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The Economy – L’Economie: Projet financé par INET, Sciences Po et Azim Premji University Traduction financée et réalisée par le Département d'Economie de Sciences Po, avec l’accord de CORE project. Le Département d’Economie de Sciences Po assume toute responsabilité dans la traduction (contactez Yann Algan). UNITÉ 4 INTERACTIONS SOCIALES UNE COMBINAISON D’INTÊRET PERSONNEL, D’ATTENTION AU BIEN-ÊTRE DES AUTRES ET D’INSTITUTIONS APPROPRIÉES PEUT ABOUTIR À DES RÉSULTATS SOCIALEMENT DÉSIRABLES LORSQUE LES INDIVIDUS INTERAGISSENT Cette Unité abordera les notions et faits suivants : La théorie des jeux est une façon de comprendre comment les individus interagissent, fondée sur les contraintes qui limitent leurs actions, leurs motivations et leurs croyances s’agissant des actions des autres. Les expérimentations et d’autres preuves empiriques montrent que l’intérêt personnel, ainsi que l’attention aux autres et à l’équité sont cruciaux pour expliquer comment les individus interagissent. Dans la plupart des interactions entre les individus, il existe à la fois une forme de conflit d’intérêts, ainsi que des opportunités de gains mutuels. La poursuite de l’intérêt personnel peut mener soit à des résultats qui sont recherchés par tous les participants, soit à des résultats qu’aucun des individus ne jugerait préférable. La limitation par les gouvernements des actions réalisables par les individus, et la punition par leurs pairs des actions qui ont de mauvaises conséquences peuvent contribuer à mettre l’intérêt personnel au service de l’intérêt général. Le souci des autres et de l’équité nous permet d’internaliser les effets de nos actions sur les autres, et peut ainsi contribuer à de bons résultats d’un point de vue social.

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The Economy – L’Economie: Projet financé par INET, Sciences Po et Azim Premji University

Traduction financée et réalisée par le Département d'Economie de Sciences Po, avec l’accord de CORE project. Le Département d’Economie de Sciences Po assume toute responsabilité dans la traduction

(contactez Yann Algan).

UNITÉ 4

INTERACTIONS SOCIALES

UNE COMBINAISON D’INTÊRET PERSONNEL, D’ATTENTION AU

BIEN-ÊTRE DES AUTRES ET D’INSTITUTIONS APPROPRIÉES

PEUT ABOUTIR À DES RÉSULTATS SOCIALEMENT DÉSIRABLES

LORSQUE LES INDIVIDUS INTERAGISSENT

Cette Unité abordera les notions et faits suivants :

La théorie des jeux est une façon de comprendre comment les individus

interagissent, fondée sur les contraintes qui limitent leurs actions, leurs

motivations et leurs croyances s’agissant des actions des autres.

Les expérimentations et d’autres preuves empiriques montrent que l’intérêt

personnel, ainsi que l’attention aux autres et à l’équité sont cruciaux pour

expliquer comment les individus interagissent.

Dans la plupart des interactions entre les individus, il existe à la fois une forme

de conflit d’intérêts, ainsi que des opportunités de gains mutuels.

La poursuite de l’intérêt personnel peut mener soit à des résultats qui sont

recherchés par tous les participants, soit à des résultats qu’aucun des individus

ne jugerait préférable.

La limitation par les gouvernements des actions réalisables par les individus, et la

punition par leurs pairs des actions qui ont de mauvaises conséquences peuvent

contribuer à mettre l’intérêt personnel au service de l’intérêt général.

Le souci des autres et de l’équité nous permet d’internaliser les effets de nos

actions sur les autres, et peut ainsi contribuer à de bons résultats d’un point de

vue social.

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 2

« Les preuves scientifiques sont maintenant accablantes : le changement climatique

constitue une menace planétaire grave et exige une réponse mondiale de toute

urgence. » Voici les premiers mots implacables du résumé d’un document intitulé

Rapport Stern1, publié en 2006. Le Chancelier de l’Echiquier britannique (le ministre des

finances) avait alors mandaté un groupe d’économistes, mené par l’ancien économiste

en chef de la Banque Mondiale, Nicholas Stern, pour évaluer les preuves du

changement climatique, et pour essayer de comprendre les conséquences

économiques de ce dernier. Le Rapport Stern prédit que les bénéfices d’une action

rapide seront supérieurs aux coûts.

Le cinquième rapport d’évaluation du Groupe d’Experts Intergouvernemental sur

l’Évolution du Climat (GIEC)2 partage ce diagnostic. Une action rapide signifierait une

diminution significative des émissions de gaz à effet de serre, requérant une réduction

de la quantité de biens intensifs en énergie que nous consommons, un passage à des

technologies faisant appel à des énergies différentes et une amélioration de l’efficacité

des technologies actuelles.

Cependant, rien de cela n’aura lieu, si nous continuons à faire comme si de rien n’était

(« business as usual » ; retenez cette expression, nous l’utiliserons à nouveau à la fin de

l’unité). Il s’agit d’un scénario dans lequel les individus, les États et les entreprises sont

libres de rechercher leurs propres plaisirs et leurs propres profits, ainsi que de

poursuivre leurs propres politiques, sans prendre en compte de façon plus adéquate

l’effet de leurs actions sur les autres, y compris les générations futures.

Les États peuvent être en désaccord quant aux types de mesures qui devraient être

adoptées. De nombreux pays européens réclament un contrôle strict des émissions de

carbone alors que l’Inde et la Chine, qui ont jusqu’ici rattrapé l’Europe en dépendant

de technologies consommatrices de charbon, sont opposées à une telle mesure.

1 Lisez la note de synthèse ici. Stern, Nicholas. 2007. The Economics of Climate Change: The Stern Review. Cambridge: Cambridge University Press. 2 IPCC. 2014. Climate Change 2014: Synthesis Report. Contribution of Working Groups I, II and III to the Fifth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change. Geneva, Switzerland: IPCC.

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 3

Le problème du changement climatique est loin d’être singulier. Il s’agit d’un exemple

de ce qu’on appelle un dilemme social. Les dilemmes sociaux – comme le changement

climatique – ont lieu lorsque les individus ne prennent pas en compte de façon

adéquate les effets, positifs ou négatifs, de leurs décisions sur les autres.

Nous rencontrons de nombreux exemples de dilemmes sociaux dans nos vies. Les

embouteillages ont lieu lorsque notre choix de transport – conduire seul pour aller au

travail plutôt que d’utiliser le covoiturage – ne tient pas compte du fait qu’il contribue à

l’encombrement des routes. La surconsommation d’antibiotiques pour des maladies

mineures est un autre exemple : la personne malade qui prend des antibiotiques se

rétablit plus vite, mais la surconsommation engendre des bactéries résistantes aux

antibiotiques, qui sont bien plus nocives pour beaucoup d’autres gens.

DILEMME SOCIAL

Le dilemme social est une situation dans laquelle :

Des actions, prises de façon indépendante par des

individus…

…qui poursuivent leur propre intérêt,

Aboutissent à un résultat inférieur à un autre résultat

possible qui aurait pu être réalisé…

…si les individus avaient agi ensemble et non séparément.

En 1968, le biologiste Garrett Hardin a publié un article portant sur les dilemmes

sociaux dans le journal Science, appelé « La tragédie des communs »3. Il remarquait que

les ressources qui ne sont détenues par personne, telles que l’atmosphère terrestre ou

les stocks de poisson, courent le risque d’être facilement surexploitées si l’accès n’en

est pas contrôlé d’une manière ou d’une autre. Collectivement, les pêcheurs

gagneraient à ne pas pêcher autant de thon, et les consommateurs gagneraient à ne

3 Hardin, Garrett. 1968. ‘The Tragedy of the Commons.’ Science 162 (3859): 1243–48.

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pas le manger. L’humanité gagnerait à émettre moins de polluants, mais si vous, en

tant qu’individu, choisissez de réduire votre consommation, vos émissions, ou le

nombre de thons que vous attrapez, votre sacrifice ne changera guère au problème

mondial.

Les exemples de tragédies fournis par Hardin, et d’autres dilemmes sociaux encore,

abondent4 : si vous vivez avec des colocataires ou dans une famille, vous savez à quel

point il est difficile de laisser propre une cuisine ou une salle de bain. Lorsqu’une

personne nettoie, tout le monde en bénéficie, mais il s’agit d’un effort conséquent. La

personne qui nettoie supporte le coût ; les autres sont parfois appelés des passagers

clandestins (free-riders). Si en tant qu’étudiant vous avez déjà réalisé un travail de

groupe, vous comprendrez que le coût de l’effort (pour réunir les éléments, écrire les

résultats ou penser au problème) est individuel, alors que les bénéfices (une meilleure

note, un meilleur classement ou simplement l’admiration des camarades de classe)

vont à l’ensemble du groupe.

Il n’y a rien de nouveau dans les dilemmes sociaux ; nous y sommes confrontés depuis

la préhistoire. Parfois, nous les surmontons, et parfois, comme dans le cas du

changement climatique, nous n’y arrivons pas (ou pas encore).

Il y a plus de 2 500 ans, le conteur grec Esope a évoqué le dilemme social dans sa fable

L’Assemblée des souris5, dans laquelle un groupe de souris a besoin qu’un de ses

membres place une cloche autour du cou d’un chat. Une fois la cloche en place, le chat

ne peut pas attraper et manger les autres souris ; mais le résultat peut ne pas être aussi

positif pour la souris qui se charge de mettre la cloche en place. Il existe des exemples

innombrables, lors de guerres ou de catastrophes naturelles, d’individus qui sacrifient

leur vie pour d’autres, qui ne sont pas des membres de leur famille, et qui sont parfois

même de parfaits inconnus. De telles actions sont dites altruistes.

4 Elinor Ostrom propose une synthèse des difficultés pouvant causer une tragédie des communs. Voir : Ostrom, Elinor. 2008. ‘The Challenge of Common-Pool Resources.’ Environment: Science and Policy for Sustainable Development 50 (4): 8–21. 5 Lisez la fable d’Esope ici. Aesop. 2013. Belling the Cat. United States: Picture Window Books.

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Mais le sacrifice de soi altruiste n’est pas la façon la plus courante que les sociétés ont

de de faire face aux dilemmes sociaux et limiter les comportements de passager

clandestin. Parfois, ces problèmes peuvent être résolus grâce à des mesures politiques.

Les gouvernements ont imposé avec succès des quotas visant à empêcher la

surexploitation des stocks de cabillaud dans l’Atlantique nord. Au Royaume-Uni, la

quantité de déchets enfouie dans les décharges, plutôt que d’être recyclée, a été

considérablement diminuée par une taxe de mise en décharge.

Les communautés locales créent également des institutions pour réguler les

comportements. Les communautés d’irrigation ont besoin que des individus

entretiennent les canaux qui bénéficient à l’ensemble de la communauté. Les individus

ont également besoin d’économiser l’eau, qui est rare, afin que les cultures des autres

puissent pousser, bien que cela implique des cultures individuelles plus petites. À

Valence, en Espagne, les communautés de fermiers ont utilisé pendant des siècles un

ensemble de règles coutumières visant à réguler les tâches communales et à éviter

d’utiliser trop d’eau. Elles ont depuis le Moyen-Âge une cour d’arbitrage appelée

Tribunal de las Aguas (Tribunal des Eaux), qui résout les conflits entre les fermiers

relatifs à l’application des règles. Les décisions du tribunal ne sont pas juridiquement

contraignantes. Son pouvoir vient uniquement du respect que lui porte la

communauté, mais ses décisions sont presque universellement appliquées.

Même les problèmes environnementaux mondiaux actuels ont parfois été traités

efficacement. Le Protocole de Montréal, visant à évincer et, à terme, à bannir les

chlorofluorocarbones (CFC) qui menaçaient de détruire la couche d’ozone (qui nous

protège contre les radiations ultraviolettes nocives) a été remarquablement efficace.

Parfois l’intérêt personnel, lorsqu’il est correctement canalisé, peut non seulement

constituer une partie du problème sous-jacent au dilemme social, mais aussi une partie

de la solution. Par exemple, dans les Unités 1 et 2, nous avons vu comment l’intérêt

personnel économique peut contribuer au bien-être social en fournissant des

incitations à développer de nouvelles technologies et à copier ceux qui ont innové en

premier. Par ailleurs, dans une économie capitaliste qui fonctionne correctement (vous

pouvez retourner au Tableau 1.11 de l’Unité 1 pour vous remémorer les conditions

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nécessaires à cela), il existe de nombreux marchés sur lesquels des gens qui ne se

connaissent absolument pas achètent et vendent des biens, chacun d’entre eux étant

d’abord motivé par ses propres bénéfices, et portant peu d’attention aux autres

individus impliqués dans la transaction.

Avec des institutions appropriées, l’intérêt personnel peut être canalisé afin que le

résultat soit, pour l’essentiel, mutuellement bénéfique. Il s’agit de l’un des principes les

plus importants en économie, mais cette idée parut choquante lorsqu’Adam Smith l’a

décrite en 1759. L’expression qu’il utilisait pour décrire les bénéfices sociaux de

l’intérêt individuel est toujours communément employée: il parlait de « la main

invisible ».

DISCUSSION 4.1 : LES DILEMMES SOCIAUX

A l’aide de l’actualité de la semaine dernière :

1. Identifiez, parmi les évènements évoqués, deux dilemmes sociaux (essayez de ne

pas utiliser les exemples discutés ci-dessus).

2. Pour chacun, précisez en quoi il correspond à la définition d’un dilemme social.

4.1 INTERACTIONS SOCIALES : LA THEORIE DES JEUX

De quel côté de la route les véhicules doivent-ils rouler ? Si vous vivez au Japon, au

Royaume-Uni ou en Indonésie, vous roulez à gauche. Si vous vivez en Corée du Sud, en

France ou aux États-Unis, vous roulez à droite. Si vous avez grandi en Suède, vous avez

conduit à gauche jusqu’au 3 septembre 1967, à 17 heures (date et heure auxquelles la

loi a changé), et à droite après cela. Le gouvernement définit une règle, que nous

suivons.

Supposons maintenant que nous laissions aux automobilistes la possibilité de

poursuivre leur intérêt personnel, et qu’ils puissent choisir le côté de la route sur lequel

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ils roulent. Si presque tout le monde conduisait à droite, l’intérêt personnel (éviter une

collision) serait suffisant pour inciter un conducteur à rouler à droite également :

l’attention portée aux autres conducteurs et le souci de rester dans la légalité ne

seraient pas nécessaires.

Pour concevoir des mesures promouvant le bien-être des individus, il faut comprendre

la différence entre les situations dans lesquelles l’intérêt général peut promouvoir le

bien-être et les cas où il peut générer des résultats indésirables. Pour cela, nous

introduisons la théorie des jeux, qui est une façon de modéliser les interactions entre

les individus.

Dans l’Unité 3, nous avons vu comment un étudiant qui décide du nombre d’heures

qu’il passe à étudier, ou une fermière qui décide de son niveau d’effort, sont

confrontés à un ensemble d’options possibles, et prennent ensuite des décisions leur

permettant d’atteindre le meilleur résultat possible. Dans les deux cas, les résultats

réalisables étaient déterminés par une fonction de production spécifiant une relation

entre la quantité de travail réalisée et le résultat.

Mais dans les modèles que nous avons présentés jusqu’ici, le résultat ne dépendait pas

des actions des autres. L’étudiant et la fermière n’étaient pas engagés dans des

interactions sociales.

Interactions sociales et stratégiques

Dans cette unité, nous considérons ces interactions sociales, c’est-à-dire les situations

où, dans un groupe, les actions des uns affectent non seulement leur résultat, mais

également le résultat des autres. Par exemple, lorsqu’un individu choisit comment

chauffer sa maison, sa décision affecte l’expérience que les autres font du changement

climatique mondial.

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Nous utilisons quatre termes :

Lorsque des individus sont engagés dans une interaction sociale et qu’ils savent

comment leurs actions affectent les autres, et inversement, on parle

d’interaction stratégique.

Une stratégie est définie comme une action (ou un plan d’action) qui pourrait

être choisie par quelqu’un lorsqu’il est conscient de la dépendance mutuelle des

conséquences pour soi et pour les autres. Les résultats ne dépendent pas

seulement de ses propres actions, mais également des actions des autres.

Les modèles d’interactions stratégiques sont décrits comme des jeux.

La théorie des jeux est un ensemble de modèles d’interactions stratégiques. Elle

est largement utilisée en économie et dans d’autres sciences sociales.

Pour comprendre comment la théorie des jeux peut clarifier les interactions

stratégiques, imaginez deux fermiers, que nous appelons Anil et Bala, et qui sont

confrontés à un problème : doivent-ils cultiver du riz ou du manioc ? Chacun pourrait

cultiver l’une des deux plantes, mais nous supposons qu’il n’est jamais intéressant pour

eux de cultiver simultanément ces deux plantes.

La terre d’Anil est mieux adaptée à la culture du manioc, alors que celle de Bala est

mieux adaptée à la culture du riz. Les deux fermiers doivent déterminer ce qu’on

appelle la division du travail, c’est-à-dire choisir qui prend en charge quelle activité de

production. Ils font cela indépendamment, ce qui signifie qu’ils ne se mettent pas

d’accord conjointement sur l’action à mener.

