant,lecontexteexpérimentalspécifiquedanslequelilaétéinitialementrepéré et l’interprétation particulière qui a été proposée de ses résultats rendent les comparaisonsdifficiles avec les résultats obtenus dans d’autres expériences ultérieures qui visaient souvent un butdifférent, à partir de protocoles expérimentaux distincts.On observera, tout demême, à ce sujet, quepresquetoutescesexpériencesontétéplusoumoinsdirectementdérivéesduschémad’unjeudepartage,dontlejeul’ultimatumetlejeududictateursontlesversionslesplusconnues.

Si l’on entend maintenant la punition altruiste dans une acception plus large, qui recouvre toutcomportementvisantàsanctionner,auxfraiséventuelsdupunisseur,laviolationderèglesimplicitesseréférant à des normes sociales, trois composantes différentes doivent être distinguées : la punition, larèglesanctionnée,et la (les)personne(s)visée(s)par lasanction.Pour chacuned’entre elles, il existeplusieursvariantes.Lapunition elle-mêmeestmise enœuvrepar l’undes joueurs.Elle sanctionneuncomportementquinerespecteraitpasunerègle implicite ;maiscettepunitionpeutêtresymbolique,oueffective,etentraîneruncoûtmatériel,ouseulementmoral,pourlepunisseur.Larègleimpliciteviolée,qui fait l’objetde la sanction,porte,dansunemajoritédecesexpériences, surunpartage ;maiscetterègle implicite de partage peut renvoyer à une norme égalitaire abstraite, ou correspondre, plusconcrètement,à l’attented’uneréciprocitédans lescomportements.Quantàsonnon-respect, ilpeut semanifestersouslaformed’unepropositionjugéeinéquitable,commecelledujoueurenpremierdanslejeu de l’ultimatum, ou, plus directement, par le refus de partager, comme dans l’expérience de DeQuervain.Lapersonneviséepar lasanctionestcellequiaviolécette règle implicite.Cepeutêtreunautrejoueurdontlecomportementlèsepersonnellementlepunisseur,commelejoueurenpremierdujeudel’ultimatumlorsqu’ilproposeuneoffredepartageinégalitaire.Cepeutêtre,également,unjoueurtiréau hasard et donc anonyme pour le punisseur, aumême titre qu’un ordinateur. Ce peut être, enfin, le

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joueurd’unautre jeusocial,dont lepunisseurobserveraitdirectement lecomportement inéquitable,oumême, seulement, en serait informé. D’autres extensions, plus éloignées du paradigme de la punitionaltruiste, ont également été explorées en isolant, pour l’étudier, un seul de ces paramètres, comme ladécisiondepuniroulanormed’équité.

C’est à partir de cette catégorisation des divers paramètres qui interviennent dans la punitionaltruiste,etentenantcomptedesdifférentesinterprétationsretenuesparlesauteursdecesexpériences,que l’on se propose maintenant de formuler quelques hypothèses sur le statut de ces règles socialesimplicites auxquelles semblent renvoyer les comportements de punition qui ont été observés dans dessituationsexpérimentales,nécessairementsingulières.Pouryparvenir,nousdistingueronssuccessivementles informations recueillies sur les normes auxquelles peuvent se rattacher ces règles, puis sur lespersonnesviséesparlespunitionsquisanctionnentlenon-respectdecesrègles.

RÈGLESDEPARTAGE:NORMEÉGALITAIREET/OUSIMPLEPRINCIPEDERÉCIPROCITÉ?

Lesdifférentsjeuxdepartage,dontl’archétypeestlejeudel’ultimatum,ont,leplussouvent,servide cadre pour mettre en évidence ces règles sociales implicites. Or ces jeux font intervenir deuxconsidérationsdifférentes,maisétroitementimbriquées,danslesdécisionsquiontétéobservéeschezlesjoueurs:d’unepart,uneréférenceabstraiteàunenormedepartageégalitaire,outoutaumoinséquitable,d’autrepart,uneattenteconcrètedelapartdusujetd’unecertaineréciprocitédanslecomportementdel’autreaveclequelilinteragitdanslecadredujeu.Onformeintuitivementl’hypothèsequecettenormeest l’objet d’une croyance des joueurs que chacun pense partager avec les autres joueurs ; équité etréciprocitésetrouventalorsintimementliées,d’oùladifficultédedistinguerentrecesdeuxancrages.Ilenrésultenotammentque,silecomportementd’unjoueurconduitàunpartageinéquitable,lejoueur,quienestvictime,setrouve,enquelquesorte,doublementlésé.Ilsouffre,aupremierdegré,delaperte,ouplutôtdumanqueàgagner,quienrésultepourlui,etilendure,auseconddegré,lapeinedes’êtretrompésurcettenormequ’ilcroyaitpartageraveccetautrejoueur.Cettedualitécompliquel’interprétationdesaréactionquise traduitparun rejet,voireparunepunition, très largementobservéchez les joueursquisont victimes d’un partage inégal. D’un côté, en effet, leur décision sanctionne directement ouindirectementlemanquementàunerègledérivéedecettenorme,mais,d’unautrecôté,ellevisel’auteurdecemanquementsurlabased’unprincipesimplederéciprocité,àl’œuvre,parexemple,danslaloidutalion. Dans le cas de la première motivation, la punition ne s’accompagne pas nécessairementd’animositéparticulièreàl’encontredeceuxqui,parleurcomportement,ontenfreintcettenormesocialede partage égalitaire ; dans le second cas il pourrait s’agir d’une simple vengeance, partiellementindépendante de cette norme. Les chercheurs se sont donc efforcés de disjoindre ces deux possiblesmotivations.

Il apparaît cependant très difficile, en restant à un niveau strictement comportemental, dedésenclavercesdeuxcomposantesdelamotivationàpunir,danslesdiversessituationsdepartageinégal

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fourniesparlesjeuxexpérimentaux.Siellesinterviennentleplussouventensymbioseenseconfortantmutuellement, il reste probable que chacune puisse être associée à une activation cérébrale, aumoinspartiellement,différente.C’estl’hypothèseformuléeparunemajoritédechercheursenneurosciencesquiaconduitrécemmentplusieurséquipesàs’efforcerd’identifiercesdifférencesauniveauneuronal.Cettedémarcheparaît iciparticulièrement féconde,dans lamesureoù,à l’exceptionde témoignages tirésdel’introspection,lesmatériauxfournisparlessciencesducerveausontpratiquementlesseulsdontonpeutdisposerpouréclairerlesquestionsposéesparladistinctionentrecesdeuxcomposantesdesréactionsobservablesfaceàdespartagesinéquitables.

Pouréliminertoutfacteurdevengeanceetlaréférenceàunsimpleprincipederéciprocité,afindedéterminersil’acceptiond’uncoûtpersonnelpouvaits’expliquerparlasimplevolontédefaireprévaloirunerègledepartageéquitable,uneéquipedechercheursaprocédéàuneexpériencedifférente.Plusieursdistributions de revenu entre les joueurs d’un groupe leur étaient proposées au hasard et il leur étaitensuite demandé s’ils étaient disposés à payer pour rétablir une distribution plus équitable. Nonseulementunelargemajoritédesjoueurss’estrévéléeprêteàaccepterdepayerpourobtenirunpartagepluséquitable,maiscesontceuxquisemontrèrentleplussensiblesàcetteinégalité,quidansunautrejeu,prochedeceluide lapunitionaltruiste, ont également acceptédepunir, à leurs frais, ceuxquinerespectaientpasceprinciped’équité.D’unecertainemanièredurestel’idéed’unsacrificealtruiste,aunomd’unprincipeoud’unerègle,mêmesiellenese traduisaitpas icipar ladécisiond’unesanction,étaitcependantprésentedanscetteexpérience(Dawesetal.,2012).

Lefaitquecettedistribution,déterminéeparl’ordinateur,était,danscetteexpérience,indépendantede toute volonté humaine a permis ainsi d’isoler la référence à une norme d’équité dans les choixobservés en faveur d’une redistribution plus égalitaire,même lorsque de tels choix s’accompagnaientd’uncoûtpersonnelpourlesintéressés.Conformémentauxexpériencesantérieures,plusieursrégionsducerveau ont été activées à cette occasion, en particulier celles du cortex préfrontal dorsolatéral etventromédiand’unepart,etcelleducortexorbitofrontal,d’autrepart.Enoutre, lapartieantérieureducortexinsulaires’estégalementrévéléeactivée.Lerôlejouéparcetterégioncérébraledanslesrelationsdesindividusavecautrui,enparticulierentermesd’équitésocialesembledéterminantàl’issuedecetteexpérience. Cette partie du cortex insulaire est, en effet, la seule à avoir été activée aux différentesséquencesde l’expérience, lorsde la transformationde ladistribution initiale enunedistributionpluségalitaire(Dawesetal.,2012).Elleestégalementlaseuleàavoirétéactivéedanstouteslesexpériencesconnuescorrespondantauxdifférentesversionsdepartageinégal,tiréesdujeudel’ultimatumetdujeududictateur. Cette zone du cerveau est aujourd’hui considérée au centre d’un système qui régulerait lesdifférentes manifestations attribuées à une sorte d’empathie sociale. Cette norme égalitaire d’équitépourraitdonctrouversonoriginedansunmécanismecérébrald’émotionempathiqueàl’endroitd’autruideportéetrèsgénérale.Elleconstitueraitalorsl’undesfacteursdéterminantsdeladécisiondepunirlescomportementsquis’éloignentdecettenorme,mêmeetpeut-êtresurtout,lorsqu’elles’accompagned’uncoûtéconomiquepourlepunisseur.

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Cette hypothèse, fondée sur l’observation de régions cérébrales sélectivement activées, peut êtrerapprochéed’autresrésultatsobtenusdansdes travauxdifférentsmaiscomplémentaires,portantsur lesrelationsentrelesréactionsdessujetslorsqu’ilssontconfrontésàdespartagesinégaux,etleniveaudeleurtauxdesérotonine.Lasérotonine,commeonl’adéjàsignalé,estunneurotransmetteurchimiquequiagitsurlarégulationdecertainesémotionsetdescomportementsqu’ellesentraînentchezlessujets,enraison, précisément, du rôle de modulateur qu’elle exerce sur les aires cérébrales qui ont étémentionnées. L’action de la sérotonine se manifesterait ainsi déterminante, à l’intersection entrel’aversion (ressentie) et l’inhibition (déclenchée). Certains chercheurs soupçonnent l’existence d’unsystème de régulation sérotoninergique, comme il existe un système dopaminergique, qui déclenche lecircuitdelarécompense,aujourd’huibienconnu.Lefonctionnementd’untelsystèmedemodulationparla sérotonine pourrait éclairer nos rapports sociaux et plus particulièrement nos réactions face auxinégalitésetàl’iniquité(Crockett,2012).Ladifficultérencontréepouridentifiersonfonctionnementtientaux relations apparemment contradictoiresquiont étéobservées entre lesniveauxde sérotonineet lescomportements des sujets, devant des situations équitables et inéquitables résultant notamment d’unpartage.Onobserve,eneffet,d’uncôté,unebaisseduniveaudelasérotoninechezlessujetsquirefusentunpartage inégaldans le jeude l’ultimatumàuncoup,etplusencorechez lespunisseurs lorsque leurpunition s’accompagned’uncoûtpersonnel.D’unautrecôté, il apparaîtque toutes lespropositionsdepartageéquitables’accompagnent,aucontraire,d’uneaugmentationdutauxdesérotonine(Crockettetal.,2010).Crockettproposeuneexplicationassezconvaincantedurôlepro-socialdelasérotoninedanslesdeuxcas.L’activationde la sérotoninestimuleune relationémotionnelled’empathie positivevis-à-visd’autrui, visant notamment à éviter tout ce qui pourrait entacher cette relation et, en particulier lescomportementsinéquitables.Danslecasdelapunitionaltruiste,ladésactivationdelasérotoninepermetd’inhibercetteémotionimmédiate,envueprécisémentdepermettredefaireprévaloirunerèglesocialed’équitégarantissantlacoopérationentrelesindividus.Cettehypothèsesetrouveindirectementvalidéepar la corrélation inverse observée entre la variation du taux de sérotonine et la réciprocité, suivantqu’ellerésulted’une«réciprocationpositive»oud’une«réciprocationnégative»,commelesont lespropositionsdepartageinéquitables(SiegeletCrockett,2013).Lasérotonineseraitdoncunmodulateurdescomportementssociauxenfonctiondesdifférentsenvironnements.Principesderéciprocitéetnormeségalitairespourraient,enfindecompte,dépendred’unmêmesystème,dontl’origineestpeut-êtred’ordregénétique.Maislesconditionsprécisesdesonfonctionnementsontencoremalconnues.

On sait, en outre, que ce système sérotoninergique n’est pas sans lien avec le systèmedopaminergique.Oronavuquel’activationducircuitdelarécompenseétaitégalementl’undesressortsde la punition altruiste. Il n’est pas surprenant, dans ces conditions, que les sujets les plus prompts àsanctionnerà leurs fraisceuxquinerespectentpas lanormed’équitésoientprécisémentceuxquisontpersonnellement les plus attachés à cette norme, quelle que soit l’interprétation associée à cetattachement. On peut ainsi conjecturer que la punition altruiste fait intervenir simultanément uneintensificationdusystèmedopaminergiqueetuneréductiondusystèmesérotoninergique.

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Lamanière dont fonctionne cette référence à une norme égalitaire implicite n’est pas, comme lesuggèrentlestravauxmentionnés,indépendantedescirconstancesdanslesquellesellesemanifeste.C’estainsiquedeseffetsdecontexteontétémisenévidence,enpartantderéponsesobservéesdansunjeudel’ultimatum,oùlesprocéduresontétémodifiées,demanièreàpermettreauxjoueursdescomparaisonsentre l’offre qui leur était proposée et des offres alternatives (Radke et al., 2012). Par ailleurs, laréférence à cettenormen’exclutpas, bien au contraire, l’anticipationpar le sujet du comportementdel’autreaveclequelilsetrouveeninteraction.Plusieursexpériencesontainsimontréquelaréactionàunerègledepartageproposéepar le joueurenpremier,dans le jeude l’ultimatum,variait en fonctiondesdonnéesmisesàladispositiondujoueurensecond,luipermettant,decefait,deformuleruneanticipationsurcetteoffre.Ainsiuneoffreantérieuretrèsbasseluiferaaccepterplusfacilementuneoffre,pourtantencore bien inégalitaire (Sanfey, 2009). On ne peut pas invoquer pour l’expliquer une forme deréciprocité,puisquelejoueurajustesonexigenceàcequ’ilconnaîtducomportementdesonpartenaire,alorsmême que ce dernier s’estmontré antérieurement peu soucieux d’équité. Cettemodulation de lanorme sociale de référence, en fonction de l’anticipation circonstancielle du sujet, s’accompagne del’activationd’unréseauneuronalclairementidentifié,celuiorganiséautourducortexcingulaireantérieur(ACC). Ce réseau est, comme on l’a vu, associé au traitement de situations incertaines, voireconflictuelles,enraisonderéférencescontradictoires.Orcetterégioncérébraleestprécisémentlaseuleàsetrouveractivée, lorsquelaperceptiond’uneviolationdelanormesocialedupartageégalitairesejuxtaposeàdesinformationscapablesdenourrircetteanticipation(ChangetSanfey,2011).Toutportedonc à penser qu’il s’agit d’unmécanismed’adaptationde cette norme sociale auxdonnées factuellesdontdisposelesujetpourlamettreenœuvredanslasituationspécifiqued’interactionoùilsetrouve.Onpeut,pourcetteraison,lerapprocherd’autresmécanismesderégulationbayésiennequiontétéidentifiésà l’occasion de comportements faisant intervenir d’autres fonctions cérébrales. Un tel mécanismecontribue icià renforcer lesrèglesdérivéesdecettenormesocialed’équité.Ellepourraitmêmeavoirfacilitéleurémergence.

PUNIRL’AUTRE:LEPARTENAIRE/ADVERSAIREDIRECTET/OUUNETIERCEPERSONNE?

S’il semble établi que la punition altruiste sanctionne lemanquement à une règle fondée sur unenorme implicite, cette punition constitue également une action intentionnelle prise par le décideur àl’encontre d’une autre personne. Dans les exemples précédemment analysés, cette décision de punir,lorsqu’ellesemanifestait,émanaitd’unjoueuretvisaitunautrejoueur,danslecadred’uneinteractionrégie par les règles formelles d’un jeu. Elle était qualifiée d’altruiste dès qu’elle entraînait unepénalisation, directe ou indirecte, pour le punisseur.Une règle, toutefois, et plus encore la norme quil’inspire,sedoitd’avoiruneportéegénérale.Cetattributdesrèglesdevraitdoncconduirelesindividusquis’yréférentàsanctionnertouteslespersonnesquilesviolent.C’estlaraisonpourlaquellelechampd’applicationde lapunitionne se limitepasauxseulespersonnesdont lecomportementadirectement

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lésé ceux qui l’actionnent.Afin de savoir si tel est le cas pour les punitions sanctionnant cette normed’équitédupartage,mêmelorsqu’elless’accompagnentd’uncoûtpourlepunisseur(casdeladéfinitionétroite de la punition altruiste), les chercheurs ont conçu différents dispositifs expérimentaux, grâceauxquelsilsontobservési,etdansquellesconditions,cettedécisiondepunirceuxquinerespectentpaslesrèglesimplicitesquiontétémisesenévidenceétaitégalementpriseàl’encontredetiercespersonnes,extérieuresàl’interactiondirectequicaractériseledéroulementdujeu.

UneéquipeautourdeStrobelaainsifaitréagirdessujetsenlesconfrontantsuccessivementàdespartagesinégauxdansdeuxsituationsdifférentes.Danslapremièresituation,lesujetestpartieprenante,etdoncpersonnellementvictimedecetteinégalité.Danslasecondesituation,ilobservecepartageinégalentre deux acteurs qu’il ne connaît pas. La victime de ce partage lui est donc, cette fois, extérieure(Strobeletal.,2011).Lesrésultatsexpérimentauxontmontréquel’échelledespunitionsdécidéesdanslesdeuxsituationsétaitpeudifférente,à l’exception,contre-intuitive,d’unpartage18/2,pourlequel lapunitiondécidéeestapparuesensiblementplussévère,danslasecondesituation.

Les informations sur le fonctionnement cérébral qui ont ainsi été recueillies par IRM sont plusprécieuses.Lesmêmesrégionsontétéactivéesdanslesdeuxsituations,avec,seulement,uneintensitéunpeu plus faible, lorsqu’il s’agissait de sanctionner des partages inéquitables concernant une personneétrangère, dans la seconde situation. Plus précisément, et comme attendu, le circuit de la récompense,associéàlapunitionaltruiste,estapparuplusfortementactivédanslecasd’unepunitionsanctionnantunpartageinégaldontlesujetétaitpersonnellementvictime.Enrevanche,lesrégionssollicitéesducortexpréfrontal droit et de l’ACC ont été activées avec une intensité tout à fait comparable dans les deuxsituations.Cettedernièreconstatationestd’autantplusintéressantequecesontceszonesducerveauquiavaientétéactivéesavecuneplus forte intensitédans l’hypothèsede lapunitionaltruiste, telle qu’elleavaitétémiseenévidencedansl’expérienceoriginelledeDeQuervain.Lajouissanceimmédiate,tiréede lapunition altruiste, est doncpeut-êtreunpeumoins intensedans le casoù elle viseunepersonneétrangère,maissesressortsneuronauxapparaissentidentiquesdanslesdeuxcas.

Sicesrésultatssontconfirmés,onpourraitêtreenprésenced’unsystèmeneuronaldesanctiondelanorme d’équité qui présenterait une certaine analogie avec celui des neurones miroirs. En effet, lesrésultatsobtenusparStrobeletsonéquipesuggèrentquelavisiond’uneinégalitédontseraitvictimeunautredéclencherait,chezlessujets,lesréactionsd’unmêmesystèmeneuronalquesilesujetenétaitlui-mêmelavictime.Maiscontrairementauxexemplesdesneuronesmiroirs,ilnes’agitpascettefoisd’unsystèmemoteur,maisd’un systèmede ressenti émotionnel identique, qui conduirait, ici, dans lesdeuxcas,àunemêmeintention,celledepunir.

L’introduction du point de vue du tiers dans des protocoles expérimentaux a permis de mieuxidentifier ce que représente une règle implicite qui se réfère à une norme sociale, en transformant lanature de l’implication du sujet dans sa mise en œuvre. C’est la raison pour laquelle cette mise enperspectivea été souventutiliséedansdes contextes trèsdifférents, afindemieuxcerner comment lessujets appréhendent des règles sociales implicites. Une extension de cet usage concerne la norme departage elle-même, qui constitue l’exemple qui a été encore privilégié. Sans référence à une punition,

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cettefois,uneéquipedechercheursacherchéàidentifierlesréactionsdessujetsconfrontésàdifférentesrèglesdepartage.Cespartagesleurétaientprésentésdemanièrealéatoire,c’est-à-direindépendammentdetouteintentionnalitéquipourraitêtrerapportéeàunsujet.Ondistinguaitalors:a)lecasoùlessujetsétaienteux-mêmesdirectementconcernésparlepartage;b)lecasoùlepartageconcernaitlesmembresd’un groupe, auquel ils n’appartenaient pas. Comme dans le jeu de l’ultimatum, les sujets dont lecomportementétaitétudiésetrouvaientplacésdanslerôledujoueurensecondetpouvaient,decefait,accepteroùrefuserlarègledepartagequileurétaitproposée.Maiscettefois,etcelacontrairementauxrègles du jeu de l’ultimatum, leur réaction n’intervenait pas en réaction à la décision d’un joueur enpremier,puisquelespropositionsleurétaienttransmisesdemanièrealéatoire(Civaietal.,2012).

Ceprotocoleexpérimentalcomplexe,enraisondesdifférentstypesdepartageretenusdanslesdeuxsituations,renddifficilel’interprétationdesrésultatscomportementauxquiontétéobtenus.Sanssurprise,une majorité des sujets rejetèrent les partages inégaux dans la situation b. Dans la situation a, enrevanche, les résultats sont moins clairs. Si unemajorité rejeta les offres de partage qui leur étaientdéfavorables, plusieurs acceptèrent cependant des offres inégalitaires, dès qu’elles n’étaient pasdésavantageusespour eux.Cettedifférenceobservéedans les comportements, selonque lepartage lesconcernait directement ou concernait des tiers s’est révélée étroitement corrélée aux différencesd’activationdecertainesrégionscérébrales,danslesdeuxsituations.Ainsidesairescorrespondantàdestâches cognitives, comme certaines zones du cortex cingulaire antérieur, ont été sensiblement plusactivéesdans lasituationa,quedans lasituationb.Ceconstatn’estguèresurprenant.C’estdanscettesituation,eneffet,queledilemmeentrel’intérêtpersonnelet lanormed’équitéestévidemmentleplusaigu.Plusintéressant,peut-être,certaineszonescérébrales,enparticulierdanslarégiondel’insula,sesont montrées activées lorsque les sujets sont confrontés à une offre de partage inéquitable, dans lasituation a, comme dans la situation b, et cela quelle que soit la réponse donnée à cette offre. Uneréférence commune de dégoût par rapport à l’inégalité d’un partage se manifesterait donc au niveauneuronal,indépendammentdel’implicationpersonnelleetdirectedusujet.

L’interprétationdecesrésultatsetleurconfrontationavecceuxmisenévidencedansl’expériencedeStrobelnesontpassimples.Enapparence,aumoins,ilssemblentmêmesecontredirepartiellement.Certes,dans lesdeuxexpériences, lesdispositifsontpermisd’identifierdesrégionsducerveauquisetrouvent activées lorsque lanorme socialed’unpartageéquitable se trouveviolée,quecetteviolationpénalise le sujet lui-même, ou seulement d’autres sujets.Mais ces régions cérébrales ne sont pas lesmêmesdanschacunedesexpériences.Lazoneducortexpréfrontaldroit, identifiéeparStrobelcommecommuneauxdeuxsituations,nesetrouveactivéequedanslasituationoùlesujetestpersonnellementconcernéparlepartage,dansl’expériencedeCivai.

L’expériencedeStrobel porte sur la décision de punir l’auteur d’un partage jugé inégal, dont lavictimeest,danslepremiercas,lesujetlui-même,et,danslesecondcas,unautre,quelesujetobserve.Dansl’expériencedeCivai,ilestseulementquestion,pourlesujet,d’accepter,ouderejeter,uneoffredepartageinégalqui,enaleconcernepersonnellement,ouqui,enb,concerned’autres.Certes,silesujetdécidederejeterl’offredepartage,ilenrésulteunesanctionpourceuxquisontlespartiesprenantesde

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ce partage, puisque, alors, personne ne reçoit rien.On peutmême parler, à cette occasion, pour cetteraison, de punition altruiste dans la situation a. Mais, dans l’expérience de Civai, ce n’est pas leresponsabledupartagequisetrouveainsisanctionné.Enoutre,danslasituationb,lavictimedupartageinégalest,dansl’expériencedeStrobel,directementvueparlepunisseur, tandisqu’elleresteabstraitedans l’expérience deCivai.On peut penser, dès lors, que le sujet interrogé sur l’acceptabilité (ou lerefus) du partage se trouve conduit à s’imaginer à sa place dans l’expérience de Strobel, alors qu’iladopte un point de vue extérieur dans celle deCivai.Civai invoque, du reste, la figure du spectateurimpartialdansunarticleplusrécentsurlemêmesujet(Civaietal.,2013).

Leur point commun porte, en définitive, sur l’étendue du champ d’application de cette norme departage équitable, comme référence implicite des comportements observés. S’agissant, dans les deuxexpériences, d’actes différents, il n’est pas étonnant que cette référence opère selon des modalitéspropresquicorrespondentàl’activationderégionscérébralesdistinctes.Considéréssouscetangle,lesrésultats recueillis dans ces deux types d’expériences devraient donc plutôt être considérés commecomplémentaires.Surlabased’uneréactionpremièrecommunededégoût,provoquéeparuneformuledepartageinégal,seconstruirait,ensuite,uneréactioncomportementaleadaptéeàchacunedessituations.

Lepointdevuedutiersaégalementétéretenudansuneperspectiveunpeudifférente,s’agissant,cettefois,dedéfinirlapunitionàinfligeràunindividucoupabled’uncomportementdélictueux,ausensjuridique,c’est-à-direenréférenceàunenormeexplicite.L’épreuveconsistaitàdemanderauxsujetsdel’expériencedechoisir,suruneéchelle,unepeineàinfligeràdifférentsindividusqu’ilsneconnaissaientpas,mais qui leur étaient présentés en relation à des actes délictueux, au termed’une cinquantainedescénariosbrièvementexposés(Buckholtzetal.,2008).Laréférenceàunenormedejusticen’estplusiciportéeparunpartageetiln’existeplusdelienentrelaviolationdecettenormeetundommagequecetteviolation pourrait concrètement causer au punisseur. Dans une telle expérience, les sujets de cetteexpérience endossent en quelque sorte les habits du juge, ou, si l’on préfère, adoptent le regard du«spectateurimpartial»d’AdamSmith.

Endépitdecesdifférencesaveclesexpériencesprécédemmentdiscutées,certainsrésultatsfournispar l’explorationducerveaupar IRMfdanscet autre cadreprésententun intérêtpournotre recherche.Ainsiretrouve-t-onactivée,dansl’expériencedeBuckholtz, lamêmerégionducortexpréfrontaldroit,dontl’activationavaitétéobservéedansl’expériencedeStrobel,lorsquelessujetsdécidaientdepunirceux qui ne respectaient pas la norme d’équité, qu’ils en soient ou non personnellement victimes. Cerapprochementn’apaséchappéàBuckholtz,quiyareconnu,derrièreladécisiondepunir,l’activationd’unmêmesubstratneuronal,qu’ils’agissedesanctionner lescomportementsdeceuxaveclesquels lepunisseuresteninteractiondirecte,commedanslessituationsétudiéesparlathéoriedejeux,ouceuxdetiersparrapportaupunisseur,commedanslessituationsjudiciaires(Buckholtz,Marois,2012).

COMMENTLAPUNITIONTRANSFORMEUNENORMEIMPLICITEENRÈGLESOCIALE

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Une comparaison directe des résultatsmis en évidence par ces différentes expériences n’est paspossible.Lesrapprochementstrophâtifsdecesrésultatspeuventmêmeaboutir,commeonl’asignalé,àdes contradictions. Il est clair en tout cas qu’il n’existe, aujourd’hui encore, aucune théorie neuronaleunifiéepermettantderendrecomptedescomportementsobservésregroupésautourdesdifférentesformesdepunitionsaltruistes.

On peut néanmoins tirer de la confrontation des données recueillies par l’imagerie dans cessituationsplusieursélémentsintéressantspournotreenquête.Ainsitroismécanismesneuronauxdifférentssemblentpouvoirêtredistingués,quiinterviendraientsuccessivementlorsdelarévélationdecesrèglessociales implicites,par l’intermédiairedelapunition.Enpremier lieu, ladétection,par lesujet,d’unesituationquivioleraitunenormedejustice(partageinégal,actedélictueux),dontlasignatureneuronaleseraitl’activationdelarégiondel’insula.Àcettephasepréliminairecorrespondraitunebaisseduniveaudelasérotonine,associéeàl’émotionnégativequ’ellesuscite.Ensecondlieu,ladécisionpriseparlesujet, de punir celui qui est responsable de cette violation, serait principalement repérable, au niveauneuronal,paruneactivationducortexpréfrontalventromédian,etsurtoutducortexpréfrontaldorsolatéraldroit.Latransformationdecettenormeenrèglesetrouveraitainsiconfirméeetentretenueparlapunition.Enfin, la mise en œuvre de cette punition serait stimulée, chez le punisseur, par un mécanisme dejouissancedetypeducircuitdelarécompense,quisemanifesteraitparuneaugmentationdeladopamineetuneactivationdecertainesairescérébrales,commelestriatum.Unetelle jouissanceseraitrenforcéelorsqu’elle s’accompagnerait d’un coût pour le punisseur. Le ressort de cette jouissance paradoxalepourrait être recherché au niveau génétique. Il s’agirait alors, comme le pensent certainsneuroanthropologuesd’unemodalitébiologiquedelasociabilitéauxfinsdepréservationdel’espèce.

