1

Click here to load reader

Je te note, Tu me notes...par la barbichette !

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Je te note, Tu me notes...par la barbichette !

D’après son évalua-tion sur Blablacar,Olivier, conduc-teur occasionnel

qui a souhaité garder l’anonymat,est un médecin « vraiment sympaaux conversations super intéres-santes ». Tous ses passagers en ont fait un chauffeur cinq étoiles, sauf un. Et ça ne passe pas. « Jereste très vexé par ce trois étoiles. »La preuve que même à l’âgeadulte, les mauvaises notes sontdifficiles à vivre.

C’est en tout cas ce que l’on ob-serve en interrogeant des utilisa-teurs de sites de mise en contactsur leurs évaluations. « D’accord, je n’avais pas fait d’œufs au petitdéjeuner, mais il y avait plein desortes de pains différents », ru-mine une loueuse d’Airbnb à pro-pos d’une critique vieille de troisans. « Il a écrit que le matelas était dur, je lui ai écrit qu’il aurait pu mele dire quand il était là… Depuis, il a supprimé son commentaire », nedigère pas plus une loueuse dechambre sur Homestay. Ou en-core : « Ils ont dit que c’était mochechez nous, alors qu’il y a juste des DVD et des bouquins partout », se souvient une Parisienne à proposd’un commentaire sur Paris-athome, un site qui n’existe plus, à la différence du souvenir de la mauvaise note.

Christophe Duhamel, fonda-teur du site de partage de recettesde cuisine Marmiton, se sou-vient, au lancement du site, d’in-ternautes prêts à retirer leur re-cette quand elle était mal notée, considérant « que leur génie était incompris ». D’autres hésitaient même à poster les leurs, de peur d’une mauvaise évaluation.

Dans un monde de « serial li-kers », difficile de faire face à une remarque négative. Qui ranimenos pires instincts scolaires, dufayot (« On a passé la journée à nettoyer l’appart tellement ça nous excitait d’avoir une bonne note ») au bouc émissaire (« Un type nous a mal notés sur Drivyparce qu’on l’a mal noté, et ça a faitbaisser notre moyenne »), en pas-sant par le rebelle (« Je refuse d’en-trer dans ce système de notes »).

« Mettez-moi 10 »Evaluations annuelles dans l’en-treprise, appréciation du serviceclient, sites de particulier à parti-culier… On peut désormais passerla moitié de ses journées à noteret l’autre à être noté. D’ailleurs,quand un possesseur de smart-phone télécharge une appli, elle semble ne pas vouloir le lâcher tant qu’il n’a pas décidé du nom-bre d’étoiles à lui accorder. De-mandez à des chauffeurs Uber comment ils vivent la pression de

leur évaluation par les passagerset ils vous répondront « Vous sa-vez, on les note aussi… ». Discrète-ment, une fois qu’ils ont quitté le véhicule. Et lorsque les chauf-feurs répondent à une demandede course, la plate-forme leurtransmet la note moyenne du client. Une fois que l’on connaît sanote de passager (c’est dans le menu « aide »), on se demande forcément pourquoi on n’a pas un parfait 5 sur 5 !

Dans un marché de l’offre et dela demande, la note pousserait chacun à donner le meilleur delui-même et permettrait aux uti-lisateurs d’avoir droit aux meilleurs services. Effective-ment, la crainte des mauvaises évaluations transforme la société en un univers d’obséquiosité per-manente. De « Vous pouvez dire àvotre gosse de pas mettre les piedssur ma banquette » dans les taxis, on est passé, chez LeCab ou Uber, à « La petite, elle veut des bon-bons ? Vous avez une radio de pré-dilection ? ». Chacun court après sa bonne note. Le réceptionnisted’un hôtel qui vous indique unmusée voisin ajoute : « Vous pen-serez à ma petite évaluation sur Travelocity ? » Entendu dans un magasin Bouygues après avoiracheté un téléphone : « Vous allez recevoir un SMS vous demandantde me mettre une note de 1 à 10, si vous me mettez moins de 10, ça me sert à rien… »

Officiellement, les évaluationsservent à informer les utilisa-teurs, à les rassurer quand ils fontappel au service d’un inconnu. En2015, j’ai loué une voiture en Eure-et-Loir sur Drivy, site de locationde véhicules entre particuliers. En grignotant un trottoir, j’ai es-quinté l’enjoliveur. A un loueurtraditionnel, j’aurais probable-ment retourné la voiture en ra-sant les murs, espérant que l’ac-croc passe inaperçu. Là, prise de panique à l’idée d’être publique-ment étiquetée mauvaise con-ductrice, j’ai spontanémentchangé l’enjoliveur et avoué leméfait. « Fallait pas », a finale-ment dit le loueur. Et puis, « Vouspenserez à laisser quelques motssur le site… ».

Les évaluations ne servent doncpas tant à informer les futurs uti-lisateurs (personne ne sauraqu’on conduit comme un pied)qu’à nous tenir mutuellement par la barbichette, à nous pousserà chercher des solutions commu-nes.