(Cette condition d’indépendance peut sembler étrange dans le cas de deux fermiers,

mais nous souhaitons appliquer la même logique à des situations dans lesquelles des

centaines, voire même des millions d’individus interagissent, la plupart d’entre eux ne

se connaissant absolument pas. Il est donc utile de supposer qu’Anil et Bala ne

parviennent pas à un accord commun.)

Ils vendent tous les deux leur culture sur le marché d’un village voisin, où le prix du riz

diminue à mesure que la quantité de riz apportée sur le marché augmente. Le marché

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du manioc fonctionne de la même manière. Le Tableau 4.1 décrit l’interaction entre les

deux fermiers (que nous appelons un jeu).

Illustration 4.1 Interactions sociales dans le jeu de la main invisible

Bala

RIZ MANIOC

An

il

RIZ

Chacun produit du riz :

Il y a surabondance de riz (qui se vendra pour un prix bas).

Il y a une pénurie de manioc. Anil ne produit pas de manioc, qui

est pourtant la culture pour laquelle il est meilleur.

Pas de saturation du marché :

Prix élevés pour les deux cultures. Les deux fermiers produisent la

culture pour laquelle ils sont moins aptes.

MANIOC

Pas de saturation du marché :

Prix élevés pour les deux cultures. Les deux fermiers produisent la culture pour laquelle ils sont les

plus aptes.

Chacun produit du manioc :

Il y a surabondance de manioc (qui se vendra pour un prix bas).

Il y a une pénurie de riz. Bala ne produit pas de riz, qui est pourtant la culture pour laquelle il

est meilleur.

Expliquons la signification du Tableau 4.1, car nous allons voir ce type de tableau de

nombreuses fois.

Les choix d’Anil sont représentés en ligne dans le tableau, et les choix de Bala sont

représentés en colonne. Anil est le joueur en ligne et Bala est le joueur en colonne.

Lorsqu’une interaction est représentée à l’aide d’un tableau similaire au Tableau 4.1, il

est important de penser à chaque entrée du tableau comme une situation

hypothétique, de sorte que la cellule en haut à gauche se lise, par exemple :

« Supposons que (pour une raison ou pour une autre) Bala plante du riz et qu’Anil

aussi. Qu’observerions-nous alors ?».

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Le Tableau 4.1 énumère toutes les actions qui peuvent être réalisées par les joueurs.

Dans ce cas, il existe quatre situations hypothétiques possibles. Nous nous

demanderons ensuite « Pourquoi feraient-ils cela ? ».

Pour simplifier le modèle, nous avons supposé :

Qu’il n’y a pas d’autres individus impliqués et affectés de quelque manière que

ce soit.

Que la sélection de la plante à cultiver est la seule décision que les fermiers ont à

prendre.

Nous supposons également qu’Anil et Bala n’interagissent qu’une fois (il s’agit

d’un jeu ponctuel ou « one-shot game »).

Puisqu’ils choisissent de façon indépendante la plante qu’ils cultivent, il y a quatre

situations possibles, décrites par les cases du Tableau 4.2a. Ils décident également

simultanément, et ne savent donc pas ce que l’autre individu a choisi.

Illustration 4.2a Les quatre situations possibles dans le jeu de la main invisible

Bala

RIZ MANIOC

An

il

RIZ

Anil obtient 1.

Bala obtient 3.

Tous les deux

obtiennent 2.

MANIOC

Tous les deux

obtiennent 4.

Anil obtient 3.

Bala obtient 1.

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JEU

Une description d’une interaction sociale qui spécifie :

Des joueurs : qui interagit avec qui

Des stratégies possibles : quelles sont les actions que peuvent réaliser les joueurs

Une information : qui sait quoi au moment de la prise de décision

Des gains : quels sont les gains pour chacune des combinaisons d’actions possibles

Dans le Tableau 4.2b, nous montrons les résultats des deux individus, qui sont appelés

les gains, dans ce qu’on appelle une matrice des gains. Le terme de matrice désigne

simplement n’importe quel tableau rectangulaire de nombres (ici, un carré). Comme

dans le Tableau 4.1, chaque case représente une combinaison des actions d’Anil et

Bala ; mais ici, les nombres contenus dans chaque case indiquent le revenu que chacun

recevrait hypothétiquement si les actions étaient celles situées dans la ligne et la

colonne correspondantes. Pour comprendre les entrées de la matrice des gains, il faut

se rappeler que la terre d’Anil est mieux adaptée au manioc et que celle de Bala est

mieux adaptée au riz. Le premier nombre est celui du joueur en ligne (nous utilisons la

lettre A pour le prénom du joueur en ligne, afin de se souvenir que son gain est le

premier) et le second est le gain du joueur en colonne.

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Illustration 4.2b La matrice des gains correspondante dans le jeu de la main invisible

Note : le terme rice se traduit par « riz » et cassava se traduit par « manioc ».

La matrice des gains illustre les deux problèmes auxquels les fermiers font face :

Puisque les prix du marché diminuent lorsqu’un bien est en surabondance, les

deux fermiers peuvent faire mieux s’ils se spécialisent différemment au lieu de

produire tous les deux le même bien.

Lorsqu’ils produisent différents biens, ils gagnent à se spécialiser dans la culture

pour laquelle leur terre est la mieux adaptée.

4.2 LA DIVISION DU TRAVAIL ET LA MAIN INVISIBLE

La théorie des jeux ne décrit pas seulement les interactions sociales, elle prédit

également parfois les conséquences de celles-ci. Le résultat d’un jeu est simplement

une description des actions réalisées par chacun qui, tout comme dans le Tableau 4.2b,

donne les gains de chacun. Pour prédire un résultat, nous devons faire appel à un autre

terme : la meilleure réponse. Il s’agit de la stratégie qui donnera le meilleur gain, étant

donné la stratégie sélectionnée par l’autre individu.

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Quelles sont les meilleures réponses dans le jeu de la main invisible ? Supposons que

vous êtes Anil, et que vous considérez, de façon hypothétique, que Bala a choisi de

cultiver du riz. Quelle réponse vous apporte le gain le plus élevé ? Vous choisirez de

cultiver du manioc (Anil gagnerait alors 4 ; s’il cultivait également du riz, il ne gagnerait

que 1).

Quelle serait la meilleure réponse d’Anil si Bala, hypothétiquement, choisissait de

cultiver du manioc ? Anil choisirait à nouveau de cultiver du manioc (il gagnerait 3,

plutôt que 2 s’il cultivait du riz).

Donc quoi que choisisse Bala, la meilleure réponse d’Anil est de cultiver du manioc.

Vous pouvez vérifier votre compréhension de ce jeu en expliquant les raisons pour

lesquelles la meilleure réponse de Bala est de cultiver du riz, quelle que soit la stratégie

d’Anil.

Dans ce cas, une stratégie dominante est le manioc pour Anil, et le riz pour Bala. Ce

terme fait référence à une stratégie qui est une meilleure réponse à chacune des

stratégies possibles des autres joueurs. Puisque chaque joueur a une stratégie

dominante, nous obtenons une prédiction simple de ce qu’ils vont faire : ils vont jouer

leur stratégie dominante.

Un résultat du jeu dans lequel chaque joueur joue sa stratégie dominante est appelé un

équilibre en stratégies dominantes.

Tout comme dans l’Unité 2, l’équilibre indique que quelque chose qui présente un

intérêt ne change pas. Dans ce cas, ce sont les stratégies adoptées par les joueurs qui

ne changent pas : s’ils jouent tous les deux leur stratégie dominante, aucun d’entre eux

n’aura intérêt à adopter une autre stratégie. Lorsqu’il existe un équilibre en stratégie

dominante, nous pouvons prédire ce que les joueurs choisissent.

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 14

Voici comment vérifier qu’il existe un équilibre en stratégies dominantes dans un jeu, à

l’aide d’une matrice des gains :

Trouvez tout d’abord la meilleure réponse du joueur en ligne. Si la meilleure

réponse du joueur en ligne est la même pour chacune des actions du joueur en

colonne, alors il s’agit d’une stratégie dominante pour le joueur en ligne.

Trouvez ensuite la meilleure réponse du joueur en colonne. Si la meilleure

réponse du joueur en colonne est la même pour chacune des actions du joueur

en ligne, alors il s’agit d’une stratégie dominante pour le joueur en colonne.

S’il existe deux stratégies dominantes, le résultat d’un jeu à deux joueurs est un

équilibre en stratégies dominantes.

Puisqu’Anil et Bala possèdent une stratégie dominante, aucun des deux ne se soucie de

ce que l’autre choisit. Cela est similaire aux modèles de l’Unité 3, dans lesquels le choix

d’Alexei quant au nombre d’heures passées à étudier ou le choix du nombre d’heures

d’Angela ne dépendent pas de ce que font les autres. En revanche, ici, même si le choix

des cultures ne dépend pas de ce que font les autres, les gains qui découlent de leur

stratégie dépendent des actions des autres joueurs. Par exemple, si Anil joue sa

stratégie dominante (manioc), il gagne bien plus si Bala joue également sa stratégie

dominante (riz) que s’il choisissait de planter également du manioc.

Dans l’équilibre en stratégies dominantes, Anil et Bala ont choisi de se spécialiser

différemment plutôt que de produire le même bien, et ils se sont spécialisés dans la

production du bien auquel leur terre est la mieux adaptée. Dans ce cas, la poursuite de

l’intérêt personnel – choisir la stratégie garantissant le gain le plus élevé – génère un

résultat qui :

est le meilleur des quatre résultats possibles pour chaque joueur,

correspond à la stratégie qui génère les gains combinés les plus élevés pour les

deux fermiers.

Dans ce cas, l’équilibre en stratégies dominantes est le résultat que chacun aurait choisi

s’ils avaient pu coordonner leurs décisions, et s’ils avaient conjointement mis en place

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 15

les deux stratégies. C’est pourquoi nous avons appelé ce jeu « le jeu de la main

invisible » ‒ bien qu’ils aient recherché indépendamment leur propre intérêt, les

joueurs ont été guidés comme par une main invisible à un résultat qui était dans leur

intérêt commun.

Les problèmes économiques ne sont jamais aussi simples, mais la logique

fondamentale est identique. La poursuite de l’intérêt personnel sans porter attention

aux autres est parfois considérée comme un échec moral, mais l’économie a identifié

des situations dans lesquelles la poursuite de l’intérêt personnel conduit à des résultats

qui ne sont dans l’intérêt personnel d’aucun des joueurs. Le jeu du dilemme du

prisonnier, que nous allons étudier, décrit l’une de ces situations.

QUAND LES ÉCONOMISTES NE SONT PAS D’ACCORD

L’HOMO ECONOMICUS REMIS EN QUESTION : LES INDIVIDUS SONT-ILS ENTIÈREMENT

EGOÏSTES ?

Pendant des siècles, les économistes, et à peu près tout le monde, ont débattu afin de

déterminer si les individus sont entièrement motivés par leur intérêt personnel, ou s’ils

sont parfois heureux d’aider les autres, même lorsque cela leur coûte. Homo

economicus (l’homme économique) est un surnom donné au personnage égoïste et

calculateur que vous retrouvez dans les manuels d’économie. Les économistes ont-ils

eu raison de considérer qu’homo economicus est le seul acteur sur la scène

économique ?

Adam Smith montra clairement, dans l’œuvre où il développa pour la première fois

l’expression de la « main invisible », qu’il ne pensait pas que nous étions des homo

economicus :

« Aussi égoïste que l’homme puisse être supposé, il y a évidemment certains principes

dans sa nature qui le conduisent à s’intéresser à la fortune des autres et qui lui rendent

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 16

nécessaire leur bonheur, quoiqu’il n’en retire rien d’autre que le plaisir de les voir

heureux. »6

– Adam Smith, Théorie des sentiments moraux (1759)

Depuis Smith, la plupart des économistes ont choisi la position opposée. En 1881, F.Y.

Edgeworth, l’un des fondateurs de l’économie moderne, rendait cela parfaitement clair

dans son livre Psychisme mathématique7 : « Le premier principe de l’économie est que

chaque agent n’est actionné que par l’intérêt personnel ».

Pourtant tout le monde a pu observer, et même parfois réalisé, des actes de grande

gentillesse ou de grande bravoure pour le compte d’autrui dans des situations où il y

avait peu de chances d’obtenir une récompense. La question pour les économistes est

la suivante : le désintéressement évident dans ces actes doit-il faire partie de l’analyse

que nous menons sur le comportement ?

Ceux qui répondent que non soulignent que de nombreux actes apparemment

généreux sont mieux compris si on les considère comme des tentatives de gagner une

réputation favorable auprès des autres, qui sera utile à l’acteur dans le futur. Aider les

autres et respecter des normes sociales n’est peut-être qu’une forme d’intérêt

personnel à horizon de long terme. C’est ce que pensait l’essayiste H.L. Mencken : « la

conscience est cette voix intérieure qui nous avertit qu’il y a peut-être quelqu’un en

train de nous regarder »8.

Depuis les années 1990, pour tenter de résoudre le débat sur des fondements

empiriques, les économistes se sont essayés à la méthode expérimentale. Depuis, des

centaines d’expériences ont été mises en place dans le monde entier, permettant

d’observer, à l’aide de jeux, le comportement d’individus (étudiants, agriculteurs,

chasseurs de baleines, magasiniers et dirigeants) soumis à de vraies décisions de

partage.

6 Traduction de de M. Biziou et C. Gautier, 1999, PUF. 7 Edgeworth, Francis Ysidro. (1881) 2003. Mathematical Psychics and Further Papers on Political Economy. Oxford: Oxford University Press. 8 Mencken, H. L. (1916) 2006. A Little Book in C Major. New York, NY: Kessinger Publishing.

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 17

Des comportements intéressés sont presque toujours observés dans ces expériences.

Mais nous observons également de l’altruisme, de la réciprocité, de l’aversion aux

inégalités, et d’autres préférences différentes de l’intérêt personnel, que nous étudions

dans cette unité. Dans de nombreuses expériences, homo economicus est minoritaire.

Cela est également vrai lorsque les quantités à partager (ou à garder pour soi)

correspondent à plusieurs jours de salaires.

Le débat est-il clôt ? De nombreux économistes le pensent et considèrent désormais

qu’en plus d’homo economicus, les individus sont parfois altruistes, averses aux

inégalités et réciproques. Les économistes soulignent que l’hypothèse d’intérêt

personnel est appropriée dans de nombreux cadres économiques, comme les achats et

les choix de technologie maximisant le profit de la firme, mais bien moins dans d’autres

cadres, comme le paiement d’impôts ou l’effort fourni pour un employeur.

4.3 LE DILEMME DU PRISONNIER

Imaginons qu’Anil et Bala soient maintenant confrontés à un problème différent.

Chacun décide comment gérer la présence d’insectes parasites qui détruisent leurs

cultures, situées dans des champs adjacents. Chacun a deux stratégies possibles :

La première est d’utiliser un produit chimique peu coûteux, commercialisé sous

le nom de marque Terminator, qui tue tous les insectes dans des kilomètres à la

ronde et s’écoule dans la source d’eau qu’ils utilisent tous les deux.

La seconde est appelée Contrôle intégré des parasites (CIP). Un fermier qui utilise

le CIP introduit des insectes utiles dans la ferme. Les insectes utiles mangent les

insectes parasites.

Si l’un d’entre eux seulement utilise le Terminator, les dommages sont limités. S’ils

l’utilisent tous les deux, la contamination de l’eau devient un problème sérieux qui

requiert l’installation d’un système de filtrage coûteux. Les Tableaux 4.3a et 4.3b

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 18

décrivent les interactions entre les deux joueurs.

Illustration 4.3a Interactions sociales dans le jeu du contrôle des parasites

Bala

CIP TERMINATOR

An

il

CIP

Les insectes utiles se répandent sur les deux champs, et éliminent

les parasites.

L’eau n’est pas contaminée.

Les produits chimiques de Bala se répandent dans le champ d’Anil et

tuent ses insectes utiles.

La contamination de l’eau est limitée.

TERMINATOR

Les produits chimiques d’Anil se répandent dans le champ de Bala,

et tuent ses insectes utiles.

La contamination de l’eau est limitée.

Tous les parasites sont éliminés.

La grave contamination de l’eau requiert un système de filtration

coûteux.

Illustration 4.3b Gains dans le jeu du contrôle des parasites

Note : IPC en anglais correspond à « CIP ».

Anil et Bala sont tous les deux conscients de ces résultats. En conséquence, ils savent

que la quantité d’argent qu’ils vont gagner au moment de la récolte, défalquée des

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 19

coûts de leur stratégie de contrôle des parasites et de l’installation éventuelle d’un

système de filtration de l’eau, ne dépendra pas uniquement de leur choix, mais aussi

du choix de l’autre. Il s’agit d’une interaction stratégique.

Comment vont-ils jouer? Pour répondre à cette question, nous utilisons à nouveau la

notion de meilleure réponse.

Quelle serait la meilleure réponse d’Anil si Bala choisissait hypothétiquement

d’utiliser le CIP ? Ce serait d’utiliser le Terminator (il gagnerait 4 dans ce cas,

plutôt que 3 s’il choisissait le CIP).

