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1 « Le Ballet au temps de la Belle danse » Extrait de L’Epaisseur du geste – Guide de danse du professeur, Publication en préparation, avec l’aide du CCNCN – Direction Alban Richard par Valérie Colette-Folliot © 2016 A l’invitation de Karine Saporta Intervention du 18/02/2016 pour le diplôme universitaire « Chorégraphe, un métier » UFR STAPS – Université de Caen, Basse-Normandie

Le ballet au temps de la belle danse 1

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« Le Ballet au temps de la Belle danse »

Extrait de L’Epaisseur du geste – Guide de danse du professeur,

Publication en préparation, avec l’aide du CCNCN – Direction Alban Richard

par

Valérie Colette-Folliot © 2016

A l’invitation de Karine Saporta

Intervention du 18/02/2016 pour le diplôme universitaire

« Chorégraphe, un métier »

UFR STAPS – Université de Caen, Basse-Normandie

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Entre danse théâtrale et danse d’élévation : danser masqué

Paraître en personne mais danser masqué, n’est-ce au fond toujours apparaître en son nom ?

Au théâtre de l’histoire, sous l’Ancien Régime, être soi emprunte aux visages de la réalité certain songe comme le rêve d’envol qui pointe ainsi que l’insigne emblème opère à son effigie. Dans la figure illustre du Roi-Soleil, tout est filiation. L’histoire de la danse académique se rapportant ipso facto à la personnalité de Louis XIV, le principal personnage historique des rois de France en est le cœur et l’incarnation – corps du Ballet de cour et chair de la Belle danse, en agent direct du ‟corps dansant glorieux”. Par conséquent, il s’érige en modèle absolu. Le fondateur de l’Académie Royale de Danse1 ayant désigné l’art chorégraphique en l’année 1661 pour inaugurer les tout débuts de son règne personnel, qui plus est premier monarque héréditaire de droit divin à avoir tiré prestige et grandeur de la danse et du ballet dans la politique centralisatrice qu’il aura menée entre 1651 et 1715, au cours de sa souveraineté perdurant plus d’un demi-siècle durant, avec ses fastes et ses ors, ses pourpres et son lustre, il devait inspirer au monde entier un sentiment d’orgueil et d’adoration. Devant pareil festival se dévoile un tableau vivant représentatif du Grand Tout, comme une apocalypse de la Cour. Et ledit ballet et sa danse brillant tout ensemble par la magnificence, les saillies de la mesure rehaussées de poésie, la beauté du corps dans ces formes étudiées, seront des jeux qui sauront s’imposer comme idéal d’absolu en regard de l’Histoire. Avec son vocabulaire, sa syntaxe et sa poétique, la danse noble découvre ses lignes de force, sa grâce, son lié, l’équilibre des formes et des proportions venant à l’appui du signe et du symbole transcendantal à l’invite de l’Humanisme. Système de significations aux sommets, l’art chorégraphique en quête de perfection se fraye un chemin parmi le système des Beaux-Arts. La Belle danse n’étant pas qu’agrément mais alchimie, mystique peut-être, l’on se focalisera sur la spiritualité et la théâtralité de cette forme d’expression, danse savante en l’occurrence, se demandant si le geste à la clé ne renvoie pas au plus beau développement qui soit, c’est-à-dire à la libération de soi, à l’expression d’un Je, entre danse théâtrale et danse d’élévation.

1 Faisant suite à la fondation en 1661 de l’Académie Royale de Danse dont l’objet est la formation des maîtres à

danser, viendra ensuite 1669 qui marquera la création de l’Académie Royale de Musique, futur Opéra de Paris,

avec son prestigieux Corps de Ballet et son ensemble orchestral.

