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DE LA FÉMINISATION À LA DÉBINARISATION ? Anne-Charlotte Husson – cafaitgenre.org – @A_C_Husson

De la féminisation à la débinarisation

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DE LA FÉMINISATION À

LA DÉBINARISATION

?Anne-Charlotte Husson – cafaitgenre.org – @A_C_Husson

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Introduction

◦ La langue est politique : une évidence toujours mal admise◦ Plan de l’intervention : 2 ensembles de stratégies reposant sur des logiques

différentes1. Une logique du conflit le genre dans la société et dans la langue ; stratégies liées à la

féminisation2. Une logique du dépassement du conflit / dépassement du genre (une logique queer ?)

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MASCULIN VERSUS FÉMININ

Section 1

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Genre, langage et imaginaire du masculin/féminin« Molière les appelait des femmes savantes ; nous les avons nommées Bas-Bleus. Pourquoi ? Je n’en sais rien et ne m’en préoccupe guère. Mais j’aime ce nom, qui ne signifie absolument rien, par cela seul qu’il dénonce cette espèce féminine par un mot du genre masculin. Tant que la femme reste blanchisseuse, actrice, couturière, danseuse, cantatrice, reine, on peut écrire grammaticalement parlant : elle est jolie, elle est fine, elle est adroite, elle est bien tournée, elle a une grâce ravissante, elle est d’une beauté parfaite. Mais, du moment qu’une femme est Bas-Bleu, il faut absolument dire d’elle: il est malpropre, il est malfaisant, il est une peste. » Frédéric Soulié, La physiologie du bas-bleu, 1840 (cité par Christine Planté dans La

petite sœur de Balzac, 1989).

« Bas-bleu » dans le Trésor de la Langue Française : « Péj. Femme savante, d’une pédanterie ridicule. »

=> Une figure hybride, un monstre, mêlant masculin et féminin

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Le constat (ancien) de l’asymétrie◦ XVIIIe siècle : «  Requête des dames à l’Assemblée nationale », projet de décret, 1792 : « Article 3. Le

genre masculin ne sera plus regardé, même dans la grammaire, comme le genre le plus noble, attendu que tous les genres, tous les sexes et tous les êtres doivent être et sont également nobles. »

◦ XIXe siècle : Hubertine Auclert suggère la création d’une « élite féminine » qui pourrait « constituer une Assemblée pour féminiser les mots de notre langue, rectifier et compléter le dictionnaire, faire enfin que le genre masculin ne soit plus regardé, dans la grammaire, comme le genre noble […]. L’omission du féminin dans le dictionnaire contribue, plus qu’on ne croit, à l’omission du féminin dans le code (côté des droits) » (Le Radical, 18 avril 1898).

Þ Idée d’un lien direct entre ce qu’on appellerait aujourd’hui le sexisme de la langue et le système patriarcal

◦ Féminisme de la « 2ème vague » : constat d’un manque de mots pour désigner les expériences spécifiques des femmes (cf. Casey Miller et Kate Swift, Words and Women, 1976 ; Marina Yaguello, Les mots et les femmes, 1978 ; Dale Spender, Man-Made Language, 1980). ◦ Betty Friedan, « the problem with no name » (The Feminine Mystique, 1963)◦ Nommer le sexisme (+ le harcèlement sexuel, etc.)◦ Mais aussi visibiliser le féminin dans le langage quotidien

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Stratégies (1) : du constat de l’asymétrie à la visibilisation du féminin ◦ Révéler l’impensé du masculin universel

◦ « Un homme sur deux est une femme »◦ « Le masculin l’emporte sur le féminin »

◦ Mettre en évidence les doubles standards dans la langue (Marina Yaguello parle de « la langue du mépris » - cf Les mots et les femmes et Le sexe des mots)◦ Insultes et sexualisation : salope / salaud, poufiasse / ?, mais aussi association entre féminisation et dévalorisation

dans les insultes homophobes◦ Connotations sexuelles : maître / maîtresse, masseur / masseuse…◦ Dissymétrie sémantique : femme galante / homme galant, femme savante / homme savant…