Quelle serait la meilleure réponse d’Anil si Bala choisissait hypothétiquement

d’utiliser le Terminator ? Anil utiliserait à nouveau le Terminator, car si Bala

l’utilisait aussi, Anil ne pourrait pas utiliser le CIP dans son propre champ : le

produit chimique de Bala tuerait les insectes utiles avant qu’ils puissent manger

les parasites cibles.

Ainsi, quoique fasse Bala, la meilleure réponse d’Anil est d’utiliser le Terminator. (Vous

pouvez tester votre compréhension de ce jeu en expliquant pourquoi cela est

également vrai pour Bala : sa meilleure réponse est d’utiliser le Terminator, quelle que

soit la stratégie adoptée par Anil.)

Cela signifie que le Terminator est la stratégie dominante, et puisque le Terminator est

la stratégie dominante pour les deux joueurs, l’utilisation conjointe de l’insecticide est

un équilibre en stratégies dominantes. La prédiction du jeu est que les deux joueurs

choisissent le Terminator.

Leur situation serait meilleure s’ils avaient tous les deux utilisé le CPI. Ainsi, le résultat

prédit n’est pas le meilleur possible. Le jeu du contrôle des parasites est simplement un

exemple particulier de dilemme du prisonnier.

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 20

LE DILEMME DU PRISONNIER

Le nom de ce jeu vient d’une histoire à propos de deux prisonniers (ou plutôt deux

prisonnières, car nous allons les appelées ici Thelma et Louise), dont les stratégies sont

d’Accuser (impliquer) l’autre dans un crime que les prisonniers pourraient avoir commis

ensemble, ou de Nier que l’autre prisonnier soit impliqué.

Si Thelma et Louise nient toutes les deux, elles seront libérées après quelques jours

d’interrogatoire.

Si une prisonnière accuse l’autre, alors que cette dernière nie, l’accusatrice est libérée

immédiatement (sa sentence est de zéro années de prison), et l’autre personne écope

d’une longue peine de prison (10 ans).

Finalement, lorsque Thelma et Louise s’accusent mutuellement (ce qui signifie que

chacune implique l’autre), elles écopent toutes les deux d’une peine de prison.

Puisqu’elles ont coopéré avec la police, leur sentence passe de 10 à 5 ans. Les gains du

jeu sont indiqués dans le Tableau 4.4.

Illustration 4.4 Dilemme du prisonnier (gains exprimés en termes d’années de prison)

Note : Deny se traduit par « Nier » et Accuse par « Accuser ».

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 21

(Les gains sont écrits en termes de nombre d’années de prison – donc un nombre élevé

réduit le bien-être Louise ou Thelma.)

Dans un dilemme du prisonnier, chaque joueur a une stratégie dominante – dans cet

exemple, Accuser l’autre – qui, lorsqu’elle est choisie par les deux joueurs, génère un

résultat moins bon pour les deux que s’ils avaient adopté une stratégie différente (dans

cet exemple, Nier).

Notre histoire de Thelma et Louise est bien évidemment imaginaire, mais ce jeu peut

s’appliquer à de nombreux problèmes réels. Par exemple, regardez ce clip issu du jeu

télévisé Golden Balls, et vous verrez comment un simple citoyen résout de manière

astucieuse le dilemme du prisonnier. Lorsque ce jeu est appliqué à des problèmes réels

en économie, la stratégie mutuellement bénéfique – Nier – est généralement appelée

Coopérer, alors que la stratégie dominante – Accuser – est appelée Faire défaut.

Comme dans le cas d’Anil et Bala, Cooperate ne signifie pas que les prisonniers se

réunissent pour décider de ce qu’ils font. D’après les règles du jeu, chacun choisit sa

stratégie de façon indépendante.

Le dilemme du prisonnier ne montre pas que l’intérêt personnel mène nécessairement

à des résultats que personne n’approuverait, pas plus que le jeu de la main invisible ne

suggère que l’intérêt personnel est toujours la meilleure solution. Nous allons voir que

tout comme le dilemme du prisonnier, le jeu de la main invisible nous aide à

comprendre comment les marchés peuvent parfois maîtriser l’intérêt personnel pour

améliorer le fonctionnement de l’économie, et comment, parfois, ils échouent à le

faire.

Trois aspects de l’interaction entre Anil et Bala nous ont conduits à prédire un résultat

malheureux dans le jeu du dilemme du prisonnier :

Anil et Bala n’accordaient aucune valeur aux gains de l’autre, et n’ont donc pas

internalisé le coût que leur action infligeait à l’autre.

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 22

Anil et Bala, ou qui que ce soit d’autre, ne pouvaient en aucune façon faire payer

les utilisateurs de l’insecticide pour les préjudices causés.

Anil et Bala ne pouvaient pas se mettre d’accord sur ce que chacun ferait. S’ils

avaient pu le faire, ils auraient simplement accepté d’utiliser tous les deux le CPI,

ou ils auraient voté une loi interdisant l’utilisation du Terminator.

Si un ou plusieurs de ces problèmes peuvent être résolus, alors le jeu peut avoir pour

solution le résultat que chacun des deux préfère. Dans le reste de cette unité, nous

expliquons comment chacun de ces problèmes peut être surmonté, en commençant

par le premier.

DILEMME DU PRISONNIER

Un jeu dans lequel, à l’équilibre en stratégies dominantes :

Les gains sont plus faibles pour chaque joueur

Les gains totaux sont plus faibles que si aucun des joueurs n’avait joué sa stratégie dominante

DISCUSSION 4.2 : LA PUBLICITÉ EN POLITIQUE

De nombreuses personnes considèrent les campagnes publicitaires politiques comme

un exemple classique de dilemme du prisonnier.

1. En prenant pour exemple une campagne politique récente qui vous est familière,

expliquez si cela a été le cas.

2. Écrivez un exemple de matrice des gains dans ce cas.

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 23

4.4 LES PRÉFÉRENCES SOCIALES : L’ALTRUISME

Lorsque des étudiants jouent ponctuellement au dilemme du prisonnier dans une

classe ou dans une expérience de laboratoire – parfois pour des sommes importantes

d’argent réel – il n’est pas rare que plus de la moitié des participants choisissent de

Coopérer plutôt que de Faire défaut, bien que le défaut mutuel soit la stratégie

dominante pour des joueurs qui ne se préoccupent que de leurs gains monétaires. Une

interprétation de ces résultats est que les joueurs sont altruistes.

Si Anil, par exemple, avait suffisamment fait attention au préjudice que son utilisation

du Terminator infligeait à Bala lorsque ce dernier utilisait le CIP, alors sa meilleure

réponse lorsque Bala utilisait le CIP aurait été d’utiliser également le CIP. Et si Bala

s’était comporté de la même façon, alors le CIP aurait constitué une meilleure réponse

mutuelle et les deux joueurs n’auraient plus été victimes d’un dilemme du prisonnier.

On dit d’une personne désireuse de supporter un coût dans le but d’aider une autre

personne, qu’elle a des préférences altruistes. Dans l’exemple que nous venons juste de

donner, Anil était prêt à renoncer à une unité de gain, car cela aurait imposé une perte

de 2 à Bala. Son coût d’opportunité associé au choix du CIP lorsque Bala avait choisi le

CIP était de 1, et cela conférait un bénéfice de 2 à Bala, ce qui signifie qu’Anil s’est

comporté de façon altruiste.

Dans l’Unité 3, nous avons développé un modèle permettant de comprendre comment

les individus peuvent poursuivre leurs objectifs de la façon la plus efficace possible

lorsque leurs moyens sont limités – le modèle n’impliquait pas d’autres individus.

Alexei, l’étudiant, et Angela, la fermière, se souciaient de leur temps libre et de leur

note, ou de leur consommation. En revanche, lorsque d’autres personnes sont en jeu,

les individus se soucient généralement non seulement d’eux-mêmes, mais aussi des

autres. Lorsque cela est le cas, nous disons que l’individu manifeste des préférences

sociales. L’altruisme est un exemple de préférence sociale, au même titre que la

rancune ou la jalousie.

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 24

Les préférences altruistes comme des courbes d’indifférence

Nous pouvons utiliser les mêmes ensembles des possibles et les mêmes courbes

d’indifférences que dans l’Unité 3 pour étudier comment les individus interagissent

lorsque les préférences sociales font partie de leurs motivations.

Choisir un point sur la courbe d’indifférence possible la plus élevée ne signifie pas que

l’on est seulement motivé par l’intérêt personnel, car les courbes d’indifférences

peuvent représenter des préférences altruistes.

Pour comprendre cela, imaginez la situation suivante. Anil a reçu quelques tickets de

loterie nationale, et l’un d’entre eux était porteur d’un prix de 10 000 roupies. Il peut

bien évidemment, garder tout l’argent pour lui, mais il peut également en partager une

partie avec son voisin Bala. Cette situation est représentée dans le Graphique 4.5. L’axe

des abscisses représente la quantité d’argent qu’Anil garde pour lui, exprimée en

milliers de roupies, et l’axe des ordonnées représente la quantité qu’il donne à Bala.

Chaque point (x, y) représente une combinaison d’un montant qu’Anil garde pour lui (x)

et d’un montant qu’il donne à Bala (y), en milliers de roupies. Le triangle coloré

représente l’ensemble des choix possibles pour Anil. Au point (10, 0), située sur l’axe

des abscisses, Anil garde tout ce qu’il gagne. Au point (0, 10), situé sur l’axe des

ordonnées, Anil donne tout à Bala. L’ensemble des possibles d’Anil est l’aire colorée.

La frontière de l’aire colorée est appelée la frontière des possibles. Si Anil répartit son

gain entre lui et Bala, il choisit un point sur la frontière (être à l’intérieur de la frontière

signifierait gaspiller un peu d’argent). Le choix parmi les points situés sur la frontière

des possibles est appelé un jeu à somme nulle, car, en choisissant le point B plutôt que

le point A sur le Graphique 4.5, la somme des pertes d’Anil et des gains de Bala est zéro

(par exemple, Anil a 3 000 roupies de moins au point B par rapport au point A, et Bala a

3 000 roupies au point B et rien au point A).

Le choix d’Anil est déterminé par ses préférences, qui peuvent être représentées par

des courbes d’indifférence, tout comme s’il choisissait entre des biens et du temps de

loisir (comme dans l’Unité 3). Ici, les courbes d’indifférences représentent les

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 25

combinaisons de ce que Bala gagne et de ce qu’Anil garde pour lui, toutes ces

combinaisons étant préférées de façon égale par ce dernier. Dans le Graphique 4.5

sont représentés deux cas : dans le premier, Anil a des préférences égoïstes et ses

courbes d’indifférences sont des droites verticales ; dans le second cas, il est en partie

altruiste – il se soucie de Bala – et ses courbes d’indifférence sont décroissantes.

Illustration 4.5 La façon dont Anil choisit de distribuer ses gains à la loterie dépend de

son degré d’égoïsme / d’altruisme

Chaque point (x, y) représente une combinaison de montants d’argent pour Anil (x) et

Bala (y), en milliers de roupies. Le triangle coloré représente l’ensemble des choix

possibles pour Anil. Si Anil ne se soucie pas de ce que Bala reçoit, ses courbes

d’indifférence sont des droites verticales. Il préfère recevoir plus d’argent pour lui-

même, aussi, il préfère les courbes situées les plus à droite. Étant donné son ensemble

des possibles, la meilleure option d’Anil est le point A, où il garde tout l’argent.

Néanmoins, Anil pourrait se soucier de son voisin Bala, auquel cas il est plus content si

Bala est moins pauvre : il retire de l’utilité de la consommation de Bala. Dans ce cas,

Anil a des courbes d’indifférence décroissantes. Les points B et C sont indifféremment

préférés par Anil, de sorte que la situation où Anil garde 7 et Bala obtient 3 convient

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aussi bien à Anil que celle où il obtient 6 et Bala 5. Sa meilleure option possible est le

point B.

Si Anil est égoïste, la meilleure option étant donné son ensemble des possibles serait le

point A, où Anil garde tout. Mais s’il retire de l’utilité de la consommation de Bala, ses

courbes d’indifférence sont décroissantes et il peut préférer un résultat permettant à

Bala d’avoir une partie de l’argent. Avec les courbes d’indifférences du Graphique 4.5,

la meilleure option réalisable pour Anil est le point B (7, 3), où Anil garde 7000 roupies

et en donne 3 000 à Bala. Anil préfère donner 3 000 roupies à Bala, même si cela lui

coûte 3 000 roupies. Il s’agit d’un exemple d’altruisme : Anil est prêt à supporter un

coût pour en faire bénéficier quelqu’un d’autre.

Le supplément Leibniz vous montre comment modéliser mathématiquement des

préférences altruistes.

DISCUSSION 4.3 : ALTRUISME ET DÉSINTÉRESSEMENT

1. À quoi ressembleraient les courbes d’indifférence d’Anil s’il se souciait autant de

la consommation de Bala que de la sienne?

2. À quoi ressembleraient-elles s’il retirait de l’utilité uniquement de la somme de

la consommation de Bala et de sa consommation ?

3. À quoi ressembleraient-elles s’il retirait de l’utilité uniquement de la

consommation de Bala ?

4. Dans chacun de ces cas, expliquez les préférences d’Anil.

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4.5 PRÉFÉRENCES ALTRUISTES DANS LE DILEMME DU PRISONNIER

Souvenez-vous du dilemme du prisonnier dans la section 4.3, qui montrait comment

Anil et Bala se débarrassaient des parasites. Il menait à un résultat malheureux en

partie à cause du premier problème que nous avons identifié : Anil et Bala

n’accordaient aucune valeur aux gains de l’autre, et n’ont donc pas internalisé le coût

que leur action infligeait à l’autre.

Nous pouvons maintenant déterminer comment les préférences altruistes modifient

cette situation.

Dans les interactions sociales de ce type, il existe un conflit entre le résultat

insatisfaisant qui émerge lorsque les deux parties se comportent selon leur intérêt

personnel, et le résultat qui permettrait aux deux d’avoir des gains plus élevés.

L’individu choisissant un insecticide pour contrôler les parasites profitait gratuitement

de la contribution de l’autre fermier visant à conserver une eau propre.

Si Anil se soucie du bien-être de Bala autant que du sien, le résultat peut être différent.

Dans le Graphique 4.6, les deux axes représentent les gains d’Anil et de Bala. Tout

comme dans l’exemple de la loterie, les quatre points représentent les résultats

réalisables. Il n’existe désormais que quatre résultats possibles, au lieu de l’ensemble

de points possibles représenté dans le Graphique 4.5. Nous avons raccourci les noms

des stratégies par souci de simplicité : Terminator est désigné par T, CIP est désigné par

I. Vous pouvez remarquer les mouvements vers le haut et vers la droite, de (T, T) à

(I, I), sont tous deux « gagnant – gagnant » : chacun obtient un gain plus élevé. Au

contraire, un mouvement vers le haut et la gauche, ou vers le bas et la droite – de (I, T)

à (T, I) ou le contraire – sont des changements « gagnant – perdant ». Une situation

« gagnant – perdant » signifie que Bala obtient un gain plus élevé aux dépens d’Anil, ou

qu’Anil obtient un gain plus élevé aux dépens de Bala.

Tout comme dans le cas de la division des gains de la loterie, nous pouvons observer

deux cas : si Anil ne se soucie pas du bien-être de Bala, ses courbes d’indifférence sont

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 28

verticales ; s’il s’en soucie, ses courbes d’indifférence sont décroissantes. Utilisez le

Tableau pour voir les mécanismes à l’œuvre dans chaque cas.

Illustration 4.6 Le choix d’Anil entre CIP (I) et Terminator (T) varie selon son degré

d’égoïsme / d’altruisme

Les deux axes sur le graphique représentent les gains d’Anil et de Bala. Les quatre

points sont les résultats possibles, associés aux stratégies. Si Anil ne se soucie pas du

bien-être de Bala, ses courbes d’indifférence seront verticales, de sorte que (T, T) sera

le résultat préféré. Il préfère (T, I) à (I, I), de sorte qu’il devrait choisir T si Bala

choisissait T. Si Anil est complètement égoïste, T est sans ambiguïté son meilleur choix.

Quand Anil se soucie du bien-être de Bala, les courbes d’indifférence sont

décroissantes et (I, I) est son résultat préféré. Si Bala choisit I, Anil devrait choisir I. Anil

devrait aussi choisir I si Bala choisit T, car il préfère (I, T) à (T, T).

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 29

Si Anil ne se soucie pas de Bala, il préfère (T, I) à (I, I), et il préfère également (T, T) à

(I, T). Dans ce cas, Anil préfère donc T à I, quel que soit le choix de Bala. T est sans

ambiguïté le meilleur choix d’Anil s’il est complètement égoïste.

Les choses sont différentes si Anil se soucie du bien-être de Bala. Dans ce cas, Anil a des

courbes d’indifférentes décroissantes, comme représenté dans le graphique. Dans ce

cas, Anil préfère (I, I) à (T, I), et (I, T) à (T, T), de sorte qu’il préfère I à T quel que soit le

choix de Bala. Sans ambigüité, le CIP est désormais le meilleur choix pour Anil. Si Bala a

les mêmes préférences, alors les deux choisiront le CIP, et le résultat du jeu serait celui

que les deux préfèrent.