Ces résultats rapportés par les neurosciences semblent conforter notre hypothèse initiale, selonlaquelledes règlessociales implicites, renvoyantà l’égalitéetà la justice,se trouvent révéléespar lapunitioninfligéeàceuxquilesviolent.L’argumentdéterminantensafaveurestfourniiciparlamiseenévidence d’un ensemble de mécanismes cérébraux que l’on trouve, selon des modalités parfoisdifférentes,associéàtouslesmodesdepunitionquiontétédistingués.Leurmiseenœuvreseretrouve,àquelquesvariantesprès,danslesdiverstypesdesituationsquiontétéétudiés,quellequesoitlapositionoccupée,danscesdifférentessituations,par leresponsableetpar lavictime,parrapportaupunisseur.L’introduction,sousdesformesdifférentes,d’unpointdevuedetiersdanslesexpériencesrécentesquiont été mentionnées, a permis de montrer que les supports neuronaux de ces punitions sont presqueidentiques, lorsque ces punitions visent une personne, extérieure, par définition, au jeu interactif, etlorsqu’elles sont destinées à d’autres joueurs, comme dans les jeux où elles avaient initialement étéétudiées.Ceconstatalimentenotreprésomptionqu’unmêmeressortmentalanimecespunitionschezlespunisseurs:conforter,affermirettransmettrecertainesrèglessocialesimplicites.

L’existencederèglessocialesimplicites,quicontribuentàorienterlescomportementsdesindividusdans leurs interactions, faitdoncpartie intégrantede l’intersubjectivitésoussesdifférentesdimensionsquiontétérepéréesdanslapremièrepartie.Elless’inscriventdansuneinteractiondirecteavecl’autreacteur (deuxième personne) dans unmême jeu.Mais elles ont également leur place dans l’interaction

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entre deux, ou plusieurs « autres », lorsqu’ils sont considérés, du point de vue d’un tiers (troisièmepersonne).Elleconcerne,enfin,le«moi»,entantqu’ilsetrouve,lui-même,acteurdanscetteinteractionavecl’autre(premièrepersonne)etqu’ilreprésente,àcetitre,unautrepourl’autreetdonc,aussi,pourlui-même,danscettesituation.Cettetripartition,àlaquellerenvoientcesrèglessociales,trouveainsiuneillustrationparticulièreauxdifférentsniveauxoùs’exerceleursanctionparlapunition.Ellepermet,enparticulier, d’éclairer le sens de la « punition altruiste », que le sujet décide de s’infliger (premièrepersonne)ensanctionnantl’autre(deuxièmepersonne)aveclequelilsetrouveeninteractiondirecte,ouunautreextérieuràcetteinteraction(troisièmepersonne).Onobserveraquedanscederniercaslesujets’imaginelui-mêmedanslasituationd’unetroisièmepersonne,ausensduspectateurimpartial.

Il reste à comprendre comment s’enchaînent les différents mécanismes neuronaux qui ont étérepérés,chaquefois,auniveaudescerveauxindividuels.C’estdanscetteperspectivedynamiquequeladimension sociale du phénomène pourrait être élucidée. Pour mieux le saisir, on commencera parrappelerquelaconnaissanced’unenormedestinéeàfonderunerègledoitêtre,aumoins,partagéeaveclesautres,etmême,peut-être,communeentreeux.Nousproposonsd’introduireici,pourcetteraison,unephaseintermédiaireentrel’émotionnégativepremière,assimilableàundégoût,suscitéeparlaperceptiond’unesituationinéquitableouinjuste,etladécisiondepunirceuxquienseraientresponsables.Cedégoûts’accompagne, pour celui qui l’éprouve, d’une surprise provoquée par la découverte que la normed’équité,aumoyendelaquelleilévalueunpartage,n’estpaspartagéeparl’autreet/oulesautres.

Nous retrouvons ici le rôle joué par l’anticipation dans cette référence à des normes socialesimplicites, mise en évidence par Sanfey. Mais Sanfey cherchait à montrer que des informationsantérieures, dont peut disposer le sujet, modifient ses anticipations et, partant, son comportement auregardd’unemêmenormesociale(ChangetSanfey,2011).Cettemodificationqui,dansl’expériencedeSanfey,estassimilableàuneffetde«cadrage»,n’estpascependanticil’élémentcentralquicaractérisel’anticipationdusujet.Cederniers’attendait,eneffet,àcequesanormefûtpartagée.Lecomportementde l’autre lui révèle brutalement qu’il n’en est rien. Il se trouve, par conséquent, confronté à uneincertitude d’un type particulier, que l’on peut qualifier d’incertitude « inattendue », par opposition àl’incertitudeattenduequicaractériselessituationsordinaires,oùl’incertitudeportesurl’occurrenced’unétatparmidesétatsprévisibles, etdonc, attendus.D’autres recherchesenneurosciencesontdécouvertunebaseneuronaleàcettedistinction.Letravailcérébralsetrouveraitrégulépardesneuromodulateursdifférents dans les deux cas, l’acétylcholine, lorsqu’il s’agit d’une incertitude attendue et lanorépinéphrine lorsqu’il s’agit d’une incertitude inattendue (Yu et Dayan, 2003). Or ces deuxneuromodulateursnefonctionnentpasdelamêmemanière,detellesortequelesprocéduresmentalesquileursontassociéessontégalementdifférentes.Ainsi,lanorépinéphrine,impliquéedansl’hypothèsed’uneincertitude inattendue, fournit au cerveau un signal d’alarme, qui interrompt le modèle familier detraitement des informations, selon une procédure top down guidée par l’acétylcholine (Dayan et Yu,2006). C’est précisément ce qui semble se produire, lorsqu’un sujet, qui s’attendait à un partageéquitable, au regard d’une norme implicite qu’il croyait partager avec son interlocuteur, réagit à saproposition de partage inégalitaire. Cette proposition entraîne pour lui une rupture dans son modèle

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d’anticipation.Cette rupture pourrait expliquer la transition entre l’émotion négative première, que luiinspire cette manifestation d’injustice, et sa décision de réagir en décidant de punir, fût-ce en sepénalisant lui-même. La décision de punir traduirait alors une réponse stratégique adaptée à cetteincertitudequ’entraînelapertedecetteréférenceàlanormesocialed’équité.

Unetelleanalyserejoint,surcepoint,cequeDeSouza,etd’autresphilosophes,nommentl’émotionépistémique(epistemicfeelings).DeSouzaalui-mêmereliélasurprisequisetrouveàl’originedecetteémotion épistémique à la prédominance de la norépinéphrine, qui caractérise l’incertitude inattendueselonYu etDayan (DeSouza, 2009).L’introduction de cette dimension de surprise, à l’origine de ladécisiondepunir,permetégalementd’expliquer les interprétationspsychologiquesdivergentesquiontétéproposéespourrendrecomptedesarelationaveclabaisseconstatéedutauxdesérotoninechez lepunisseur.Cettedécisiondepunirmarque,eneffet,unerupturebrutaleparrapportàl’appréhensiondel’incertitude, souvent associée à une forme d’emportement. Mais elle révèle également un choixstratégique réfléchi dans le nouveau contexte. Il reste, enfin, à comprendre comment s’opère ce choixstratégique.Ils’agit,pourlepunisseur,d’unarbitrageentreungainpersonnel,modeste,maisimmédiat,etunmanqueàgagner,demême importance,maisouvrant lavoieàun futur retouraupartageéquitable.Considéré dans cette perspective le rejet d’un partage inéquitable dans le jeu de l’ultimatum et, plusgénéralement,lesdifférentesvariantesdelapunitionaltruiste,correspondentàunparisocialsurl’avenir.Iln’estdoncpasétonnant,danscesconditions,queladécisiondepuniractiveégalementuncircuitdelarécompenseassociéaurisquequiaccompagnel’effet,cettefoisattendu,decettesanction.

RETOURSURLESJEUX:NORMESSOCIALESETSTANDARDSDECOMPORTEMENT

Lestravauxquiontétéanalysésontpermisdedégagerl’arrière-planneuronaldescomportementsde rejet et de la volonté de punir, observés chez des sujets lorsqu’ils se trouvent confrontés, du faitd’autrui, à des situations qu’ils estiment inéquitables ou injustes. Cette approche a permis, de cettemanière, d’identifier certaines normes implicites qui règlent nos comportements d’interaction sociale.C’estenadoptantuneautreperspectivesurlesjeuxquevonNeumannetMorgensternseproposaient,àtravers la théorie des jeux qu’ils esquissaient, de rendre compte des règles sociales susceptiblesd’émergerdesinteractions.Seloneux,toutsystèmed’interactionformaliséparunjeupeutdonnerlieuàdifférentessolutions,quivarientenfonctionduconceptdesolutionretenu.

Souscetangle,lasolutiond’unjeusertàdéfinirlesconditionsdecohérenceinternesassociées,parcetteinteraction,àl’obtentiond’unerichessecollectiveetàsonallocationentrelesjoueurs.Ilexiste,dece fait, pour von Neumann et Morgenstern, plusieurs concepts de solution différents, qui renvoient,chaquefois,àcequ’ilsnommentdes«standardsdecomportementacceptés»,quiéquivalent,pourcesauteurs, à « des ordres sociaux établis » et se traduisent par des organisations institutionnelles (vonNeumann et Morgenstern, 1946) 6. Les ordres sociaux qui correspondent à ces standards decomportement, tout à la fois, reposent sur certains principes implicitement acceptés par les joueurs

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(normessociales),etmodèlentl’organisationsocialedeleursinteractions(institutions).Àpartirdecettegrilled’interprétation,lejeudeDeQuervain,parexemple,peutdonnerlieuàdeuxsolutionsdifférentes,selonleconceptdesolutionretenu.Autermedesasolutionclassique,commeonl’arappelé,lefruitdeleurinteractionn’augmenterapasleurdotationinitiale,soit10u+10u,correspondantàlasommeallouéeà chacun au départ. Ce résultat dépend directement du standard de comportement incorporé dans leconceptdesolutionadopté,quiimpliqueiciquechacundesjoueursmaximisesonintérêtindividuel.Uneautresolutionestégalementpossible,où l’interactiondes joueursaboutit,cette fois,àungain,partagéentreeux,enpartségales,soit25u+25u.UneformalisationencesensaétéproposéeparBerge.Cettesolution satisfait lesmêmes exigences de logique interne que la précédente,mais elle se fonde sur unautreconceptdesolution,l’équilibredeBerge,quirenvoieàunstandarddecomportementdifférent.Cestandarddecomportementrépond,danslaformulationdel’équilibredeBerge,àlanormesocialed’unpartageégalitaire.

La théoriedes jeuxainsiesquisséeparvonNeumannetMorgensterndans leurouvrage fondateurpostulel’existencedestandardsdecomportementsacceptésquiéclairent lasolutiondujeu.Seloneux,cesstandardsdecomportements,adoptésparlesjoueurs,nesontpasréductiblesàleurseulerationalitéindividuelle. Ils considèrent seulement que les recherches sur l’origine de ces standards decomportementssortentduchampd’investigationdelathéoriequ’ilsseproposentélaborer.

Depuis lors, la majorité des progrès réalisés par la théorie des jeux, sous l’influence deséconomistes,aétéaccomplieenadoptantuneperspectivedifférentesurlesjeuxinitiéeparNash.Afinderéduirelecaractèrearbitraireduchoixdesnormessocialesquiinspirentcesstandardsdecomportement,onpeuttoutsimplementpostulerquelesjoueurschoisissentdemanièrerationnelleleurstratégieetquecechoixrationnelconsisteseulementàadopterunestratégiequimaximiseleurgainpersonnel.Enassimilantainsilestandarddecomportementàlaseulerationalitéindividuelledejoueurségoïstesainsidéfinie,onaboutitàunethéorieplusdépouilléeetplusparcimonieusedansseshypothèses.Formulédanslejargonde la théorie des jeux, c’est le paradigme des jeux non coopératifs qui, pour cette raison, s’estprogressivement imposé à une majorité de chercheurs, au moins en économie. Ces avantages ontcependant leurs contreparties. L’économie expérimentale, puis, plus récemment, la neuroéconomie ontmontréqu’unedécisionréfléchien’estjamaisréductibleàunedécisionrationnelle.Ellefaitintervenirunensemblebeaucoupplusriched’éléments.Certainesdecescomposantesrelèventdelacognitivité,elle-mêmedistinctedelasimplelogique;d’autresdépendentdelasensibilitéetdesémotionséprouvéesparlesujet.

Cesnouvelles donnéesont non seulement conduit à réexaminer un ensembledemodèles de jeux,dérivés du standard des choix individuels rationnels, mais elles ont, surtout, contribué à réouvrir laquestiondesstandardsdecomportement,initialementposéeparNeumannetMorgenstern,aveccependantunchangementépistémologiqueimportant.Aulieudelestenirpourdesfacteurs,certesimportants,maisextérieurs à la théorie des jeux elle-même, il s’agit désormais de les endogénénéiser, de manière àpouvoir en rendre compte, aumoins partiellement, en utilisant des développements plus récents de lathéoriedesjeux.

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Pour y parvenir, les chercheurs ont tout d’abord essayé d’expliquer ce qui pousse les joueurs àconformerleurproprecomportementàcequ’ilscroientêtredesstandardsdecomportementssocialementacceptésparlesautres.Ilsontainsidégagéunedynamiqueduconformisme,oùprime,chezchacun,l’idéedecequepensentlesautresdeleurcomportement.Cettedynamiquesetrouveentretenueparlefaitqueles comportements conformes à ces standards se trouvent récompensés, tandis que les comportementsdéviants sont sanctionnés, voire pénalisés (Jones, 1994 ; Bernheim, 1994). Bernheimmontre sur desexemplesquecesrécompensesetcessanctionspeuventêtrematérielles,maisqu’ellespeuventégalementêtrepurementmorales (l’estimedes autres, la réputation…).Les économistes seront tentés d’invoqueralors le rôle de « métapréférences », dont il reviendrait aux neurosciences de dégager les ressortscérébraux.Onpeut yvoir un argument supplémentaire en faveurdu rôle jouépar la punition altruiste,entendue, au sens large, dans la transmission des standards de comportements, et donc des règlesauxquellesilsrenvoient.

Unebrancheparticulièredelathéoriedesjeuxseproposed’allerplusloindanslarecherchedesdéterminants sociaux de ces standards de comportements. Elle cherche ainsi à rendre compte desévolutionsdanslescomportementssociaux,enétudiantdirectementladynamiquedesinteractionssurunepériode suffisamment longue, non pas seulement entre deux ou quelques joueurs individuels, maiségalementet surtoutentredespopulationsd’ungrandnombrede joueurs.Ces travauxontainsimisenévidence l’émergence et l’évolution de normes sociales qui, indépendamment des intentions desindividus,oriententleursactions.

Iciencore le jeude l’ultimatumpeut servird’illustration.Dans sa formulationstatique, toutes lespropositions de partage émanant de celui qui joue en premier débouchent sur une forme d’équilibrefaible,puisqueceluiquijoueensecondatoujoursintérêtàl’accepter–unrefusentraînant,pourlui,unmanqueàgagner.Lestandarddecomportementassociéà ceconceptde solution, telquenous l’avonsinterprété,recommandedoncaujoueurenpremierdeproposerlaformuledepartagelaplusinégale,àsonavantage,et,aujoueurensecond,detoujoursl’accepter.Imaginonsmaintenantquelejeusoitrépétéun très grand nombre de fois. Les comportements que prescrit la solution statique deviennent alorscaducs.Lejoueurensecondpeutavoirintérêtàrefusercertainesdesoffresdepartageinégalesquiluisont faites, et celui qui joue enpremier àmodifier cesoffres, pour tenir comptede ces refus.De telsajustementsinterviennentàlalumièredescomportementsobservéschezl’autreetdesanticipationsquesuscitentcesobservationschezchacun.Decefait,lapluralitédeséquilibrespossiblesréapparaîtetunnouveauproblèmesurgit.Ilconcernelasélectiondel’undeceséquilibres.Sasolutiondépend,cettefois,deladynamiquedusystèmeet,enparticulier,deladuréedudéroulementdujeu.Leconceptdesolutionpertinent repose alors sur la stabilité du système et renvoie à d’autres standards de comportements.Quelquesauteursontainsicalculé,qu’enpartantd’uneoffredepartageinitialetrèsinégalitairerefuséeparlepartenaire,unjeudel’ultimatumparvientàsestabiliserautourd’unéquilibre,dèsquel’offredepartages’élevaitau-dessusde20%dutotal(Gale,BinmoreetSamuelson,1995).Seloncesauteurs,lesstandardsdecomportementsdestinésàguiderlesjoueursdécouleraient,enréalité,decetéquilibrestablequelesjoueursn’appréhendentqueprogressivement,partâtonnementsaucoursdel’évolutiondujeu.

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Enmultipliantlenombredesjoueursetenraisonnantsurunelonguepériode,lesconséquencesdeces mécanismes se précisent sur l’émergence, le renforcement et même l’évolution de ces normessociales.Qu’ils’agissedujeudel’ultimatum,dujeudelaconfiance(oudel’investissement),oudujeude lapunitionaltruistedeDeQuervain, tous ces jeuxdepartagequi serventde supports à lamise enévidencede règlesde comportements implicites reposent suruneasymétrie initialed’information dontbénéficie l’un des deux joueurs au détriment de l’autre. Cet avantage tend à s’émousser lorsque ladynamiquedujeumetenrelation,surplusieurspériodes,nonplusdeuxjoueurs,maisdeuxcatégoriesdejoueurs.Ilvamêmepratiquementdisparaîtresiunmêmeindividusaitàl’avancequ’ilpourraapparteniràl’uneetàl’autredecesdeuxcatégoriesaucoursdel’évolutiondujeu.Oncomprendmieux,danscesconditions,quelesstandardsdecomportementsquiémergentdecesprocessustendentnaturellementversdesnormesdepartagepluségalitaires(Young,2007).

Lamise en relation des données, tirées de l’exploration cérébrale de sujets individuels au coursd’expériences nécessairement brèves et singulières avec les informations déduites de modèlesévolutionnistes faisant intervenir des populationsd’individus sur de longuespériodes, n’est pas aisée.Elle représente l’un des principaux défis pour la recherche sur la question de l’origine et dufonctionnement de règles implicites dans les interactions humaines. Deux hypothèses peuvent êtreavancées pour faciliter leur articulation. La première est d’ordre génétique. Elle pourrait prendre laforme de la transmission génétique d’unemémoire sociale La seconde, qui n’est pas exclusive de lapremière,viseraitl’activationoularéactivationdecettemémoireparl’intermédiairedecomportementsindividuelsensituation,dontlesneurosciencescommencentàfournirunedescriptionpluscomplète.Lerejetd’unpartageinéquitableet,peut-être,plusencore,lapunitioninfligéeàceluiquis’enrendcoupableauprixd’uncoûtpersonnel, constitueraient ainsi l’unedesmodalités repérablesdestinées à favoriser,voire à accélérer l’enclenchement de ces processus d’adaptation sociale décrits par cesmodèles. Ladécisiondepunirpourrait alors s’interpréter commeune tentativedu sujet individuelpour corrigerunchangementrisquantdefairetendreversledéséquilibre,ouversunéquilibrepervers,lesystèmegénéraldans lequel il évolue. Ce changement serait d’abord perçu, au niveau du sujet, comme une ruptureentraînant une perte de référence qui serait à l’origine de ce que nous avons appelé, à la suite deDeSouza,une«émotionépistémique».

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CommentaireRègles,altruismeetreconnaissancesociale

Quand avons-nous besoin de règles dans nos interactions sociales (ces règles pouvant êtreimplicites) ? Quand dans une situation plusieurs modes d’interaction sont possibles, et qu’il estavantageux collectivement de privilégier l’un d’eux. Pourquoi cette référence au collectif ? Certes unsujet isolé peut sans doute se fixer à lui-même des règles, mais il peut aussi changer de règle àdiscrétion7.S’ilenarriveàsesentircoupabledenepasavoirsuivilarèglequ’ils’estfixée,c’estparréférence àuneopinionqu’il pensegénéralisable, et il est ainsi entrédans le champd’uncollectif aumoinsvirtuel.Enrevanche,onn’apasbesoind’uneréférenceàuncollectifpoursedonnerdesobjectifsetunpland’utilisationdesmoyenspouryparvenir.Leplandépendalorsd’unerationalitéinstrumentale,qui est censée fournir lesmeilleursmoyenspossibles, et ceux-cidépendentduchoixde l’objectif,quirestetotalementdépendant,parhypothèse,duchoixindividuel.Aucontraire,sinoussuivonsunerègle,c’est non seulementparcequed’autres règles sontpossiblespournous,mais aussi parcequed’autrespartenaires pourraient en choisir d’autres, et que, comme nous voulons vivre ensemble, selon ce queWittgensteinappelleuneformedevie, ilfautquenosconduitess’accordent.Lesrègles,danslavieencommun,supposentdoncuneréférenceàunpointdevuecollectif.

Cela impliqueque touteconduitesocialerenvoieàdesrègles,maispasforcémentquecesrèglesaient été choisies demanière délibérée par les partenaires. Il se pourrait qu’en fait personne dans lepremier groupe n’ait choisi volontairement cesmanières de se conduire, et que pourtant on puisse enobservant les conduites d’ungroupepenser que sesmembres obéissent à des règles, parce qu’onvoitqu’un autre groupe en suit de différentes. Qu’est-ce qui pourrait alors justifier l’usage du concept derègle?Ceseraitquedesdéviationsparrapportàcestypesdeconduitedonnentlieudanslegroupeàdesévaluations négatives, voire à des sanctions – et quand ces sanctions peuvent elles-mêmes êtreconsidéréescommerégiespardes règles,onparleradenormes.Nouspourronsalors soutenirque,dupointdevuedugroupe,ceuxquidévientnonseulementontuncomportementquineseconformepasàlarègle,maisnesuiventpaslarègle.Nouspourronsdoncfaireladifférence–mêmesicen’estqueparune

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approchenégative–entreseconformeràunerègle–sansforcéments’yréférer–etsuivrelarègle,cequisupposeaumoinsdepouvoirs’yréférer.

L’économieexpérimentaleetlaneuroéconomieontétésensiblesàcecritèred’évaluationnégativeetdesanctions,etl’ontnommé«punition».Lessociologuesauraientparléde«sanctions».Nousavonsdéjàvuque l’onparlait de« réciprocité forte » (Gintis) quand les coopérateurs punissaient les non-coopérateursmême s’ils nepouvaient espérer que cette conduitedepunition leur rapporterait quelquechose.ChristianSchmidtaévoquédanscechapitreleconceptde«punitionaltruiste».Commeceluiderègle, ilpeutsembler liéàuneconduitedélibérée.Pourtant le termed’altruismeest iciutilisédansunsens très voisin de celui où il peut s’appliquer en théorie de l’évolution, pour des interactions entreanimauxdetoutessortes,àlalimitedesbactéries,pourlesquelsleconceptdedélibérationnesemblepasapproprié.Nousallonsdoncrevenirsurcequ’estl’altruismeenthéoriedel’évolution.

Nouspourronsensuiterevenirsurl’usagequefontlesneuroéconomistesdelanotiondepunition.Ilsl’utilisentdansunbutquelquepeuparadoxal.D’unepartilsobserventdesactivitésdepunitionquisontcoûteusespourceluiqui les exercent, conduitesqui semblent irrationnellespourunagent économique.D’autre part ils ont tendance à conclure, de l’existence de ces coûts, et de l’hypothèse de rationalitééconomiquedes agents, qu’il doit bieny avoir pour un avantagequi compense ces coûts, et qu’il fautdoncsupposerun«plaisirdepunir».Nousmontrerons,revenantdeplusprèssurlesinterprétationsqueDeQuervain et al. donnent de leur expérience, que la recherche de reconnaissance sociale serait uncandidatplusplausiblepourexpliquercesconduites.Maiscelle-ciexige,làencore,uneréférenceàuneévaluation possible par des tiers, ce qui nous confirme la complexité de la structure des interactionssociales.Elleimplique,outredesrelationsentremoietautrui,desrelationstriangulairesentreceduoetdestiers,ainsiquedesréférencesàunouàdespointsdevuecollectifs.

L’ALTRUISME

Cetermeestutiliséenplusieurssens 8.Cen’estpaslesensusuel–êtremotivéàaiderlesautres–,ni lesenséconomiquethéorique–préférer lesintérêtsdesautres–quenousétudierons.Cesontd’unepartlesensévolutionniste,liéàlagénétiqueetàlareproduction,d’autrepartlesensusitéenéconomieexpérimentale, où l’altruisme est révélé par des comportements qui sont coûteux pour la personne etavantageuxpourlesautres.

Danslaperspectiveévolutionniste, l’«altruisme»estunconceptquicombine lepointdevuedubiologisteetceluidel’économiste.Ildésigne,commepourl’économiste,uncomportementd’unagentquin’est pas dans son intérêt personnel. Comment de tels comportements ont-ils pu être sélectionnés parl’évolution, si l’on suppose que la sélection a plus de chances de favoriser les comportements qu’onpourraitdireoptimaux(quiseraientrationnels,pourunagentsupposérationnel)?Parceque,s’ilsn’ontpasdebénéficesdirectspourl’individu,ilsontdesbénéficesindirects.Dequelsbénéficess’agit-il?Deceuxapportésàd’autresindividus:ceuxquisontapparentésgénétiquementauxpremiers;ceuxdont le

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phénotype(lespropriétésmanifestesdel’individu)estsimilaireàceluideleursparentsgénétiques;ceuxquijouentunrôleutilepourlamaintenanced’ungroupeoucollectifenréseau,quandlemaintiendeceréseauoffreunintérêtpourlesdeuxpremierstypesd’agents.

Danslepremiercas(parentégénétique)onobservebienl’existencedegroupes,maiscen’estpaspar référenceaugroupeen tantque telque le«bénéficedirect»peut êtredéfini, c’est seulementparrapport à un capital génétique et à sa reproduction. Dans le deuxième cas, c’est toujours le capitalgénétique qui est la référence. Cependant, de manière parasitaire par rapport à cette référence, desinteractionsquin’ontpaspourfondementeffectiflepartaged’unmêmecapitalgénétiquesontfavorisées.Laraisonenestquelesindividusnedisposantpas,avantunepériodetrèsrécentedansl’évolution,detestsADN,seulesdesressemblancesdesurface,desressemblancesphénotypiques,peuventleurdonnerdesindicesdeparenté–misàpart,évidemment,lesrelationsdefiliationdirecteoudefratrie.Desagentsquifavorisentceuxquileursontsimilairesontcependantdeschancesdefavoriseraussidesagentsquileursontapparentésgénétiquement,sibienqueleurcapitalgénétiquesereproduitetquel’évolutionluipermetdesemaintenir,voiredesediffuser.

Dans le troisième cas, celui d’un réseau d’individus, il nous faut faire une distinction entre lesréseauxquiformentdesorganismes(nous-mêmes,faitsdecellules,debactériesintestinales,etc.)etlescollectifssociauxquinesontpasdesorganismes.JohannesMartens,danssonexcellente thèse(2012),dontnousnousinspironsici,pensequelemodedecohésiondesorganismestientàcequelesintérêtsdesescomposantsconvergententreeuxauniveauducollectifqu’estl’organismeetquedepluscemodedecoopération y est robuste par rapport à l’introduction demutants – avec cette limite que, lorsque lesmutants l’emportent, l’organismemeurt.Uncollectifsocialn’impliquepasunetelleconvergence.Nousavonsdéjàmontréladifférenceentreungroupeauxintérêtsconvergentsetuncollectifsocial:danslesecond, la possibilité d’exploiter la coopération collective pour satisfaire des intérêts individuelspersistemalgrétout.Lasurvieducollectifpourraitalorsteniràlaprésencedeprocessuscompensatoires–dontles«punitions»peuventfairepartie.

Ce qui importe au théoricien de l’évolution, c’est que,même dans ce dernier cas, l’altruisme aencore des bénéfices indirects : les coordinations et coopérations au sein du réseau du collectifaugmententleschances,pouruncapitalgénétiquedonné,desurvivreetdesereproduire.Ladifférenceaveclesdeuxautresjustificationsdesavantagesdel’altruismeausensévolutionnisteestqu’uncollectifsocial augmente ses chances pour plusieurs lignées génétiques qui coexistent, voire qui peuventcollaborer.

Quand les économistes parlent de « punition altruiste », ils continuent à supposer que lecomportementdepunitionnesertpaslesintérêtsdirectsdeceluiquileprésente,etquececomportementprésenteenpremièreanalyseuncoûtnoncompensépourcetindividu.Maisilsnefontplusréférenceàuncapital génétique et aux bénéfices indirects qui lui sont liés. Du coup, ils sont amenés à imaginer unbénéficedirectmaismasqué,quicompensececoûtpourl’individu.Etilsenarriventàparlerduplaisirde punir. Les biologistes et théoriciens de l’évolution n’ont nul besoin de ce concept d’apparencesadique.Quandlapunitionapoureffetdemaintenir leréseaudecoopération,elleoffredesavantages

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quantàlasurvieetdiffusiond’uncapitalgénétique.Cependant,leshumainsneselivrentpasàn’importequeltypedepunition.Ilssemblentsélectionnercellesquiontdeschancesdemaintenirleréseausocial,sous la forme culturelle que préfère le collectif. Cela suppose que se diffusent au sein d’un mêmecollectifcespréférencespourcertainesformesdecohésionplutôtqued’autres–cequidonnelieu,entrecollectifs, à une diversité culturelle. Un comportement qui satisfait cette référence aux préférencescollectivesnedonnepasforcémentleplaisirdepunir,ildonnesurtoutunereconnaissancesociale.