◦ Rétablir l’équilibre en (r)établissant le féminin : la féminisation des titres, fonctions et noms de métiers◦ Cas 1 : dimorphisme grammatical : le féminin existe mais n’est pas employé (Mme le directeur, Mme le maître de

conférences)◦ Cas 2 : atteindre le dimorphisme grammatical : le féminin n’existe pas encore (la professeure, l’autrice [> auctrix])◦ Cas 3 : le mot est épicène (Mme le/la ministre)◦ La question de l’accord

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L’exemple d’autriceSource : Aurore Evain, « Histoire d’autrice, de l’époque latine à nos jours », Sêméion. Travaux de sémiologie n° 6, 2008. Cf aussi siefar.org > La guerre des mots.

◦ Dans l’Antiquité déjà, alternance entre auctor employé de manière épicène et auctrix ; nombreux débats. ◦ Auctrix est pourtant bien attesté dans la littérature chrétienne ; en 1600, St François de Sales emploie

tout naturellement autrice pour traduire auctrix dans un texte de Tertullien.◦ Le croisement qui va bientôt s’opérer, au cours du XVIIe siècle, entre les féminins français autrice et

actrice, à une période clef de l’histoire de la langue, illustre de façon très nette les enjeux de la féminisation pour certaines élites : il en ressort une nouvelle fois que l’existence lexicographique d’un féminin dépend moins des critères d’usage, d’analogie ou d’euphonie habituellement mis en avant, mais bien de la valeur sémantique que le terme recouvre au masculin. » valorisation <-> masculin, dévalorisation <-> féminin

◦ « Le Grand Siècle lance la guerre à autrice : emploi courant mais opposition de certains lettrés. ◦ XVIIIe siècle : les emplois se raréfient, autrice est de + en + perçu comme un néologisme◦ Fin du XXe siècle: apparition du féminin auteure, qui entre en concurrence avec autrice, qui redevient

timidement en usage

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Pratiques d’écriture

◦ Les directives et rapports officiels ◦ Bernard Cerquiglini (dir.), « Femmes, j’écris ton nom… Guide d’aide à la féminisation des

noms de métier, titres, grades et fonctions », 1999. ◦ Parle de « féminisation du vocabulaire », synonyme de « parité dans le lexique »◦ Évoque les raisons idéologiques derrière la dévalorisation du féminin

◦ Les expérimentations et pratiques militantes◦ Parenthèses : les ami(e)s◦ Tirets : les ami-e-s, les ami-es◦ Points médians : les ami∙e∙s, les ami∙es◦ Majuscules : les amiEs◦ Barres obliques : les ami/e/s, les ami/es

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Stratégies (1) : résumé

«  Le symbolisme social étant véhiculé et structuré par le langage, c’est toute une conception du monde qui est impliquée dans cette question. L’utilisation du masculin dit “générique” n’est pas remise en question alors qu’elle biaise systématiquement la représentation sociale des femmes. Ainsi la parité linguistique, la construction de systèmes de savoirs non discriminatoires, l’utilisation du féminin et du masculin pour toutes les dénominations humaines, la reconnaissance effective des femmes dans le discours social, sont des instruments indispensables dans la conquête d’une réelle égalité. »

Fabienne Baider, Edwige Khaznadar et Thérèse Moreau, « Présentation », Nouvelles Questions Féministes, vol. 26, 2007.

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Quelques problèmes avec cette stratégie◦ Parfois difficile à mettre concrètement en œuvre – exemples :

◦ Le lecteur et la lectrice ; les lecteurs et lectrices◦ Le lecteur / la lectrice ; le/la lecteur/trice ; les lecteurs/trices◦ Les lecteurs∙trices, les lecteurs-trices, les lecteurs(trices), les lecteursTRICES

◦ Envisager cette stratégie en termes de « parité linguistique » serait révélateur d’une certaine vision du féminisme à rapprocher des arguments pro-parité en termes de représentation :◦ L’humanité est divisée entre hommes et femmes, cette division devrait se retrouver dans la représentation

politique / linguistique – autrement dit : l’humanité est régie par la différence des sexes, celle-ci doit se retrouver dans la représentation politique / linguistique

◦ L’absence de représentation politique / linguistique est le symptôme d’une dévalorisation et d’une invisibilisation sociale des femmes

◦ De la même façon, instaurer une représentation politique / linguistique plus paritaire contribuerait à résoudre le problème de la dévalorisation-infériorisation systématique du féminin

=> Féminiser la langue ne contribuerait-il pas à reconduire un binarisme qu’on devrait chercher à dépasser ?