La principale leçon est que si les individus se soucient les uns des autres, les dilemmes

sociaux sont plus simples à résoudre. Cela aide à comprendre les exemples historiques

dans lesquels des individus coopèrent mutuellement pour l’irrigation ou pour faire

appliquer le Protocole de Montréal visant à protéger la couche d’ozone, plutôt que de

profiter gratuitement de la coopération des autres en tant que passager clandestin.

DISCUSSION 4.4 : L’INTÉRÊT PERSONNEL AMORAL

Imaginons une société dans laquelle tout le monde est motivé uniquement par son

intérêt personnel (chacun ne se soucie que de sa richesse) et amoral (les règles morales

qui interfèrent avec l’accumulation des richesses ne sont pas respectées). En quoi cette

société serait-elle différente de celle dans laquelle vous vivez ? Considérez les éléments

suivants :

Familles

Lieux de travail

Voisinages

Trafic sur les routes

Activité politique (les individus voteraient-ils ?)

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4.6 LES RÈGLES DU JEU ONT LEUR IMPORTANCE : BIENS PUBLICS ET PUNITION PAR LES

PAIRS

Considérons maintenant la deuxième raison d’un résultat regrettable dans le jeu du

dilemme du prisonnier : il était impossible pour Anil et Bala (ou qui que ce soit d’autre)

de faire payer les utilisateurs d’insecticide pour les préjudices causés.

Les problèmes d’Anil et Bala sont hypothétiques, mais ils reflètent les vrais dilemmes

de passager clandestins auxquels sont confrontées de nombreuses personnes dans le

monde. Par exemple, tout comme en Espagne, de nombreux fermiers d’Asie du sud-est

s’appuient sur un système d’irrigation partagé pour produire leurs cultures. Le système

requiert une maintenance constante et de nouveaux investissements. Chaque fermier

doit décider à quelle hauteur il contribue à ces activités. Ces activités bénéficient à la

communauté entière, et si un fermier ne fait pas sa part du travail, d’autres peuvent le

réaliser quoi qu’il en soit.

Considérons quatre fermiers qui choisissent de contribuer ou non à la maintenance

d’un projet d’irrigation.

Pour chaque fermier, contribuer au projet coûte 10 USD. Par contre, lorsqu’un fermier

contribue, chacun des quatre fermiers bénéficie, grâce à l’irrigation, d’une

augmentation du rendement de ses cultures, et gagne 8 USD. La contribution au projet

d’irrigation est appelée un bien public, car lorsqu’un individu supporte un coût pour

fournir le bien, chacun en bénéficie.

Considérons maintenant la décision que doit prendre Kim, l’une des quatre fermiers. Le

Graphique 4.7 montre comment ses gains totaux dépendent à la fois de sa décision, et

du nombre d’autres fermiers qui décident de contribuer au projet d’irrigation.

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 31

Illustration 4.7 Gains de Kim dans le jeu du bien public

Par exemple, si deux des autres fermiers contribuent, Kim recevra un bénéfice de 8

USD pour chacune de leur contribution. Ainsi, si elle ne contribue pas elle-même, son

gain total, indiqué en rouge, sera de 16 USD. Mais si elle décide de contribuer, elle

recevra un bénéfice additionnel de 8 USD (tout comme les trois autres fermiers). Cela

lui coûtera toutefois 10 USD, son gain total sera donc de 14 USD (il est indiqué en bleu

dans le Graphique 4.7 et calculé dans le Tableau 4.8).

Illustration 4.8 Lorsque deux autres fermiers contribuent, les gains de Kim sont plus

faibles si elle contribue également

Bénéfice généré par la contribution des autres 16

Plus le bénéfice généré par sa propre contribution +8

Moins le coût de la contribution -10

Total 14 USD

Le Graphique 4.7 et le Tableau 4.8 illustrent le dilemme social : quoi que les autres

fermiers décident de faire, Kim gagne plus d’argent si elle ne contribue pas que si elle

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 32

contribue. Elle peut bénéficier gratuitement des contributions des autres en jouant

ainsi au passage clandestin.

Ce jeu du bien public est un dilemme du prisonnier dans lequel il y a plus de deux

joueurs : si les fermiers ne se soucient que de leur propre gain monétaire, aucun

d’entre eux ne contribuera et leurs gains seront tous nuls. Mais s’ils contribuaient tous,

ils gagneraient chacun 22 USD. Chacun bénéficie de la coopération des autres, mais

quoi que fassent les autres, chacun gagnerait plus en étant un passager clandestin :

jouer au passager clandestin est donc une stratégie dominante.

Dans le jeu du bien public, une source d’eau non contaminée était un bien public9 pour

les deux fermiers, Anil et Bala ; si l’un choisissait de ne pas utiliser de pesticide, chacun

bénéficiait d’une eau propre.

Lorsqu’un grand nombre d’individus sont impliqués dans un jeu du bien public, il est

moins probable que l’altruisme suffise à maintenir un résultat mutuellement

bénéfique, comme le fait que personne n’utilise de Terminator dans le problème du

parasite.

Jeux répétés

Dans le monde entier cependant, et en de nombreuses occasions, de vrais fermiers et

de vrais pêcheurs se sont confrontés avec succès à des situations de bien public. Les

preuves rassemblées par Elinor Ostrom10, une chercheuse en sciences politiques, et par

d’autres chercheurs, sur des projets d’irrigation commune en Inde, au Népal et dans

d’autres pays, montrent que le niveau de coopération peut varier énormément selon

les communautés. Dans certaines, la coopération peut être favorisée par la confiance.

Dans d’autres, il n’y a pas de coopération. Dans le sud de l’Inde, par exemple, il y avait

9 Notez que le terme « public » en économie peut être utilisé dans une situation avec deux personnes! (mais la plupart des applications du concept de « bien public » concernent de grands groupes de personnes). 10 Ostrom a reçu le prix Nobel d’économie pour son « analyse de la gouvernance économique, et, en particulier, des biens communs ». Voir : Ostrom, Elinor. 2000. ‘Collective Action and the Evolution of Social Norms.’ Journal of Economic Perspectives 14 (3): 137–58.

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 33

plus de conflits sur l’utilisation de l’eau dans les villages où les inégalités en termes de

répartition des terres étaient extrêmes, et où sévissait un système de castes. Les

villages moins inégalitaires entretenaient mieux leur système d’irrigation car il était

plus simple d’y maintenir la coopération.

LES GRANDS ÉCONOMISTES

ELINOR OSTROM

D’autres ont défendu ce choix. Vernon Smith, un économiste expérimental, qui avait

précédemment reçu le prix Nobel, a félicité le comité Nobel pour avoir reconnu

l’originalité d’Elinor Ostrom, « son bon sens scientifique » et sa volonté d’écouter

« attentivement les données ».

Toute la carrière académique d’Ostrom s’est concentrée sur un concept qui joue un

rôle central dans l’économie, mais qui est rarement analysé de façon détaillée : la

propriété. Ronald Coase avait établi l’importance d’une définition claire des droits de

propriété lorsque les actions d’une personne affectent le bien-être des autres. Mais la

principale préoccupation de Coase concernait la frontière à tracer entre les individus et

l’État au moment de réguler de telles actions. Ostrom a exploré une situation

intermédiaire où les communautés, plutôt que les individus ou les gouvernements

formels, détiennent les droits de propriété.

Le choix de nommer Elinor Ostrom (1933-2012), une

chercheuse en sciences politiques, comme co-

récipiendaire du prix de la Banque de Suède en sciences

économiques en mémoire d'Alfred Nobel a surpris la

plupart des économistes. Par exemple, Steven Levitt, un

professeur à l’Université de Chicago, a admis qu’il ne

connaissait rien à ses travaux, et qu’il « ne se souvenait

pas avoir vu ou entendu son nom mentionné par un

économiste ».

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 34

La sagesse populaire de l’époque conduisait à dire qu’une propriété collective

informelle des ressources engendrerait une « tragédie des communs ». Grâce à Elinor

Ostrom, ce point de vue ne fait plus consensus.

Premièrement, elle a distingué les ressources détenues sous le régime d’une propriété

commune de celles en libre accès :

• La propriété commune suppose une communauté bien définie d’utilisateurs qui sont

capables, en pratique, sinon légalement, d’empêcher des individus extérieurs

d’exploiter la ressource : les zones de pêche côtière, les pâturages ou les zones

forestières, par exemple.

• Les ressources en accès libre peuvent être exploitées sans restriction autre que

celles imposées par les États : les zones de pêche dans les océens ou les émissions de

carbone dans l’atmosphère, par exemple.

Ostrom n’était pas la seule à souligner cette distinction, mais elle s’est appuyée sur une

combinaison unique d’études de cas, de méthodes statistiques, de modèles de théorie

des jeux avec des ingrédients non-orthodoxes, et d’expériences de laboratoires, pour

essayer de comprendre comment éviter une tragédie des communs.

Ostrom a découvert une grande diversité de gestion de la propriété privée. Certaines

communautés ont été capables de créer des règles et de s’appuyer sur les normes

sociales pour mettre en place une utilisation soutenable des ressources, alors que

d’autres ont échoué à en faire autant. Elle a passé une grande partie de sa carrière à

tenter d’identifier les déterminants de tels succès, et à utiliser la théorie afin de

comprendre pourquoi ils ont eu lieu.

De nombreux économistes croyaient que la diversité des résultats pouvait être

comprise à l’aide de la théorie des jeux répétés, qui prédit que même lorsque les

individus ne se soucient que d’eux-mêmes, si les interactions sont répétées avec une

probabilité suffisamment grande et que les individus sont suffisamment patients, alors

des résultats coopératifs peuvent être maintenus à l’équilibre.

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 35

Cela ne constituait pourtant pas une explication satisfaisante aux yeux d’Ostrom, en

partie parce que le même mécanisme prédisait que n’importe quel résultat, y compris

la diminution des ressources, pouvait aussi constituer un équilibre.

Plus important encore, Ostrom savait qu’une utilisation soutenable des ressources était

garantie par des actions déviant clairement de l’hypothèse de l’intérêt personnel

matériel. En particulier, les individus sont prêts à supporter des coûts considérables

pour punir les individus violant les règles ou les normes. D’après Paul Romer, un

économiste, elle reconnaissait le besoin « d’élargir les modèles de préférences

humaines pour y inclure un goût contingent pour la punition d’autrui ».

Ostrom a développé des modèles simples de théorie des jeux dans lesquels les

individus ont des préférences non-orthodoxes et se soucient directement de la

confiance et de la réciprocité. Elle cherchait également à mettre en évidence la façon

dont des individus, confrontés à un dilemme social, évitaient la tragédie en changeant

les règles, de sorte que la nature stratégique de l’interaction soit transformée.

Elle a travaillé avec des économistes pour développer une série d’expérimentations

pionnières, confirmant l’utilisation répandue de punitions coûteuses en réponse à

l’extraction excessive de ressources, et a démontré également le pouvoir de la

communication et le rôle important des accords informels dans le maintien de la

coopération. Thomas Hobbes, un philosophe du XVIIe siècle, avait affirmé que les

accords devaient être imposés par les pouvoirs publics. Il indiquait que « les

conventions [accords], sans l'épée, ne sont que des mots »11. Ostrom n’était pas

d’accord avec cela. Comme elle l’écrivit dans le titre d’un article marquant12, les

conventions – même sans épée – rendent l’autogestion possible.

Les préférences sociales expliquent en partie pourquoi ces communautés évitent la

tragédie des communs de Garrett Hardin. Mais de façon plus importante, les

11 Traduction de P. Folliot, 2003. 12 Ostrom, Elinor, James Walker, and Roy Gardner. 1992. ‘Covenants With and Without a Sword: Self-Governance Is Possible.’ The American Political Science Review 86 (2).

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 36

communautés impliquées ont trouvé des manières de changer les règles du jeu de

façon à ne pas être enfermées dans le jeu ponctuel simple qui aboutit à un équilibre en

stratégies dominantes mutuellement désavantageux (le jeu dans lequel Anil et Bala

utilisent finissent tous deux par utiliser le Terminator). Dans de nombreux cas, les

problèmes auxquels font face ces communautés ne sont pas correctement décrits par

un dilemme du prisonnier ponctuel.

Il s’agit d’un aspect important des interactions sociales : la vie n’est pas un jeu ponctuel.

Bénéficier gratuitement des contributions des autres aujourd’hui peut avoir, demain ou

dans quelques années, des conséquences déplaisantes pour le passager clandestin.

Dans la théorie des jeux, lorsqu’une même interaction a lieu encore et encore, on parle

de jeu répété.

L’interaction entre Anil et Bala dans notre modèle était un jeu ponctuel. Pourtant, en

tant que propriétaires de champs voisins, Anil et Bala peuvent être décrits de façon

plus réaliste comme étant engagés dans un jeu répété.

Réfléchissez aux changements qu’apporte la représentation de leur interaction comme

un jeu répété. Supposons que Bala adopte le CIP ; quelle est la meilleure réponse

d’Anil ? Il raisonnerait ainsi :

Anil Si je choisis le CIP, Bala continuera peut-être alors d’en faire autant, mais si

j’utilise du Terminator, ce qui augmenterait mes profits cette saison, Bala

utiliserait également du Terminator l’année prochaine. Donc à moins que je sois

extrêmement impatient et que je souhaite obtenir des revenus élevés

maintenant, j’ai intérêt à continuer à utiliser le CIP.

Bala raisonnerait de la même façon. Le résultat serait qu’ils continueraient à utiliser le

CIP année après année.

La persistance des interactions sociales peut permettre de maintenir des niveaux de

coopération élevés dans le jeu du bien public, aussi longtemps que les individus ont

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l’opportunité de cibler les passagers clandestins, une fois que ceux, qui contribuent

moins que la norme, ont été clairement identifiés.

Pour comprendre comment cela fonctionne, voici une expérience portant sur les

contributions dans un jeu du bien public. Dans cette expérience, les individus ont

l’opportunité de punir les passagers clandestins.

Le Graphique 4.9a montre les résultats d’expériences de laboratoire qui imitent les

coûts et bénéfices d’une contribution à un bien public dans le monde réel. Les

expériences ont été menées dans différentes villes du monde. Dans chaque expérience,

les participants jouent à un jeu du bien public à 10 tours, similaire à celui que nous

venons de décrire, impliquant Kim et les autres fermiers. À chaque tour, les sujets

reçoivent une somme initiale de 20 USD. Ils sont rassemblés aléatoirement dans des

groupes, généralement de quatre personnes, qui ne se connaissent pas, et on leur

demande de choisir quelle quantité d’argent, sur la base de leur 20 USD, ils souhaitent

mettre dans un pot commun. Le pot commun est un bien public : pour chaque dollar

qui y est mis, chaque personne du groupe, y compris le contributeur, reçoit 0,40 USD.

Pour comprendre comment cela fonctionne, imaginons que vous jouez à ce jeu, et que

vous supposez que les trois autres membres du groupe contribuent chacun à hauteur

de 10 USD. Dès lors, si vous ne contribuez pas, vous gagnerez 32 USD (trois fois 4 USD

provenant de leurs contributions, qui s’ajoutent à vos 20 USD initiaux, que vous

conservez). Les autres ont payé 10 USD, donc ils n’obtiennent que 32 - 10 = 22 USD

chacun. Au contraire, si vous contribuez également à hauteur de 10 USD, chacun, vous

y compris, reçoit 22 + 4 = 26 USD. Malheureusement pour le groupe, vous gagnez plus

en ne contribuant pas – car le gain à jouer le passager clandestin (32 USD) est plus

élevé que le gain obtenu en contribuant (26 USD). Et malheureusement pour vous, la

même logique s’applique aux autres membres du groupe.

Après chaque tour, les participants peuvent observer la quantité totale d’argent dans le

pot commun, mais pas la contribution de chacun des participants. Dans le Graphique

4.9a, chaque ligne représente l’évolution au cours du temps des contributions

moyennes dans différentes villes du monde. Tout comme dans le dilemme du

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 38

prisonnier, les individus ne sont pas seulement motivés par leur intérêt personnel.

Illustration 4.9a Expériences du jeu du bien public dans différents villes du monde :

contributions sur 10 périodes

Source : Figure 3 issue de Herrmann, Benedikt, Christian Thoni, and Simon Gachter. 2008. ‘Antisocial

Punishment Across Societies.’ Science 319 (5868): 1362–67.

Comme l’indique le Graphique 4.9a, les joueurs de Chengdu ont en moyenne mis 10

USD chacun dans le pot commun, comme dans l’exemple ci-dessus. Dans chacune des

villes, les contributions au bien public sont importantes au cours de la première

période, bien qu’elles le soient bien plus dans certaines villes (Copenhague) que dans

d’autres (Melbourne). Cela est remarquable : si vous vous souciez uniquement de votre

propre gain, la stratégie dominante est de ne pas contribuer du tout. Les contributions

initiales substantielles pourraient avoir eu lieu car les participants valorisaient leur

contribution en tenant compte du gain des autres (ils étaient altruistes). La difficulté

(ou, comme l’aurait dit Hardin, la tragédie) est toutefois évidente : partout, les

contributions ont diminué au cours du temps.

Néanmoins, les résultats indiquent également que bien qu’il existe de grandes

variations entre les sociétés, des niveaux de contribution significatifs sont observés à la

fin de l’expérience dans la plupart d’entre elles.