Dans un système où tout lemonde note tout le monde ouver-tement, se créent donc des enten-tes. C’est d’ailleurs ce qui explique l’inflation de bonnes notes dans les universités américaines, où les

enseignants sont aussi notés par leurs élèves (sur une échelle de A à E, la note moyenne des élèves d’Harvard est A –). Notez-vous réci-proquement et tout le monde s’en sortira bien. Des chercheurs de la Boston University ont calculé, en 2015, que la note moyenne laissée sur Airbnb est de 4,7 sur 5, avec 94 % des annonces comprises en-tre 4,5 et 5. Sur l’ensemble des pla-tes-formes de mise en contact, ob-servent-ils, la distribution des no-tes suit une courbe en forme de J : beaucoup de très bonnes notes et un très petit nombre de très mau-vaises.

« C’est un système qui apprendaux gens à collaborer », affirme le patron de Drivy, Paulin Demen-thon. Ou, plus rarement, à se faire la peau mutuellement, d’autant que sur son site on peut corriger lanote qu’on a donnée (« Il m’a mis une mauvaise évaluation, je lui en mets donc une mauvaise »). Le ser-vice clientèle du site reçoit, d’ailleurs, beaucoup d’appels d’utilisateurs contrariés par leurs mauvaises notes.

Le fondateur de Drivy oppose lesystème d’évaluation public deson site – transparent, mais pas forcément fiable en matière d’in-formation – aux systèmes d’éva-luation opaques – comme ceux

d’Uber et Heetch –, plus efficaces pour renseigner le futur interlo-cuteur mais moins pour réglerdes problèmes. Certaines plates-formes tentent de tracer un che-min entre les deux. Sur Airbnb, depuis l’été 2014, les notes du loueur et du loué sont masquées puis publiées simultanément, ou quatorze jours après la fin d’un séjour sans possibilité de la modi-fier. Blablacar vient de calquer son système d’« avis » sur la même formule, « pour plus de sin-cérité ». Pionnier de la notation des usagers, eBay a aussi fait évo-luer ses règles en 2008 pour neplus permettre des évaluationsnégatives qui ouvraient la porte àdes représailles.

L’école à contre-courant

La perversion des systèmes de no-tation n’est pas propre au Web.On s’en fait une idée dans les for-mations continues, où il est obli-gatoire d’évaluer le formateur dans la foulée. Certains interve-nants calibrent ainsi la fin de leuratelier pour qu’elle soit enthou-siasmante, par exemple en fai-sant applaudir les participantseux-mêmes… juste avant de dis-tribuer les feuilles de notation, dans cet élan joyeux. Curieuse-ment, cette explosion de l’évalua-

tion permanente intervientquand l’école prend le chemin in-verse, en développant les autoé-valuations, les notes à couleurs etautres astuces pour échapper auxchiffres.

Même chose du côté des entre-prises : le géant de l’audit Accen-ture a annoncé, en 2015, qu’il sup-primait le système d’évaluation et de classement annuel de ses 330 000 employés. Trop de tempset d’argent mobilisés pour un in-térêt limité. Deux ans plus tôt, Mi-crosoft avait pris la même déci-sion.

Le numérique ne l’entend pasde cette oreille. Au moins cinqstart-up ont travaillé sur une pos-sible fusion des notes d’utilisa-teurs d’une appli à l’autre, per-mettant la « portabilité » de sa e-réputation pour le meilleur ou pour le pire (imaginez pouvoirannoncer à un futur employeur que tous les chauffeurs de taxi vous trouvent sympa). « Tout lemonde qui note tout le monde, çafait peur, c’est un sujet sensible », reconnaît Paulin Dementhon,qui explique ainsi qu’aucun de ces projets n’ait vu le jour. Finale-ment, pour leurs mauvaises no-tes, les adultes comme les enfantsréclament le droit à l’oubli. p

par guillemette faure, annoté par ERIC LEGER

DE « VOUS POUVEZ DIRE À VOTRE GOSSE DE

PAS METTRE LES PIEDS SUR MES BANQUETTES »,

ON EST PASSÉ À « LA PETITE, ELLE VEUT DES BONBONS ? ». LES

CHAUFFEURS COURENT APRÈS LEUR 5 ÉTOILES

0123SAMEDI 6 FÉVRIER 2016

horreur, on m’a mal noté !Airbnb, Blablacar, Drivy, eBay… Autant de sites de partage sur lesquels utilisateurs et prestataires sont évalués. Un système censé pousser chacun à donner le meilleur de lui-même, mais qui crée frustration et obsession

Eric LEGER
Texte surligné
Eric LEGER
Texte surligné
Eric LEGER
Texte surligné
Eric LEGER
Texte surligné
Eric LEGER
Texte surligné
Eric LEGER
Texte surligné
Eric LEGER
Texte surligné
Eric LEGER
Texte surligné
Eric LEGER
Texte surligné
Eric LEGER
Texte surligné
Eric LEGER
Texte surligné
Eric LEGER
Texte surligné
Eric LEGER
Texte surligné
Eric LEGER
Texte surligné
Eric LEGER
Texte surligné
Eric LEGER
Texte surligné
Eric LEGER
Texte surligné
Eric LEGER
Texte surligné
Eric LEGER
Texte surligné
Eric LEGER
Texte surligné
Eric LEGER
Texte surligné
Eric LEGER
Texte surligné