Il faut maintenant nous demander quel est le rapport des comportements de punition avec laconstitutiond’unréseaud’interactionssocialesquiapparaîtorganisépardesrègles,etcommentpeutyintervenir la reconnaissance sociale. Ensuite nous pourrons revenir sur l’interprétation donnée parDeQuervainetal.desonexpérience,etmontrerquel’hypothèsedelarecherchedereconnaissancesocialeestplussatisfaisantequecelled’unplaisirdepunir.

MODÈLESD’ÉMERGENCEDERÉSEAUXRÉGULÉS

Desmodèles économiquesde théoriedes jeuxnous fournissentdesprocessusd’émergencedecegenrederéseaux.Pourqu’ilyaitvraimentémergencederèglesetnonpasnormativitéprésupposée, ilfaut cependant construiredesdispositifs complexes, quimettent en jeu les relations entre coopération,exploitationdecettecoopération,punitiondesexploiteurs,etaussi,cequipeutsemblerétrange,maisquiconstituepourtantunfacteuressentiel,punitiondeceuxquinepunissentpaslescoopérateurs.

Commençonspardesmodèlesplussimples,maisquinesontpastrèsplausiblessocialement.AinsiunmodèlecommeceluideBowlesetGintis(2004),quifaitintervenirunepunitiondesnon-coopérateurs,exigededistinguertroispopulations:1)lescoopérateurspurs,quicoopèrentsansjamaispunirlesnon-coopérateurs, 2) ceuxqui suivent leur propre intérêt (les self-interested), et 3) ceux qui punissent lescoopérateursinconditionnellement–sansfairedépendreleurpunitiond’unbénéficepersonnelprésentoufutur – et qu’ils appellent les « réciprocateurs » (notons qu’ils ne font pas partie des coopérateurs« conditionnels », puisqu’ils coopèrent sans condition, sinon celle de pouvoir punir les non-coopérateurs ; ces réciprocateurs pratiquent la « punition altruiste », d’après la typologieneuroéconomique).Lessimulationsdumodèlemontrentalorsquedansdesconditionsplusdéfavorablespour la surviedugroupe, lapopulationdes coopérateursva être envahiepar les self-interested,maisqu’ilsuffitd’unearrivéede«réciprocateurs»pourquelescoopérateurspuissentsedévelopper,letoutdonnantfinalementlieuàunepopulationmixteentrelestroisgroupes.Leproblèmepourlaplausibilitésocialedecegenredemodèle,c’estque,sil’onrevientauxpratiquessociales,onnevoitpasquelintérêtsocial auraient les « réciprocateurs ». En effet ils ne seraient pas estimés par les coopérateurs – quitrouveraient qu’ils sont trop haineux –, ni par ceux qui s’occupent de leurs propres intérêts, qui lestrouveraientirrationnels.Oronimaginedifficilementqu’ungrouped’humainspuissesedéveloppersanssatisfairesesmotivationsdereconnaissancesociale.

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En revanche, situons-nous dans un collectif où existent des motivations conformistes. C’est engrandepartiececonformismequiinduitlacoopérationetlapunitiondesnon-coopérateurs.Ajoutonsunepossibilitédepunirceuxquinepunissentpaslescoopérateurs.Cettepunitionpeutconsisterendescoûtsmonétaires,mais toutaussibienetplussûrementendespertesderéputation.Les simulationsmontrentalorsqu’ilpeutsuffiredepunircesgenstroptolérants(quipeuventêtredesaltruistes inconditionnels),quiatténuentlamotivationàsanctionner(Hwang,2012)pourquecelastabiliselacoopération,carcelapermetdenepasvoirs’éteindre lecomportementdepunitiondesnon-coopérateursquandarriventdesmutants,coopérateursounon,quine lepratiqueraientpas.Cemécanismepar lui-mêmen’impliquepasinitialementde référence àune règle, puisquepour les conformistes il s’agit simplementde suivre lesactions de leur groupe sans que se pose immédiatement la question de choisir entre des pratiquesconcurrentes.Ilimpliquesimplementuneréférenceauxtiers.Maisilpeutarriveràproduiredevéritablesrègles – qui sont aussi des normes puisqu’il y a sanction – parce qu’il assure bien finalement unerégulationdesconflitsentre lesmanièresd’agirdescoopérateurs,desexploiteurs,etdescoopérateurspunisseurs et nonpunisseurs (voire la revuedeChudek et lesmodèles deHenrich etBoyd, 2001 ; etGuzmanetal.,2007).

Leconformismepeutseparerdesatoursdulégalisme,voiredumoralisme.Làaussidessimulationsetdesexpériencesmontrentquen’autoriseràpunirquelespersonnessupposéessocialementvertueuses–parcequ’ellesontmontréleurscapacitésdecoopérationparlepassé–renforcelesusagescoopératifs,enparticuliersiceuxquiveulentsefairebienvoirdisposentd’informationssurleniveaudecoopérationmanifestéparlesplusexemplaires(Failloetal.,2013).

Onnoteraque,danscegenredemodèle,touteslescatégoriesd’individuspeuventobteniruneformedereconnaissancesociale:lespunisseursréciprocateurspeuventvoirleurmotivationdereconnaissancesociale satisfaite, et être appréciés des coopérateurs. Les punisseurs de coopérateurs peuvent seconsidérer comme supérieurs aux simples coopérateurs, parce qu’ils montrent en les punissant qu’ilsjugent leur comportement socialement irresponsable, et être appréciés des punisseurs de non-coopérateurs. Les coopérateurs peuvent toujours se juger porteurs de valeurs plus hautes que lespunisseursdecoopérateurset resterappréciéspar lespunisseursdenon-coopérateurs.Ceuxquivisentseulementleurpropreintérêtontunereconnaissancemoindre,maisilspeuventconsidérertouslesautrescommemoinsréalistes,etilsjustifientl’activitédespunisseursdetoutpoil.Lestendancesàlarecherchedereconnaissance sociale permettentmêmede nourrir les aspects négatifs dumodèle : la punition duself-interestedpeutêtreunepertederéputation,voireunostracisme(commedanslemodèledeBowlesetGintis),etcelleducoopérateurquinepunitpaslesnon-punisseurspeutêtresimplementqu’ilsoitmalconsidéréparlesautresconformistesetquesareconnaissancesocialesoitdiminuéed’autant.

Danscetteinterprétationentermesdereconnaissancesociale,lespunisseursdenon-punisseursontuncomportement«altruiste»ausensévolutionniste,oumêmepeuventtrouverunbénéficedirect.Carsil’onfait lebilandecequececomportementcoûteetdecequ’onygagne,ceuxqui l’adoptentsontenprincipelégèrementgagnants.Eneffet,enpunissant lesnon-punisseursilscréentunedifférenceenleur

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faveurentreeuxetlesautresmembresdugroupeenapparaissantcommeplusexigeants,etc’estlàpoureuxunesourcedereconnaissancedifférentielledestatutsocialàl’intérieurdugroupe.

CetteinterprétationéchappeauxcritiquesqueGuala(2011)aadresséesauxmodèlesderéciprocitéforte du genre de celui deBowles etGintis. Il leur reproche, avec quelque fondement, de partir d’uncomportementdepunitionquiestlocal,coûteuxetnoncoordonné,alorsquedanslessociétésréellesonobserve des comportements de punition certes locaux, mais peu coûteux – parce que la punition estsurtoutsymbolique,lemaximumétantl’ostracisme–etcoordonnés–puisquecettepunitionsymboliquerepose sur ce que se disent les uns aux autres lesmembres de la communauté de celui qu’ils pensentdéfaillant – les commérages et les rumeurs alimentant les réputations négatives. Or, dans notreinterprétationdecesmodèlesdeHenrichetBoyd,deGuzmanetal.,oudesexpériencesdeFailloetal.endestermesdereconnaissancesociale, ils’agitbiendepunitions«symboliques»encesens,etquireposentsurdescommunicationsentremembresdelacommunauté.

Sionpousseunpeuplus loin l’interprétationd’un telmodèle,onpourrapenserquecedispositifrevientàtransformerlestatutdelapunition–quipourraitn’êtrequ’uncomportementagressifréactif–enluidonnantunevaleursociale.Lanotiondevaleuresticiintroduitesansdevoirprésupposerdesvaleursidéales,maisenreliantchaquevaleuràdescomportements,quiontlaparticularitédeconstituerunsignaladressé par un individu à ses partenaires, signal coûteux pour cet individu, mais bien discernable,précisémentparcequecoûteux,etappréciéparlestiersquisontmembresdugrouperéférentmaisquinesont pas directement impliqués dans l’interaction en cause (à vrai, dire, l’estimation d’un coût estprincipalementcomparative:parexemple,l’autrefaitplusd’effortsquenous) 9.

C’estlasynergiedetoutescesinteractionsenretour–évaluationpardestiers,similaritéavecdesmembresd’un sous-groupe,différenciationavecceuxd’unautre sous-groupe,oppositioncommuneauxcomportementsd’autresindividusquisontparlàmêmeexclusdugroupe–quiconstituelegroupecommeentité.

Ilfautnoterqu’ilexisteaussidescomportementscollectifsdepunition«antisociale»,quipunissentlescoopérateursindépendammentdeleurparticipationounonàlapunitiondesnon-coopérateurs–maiscela dans des situations sociales particulières. Ils peuvent avoir un effet négatif sur les coopérations(Powers,2012),puisqu’ilsincitentlescoopérateursàladéfection,maisilsontmoinsd’influence,quandexistent dans le réseau d’interactions des « indépendants », qui n’exploitent pas les autres ni ne lespunissent, et sur lesquels les tentatives de sanctions n’ont pas de prise. Ces indépendants, dansl’évolution des interactions, vont assurer un pont entre les stades où les défections mutuelles sontdominantesetceuxoùlacoopérationpeutréapparaître(Garcia,2012).

Desétudesinterculturellesmontrentquemoinslesgensontconfiancedanslerespectdesloisparlesautresmembresdelapopulation,plusilsvontavoirtendanceàpunirlescoopérateurs.Est-ceparcequ’ils craignent des comportements de vengeance des non-coopérateurs punis ? Cela expliquerait unediminution des punitions pour les non-coopérateurs,mais pas la punition des coopérateurs. En fait onretrouve ici au départ un comportement conformiste : on s’attend, dans ces sociétés où les normes depunition collective des free-riders sont faiblement partagées, à ce que les gens ne coopèrent pas

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beaucoup.Des coopérateurs tropgénéreuxpourraient obtenir unedifférence de statut au détriment desautres, qui ont donc intérêt à les punir pour en avoir trop fait, toujours dans une recherche dereconnaissancede leurproprestatut.La recherched’unstatut social reconnusembledonc làencore lemotif principal de cette punition des coopérateurs. De fait, dans ces sociétés, les personnalitésdominantesetquisontengagéesdansunecompétitionpourunereconnaissancedepremierplansontlesplusactivesaussibienpourpunirlescoopérateursquepourpunirlesfree-riders(Hermannetal.,2008).

Par rapport à cette relative sophistication des modèles de théorie des jeux, les donnéesneuroéconomiques semblent un peu sommaires. Ainsi on n’est pas surpris d’apprendre que si unerécompensemonétaire suscite une activation du striatum ventral, une récompense qui consiste en unereconnaissancesociale(pardestiersobservateurs)susciteuneactivitécomparable.Onseraplusprudentque lesauteursdecetteobservation,quiconcluent,du faitquedans lesdeuxcas le striatumsoitactif,qu’ilréaliseparlàmêmeuneéquivalenceentrerécompensemonétaireetreconnaissancesociale(Izuma,2008,2009).Ilfaudraitpourcelaaumoinsavoirréalisédesexpériencesdansdessituationsoùlesdeuxgratificationspourraientêtreenconflit,oùunaccroissementderécompensemonétairepourraitdiminuerla reconnaissancesociale,oubien la reconnaissance sociale impliquerunediminutionmonétaire,pourvoir si l’activitédans le striatumdiminueoupas.Or, quand seprésententde tels conflits, onobservegénéralement une activation dans le préfrontal, ce qui implique non seulement que la comparaison estfaite,maisqu’elleposaitunproblème,etqu’ilfallaitétablirdesélémentsdecomparabilitéentrelesdeuxoptions,doncquel’équivalencen’étaitpasdéjàassuréeetqu’ilafalludécider–cequipeutsefairedansdes sens différents selon les contextes. En revanche ces expériences ont clairement montré qu’àrécompensemonétaire égale, l’approbation supposée des autres (comme tiers observateurs) accroît lasatisfaction.

Notons par ailleurs que, malgré la sophistication de ces processus de recherche d’unereconnaissancesociale,desdonnéesquis’appuientsurdesprocessus trèsbasiques,commel’influenceforcémentassezgénériquedefacteurshormonaux,peuventcependantêtreintéressantesdanscedomaineparcequ’ellesrévèlentenquelquesorte«encreux»l’importancepourleshumainsdelareconnaissancede leur statut social.Nous avons déjà étudié le cas de l’ocytocine.Nous pouvons évoquermaintenantceluidelatestostérone.Unmodèlemécaniquedel’influencedelatestostéroneconduiraitàprédirequel’accroissementdetestostéroneaugmentel’agressivité,et,pourrait-onenconclure,amènedansdesjeuxdugenreultimatumàn’offrirqu’ungainminimalaupartenaire.Orc’estlecontrairequipeutsepasser,commeonl’aobservédansuneexpériencesurdesfemmes.Onpeutinterprétercerésultatparunsoucid’éviterdanscejeudevoirsonoffrerefusée,cequipourraitfaire«perdrelaface»,selonlestermesdeGoffman.C’est làunedémonstration indirectedufaitquemêmedesmécanismesbiochimiquesdefondsontmodulésparnotrerecherchedereconnaissancesociale(voirEisenegger,HaushoferetFehr,2011).Et ce alors même que plus généralement on a tendance à interpréter ces effets d’hormones commebloquant des processus cognitifs plus complexes : par exemple, un accroissement de testostérone peutnous rendre incapabled’uneconfiancedansdescoopérationscomplexesquandnous sommesdansdessituationsdecompétitionou,dansunautresens,peutdiminuerlestressdanscessituationsdecompétition

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(Eisenegger2010).Ilsembledoncquemêmecetteformed’insensibilitéquipeutbloquerdesajustementssociauxsoitaussiliéeàdestendancesàmaintenirdesstatutssociaux,ouàlesaccroître.

Toujours en raisonnant de manière différentialiste, on peut encore utiliser des différencesd’activation de l’insula antérieure, liées à des traitements de la douleur ou de la peine, commerévélateurs de l’effet des évaluations négatives liées à des différentiels dans une interaction sociale :quandlesparticipantsd’undilemmeduprisonnierpensentjoueravecdespartenaireshumains,etquecequ’ilsreçoiventdépenddelacongruencedeleurchoixavecceluidupartenaire,l’activationdel’insulaantérieureestplusélevée,quandl’autreafaitdéfectionetqu’ilssetrouventtousdeuxavoircoopéré,quelorsquedanscesmêmesconditionsdecoopérationoudedéfectiononleurprésentelasituationcommeuneloteriesanspartenairehumain.

Enfinladifférenceentrelesattentesnormativesetlesrèglesreprésentées,commeaussilerôledesrèglesémergentesdanslarésolutiondeconflitsentredespratiques,peuventtrouveruneconfirmation«encreux » en neuroéconomie. L’activation du DPFC (cortex préfrontal dorsolatéral) est associée à desconfrontationsentre tendanceset sonactivitéamènedes résolutionsde leursconflits–parexempleeninhibant une des tendances. Or si l’on diminue sa capacité de régulation, on peut bloquer lescomportements d’obédience aux règles, alors même que malgré ce blocage le sujet sait toujoursreconnaîtrecequiestconformeàcesrègles.Celamontrequ’onpeutsereprésenterdesrèglessanspourautantsuivreletypederésolutiondesconflitsqu’ellesimpliquent,et,indirectement,quel’activationduDPFCestimportantepourpasserdelasimplereprésentationnormativeàuneconduiteconformeàcettereprésentation.Celamontreaussi,s’ilenétaitbesoin,quelesnormesimpliquentbiendesrésolutionsdeconflits–icientrelaconduitequin’appliquepaslanormeetcellequilametenpratique.

PUNITIONPARPLAISIROURECHERCHEDERECONNAISSANCESOCIALE

Revenonsenfinsurl’expériencedeDeQuervainetal.(2004).ElleestsouventévoquéeparErnstFehr quand il veut montrer non seulement que nous marquons une préférence pour punir les non-coopérateurs, mais surtout que cette préférence repose sur un calcul qui pèse le contre – le coût del’activitédepunitionpourceluiquipunit–etlepour–censéêtreleplaisirquel’ontired’unepunitiondans ces circonstances, le plaisir devoir sanctionné celui qui nenous a pas renvoyé l’ascenseur.Lesdonnéesde l’imagerie cérébrale semêlent ici à une interprétation économiste qui nous sembleunpeurapideetsimplificatrice.Nousallonstenterdemontrerquelaneuroéconomieesticiencorecompatibleavec des interprétations plus sociales, qui font leur part aux évaluations normatives qui passent parl’approbationouladésapprobationsupposéesdes tiers.Nousanalyseronscecasexemplaireendétail,parce qu’il est significatif d’une tendance répandue des expériences de neuroéconomie à conjoindresophisticationduprotocoleexpérimentaletsimplificationdesinterprétations,parrapportàlacomplexitédesprocessussociaux.

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Christian Schmidt a rappelé les 4 conditions de l’expérience. 1) IC : punition en conditionintentionnelle,c’est-à-direliéeàl’intentionsupposéedureceveuroumandataire;onditàl’investisseurIque le receveur R a intentionnellement décidé de retenir l’argent, et la punition est coûteuse pourl’investisseur(pour2pointsinfligésàR,Idoitpayerunpoint).2)INC:intentionnelleetnoncoûteuse;onditencorequeRaagiintentionnellement,maislapunitionnecoûterienàI.3)IS:intentionnelleet« symbolique » ; les points de punitions ne coûtent rien ni à R ni à I. 4)NIC : non intentionnelle etcoûteux;c’estundispositifauhasardquidécidepourR;lapunitionestalorscoûteusepourlesdeux.

Les chercheurs font alors les prédictions suivantes, qu’il est nécessaire de rappeler de manièreprécisepourréexaminerleurinterprétationdesrésultats:1)danslaconditiondepunitionsymboliqueIS,comparée à la condition INC, on ne doit pas trouver d’activation de récompense de I quand il punit,«puisquesonactionn’imposepasdecoûtàR»,alorsquelessitesderécompensesserontactivésdansINC.2)Sipunirdonneunesatisfaction,alors,danslecasoùcettesatisfactionl’emportesurlecoûtpourI, celui-ci devrait pouvoir punirmême quand c’est coûteux. Plus les joueurs présentent une activationfortedesaires liéesà larécompensedans laconditiondepunitionnoncoûteuse,plusélevésdevraientêtre aussi les coûts de punition que ces joueurs peuvent accepter. 3) Si les joueurs recherchent unesatisfactiondansl’activitédepunir,ondevraitaussiretrouver,encomparantICetIS,uneactivationplusélevéedanslessitesderécompensedansICquedansIS.4)Punirundispositifaléatoirenedonnepasdesatisfaction,doncdans laconditionNICondoit trouvermoinsd’activationderécompensequedans laconditionIC.5)Sionsoustraitdelasomme(IC+INC)lasomme(IS+NIC),lesolded’activationdanslestriatum,liéàlarécompense,doitêtrepositif,puisquelesdeuxpremièresconditionssonttoutesdeuxcenséesactiver le circuitde la récompense, alorsque laquatrième,NIC,doitdonnerpeud’activationpuisqu’onn’apasledésirdepunirunobjetdénuéd’intentions,etquelatroisièmeISdoitencoremoinsendonner.

LesrésultatsmontrentquetouslessujetsrecourentàlapunitiondanslaconditionINC,que12sur14yrecourentdansIC,etqu’ilyapeudepunitions,maistoutdemêmequelques-unes(3sur14)danslaconditionNIC (après toutcertainsd’entrenous tapentbien sur lesécrousqui leur résistent).Lenoyaucaudé du striatum, une zone de la récompense, est actif dans tous les cas prévus. On y observe uneactivationplusfortequandl’investisseurinfligeuneplusfortepunition.

Lesauteursseposentalorslaquestion:est-cel’espéranced’uneplusgrandesatisfactionquiestlacaused’un investissementdansunepunition?Ouest-ce inversementcetengagementpourunepunitionplusfortequiestlacausedeplusdesatisfaction?Ilsexaminentl’activationdanslenoyaucaudédes11joueursquipunissentleplus,etàpeuprèsaumêmeniveau,sibienqueleursdifférencesd’activationnepeuvent être dues à l’importance de la punition. Des deux explications ne reste donc en lice que lapremière.Ilsconsidèrentalorslessujetspourlesquels,danslaconditionINC,onobserveuneactivationderécompenseplusgrandepourcemêmeniveaudepunition.S’ilsprésententaussiplusd’activationdansla condition coûteuse, on en déduira que l’explication qui reste est la bonne, et que la cause del’investissement dans la punition est une espérance de satisfaction plus élevée. Cette déduction nepourrait être valide que si les deux explications étaient les seules que l’on puisse proposer, et si les

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sujets pouvaient projeter leurs évaluations propres à la condition INC sur ce qu’ils attendent dans laconditionIC.

Danslaconditioncoûteuse,oùilfaudraitalorsétablirunbilanentreplaisirdelapunitionetcoûtdel’activitédepunir,onobserveuneactivationducortexpréfrontalventromédian,quiest souventactivéquand il faut intégrer des opérations cognitives séparées, portant par exemple sur différents moyensutilisables dans la poursuite d’un but de rang plus élevé, et du cortex médian orbital. Il y a plusd’activationdanscettezonedanslaconditionICquedanslaconditionINC.

La conclusion tirée est que « punir donne de la satisfaction, puisque si ce n’était pas le cas, onn’auraiteuaucunbénéficeàmettreenbalancecontrelescoûtsdepunitionetiln’yauraitpaseud’activitéd’intégration10».

On notera à la fois l’intérêt de la méthode utilisée, et ses limites. L’une d’elles tient à ce quel’imageriecérébralenepermetpasdedonnergrandsensàuneexpressioncomme(IC+IF)–(IS+NIC).En effet, cette expression suppose que l’on puisse additionner des niveaux d’activation dans uneconditionavecceuxobservésdansuneautrecondition,etqu’onpuissesoustrairelasomme(IS+NIC)delasomme(IC+INC)quirésumelesinférencesprécédentes.Celasupposequelesvaleursmesuréesdesactivationsdansdesconditionsdifférentesaientdessenscomparables,afinqu’onpuissedonnerunsensàcesadditions.Or il faudraitpource faireadmettre lapossibilitéquecelaaitunsensque ladeuxièmesommesoitégaleà lapremière–etmêmequ’ilyaitégalitéentredeuxdifférences(parexemplecelleentre ICet ISetcelleentre INCetNIC).Maisadmettre lapossibilitéquede telleségalités font sens,c’est supposer qu’on peut s’appuyer sur des relations parfaitement quantitatives et que toutes lespropriétésetopérationsliéesàcesrelationsquantitativesontunsenspourcequiconcernelesrapportsentreactivationscérébralesetfonctionspsychologiques(évaluation,comparaisons,émotions,décisions).

Ornil’imageriecérébralenilesconceptspsychologiquesnepeuventgarantirqu’unetelleexigencesoitsatisfaite.Cequ’ondésignedunomd’activationdansunelocalisationcérébraledoitsecomprendrecommeunedifférencemoyenneobservéeentredifférentesactivationsglobalesderéseauxdeprocessusneuronaux.Cesdifférentesactivationssontelles-mêmesenfaitlerésultatdedifférencesmoyennesentreuneactivitéau reposetuneactivité sous tellecondition,ouplusgénéralemententredesactivités sousdeuxconditionsdifférentes.Comparerdesactivationssuruneseulezoneducerveaunepermetdoncpasde comparer deuxquantités qui pourraient être égales, puisqu’il est probable que ces activations vontapparteniràdesréseauxd’activationsdifférents.Ilenestdemêmedesactivitéspsychologiques:onnepeut pas observer un plaisir ou une peine de manière isolée du réseau particulier des activités deperception,d’évaluation,des activitésmotrices,deplanificationd’action, etc. au seindesquelles cetteactivationaffectiveest insérée,etd’unréseauà l’autre, lesensàdonneràcescomparaisonsn’estpasclair.

Cependant,l’imageriecérébralenousoffredesinformationsdontnousdevonspouvoirtenircompteet qui sont précieuses parce qu’elles peuvent se croiser. Rappelons que pour donner un senspsychologique aux différences de localisation cérébrale de ces activités, il faut que les chercheurss’appuientsurlesdifférencesentredemultiplestâches,nonseulementcellesdel’expérienceproposée,

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maiscellesmisesenjeudanstoutelalittératureneuropsychologiqueconcernantleszonesactivées.Cesdifférencessontqualitatives.Parexemplecitonslesdifférencesentredestâchesdedécisionoùl’onpeutfonder ladécisionsurunrepèreperceptifprégnantetcellesoùl’ondoitprocéderàdesconfrontationscroiséesentredescritèresvariés.Sionnoterégulièrementquetellezoneducortexpréfrontalmanifesteuneactivitédifférenciéequandilyaconfrontation,etnelamanifestepasquandonpeutselaisserguiderparlerepèreprégnant,onauratendanceàparlerdelocalisationcérébraledel’activitédecomparaisonetdeconfrontationdanscettezone.Maisceseraunemanièredeparler,puisquedanslaréalitéonatoujoursaffaireàl’activationd’unréseauplusglobal,etqu’inversementlesrésolutionsspatialeset temporellesde l’imagerie cérébrale ne permettent pas de tenir compte d’autres différences fines qui pourraientexister,etquipourraientêtresignifiantes,entredeuxréseauxlocauxd’activations.

Pour l’instant, l’imagerie cérébrale ne nous permet de repérer comme significatives que desdifférencesplus grossières que celles qui existent entre les tâchesproposées dans l’expériencedeDeQuervainetal.,etcertainementplusgrossièresque ladifférenceentresommes liéesà laprédiction5.Certes, cela n’empêche pas que ces différences entre activations cérébrales puissent cependant êtreparfoisplusfinesquelesdifférencesgrossièresentrefonctionspsychologiques–rienn’assurantquelesdeuxtypesdedifférencescorrespondentauxmêmesfrontièresoutransitionsentreétats.Inversement,etprécisément parce que, a priori, nous n’avons pas de garantie que les différences entre activationscérébrales soient en correspondance avec les différences entre fonctions psychologiques, qui sont desreconstructionslinguistiquesdenosexpériences,trouvermalgrétoutdetellescorrespondancesestdéjàd’ungrandintérêt,toujoursparcequecelanouspermetdecroiserdesinformationsdesourcesvariées.Etnotreintérêtestencoreplusélevéquandnousdécouvronsdesdifférencescérébralesquisontcorréléesàdesdifférencesdanslestâches,maisquinesontpasencorrespondanceaveclesschémasdelocalisationdesopérationspsychologiquesquenousavionsprésupposésouquenousavionsélaborésàpartirdelasériedesexpériencesdeneuropsychologiedéjàànotredisposition.Celapeutnousameneràajouterdenouvelles distinctions entre opérations psychologiques, ou dumoins à réajuster les définitions de cesopérations,ouencoreàtrouverdesliensentredesprocessuspsychologiquesquenousn’avionspasprisencomptejusqu’alors.

Or l’interprétationdes résultatsde leurprotocoled’expérienceparDeQuervainetal.opère,parrapport à tout ce dispositif méthodologique, plusieurs raccourcis qui sont discutables. Ainsi elleconsidère,danslatraditionutilitariste,commeadmisquedescoûts,supposésêtredespeines,nepeuventêtremisenbalancequ’avecdesplaisirsousatisfactions,etquecesplaisirs sontdirectement liésà lapunitioncommetelle.Maisc’estlàsupposer,premièrement,quetouteactivitéd’intégrationetdemiseenbalanceestuneactivitéquiopposedespeinesetdesplaisirs–oronpeutvouloircomparerdesobjetsouactionsselondifférentscritèressansquecescritèressoientréductiblesàdespeinesetouàdesplaisirs;deuxièmement,quetouslescoûtssontdespeines–ordesefforts,parexemple,sontdescoûtssansêtreforcémentvécuscommedespeines.Celaenparticulierdanslesinteractionsquifontréférenceàdestiers.Onpeutencoreinterpréterl’impositiondecoûtssurl’activitédepunitioncommeunsignaldemodérationde notre désir de vengeance qui nous est donné par un tiers – en l’occurrence, celui qui a conçu

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l’expérience. Or cette modération ne se laisse sûrement pas réduire à une peine : nous pouvons êtresoulagésquequelqu’und’extérieurnousaideàmodérernotrecolère.

C’estaussisupposer,troisièmement,quel’activitédepunirnousdonneunesatisfaction,soitparsonrésultat (la perception de la peine de l’autre), soit par elle-même.Mais elle peut en donner d’autresmanières, plus indirectes. Par exemple avoir la possibilité de punir peut nous indiquer que des tiersreconnaissent notre droit à nous défendre contre celui qui a exploité notre confiance.Nous disposonsd’unecontre-épreuvedecettehypothèse:attaquerautruiviasonporte-monnaiesansqueceladonnelieuàreconnaissance sociale par des tiers risque de ne pas nous donner beaucoup de satisfaction quant ànotrestatutsocial.Lyetal.(2011)ontmontréquelestriatums’activeaussilorsdelaperceptiond’uneaméliorationdustatutdelapersonne,doncdelareconnaissancequ’elles’attire.