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 39

L’explication la plus plausible de cette tendance n’est pas que les contributeurs sont

altruistes, mais qu’ils diminuent leur niveau de coopération s’ils observent que les

autres contribuent moins que ce à quoi ils s’attendaient, et qu’ils jouent au passager

clandestin. Il semble que ceux qui contribuent plus que la moyenne souhaitent punir

ceux qui contribuent peu, pour leur iniquité ou pour leur violation des normes sociales

de contribution. La dernière chose qu’ils souhaitent faire est d’augmenter le gain des

passagers clandestins en contribuant davantage au bien public. Mais la seule façon de

faire cela est d’arrêter de contribuer. C’est la tragédie des communs.

NORME SOCIALE

Il s’agit d’une connaissance commune à la plupart des membres

d’une société, relative à ce que les individus doivent faire dans une

situation donnée, lorsque leurs actions affectent les autres.

De nombreux individus sont heureux de contribuer, tant que les autres le font aussi.

Une attente de réciprocité déçue est l’explication la plus convaincante de la baisse si

régulière des contributions dans les derniers tours du jeu.

Pour tester cela, les expérimentateurs ont introduit une possibilité de punition, dont

les résultats sont présentés dans le Graphique 4.9b. Pour la majorité des sujets, y

compris de celles situées en Chine, en Corée du Sud, dans le nord de l’Europe et dans

les pays anglophones, les contributions ont augmenté lorsqu’ils ont eu la possibilité de

punir les passagers clandestins.

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 40

Graphique 4.9b Expériences du jeu du bien public dans différentes villes du monde,

avec possibilité de punition par les pairs

Source : Figure 3 issue de Herrmann, Benedikt, Christian Thoni, and Simon Gachter. 2008. ‘Antisocial

Punishment Across Societies.’ Science 319 (5868): 1362–67.

Les individus, qui considèrent que d’autres ont été injustes ou qu’ils ont violé une

norme sociale, peuvent riposter, même si cela est très coûteux. La punition qu’ils

infligent aux autres est une forme d’altruisme, car cela leur coûte de contribuer à

dissuader les comportements de passager clandestin, qui se font au détriment du bien-

être de la plupart des membres du groupe.

Cette expérience illustre comment, même dans de grands groupes d’individus, une

combinaison d’interactions répétées et de préférences sociales peuvent maintenir de

hauts niveaux de contribution au bien public. Ceci peut même avoir lieu dans une

situation où un jeu du bien public ponctuel ou un jeu sans possibilité de punir les

passagers clandestins aboutiraient à un résultat différent.

Le jeu du bien public, comme le dilemme du prisonnier, est une situation dans laquelle

chacun gagne à s’engager avec les autres dans un projet commun, comme le contrôle

des parasites, la maintenance d’un système d’irrigation ou le contrôle des émissions de

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 41

carbone. Il est cependant également possible d’y perdre, lorsque d’autres jouent au

passager clandestin.

Coopération

Par le terme de coopération, nous désignons la participation à un projet commun de

façon à obtenir des bénéfices mutuels. La coopération n’a pas besoin d’être fondée sur

un accord. Pour comprendre cela, rappelez-vous les jeux que nous avons étudiés :

Le jeu de la main invisible : Anil et Bala agissaient de façon complètement

indépendante, mais la division du travail résultant de la poursuite de leur intérêt

personnel générait des gains mutuels, et aucun des deux n’aurait gagné plus en

adoptant une autre stratégie. Leur engagement sur le marché du village a facilité

ce type de coopération sans accord.

Le dilemme du prisonnier : si leur interaction relative au contrôle des parasites

avait été répétée, ils auraient pu s’abstenir d’utiliser le Terminator, simplement

en déterminant individuellement les pertes futures qu’ils auraient subies en

abandonnant le CIP.

Le jeu du bien public : avec la possibilité de punir les passagers clandestins, les

contributeurs ne se sont pas mis d’accord sur la façon de jouer, mais leur volonté

de punir les autres a maintenu de hauts niveaux de coopération dans de

nombreux pays.

Toutefois, comme nous allons le voir, la coopération est parfois rendue impossible par

des conflits d’intérêts portant sur le partage des gains mutuels tirés de la coopération.

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DISCUSSION 4.5 : LES EXPÉRIENCES DE LABORATOIRE SONT-ELLES TOUJOURS

VALIDES ?

En 2007, Steven Levitt et John List ont publié un article intitulé “What Do Laboratory

Experiments Measuring Social Preferences Reveal about the Real World?”

(Cliquez sur le lien pour le télécharger. Vous trouverez également la référence dans la

section Pour en savoir plus, à la fin de cette unité).

1. Pourquoi, et comment, le comportement des individus dans la vie réelle,

diffèrent-ils de ce qui a pu être observé dans les expériences de laboratoire ?

2. À l’aide de l’exemple de l’expérience du bien public dans cette section, expliquez

pourquoi vous observez des différences systématiques entre les observations

des Graphiques 4.9a et 4.9b, et ce qui pourrait se passer dans la vie réelle.

COMMENT LES ÉCONOMISTES APPRENNENT DES FAITS ?

LES EXPÉRIENCES COMPORTEMENTALES EN LABORATOIRE ET SUR LE TERRAIN

Pour comprendre le comportement économique, nous devons comprendre les

préférences des individus. Dans l’unité précédente, par exemple, les étudiants et les

fermiers accordaient de la valeur au temps libre. Cette valeur faisait partir des

informations dont nous avions besoin pour prédire le temps qu’ils allaient passer à

étudier et à travailler à la ferme.

Par le passé, les économistes ont fondé leurs connaissances sur les préférences à

partir :

• De sondages visant à déterminer les préférences politiques, la loyauté à une

marque, le degré de confiance envers les autres ou l’orientation religieuse.

• D’études statistiques du comportement économique visant à déterminer les

préférences accordées aux biens en question (par exemple, l’achat d’un ou de

plusieurs biens lorsque les prix relatifs varient). Une stratégie est de faire de

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 43

l’ingénierie inverse, en considérant que ce que les consommateurs achètent

révèlent leurs préférences. On parle alors de préférences révélées.

• D’expériences comportementales : cette méthode a pris une place importante dans

l’étude empirique des préférences. L’une des raisons pour lesquelles des

expériences ont été mises en place est que la compréhension de l’altruisme des

individus, de leur réciprocité, de leur aversion aux inégalités et de leur intérêt

personnel, est essentielle pour prédire s’ils se comporteront bien en tant

qu’employés, membres d’une famille, gardiens de l’environnement et citoyens.

Les sondages sont problématiques : si vous demandez à quelqu’un s’il aime les glaces,

vous obtiendrez probablement une réponse honnête. En revanche, la réponse à la

question « À quel point êtes-vous altruiste ? » peut être un mélange de vérité, de

d’autopromotion et de vœu pieux. C’est pourquoi, dans ce cas, les économistes

utilisent des expériences pour révéler les préférences. Les études statistiques ne

peuvent pas contrôler la situation dans laquelle les préférences ont été révélées, et

rendent donc difficiles la comparaison de groupes différents.

Les expériences ne mesurent pas ce que les individus disent, mais ce qu’ils font. Les

expériences sont conçues pour être aussi réalistes que pratiques, tout en contrôlant la

situation :

• Les décisions ont des conséquences : les décisions prises par le sujet lors de

l’expérience peuvent déterminer la somme de monnaie qu’il gagne en y prenant

part. Les sommes en jeu peuvent parfois correspondre à des mois de salaire.

• Les instructions, les incitations et les règles sont communes à tous les sujets : il

existe également un traitement commun. Cela signifie que, pour pouvoir comparer

deux groupes, la seule différence entre le groupe de traitement et le groupe de

contrôle est le traitement lui-même, de sorte que ses effets puissent être identifiés.

• Les expériences peuvent être répliquées : elles sont conçues pour être mises en

œuvre avec d’autres groupes de participants.

• Les expérimentateurs tentent de contrôler les variables d’intérêt : d’autres facteurs

sont maintenus constants autant que possible, car ils peuvent affecter le

comportement que l’on cherche à mesurer.

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 44

Ainsi, lorsque des individus se comportent de façon différente dans l’expérience, cela

révèle des préférences différentes, et non des différences dans les situations

auxquelles chacun fait face.

Les économistes ont étudié les biens publics de façon intensive grâce à des expériences

de laboratoire dans lesquelles les participants (sujets) doivent choisir leur niveau de

contribution à un bien public. Dans certains cas, les économistes ont conçu des

expériences qui reproduisent étroitement les dilemmes sociaux du monde réel

auxquels sont confrontés les sujets expérimentaux. Le travail de Juan Camilo Cárdenas,

un économiste de l’Université des Andes à Bogota en Colombie, en est un exemple. Il

réalise des expérimentations portant sur des dilemmes sociaux, avec des individus qui

sont confrontés à des problèmes similaires au quotidien, comme la surexploitation

d’une forêt ou d’un stock de poissons. Dans une vidéo, il décrit son utilisation de

l’économie expérimentale dans des situations réelles, et comment cela nous aide à

comprendre pourquoi les individus coopèrent – même lorsqu’il existe de façon

manifeste des incitations à ne pas le faire.

Lien vers la vidéo de l’interview (« Economist in Action » Juan Camilo Cárdenas).

Les économistes ont découvert que le comportement des individus dans les

expériences peut être utilisé pour prédire leur réaction dans d’autres situations. Par

exemple, les pêcheurs brésiliens qui se sont montrés plus coopératifs dans un jeu

expérimental pêchaient de façon plus soutenable que les pêcheurs qui se sont montrés

moins coopératifs.

Pour un résumé des types d’expériences qui ont été menées, des résultats principaux,

et pour savoir si les comportements dans les expériences de laboratoire prédisent le

comportement dans d’autres cadres, vous pouvez lire les travaux d’économistes

spécialisés en économie expérimentale : par exemple, Colin Camerer et Ernst Fehr13,

13 Camerer, Colin, and Ernst Fehr. 2004. ‘Measuring Social Norms and Preferences Using Experimental Games: A Guide for Social Scientists.’ In Foundations of Human Sociality: Economic Experiments and Ethnographic Evidence from Fifteen Small-Scale Societies, by Ernst Fehr, edited by Joseph Henrich, Robert Boyd, Samuel Bowles, Colin Camerer, and Herbert Gintis. Oxford: Oxford University Press.

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Armin Falk et James Heckman14, ou les expériences réalisées par Joseph Heinrich et une

importante équipe de collaborateurs du monde entier15.

Stephen Levitt et John List16, cependant, soulèvent des préoccupations quant à la

validité externe : les gens se comportent-ils de la même façon dans la rue et dans un

laboratoire ?

4.7 CONFLIT D’INTÉRÊTS ET NORMES SOCIALES

Un troisième aspect de l’interaction a conduit également à un résultat regrettable : Anil

et Bala ne pouvaient se mettre d’accord sur ce que chacun ferait. S’ils avaient pu le

faire, ils auraient simplement accepté d’utiliser tous les deux le CPI, ou ils auraient voté

une loi interdisant l’utilisation du Terminator.

Les individus font couramment appel à la négociation pour résoudre leurs problèmes

économiques et sociaux, mais ils n’y arrivent pas toujours. Considérons, par exemple,

un professeur qui souhaiterait embaucher un étudiant en tant qu’assistant de

recherche pendant l’été. En principe, chacun a quelque chose à gagner dans cette

relation, puisqu’elle peut représenter pour l’étudiant une bonne opportunité de gagner

un peu d’argent et d’apprendre. Malgré ces gains mutuels potentiels, il est également

possible qu’un conflit ait lieu. Il se pourrait que le professeur souhaite payer l’étudiant

moins cher et qu’il préfère consacrer une plus grande partie de sa bourse de recherche

à l’achat d’un nouvel ordinateur, ou qu’il désire que le travail soit effectué rapidement,

ce qui signifierait qu’il serait impossible pour l’étudiant de prendre du temps libre.

Après négociation, ils pourraient arriver à un compromis et s’accorder sur le fait que

14 Falk, Armin, and James J. Heckman. 2009. ‘Lab Experiments Are a Major Source of Knowledge in the Social Sciences.’ Science 326 (5952): 535–38. 15 Henrich, Joseph et al. 2006. ‘Costly Punishment Across Human Societies.’ Science 312 (5781): 1767-70. 16 Levitt, Steven D., and John A. List. 2007. ‘What Do Laboratory Experiments Measuring Social Preferences Reveal About the Real World?’ Journal of Economic Perspectives 21 (2): 153–74.

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 46

l’étudiant gagne un salaire faible, tout en pouvant travailler depuis la plage. Cela dit, la

négociation pourrait également échouer.

Il existe de nombreuses situations similaires en économie. Les négociations (parfois

appelées marchandage) font également partie intégrante de la politique, des relations

internationales, du droit, de la vie sociale et même de la dynamique familiale. Un

parent peut permettre à son enfant de jouer sur son smartphone pour passer une

soirée au calme ; un gouvernement peut négocier un accord avec des étudiants qui

manifestent afin de limiter l’instabilité politique. Comme dans le cas de l’étudiant et du

professeur, ces négociations peuvent également ne pas aboutir: peut-être que les

acteurs ne souhaitent pas les mener.

Quand les négociations réussissent-elles ?

Pour faciliter la compréhension de ce qui fait qu’un accord fonctionne, considérons la

situation suivante. Un ami et vous marchez dans la rue et vous voyez un billet de 100

USD par terre. Comment décideriez-vous de partager votre trouvaille ? Si vous la

partagez en deux montants égaux, cela peut être décrit comme le reflet d’une norme

sociale dans votre communauté, selon laquelle ce que vous obtenez par chance doit

être partagé de façon égalitaire.

Diviser une chose de valeur en parts égales (la règle du 50-50) est une norme sociale

dans de nombreuses communautés, tout comme l’est le fait d’offrir des cadeaux lors

des anniversaires de votre famille proche ou de vos amis. Les normes sociales sont

communes à un groupe d’individus en entier (la quasi-totalité d’entre eux les suivent)

et elles indiquent ce qu’il faut faire aux yeux de la plupart des individus de la

communauté.

Les préférences incluent les normes, mais elles incluent également de nombreuses

attitudes « pour » et « contre », qui se reflètent dans le comportement :

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 47

Les préférences ne portent pas nécessairement sur ce que quelqu’un doit faire :

vous pouvez aimer la glace sans penser que chacun (ou même vous) devrait en

vouloir manger.

Les préférences diffèrent généralement selon les individus : rappelez-vous que les

normes sont des idées à propos d’un comportement social, qui sont communes à

un groupe entier. Des individus d’un même groupe peuvent avoir des

préférences différentes (vous pouvez aimer la glace, alors que l’un de vos amis

déteste cela).

Nous nous attendrions à ce que, même si la norme au sein de la communauté était

celle du 50-50, certains individus ne respectent pas scrupuleusement ladite norme. Il

est possible que certains individus se comportent plus égoïstement que ce que la

norme requiert, et d’autres plus généreusement. Ainsi, ce qui se passe dépend à la fois

de la norme sociale (qui est un fait qui s’applique à tout le monde, et qui reflète les

attitudes relatives à l’équité qui ont évolué sur de longues périodes) et des préférences

des individus concernés.

Supposons que l’individu qui a vu l’argent en premier l’ait ramassé. Il y a au moins trois

raisons pour lesquelles il devrait en donner une partie à son ami :

L’altruisme. Nous avons déjà évoqué cette notion, dans le cas d’Anil et Bala : la

personne peut être altruiste et faire attention au bonheur ou à d’autres aspects

du bien-être d’autrui.

L’équité. La personne qui détient l’argent peut également penser que la règle du

50-50 est équitable. Dans ce cas, l’individu est motivé par l’équité, ou par ce que

les économistes appellent l’aversion aux inégalités.

La réciprocité. Par le passé, l’ami peut avoir été gentil envers l’individu qui a

trouvé l’argent par chance ou envers les autres. Il peut également mériter d’être

traité généreusement pour cela. Dans ce cas, on dit que celui qui a trouvé

l’argent a des préférences réciproques.

Ces préférences sociales influencent toutes notre comportement et jouent parfois dans

des sens opposés. Cela pourrait être le cas si l’individu qui a trouvé l’argent avait une

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 48

forte préférence pour l’équité, tout en sachant que son ami est complètement égoïste.

La préférence pour l’équité pousse l’individu à partager sa trouvaille ; la préférence

pour la réciprocité le pousse à garder son argent.

4.8 PARTAGER UN GÂTEAU (OU LE LAISSER SUR LA TABLE)

L’un des outils les plus utilisés pour étudier les préférences sociales est le jeu ponctuel

à deux joueurs appelé le jeu de l’ultimatum. Il a été appliqué dans le monde entier à

des sujets expérimentaux de différentes sortes, incluant des étudiants, des fermiers,

des magasiniers et des chasseurs-cueilleurs. Les expériences qui utilisent ce jeu

permettent d’étudier la manière dont les résultats économiques – dans ce cas,

comment une chose de valeur est partagée – dépendent des préférences individuelles,

comme l’égoïsme, l’altruisme, l’aversion aux inégalités et la réciprocité.