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DÉPASSER LA BINARITÉ DU

GENRE ?Section 2

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Stratégies francophones versus stratégies anglophones◦ Féminisation versus neutralisation

◦ Chairperson◦ Actor ou actress ?

◦ Distinguer l’analyse purement féministe ( langage non-sexiste) et la recherche d’un langage « gender fair » ou « inclusif » : d’une stratégie de visibilisation à une stratégie de neutralisation◦ « Sex Discrimination Act », Grande-Bretagne, 1975 : les offres d’emploi doivent indiquer

clairement qu’un emploi est ouvert aux deux sexes◦ Donc inclusivité = hommes comme femmes, exclure les hommes est tout aussi sexiste

qu’exclure les femmes ◦ Cf aussi toute la terminologie autour du genre, ex : gender-based violence problème :

effacement de la violence systématique envers les femmes ?

◦ Plus d’inventivité dans les titres (Ms au lieu de l’alternative Miss / Mrs) et les pronoms (extension de l’emploi du they singulier, « Word of the Year »)

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Et dans une langue genrée comme le français ?◦ En français, le genre est à la fois sémantique (comme en anglais : il renvoie à des référents

masculins / féminins) et formel (le tour / la tour : arbitraire). ◦ Le genre grammatical formel est-il purement arbitraire ? Le poids des normes et des

représentations ◦ Ex : la mer > mare (neutre). Seul mot, avec jument, à être passé du neutre en latin au féminin en français ;

dans les autres langues romanes, mare est passé au masculin. ◦ Damourette et Pichon (début-milieu du XXe s.) : « Il semble difficile d’expliquer cette modification autrement

que par des besoins métaphoriques conformes à l’esprit national, la mer ayant été conçue par nos ancêtres, de même que par nous, comme quelque chose de féminin. La mer est d’aspect changeant comme une femme, journalière [= elle change d’aspect tous les jours], d’humeur mobile comme une jolie capricieuse, attirante et dangereuse comme une beauté perfide (…) elle est l’amante et la meurtrière du marin… » (cité par Yaguello)

◦ Le genre dans la langue nous dit-il quelque chose du monde que nous désignons, ou plutôt de nous-mêmes ? Autrement dit : le genre (social et grammatical) est-il un objet du monde, observable en tant que tel, ou est-il propre au sujet ? ◦ Julie Abbou, « Débinariser le genre linguistique. Des déesses aux cyborgs, du grammatical au sémiotique »,

2016, en ligne sur academia.edu

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Stratégies (2) : dépasser le binarisme masculin / féminin ◦ Une nouvelle version de l’inclusivité :

non pas intégrer hommes et femmes mais dépasser le binarisme du genre

◦ Substantifs: amalgame / néologisation plutôt qu’alternance les lecteurices

◦ Pronoms: ◦ personnels : ille, iel, illes, elleux…

(reconnaissables à l’écrit / à l’écrit et à l’oral)

◦ démonstratifs: cellelui, celleux…

◦ En anglais : « gender-neutral pronouns »

Capture d’écran réalisée à partir de la page Wikipédia « Gender-specific and

gender-neutral pronouns »

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En espagnolBrocco Lee - http://www.flickr.com/photos/brocco_lee/5753687553/sizes/l/, CC BY-SA 2.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=26175612

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Conclusion

◦ Évolution des stratégies…◦ … mais pas remplacement de l’une par l’autre ? Des stratégies complémentaires ?

◦ À relier à l’émergence de nouvelles voix ◦ Limites : quelles utilisations possibles en-dehors des cercles militants ?