Plus généralement, les auteurs sont passés d’une approche différentielle, relationnelle etcomparativeassez justifiée (onpunitplusdanscertainesconditionsquedansd’autres)àuneapprochedirecte(punir=satisfaction).Maisc’estpassersansprécautionduconditionnel:«Sicequiestcoûteuxest une peine et si punir donne une satisfaction, alors on va punir quand le coût ne dépasse pas lasatisfaction » à une équivalence entre punir dans ces conditions et vérifier que punir donne unesatisfaction,mouvementquiestcettefoislogiquementdouteux(passonssurlefaitquel’antécédentdececonditionnelestlui-mêmediscutableetpourraitbienêtreparfoiscontrefactuel,carcelan’entameraitpasforcémentlavaliditéduconditionnel).

Tant que d’autres interprétations ne sont pas disponibles, les explications deDeQuervain et al.peuvent passer pour une inférence à la meilleure explication. Mais d’autres interprétations de cesdonnéescomparativessontpossibles,plusenaccordaveclapriseencomptedestiersetl’influencedesattributionsd’intentions,etaveclanécessité,commenousl’avonsvuauchapitreprécédent,dereplacerlesréactionsdessujetsdanslecadred’unehistoireoùilsontappris,enfonctiondesretoursvariésdedifférentesinteractions,dansquellesconditionsilestsouhaitabledecoopérer.

Supposonsquel’attitudeinitialedessujetssoitcelled’uneattentegénéralederéciprocité,cequenousavonsappeléuneconfiance-cadre.Puisqu’on lesmet en relation avecunpartenaire anonyme, ilsvontassezvitecomprendrequedanscetteexpérienceilssontplutôtdansunesituationdeconfiance-pari.Cela induit une différence de réactions.Quand notre confiance-cadre est déçue en une occasion, nouspouvonsconsidérercelacommeuneexceptionetdonnerunesecondechanceàautrui.Enrevancheunefois découvert que la situation est celle d’une confiance-pari, et que notre confiance est déçue, noussommesmécontentsd’avoirconservédansunesituationdeconfiance-parilesattentesdenotreconfiance-cadre, qui était valable avec des proches, dans un domaine où nous aurions dû être plus prudents – puisque nous découvrons que le supposé partenaire n’agit pas comme s’il était des nôtres. Nousdéclenchonsalorsunautrescénario: ilnousfautmarquerqu’iln’estpasdesnôtres,marquerquenousprenons en compte cette différence – sinon, ce membre d’un autre groupe non identifié va pouvoirprétendre«nous»avoirgrugés.Ceseraitnonplusseulementuneatteinteànous,individus,maisaussi,indirectement,au«nous»qu’estlecercledenosproches,qu’onauraitainsitentéd’envahir.«Nous»érigeons donc une défense. Cela est d’ordinaire coûteux, comme toute défense, mais ce n’est pas

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forcément vécu comme une peine. Nous vivrions la situation comme une peine seulement si nous nepouvionspasnousdéfendre.

Parailleurs,sidansl’expérience«on»nouspermetdepunirsansquecelanouscoûte–«on»,c’est-à-dire les tiers qui ont conçu l’expérience et qui en observent les résultats – c’est qu’on nousapprouve.Cetteapprobationpardestiersinduituneformedesoulagement,grâceàcepartageimplicitedespointsdevue:lestiers,ennousdonnantcettepossibilitédepunir,donnentimplicitementlesignalqu’ils sontd’accordavecnouspourpenserquecette rupturedeconfiancenecorrespondpasaucadrenormal.Notre chute dans une situation où notre confiance-pari est déçue est compensée par le fait deretrouveruneformedeconfiance-cadreavecdestiers.

Maintenant,quand lapunitionestsymbolique(IS),sonautorisationvaut-elleaccorddu tiers?Unaccordformel,sansdoute,maisqui laisseaussipenserqueledommagequenousavonssubin’estpasreconnudécisif.Eneffet,puisqu’iln’impliqueaucuncoûtderétorsion,nouspouvonspenserquelestiersjugentcedommagepeucoûteux.Danscecas,nousnepouvonscroireàunecommunautéd’appréciationavecces tiersquinemanifestentpasd’empathieavecnous.Que l’activationdans le striatum soit plusélevéedansICquedansISpourraitdoncindiquerlasatisfactiondevoirnotrepropredéceptionpartagéepar un tiers dans la condition IC, alors que IS indique simplement que le tiers donne la permissionformelledepunir,sansallerjusqu’àpartagernossentiments.Onpeutpenserqu’ilenseraittoutautrementsi la condition de punition « symbolique » impliquait une perte de réputation infligée au partenaireindélicat.

Commentexpliquerqueceuxdontlestriatumestleplusactivéquandlapunitionn’estpascoûteuse(INC)sontaussiceuxquivontselancerdanslespunitionslespluscoûteusesdanslaconditionIC?Cesont ceux qui dans les deux cas estiment avoir subi le plus de dommages, et jugent leur droit le plusbafoué,doncceuxchezquilapunitionaleplusdesatisfactioncompensatoireàproduire.Danslesdeuxcas,lestiersontreconnuleurdroitàpunir.Unefoiscedroitreconnu,sonexercicepeutaussiavoiruncoût–celuid’unedéfense,etd’uneréparationdecetteatteinteàleurcercledeproches,àleur«nous».Défendre cette frontière entre « nous » et « eux » est une activité qui procure de la reconnaissancesociale, en proportion de l’importance d’une défense justifiée. Cette reconnaissance, à ce stade, estsimplementsupposéeparlesujet,quiestimequesoncerclepartageraitsonévaluation.Onestassezprèsd’uneautoreconnaissance,maiselleesttoujoursaussisupposéeintersubjectivementvalide.Lecoûtdeladéfensepeutalorsêtreunsignedel’importancedecettereconnaissance(toutcommeleprixd’unproduitestparfoispriscommeindicedesaqualité),en l’absenced’autres informations(voir le lemonmarketd’Akerlof).Lessujetsenquestionsontdoncceuxquiestimentquenepascoopéreraveceuxestunefautedontlareconnaissancesocialedoitêtremaximale.

Quelleinterprétationdonneralorsdel’activitépréfrontale,quiimplique,surtoutdanslasituationdepunitioncoûteuse,uneconfrontationentredifférentesréactionspossiblesetunetentatived’intégrationdedivers critères qui peuvent aller en sens opposé ?Si le coût de la punition peut valoir comme indiced’une«autoreconnaissance»intersubjectivementpartagée,oùpourraitencorerésiderunpossibleconflitentremodes d’évaluation ?Mais il reste que cette défense a un coût, et que le sujet n’est pas certain

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d’obtenir une reconnaissance équivalant à ce coût. D’autres éléments restent aussi susceptiblesd’interprétationsopposées:lecoûtpeutêtrelesignaldel’importancedudommagesubietdoncreconnuparletiers,oubienunsignaldesapartd’avoiràmodérernotrevengeance.Onpeutaussiseposerdesquestions sur le rapport entre l’importance de notre défense (est-elle suffisamment marquée ?) etl’importancedenotredéception.OnestdoncavecICdansundomained’incertitudeinterprétative,alorsque la condition INC est plus simple : le tiers nous autorise à punir et reconnaît notre droit sansambiguïté.

Dans cette perspective la condition NIC ne devrait-elle pas elle aussi susciter une certaineincertitudeetperplexité,amenantuneactivitépréfrontale?Maisquandnoussavonsavoiraffaireàunemachineetquiplusestàundispositifaléatoire,nousnenousmettonsguèreenfraisdediscussionsentreinterprétationsdivergentes,etnousnesupposonspasnonplusquedestierspuissentrentrerdansdetellessubtilités. Il sembleaussi inutiledenous lancerdans lamultiplicitédes interprétationsàproposde ladifférenceentrelesdeuxsommesdedeuxconditions.Nousavonsmontréquelesauteursprésupposaientqu’unetellemesureétaitsignifiante,sanspouvoirl’assurer.

On voit que les expériences de neuroéconomie n’impliquent pas forcément d’en rester à desinterprétationsquidéconnectentlessujetsdeleurhistoired’interactionssociales,deleurpriseencomptedesopinions supposéesdes tiersetde leur recherchede reconnaissance sociale.Et c’est seulement sil’on prend en compte ces dimensions que l’on peut penser rendre compte de l’émergence dans unecommunautéderèglessociales.

La neuroéconomie peut d’ailleurs aussi mettre en évidence le rôle des attentes sociales dansl’activationdenormativités.Marchettietal.(2011)ontainsiconstruituneexpériencedanslaquellelesparticipantssontd’abordl’objetd’évaluationspardestiers 11,quilesdéclarentplusoumoinsappréciés.Cesévaluationsontuncaractèrenormatif,carellesserventderéférencespourcequiestattendu.Onaurad’ailleurstendance,laplupartdutemps,àtenircequiestcommunémentattenducommenormatif,parceque l’on considère implicitement que c’est aussi attendu par des tiers. Sanfey soutient (Chang et al.,2011),demanièrecomplémentaireàFalketFischbacher,quiintroduisaientdansleurmodèlelapriseencompte des intentions d’autrui à notre égard, que ces effets de dépendance par rapport à des attentesrendentmieux compte des comportements que l’attachement supposé à une norme d’équité (allusion àl’aversion pour l’iniquité, première théorie de Fehr). Effectivement, on peut penser que nous sommessensiblesàlareconnaissancedestiersavantmêmedeparernosévaluationsd’uneréférenceàl’équité.Formuler explicitement des valeurs et des normes comme celle de l’équité demande un passupplémentairedontnousétudieronslesconditionsdanslechapitresuivant.

1.Borelétait lui-mêmeungrand joueurdebridge. Il rédigeaavecChéron, journaliste spécialistedece jeu,uneThéoriemathématiquedubridgeàlaportéedetous(1940).Pluslargement,ilconsacrasoncoursdelafacultédessciencesdeParisdurantl’annéeuniversitaire1936-1937auxapplicationsauxjeuxdehasard(BoreletVille,1938).

2.Onconsulterasurcettequestionl’ouvragedeOsborneetRubinstein,BargainingandMarkets,(1990).

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3. La théorie des préférences révélées soulève beaucoup de questions qui tiennent principalement au caractère singulier des situations dechoix.Doit-on,par exemple, induiredu refusdechoisirune indifférence traitéecommeuneéquivalence?Commentpeut-on interpréter entermes de préférences individuelles un choix dit « stratégique », destiné à tromper l’autre dans une situation de jeu ? Sur l’ensemble desproblèmesméthodologiquessoulevésparlathéoriedespréférencesrévéléesdeSamuelsononrenverraaulivredeWong,TheFoundationsofPaulSamuelsonRevealedPreferenceTheory(1978).

4.Dèsledébutdesannées2000,lesthéoriciensdesjeuxontélaborédesmodèlesthéoriquesdejeuxséquentielsderéciprocitépourlesquelsilsontconçudesconceptsdesolutionsoriginauxdéfinisentermesd’équilibre(DufwenbergetKirchteiger,2003).

5.Par inductionà rebours(backwardinduction), on entendunmodede raisonnement qui part de l’issue projetée d’une décision oud’unsystèmed’interactionspourremonter,séquenceparséquence,jusqu’àsonorigine.

6.Leconceptdestandarddecomportementquel’ontrouveaucœurdulivrefondateurdevonNeumannetMorgensternprouvequelatrameinitialedelathéoriedesjeuxn’étaitpasindividualistemaissociale(Schmidt,2001).

7.Descombes(2004)insistesurcepointdansLeComplémentdesujet,Paris,Gallimard,«NRFEssais».

8.Cf.Clavien,Chapuisat,2013.

9.Celapermettraitderapprocherlessolutions«punitives»quisemblentprocéderpar«contrôledupartenaire»dessolutionsd’intérêtmutuel,par«choixdupartenaire»dansun«marchébiologique»(BaumardetSperber,2013;Nesse,2007).

10.DeQuervainetal.(2004),«Theneuralbasisofaltruisticpunishment»,Science,305,p.1257.

11.D’autresauteursontinsistésurcetteimportancedurapportauxtiers,parexempleBuckholtz,2012;ChavezetBicchieri,2013;Nettle,2013;Civai,2013.

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CHAPITRE7

Règlesexplicitesetnormesmorales

Leschapitresprécédentsnousontmontréquedescomportementsdecoopérationpeuventémergerdans l’évolution, par exemple quand ils sont fondés sur un noyau de relations de parenté et que desapprentissages peuvent étendre cette coopération à d’autres membres du groupe. La recherche dereconnaissancesocialequidevientalorspossible renforceet stabilisecettecoopération, sibienqu’onobserve des comportements dont l’orientation vers la coopération est contrôlée par le souci d’êtrereconnu socialement, ce qui permet d’assister à l’émergence de comportements normatifs. Cescomportementspeuventémergersansqu’ilsoitbesoindeformulerdesrèglesetdelesédicterdemanièrequetouspuissentlesconnaître,commeonl’aexaminéauchapitre6.Lesrèglessontalorsimplicitesauxinteractions qui lesmettent en pratique.Mais il peut se révéler utile voire nécessaire d’expliciter lesrègles,parcequeplusieurspratiquesdifférentesqui semblaient se rapporteràdes règles similaires serévèlentpouvoirentrerenconflit.

LESNORMESENTHÉORIEDESJEUX

Les théoriciensdes jeuxont étudié les conditionsde recours à ces règles.Nous esquisserons lesdifférences entre les trois principaux travaux sur ce problème en les comparant à notre perspective,ChristianSchmidtlesanalyseraensuitedemanièreplusfouillée.LepremierestceluideBinmore(1994,1998). Il suppose que le jeu de l’évolution a déjà sélectionné certaines propensions pour certainesrelationsentreindividus.Maisilresteencoreplusieurspossibilités,etunproblèmedesélectionentrecespossibilitéssepose.Lesindividusvontalorsnégocierenayantentêtedespréférences«étendues»:ilspréfèrentêtreunepersonneappartenantàteltypedecollectivité.Enfonctiondecespréférences,ilsvont

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négocier sousvoiled’ignorancepourdéfiniruncontrat social.Lesnormes sociales sont le résultat decettenégociation.

Nousavonsaussiadmisquel’évolutionpeutfavoriserlescomportementsaltruistes,d’abordentreparents,puisentresemblables,etquecelainciteàadopterunpointdevuedegroupe.Unefoiscepointdevueadopté(cequirevientauxpréférencesétenduesou«empathiques»deBinmore),onestamenéàcomparerlessolutionsoffertesàdesjoueursquijouentselonleurintérêtstrictementindividueletcellesoffertesàceuxquiprennentencomptecepointdevuedegroupe.Prendreencomptelareconnaissancesociale, c’est de plus faire cette évaluation comparative du point de vue du groupe, à condition qu’ilpermette d’améliorer le sort des individus – ceux qui prennent ce point de vue de groupe. Cela peutameneràjustifierdesconduitesdepunition,maisalorsleressortestlareconnaissancesocialeetnonlapunition.Untelschémaévited’avoiràimaginerunenégociation,etencoremoinsunenégociationsousvoile d’ignorance, ce qui nous emmenait très loin de la vie sociale réelle, puisque dans cette vie,négociationetvoiled’ignorancesontantinomiques.

Gintis (2010) a proposé de comprendre les normes dans le cadre d’un jeu où les joueursn’arriveraientpasàsecoordonnerdemanièresatisfaisantes’ilsnecorrélaientpasleurchoixd’actionàunsignalcommun.Pourquelesnormessocialessoientefficacesmêmeensituationd’incertitude,Gintisdoitdeplusdoter sesagentsd’une«prédispositionnormative»qui renforcedanscessituations leursattentes de coordination. Mais Gintis ne nous renseigne pas sur le processus qui mène à cetteexplicitation. Alors que chez Binmore, le processus d’explicitation est irréaliste, chez Gintis, il estabsent.

LespropositionsdeBicchieri (2006,2010) sontpluscomplexes.Sesagents sontdotésd’attentesempiriques–ilss’attendentàcequ’uncertainnombred’autresagentssuiventunenorme–etd’attentesnormatives–ilspensentquelesautresonttendanceàobéiràlanorme.Dansdessituationsoùilpeutyavoirconflitentrel’intérêtindividueletl’intérêtcollectif–parexempleundilemmedesbienspublics–etquinesontpasdesjeuxdecoordination,laprésenced’unenormesocialevatransformerlejeuenunjeu de coordination, en changeant les utilités et donc les préférences. Mais la voie suivie par cettetransformationvarestersensibleaucontexte–onnepeutdéfinirunestratégiegénéralepourtoutecettegamme de problèmes.Cependant, les agents ne persistent à suivre la norme que si leurs attentes sontsatisfaites : leur adhésion à la norme reste conditionnelle. Ces propositions sont intéressantes et plusréalistes,maisonnesaittoujourspascommentlanormeapudevenirexplicite,etqueleffetestpropreàcetteexplicitation– répondreàcettedeuxièmequestionpeutnousguiderpour répondreà lapremière,puisque si nous connaissons l’effet spécifique ainsi fourni, nous aurons une idée de son processus desélectionetd’émergence.

LESFONCTIONSDESRÈGLESEXPLICITES

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Qu’apporte la formulationexplicitede règlesdans l’émergencedecomportementsnormatifs?OnpeutévoquericiunethèsedeJoëlleProust,danssonétudesurlamétacognition(2013),cettecapacitéquinouspermet,parexemple,desavoirquenousavonsoun’avonspasuneconnaissance,sanspourautantavoirà l’activer immédiatementoucroireparerreurquenous lapossédons.Ellesoutient,enappuyantcette thèse sur des travauxde psychologie expérimentale et accessoirement d’imagerie cérébrale, que,contrairement au schéma qui nous vient en premier lieu à l’esprit, la métacognition n’implique pasd’entretenirdesreprésentationsexplicitesdesecondordreconcernantnosétatsouprocessuscognitifsdepremierordre,maisqu’ilsuffit,pourêtrecapabledemétacognition,quenousdisposionsdeprocessusdecontrôle 1decesétatsouprocessuscognitifs.Lecontrôleconsisteàpouvoirajuster,modifier,réviserunprocessuscognitif,quecesoitpourluiassurerlespréconditionsdesonbonfonctionnement,pourvérifierqu’il a bien atteint son but ou rempli sa fonction, et pour s’assurer de son déroulement correct – lecontrôle intervientdoncnonseulementpourévaluer le résultatduprocessuscognitif,maisaucoursdenosactionsmentales.

Nouspouvonsutilisercetteidée,unefoistransposée,pourétudierlerapportentrecomportementsnormatifs, qui suivent des règles implicites, et explicitation des normes. Certes bien des conduitessociales peuvent s’expliquer simplement en renvoyant à des normes « descriptives », c’est-à-dire encalquant nos comportements sur ceux le plus souvent exhibés par les autres, qui servent de normesimplicites 2.Maisplusonacceptecetteidée,plusildevientnécessairedetrouveruneexplicationàtoutletravail déployé pour la production de normes explicites. Cela nous amène à l’hypothèse suivante :l’institutionderèglesexplicitesn’apaspourprincipalefonctiondenouspermettredenousdonnerunereprésentationd’unenormedeconduite,maisbiencelledenousfournirdesmoyensdecontrôlede laconformitédeteloutelcomportementàcettenormedeconduite.Plusgénéralement, ils’agitd’étendrenosmoyensdecontrôlesurlanormativitédescomportements.

Certes,aucuncontrôlenepeutgarantirqu’unsujetatelcomportementdansl’intentiondesuivretellerègle,etpaspourd’autresraisons.Enrevanche,aucunêtresocialnepeutprétendreavoirréussiàsuivreunerèglesisoncomportementsortdesrepèresquisontdonnésparleprocessusdecontrôle.

Latendancedesphilosophesdusocialestd’ailleurstropsouventd’enresterauxreprésentations.Ilen est ainsi de Searle, quand il soutient que pour créer une institution, il suffit d’une intentionnalitécollective, d’une fonction donnant un statut (X compte commeF dans le contexteC ; par exemple, cemorceau de papier compte pour 10 euros dans le contexte français), et d’un acte de langage, unedéclarationquiénoncecette fonctiondestatut.Unedéclarationestunactede langagequi invoqueunereprésentation, qu’elle prétend transformer en un fait dumonde par ce seul acte de déclarer (Searle,1998).Cettethéoriealeméritedemettrel’accentsurlelienentreinstitutionetrègleexplicite.Maisonpeutfairetouteslesdéclarationsdumonde,celanesuffitpaspourqu’uneinstitutionexiste.Ilfautencorequedesactivitéseffectivessoientcoordonnéesparréférenceàcetteinstitution.

L’explicitationdesrèglesjoueunrôleimportantdanscettemiseenœuvreeffective,quiestletestdécisif de l’institution. Elle permet un contrôle bien plus étendu dans le temps et l’espace que lescontrôlesdirectsquechacundenousestcapabled’exercersurunepersonnequiestàportéedemain,ou

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avecquiilestencontactvisuelouauditif.Laformulationdelarèglesetransmettantd’acteurenacteur,lecontrôlequ’ellepermetd’exercerpasseenquelquesorteà travers lesespritsdebiendesacteurspourfinirparactiverunouplusieurscontrôlesdirects,bienloindel’acteurquiaforméavecquelquesautresleprojetdececontrôle.Cetypedecontrôle,qu’onpeutqualifierd’indirect,permetdefairecommesitous les intermédiaires entre ce projet et les contrôles directs plus oumoins lointains qui en assurentl’efficienceétaientcontrôlésparréférenceàlanormeexpliciteainsipropagée.

Onvoitlelienentreadmettrecesmodalitésdecontrôleindirectetpouvoirprendrelepointdevueducollectif,ouencoreavoirconfiancedanslecollectif.Notonsaussiunlienavecnotresensibilitéàlareconnaissancesociale;pourquejesoisreconnusocialement,ilfautaumoinsquelesautrespensentnepasavoirbesoindemecontrôlerdirectementpourpouvoircomptersurmoi.

Lesrèglesexplicitesnesurviennentpasseulementaudépartd’unprojetinstitutionnel,commedansl’exempledeSearle;ellespeuventaussisurvenirencoursdecoordination,voireàl’occasiondeconflitsdecoordination.Maisquoiqu’ilensoit,ellesfournissentdespotentialitésdecontrôlebienau-delàdeleurs lieu et tempsd’apparition et permettent de relier entre euxplusieurs points d’applicationde cescontrôles,plusieurspointsdecontactaveclesactivitéseffectives,ainsireliésmalgréleurdistance.Enchacun de ces points, cependant, tout contrôler serait impossible, si bien que le contrôle s’attacheseulementàquelques traitsdecesactivités.Àcesconditions, les institutionsnouspermettentd’établirdesrapportsdirectsentredesancragesconcretspourtantséparésparbiend’autresactivités.Cependanttoutes les règles qu’on formule et propose ne parviennent pas à se propager ainsi, ou, quand elles sepropagent, nedonnentpas forcément lieu àdes coordinationsquipuissent encore se référer à la règleinitialementexplicitée.Ceséchecsmontrentquelesrèglesexplicitesnepeuventpasse réduireauseulancrage de leur déclaration et qu’elles doivent être mises à l’épreuve de multiples autres tests dansdifférentspointsdecontrôles.

Lescontrôlesquepermettentlesrèglesexplicitessedéclinentselonplusieursfonctionsdecontrôle.Toutd’abord,1)lesrèglesexplicitespermettentuncontrôledelacommunication,plusprécisémentdesa fiabilité et fidélité. Elles peuvent être communiquées à un grand nombre d’acteurs sans que leurformulationsoittropdistordued’unindividuàunautre.Cettepropriété,d’ailleurs,exigedeformulerlesrèglesde tellemanièreque leur représentation soit stabled’un individuà l’autreetquechacunpuissecontrôler la fidélité de sa propre représentation aumessage qu’il a reçu.À ce stade, les fonctions dereprésentationetcellesdecontrôlesontintimementliées.OnpeutrenvoyerauxtravauxdeSperbersurl’épidémiologiedesreprésentationspourdespistesderecherche 3surcequipeutassurerlafiabilitédecegenredetransmission.Cependant,unerègle,siexplicitequ’ellesoit,n’assurepasàelleseulequesonapplicationdansuncontextesoitpertinenteouqu’ellenedéviepastropdecequedonnesonapplicationdansunautrecontexte.Etiln’existepasdemétarèglequipuissenousdirepourchaquecontextedifférentcomment modifier l’application d’une règle explicite. La stabilité des représentations dans lacommunicationnesuffitdoncpasàassurerlabonneapplicationdesrègles.

Uneconditionsupplémentaireestdoncrequise.L’applicationdesrèglesdoitavoirdeschancesderésoudre des problèmes de coordination et de coopération. Ceux qui nous intéressent ici tiennent tout

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d’abord à ce que certaines tâches ou activités collectives requièrent des coordinations, et nousconsidéronscellesdecescoordinationsquiexigentelles-mêmesdeseffortsdecoopérationdelapartdesindividus–dontcertainspourraientespérerprofiterdeseffortscoordonnésdesautressansyparticipereux-mêmes.Maisdeplus,mêmequandcesindividusfontréellementdeseffortsdecoopération,ilsepeutencoreque leurseffortsne soientpasbiencoordonnés.Nous retrouvons icidesconditionsposéesparBicchierietparGintis,maisnouspouvonslesrendrecohérentesentreelles,alorsqueleursformulationsinitiales s’opposent : il y a bien au départ un problème de coopération (pour Bicchieri), et lacoordination est au départ incertaine (pour Gintis). Pour répondre à ces deux problèmes, les règlesexplicitesontunefonctiondecontrôledescoopérationsdesecondordre.Eneffet,cescoordinationsserévèlent exiger des coopérations, et inversement ces coopérations doivent de plus être elles-mêmescorrectement coordonnées. Nous avions signalé au chapitre précédent le problème des exploiteurs desecond ordre, ces coopérateurs qui ne punissaient pas les exploiteurs. Notre problème estmaintenantcelui de coopérateurs qui pourraient ne pas coopérer pour coordonner correctement leurs efforts decoopération.Ils’agitdoncd’unproblèmedecoopérationdesecondordre.Ilfautquedescoordinationspermettentàchacundecontrôlerquelesconduitesd’agentsdifférentsvontbienpouvoirsecoordonnerdemanièreconformeàlanorme,alorsmêmequecettecoordinationexigedeseffortsdecoopérationetquechacun pourrait avoir une interprétation légèrement différente de ce qu’il faut faire pour coopérer. Lasimpleconformitétellequel’évalueteloutelsujetn’estdoncpassuffisante, il fautquelesdifférentesconduites puissent s’interpréter comme corrigeant leurs déviances pour aller dans le même sens. Lesrèglesexplicitespeuventalorsnousdonnerdesrepèrespourdéclareruncomportementnonconformeetfaire partager ce jugement aux autres coopérateurs. Elles permettent un contrôle des coopérateurs surl’orientationdeseffortsdecoopérationdeleurspartenaires.

Lesrèglesexplicitespeuventencoreavoirunetroisièmefonction,celle3)ducontrôledurespectcollectifdesfinalitésetdesvaleurs.Ellesnesebornentplusalorsàproposerseulementunerecetteoudescritèresdecontrôle,maisellesvisentaussiunefinalité,ouencoreellesmettentlacoordinationsousl’invocationd’unevaleur(quipeutallerdelaproductivitéaurespectdeladémocratieenpassantparlabonne entente). Cela a l’avantage de nous permettre de ne pas avoir à attendre, pour exercer notrecontrôle,d’avoirobservélerésultatfinaldescomportementsagrégés.Enfonctiondecettefinoudecettevaleur,nouspouvonscontrôlerencoursd’action,voireavantledémarragedel’action,latendanceàlaconvergencedes efforts de coopération.Pour ce faire, nous prenons en point demire la finalité ou lavaleurquijustifielarègle,etnousexigeonsdesautresetdenous-mêmequechacunrévisesaconduiteenfonctiondecettefinalitéouvaleur.Cesrévisionsdoiventsecoordonner–leurcoordinationvaservirderepères de contrôle – si bien que la définition de la révision que chacun a à faire va dépendre del’orientation de la révision des autres. Chacun va ajuster sa conduite en cours d’action, voire sesmanièresdeseprépareràl’action,defaçonàparveniràunecorrectionmutuelledesdivergencesentrelespartenairesparrapportàcettefinalitéouàcettevaleur.

Celapeutnousameneràmodifiernotrepropreconduitequand,priseisolément,elleseraitcorrecteparrapportauxrepèresdonnésparlarègle,maisque,prisedansl’interactionaveclesinterprétationsde

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larègleparlesautres,ellen’assurepluslaconvergencedesactions.Nousdevonsalorsnousajusterpourcompenser les divergences d’autres coopérateurs. Nous ne contrôlons plus seulement le fait que lescomportements sont conformes à certains repères ou critères, nous contrôlons la tendance descoopérateurs à ajuster mutuellement leurs comportements de manière à maintenir l’orientation de lacoopérationverstellefinalité.Nousnecontrôlonspasseulementlamanièredontcescomportementsseconformentàunerègle,nouscontrôlons,parcesrepèrestenantauxcoordinations,leurtendanceàsuivrecollectivementlarègle.