Dans cette expérience, un groupe d’individus (les sujets de l’expérience) est invité à

jouer à un jeu dans lequel chacun gagne de l’argent. La somme qu’ils gagnent dépend

de leur façon de jouer et celle des autres. De telles expériences mettent en jeu de

vraies sommes d’argent, car si ce n’était pas le cas, on ne pourrait pas être sûr que la

réponse donnée par le sujet à une question hypothétique reflète ce que seraient ses

actions dans la vie réelle.

Les règles du jeu sont expliquées aux joueurs. Il y a deux rôles dans le jeu : celui

d’offreur, et celui de répondant, qui sont assignés de façon aléatoire. Les sujets ne se

connaissent pas, mais ils savent que l’autre joueur a été recruté de la même façon pour

l’expérience. Les participants demeurent anonymes l’un pour l’autre.

L’expérimentateur donne de façon provisoire une certaine quantité d’argent à l’offreur,

par exemple 100 USD, et lui demande d’offrir aux répondants une partie de cette

somme. N’importe quel partage est possible, y compris un partage consistant à tout

garder ou tout donner. Nous appelons cette quantité le « gâteau », car le but de

l’expérience est d’étudier comment elle est partagée.

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 49

Le partage prend la forme suivante : « x pour toi, y pour moi », où x + y = 100 USD. Le

répondant sait que l’offreur a 100 USD à partager. Après avoir observé l’offre, le

répondant l’accepte ou la rejette. Si l’offre est rejetée, aucun des individus ne reçoit

quoi que ce soit. À l’inverse, si l’offre est acceptée, le partage est effectué : l’offreur

reçoit x et le répondant reçoit y. Par exemple, si l’offreur propose 35 USD au répondant

et que ce dernier accepte ce partage, l’offreur reçoit 65 USD et le répondant reçoit

35 USD. Si le répondant refuse le partage, aucun des deux ne reçoit quoi que ce soit.

On parle d’une offre à prendre ou à laisser, qui justifie l’utilisation du terme

« ultimatum » dans le nom du jeu. Le répondant effectue un choix : accepter 35 USD ou

ne rien recevoir.

Il s’agit d’un jeu portant sur la division des rentes économiques générées par une

interaction. La part du gâteau que chaque joueur reçoit est une rente, car il s’agit de ce

qu’il obtient de plus, par rapport à l’alternative de second rang (qui est, dans ce cas, de

ne rien recevoir). Dans l’Unité 2, nous avons vu que les entrepreneurs qui ont été les

premiers à introduire une nouvelle technologie perçoivent une rente, c’est-à-dire des

profits plus élevés que ce qu’ils auraient pu gagner sans la nouvelle technologie. Dans

l’expérience, la rente émerge par ce que l’expérimentateur donne provisoirement à

l’offreur le gâteau qu’il faut diviser. Dans l’exemple du jeu de l’ultimatum donné ci-

dessus, si le répondant accepte l’offre qui lui est faite, l’offreur perçoit une rente de 65

USD et le répondant perçoit une rente de 35 USD.

Si le répondant rejette l’offre, personne ne reçoit de rente (tout ce qu’ils ont à faire est

de jeter le gâteau). Pour le répondant, il y a un coût à dire non. Il perd la rente qu’il

aurait reçue autrement. L’offre de 35 USD qu’il reçoit est donc le coût d’opportunité

associé au rejet de l’offre.

Dans le Graphique 4.10, le jeu de l’ultimatum est représenté sous la forme d’un arbre

de décision. Ce graphique représente un cadre simplifié dans lequel les choix de

l’offreur sont soit de faire une « offre équitable », en partageant la somme en deux

parts égales (5, 5), soit de faire une « offre inéquitable », en proposant 2 au répondant

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 50

(et en gardant 8 pour lui). Le répondant peut ensuite choisir d’accepter ou de refuser.

Les gains sont indiqués sur la dernière ligne.

L’arbre de décision est une façon efficace de représenter des interactions sociales, car il

clarifie qui fait quoi, à quel moment et pour quel résultat. L’arbre de décision du jeu de

l’ultimatum indique de façon nette que ce jeu est différent des autres jeux que nous

avons présentés, dans lesquels les joueurs choisissaient leurs stratégies de façon

simultanée, au sens où ici, un joueur (l’offreur) choisit sa stratégie et est suivi par le

répondant. On parle d’un jeu séquentiel (par opposition aux jeux précédents, qui

étaient des jeux simultanés).

Illustration 4.10 Arbre de décision du jeu de l’ultimatum

Ce que l’offreur recevra dépend de l’action du répondant, donc l’offreur doit réfléchir à

la réponse probable de l’autre joueur. On parle, pour cette raison, d’interaction

stratégique. Si vous être l’offreur, vous ne pouvez pas tenter des offres plus faibles

pour voir ce qui se passe : vous n’avez qu’une seule possibilité d’offre.

Mettez-vous à la place du répondant dans ce jeu. Quelle serait l’offre minimale que

vous seriez prêt à accepter ? Maintenant, inversons les rôles et supposons que vous

êtes l’offreur. Quelle offre feriez-vous au répondant ? Votre réponse dépendrait-elle du

fait que l’autre personne soit un ami, une personne que vous ne connaissez pas, une

personne dans le besoin, ou un concurrent ?

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Un répondant qui pense que l’offre qui lui est faite viole la norme sociale du 50-50, ou

que, pour une autre raison, elle est si basse qu’elle en est insultante, peut souhaiter se

passer de gain pour punir l’offreur.

La section Einstein de cette unité et l’encadré 4.11 qui la suit vous aideront à trouver

l’offre minimale acceptable, en prenant en compte la norme sociale et l’attitude de

l’individu en termes de réciprocité. L’offre minimale acceptable est le niveau auquel le

plaisir de recevoir de l’argent est égal à la satisfaction que la personne aurait en

refusant l’offre et en ne recevant rien, mais en punissant l’offreur pour la violation de

la norme sociale du 50-50. Si vous êtes le répondant et si votre offre minimale

acceptable est de 35 USD (pour un gâteau de 100 USD), alors si l’offreur vous proposait

36 USD, vous pourriez penser qu’il est avare, mais la violation de la norme ne vous

pousserait pas à punir l’offreur en rejetant sa proposition. Si, au contraire, vous la

rejetiez, vous rentreriez alors chez vous avec une satisfaction équivalente à 35 USD

mais sans argent, alors que vous auriez pu recevoir 36 USD en liquide.

4.9 DES FERMIERS JUSTES ET DES ÉTUDIANTS ÉGOÏSTES ?

Si vous êtes un répondant qui se soucie uniquement de ses propres gains, vous devriez

accepter toute offre positive, car aussi petite soit-elle, cela est toujours mieux que de

ne rien avoir. Ainsi, dans un monde composé uniquement d’individus motivés par leur

intérêt personnel, l’offreur anticiperait que le répondant est prêt à accepter n’importe

quelle offre et, pour cette raison, proposerait l’offre la plus petite possible : un

centime, en sachant qu’elle serait acceptée.

Cette prédiction est-elle en accord avec les données expérimentales ? Non. Tout

comme dans le cas du dilemme du prisonnier, nous n’observons pas le résultat que l’on

devrait obtenir si les individus étaient entièrement motivés par leur intérêt personnel.

Les offres d’un centime sont rejetées.

Le Graphique 4.11 montre comment des fermiers du Kenya et des étudiants américains

ont joué à ce jeu. La hauteur de chaque barre représente la fraction de répondants qui

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 52

ont accepté l’offre indiquée sur l’axe des abscisses. Comme on pouvait s’y attendre, les

offres supérieures à la moitié du gâteau ont été jugées acceptables par tous les sujets

dans les deux pays.

Illustration 4.11 Offres acceptables dans le jeu de l’ultimatum

Source: Adapté de Henrich, J. et al. 2006. ‘Costly Punishment Across Human Societies.’ Science,

312(5781), pp. 1767-1770.

Remarquez que les fermiers Kenyans n’acceptent que très rarement des offres faibles,

les considérant probablement comme injustes, alors que les étudiants américains

acceptent bien plus souvent des offres faibles. Par exemple, presque tous les fermiers

(90 %) ont rejeté les offres correspondant à un-cinquième du gâteau (où l’offreur en

garde 80 %), alors que parmi les étudiants, 63 % étaient prêts à accepter une offre

faible. Plus de la moitié des étudiants ont accepté les offres correspondant à 10 % du

gâteau, alors qu’aucun des fermiers kenyans ne l’a fait.

Même si les résultats du Graphique 4.11 montrent que les attitudes diffèrent par

rapport à ce qui semble juste, et que l’équité a de l’importance, personne au Kenya et

aux Etats-Unis n’a en effet accepté une offre de zéro, bien que le rejet d’une telle offre

conduise également à un gain nul.

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 53

DISCUSSION 4.6 : PRÉFÉRENCES SOCIALES

1. Laquelle des préférences sociales évoquées ci-dessus a poussé les individus à

rejeter les offres basses, même s’ils ne retirent aucun gain de cela ?

2. Pourquoi les fermiers kenyans sont-ils différents des étudiants américains ?

3. Jouez au jeu décrit dans cette section avec deux ensembles de joueurs : tout

d’abord, vos camarades de classe, puis votre famille et vos amis en dehors de

votre classe. Ces deux groupes répondent-ils de façon différente ? Expliquez.

La hauteur totale de chaque barre du Graphique 4.12 représente le pourcentage

d’offreurs kenyans et américains qui ont réalisé les offres indiquées sur l’axe des

abscisses. Par exemple, la moitié des fermiers a fait une offre de 40 %. 10 % d’entre eux

ont proposé un partage équitable. Parmi les étudiants, représentés en bleu, seuls 11 %

ont fait des offres aussi généreuses.

Les fermiers étaient-ils cependant réellement généreux ? Pour répondre à cette

question, il faut non seulement penser à la somme d’argent qu’ils offraient, mais

également à leurs attentes concernant la réaction du répondant. D’après le Graphique

4.12, très peu de fermiers kenyans ont proposé de garder la totalité du gâteau en

faisant une offre de zéro (seulement 4%, comme le montre la barre située à l’extrémité

gauche du graphique) et toutes ces offres auraient été rejetées (la totalité de la barre

est de couleur sombre).

Au contraire, l’extrémité droite du graphique indique que, dans le cas des kenyans,

offrir la moitié du gâteau assure un taux d’acceptation de 100 % (la totalité de la barre

est de couleur claire). Les offres de 30 % avaient autant de chances d’être rejetées que

d’être acceptées (la partie sombre de la barre est presque aussi importante que la

partie claire).

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 54

Illustration 4.12 Offres réellement effectuées dans le jeu de l’ultimatum et taux de

rejet attendus

Source: Adapté de Henrich, J. et al. 2006. ‘Costly Punishment Across Human Societies.’ Science,

312(5781), pp. 1767-1770.

La hauteur totale de chaque barre du graphique représente le pourcentage d’offreurs

kenyans et américains qui ont fait l’offre indiquée sur l’axe des abscisses. Par exemple,

s’agissant des fermiers kenyans, 50 % sur l’axe des ordonnées et 40 % sur l’axe des

abscisses signifient que la moitié des offreurs kenyans ont fait une offre à hauteur de

40 %. Si les fermiers kenyans avaient fait une offre de 30 %, presque la moitié des

répondants l’auraient rejetée. (La partie sombre de la barre est presque aussi

importante que la partie claire.) La taille relative de l’aire sombre est plus petite pour

les meilleures offres : par exemple, les fermiers kenyans répondants rejettent une offre

de 40 % seulement dans 4 % des cas.

Un offreur qui souhaitait gagner autant que possible aurait choisi un partage situé

entre les extrêmes consistant à tout garder ou à partager de façon équitable. Les

fermiers qui offraient 40 % avaient de bonnes chances de voir leur proposition

acceptée et de recevoir 60 % du gâteau. Dans l’expérience, la moitié des fermiers ont

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 55

choisi une offre de 40 %. Comme l’indique la partie sombre de la barre correspondant à

une offre de 40 % dans le Graphique 4.12, nous nous attendons à ce que cette offre

soit rejetée seulement 4 % du temps.

Supposons maintenant que vous soyez un fermier kenyan et que vous vous souciez

uniquement de vos propres gains. Il est hors de question que vous proposiez au

répondant de ne rien recevoir : il est en effet certain que vous ne gagnerez rien,

puisqu’il rejettera votre offre. Si vous offrez la moitié du gâteau, vous êtes certain d’en

recevoir l’autre moitié – puisque le répondant acceptera sûrement votre offre.

Mais vous pensez que vous pouvez faire mieux.

Un offreur qui ne se soucierait que de ses propres gains comparerait ce qu’on appelle

l’espérance de gains de deux offres : c’est-à-dire, le gain auquel on peut s’attendre

pour une certaine offre, étant donné ce qu’il est probable que l’autre personne fasse

(accepter ou rejeter). Votre espérance de gain est votre gain si l’offre est acceptée,

multiplié par la probabilité que cette offre soit acceptée (souvenez-vous que si l’offre

est rejetée, l’offreur ne gagne rien). Voici comment l’offreur calculerait les gains

espérés correspondant à des offres de 40 % et 30 % :

𝐸𝑠𝑝é𝑟𝑎𝑛𝑐𝑒 𝑑𝑒 𝑔𝑎𝑖𝑛𝑠 𝑑′𝑢𝑛𝑒 𝑜𝑓𝑓𝑟𝑒 𝑑𝑒 40 %

= 96 % 𝑑𝑒 𝑐ℎ𝑎𝑛𝑐𝑒𝑠 𝑑𝑒 𝑔𝑎𝑟𝑑𝑒𝑟 60 % 𝑑𝑢 𝑔â𝑡𝑒𝑎𝑢

= 0,96 × 0,60

= 58 %

𝐸𝑠𝑝é𝑟𝑎𝑛𝑐𝑒 𝑑𝑒 𝑔𝑎𝑖𝑛𝑠 𝑑′𝑢𝑛𝑒 𝑜𝑓𝑓𝑟𝑒 𝑑𝑒 30 %

= 52 % 𝑑𝑒 𝑐ℎ𝑎𝑛𝑐𝑒𝑠 𝑑𝑒 𝑔𝑎𝑟𝑑𝑒𝑟 70 % 𝑑𝑢 𝑔â𝑡𝑒𝑎𝑢

= 0,52 × 0,70

= 36 %

Il est impossible de savoir si les fermiers ont effectivement réalisé ces calculs. S’ils

l’avaient fait néanmoins, ils auraient découvert qu’une offre de 40 % aurait maximisé

leur espérance de gains. Cela contraste avec le cas des offres acceptables, pour

lesquelles l’aversion pour les inégalités, la réciprocité et le désir de maintenir une

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 56

norme sociale semblaient être en œuvre. Contrairement aux répondants, il est possible

que de nombreux offreurs aient tenté de gagner autant d’argent que possible grâce à

l’expérience, et qu’ils aient correctement deviné ce que les répondants feraient.

Des calculs similaires indiquent que parmi les étudiants, l’offre maximisant l’espérance

de gains était de 30 %, et cette offre est celle pour laquelle ils ont opté le plus souvent.

La raison pour laquelle les étudiants ont opté pour des offres plus faibles s’expliquent

peut-être parce qu’ils ont correctement anticipé que de telles offres (même aussi

basses que 10 %) seraient acceptées. Il est possible qu’ils aient essayé de maximiser

leurs gains et qu’ils aient su qu’ils pouvaient se permettre d’offrir de faibles sommes.

DISCUSSION 4.7 : OFFRES DANS LE JEU DE L’ULTIMATUM

1. D’après vous, pourquoi certains fermiers ont-ils offert plus de 40 % ? Pourquoi

certains étudiants ont-ils offert plus de 30 %?

2. Pourquoi certains ont-ils offert moins ?

3. Quelles préférences sociales étudiées précédemment pourraient être à l’œuvre ?

En quoi les deux populations sont-elles différentes ? La plupart des fermiers et des

étudiants ont offert une somme d’argent maximisant leur espérance de gains. Il s’agit

toutefois de leur seul point commun. Les fermiers kenyans étaient bien plus

susceptibles de rejeter des offres faibles. La différence se joue-t-elle entre les Kenyans

et les Américains, ou entre les fermiers et les étudiants ? À moins que la décision ne

soit complètement indépendante de la nationalité et du métier, et reflète plutôt une

norme sociale locale ? Les expériences seules ne peuvent répondre à ces questions

intéressantes. Néanmoins, avant de conclure que les Kenyans sont plus averses à

l’iniquité que les Américains, gardez en tête que lorsque la même expérience a été

conduite sur des habitants ruraux du Missouri, aux États-Unis, la probabilité que les

participants rejettent les offres faibles était encore plus élevée que celle des fermiers

kenyans. Presque tous les offreurs du Missouri ont proposé la moitié du gâteau.

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 57

DISCUSSION 4.8 : LES GRÈVES

Une grève portant sur les salaires et les conditions de travail peut être considérée

comme un exemple de jeu de l’ultimatum.

1. Cherchez un exemple de grève connu et expliquez en quoi il correspond à la

définition du jeu de l’ultimatum.

2. Tracez un arbre de jeu pour représenter cette situation.

3. Des données expérimentales testant les prédictions du jeu de l’ultimatum vous

ont été présentées dans cette section. Comment utiliseriez-vous les données

issues de cette grève pour en faire autant ?

4.10 LES RÈGLES DU JEU ONT UNE IMPORTANCE : CONCURRENCE DANS LE JEU DE

L’ULTIMATUM

Les préférences sociales fournissent une façon d’expliquer pourquoi les

comportements observés dans le jeu de l’ultimatum ne correspondent pas à ce que

feraient des individus uniquement motivés par leur intérêt personnel. Mais, comme de

coutume, les choses peuvent se compliquer. Par exemple, le professeur qui recherche

un assistant de recherche pourrait considérer plusieurs candidats plutôt qu’un seul.

Dans ce cas, on s’attendrait à ce que les négociations soient affectées par la

concurrence.

Pour envisager les conséquences d’une concurrence accrue, nous présentons un jeu de

l’ultimatum dans lequel l’offreur propose de partager 100 USD à deux répondants,

plutôt qu’à un seul. Dans cette version du jeu, si l’un des deux répondants accepte mais

que l’autre refuse, ce répondant et l’offreur se partagent les 100 USD, et l’autre ne

reçoit rien. Si aucun des deux n’accepte, personne, y compris l’offreur, ne reçoit quoi

que ce soit. Si les deux répondants acceptent, l’un d’eux est choisi au hasard pour

recevoir la somme proposée.

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 58

Si vous étiez l’un des répondants, quelle serait l’offre minimale que vous accepteriez ?

Vos réponses seraient-elles différentes de celles que vous donneriez dans un jeu de

l’ultimatum où il n’y a qu’un seul répondant ? Peut-être. Si vous saviez que votre

concurrent accordait une grande importance à la norme du 50-50, votre réponse ne

serait pas très différente. Que se passerait-il en revanche si vous soupçonniez votre

concurrent de vouloir gagner à tout prix, ou de ne pas se soucier outre mesure de la

nature, équitable ou non, de l’offre ?

Et si vous étiez l’offreur, quel partage proposeriez-vous ?

Le Graphique 4.13 représente les preuves expérimentales issues d’un jeu de

l’ultimatum où deux répondants jouent pendant plusieurs tours. Il est important de se

rappeler que dans les expériences, les participants ne se connaissent pas (pourquoi ?).

Illustration 4.13 Part d’offres rejetées selon la valeur de l’offre, dans des jeux de

l’ultimatum à un et deux répondants

Source: Adapté de la Figure 6 de Fischbacher, U., Fong, C. and Fehr, E. 2009. `Fairness, errors and the

powers of competition.’ Journal of Economic Behavior and Organization, 72, pp. 527-545.

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 59

Les barres rouges représentent le taux d’offres rejetées lorsqu’il n’y a qu’un seul

répondant. Les barres bleues représentent le comportement observé lors

d’expériences faisant intervenir deux répondants. Il est clair que la concurrence entre

les répondants rapproche les résultats de ce que l’on observerait dans un monde

peuplé d’individus égoïstes et se souciant principalement de leurs gains monétaires

personnels.

Pour comprendre ce phénomène, pensez à ce qui se passe lorsqu’un répondant rejette

une offre faible : cela signifie qu’il ne reçoit rien. Contrairement à une situation dans

laquelle il est le seul répondant, dans une situation concurrentielle, il ne peut pas être

sûr que l’offreur sera puni, car l’autre répondant peut avoir accepté l’offre faible (tout

le monde n’a pas la même norme concernant les propositions de partage, et tout le

monde n’est pas dans la même situation financière).

En conséquence, même des individus justes accepteront des offres faibles, afin d’éviter

d’avoir le pire résultat possible. Bien sûr, les offreurs savent aussi cela, et ils font donc

des offres plus faibles, que les répondants continuent à accepter. Remarquez comment

une légère modification des règles peut avoir un effet important sur le résultat final.

Tout comme dans le jeu du bien public, où l’ajout d’une possibilité de punition des

passagers clandestins augmentait le niveau de contribution, les changements de règle

du jeu ont de l’importance.

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 60

DISCUSSION 4.9 : DILEMME DU PRISONNIER SÉQUENTIEL

Revenons au dilemme du prisonnier portant sur le contrôle des parasites, auquel

jouaient Anil et Bala, et supposons désormais que le jeu est joué séquentiellement,

comme le jeu de l’ultimatum. Un joueur (tiré aléatoirement) choisit une stratégie en

premier, puis l’autre joueur choisit ensuite la sienne.

1. Supposons que vous soyez le deuxième joueur et que le premier ait choisi le CIP.

Que choisiriez-vous ?

2. Supposons que vous soyez le premier joueur et que vous sachiez que le

deuxième joueur a une forte préférence pour la réciprocité, et qu’il souhaite agir

de façon bienveillante vis-à-vis de ceux qui sont respectueux des normes

sociales. Que feriez-vous ?

4.11 INTERACTIONS SOCIALES : CONFLITS DANS LE CHOIX D’UN ÉQUILIBRE DE NASH

Dans les jeux de la main invisible, du dilemme du prisonnier et du bien public, l’action

qui garantissait à un joueur les gains les plus élevés ne dépendait pas de ce que l’autre

joueur faisait : il existait une stratégie dominante pour chaque joueur, et donc un

équilibre en stratégies dominantes.

Une telle configuration est toutefois rare.

Nous avons brièvement mentionné une situation dans laquelle cela n’est absolument

pas vrai : conduire à droite ou à gauche. Le côté de la route sur lequel vous roulez

dépend du pays dans lequel vous vivez : vous conduisez à droite aux États-Unis, car

vous vous attendez à ce que les autres chauffeurs y roulent à droite, mais vous roulez à

gauche au Japon pour des raisons analogues.

Le fait de conduire à droite aux États-Unis et de conduire à gauche au Japon sont des

équilibres de Nash.

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 61

ÉQUILIBRE DE NASH

Le résultat obtenu lorsque chaque individu joue sa meilleure réponse aux stratégies choisies par tous les autres joueurs. Nommé d’après John Nash, un mathématicien et

économiste.

Il existe deux équilibres de Nash dans le jeu de la conduite, car la meilleure réponse

lorsque tout le monde conduit à gauche est de conduire à gauche, et la meilleure

réponse lorsque tout le monde conduit à droite est de conduire à droite.

Des équilibres de Nash multiples peuvent émerger dans des problèmes économiques

aussi simples que le choix d’une culture par Bala et Anil. Considérons une situation

différente du jeu de la main invisible décrit par le Tableau 4.2. Dans la nouvelle matrice

des gains, si les deux fermiers choisissent la même culture, la baisse des prix est

tellement importante qu’il vaut mieux que chacun se spécialise, même s’il s’agit de la

« mauvaise » culture.

Illustration 4.14 Un problème de division du travail pour lequel la main invisible ne

fonctionne pas nécessairement : plusieurs équilibres de Nash

Note : le terme rice se traduit par « riz » et cassava se traduit par « manioc ».

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 62

Dans des situations où il y a deux équilibres de Nash, les questions suivantes se posent :

Quel équilibre s’attend-on à observer ?

Y-a-t-il un conflit d’intérêts provenant du fait qu’une partie des participants

préfère un équilibre, mais pas les autres ?

Conduire à droite ou à gauche n’est pas sujet à conflit tant que les autres conducteurs

prennent la même décision que vous. De même, il n’est pas possible d’affirmer qu’il

vaut mieux conduire à gauche qu’à droite.

Dans le jeu de la division du travail entre Anil et Bala, contrairement au jeu de la

conduite, il est clair que l’équilibre de Nash dans lequel Anil plante du manioc et Bala

du riz (c’est-à-dire celui où chacun se spécialise dans la culture pour laquelle sa terre

est la mieux adaptée) est préféré par les deux fermiers à l’autre équilibre de Nash.

Peut-on dire alors que l’on pourrait s’attendre à ce qu’Anil et Bala mettent en œuvre la

« bonne » division du travail ? Pas nécessairement. Souvenez-vous que nous supposons

qu’ils prennent leur décision de façon indépendante, sans se coordonner entre eux.

Imaginons maintenant que, pour une raison ou pour une autre, le père de Bala ait été

particulièrement doué pour cultiver le manioc (contrairement à son fils) et que leur

terre – bien qu’elle soit plus adaptée au riz – reste dédiée à la culture du manioc. Anil,

en réponse à cela, sait que la meilleure réponse qu’il peut apporter au fait que Bala

cultive du manioc est de cultiver du riz, ce qu’il choisit donc de faire. Dans ce cas, Bala

n’aurait aucune incitation à faire ce en quoi il est le meilleur, c’est-à-dire cultiver du riz.

Cet exemple soulève un point important : lorsqu’il y a plusieurs équilibres de Nash, et si

les individus choisissent leurs actions de façon indépendante, alors une économie peut

rester « bloquée » à un équilibre pour lequel tout le monde est dans une situation

moins bonne que celle qu’aurait garantie l’autre équilibre.

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 63

LES GRANDS ECONOMISTES

JOHN NASH

John Nash (1928-2015) finit sa thèse de doctorat à l’Université de Princeton à l’âge de

21 ans. Elle ne faisait que 27 pages, mais fournissait une application de la théorie des

jeux – qui n’était alors qu’un langage mathématique méconnu – à l’économie. Nash y

répondait à la question : lorsque les gens interagissent, quel comportement attendons-

nous qu’ils adoptent ? Sa réponse, désormais connue sous le nom d’équilibre de Nash,

est que nous nous attendons à observer un résultat pour ces jeux tel qu’aucun joueur

ne préférerait jouer différemment, étant donné les actions des autres joueurs.

Nash partagea un prix Nobel pour son travail. Roger Myerson, un économiste qui a

également gagné le prix Nobel, a décrit l’équilibre de Nash comme étant « l’une des

contributions les plus importantes dans l’histoire de la pensée économique ».

Nash souhaitait initialement être un ingénieur en électricité, tout comme son père, et

étudia les mathématiques pendant son premier cycle universitaire à Carnegie Tech

(maintenant appelée Carnegie-Mellon University). Son intérêt pour la résolution des

problèmes de négociation, qui le mena finalement à sa découverte, s’éveilla à

l’occasion d’un cours optionnel en économie internationale.

Pendant la plus grande partie de sa vie, Nash souffrit d’une maladie mentale qui

nécessita une hospitalisation. Il était victime d’hallucinations causées par une

schizophrénie dont les débuts remontent à 1959. Pourtant, après ce qu’il décrivît

comme « 25 années de pensées erronées », il poursuivit son enseignement et sa

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 64

recherche à Princeton. L’histoire de ses idées et de sa maladie est racontée dans le livre

(adapté au cinéma dans un film avec Russel Crowe) A Beautiful Mind17.

Résoudre les conflits

Bien que Bala et Anil préfèrent le même équilibre de Nash (celui dans lequel ils se

spécialisent dans la « bonne » culture), lorsqu’il y a plus d’un équilibre, il peut y avoir

un conflit d’intérêts portant sur celui qui devrait être choisi.

Pour comprendre cela, nous prenons un exemple différent. Considérons le cas d’Astrid

et Bettina, des ingénieures en informatique qui travaillent, contre rémunération, à

l’écriture d’un code dans le cadre d’un projet. Elles doivent d’abord décider si leur code

devrait être écrit en Java ou en C++ (imaginez que les deux langages de programmation

sont adaptés, et que des parties de l’application peuvent être écrites dans les deux

langages). Elles doivent choisir l’un ou l’autre, et Astrid est en faveur de Java, car elle

est meilleure pour coder dans ce langage. Bien que le projet soit mené en collaboration

avec Bettina, sa rémunération dépendra (en partie) du nombre de lignes de code

qu’elle aura écrit. Malheureusement, Bettina préfère C++ pour les mêmes raisons.

Ainsi, leurs deux stratégies sont appelées Java et C++.

Leurs interactions sont décrites dans le Tableau 4.15a, et leurs gains sont décrits dans

le Tableau 4.15b.

17 Nasar, Sylvia. 2011. A Beautiful Mind: The Life of Mathematical Genius and Novel Laureate John Nash. New York, NY: Simon & Schuster.

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 65

Illustration 4.15a Conflit autour du choix de langage de programmation en présence de

plusieurs équilibres de Nash

Bettina

Java C++

Ast

rid

Java

Les deux travaillent dans le même langage.

Astrid est avantagée : elle est meilleure pour coder en Java.

Chacune travaille dans le langage pour lequel elle est la meilleure.

Mais travailler dans des langages différents est moins efficace que si les deux travaillaient dans le même

langage.

C++

Chacune travaille dans le langage pour lequel est la moins bonne, et aucune des deux ne travaille vite.

Travailler dans des langages différents est moins productif.

Les deux travaillent dans le même langage.

Bettina est avantagée : elle est meilleure pour coder en C++.

Tableau 4.15b Les gains dans le conflit autour du choix de programmation en présence

de plusieurs équilibres de Nash

Note : Les gains correspondent aux milliers de dollars gagnés une fois le projet terminé.

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 66

Du Tableau 4.15b, il est possible de conclure trois choses :

Astrid et Bettina sont toutes les deux dans une situation plus favorables si elles

travaillent dans le même langage.

Astrid gagne plus si elle code en Java, alors que l’inverse est vrai pour Bettina.

Leurs gains totaux sont plus élevés si elles codent en C++.

Comment pouvons-nous prédire le résultat de ce jeu ?

Examinez tous les résultats possibles pour voir si certains peuvent être éliminés. Si

Astrid choisissait C++, Bettina ne choisirait pas Java : aucune des deux ne choisirait quoi

que ce soit, puisqu’elles travailleraient dans des langages différents et dans les

langages pour lesquels elles sont les moins douées. Nous pouvons éliminer le résultat

(0, 0). Un raisonnement similaire conduit à l’élimination du résultat dans lequel Bettina

choisit C++ et Astrid choisit Java (2, 2). Leurs gains sont un peu plus élevés que ceux du

cas opposé, car ici, elles travaillent au moins dans un langage qui leur est familier.

De même, la meilleure réponse d’Astrid si Bettina choisit Java est de choisir Java

également, et réciproquement (4, 3). Et la meilleure réponse d’Astrid si Bettina choisit

C++ est de choisir C++, et réciproquement (3, 6).

Ainsi, les deux résultats obtenus lorsqu’elles travaillent dans des formats différents

sont éliminés. Cela vient du fait qu’ils ne sont pas des équilibres de Nash, c’est-à-dire

qu’ils ne sont pas des meilleures réponses mutuelles.

Mais qu’en est-il des deux équilibres de Nash où Astrid et Bettina travaillent dans le

même langage ? Astrid préfère visiblement qu’elles codent toutes les deux en Java,

alors que Bettina préfère qu’elles codent toutes les deux en C++. Avec les informations

dont nous disposons sur la façon dont Astrid et Bettina interagissent, nous ne pouvons

pas encore prédire ce qui va se passer. Bien que nous ayons ici considéré des cas

comportant deux équilibres de Nash, dans de nombreuses interactions, il n’y en aura

qu’un. Un équilibre de Nash n’est pas nécessairement un équilibre en stratégies

dominantes (comme dans le dilemme du prisonnier), mais il s’agit d’une prédiction

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 67

raisonnable de ce que nous devrions observer dans le cadre d’une interaction, car

chacun fait du mieux qu’il peut étant donné ce que fait l’autre. La discussion 4.10

donne quelques exemples de types d’information qui pourraient aider à clarifier ce que

nous sommes susceptibles d’observer.

DISCUSSION 4.10 : LE CONFLIT ENTRE ASTRID ET BETTINA

Quel est le résultat probable du jeu si :

1. Astrid peut choisir en premier le langage dans lequel elle souhaite travailler, et

s’y tenir (de même que l’offreur, dans le jeu de l’ultimatum, formule une offre

qui l’engage, que le répondant accepte ou refuse).

2. Les deux peuvent conclure un accord, portant sur le langage qu’elles utilisent et

sur la valeur d’un transfert monétaire qu’elles vont effectuer entre elles.

3. Vous savez qu’elles travaillent ensemble depuis des années et que lors des

années précédentes, elles ont codé en Java.

DISCUSSION 4.11 : LES CONFLITS DANS LES AFFAIRES

Dans les années 1990, Microsoft et Netscape se sont disputé les parts de marché de

leurs navigateurs Internet respectifs, appelés Internet Explorer et Navigator. Dans les

années 2000, Google et Yahoo se battaient pour développer le moteur de recherche le

plus populaire. Dans l’industrie du divertissement, une bataille appelée la « guerre des

formats » s’est jouée entre le Blu-Ray et le HD-DVD.

Utilisez l’un de ces exemples pour analyser l’existence potentielle d’équilibres multiples

et, le cas échéant, pourquoi un équilibre émergerait plutôt qu’un autre.

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 68

4.11 CONCLUSION

Le système d’irrigation de Valence en Espagne semblait condamné à la surexploitation

et au déclin, guetté par une tragédie des communs, mais comme nous l’avons vu en

introduction, le drame désastreux de Garrett Hardin ne s’y est jamais joué. Le Tribunal

de las Aguas a régulé l’usage de l’eau et a préservé cette ressource pendant des siècles.