Cettedistinctionrevient,on levoit,àfaireunedifférenceentreuncontrôledepremierordre,quiportesurl’atteintederepèresoudebuts,etuncontrôledesecondordre.Celui-làportesurlafaçondont,pour assurer une orientation collective vers une fin ou dans le respect d’une valeur commune decoordination,chacunacontrôlésamanièred’atteindrelesrepèresetdesatisfairelescritères;etcelaenfonctiondesmanièresdesautresetenfonctiondelasatisfactioncommunedelafinalitésouhaitée,oudurespectdelavaleuraffichée.Cefaisant,cescontrôlesdesecondordreontassuréunenracinementmutueletcollectifdecettefinalitéoudecettevaleur.Ainsi,dansundébatjuridiquecontradictoire,lefaitqu’onpuissedisputerdesargumentsmontrantqu’onasatisfaitouviolé tellevaleur,montrebienqu’ondébatalorsdusuividesrègles,mêmesionsedonnecommegarde-fousdesindicesdeconformitéauxrepèreslégaux.

Ces trois premiers effets de l’explication des normes suffisent déjà à expliquer leur émergence.Pouvoirexercersurlesautresuncontrôleindirectmaisplusétendu,doubléd’uncontrôleencontinudelaconformitéducomportementàdesvaleursainsiqued’uncontrôledeleurintentiondesuivreunerègle,donneà chacununpouvoir et fournit une sourcede reconnaissance sociale, à laquelle les interactionsavecautruietlestiersquiontconstituénotresubjectiviténousontrendusensible.Unrepèrequipermetcescontrôlesvadoncêtreunattracteurpourlesacteurssociaux,cequivaaugmenterlapuissancedecetattracteurenfonctiondunombremaisaussidel’investissementdesacteursquis’yréfèrent.

Ornouspouvonsallerencoreplusloin,puisquenouspouvonsvouloirfaireporternotrecontrôlesurlaformulationmêmedelarègle,puisqu’ils’agitd’unerègleexplicite.Cettefonction4)decontrôledesrègleselles-mêmespeutd’ailleurs sedédoubler.D’unepartnouspouvons tenterde savoir si, ennousproposanttelettelrepère,larègle,quandonexaminelesconséquencesdesonapplication,assurebienlafinalitéqui lamotive.D’autrepartnouspouvonscontrôler lacohérencede la finalitéde la règleavecd’autresmotivations et valeurs dont nous pourrions souhaiter qu’elles priment sur celles que la règleinvoquedirectement.Danslepremiercas,nousadoptonsuncontrôledumêmegenrequeceluiquiportesurlechoixdeconventions,voirederèglesd’étiquette(parexemple:est-ilpluscourtoisdeposerlesfourchetteslespointesenl’air,cequipeutêtreunpeuagressif,ouverslebas?Ouencore:lesronds-points régulent-ils demanière plus socialisée et plus fluide le problème des croisements que les feuxrouges?).Danslesecond,nousdiscutonsdelasubordinationd’unenormeàd’autresnormesaunomdelaprioritéàdonneràtelleexigencesurd’autres,etcelapeutnousconduiredansledomainedesnormesmorales.

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CONVENTIONSETRÈGLESMORALES

Les études de psychologie cognitive montrent que nos évaluations diffèrent – très tôt dans ledéveloppement–selonquenousavonsaffaireàdesrèglesquisontdeconventionsociale,ouàdesrèglesmorales.Nousreconnaissonsassezvitequedesconventionssociales,commelesmanièresdemettrelecouvertoulesrèglesdepolitesse,peuventêtreautresqu’ellesnesont.Nousavonstendanceinversementà penser que les règles morales, comme ne pas tuer ou dire la vérité, peuvent être tenues pouruniverselles voire inconditionnelles. De fait, des enfants même peu âgés sont capables de faire ladifférenceentrelesrèglesd’étiquetteetlesnormesquenouspensonsêtredesnormesmorales.

Cettestabilitévacependantdepairavecdenettesévolutionsaucoursdudéveloppement.Uneétude(Fehr,Bernhard etRockenbach, 2008)montre quequandon confronte des enfants à des situations quiproposentdeschoixentrecoopérerounepaslefaire,leurconduiteévolue,engrandissant,d’unemanièrecomplexe : ils peuvent commencer par des comportements de don qui nous semblent exagérés, pourensuite ne tenir compte que de leurs propres désirs d’appropriation, et finir par combiner, selon lessituations,coopérationoupoursuitedeleurintérêtpropre,d’unemanièresimilaireauxadultes.Ilsembledonc qu’ici l’éducation sociale joue un grand rôle et que les conduites que nous considérons commemoraless’édifientsurunebased’interactionsociale 4.

Cesapprentissagessociauxvontpouvoirorienterlesévaluationsmoralesenfonctiondescontextesculturels,etonpeutreliercesdifférencesd’évaluationàdesdifférencesd’activationscérébrales.AinsiHanetal. (2013)montrentque lesAméricainsnonseulementprennentplusde tempsàrépondreàdesdilemmesmoraux(mettantenjeudespersonnes,comparésàdesdilemmesquinemettentpasenjeudespersonnes)alorsquelesSud-Coréensrépondentplusvite,maisaussiquelespremiersactiventdavantagelazoneducortexcingulaire antérieur (ACC), liée à des résolutionsde conflits, alors que les secondsactivent davantage celle du cortex préfrontal dorsolatéral et le putamen (lié à des réactions rapidesconcernant la satisfaction). Il sepourrait que lesCoréensvisentnonpas à résoudreun conflit,mais àtrouverlecontrôlequilessatisfassesocialement.

Sinouspouvonsdistinguerentredesrèglesdepolitesseetdesrèglesmorales(commenepastuerounepasmentir),nouspouvonsaussidistinguerentrereconnaîtrelavaleurmoraled’unacteetchoisird’accomplircetacte.Eneffet,nouspouvonsreconnaîtrequ’unacteestbonoumauvais,etcependantnepasdéclencherlaconduiteappropriée(Moll,2005)!FeldmanHalletal.(2012)ontmontréqu’ilyaunegrandedifférenceentre lesanticipationsdessujetssur leurconduiteet leurcomportementeffectifdansune expérience (version atténuéede l’expériencedeMilgram)oùon leur donne le choixde soumettred’autressujetsàunchocélectriqueplusoumoinsélevé(tousleschocsicisontsupportables),oubiendepayerpourleuréviter lechocproposé.Lessujetspensentquelesparticipantsvontpayerpourl’éviterauxautres,mais,quandilsagissent,ilschoisissentplutôtdeconserverl’argentpoureux5.Nouspouvonsaussifaireladifférenceentredesnormesmoralesquirégissentlesrelationsentreproches,etcellesquirégissentnotregroupesocial.Nousenarrivonsmême,lorsquenoussortonsdenotregroupeouquenoussommesamenésàvivredes situationsnouvellesouplus complexesqueprévu, àpouvoir critiquer les

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normes valant pour nos proches et celles valant pour notre groupe. On pourrait penser que c’est enétendant notre champ d’expérience à d’autres groupes que nous sommes amenés à prétendre àl’universalitédecertainesnormes,mais ilsemblequecesoitplutôten tentantd’étendre lesnormesdenotregroupeàd’autresgroupes!Inversement,quandnousdevenonsplussensiblesàlacomplexitédessituations, cela nous amène à porter un regard critique sur des normes qui seraient insensibles à lasingularitédecessituations.Enfin,quandnousavonsàchoisirentrecesdifférentstypesdenormativitésdans une situation donnée, nous pouvons dans notre réflexion nous référer non plus à des normesdirectementapplicables,maisàdesorientationsquenouspouvonschoisirpournousguider(maisnonpasnousdéterminer)etàdesprincipesquisontcommunsàcesorientations.

CequedesauteurscommeParfitontappelélamoraledesenscommun6combinela«moraledesproches»(quinousconseilledenoussouciersurtoutdenosproches)etunepriseencomptepartielledeslimitesdecettepremièremoralequandnousétendonsnosrelationsàdespersonnesextérieuresàcecercle.Cettemoraledesenscommuntrouveàsontourseslimites,quand,parexemple,elleconduitànepasprêterattentionàdespetitesdéfaillancesdontl’accumulationsurdescollectifsimportantspeutavoirdesconséquencesnéfastes,attentionàlaquellenousinciteenrevancheunemoraleutilitariste.L’éthiquedu care se souciant de ceux que nous rencontrons semble proposer une extension de la morale desprochesàtoutepersonne,maiselleexigedetenircomptechaquefoisdelasingularitédessituations,sibienqu’ellesembledevoirrenoncerànousfournirdesrèglesexplicites.Elleasurtoutunefonctiondecritique d’autresmorales comme lamorale kantienne, qui prétend suivre des règles rigides parce queuniverselles, ou comme l’utilitarisme, qui prétend tout faire dépendre d’un calcul des conséquencescollectives.Nouspourrionsainsidistinguerentreunemoraledesproches,unemoralesocialeoumoraledugroupe,etdiversesmoralesgénéralistes.Nouspourrionsalorsréserver le termed’éthiquepouruneréflexionsurcesdifférentesmorales,pourdescritiquesquipeuventenêtrefaitesaunomd’uneexigenced’universalité,aunomd’unepriseencomptedesconséquencespluslointaines,ouencoreaunomdelaparticularitédessituations,ouencorepourunediscussionargumentéesurcequipeutjustifierl’appelàteloutelprincipe.

DESNEUROSCIENCESDESATTITUDESMORALES?

Les neurosciences et la neuroéconomie peuvent prétendre avoir aussi des choses à dire sur lesactivitéscérébralesquisous-tendentlesjugementsportantsurlamanièredontuneconduitepeutounonsatisfaire soit des conventions, soit des règlesmorales.Moll et al. (2005) notent que les évaluationsmoralesexigent,pourjugerdesactions,d’avoirdesperspectivespluslargesqu’uneviséeinstrumentaleetdeprendreencomptedesconséquencesàlongterme,sibienquecesévaluationsvontactiverlecortexpréfrontalquipermetcettepriseencompte.Ilsproposentdecomprendrenotresensibilitémoralecommerésultantdelacombinaisondediverstraitements(évaluationsàlongtermeetévaluationsémotionnelles,quiactiventlesystèmelimbiqueetlecortexorbitofrontalpourdesassociationsentresituationssociales

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et émotions). Certes, mais c’est là simplement transposer dans le vocabulaire des neurosciences desassociationsdecatégoriesquenousfaisonsspontanémentàproposdelamorale.Cesactivations,onlesretrouve d’ailleurs aussi dans des évaluations qui ne sont pasmorales,mais esthétiques 7.Onpourraitainsiobjecterquelesdispositifsexpérimentauxactuelsenneurosciencesnesontpasd’ungrainassezfinpour tenircomptedesdistinctionsquenousavonsfaitesentredescontrôlesdedifférentsordres.C’estvraiengénéral,maislesdifférencesobservéesexpérimentalementpeuventcependantnourrirlaréflexionsurcesdistinctionsplusfines.Nouspartironsdedeuxtypesd’étudesquipeuventalimentercegenredediscussion, celle de Grygolec, Coricelli et Rustichini (2007) sur le rapport entre responsabilitépersonnelle et observabilité sociale, et celles de Greene (2001, 2003, 2004) sur les rapports entreraisonnementsurlesconséquencesetévaluationsliéesauxémotions.

Lapremièreétudeneportepasspécifiquementsurlaresponsabilitémoraleetmetplutôtenjeudesquestions de statut social.Mais elle peut nous servir de « contrôle » pour détecter par différence lesévaluations et choix proprementmoraux. Le dispositif expérimentalmontre que la différence entre cequ’unsujetaobtenueffectivementetcequ’ilauraitpuobteniraplusd’importancepourlesujetquandilestarrivéàcerésultatparuneactionqu’ilalui-mêmedécidéequelorsquelerésultatnedépendpasdeluimaisd’uneloterieoud’élémentsextérieurs.Lefaitqued’autrespersonnespuissentobserveretdoncévaluer ce résultat accroît aussi son importance. Ces différences d’importance sont corrélées auxdifférencesd’activationdustriatumventral–quiestcommeonl’avuunélémentcentralducircuitliéàlarécompense–etducortexorbitofrontal,liéauxcomparaisonsentreunedonnéeréelleetlareprésentationd’unétatauquelonauraitpuparvenirmaisquines’estpasréaliséetestrestécontrefactuel.

Laconjugaisondesdeuxactivations,peut-onpenser,montrequenotresatisfactionest liéeàcettecomparaisonentrecequiestetcequiauraitpuêtre.Cettesensibilitéquinesebornepasàcequiexisteestévidemmentuncomposantnécessairede touteévaluationmoraleaussibienquesociale. Ilestclaird’ailleurs que les différentes catégories de normes morales que nous avons distinguées exigent desmodalitésdecomparaisoncontrefactuelledeplusenpluscomplexes.Ainsipourpouvoirproposerdesprincipeséthiques,quinedéfinissentpasdesrèglesd’action,maisseulementdesorientationsquipeuventnousguiderdansnosévaluationsmorales,ilfautavoircomparécequ’adonnél’applicationd’unenormemoraledanstellesituationàcequ’yauraitdonné(contrefactuellement)l’applicationd’autresnormes,etavoir extrait de ces comparaisons des orientations qui seraient pertinentes pour la situationcontrefactuellecommepour lafactuelle,etquipourraientêtreévoquéesavecprofitpourdessituationssimilaires.

Cependant, si nous revenons à cette expérience, l’activation du striatum ventral et du cortexorbitofrontal ne peut y correspondre qu’à des évaluations faites au sein d’un circuit activé dans unesituation donnée. Il serait alors nécessaire, pour aller jusqu’à l’éthique, de montrer des activités decomparaisonquiimpliquentderelierdifférentscircuitsactivéspourdessituationsdifférentes.

LesexpériencesdeGreenenevontpasjusque-là,maisellesrepèrentdesdifférencesentrecircuits.Ilaanalyséenimageriecérébralelesdifférencesentrelesactivationsprovoquéesparlesprésentationsdesdeuxscénarioslesplusclassiquesdecequ’onappelleleproblèmedutrolleyfou.Untrolleydevenu

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incontrôlablevaécrasercinqouvriersquitravaillentsuruneligne,àmoinsquevousaiguilliezletrolleysuruneautreligneoùilnevaécraserqu’uneseulepersonne,soitvouspoussiezunénormepersonnageduhaut d’un pont de telle manière qu’en tombant sur la ligne il fasse dérailler le trolley. L’imageriecérébralemontredanscesecondcasuneactivationsupérieuredezonesliéesauxémotions–sibienqueles circuits cérébraux peuvent différer dans les deux cas. Les sujets disent préférer manœuvrerl’aiguillageplutôtquepousserlegroshomme,alorsquedupointdevueutilitariste,sensibleauxseulesconséquences 8, les deux choix devraient être indifférents puisqu’il y a dans les deux cas mort d’unhomme.SelonGreene,pourque l’onarriveà lapositionutilitariste il faudraitque lecortexpréfrontal(particulièrementdorsolatéral,DPFC)ainsique lecortexcingulaire antérieur (ACC), associéspour lepremieràuneformedecalculcomparatifetpourlesecondàladifficultédel’évaluation,l’emportentsurleszonesémotionnellesquidéclenchentuneréponseplusimmédiate 9.

Cependantd’autreschercheursenneurosciences(cf.Molletal.,2005)sontquelquepeusceptiquesà l’égard de l’identification entre calcul utilitariste et activation du DPFC, comme à l’égard d’uneopposition tropdualisteentrecognitioncalculatriceetémotions.Pourprendreunexemple, l’amygdale,censéetraiterl’émotiondepeur,estaussiactivedansladétectiond’élémentssurprenantsetinformatifs,etadoncunrôledemotivationcognitiveimportant.

Nouspouvonsajouteràcetteperplexitéunautre scepticisme,quiconcernecette fois lecaractèreprincipalementmoraldesmotivationsquinousamènentàpréférermanœuvrerunaiguillageplutôtquedepousserungrosbonhomme.Ilesteneffetpossiblequ’ils’agissedeconsidérationsquiseraientàlafoispragmatiques, sociales etmorales (mais pas seulementmorales), et qui auraient trait au problème del’assignationdelaresponsabilitéd’uneaction.Unerevuedequelque17variantesdifférentesduscénariodutrolleyfoudisponiblesdanslalittérature,quenousavonsesquisséeàl’occasiond’unecommunication(Livet, 2011), semble bien indiquer que ce qui compte avant tout pour les sujets soumis à cesexpériences,c’estdepouvoirinsérerleplusd’étapesetdoncdedistancepossibleentreleurinterventiondirecte, considérée comme le premier segment d’une suite d’étapes qui s’enchaînentmais qui peuventaussiprésenterdesbifurcations,et lesconséquencesfatalesquienrésultentpour lesouvriersetautresgrosbonshommes(enyajoutantdansquelquesscénariosplusieurstrainssurdifférentesvoies).

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Dans ce graphe, une flèche barrée en tirets indique une succession qui n’intervient pasnécessairement,maisdemandeuneinterventiondel’agentetimpliquesaresponsabilité.L’agentpréfèreentredeuxscénariosconduisantaumêmenombredemorts,celuiqui impliquelemoinsd’interventionspossible.Lescours-circuitsderesponsabilitésontenpointilléserré.

Pour ne prendre que les deuxvariantes que nous avons citées, le deuxième scénario nous assurequ’enpoussantlegroshomme,ilseranécessairementtué.Dèslorsc’estnotrepoussée,combinéeavecl’arrivée du trolley, qui cause sa mort. Circonstance aggravante, il a été nécessaire que nous soyonsattentifsàassurercettecoïncidenceentresachuteetl’arrivéedutrolley–ilnousfallaitdéclenchernotrepousséeaubonmomentetpousserdanslabonnedirection.Sibienquela«réussite»decetacte,etdoncsa conséquence, lamort d’un homme, remonte aussi directement que possible à nos efforts et à notreintention. En revanche quand nousmanœuvrons l’aiguillage, cette action déclenche unmécanisme, quipeutfonctionnerplusoumoinsbien,sansquenouspuissionsrienyfaire–parexemplerienn’exclutqueletrolleydérailleaulieud’allersurl’unedesvoiesquiconduisentàdesrésultatsmortels.Celaintroduit

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unebifurcationpossibledesévénements,etdoncuneétapesupplémentaire,cellequiestnécessairepourassurerlebonfonctionnementdeladéviationsurl’autreligneaulieududéraillement.Enfin,ilrestedansnos esprits une certaine incertitude sur le comportement des ouvriers ou de l’ouvrier, ce qui introduitéventuellementencoreuneautrebifurcationpossibleetuneétapesupplémentaire.Toutescespossibilités,selonlescénarioproposé,nesontpasaccordéesaugroshomme,quenoussommescenséscontraindreàtomberselonladirectionquenousluiavonsdonnée.

Onpeutalorsraisonnerainsi:quandnouspoussonslegroshomme,notreresponsabilitéestengagéeaussidansleblocagedesbifurcationspossiblesdelasituation–lesscénariosquiproposeraientd’autresdéroulementsquesachuteaupointvoulu.Enrevanche,unefoisl’aiguillagedéclenché,nousn’avonsplusde responsabilité concernant les bifurcations possibles des événements. On peut représenter cesséquencesd’étapesselonungraphe,dontlepointdedépartestnotrepousséeetletermeestlacollisionentre legrosbonhommeet le trolley, lesbifurcationspossiblesétantalors représentéespardesnœudsintermédiaires, d’où partent les embranchements des autres scénarios. Bloquer ces bifurcations pourassurerunechutebiencibléepeutalorsêtretranscritparunarcquicourt-circuitelesdifférentsnœudsdebifurcationpourparveniraubutpoursuivi.Eneffetsi,unefoisexercéeunepousséesurlegroshomme,nouspouvonsréintervenirdirectementquandnousvoyonsuninstantplustardqu’ilnetombepasouquesatrajectoirerisquedenepasêtrelabonne,celarevientàdirequecettedeuxièmeétapeesttoujourssousle contrôle direct de notre première action, donc du premier nœud du graphe. Différentes étapessuccessives peuvent être ainsi court-circuitées, ce qui redirige la responsabilité directement sur notreintervention.On comprend que lorsque la conséquence finale est désastreuse, nous ayons une certaineaversionpouruneremontéederesponsabilitéaussidirecte.Quelescénarioquiconduitàlaremontéelaplusrapidedelaresponsabilitéd’uneconséquencenégativeversnotredécisiond’actionsusciteennousdesémotionsnégativesn’aparailleursriend’étonnant.

Orcetteaversionn’ariendeparticulièrementmoral,sinonévitersesresponsabilitésseraitdevenuunevertumorale.Ellea toutàvoir,en revanche,avec lesproblèmesdecontrôledontnousavons faitl’hypothèse,enreprenantl’idéedeJ.Proust,qu’ilssontaucœurdelaréférenceàdesnormesexplicites.Certes, dans cet exemple, les normes suivies par les acteurs n’ont pas été explicitées, mais lesévaluationsquel’ondemandeauxsujetsdesexpériences,elles,sontexplicites.Ellesvisentbienàêtrecommuniquées,partagées, ellespeuvent être critiquéespar les autres, s’appliquer àd’autres conduitesdansdessituationssimilaires,etc.Lesmodalitésdecontrôledenotreaction–etdecellesdesautres–sontdoncaucœurdenosévaluationsexplicites,quielles-mêmesnourrissentnosmanièresd’expliciterdesnormes.

Dans notre vie sociale, cette tendance à éviter de contrôler directement une action dont lesconséquencesnégativessontassuréesnousévitebeaucoupdeproblèmes.Ceuxquisehérissentàl’idéedepouvoirdissociervivreenpersonnemoraleetassumersesresponsabilitéslatrouverontimmorale.Onpourrait aussi simplement la trouver amorale. Elle n’est cependant pas dépourvue de rapport avec ledomainedelamoralité:c’estbienl’évaluationmoraledenotreactionetdenotrepersonne,évaluationà

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laquelle conduirait une telle remontée de responsabilité, que nous souhaitons éviter.Mais ici, commesouvent,semêlentdésirdereconnaissancesociale,attentesnormativesetappréciationsmorales.

Il ne serait pas impossible demettre ce genre d’hypothèse à l’épreuve de l’imagerie cérébrale.Aprèstout,celapourraitserapprocherderésultats(Blair,2000,2004,suivantRolls)quimontrentque,quandlecortexorbitofrontalestendommagé,onarrivemoinsbienàinverserunetendanceinitialedonton aperçoit les conséquences négatives (response-reversal). On est alors aussi moins sensible auxréactionsdesautres,manifestéespardesexpressionsdecolère.Onpourraitdoncétudiercommentunetendance,nonpluscettefoisàinverserlaréponse,maissimplementàlarendremoinsdirecte,peutêtrereliée ou non à une sensibilité à la désapprobation d’autrui. Il faudrait d’ailleurs distinguer ici lasensibilitéémotionnelleetlacapacitéàcomprendrelesintentionsd’autrui(quel’onditliéàlathéoriedel’esprit, TOM) puisque les psychopathes conservent la seconde alors que la première est chez euxquasimentabsente(Richelletal.,2003).Orpouvoircapterdesindicesdereconnaissancesocialeexigeàlafoislapremièreetlaseconde.

Ces expériences nous montrent bien que nos conduites morales mobilisent différents circuitsd’évaluation. Nous faisons appel à un circuit émotionnel, à un circuit d’interprétation des intentionsd’autrui.Nous lesassocionsàdescircuitsquiactiventdescomparaisonsentrecequi seproduitetcequ’onpouvaitattendrecommeautrescénario,ouentrecequ’onpouvaitattendrecommeémotiond’autruiet celles qu’il manifeste, et à des circuits qui intègrent ces différents modes de comparaison. Cetteintégrationestdélicate,parcequecescircuitsne fonctionnentpas tousà lamêmevitesse.Lescircuitsémotionnels peuvent être plus rapides, les comparaisons qui impliquent l’activation du cortexorbitofrontal ou du cortex préfrontal dorsolatéral sont plus lentes et peuvent n’avoir d’effet inhibiteurqu’après quelque temps. Enfin nos évaluations continuent même après notre décision et notre acte,nourrissantalorsdescomparaisonsavecd’autresactesquenousaurionspuaccomplir,comparaisonsquisemblentêtreessentiellespourunapprentissagemoraletencoredavantagepourdesréflexionséthiques.Ilestclairquenotreréflexionéthiquephilosophiquedoittenircomptedesconditionsdefonctionnementconcrètes de ces processus mentaux. Cela conduit à relativiser les prétentions d’une morale qui neproposeraitquedesrèglesuniversellesouquedescalculsconséquentialistes,etàdevenirplussensibleàdesconsidérationséthiquesquitiennentcomptedelamixitédessourcesdenosdécisionsmorales.

CROYANCESRELIGIEUSESETNORMESEXPLICITES

Lesévaluationsmorales combinentdoncdes réactions immédiates–des réactions émotionnelles,maisaussidesorientationspragmatiquesouencoredesévaluationsnonréfléchies–etdesestimationsplusréfléchiesetplusélaborées–quipeuventimpliqueruneprisedepositioncritiqueparrapportauxnormessocialesquisontdevenuesroutinières.Elles impliquentdescapacitésdecomparaisonentrecequiexisteetdespossibilitésquipourraientexister,maisquinesontpasréalisées(descontrefactuels).Orderécentesétudesquiportentsurdifférentstypesdecroyances,dontlescroyancesreligieuses,montrent

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quel’onpeutnonseulementcomparerunesituationréelleàunesituationcontrefactuelle,maisquel’onpeutaussi,enparticulierdansledomainereligieux,entretenirenparallèleoudemanièresuperposéedescroyances qui supposent une sorte de coexistence du factuel et du contrefactuel. On peut alors sedemander enquoi ces croyances religieusesdiffèrentdes croyancesmorales et enquoi elles leur sontsimilaires, et aussi dans quelle mesure d’autres croyances que les croyances religieuses peuventprésenter des dispositifs similaires. Cela n’implique pas que les religions soient réductibles à descroyances, puisque leurs liens avec les émotions, et les émotions collectives en particulier, sont bienconnus.Maissi,dansledomainedesémotions,lesémotionsreligieusesnousparaissentallerdesoi,lacohérencedescroyancesreligieusesetdescroyancesordinairesn’estpasévidente.

Surceterrain,lacombinaisonentreanthropologie,psychologiecognitiveetneurosciencespermet,toutcommesurceluidesévaluationsmorales,demontrerlacomplexitédesphénomènes.PaulHarrisetRitaAstutiontmontré,Harrischez lescatholiques,puisAstutietHarrischez lesVezodeMadagascar(2008)quecoexistentdeuxcroyancesapparemmentcontradictoiressurlamort,lapremièrereconnaissantque toutes les fonctions, corporelles etmentales, cessent avec lamort, la seconde, qui chez lesVezoréunitlesmortsauxancêtres,envisageantleurprésencepossibledanslacommunautéaprèsleurmort– alors que chez les catholiques, il s’agit d’une survie de l’âme, que le corps ne doit rejoindre qu’aujugementdernier.Cettecroyanceàunmodederelationdesancêtresaveclacommunautéaprèsleurmortn’empêchepasqu’enpréparantlesmortspourl’inhumation,onn’hésitepasàutiliserdel’eautrèschaudequi pourrait les ébouillanter, ou à leur tirer les cheveux si nécessaire, en donnant pour raison de cestraitementscavaliersqu’«ilsnesententplusrien».Cescroyancesreligieusessemblentdoncjouersurunregistre qui se superpose à celui de la croyance « naturaliste » qui voit dans la mort une cessationd’existence physique et mentale. Ce registre est déclenché dans le contexte d’histoires communémentacceptéesetquiconcernentlesancêtres,histoiresquiontétésocialementapprises.Onobserved’ailleursque les jeunes enfants produisent plus spontanément la croyance qu’après lamort l’esprit et le corpscessentdefonctionnerquelacroyanceliéeàlaprésencedesancêtres,quiestenrevancheentretenueparlesadultesetlesenfantsplusâgés.

Certainesdeces croyancesacquisespar confiancedans les assertionsdesautorités sociales,desphilosophes (à commencer par Jonathan Cohen, 1992) les ont appelées des « acceptations »(acceptances)–onpeut renvoyer àVasavoir deP.Engel (2003)pourplusdeprécisions. Il s’agit làseulementdecescroyancesquel’onpeutacquérirvolontairement,àladifférencedescroyancesausensépistémiqueduterme(ausensoùl’oncroitunepropositionpsil’onpensequepestvrai,quepestlecas,sanspouvoirdéfinitivementexclurequepsoit faux).Encederniersens,sinousétionsconscientsquenotrecroyanceenunepropositiontientsimplementànotresouhaitvolontairequ’ellesoitvraie,nousn’arriverions justement pas à la croire – au sens épistémique du terme.Or on constate que croyancesreligieusesetacceptationssemêlentassezintimement.

Cependant, cen’estpasparuneffetdevolontéque l’oncroit à lavie éternelleouau retourdesancêtres,mais d’abord parce qu’on croit à ce que d’autres croient. Pour autant il ne s’agit pas d’unecroyance qu’on ait pu obtenir simplement à partir d’information sur des faits, sans intervention de

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souhaitsetdevolonté(James,onlesait,parlepourlacroyanceenDieude«willtobelieve»,devouloircroire), et c’est ce qui la rapproche d’une acceptation. Les croyances religieuses impliquent le plussouvent l’acceptation de l’autorité des membres influents d’une certaine communauté. Mais une foisinculquées, les croyances religieuses se présentent comme des croyances qui s’imposent à nous sansinterventiondenotrevolonté.Latracedecetteorigineculturelleetsocialesemanifesteseulementdanscette superposition ou coexistence entre les croyances religieuses et les conceptions basiques desrégularitésdumondequinousentoure–etunedecesrégularitésnaturellesnousmontrequelecorpsdesmortsnefonctionnepas.

Ilnoussemblequelanotiondecontrôleestplusappropriéeiciquecelledevolontéoudedésir.Eneffetellepermetderelierl’aspectsocialdesreligionsetleuraspectcognitif.L’anthropologiecognitive(Sperber,Boyer,Atran10)proposedevoirdanslesreligionsuneffetcollatérald’unecombinaisonentredeux capacités cognitives de base (que nous utilisons dans bien d’autres domaines que celui descroyancesreligieuses):lacapacitédepouvoiridentifierunagentcommesourced’unchangementetcellede pouvoir se représenter des entités directement inaccessibles – comme les pensées des autres, desactionscontrefactuelles,etc.Lesreligionsnousproposentdoncdetrouverlasourcedeschangementsquinous affectent dans des entités personnifiéesmais auxquelles nous n’avons pas d’accès direct, et dontnouspouvonsimaginerlesintentions 11.Or,ajouterons-nous,cequipermetàunagentd’êtresourced’unchangement, c’est qu’il peut avoir par son action un certain contrôle sur les événements. De même,devinerlesintentionsdesautresnouspermetd’avoiruncertaincontrôlesurlamanièredontilsoriententleursactions.

Orpouvoirformulerexplicitementcertainesrèglesquirégissentlesinteractionsdesdivinitésentreellesetavecnousouvrelapossibilitéd’undoublecontrôle.Parsimilitudeavecnotrepropreusagedesrègles explicites, cela donne aux divinités ou puissances unmoyen de contrôler la conformité de nosactions à leurs exigences (contrôle de premier ordre). Inversement, en contrôlant nous-même cetteconformitédenoscomportements,nouspouvonspensersatisfairecesexigences,etdonccroireassurerunestabilitédansnosrelationsaveccesdivinités.Cespuissancesreprésententaussidesfinalitésoudesvaleurs, et nous pouvons donc être motivés par le souci de suivre les règles qu’elles nous donnent(contrôlededeuxièmeordre).Lesritesconjoignent lesdeuxordresdecontrôle,puisquenonseulementlescomportementsdespratiquantsd’une religiondoiventêtreconformesaux rites,maisqu’ilsdoiventêtreaccomplisavecunengagementauthentique.

Biendesreligionsmettentencoreenjeuunautredispositifdecontrôle,celuiexercépard’éventuelsintermédiaires entre les croyants et les divinités. Ces intermédiaires sont censés mieux identifier lesintentions des divinités que la plupart des croyants, et ils vont aussi s’arroger le rôle de contrôler laconformité des conduites des autres aux rites, voire le suivi des règles religieuses.Ces religieux sontd’ailleurssupposésexercersurleurspropresconduitesuncontrôlesupérieuràceluidesautresmembresdelasociété–cecontrôles’appliquantdanscertainessociétésjusqu’àdesprocessuscorporelsquel’onne penserait guère soumis à la volonté – contrôle de processus gérés par le système vagal comme larespiration.

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Parailleurs les religionsdont lesdogmescentrauxsont liésàdespréceptescomme la règled’or(« fais à autrui ce que tu voudrais qu’on te fît ») et qu’on peut qualifier de « religions morales »apparaissentquandles techniquesdeproductionpermettentd’obtenirdessurplussionyconsacreplusd’efforts,cequiposedesproblèmesderépartition,sibienquel’apparitiondecesreligionspourraitêtreliéeàlarecherched’unerègleproportionnellederépartition,quipermetdemaintenirdescoopérationsentredesindividusquiselivrentàdesactivitésdifférentes(BaumardetBoyer,2013).Ils’agitbienlàd’unmodedecontrôledescoopérations.C’estunnoyauquidemeurechezdesathées:ainsilesprincipeslaïquessontliésausoucidecontrôlerl’égalitédesconditionsentrelescroyances.

Enfin les religions nous fournissent des moyens de contrôler notre tendance à surestimer lessatisfactionsdansunfuturproche(lediscounttemporel),contrôlequiatteintsonplushautpointchezlescalvinistes–dont ladoctrine rapporte touteaction, à toutmoment, ànotredestinéeultime–alorsquechezlescatholiques,onpeuttoujoursespérerunpardoninextremis(Paglierietal.,2013;Carteretal.,2013).

Ilsepourraitdoncbienquelesreligionssesoientconstruitescommedesmisesenœuvresocialesdetouscesniveauxdecontrôle,dontlesmodeslespluscomplexesnesontdevenusdisponiblesqueparlaformulationderèglesexplicites 12.

Plusieurs expériences en neurosciences peuvent d’ailleurs corroborer cette approche socialisantedes croyances religieuses.AinsiHarris et al. (2009) ont comparé les activations cérébrales liées auxcroyances religieuses et non religieuses, ainsi qu’aux jugements portés par des croyants et des non-croyantssurdespropositionscomportantdescontenusreligieux.Ilsn’ontpastrouvédedifférences–dezones activées préférentiellement – entre l’activité de croire et celle de ne pas accorder sa croyance(disbelief),etcelaquel’onsoitcroyantounon.Enrevanche,dansnossociétés,oùlescroyantssaventqu’il existe des non-croyants et réciproquement, les propositions religieuses sont plus longues à jugervraies ou fausses que les non-religieuses. Les propositions contraires à la religion (ici la religionchrétienne)activent,aussibienchezlescroyantsquilesrefusentquechezlesnon-croyantsquilesjugentvraies,leszonesdel’insulaantérieure(liéeàdesréactionsémotionnellesnégatives)maisaussilazonedustriatumventral,liéeordinairementàlarécompense.

Cedernierpoint,quisembleàpremièrevueétrangedanslecasdescroyants,peuts’expliquerdelamêmemanièrequedansnotreréinterprétationdel’expériencedeDeQuervainetal.,oùl’activitédanslestriatumsemblait liéeàdeseffetsdereconnaissancesociale.Dansunesociétéoùchacunsaitqu’ilyadescroyants etdesnon-croyants,un jugement surdespropositions religieusesvaut adhésionà l’unoul’autregroupe,etdoncpeutéveillerunsentimentliéàlareconnaissancesocialeinterneàcegroupedanslesdeuxcas,aussibienqu’unsentimentnégatifàl’idéequel’autregroupenepartagepasnosopinions.

UntravaildeKapogiannisetal.(2009)montredemêmequelesdifférentesrégionsactivéespardespropositionsreligieusessoitthéoriques,soitpratiques,ouencoreindiquantuneimplicationdeDieu(demanière positive ou négative), ou enfin indiquant les émotions divines (soit positives, soit négatives)activentlesréseauxauxquelsonpourraits’attendrepourdespropositionsdechacundecestypes,maisquineporteraientnisurlareligionnisurDieu,maissurdesacteurshumainsusuels.

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Enfindeux expériencesdeNewberg (Newberg et d’Aquili, 2001 ;Newberg etWaldman, 2006),l’une portant sur les états de méditation de moines tibétains, l’autre sur les activités de prière dereligieuses franciscaines, montrent que ces états impliquent tous deux des activations cérébralesspécifiquesmais similaires, en particulier une baisse d’activité dans le lobe pariétal latéral supérieurpostérieur.Or,alorsquepourlesmoinestibétainscettebaisseestliéeausentimentden’êtreplussituénullepart,pourlesreligieusesfranciscainesellepourraitêtreliéeàceluid’êtreeninteractionavecDieu– qui il est vrai est ubiquiste,mais ce n’est pas cet aspect que les religieusesmettent en avant.Celamontred’unepartquelesexpériencesdecegenre,quisontliéesàdesinstitutionsqu’onpeutqualifierdereligieuses,nedépendentpasdansleurspécificitécérébraledelareligionconsidérée,etpourraientnepas être spécifiquement « religieuses » (ce sont les Occidentaux qui voient dans le bouddhisme unereligion),maisd’autrepartquecesontbiendeséducationssocialesdifférentesquipermettentdefairediverger les interprétations qui sont liées à ces activations particulières.Notre cerveau interprète sespropresactivationsselonnosacquisculturels!

Autrementdit ilestpossibledevoirdans les interactionsdites religieuses (avecDieu,ouplongédans une forme de vide qui est au-delà ou en deçà des particularités de ce monde) des manièresd’exploiter autrement nos capacités sociales d’interaction, en les vivant sur un mode virtuel, qui al’avantage de pouvoir être plus aisément contrôlé que ne le pourraient être des interactions socialeseffectives.Lesreligionsnousentraîneraientainsiaucontrôledenosinteractionssociales,danslamesureoù elles nous permettraient de nous y exercer.Mais elles pourraient aussi induire des conduites plusradicales, voire plus violentes, quand des croyants tenteraient de rendre les comportements sociauxeffectifs conformes à des conduites dont le contrôle n’a été efficient au départ que dans un mondeseulementvirtuel.

NORMESSCIENTIFIQUES,CROYANCESRELIGIEUSES,NORMESPOLITIQUESETJURIDIQUES

Sur la base de cette approche, nous pouvons esquisser une distinction entre différents types denormes, à commencer par les normes religieuses et les normes scientifiques. Les premières gèrent ceproblèmeducontrôledesconduitesenutilisantcommerepèresdesrites,reliésàl’apprentissaged’unehiérarchiestabiliséedevaleurs.Lessecondesproposentaussidesrepères,maisdonnéspardesméthodesquipuissent,toutenmaintenantuneformedecumulativitédessavoirs,assureraussideschangementsdeprioritésconceptuelles–Kuhnanommécelaunchangementdeparadigme,cequiestsansdouteexcessif.

Lesnormespolitiques,notons-le,ontunstatutquelquepeuintermédiaire.Ellesrégulent lesprisesde décisions, décisions qui apportent des changements dans les interactions sociales. Mais ellesn’impliquentpasnécessairementdechangementconceptuel,ousiellesenproduisent–parexemplelorsd’unerévolution–ellesnesesoucientguèredecumulativité.

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Lesnormes juridiques proposent un régimemixte.D’une part les normes légales sont supposéesintangiblesetdonccumulativesenunsensadditif,avecpouridéalqu’ellesformentunsystèmecohérent(danslaperspectivedeKelsen)oudumoins,danslaperspectivedelaCommonlaw,qu’ellespuissentêtre inféréesdeprincipescommuns(le juge«herculéen»deDworkinestcenséextrairecesprincipesdes jugements précédents). Lors des procès, en revanche, elles fonctionnent en conjonction avec uneintenseactivitéderéinterprétationde lapartdesparties,quichacunerapportent lesfaitsàdesnormesdifférentes,etdelapartdesjuges,quiinterprètentlajurisprudence.Onnoterad’ailleursquequandlesjuristes (plus audacieux que les juges, qui craindraient une ingérence extérieure) s’intéressent auxneurosciences,c’estpourtenterd’ytrouverdesindicateursdepsychopathologiessupposésplusfiablesque les évaluations des experts psychiatres, et pour pouvoir plus facilement décider de considérer uncriminelcommeirresponsable(Vincent,2011;Nadelhofferetal.,2012).Autrementdit,ils’agitpoureuxdepouvoiropposerauxémotionsdesplaignantsunegarantiemoinscontestable.

D’autre part, et inversement, l’activité du législateur consiste à partir de normes socialesémergentespour les régulerpardes loisexplicites,quitteà réviser lesnormes juridiques précédentes.Nous retrouvons donc dans le fonctionnement des normes juridiques tous les types de contrôles quepermetl’explicitationdesnormes:contrôledelastabilitédesformulations,contrôledelacoordinationcorrectedelacoopérationentreplaignant,défenseur,accusateuretjuge,contrôledurespectdesfinalitésetdesvaleurs,etcontrôledesrègleselles-mêmes(parlelégislateur).

La comparaison de la croyance religieuse avec la croyance que le profane peut avoir dans lesthéoriesscientifiquesesticiintéressante.Leprofanecroitlessavants;souscetaspect,ilcroit,commelecroyantreligieux,àcequed’autrescroient.L’étudedecetterelationdesconnaissancesscientifiquesaveccertainsmodesd’autoritéfaitd’ailleurspartieduprogrammedecequ’onappellel’épistémologiesociale(cf.Goldman,1987,2006).Unedifférenceentrescientifiqueetreligieuxpeutsefairejour.Lescroyancesdu savant restent toujours opaques pour le profane qui ne peut intégrer toute leur complexité. Aucontraire,lecroyantreligieux,dèsqu’ilaterminésoninitiation,partageengroslesmêmescroyancesquecellesdeceluiquilesluiainculquées(celadumoinsquandlareligionn’estpasdoubléede«sciencesdu religieux », recourant à l’expertise de théologiens, exégètes et spécialistes des religions). Ladifférenceessentielle,cependant,estqueceluiquidoutedesescroyancesreligieusesrisqued’êtreexcludelacommunauté,alorsqu’ilestadmisparlacommunautédessavantsqu’ilspuissentenveniràmettreenquestioncertainesconclusions.Cen’esttoutefoisjugéadmissible–etavecrésistance–quesidetelshétérodoxesnedoutentpasdetoutetsileurstravauxpermettentd’avoiraccèsàdenouvellesbranchesdusavoir. Quand ces travaux amènent des révisions des connaissances, certaines croyances scientifiquespeuventserévélerfausses–maispastoutes,etl’ensembleconstituéparlescroyancesrestantesetparlesnouvelles croyances doit permettre d’explorer des domaines nouveaux. C’est là une forme decumulativitéquin’estpassimplementadditive,quinesebornepasàajouterdenouvellespropositionssansrienretrancher,etquipeutmêmeameneràmodifierlestatutdescroyancespersistantes,lesquellespeuventdevenirmoinscentrales,voirevalides seulementdansundomaine restreint.Nonseulementonréviselescroyances,maisonpeutaussiréviserleurstatutdecroyancesprioritairesetfondamentales 13.

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Certes, là encore, les dispositifs de contrôle de ces révisions par différentes autorités de l’institutionscientifique sont nombreux.Mais ces autorités doivent elles-mêmes satisfaire une certaine contrainte :leur contrôle doit pouvoir donner lieu lui-même à contrôle, ce qui exige qu’elles donnent des raisonsexplicitesdeleursdécisions(mêmesiellesnedonnentpasforcémenttoutesleursraisons,dontcertainespeuventêtrepeuscientifiques).

L’épistémologiesocialesemblenousmenerloindel’économie 14.Pourtantdanssesdéveloppementscecourantderecherchess’estfortementinspirénonseulementdelapsychologiecognitive,maisaussidel’économie. List et Pettit ont ainsi repris dans ce domaine la stratégie construite pour produire lesthéorèmes d’économie qui démontrent, comme le font le théorème d’Arrow ou celui de Sen,l’impossibilité de définir une fonction de choix collectif qui satisfasse certaines exigences pourtantsouhaitables. On pourrait peut-être étendre aussi ces théorèmes au domaine religieux : il sembleimpossible de trouver pour une collectivité une fonction de choix d’une religion unique, religion quipermettecependantàchacundeseforgersaproprecroyance,quis’appuiesurdescomparaisonsentrereligions faites deux à deux, qui respecte la préférence unanime de tous pour une doctrine religieuseplutôtqu’uneautre,maisquiévitequetoussesoumettentàlareligiond’unseul.

On pourrait avec quelquemalice rappeler que l’économie combine des traits des connaissancesscientifiques et des traits des religions. D’une part les découvertes en économie théorique sont biensoumises à la critique scientifique et restent par ailleurs opaques pour les profanes ; et les étudesd’économétrieetcellesd’économieexpérimentaleoudeneuroéconomieprésententaussiquelques-unsdecestraits.Maisd’autrepart,mêmesileséconomistesthéoricienspréféreraientmoinsdedistorsionsentreleursrésultatsthéoriquesetlesphénomèneséconomiques,ilssontcapablesd’yresterpeusensibles.Dèslorsladualitéentrelessituationsidéaliséesétudiéesdanslathéorieetlessituationséconomiquesdefaitpeuts’installerassezdurablement,surunmodequiprésentequelquessimilaritésaveclacoexistenceousuperpositionentrelescroyancesdebaseetlescroyancesreligieuses,quenousavonsévoquéeàproposdusortdesmortschezlesVezos.

Quelques études d’imagerie cérébrale ont suggéré que lors d’activités mentales liées à desévocationsreligieusesestactivéeunecombinaisondezones(lecortexpréfrontaldorsal,lecortexfrontaldorsomédianet lecortexpariétalmédian)qued’autresexpériencesont trouvéeassociéeàuneactivitéd’évaluation réflexive, dans un retour du sujet sur lui-même (Azari et al., 2001). On note aussi uneréduction de l’activité du cortex cingulaire antérieur (ACC), qui peut être liée à une diminution del’anxiété (Inzlichtetal., 2009).Cependant, ajouterons-nous, le caractère réflexif de ces activitésn’estpasforcémentconscientchezlessujets,leurexpérienceétantplutôtcelled’unerelationimmédiateàcequ’ilscroient–mêmesilarecherchedelapaixdel’âmesembleunleitmotivdebiendesreligions.

Les croyances religieuses apparaissent donc impliquer une dualité ou une superposition entreinculcationsocialeetcroyances«naturalistes»debase,commeentreréflexivitéetadhésionimmédiate.Mais cettedualité est laplupart du tempsmise entreparenthèses, sinon effacée : la source externedel’inculcationestpleinementintériorisée,laréflexivitéetl’introspectionsontvécuescommesentimentouintuition immédiate.À l’inverse, les croyances scientifiques remettent sans cesse en tension la dualité

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entre d’une part les théories admises ou supposées établies, et d’autre part la réflexion critiquepersonnelleoulesdiscussionsentrepairs.Laréflexivitéestprésentedanslesdeuxrégimesdecroyance,maisdanslescroyancesreligieuseselleestreprisedansunmodeimplicite,alorsquedanslescroyancesscientifiqueselledoitdonnerlieuàexplicitation.

Or la réflexivité est liée au contrôle. Dans la religion et dans la morale, elle donne lieu à unautocontrôle, qui amène la personne responsable à s’infliger à elle-même un blâme quand il y a eudéfaillance, contrôle qui lui rappelle les valeurs qu’il est désirable de respecter. Dans le travailscientifique,ontented’éliminerlessourcesdeblâme,parexemplelesfautestechniques.Enrevancheonauraitplutôttendanceàtenter,danslesprotocolesexpérimentaux,derenforcerlessourcesderésistancedelanatureauxhypothèsesduchercheur–ceshypothèsesquisontceàquoiilaccordeunevaleurtouteparticulière.La religionmet le croyant à l’épreuve des valeurs, l’expérimentation scientifiquemet leshypothèsesvaloriséesparlechercheuràl’épreuve.

Lecontrôle sedécale.Dans la religion, il ported’unepart sur le respectdes conduites rituelles,d’autrepartsurlesmotivationsducroyantàsuivrelespratiquesreligieusesetsurlaconformitédesesformulationsdecesmotivationsaveclesformulationsdesareligion.Danslesdeuxcasdefigure,nousretrouvons nos trois premières fonctions de contrôle (contrôle de la communication, contrôle descoopérationsdesecondordre,contrôledurespectdelafinalitédesrègles).

Danslarecherchescientifique, lecontrôleportesur leshypothèses,quisontdesformulationsdesattentesduchercheurcontrôlablesparsacommunautéscientifique.Oronpeutaussivoirleshypothèsescommedesrèglesexplicites:ellesformulenteneffetlelienconditionnelentrelesconditionsdedépartde l’expérienceet les résultatsattendus.Comme toutes les règlesexplicites, ellesétablissentainsidesrapportsdirectsentredespointsdecontrôlequipeuventêtrelointainsetdemanderpourêtreatteintsbiendesmédiations.Mais si les hypothèses sont des règles explicites, alors le contrôle de ces hypothèsesrelèvebienaussidenotrequatrièmefonctiondecontrôle:oncontrôlelesrègleselles-mêmes–dumoinscertainesd’entreelles.Alorsqueletroisièmetypedecontrôlepouvaitamenerlecroyantreligieux,dansunretoursurlui-même,às’interrogersurlaconformitédesesmotivationspersonnellesaveclesfinalitésou valeurs de sa communauté, le quatrième type de contrôle renvoie le contrôle des hypothèsesscientifiquesàl’extérieur,à larésistancedelanature,etàcettesériedepointsd’ancragequesontlesexpériences ultérieures et les remises en cause par d’autres théories et modèles. Cette position peutsembler donner l’avantage aux « réfutationnistes » à la Popper sur des partisans de justificationspositives.Maispourunerèglepasseravecsuccèsunemiseàl’épreuveestlemeilleurersatzquenouspuissionsavoird’unejustification.

Oncomprendalorsquelarechercheexpérimentalefassepartiedecespratiquesinstitutionnellesquifontporterlecontrôlejusquesurlesrèglesexpliciteselles-mêmes.Fontaussipartiedecespratiqueslesdiscussionspolitiquesetéthiques,quisedonnent,ellesaussi,lesmoyensderemettreencausecertainesrèglesexplicitestoutencontinuantàs’appuyersurd’autresnormes,jugéesplusfondamentales.

Cetteremarquenouspermetfinalementde trouverun traitcommunauxdifférents typesdenormesexplicites : elles permettent de faire fonctionner en parallèle deux régimes dont chacun répond aux

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défaillancespossiblesdel’autre.L’explicitationdesnormesreligieusesfixedesrepèrescommunautairesetrituelsexternes,alorsmêmequelescroyancesreligieusesfontfonctionnerdesformesderéflexionetd’introspectionsanslesaffichercommetelles,eneffaçantleuraspectdedécouplage.L’explicitationdesnormesjuridiquesdonneuncadreauxéchangessociauxetauxprocès,alorsmêmequeceséchangesfontémergerdenouvellesnormesetquelesprocèsdéploientlapluralitédesinterprétations.L’explicitationdesnormespolitiquesdonneuncadreauxinteractionssocialestoutenpermettantunecritiquedesrèglesproposées. L’explicitation des normes scientifiques donne un cadre doctrinal aux chercheurs, tout enpermettantaussilacritiquedesrésultatsproclamésetdesprogrammesderecherche.L’explicitationdesnormesmoralespermetàl’éthiquedemieuxdéfinirlecadredesexigencesmoralestoutendéveloppantladiscussionsurlecontenuàdonnerauxvaleurs.

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CommentaireÉmergencedesnormesetinterprétationsdesrègles

Lanotiondenormen’estpasaiséeàsaisiret,moinsencoreàdéfinir.Cetermerenvoied’abordàl’idéedenormalité.Lenormal,enmédecine,s’opposeaupathologique.Lorsqu’ils’agitdeproduitsetdetechnologiesdefabrication,lanormalisationviseunestandardisation.Endroit,lanorme,selonlajolieformuledeCatherineThibiergesertàlafois«detracéetdemesure»(Thibierge,2008).Enmatièredemorale,cetteréférenceàlanormalitén’estplussuffisante,puisquelesnormess’appuient,cettefois,surdesprincipesquilesfondent.Par-delàcettepolysémie,untraitleurestcommun:l’existencedenormesse trouve étroitement liée à celle de règles. Mais la relation entre normes et règles est, elle-même,ambivalente puisqu’elle peut s’interpréter dans les deux sens. D’un côté, comme c’est le cas pour lamorale,ontrouvedesnormes,enamontdesrègles,dontellesconstituentlesfondementsabstraits;d’unautre côté, les règles permettent aux acteurs sociaux de transformer les principes qui les inspirent ennormescomportementalesconcrètes.Cetterelationcomplexeentrelesrèglesetlesnormessertdetrameauchapitre7 15.

PierreLivetprendtoutefoislesoindepréciser,dèsl’introduction,qu’ilnetraite,danscechapitre,quedesnormesquisontreliéesàdesrègles«explicites».Parrèglesexplicites,ilfautentendreicidesrègles dont l’information est publique, et par conséquent, en théorie au moins, accessibles à tous.L’énoncé des priorités, en matière de code de la route, ou l’interdiction de fumer dans certainsemplacements, fournit deux exemples de règles explicites. Les normes associées aux règles explicitessont supposées, dans les deux cas, pouvoir être déduites de ces règles, dont les individus ont uneconnaissance directe ; d’où l’importance de leur formulation et de leurs interprétations. Cetteconnaissance des règles n’est cependant pas suffisante pour garantir leur transformation en normescomportementalespartouslesindividus.Ilfautencore,eneffet,quechacunenacceptelesprincipes,etpeut-êtremême,sache(ouseulementcroie)quelesautreslesacceptentaussi.Ainsi,dansl’exempledel’interdiction de fumer, il n’est pas certain que le fumeur invétéré accepte le principe d’hygiène quimotivecetterègleetqu’ilneluiopposepasunprincipelibertariendechoixindividuel,encontradiction

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iciavecleprincipedanslequelcetterèglepuisesalégitimité.Uneautreconséquencedecettelimitationauxrèglesexplicitesestl’exclusiondesrèglesimplicitesdecetteinvestigation.Elleentraîne,de facto,l’élimination des simples conventions qui ont été traitées dans le chapitre 6. Les développements duchapitre7confirmentnotrehypothèsequelaformulationdecesrèglesexplicites,etleursincidencessurles comportements, soulèvent des questions distinctes de celles qui ont été étudiées à propos desconventionstacites.

LACOORDINATIONDESJOUEURSN’EXPLIQUEPASLESNORMESMORALES

Oncomprendmieux,danscesconditions,querechercherl’émergencedenormesmorales,àpartirde la sélection d’un équilibre dans un jeu qui en possède plusieurs, comme l’ont proposé de le faire,selondesmodalitésdifférentes,Binmore,Bicchieri,Gintisetbiend’autres,n’aitguère faitavancer lesquestionsquisontétudiéesdanscechapitre.Cetteformulationdelaquestiondesnormesentermesdejeude coordination entraîne que la norme recherchée revêt presque toujours, pour ces auteurs, la formetechnique d’un équilibre de Nash, au sens où un tel équilibre correspond aux meilleures réponsesstratégiquesdechaquejoueurauxstratégiesdemeilleuresréponsesdechacundesautresjoueurs.Ornoussavons que certains équilibres de Nash peuvent contredire des normes sociales souvent considéréespourtant comme évidentes. Pour rester dans une tradition utilitariste chère à beaucoup d’économistes,nombred’équilibresdeNashnesontpasoptimaux,parcequ’ilsnemaximisentpasl’utilitécollectivedesjoueurs. Pis encore, dans le célèbre dilemme du prisonnier, la solution coopérative, qui pourraitcoïncideravecunenormesociale,n’estprécisémentpasunéquilibreausensdeNash.

Certes, Bicchieri (2006), à la différence des deux autres auteurs mentionnés, souligne que laquestion des normes ne se présente pas en théorie des jeux, du fait de l’existence d’un problème decoordination,mais du fait de situations caractérisées par des conflits d’intérêts qu’elle nomme « jeuxd’intérêtsmixtes».Maisellereconnaîtquedetellessituationsentraînentnécessairementunproblèmedecoordination.Mêmesi,parconséquentpourelle,lacoordinationn’estpasàl’originedel’émergencedenormessociales(oumorales),c’estbiencettecontraintedecoordinationquipermetinfinederésoudrece(ouces)problème(s)posé(s)parlesnormes 16.

OnpeutnoterégalementunepetitedifférenceentreGintis(2010)etlesdeuxautresauteursquiontétémentionnés.PourGintis, cen’estpas la sélectiond’unéquilibredeNash qui constitue le cœur duraisonnement, mais l’établissement d’un équilibre défini de manière légèrement différente, sousl’appellationd’équilibrecorrélé.Dansunéquilibrecorrélé,lesjoueursnedisposentpas,aumomentdeleurdécision,d’une informationcomplètesur la stratégiequi sera choisiepar les autres joueurs,maisseulementd’unedistributiondeprobabilitéssurleursstratégies(Aumann,1987).L’idéed’appliquercetéquilibrecorréléauproblèmeposéparlasélectiond’unéquilibreavaitdéjàétéévoquéeparCarlsonetVanDamme (1993).La novation deGintis est ici d’interpréter la norme sociale commeun signal quifavorise,danscetteperspective,lacoordinationdeleursstratégiesdansunedirectioncoopérative.Pour

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précisersapensée,Gintis,comparecesignalàceluiduchorégraphelorsqu’ils’agitdecoordonnerlesmouvementsd’unetroupededanseurs(Gintis,2010).

MaisniunéquilibredeNashni l’équilibrecorrélé,quienreprésenteuneformeaffaiblie,nesontnécessairement optimaux. Quant au système de sélection par lequel la norme sociale se trouve iciintroduite,soitilfaitintervenirdesfictions(levoiledel’ignoranceempruntéàRawlsparBinmore, lamétaphore du chorégraphe imaginée parGintis), soit il n’est pas suffisant, en lui-même, pour garantirtoujours la coordination, car la transformation des normes en solution d’un problème de coordinationimaginéeparBicchierin’estvalablequepourlacatégoriedesjeuxd’intérêtsmixtes.Ortouslesjeuxoùlaréférenceàunenormesocialepourraitrésoudreleproblèmeposéparlacoordinationdesjoueursnesont pas des jeux d’intérêt mixtes au sens de Bicchieri. On assiste enfin, chez tous ces auteurs auglissement,jamaisexplicité,d’unenormesociale(maintienetsurviedugroupe),àunenormemoralequirestenondéfinie.

Cette approchepar la coordination apparaît, pour toutes ces raisons,mal adaptée à l’énoncédesconditionsd’émergencedenormesmoralesaucoursdesinteractionssociales.Lejeudelachasseaucerf,qui est l’un des archétypes des jeux de coordination, fournit, sous cet angle, une manière de contre-exemple.Soninterprétationévolutionniste,quiapourtantlafaveurdeBinmore,deGintiset,àmoindredegré,deBicchieri, a justementmontré,modélisation à l’appui, qu’en la circonstance, ce serait plutôtl’équilibresous-optimal(chacunchasseunlièvredesoncôté)quiseraitplusprobablementsélectionné(Kandori,Mailath,Rob,1993 ;Samuelson,1997).L’explication intuitive en est facile.Supposonsunepopulation suffisamment nombreuse, partagée entre des coopérateurs, prêts à chasser le cerf, et deschasseurs averses au risque, qui, dans une région supposée giboyeuse, préfèrent capturer tout seul unlièvre.Auboutd’untempssuffisant,unnombrecroissantdecoopérateurs,déçusparladéfectiondeleurspartenaires, grossiront progressivement les rangs des chasseurs de lièvre, au point d’éliminer lespartisansde lachasseaucerf.Lemécanismeévolutionniste aura ainsi sélectionné l’équilibre résultantd’uncomportementdu«chacunpoursoi».Faut-ilconsidérer,dèslors,le«chacunpoursoi»commeunenormesociale?Onauraiten toutcasquelquesraisonsdedouterdesonefficacitésociale,puisque leschasseurs obtiendraient tous davantage en chassant, ensemble, le cerf. Quant à sa portée morale, onimagine,plusdifficilementencore,quelprincipemoralpourraitlejustifier.