Les fermiers espagnols ont apporté des institutions similaires dans le Nouveau Monde ;

au Nouveau Mexique aux États-Unis, des communautés conservent toujours des

canaux d’irrigation et promeuvent une régulation en faveur d’un usage durable de

l’eau. Au cours de l’Histoire, des institutions similaires ont été mises en place dans le

monde entier, des forêts alpines italiennes au XIIIe siècle, qui ont été gérées avec succès

grâce à des systèmes contractuels communautaires, jusqu’au rétablissement récent

des stocks de baleines sur la base d’accords internationaux volontaires.

Même les problèmes environnementaux mondiaux actuels ont parfois été gérés

efficacement. Le Protocole de Montréal visant à évincer et à interdire les

chlorofluorocarbones (CFC) qui menaçaient de détruire la couche d’ozone (qui nous

protège contre les radiations ultraviolettes nocives) a été remarquablement efficace.

Les institutions ne sont pas toujours capables de résoudre les dilemmes sociaux. Le

succès du Protocole de Montréal contraste avec l’échec relatif du Protocole de Kyoto

visant à réduire les émissions de carbone responsables du réchauffement climatique. Il

est probable que les raisons soient scientifiques et politiques, mais également

économiques : par exemple, les technologies alternatives aux CFC étaient bien

développées et les bénéfices relativement aux coûts dans les grands pays industrialisés

– comme les États-Unis – étaient bien plus identifiables et importants que dans le cas

des émissions de gaz à effet de serre.

Comme pointé dans le Rapport Stern, le problème du changement climatique est loin

d’être solutionné. L’économie en général, et la théorie des jeux en particulier, peut

nous aider à comprendre une partie des obstacles à la mise en place d’une solution.

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 69

Souvenez-vous : l’économie étudie comment les individus interagissent avec la nature

et entre eux pour produire leur subsistance. Le problème de notre relation à la nature

(par exemple, à l’origine du changement climatique) trouve en partie son origine dans

nos relations interpersonnelles (par exemple, l’échec de la mise en place d’une

régulation adéquate des gaz à effet de serre à l’échelle mondiale). La théorie des jeux

appliquée à l’étude des interactions sociales permet en partie de comprendre les

causes de cela.

Souvenez-vous qu’Anil et Bala faisaient face à un dilemme du prisonnier dans lequel ils

finissaient tous les deux par utiliser le pesticide Terminator car :

Ils étaient motivés par leur intérêt personnel et n’internalisaient pas les effets

négatifs infligés par leurs décisions.

Ils n’étaient sujets à aucune forme de punition par les pairs pour les effets

négatifs du Terminator sur les gains des autres.

Ils étaient incapables de s’accorder pour interdire l’usage du Terminator.

Ces hypothèses intègrent un grand nombre des difficultés auxquelles sont confrontés

les individus du monde entier qui cherchent à contrôler le changement climatique.

Considérez le problème du changement climatique comme un jeu entre deux « pays »

appelés Chine et États-Unis, que l’on représente par des individus uniques. Chaque

pays a deux stratégies possibles pour faire face aux émissions mondiales de carbone :

Restreindre et BAU (pour « business as usual », cf. le Rapport Stern cité en

introduction) :

La stratégie Restreindre peut être mise en place via différentes méthodes que

nous développerons dans l’Unité 18. Elles incluent une limitation de la quantité

de combustibles fossiles qui peut être utilisée, ou des mesures visant à

augmenter le prix des combustibles fossiles, afin de conduire les entreprises et

les autres agents à les utiliser de façon économe.

La stratégie BAU signifie que les mesures existantes ne sont pas modifiées.

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 70

Les quatre résultats possibles sont représentés dans le Tableau 4.16 :

Illustration 4.16 Les mesures contre le changement climatique vues comme un

dilemme du prisonnier

États-Unis

Restreindre BAU

Ch

ine

Restreindre Réduction des émissions suffisante

pour limiter le changement climatique.

Les États-Unis bénéficient des réductions d’émissions chinoises

(passager clandestin).

BAU La Chine bénéficie des réductions d’émissions américaines (passager

clandestin).

Pas de réduction des émissions.

Dans le Tableau 4.17, nous attribuons des gains hypothétiques aux deux pays, sur une

échelle allant du meilleur au pire, en passant par les catégories bien et mauvais. Une

telle échelle est dite ordinale (car seul l’ordre compte : il est, par exemple, possible de

dire que meilleur est mieux que bien, mais pas d’évaluer l’écart d’intensité entre les

deux). Les gains sont représentés dans la première partie du Tableau 4.17.

Tableau 4.17 Les gains correspondants

Traduction US: États-Unis China: Chine Restrict: Restreindre Best: Meilleur Good: Bien Bad: Mauvais Worst: Pire

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 71

Les gains sont exprimés dans une échelle ordinale, allant de « meilleur », passant par

« bien » et « mauvais », jusqu’à « pire ». Si un pays restreint ses émissions, le problème

du changement climatique sera réduit. Dans ce cas, l’autre pays en bénéficiera aussi et

ainsi ne souhaitera pas payer volontairement pour restreindre ses propres émissions.

Dans ce jeu, si nous faisons l’hypothèse que les Chinois et les Américains sont

exclusivement intéressés par leurs intérêts personnels, alors la Chine et les États-Unis

se trouveront dans une situation de dilemme du prisonnier. BAU est la stratégie

dominante pour tous les deux, et l’équilibre en stratégies dominantes est le statu quo.

Eliminer la stratégie BAU par un traité transforme l’interaction sociale. Si cela se

produit, il ne s’agit pas d’un jeu : ni les États-Unis, ni la Chine n’a le choix entre les

stratégies, et tous les deux doivent restreindre leurs émissions. Mais la poursuite des

intérêts personnels pourraient empêcher un tel traité. Si les préférences dans les deux

pays incluent non seulement la poursuite de l’intérêt personnel mais aussi l’aversion

aux inégalités et la réciprocité, alors la matrice des gains sera à l’image de la figure ci-

dessus. Il y aura deux équilibres de Nash et aucune stratégie dominante.

Une échelle ordinale ne nous permet pas d’additionner les gains de la Chine et des

États-Unis (par exemple, nous ne savons pas si bien pour les deux est mieux au total

que meilleur pour l’un et pire pour l’autre). Les mesures ordinales des préférences sont

communément utilisées en économie, et, dans ce cas, elles nous donnent

suffisamment d’information pour tenter de prédire les stratégies adoptées par chaque

pays dans le jeu :

L’intérêt personnel fait de BAU un équilibre de Nash : si une nation restreignait

ses émissions, le problème du changement climatique serait suffisamment

atténué pour que l’autre pays préfère ne pas supporter les coûts de la limitation

d’émissions. Dans ce cas, une rapide étude des gains vous convaincra que la

Chine et les Etats-Unis sont dans un dilemme du prisonnier. BAU est la stratégie

dominante pour les deux, donc l’équilibre en stratégies dominantes est de

continuer avec les mesures déjà en place.

Les accords internationaux peuvent éliminer BAU : un traité contraignant pourrait

résoudre ce problème en éliminant simplement la stratégie BAU. Cela

transformerait les interactions sociales entre la Chine et les États-Unis. Si cela se

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 72

produit, il ne s’agit pas d’un jeu – les États-Unis et la Chine ne peuvent pas

choisir la stratégie à adopter.

Pourtant, si les Américains et les Chinois ne se souciaient que du bien-être de leurs

propres citoyens, il serait improbable que de tels traités soient un jour négociés, et s’ils

l’étaient, il serait improbable qu’ils soient respectés. Il ne serait toutefois peut-être pas

impossible qu’un tel traité soit soutenu et appliqué en cas de signature si les Chinois et

les Américains n’étaient pas uniquement motivés par leur intérêt personnel. Supposons

que dans les deux pays, les individus soient averses aux inégalités et qu’ils valorisent la

réciprocité. Comment la matrice des gains serait-elle modifiée ?

L’effet de l’aversion aux inégalités et de la réciprocité : s’ils étaient averses aux

inégalités, alors le pire des résultats précédents – une situation dans laquelle leur

nation supporte les coûts de la limitation des émissions, alors que l’autre ne le

fait pas – est encore pire. Mais en soi, cela ne change pas la façon dont le jeu est

joué. BAU reste l’équilibre en stratégies dominantes. Plus important est le fait

que leur aversion aux inégalités les pousserait également à moins valoriser la

situation dans laquelle l’inégalité est inversée. S’ils étaient également motivés

par la réciprocité, ils pourraient souhaiter supporter les coûts d’une restriction

des émissions, mais à la seule condition que l’autre pays en fasse autant. Cela

crée la possibilité de deux équilibres de Nash dans le jeu.

Il existe deux équilibres de Nash lorsque les individus valorisent la réciprocité et

sont averses aux inégalités : la combinaison de la réciprocité et de l’aversion aux

inégalités a rendu les résultats asymétriques moins attractifs pour les deux pays,

de sorte qu’une réduction conjointe des émissions est désormais un équilibre de

Nash. Vous constaterez également que la stratégie BAU est toujours un équilibre

de Nash, mais qu’elle n’est plus un équilibre en stratégies dominantes. Il existe

donc deux équilibres de Nash.

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 73

DISCUSSION 4.12 : ÉQUILIBRES DE NASH ET CHANGEMENT CLIMATIQUE

1. Décrivez les modifications des préférences ou d’un autre aspect du problème qui

feraient que l’adoption conjointe de la restriction deviendrait un équilibre en

stratégies dominantes (comme dans le jeu de la main invisible).

2. Pouvez-vous penser à des circonstances dans lesquelles des résultats

asymétriques (un pays restreint ses émissions et l’autre adopte la stratégie BAU)

seraient des équilibres de Nash (indice : pensez au jeu de la « poule mouillée »).

La complexité physique, économique et politique du problème du changement

climatique ne peut bien évidemment pas être représentée dans un simple jeu ponctuel

à deux individus. L’exemple de la restriction des émissions de carbone illustre

cependant la capacité de la théorie des jeux à clarifier certaines des approches

permettant d’atteindre des résultats souhaitables lorsque les individus et les pays

interagissent, et à comprendre pourquoi elles ne sont parfois pas mises en place.

NOTIONS INTRODUITES DANS L’UNITÉ 4

Avant de passer à l’unité suivante, passez en revue ces définitions :

Jeu

Meilleure réponse

Équilibre en stratégies dominantes

Dilemme social

Altruisme

Réciprocité

Aversion aux inégalités

Équilibre de Nash

Biens publics

Dilemme du prisonnier

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 74

Points clés de l’Unité 4

Théorie des jeux

De nombreuses interactions sociales – comme la concurrence entre les grandes

entreprises, les relations entre employeurs et employés, ou encore l’effet de l’activité

humaine sur le changement climatique – peuvent être étudiées à l’aide de la théorie

des jeux.

Bala

RIZ MANIOC

An

il

RIZ

Anil obtient 1.

Bala obtient 3.

Tous les deux

obtiennent 2.

MANIOC

Tous les deux

obtiennent 4.

Anil obtient 3.

Bala obtient 1.

La main invisible

Sous certaines règles du jeu, la poursuite de l’intérêt personnel conduit à des résultats

mutuellement avantageux.

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 75

Dilemmes sociaux

Le jeu du bien public et le dilemme du prisonnier sont des dilemmes sociaux.

Bala

CIP TERMINATOR

An

il

CIP

Les insectes utiles se répandent sur les deux champs, et éliminent

les parasites.

L’eau n’est pas contaminée.

Les produits chimiques de Bala se répandent dans le champ d’Anil et

tuent ses insectes utiles.

La contamination de l’eau est limitée.

TERMINATOR

Les produits chimiques d’Anil se répandent dans le champ de Bala,

et tuent ses insectes utiles.

La contamination de l’eau est limitée.

Tous les parasites sont éliminés.

La grave contamination de l’eau requiert un système de filtration

coûteux.

Résultats regrettables et dilemmes sociaux

Dans les dilemmes sociaux, le résultat est pire pour tous les participants qu’un autre

résultat réalisable qui pourrait être atteint si tous les joueurs étaient motivés par des

préférences sociales, s’ils étaient susceptibles d’être punis par les pairs, ou s’ils

pouvaient s’accorder de façon ferme sur les stratégies à adopter.

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 76

Préférences sociales

Les expériences comportementales montrent que de nombreux individus sont motivés

par des préférences sociales comme la réciprocité, l’aversion aux inégalités et

l’altruisme, ainsi que par l’intérêt personnel.

Préférence pour l’équité

Les expériences du jeu de l’ultimatum montrent que les individus préfèrent souvent

renoncer à des gains personnels substantiels plutôt que de recevoir une part

inéquitable des gains totaux mutuels.

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 77

Le rôle des institutions

Les institutions économiques et politiques – les règles du jeu – ont une importance,

lorsqu’il s’agit d’atteindre des résultats valorisés socialement dans le cas où des

individus font face à des dilemmes sociaux comme le changement climatique mondial.

4.13 EINSTEIN

Quand une offre est-elle acceptée dans le jeu de l’ultimatum ?

Supposons que la somme à partager soit de 100 USD et qu’il y ait une règle d’équité

selon laquelle il faut partager en parts égales. Lorsque l’offre vaut 50 USD ou plus

(𝑦 ≥ 50), le répondant se sent bien disposé à l’égard de l’offreur, et il accepte

naturellement l’offre, puisque s’il la rejetait, il se ferait du mal et blesserait quelqu’un

qu’il apprécie et qui s’est conformé à la norme sociale ‒ voire qui a été plus généreux

que ce que la norme indique. En revanche, si l’offre est inférieure à 50 USD (𝑦 < 50),

le répondant perçoit une violation de la norme du 50-50, et il peut souhaiter punir

l’offreur pour cela. S’il rejette l’offre, il doit supporter un coût : le rejet signifie

qu’aucun des deux participants ne reçoit quoi que ce soit.

Pour rendre cela concret, supposons que la colère du répondant dépende de l’ampleur

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 78

de la violation de la norme sociale : si l’offreur ne propose rien, le répondant sera

furieux, mais il est plus susceptible d’être surpris que fâché si l’offre est de 49,50 USD

plutôt que de 50 USD (c’est-à-dire le montant à partir duquel la norme est respectée).

La satisfaction éprouvée par le répondant lorsqu’il punit une proposition trop basse de

l’offreur dépend de deux choses. La première, R, est un nombre qui indique à quel

point le motif de réciprocité est important pour lui : si R est grand, alors il accorde une

grande importance à la générosité et à l’équité dont fait preuve l’offreur ; si R vaut 0, la

réciprocité n’a pas d’importance pour lui. Ainsi, la satisfaction qu’il retire du rejet d’une

offre basse est 𝑅(50 − 𝑦). Le gain qu’il perçoit s’il accepte l’offre, est l’offre elle-même,

c’est-à-dire y.

La décision d’accepter ou de rejeter dépend simplement de la valeur relative de ces

deux quantités. Nous pouvons dire que le répondant rejette l’offre si 𝑦 < 𝑅(50 − 𝑦).

Cette équation se lit ainsi : le rejet d’une offre inférieure à 50 USD dépend de l’écart

entre l’offre et les 50 USD, mesuré par (50 − 𝑦), multiplié par ses attentes en termes

de réciprocité, R.

Pour calculer l’offre minimum acceptable, nous pouvons réarranger l’équation de rejet

de la sorte :

𝑦 < 𝑅(50 − 𝑦)

𝑦 < 50𝑅 − 𝑅𝑦

𝑦 + 𝑅𝑦 < 50𝑅

𝑦(1 + 𝑅) < 50𝑅

𝑦 <50𝑅

1 + 𝑅

Si 𝑅 = 1, alors 𝑦 < 25 et le répondant rejette toute offre inférieure à 25 USD. Cela est

intuitif si ses attentes en termes de réciprocité sont en phase avec la norme sociale du

50-50 : s’il rejette l’offre de 25 USD, il perd 25 USD et partage de façon équitable avec

l’offreur la différence entre le rejet de l’offre et une offre de 50 USD, ce qui correspond

à la norme sociale.

Si 𝑅 = 2, alors 𝑦 < 33,33 et le répondant rejette toute offre inférieure à 33,33 USD.

Une valeur de 𝑅 supérieure à 1 signifie que le répondant place plus de poids sur la

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UNITÉ 4 | INTERACTIONS SOCIALES 79

réciprocité que la norme sociale ne le fait, et pour que l’offre ne soit pas rejetée, elle

doit être plus élevée. De même pour 𝑅 < 1. Si 𝑅 = 0,5 par exemple, on a 𝑦 < 16,67,

et toute offre inférieure à 16,67 USD est rejetée.

DISCUSSION 4.13: OFFRES ACCEPTABLES

1. Tracez l’arbre correspondant au jeu proposé ci-dessus.

2. En quoi l’offre minimum acceptable dépend-elle de la méthode grâce à laquelle

l’offreur a acquis les 100 USD (par exemple : les a-t-il trouvés dans la rue, les a-t-

il gagnés à la loterie, les a-t-il reçus en héritage,…) ?

3. Supposons que la norme d’équité de la société soit celle du 50-50. Pouvez-vous

imaginer quelqu’un proposer plus de 50% dans une telle société ?

4. Si oui, pourquoi ?

4.11 POUR EN SAVOIR PLUS

Bibliographie

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