Autotal,noussavionsdéjàquecertainesnormesdecomportementsocialpouvaientfaciliter,voireassurerlacoordinationdesjoueurs.Lathéoriedesjeuxtellequ’elleestutiliséeparcestroisthéoriciens,nousapprenddonc,endéfinitive,peudechosesurlarelationentredesnormessocialesainsientenduesetdesnormesmorales,etmoinsencoresurleurtransformationenrèglesexplicites.

Il serait pour autant excessif et même inexact d’induire de cet exemple de la chasse au cerf, etd’autresdumêmegenre,que la théoriedes jeuxestuncadre inadéquatpourétudier les relationsentrenormesmoraleset règlesexplicites.Cequ’ilmet en évidence, avec d’autres exemples dumême type,c’est seulement le fait que la question des normes, dans leurs liens à des règles explicites, n’est pasréductible auxproblèmesde coordination rencontrés par les agents individuels dans leurs interactionssociales. Quant au concept d’équilibre de Nash, qui sert, directement ou indirectement, de pivot au

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raisonnementdecesauteurs,ilnereprésenteniunerègleexplicitedesjeuxsociaux,niunenormemoralequi s’imposerait aux joueurs.C’estdoncdansunedirectiondifférentede la théoriedes jeuxqu’il fautporternosregards,enrepartantduconceptdestandardsdecomportements«acceptés», introduit,dèsl’origine,parvonNeumannetMorgenstern,etenconvoquantd’autresconceptsdesolution inspirés, leplus souvent, de jeux dits coopératifs, comme l’équilibre de Berge évoqué au chapitre 6. Nousreviendronssurcettequestionenabordant laquestiondesrèglesdepartagequise trouveaucentredebeaucoupdes jeuxsur lesquelsontporté lesexpérimentationset les travauxdeneurosciences.Mais ilnousfautauparavantdiscuterbrièvementlamanièredontlascienceéconomiqueprésentelaquestiondesrelationsentrelesrèglesexplicitesetlesnormessocialesetmorales,avantd’examinercommentelleacherchéàlarésoudre.

LANORMATIVITÉENÉCONOMIE

Lascienceéconomiques’estdéveloppéeendistinguantasseznettementdeuxbranchesséparéesdelaconnaissanceéconomique,cellede l’économiepositive,quiseproposed’expliquer lesphénomèneséconomiques observés, et celle de l’économie normative qui construit des modèles cohérents decomportementsetd’institutionséconomiques,surlabasedeprincipesmorauxabstraits,commelajustice,l’équité, lebien-être,voire,plusrécemment, lebonheur…Dansuneviséeplusambitieuse, l’économienormativeestallée,parfois, jusqu’à inverser lesensdecettedémarche,enproposant,parexemple,dedériver directement des théories économiques de la justice, de l’équité, ou du bien-être, à partir deconcepts appartenant à l’analyse économique (les choix rationnels, la maximisation de l’utilité,l’optimalité…).Onretrouveentoutcas,danscettedichotomieentrel’économiepositiveet l’économienormative,unpeudesdeuxversantsde larelationrègles/normesprécédemmentprésentée.L’économiepositive,toutaumoinsdanssadimensionthéorique,s’efforcededégagerdesloisdefonctionnementdesphénomènes observés (ou observables). Elle cherche ensuite, à tirer de ces lois certaines règles decomportements des agents, ayant vocation à se transformer, en normes comportementales. L’économienormative part, au contraire, de normes sociales oumorales dont elle cherche à donner unmodèle àl’aide de concepts économiques. Elle s’efforce ensuite, d’en tirer des règles explicites, capablesd’induire, chez les agents, des comportements conformes à ces normes. L’une et l’autre de ces deuxbranchesdusavoiréconomiqueentretiennentunerelation,certesdifférente,aveclaréalitééconomique.Maislaconfrontationdesrésultatsainsiobtenusdanschacunedecesdeuxbranchesdelaconnaissanceéconomiquen’estpasévidente.Riennegarantit,eneffet,lacoïncidence,etmêmelacomparabilité,desnormescomportementalesmisesenévidenceautermedechacunedecesdeuxapproches.

Quelques économistes se sont risqués à promouvoir une construction intellectuelle, voire àdévelopper une véritable doctrine, qui rendrait intelligible le passage d’une approche à l’autre, etéclairerait,decettemanière, les relationsentre règlesetnormesenéconomie.Nousmentionnerons icideuxdeces tentatives lesplusconnueset, àbiendeségards,opposées : l’utilitarismede règles (rule

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utilitarism), élaboré par Harsanyi (Harsanyi, 1977, 1982), et l’ordre spontané (spontaneous order)proposéparHayek(Hayek,1975).

Ladoctrined’Harsanyi reposesurunutilitarismeéconomique,ausensoù l’objectifpoursuiviparl’activité économique dans son ensemble serait une maximisation de l’utilité collective, et où saréalisation résulterait des choix des individus. Cette version de l’utilitarisme de règles, prônée parHarsanyi,sedistinguecependantdel’utilitarismedechoix.Lechoixutilitaristedesagentsneporteplus,danslepremiercas,surdesactionsindividuelles,maissurdesrègles,mêmesil’objectifutilitaristeesttoujoursceluidelamaximisationdel’utilitécollective.Ilenrésulte,notamment,queceserontlesrèglesainsi choisies qui permettront de transformer en normes de comportements les normes moralesinitialementcontenuesdansl’utilitarisme.Harsanyiyvoitainsiunefacilitationdanslacoordinationdesactions.Mais cela n’est pas l’objet premier de sa construction. Il emprunte à l’appareil analytiquedel’économie positive la théorie du choix rationnel dérivé de la maximisation de l’utilité, et fonde lesprincipes moraux qui inspirent les normes utilitaristes sur la rationalité de ces choix. L’exercice esthabile,sansêtretoutàfaitconvaincant,carilseheurteàuneobjectionmajeure.Onconnaîtlesdifficultésrencontréesparleséconomistespourdéfinirlecontenuprécisdecetteutilitécollective.L’adhésiondesagents,mêmerationnels,auxprincipesmorauxdel’utilitarismen’estdoncnullementassurée.Leschancesde transformer ces principes en normes comportementales, par l’intermédiaire de règles qui seraientacceptéespartous(oupresquetous),s’entrouventd’autantamoindries.Orest-ilencorerationnel,dansuneoptiqueutilitariste,dechoisirdesrèglesutilitaristes,sil’ondoute,avecquelquesarguments,quedetellesrèglessoientégalementchoisiesparlesautres?

La doctrine de l’ordre spontané d’Hayek part d’une hypothèse inverse de celle d’Harsanyi.L’économiepositivetraitelesphénomèneséconomiquesetsociauxcommedesprocessusorganisés.Maisleurordre,quiémanedesactionsdesindividus,n’estpas,pourHayek,celuidesbutsqu’ilspoursuiventchacun,bienaucontraire.Hayekélimineainsil’idéed’Harsanyid’ancrerlarelationentrelesnormesetlesrèglessurunequelconquethéoriedeschoixrationnels.C’estencesensqu’ilfautentendrel’idéedespontanéitéprésentedanslanotiond’«ordrespontané».Pourautant,cetordres’appuiesurdesrèglesquipermettentd’éviter,oud’évacuer,lesdésordressusceptiblesd’interveniraucoursdecesprocessusd’organisation. Le rôle de ces règles est, en définitive, de fournir ici aux agents des normescomportementalespourorienter leursactions.Cesrèglesfavorisent leurcoordination,mais il s’agit, làencore,d’unesimpleimplication.Cetteconstructionpeutparaîtreséduisante.Maislestatutexactdecesrèglesquirendentpossible ledéveloppementd’unordrespontanéresteproblématique.Ellessont,à lafoisindépendantesdetouteintentionnalité,etidentiquespourtous;maisellesservent,enmêmetemps,deréférentielspourlesactionsdécidéesparchacun.Lespremièresdecespropriétéslaisseraientàpenserqu’il s’agit de règles abstraites, et donc explicites. Hayek précise cependant qu’elles ne sont pasnécessairement«verbalisées»,oumêmeseulementconnues,ausensd’uneconnaissanceconsciente,parlesacteursquis’yréfèrentdansleursactions.Ilnepourraits’agir,dèslors,quederèglesimplicites,dontHayekreconnaît lui-mêmelesdifficultés rencontrées lorsqu’onchercheàexpliquercommentellessonttransforméesenrèglesexplicites(Hayek,1980).

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L’utilitarisme de règles et l’ordre spontané ne représentent, en définitive, que deux fictionsphilosophico-économiquesdestinéesàfournirunpontentrel’économiepositiveetl’économienormative,enintégrantnormesetrèglesdansuneformalisationpositivedesactivitéséconomiques.Maisellesontleméritedemettrechacunel’accentsurunedimensiondifférente,souventomiseounégligée,delarelationentrerèglesetnormes.L’utilitarismederèglesmontrequ’ilnesuffitpas,pourdonnervieàdesnormes,deconformerseschoixàdesrèglesdeconduitecorrespondantàcesnormes.Ainsi,cen’estpasparcequechacunferaseschoixparrapportaucritèreutilitaristequelanormeutilitaristeserainstituée.L’ordrespontané révèle que la simple connaissance de règles, au sens d’une conscience réfléchie, n’est nisuffisantenimêmepeut-êtrenécessairepourfaireémergerdesnormesdecomportementquicontribuentàunordresocial.Lasimple formalisationdecetordreaumoyende règles formellesnegarantitpas,eneffet, le respect de sa traduction en termes de normes de comportement. Ces deux constats peuventparaître,àpremièrevue,contradictoires.Nousmontrerons,àlalumièredesrésultatsdeplusieurstravauxenneurosciences,qu’ilsserévèlent,parcertainsaspects,complémentaires.Ilsconduisent,entoutcas,àorienternos recherchesenséparantdeuxquestionsdistinctes,mêmesi ellesne sontpas sans liens.Lapremièreporte sur les conditionsd’émergencede règles sociales incorporant desnormesmorales ; laseconde concerne la manière par laquelle l’existence de ces règles agit sur les comportements desindividus,àtraversleurappréhensionetlesmodalitésdeleurconnaissance.

NORMESETRÈGLESDEPARTAGE,L’APPROCHEDIFFÉRENTEDESJEUXCOOPÉRATIFS

Lapremièredecesquestionsadéjàétédiscutéeauchapitre6,danslecadredejeuxnoncoopératifsdontlesétudesontbénéficiédesacquisrécentsdel’économieexpérimentaleetdelaneuroéconomie.Lesdifférents protocoles expérimentaux qui ont été examinés concernent le partage d’un bien divisible,imposé (jeududictateur), ou seulement proposé (jeude l’ultimatum), par un joueur à un autre joueur.Différentesvariantesenontétédéveloppéesavecplusieursjoueurs,danslerôledujoueurensecond,oumême dans les deux rôles. Des versions répétées avec ou sans bornes temporelles ont également étéintroduites.

Bicchieri fait observer avec raison que ces jeux sont différents pour les joueurs.Dans le jeu dudictateur,lepartageestimposéparlepremierjoueurausecond,pourquil’alternativeestseulemententre«prendre»ou« laisser».Cen’estplus lecasdu jeude l’ultimatum, lorsqu’il est répété.Lepartagedevient alors le résultat d’un jeu stratégique entre les deux joueurs dont l’issue dépend de leursanticipations respectives et des niveaux de ces anticipations.Considérés toutefois du point de vue duthéoricien, ces jeux posent tous unmêmeproblème de partage : il s’agit, en effet pour les joueurs departager un bien (généralement une somme d’argent) entre eux, au terme des différents protocolesenvisagés.Orleprincipalrésultatmisenévidenceparcesexpériencesest,pourlethéoriciendesjeux,que le partage retenu par les sujets de ces expériences ne coïncide presque jamais avec la solutionthéoriquetiréed’unéquilibredeNash,mêmesi,danslecasd’unjeudel’ultimatumrépété,lesrésultats

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obtenus peuvent être justifiés après coup dans une logique nashienne. Du point de vue de la théoriepositive,parconséquent,l’équilibredeNashn’estpasleconceptdesolutionpertinentpourcomprendrecesjeuxdepartage.

Face au défi posé par ces résultats expérimentaux, les réactions des théoriciens des jeux se sontpartagéesendeuxcourantsdistincts.

Certains, comme Binmore et Shaked, ont préféré garder le concept d’équilibre de Nash commesolutionde référence. Ilsontalors invoqué l’existencede«normes sociales comportementales » pourexpliquerlesécartsobservésentrelespartagesretenusetlestrictéquilibredeNashdéfiniparlathéorie.Pour ces auteurs, la solution de ces jeux est le plus souvent compatible avec un ensemble de pointsd’équilibre.Ilexisteraitunensembledenormessocialesàladispositiondesjoueursquileurpermettraitde lesorienterdans lechoixd’undeceséquilibresen fonctiondesenvironnements sociauxpropresàchacundecesjeux.Oncomprendmieuxdanscesconditionscommentilsontpuramener,parcebiais,laquestiondupartageàunproblèmedecoordinationsociale(Binmore,ShakedetSutton,1985).C’estsurcettebasequeBinmoreadéveloppéultérieurementsathéorieévolutionnistedesnormessociales,etenparticuliercelledelajustice.

D’autres,commeFehretSchmidtont,aucontraire,élaboré,surlabasedesrésultatsexpérimentauxobtenusdans cesdifférents jeuxdepartage, unmodèle alternatif pour en rendre compte.Partantd’uneinterprétationdesrejetsdespropositionsmanifestéspar le joueurensecondetcraintspar le joueurenpremier, ils ont formulé l’hypothèse générale d’une aversion à l’iniquité qui caractériserait lespréférencesdesjoueurs.Fortsdesrésultatsempiriquesdeleurmodèleappliquéàd’autresjeux,commecertainsjeuxdemarché,ilsluiontconféréunstatutdethéorie,sanspourautantremettreenquestionsonconceptdesolution(FehretSchmidt,1999).

Desdébatsméthodologiquesviolentss’ensontensuitesuivisentrelesdeuxcamps,quin’ontguèrepermis, jusqu’à présent encore, de clarifier, dans le cadre de la théorie des jeux, la question del’émergencedenormesdepartage 17.

Ilexistepourtant,enthéoriedesjeux,d’autresconceptsdesolutionquel’équilibredeNash,parfoisdéfinisentermesaxiomatiques,quis’attachentàdéterminerdesrèglesdepartageéquitable.Maisdetelsconceptsontsouventétéélaborésdanslecadredejeuxcoopératifs,surlabaseprécisémentdenormessociales, si cen’estmorales.Par jeux coopératifs, il faut entendre ici la recherchepar les joueurs degains communs obtenus à travers ce que la théorie des jeux appelle des coalitions, qui désignent lesententessusceptiblesd’êtrepasséesentrelesjoueurs.Unefoisdéterminélegaincollectifquirésulteraitdel’ententedetouslesjoueurs,formantcequel’onnommela«grandecoalition»,leproblèmeposéestdepartagercegainentrelesjoueurs.C’estlàqu’intervientl’introductiond’unenormedansladéfinitiondesconceptsdesolution.

Au premier rang des normes de partage équitable conçues par les théoriciens des jeux figure lavaleurdeShapley.Cettesolutionproposeuneformulemathématiquededivision/partage,fondéesuruneévaluationéconomiquementéquitabledescontributionsrespectivesdechaquejoueuraugaincollectifdecette grande coalition (Shapley, 1953).Lavaleur deShapley a été appliquée à la résolutiond’un très

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grandnombredeproblèmesconcrets, concernant enparticulier lepartaged’unbienpublic ; depuis lepartagedescoûtsd’unaéroportjusqu’àl’allocationdel’usagedeseauxentrepaysriverains.LavaleurdeShapleyaleméritederelierétroitementlasolutiondujeuàunenormeexplicitedepartage.Ellenepermetpas,enrevanche,d’expliquerselonquelmécanisme(mechanismdesign),ellepeutêtremiseenœuvreparlesjoueurs,cequel’onnommelaquestiondesonimplementation.Cettedifficultéexpliqueenpartiepourquoiunemajoritédesthéoriciensdesjeuxs’enestaujourd’huiunpeudétournéepourrésoudrenotreproblèmedenormedepartage.

Différents modèles de négociation ont néanmoins été proposés pour rendre compte de cetteimplementation de la valeur de Shapley. L’un des plus intéressants, pour notre sujet, a été mis enévidencedanslecadred’unjeudel’ultimatumrépétéentreunepopulationdejoueurs.L’offreurquijoueenpremieryesttiréausort,ilfaitunepropositiondepartageauxautresjoueursetilsuffitqu’unseuldesautresjoueursrefusesapropositionpourquecettepropositionsoitabandonnée;ontireauhasardsisonauteur doit être éliminé.C’est alors à un second joueur, également tiré au sort, de formuler une autreproposition, soumise, à son tour,dans lesmêmesconditions, auverdictdesautres joueurs, et ainsidesuite…Au terme de cette procédure itérative, il a été démontré que le jeu tend à converger sur uneallocation équitable et stable, qui correspond exactement à la valeur de Shapley (Hart etMas-Collel,1992,2001;Moulin,1995).Àlanormed’équitécontenuedanslavaleurdeShapleypeuventdoncêtreassociéesdesrèglescohérentesd’unpartagenégocié.

Cemodèlethéoriquen’afaitl’objetd’aucuntestexpérimental.Lesseulesdonnéesempiriquesdontnous disposons pour confronter son résultat à celui des jeux de partage sur lesquels ont porté lesexpériences sontdenature statistique.Les relevés statistiqueseffectuésparCamerer à partir d’un trèslargeéchantillond’expériencesde jeuxdepartageenglobent laplupartdesairesculturellesdumonde.Selonsescalculs,lamédianeetlemodedesoffresacceptéesvariententre40et50%dumontanttotal,lamoyenne étant un peu inférieure, entre 30 et 40 % (Camerer, 2003). Une évaluation des bornesd’acceptabilité permet de préciser encore les limites de cette solution. La norme de partagecommunémentacceptéeparlesjoueursseraitainsiassezvoisinedecelledéduitedelavaleurdeShapley.

Il faut comprendre maintenant comment cette norme peut s’imposer aux joueurs au cours dudéroulement de ces jeux de partage et comment les règles comportementales auxquelles elle peut êtreassociéesontsusceptiblesdecontribueretdesoutenirsamiseenœuvre.Pouryparvenirnousnesommespluscontraintsdeformulerunehypothèseapriorisurlespréférencesdesjoueurs(aversionàl’iniquité).Le partage équitable version Shapley est ici un résultat final accepté par les joueurs. Il peut donc serévéleréloignédel’idéedifférentequechaquejoueurpeutinitialementsefairedecetteéquité. Iln’estpasdavantagenécessaired’invoquer,chaquefois,desnormesadhocpourlejustifier.

Plusieurs résultats obtenus dans des travaux récents de neurosciences fournissent déjà quelquesinformationssurlesmécanismesmentauxquirégulentcesrèglesdepartage.Ilsnousmettentsurlavoiedelaréponseànotrequestion.Chaquejoueurestimeraitl’action,oularéactiondel’autre,parrapportàune anticipation qu’il effectue, en référence à sa propre norme d’équité (Chang et Sanfey, 2011). Cesnormespersonnellesd’équité,dontlasatisfactionetlaviolationsontgénératricesd’émotions,sont,elles-

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mêmes,modifiéesparlesinformationsrecueilliesdanslecoursdujeu.Certainesd’entreellesrésultentdes propositions ou de la conduite de l’autre joueur avec lequel le joueur concerné se trouve eninteraction.Lapropositionémanantdu joueurenpremierestplusgénéreuse (oumoinsgénéreuse),parrapportàlanormeattenduedujoueurensecond.Lejoueurenpremier,surlabasedel’anticipationdesanorme,nes’attendaitpasàunrejetdesapropositionparlejoueurensecond,ou,aucontraire,estsurprispar son acceptation. D’autres informations sont extérieures au jeu et proviennent de l’environnement,comme,parexemple,desphotosdujoueuraveclequeloninteragit.

Surcette trame trèsgénérale,unsystèmederégulationdesémotions,guidant les joueursversunenorme socialement acceptée par l’ensemble, a commencé à être mis en évidence. Une équipe dechercheurs s’est d’abord efforcéd’isoler le rôle de ces émotions endemandant aux joueurs du jeudel’ultimatumderéexaminerleursréactions,a)enréactivantleurémotionpotentielle,etb)ensupprimantautant qu’ils le pouvaient l’émotion qui leur était associée. Ces recherches préparatoires ont ensuitepermisdedégager les lignesdirectricesd’unmécanismeprogressifde régulationdesémotionspar ré-estimationsuccessivesdesdécisions.Enremontantetenabaissantainsil’estimationinitialedesjoueurs,quidépend,commeonl’avu,deleursnormespersonnelles,cesystèmemoduleraitleurscomportementsautourd’unenormed’équitésocialementacceptéeparlegroupe.Lessubstratsneuronauxdecesystèmeontétéidentifiés.Ilsactiventetdésactivent,enparticulier,plusieursrégionsdugyrusfrontaletducortexpréfrontal médian, ainsi que certaines parties de l’insula. Son fonctionnement révèle ainsi que cettemodulationfaitintervenirunecoordinationentredesfonctionsproprementémotionnelles(insula)etdesfonctions cognitives du cerveau (gyrus frontal median) (Greccuci et al., 2013). Il reste encore àmodéliserladynamiquedecesystème.

Cetteapprocheressuscite,commenousl’avonsmontré,uneintuitionfécondedesjeuxcoopératifs,selonlaquelleonpartagedansl’interactioncequecetteinteractionpermetdeproduireetqui,pourcetteraisonest,d’unecertainemanière,nécessairementcommunaux joueurs.Maiselle traitecetteévidencecommeuneréalitédynamiquedontelleentreprenddedégagerlesressortscérébraux.

RÈGLESEXPLICITESETINTERPRÉTATIONSCOMPORTEMENTALES

L’autrequestionposéeparlesrèglesestdenaturedifférente.Onsuppose,cettefois,l’existencederèglesexplicites, c’est-à-dire formelles et publiques, comme le sont, par exemple, les règles dedroit.Mais il peut également s’agir de règles morales, d’origine laïque ou religieuse, voire de simplesinstructions codifiées. Confrontés à ces règles, les sujets doivent répondre par des comportementsadaptésaux situationsconcrètesparticulièresdans lesquelles ils se trouventplacés.Cela implique,deleur part, une intelligence de ces règles et une aptitude à les traduire par des comportementscorrespondant à la visée de ces règles, ce qui peut s’avérer délicat lorsque ces règles se révèlentcompatiblesavecl’adoptiondeplusieurscomportementsdifférents,voireopposés.

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Leproblèmedu trolleyfou,quiaétédiscutédanscechapitre,enfournitune illustrationextrême.Certes,l’impératifmoraldesauverlaviedecinqouvriersauprixd’uneautreviehumaineneprendpastoutàfaitlaformed’unerègleexplicite.L’évidencedelanormesocialeetmoralequil’inspirepermetnéanmoinsdel’assimileràunerèglecommune.Or,commel’arappeléPierreLivet,cetterèglepeutêtresatisfaite aumoyend’unnombre très élevé de scénarios qui correspondent à autant de comportementspossibles de la part des intervenants. D’où l’apparition de nouveaux dilemmes à résoudre par leconducteur, sous contrainte de temps. Ce genre de situations a donné lieu à une abondante littératureconsacréeprécisémentauxdilemmesmoraux.

Signalons,enoutre,que les règlesabstraites formuléesdemanièreexplicitedoiventencore,pourêtre traduitesencomportementsconformesauxnormesqui les inspirent,êtreadmisespar les individusauxquelleselless’adressent.Ilestclairquecertainssujetspeuvent,pourunesériederaisons,lesrejeter,plusoumoinsexplicitement,etmêmelesvioler,enadoptantdescomportementsantisociaux.L’examendetellessituationsnonseulementrelèveduchampétudié,maislesinformationsrecueilliesàleursujetenrichissentlacompréhension,notammententermeneuronal,denotreappréhensiondesrèglesexplicitesparlessujets.

On peut considérer, en première approximation, cette transcription pragmatique des propriétésassociéesauxrèglesexplicitescommeuneopérationdemétacognition.Pouréviterleproblèmelogiquequesoulèvesoninterprétationenformedemétarègles,PierreLivetpréfèreintroduireiciunenotionde«contrôle»,quin’exigepasdessujetsdedisposerd’unereprésentationabstraitedeseconddegréparrapportà larègle.Jepréfère,pourmapart,parler icide«moded’emploi»de la règleexplicite.Parmoded’emploiilfautentendreiciuneformedeconnaissancepratique,certesassociéeàlarègle,maisqu’il revient au sujet en situation de dégager de la règle en fonction des données dont il dispose surl’environnementoùseprésentesonapplication.C’estcetteconnaissance«moded’emploi»quiguidele«contrôle».Elledoit,pouryparvenir,mobiliserdifférentesméthodes.Certainesd’entreellesconsistentsimplementdanslarecherched’unecorrespondancetermesàtermesentrelescomposantesdelarègleetles données fournies par la perception de l’environnement. D’autres introduisent des modalités plusélaboréesdeclassementdesdonnéesdel’environnement,envuedefaciliterleurconfrontationàlarègle.Leurnombren’estpasdéterminéetl’onpeutenconstruiredenouvelles,soitparcombinaison,soitparhiérarchisationdesprocédésutilisés.Lerecoursàcesméthodespeut,dureste,révéler,àcetteoccasion,desfaiblesses,voiredeslacunes,delarègleelle-même;d’oùlapossibilité,danscertainscas,deretoursurlarègle.

L’appréhension, le traitement et la mémorisation de ces « modes d’emploi », des règles et lesméthodesmisesenœuvreparlecerveaufontintervenirdifférentesrégionscérébralesreliéesentreellesselon des modalités complexes. Les neurosciences sociales commencent seulement à les étudier. Lesquelquestravauxquileursontconsacrésfournissentdepremièresinformationsàleursujet.Cesétudesnerévèlent riende trèsnouveauquant auxzones activées (parties latéralesdu cortex frontal et du cortexpréfrontal,nucleuscaudatus,striatum…).Ellesnousinforment,enrevanche,surplusieursparticularitésde la dynamique de leur coordination. Il semblerait ainsi que l’on puisse distinguer, d’une part, une

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activationsimultanéedespartieslatéralesdescortexfrontauxetpréfrontauxet,d’autrepart,l’activationdunoyaucaudé;chacundesdeuxmécanismespouvantêtrerapprochédeméthodesdifférentes,danslemode d’emploi utilisé pour mettre en œuvre la règle (Ruge et al., 2010). En outre, une dynamiqued’activation réciproquedu cortex frontal et du striatumpourrait être à l’originedes différents niveauxrapidementexploréspar lecerveauenquêted’applicationsde la règle.Cetteaptitudecérébrale seraitpeut-êtreàrapprocherdel’architecturerostro-caudaleducortexfrontaldeshumains(Badreetal.,2010).Ilresteencoreàexplorerlesvoiesparlesquellescesystèmeducortexfrontalélaboréhiérarchiquementcommuniqueaveclesystèmeémotionneldeganglionsbasalaucoursdesséquencesderenforcementquiconcourentàl’appropriationdelarègle.

D’autres informations, plus indirectes, fournies par des simulations réalisées sur des cerveauxartificiels (« réseaux neuronaux ») mettent, de leur côté, en évidence le fonctionnement de procédésdynamiquespermettantdepasserd’unerègleàuneautre(Maniadakisetal.,2009) 18.

Une question différente relative à la transformation de règles abstraites en instructionscomportementalesconcrètesconcerne le rôleexact jouépar lesmécanismesd’essaisetd’erreursdanscettetransmission.Unemajoritéd’études,d’inspirationévolutionniste,aeutendanceàéclipserletravailaccompli en amont par le cerveau, avant que ne s’enclenchent ces processus d’essais et d’erreurs.Plusieurs expériences ont été effectuées portant sur la traduction comportementale de règles abstraitesprésentéesauxsujetssouslaformedenouvellesinstructions,sansphasepréalabled’essaisetd’erreurs.Ellesontmisenévidencel’activationd’unsystèmedynamiquecomplexe,allantdeszonesantérieuresauxzonespostérieuresducortexprémoteur,dansunlapsdetempstrèsbref(RugeetWolfensteller,2010).Laprésentationd’unerèglenouvelleenclencheraitdoncuntravailcognitifantérieuràtoutemiseàl’épreuvedansl’environnementconsidéré.Àcôtédumécanismeclassiqueparessaiseterreurs,l’apprentissagedenouvelles règles pourrait égalementmobiliser unemémoire procédurale stockée dans le cortex latéralpréfrontalquifonctionneraitindépendammentdesinformationsfourniesparl’environnement(Rugeetal.,2013).

Onobjecterapeut-êtrequelesexpériencesetlessimulationsquiontétérapportéesiciconcernentl’appréhensionderègles,certesexplicites,maissansportéessocialesoumoralesparticulières.Commetoujoursaveclesneurosciences,lestravauxportentd’abordsurlesopérationslesplusélémentairesdelacatégorie étudiée. Ces résultats, s’ils sont confirmés, peuvent ensuite être prolongés et étendus à desopérations plus compliquées qui intéressent davantage les économistes et les chercheurs en sciencessociales.Maiscequiaétémisenévidenceàl’occasiondel’appréhensiondeces«règles/instructions»concernant leur traduction en comportements suggère une hypothèse qui intéresse également les règlesdérivéesd’unenormemorale.Lesmodalitésdutravailcérébralmisesenévidencedanscesexpériencesdevraient se trouver facilitées par la référence de ces règles à une norme morale, ou tout au moinssociale.Enrenvoyantexplicitementàunenorme,denaturenécessairementabstraite,commelajusticeoul’équité, laportéedelarèglecorrespondantegagneenniveaud’abstraction,cequiaccroît,selonnotreinterprétation, l’étendue de samétacognition. De plus, le caractère explicite et public de cette normemoraleintégréedanslarègletend,chezlessujets,àleurfaireinclurelesautresetleurconnaissancede

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cettenormedanscettehiérarchieparniveaux, selon laquelle s’organiseprioritairement ici leurpropreconnaissance de la règle. Si l’on adopte l’interprétation de la métacognition développée par JoëlleProust, il n’est pas nécessaire que les sujets disposent d’une représentation logique de ces différentsniveauxpourque lanormemorale,présentedans la règle,élargissesonépaisseurcognitive.Toutcelareste évidemment à étayer sur la base de nouvelles expériences et de nouvelles investigations dufonctionnementducerveau.

Cechapitreréserveuntraitementparticulieràlanotiondecontrôle,enrelationavecladimensionsocialequerevêtentlesrèglesexplicites.Si,commecelaaétédéveloppé,lesrèglesexplicitesfavorisentdifférentsmodesdecontrôle,l’acceptationdecesrèglesetleurmiseenœuvreparlessujetsrequierentégalement,deleurpart,uneformed’autocontrôle.Nousavonsmontrélacomplexitédestâchesmentalesquipermettentlestransformationsdecesrèglesabstraitesencomportementsconcrets.Leurorganisationetl’ordredeleurdéroulementsont,eneffet,soumisàdesprotocolestrèsprécis.Plusieursexpériencesontmontréquelerejetdecesrègles,pouvantallerjusqu’àlaviolationdesnormesquilesinspirent,estàrapprocher de différents déficits dans l’autocontrôle de ces opérations observés chez leurs auteurs(Gaillotetal.,2012).Cesdéficitspeuvent,danscertainscas,prendredesformespathologiques.Maisleprincipalapportdecestravaux,danslaperspectivedenotreenquêtesurlesinteractions,estdemontrerque le succès des formes de contrôle social exercé sur les individus par les règles explicites dépendaussi du contrôle que les individus sont capables d’exercer sur eux-mêmes.En contrôlant l’usage desrègles,lesujetselesapproprie,maiscetteappropriationexerce,àsontour,uncontrôlesurlui-même.

1.QuiestpourJeanneroduncritèrecentrald’uneaction(cf.Frith,2013).

2.Cf.Chang(2013)etIrwin(2013).

3.SperberpartcependantdeprésupposésdifférentsdeceuxdeProust,puisqu’ildonneprioritéauxreprésentations,etconçoitlamétacognitionentermesdemétareprésentations(Sperber,1996).

4. Par ailleurs, les localisations des activités cérébrales déclenchées par des situations de souffrance et des jugements condamnant unemauvaiseactionsemodifientavecl’âge(Decety,2013).

5.C’est surtoutquandon leur fait subirunpetit chocd’essaiavantde leurdemander leursanticipations–etqu’ilsvoientquecechocestfaible–qu’ilsanticipentleurcomportementeffectif.Cequiconfirmenotreconvictiondelaprédominancedeseffetsdifférentiels.

6.Parfit(1986),ReasonsandPersons,Oxford,OxfordUniversityPress.

7.Avram(2013).Cependant leszones liéesà la représentationdes intentionsd’autrui(TheoryofMind) sont davantage activéesdans lesjugementsmoraux.

8.S’ilnes’agitpasd’unutilitarismedesactes.

9.ChristensenetGomila(2012)fontunerevuedecesdilemmesmorauxetdestravauxd’imageriecérébraleendéplorantqueleursdifférentsprotocoleslesrendentdifficilesàcomparer.

10. Par exemple dans S.Atran,AraNorenzayan (2004), « Religions’ evolutionary landscape : Counterintuition, commitment, compassion,communion»,BehavioralandBrainSciences,27;ouencoreWillard,Norenzayan(2013).

11.Norenzayan(2012)voitunesourcedepassageàl’incroyancedansladifficultéàimaginerlescapacitésdesdieux,combinéeàuneculturequipasseaucriblecescapacités,commedansunmoded’existencemoinssoumisàl’insécurité(doncmieuxcontrôlé).

12.Cequineveutpasdiretransmisesàtous,puisquelecœurdesmystèresreligieuxestsouventd’unaccèsrestreintauxseulsinitiés.

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13.Ainsi,lagéométrieeuclidiennedevientuncasparticulierparmid’autresgéométries.

14. La neuroéconomie a l’avantage de s’interroger sur le lien entre nos évaluations sociales ordinaires et nos évaluations en termeséconomiques.AinsiLebretonetal.(2009)sesontdemandéquelsétaientlesliensentreévaluationssubjectives(lespréférencesdessujets,entermeséconomiques)etleursévaluationsmarchandes.Leursrésultatsplaidentpourunsystèmecérébrald’évaluationcommun,danslequellesévaluationssubjectivesoupréférencesinterviendraientenpremier.

15.Pourunevued’ensembledesquestionsposéesparlesnormes,voirSciencesetsociétés.Lesnormesenquestion,Paris,IHEST/ActesSud,«Questionsvivres»,2014.

16.Bicchieriaraisondepréciserquecen’estpas lacoordinationquiestà l’originede l’émergencedecesnormessociales.Cependantdenombreusessituationsdejeux,relevantàpremièrevuedesacatégoriedesintérêtsmixtes,nesontpassolublesparlaseuletransformationdenormes sociales en règles de coordination. On songe ici aux jeux politiques, pour lesquels des théorèmes économiques comme ceux ditsd’impossibilitéconstituentuneimpassepourl’applicationdelasolutiondeBicchieri.Si,eneffet,cesnormessocialespréexistentàleurusageàdes finsdecoordination,comme le soutientBicchieri, encore faut-ilquede tellesnormespuissentexisterau seindepopulationsd’individusculturellementdisparates.On retrouve iciunproblèmeévoquédanscechapitreparPierreLivet,àproposdesnormes issuesdecroyancesreligieuses. La signification exacte donnée par Bicchieri à ces jeux d’intérêts mixtesmériterait du reste d’être précisée. Reflètent-ils desdilemmesliésaucollectif(chaquejoueuradesintérêtsdifférents,etmêmedesvaleursdifférentesdesautres),desdilemmesintrapersonnels(ilexisteenchaquejoueurdesintérêtsdifférentsetdesvaleursdifférentes),oudesdeuxàlafois?

17.De 2005 à 2010, les défenseurs de ces deux approches des normes de partage ontmultiplié leurs critiques réciproques dans un débatméthodologique peu intelligible. L’essentiel de leurs arguments est, en effet, tiré de leurs deux interprétations divergentes,mais égalementpossibles,desrésultatsexpérimentauxdujeudel’ultimatum(FehretSchmidt,2005;BinmoreetShaked,2010;FehretSchmidt,2010).

18.Pouryparvenirceschercheursdeladynamiquedelacognitionontutiliséunrobotconfiguréàpartird’unmodèlederéseauxneuronauxdetype CTRNN. Les résultats qu’ils ont ainsi obtenus valident l’intérêt d’appréhender par une dynamique des systèmes lesmécanismes demétacognition qui interviennent dans les opérations de changements de règles. Leur application au fonctionnement des cerveaux humainsdépend toutefois du degré de réalismede l’architecture des réseaux neuronaux artificiels utilisés.On renverra sur ce point à la discussionméthodologiquedéveloppéeàlafinduchapitre4.

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Indexdesmatières

acceptations 238

actedelangage 226

actualisation 98-99, 102, 104, 106, 109-110, 113-114,asymptotique,exponentielle 77, 84, 89, 98, 104, 109, 114,hyperbolique 77, 84-85, 98, 104, 109, 113-114,quasihyperbolique 98

agentreprésentatif 38

agrégation 25, 38, 46

aireseptale 175

alterego 34

altérité 49, 67-68, 75, 96-97, 143, 148

altruisme 10, 15, 42, 46, 151-153, 172, 187-188, 190, 192-193, 196, 207-209, 211-212, 224, 74

ambiguïté 57, 62, 93, 129, 158, 221

amygdale 62, 162, 233

anonymes 12, 170, 172, 175

anticipation 19, 79-81, 94, 105, 122, 165, 252, 258

antigroupe 31

apprentissage 18-20, 36, 49, 54, 56-57, 65, 67-68, 95, 141, 168, 146

approchelogarithmique 111, 114

asymétried’information 152, 205

autremoi-même 9, 54, 56, 65, 148, 74

autresautres 139

Page 258: Comprendre nos-interactions-sociales

autrui 8-10, 15, 23, 25-30, 32-36, 46, 53, 55-56, 65-73, 75, 93-97, 141, 168, 175-176, 195, 236, 44, 74, 116, 258regardde 28

bayésianisme 18-20, 56, 62, 196

bienpublic 184-185, 253

circuitdelarécompense 16

coactivations 89

coalition 40, 48, 253,

cognitionsociale 94-95, 176

collectif 8, 25, 38, 123, 140-145, 166-168, 207-210, 213, 44, 258

confiance 9-10, 60-65, 72, 96, 152-153, 161-163, 165-171, 173, 175-176, 189, 219-220,confiance-cadre 10, 174, 177, 219confiance-pari 10, 169, 171, 174, 176-177, 219,

conformisme 204, 211,

connaissancecommune 10, 33, 41, 51-53, 55, 57, 65, 122, 128, 183-185,partagée 11

connexionnisme 119

consciencedesoi 35

contrefactuels 97, 237

contrôle 11-12, 95, 116, 144, 178, 225-226, 228-230, 232, 236, 238-245, 256, 258autocontrôle 244, 258dedeuxièmeordre 239delacommunication 226, 245depremierordre 239descoopérationsdesecondordre 227, 245direct 144, 178, 226, 235durespectcollectifdesvaleurs 228indirect 144, 226, 229

convention 10, 49, 137, 183-184, 186, 229, 231, 246-247,

coopération 9, 15, 57, 117, 128, 136, 144-145, 147-151, 153-168, 171-176, 178, 209-211, 213-214, 223, 227-228, 230, 242conditionnelle 12, 158-159, 161,coopérateursconditionnels 210coopérateurspurs 210non-coopération 149-150,

coordination 9-10, 15, 29-30, 43, 57, 117, 119-137, 139-143, 147-149, 167, 178, 224, 226-228, 247-251, 253, 255, 180

cortexACCcingulaireantérieur 16, 104-106, 115, 131-133, 196-198,cingulaire 58-59, 62, 66, 104, 131-133, 155, 160, 175, 196, 230, 233, 244frontal 131, 244, 257,orbitofrontal 42, 156, 160, 190-191, 194, 232-233, 236,pariétal 102-104, 106, 241, 244préfrontal 14, 61, 66-67, 78, 102, 104, 106, 133, 160, 190, 194, 197-200, 214, 216-217, 230-231, 233, 236, 244, 255,

257

Page 259: Comprendre nos-interactions-sociales

croyancesreligieuses 237-242, 244-245, 258scientifiques 243-244,

découplage 27, 35, 57, 64, 66, 107, 158, 245

descriptions-actions 123

dopamine 16, 102, 105-107, 115, 161, 176, 194-195, 200

économieexpérimentale 7, 14, 38, 149, 172, 204, 207-208, 243, 252normative 116positive 116

editing 113, 124,

émotionépistémique 202, 206

empathie 15, 57, 62, 64, 66, 133, 139, 162, 170-171, 194-195, 220, 116

engagements 49, 104, 150,

équilibre(s)corrélé 248d’étatmentalpartagé 164deBerge 203, 249deNash 15, 17, 48-49, 121, 126, 134, 149-151, 183, 187-188, 204, 247-249, 252, 180général 25multiples 9pur 49

équité 10, 151-153, 188, 192-199, 201-202, 222, 249, 254-255,

évolutionnisme 49, 134, 156, 159, 170-171, 206, 208-209, 212, 248, 253, 257

expressionsfaciales 28, 30

faussecroyance(tâchedela) 32

fiction 35-36, 248, 251

framing 40, 113, 124

gains 15, 38, 42, 60, 76, 80, 84, 103, 105, 111-112, 114-115, 135, 158, 175, 189

groupe 30pointdevuede 9, 167, 207, 224

hédionométrie 46, 110

hub 177-178,

imageriecérébrale 7, 13, 28, 64, 78, 80, 107, 129, 165, 174-175, 215, 217-218, 225, 233, 236, 244, 258IRMf 58, 131,

imitationparcontagion 25, 31, 36, 66-67,

in-groupe 23, 31, 35, 168, 170-171, 230-231, 116

individualisme 8, 25, 123, 153

Page 260: Comprendre nos-interactions-sociales

inductionàrebours 189, 222

inhibition 13, 27-28, 32-35, 61, 65-66, 97, 102, 160, 194d’inhibition 35

institutionnalisme 46

institutions 9, 150, 203, 225-226, 241, 243, 249

insula 16, 66-67, 105, 131-132, 139, 156, 162, 198, 200, 214, 240, 255

intelligibilitépartagée 49

intentionnalité 11, 28, 42, 46, 55, 59-60, 129, 197, 225, 251

interactionsàcourteportée 9, 12, 76, 82-85, 89, 91, 94, 97àlongueportée 9, 12, 76, 82-89, 91-92, 94-97, 109intrasubjectives 23-24,sociologiedes 24

intérêtpersonnel 8, 37, 173, 198, 208

interintentionnalité 9-11, 57-58, 60, 62-63, 65, 69, 71, 119, 141

intersubjectivité 9, 23, 26, 36-43, 45-48, 50-54, 56, 63, 119, 201

intertemporalité 12, 76, 78, 98, 105, 107,

invariance 55, 101, 177

jeuxcoopératifs 40, 48, 150-151, 252-253, 255, 180,del’investissement 60, 161-163, 165, 188del’ultimatum 10, 15, 149, 151-152, 154-157, 159, 167-168, 171, 187-188, 192, 194-195, 198, 205, 214, 252, 254-255,delabatailledessexes 144delachasseaucerf 51, 127-129, 131-132, 134-135, 140-144, 148-149, 151, 153-154, 158, 165, 167-168, 248-249,delaconfiance 10, 15, 60-63, 72-73, 149, 151-152, 154-155, 171, 175, 205depierre,feuille,ciseaux 58, 60depurecoordination 9, 121, 125, 130-132,deruse 60dilemmedesbienspublics 224dilemmeduprisonnier 136-137, 144, 149, 152-157, 159-163, 165-167, 169, 173, 189, 214, 247dudictateur 10, 14, 149, 167-168, 171, 191, 194, 252,durendez-vous 43, 121-126, 128-129, 134, 148,haut/bas 125-126, 128-130,noncoopératifs 40, 150-151, 204psychologiques 120

langage 112, 121, 127

localisationcérébrale 14, 217

logiqueépistémique 49,

machiavéliens 172

mentalisation 64, 66-67,

métacognition 11, 225, 256, 258,

Page 261: Comprendre nos-interactions-sociales

métapréférences 39, 204

métarègle 227

mimétisme 41

moded’emploi 256-257,

modepardéfaut 13-14, 34

moraledesproches 231kantienne 231sociale 231

mouvementsapparents 26

multiéchelle 83-84,

NACC,nucleusaccumbens 102, 104

négociation 48-49, 150, 184-185, 187, 224, 254

neuronesmiroirs 27, 29, 32, 63, 65-66, 197

norépinéphrine 202

normes 8, 10-12, 20, 25, 181, 184, 191, 201, 203-205, 207, 211, 213, 215, 222-225, 229-230, 232, 241-242, 245-256, 258,explicites 225, 236-237,implicites 225juridiques 242, 245morales 248scientifiques 242sociales 8, 203, 224, 247, 249-250, 252-253, 258,

noyaucaudé 190, 216, 257

ocytocine 61-62, 72, 154, 161-162, 169-171, 176, 214

ordresocial 251spontané 250-251,

out-groupe 170

partage 189, 252-254,Shapley 254

Payoffsdominance 51

pertes 38, 42, 62, 105, 108, 111-112, 114-115, 156, 211

petitmonde 57, 136, 138, 183,

phénoménologie 124, 146

plaisirdepunir 208, 210,

pointsfocaux 122, 125-126, 140-141, 148

préférencesétendues 224

Page 262: Comprendre nos-interactions-sociales

renversementdes 40

probabilité 18, 82-83, 114-115, 177objective 113,subjective 18, 96, 99-100, 113-115,

prospecttheory 111

psychophysique 109-110, 112, 116

punisseursdenon-punisseurs 212decoopérateurs 211

punitionaltruiste 11, 187-188, 190-193, 195-197, 199-202, 204-205, 208-210,antisociale 213

putamen 230

rationalitédeconnaissancecommune 41-42, 49, 52, 128hypothèsede 50-52, 54, 115, 122, 208individuelle 15, 119, 204,instrumentale 207maximisation 42nashienne 187-188,noncoopérative 151partagée 54, 153sociale 25stratégique 168

reciprocation 159, 162-164, 166, 210

réciprocité 60, 63, 152-154, 157-160, 192-193,altruiste 156conditionnelle 159, 162forte 172, 207négative 162, 195positive 195

reconnaissancesociale 11, 54, 67, 107, 207-208, 210-215, 219-224, 226, 229, 236, 240,

règles 181explicites 11, 186, 225-228, 231, 239-240, 245-246, 249-251, 255-256, 258,implicites 11, 48, 130, 132, 163, 187, 189, 191-192, 196-197, 206, 225, 246, 251morales 229-231, 255seconformeràunerègle 207, 228suivreunerègle 8, 68, 176, 207, 224-225, 228, 244

regret 81minimax 42, 80

réputation 11, 163, 172, 204, 211-212, 220

réseaulocal 136,

réseaux 10, 14, 18, 133, 135-139, 176-178, 210, 217, 257locaux 177-178,neuronaux 64, 119, 133, 138, 147, 165, 258,petitmonde 177-178,

Page 263: Comprendre nos-interactions-sociales

Riskdominance 51

rites 25, 239, 241

saillance 12, 35, 80, 83, 85-87, 122-124, 140-141, 170

sanction 154, 172, 186-187, 189-190, 192, 194, 197, 199, 201-202, 204, 207, 211, 213

savoirdesecondordre 90-91, 93

semettreàlaplacedel’autre 54-56, 68danslaperspectivedel’autre 54, 68-69,

self-interest 8, 210, 212

sérotonine 16, 194, 200, 202

simulationmultiagents 173théoriedela 25, 33-34, 57

soi 25-28, 33-34, 36, 46, 65, 75, 148, 158, 44

spectateurimpartial 199, 201

spécularité 141,

standarddecomportement 48, 203-205, 222

stratégie 29, 40-42, 56, 59, 124, 126-128, 130, 132, 143-145, 159, 165, 168, 204, 248

striatum 16, 102, 105-106, 115, 132, 139, 190, 200, 213, 216, 220, 232-233, 240, 257

subpersonnel 59, 64

symbolique 25, 36, 190, 192, 212, 215, 220

teamreasoning 10, 125, 142-143, 148, 167,

testostérone 214

théoriedel’esprit 33-34, 54, 66, 69-70, 154-155, 158, 236deladécision 17, 80, 82, 96, 98, 100, 103, 120desjeux 7, 9-10, 12, 15, 17, 20, 29, 32, 36, 40-43, 47, 49-50, 57-58, 64-65, 69, 71, 81, 96-97, 119-130, 134-135,

148-151, 156-159, 163-164, 183, 185-186, 189, 203-205, 223, 249, 253, 44, 74, 180, 222

tiers 9-12, 24, 30-33, 37, 65, 72-73, 174-175, 196-201, 208, 211-213, 215, 218-222,

trolleyfou(problèmedu) 233, 256

utilitarisme 250,dechoix,desactes 250derègles 250,

utilité 39, 57, 80, 96, 224, 249-250,collective 247, 250,

vague 76, 78-79, 88-92, 95-96, 178, 116

Page 264: Comprendre nos-interactions-sociales

Indexdesnoms

Abbott 64

Aimar 74

Ainslie 76, 85, 87-88, 104, 116

Akerlof 220

Albrecht 94

Andersson 146

Andras 177-178

Angeletos 99

Arrow 243

Astuti 237

Atran 238, 258

Aumann 15, 51-53, 128, 248, 74

Avram 258

Bacharach 123, 125, 140, 142, 145, 148

Badre 257

Baillargeon 74

Balard 104

Baron-Cohen 28

Baumard 240

Baumgartner 154, 169

Bentham 46, 74

Page 265: Comprendre nos-interactions-sociales

Berg 60

Bernheim 116

Berthoz 44

Bhatt 164

Bicchieri 175, 224, 227, 247-248, 252, 222, 258

Binmore 205, 223-224, 247-248, 252, 258

Boesch 163

Böhm-Bawerk 116

Boltzmann 82

Borel 183

Boudon 25

Bourdieu 25

Bowles 171, 212

Boyd 211

Boyer 238, 240

Braadbaat 67

Bramoullé 138

Brams 180

Brandenberger 52-53

Buckholtz 199, 222

Bullmore 138

Callaguer 154

Camerer 123, 164, 254

Carlson 248

Carter 240

Cassar 136

Chang 221

Chavez 175

Cherniawsky 106

Chéron 222

Chong 123

Page 266: Comprendre nos-interactions-sociales

Christensen 258

Chudek 211

Churchland 170

Civai 198

Cohen 238

Coleman 25

Conlisk 171

Coricelli 42, 80, 232

Corradini 66

Cosmides 163

Crockett 194

Daly 67

Damasio 66

Davidson 39

Dawes 194

Dayan 64, 202

DeDreu 170

DeQuervain 188, 190, 192, 197, 203, 205, 208, 210, 215, 218-219

DeSouza 202, 206

Decety 67, 258

Declerck 176

Descartes 66, 89

Descombes 222

Dewey 24

Dickhaut 60

Dufwenberg 180

Durkheim 25

Edgeworth 46

Einfühlung 34

Eisenegger 214

Engen 67

Page 267: Comprendre nos-interactions-sociales

Eres 67

Evans 169

Faillo 211

Fakhar 170

Falk 158-159, 166, 169, 175, 221

Fan 66

Fechner 109-112, 114, 116

Fehr 154, 169, 175, 214-215, 222, 229, 253, 258

FeldmanHall 230

Fischbacher 158-159, 166, 169, 175, 221

Forbes 161

Foster 20

Friedman 20

Frith 32-33, 64, 154, 258

Gaillot 258

Gale 205

Gallagher 58

Geanakoplos 157

Gigerenzer 78, 131

Gilbert 30

Gintis 171, 207, 210, 212, 224, 227, 247-248

Girard 31

Gleen 160

Glimcher 17

Goffman 24, 214

Gold 123

Goldman 242

Gomila 258

Goyal 135

Gracia-Lazaro 136, 177

Granovetter 177

Page 268: Comprendre nos-interactions-sociales

Greccuci 255

Green 106

Greenberg 180

Greene 232-233

Grujic 136

Grygolec 232

Guala 212

Guzman 211

Hammond 116

Han 114, 116

Harris 237, 240

Harsanyi 51, 128, 250-251, 74

Hart 254

Hayek 47, 114, 250-251, 74, 116

Helmoltz 116

Henrich 211

Ho 123

Holroyd 106

Houser 61

Hume 37, 46, 44

Husserl 34, 47, 124, 146

Hutcheson 44

Hwang 211

Iaccoboni 63

Inzlicht 244

Irwin 258

Izuma 213

Jamal 138

James 238

Jeannerod 258

Jeffrey 39, 79, 100

Page 269: Comprendre nos-interactions-sociales

Jevons 110

Jones 114

Kahnemann 40, 82

Kalisch 180

Kandori 248

Kapogiannis 240

Kelso 147

Kim 106

King-Casas 155

Kirchsteiger 180

Kirman 147

Knoch 14, 160

Knutson 104

Koechlin 116

Koffka 146

Kosfeld 61, 161

Krueger 166

Kuo 130

Laibson 98

Lambert 170

Lamm 67

Langergraber 163

Lebreton 258

Leslie 66

Levine 157

Lewis 10, 49, 183

Lichtenstein 40

Lipps 34

List 243

Livet 80, 233

Loewenstein 77-79

Page 270: Comprendre nos-interactions-sociales

Loomes 116

Luce 88, 111

MacCabe 60-61

MacDonald 169

MacMillan 133

Mailath 248

Maniadakis 257

Marchetti 221

Markov 135

Marois 200

Mas-Collel 254

Masten 67

Mauss 25

McLure 103, 108

Merleau-Ponty 74

Milgram 177, 230

Moll 230

Monderer 50

Moran 160

Morgenstern 203

Moscovici 25

Moulin 254

Myerson 106

Nadelhoffer 242

Nakumara 114

Nash 48, 58, 134, 150, 152, 168, 187, 252-253

Nesse 222

Nettle 222

Neumann(von) 48-49, 58, 150, 203-204, 249, 180, 222

Newberg 241

Norenzayan 258

Page 271: Comprendre nos-interactions-sociales

Oullier 147

Paglieri 240

Parfit 258

Parsons 25

Paulus 66

Peirce 24, 44

Pesendorfer 157

Pettit 243

Pfeiffer 170

Possel 59-60

Powers 213

ProustJ. 64, 225, 236, 258

Rabin 157

Rachlin 114

Radke 195

RainnerideCros 114

Rameson 74

Rawls 248

Reed 29

Rilling 154-156, 160-161

Rizzolatti 27

Rob 248

Roelfsema 146

Rubinstein 222

Ruge 257

Rustichini 14, 81, 88, 91, 102, 232

Samet 50

Samuelson 135, 186, 205, 248, 222

Sanfey 154-155, 175, 195, 201, 221, 254

Sayama 138

Schelling 146

Page 272: Comprendre nos-interactions-sociales

Schmidt 20, 74, 222

Schütz 47, 74

Searle 30, 225-226

Selten 49, 51, 128, 74

Sen 243

Shaked 252-253

Shamay-Tsoory 170

Shapley 253-254

Shunk 61

Siegel 195

Simmel 24, 31

Singer 67

Slovic 40

Smerilli 145

Smith 24, 31, 37, 45-46, 54, 65, 134, 199, 44, 74

Sommerville 67

Sperber 227, 238, 258

Sporns 138

Stahl 123

Stevens 111

Strobel 196-199

Strogatz 138

Sugden 123, 116

Sundar 138

Sutton 253

Suzuki 158, 165

Takahashi 19, 84, 107, 109, 111, 114, 116

Tanaka 105

Tarde 25

Taylor 133

Todd 146

Page 273: Comprendre nos-interactions-sociales

Tomasello 163

Tomlin 63

Tooby 163

Tsallis 109-110, 116

Tversky 39-40, 82, 108, 111-113, 124

VanDamme 248

VandenBos 165

VanSegbroeck 178

Veblen 46

Vega-Redondo 135

Ville 222

Vincent 242

Wakker 116

Watz 138

Weber 110

Weibull 134

Willard 258

Wilson 123

Winter 61

Wittgenstein 207

Wolfensteller 257

Womesfeld 147

Wong 222

Wundt 116

Xiang 174

Yoshida 131, 165

Young 20

Yu 202, 146

Zak 170-171

Zaki 66

Page 274: Comprendre nos-interactions-sociales

DESMÊMESAUTEURS

OUVRAGESDECHRISTIANSCHMIDT

Neuroéconomie,OdileJacob,2010.LaThéoriedesjeux.Essaid’interprétation,PUF,2003.Penserlaguerre,penserl’économie,OdileJacob,1991.

OUVRAGESDEPIERRELIVET

LaCommunautévirtuelle,Éditionsdel’Éclat,1994.Émotionsetrationalitémorale,PUF,2002.Qu’est-cequ’uneaction?,Vrin,2005.LesÊtressociaux(avecFrédéricNef),Hermann,2009.

Page 275: Comprendre nos-interactions-sociales

TABLE

Couverture

Titre

Copyright

Introduction

Partie1-INTERACTIONSETINTERSUBJECTIVITÉ

CHAPITRE1-L’intersubjectivité

CommentaireL’intersubjectivitédesagentséconomiques

CHAPITRE2-L’appréhensiondel’autre

CommentaireLessubtilitésdel’interintentionnalité

CHAPITRE3-Lecognitifinteractionnel

CommentairePourunenouvelleapprocheéconomiquedel’intertemporalité

Partie2-COORDINATIONETCOOPÉRATION

CHAPITRE4-Lesmodesdecoordination

CommentaireLacoordinationdesperspectivesducollectifetdel’individuel

CHAPITRE5-Delacoordinationàlacoopération

CommentaireLe«nous»delacoopérationetlesmodesdeconfiance

Partie3-RÈGLESETNORMES

CHAPITRE6-Règlesetconventions

Page 276: Comprendre nos-interactions-sociales

CommentaireRègles,altruismeetreconnaissancesociale

CHAPITRE7-Règlesexplicitesetnormesmorales

CommentaireÉmergencedesnormesetinterprétationsdesrègles

Bibliographie

Desmêmesauteurs

Indexdesmatières

Indexdesnoms

Page 277: Comprendre nos-interactions-sociales

ÉditionsOdileJacob

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