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Section I

Avant tout noble, la danse est belle en ce qu’elle est l’expression d’une caste. Chant choral de l’élite seigneuriale, qui se mire et se projette en sa psyché, la scène au miroir de l’âme invite à dire Dieu au miroir. Pour ces raisons le motif est bon. Donc grand sera le geste qui motive le pas. Appréciée pour sa maîtrise et réputée libératrice, forme d’émancipation, système libératoire en ce qu’il développe les facultés corporelles, la danse de bal sera connue et pratiquée à travers toutes les cours d’Europe ainsi que dans le Nouveau Monde, aimée pour sa forme arithmétique, son épure, se maintenant longtemps après 1789 dans les temps de la danse pure qui sous-tend la danse d’expression du ballet-pantomime, épiphénomène du ballet aristocratique. A l’Epoque moderne, elle deviendra danse d’élévation au Siècle des Lumières et s’affirmera danse théâtrale sous la Révolution industrielle. Image du corps, au demeurant imaginaire chorégraphique et dans le même temps imagination, la culture classique qui est la sienne n’aura de cesse d’examiner l’idée corollaire, consacrant le corps glorieux, son répondant, sa réponse, sa justification, en interrogeant et en questionnant le champ des possibles du corps voué à se dépasser. Appelée à se transcender, par cet acte d’élévation la danse théâtrale procède à un acte de sublimation extrême, la danse, action puissante du corps tout ensemble, recouvrant le geste auguste des formes empreintes : le merveilleux. Et les dynasties anciennes de s’y inscrire, dans le droit fil que savent remonter tant et tant les récits légendaires. En témoignent les sagas, des généalogies s’enchaînant en enchâssant la fable, en l’occurrence la chronique des Capétiens sous les traits d’une odyssée. L’épopée trouve ses figures de style. Elle se prête à rayonner dans l’arborescence des rois chrétiens en effet, la vie du ballet menant à sa manière la danse des élites et des seigneurs à travers un jeu des familles comprenant tout un monde, des mondes et des gens, des cultures en une foule à l’imitation des Valois-Angoulême, des Bourbons, la Maison d’Orléans perpétuant ensuite la couronne avec son ballet romantique sous la Restauration au XIXe siècle. Courant poétique majeur, dédicataire, la monarchie lui imprime son prisme, son spectre, son aura. S’y retrouve l’idée de Chair, le ballet comme cristallisation de la Chair étant donné qu’il est d’essence noble et aristocratique. C’est la raison pour laquelle le corps dansant se fait glorieux, plaçant le monde du ballet sous le sceau de l’histoire spirituelle qui en relate l’évolution. La danse comme chair spirituelle attendu qu’elle en est la noblesse, l’âme au clair s’y dévoile, déterminant la configuration toute, et du ballet de cour et de la Belle danse en doublon, selon un code et une codification attachée à ses racines. Dans l’esprit chevaleresque et courtois, s’expriment des idéaux par biais, l’iconographie défendant un certain sens de l’honneur qui s’illustre. Riche de sa symbolique, christique même en raison du sentiment d’amour que lui inspire l’être qui le porte, l’image transporte. Processus d’idéalisation en son sein, l’amour de la vérité prend corps. Processus de spiritualisation, le corps dans sa danse se fait montre sous le signe de la lumière qui en est la force, la beauté du geste.

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Avec ses gloires et ses grâces, l’esthétique du corps dansant glorieux, ou plutôt le corps glorieux dansant, se met à vibrer par éclats comme une respiration. La sagesse du danseur se fait par étincelles, éthique, l’expression du fol amor se traduisant en passion de la danse, en l’espèce et la matière, aimable et galante. La mesure est curiale et cadencée, donc retenue mais efficace à l’image du fine amor qui lui ressemble là où s’étend l’horizon flottant en la magie des lieux. A l’ombre de l’entre-deux comme à l’endroit du geste, il y a l’Ecriture. Par suite, les écritures chorégraphiques sondent comme un absolu d’amour, le bonheur auquel donne accès l’action. Le mérite se nourrissant au feu de la passion dansée, dansante, pour le moins scripturale et scripturaire, par voie de stylisation vive et ses hauts faits, larmes et faits d’armes participent de mythologies qui entretiennent la légende, la praxis recouvrant mystères et énigmes à l’envi tant il y a l’inconnu en contre-point. L’un l’autre irréductible, le sujet se considèrera au risque du jeu cependant : danser masqué sous l’égide du Réel ou chorégraphier l’irréel du corps au nom du Très-Haut signifiant s’élever, aller entre ciel et terre pour l’infini et l’au-delà…

Dans le temps propre qui n’appartient qu’à l’espace-temps, le monde et l’univers de la cour se risquera au regard. En conséquence l’étiquette, le protocole rythme les jours du prince. Et les nuits du château royal s’écoulent en un jeu ludique et tactique qui s’organise en mode poétique et stratégique. Le souffle continu de l’intention suspendue, pneumatique, la danse est théâtrale parce qu’elle s’enracine dans la raison d’Etat au gré de valeurs qui se conjuguent à celle de la politesse et de la gentillesse selon l’ordre des préséances et de la bienséance. Policée, lisse et licite, regardée, admirée, se donnant à voir, la danse d’élévation est un spectacle à dimension pédagogique. Valeur symboliques des Grands, elle concourt à l’éducation des nobles. Par ses ressorts vont çà et là des gens et des personnes bien nées sous les feux de la rampe. Toute quintessence et bel air, l’esprit de courtisan s’affirme en des figures exécutées qui vont sur les théâtres et par les planches et le plancher où l’on s’avance avec immodestie mais humilité, avec mesure et science en dépositaire s’adressant au légataire universel en gloire sur son piédestal, vu de face mais non pas sur un pied d’égalité, non pas. D’où la majesté, la mise en gloire de la danse et du ballet par extension du langage des hommes et des dieux sur scène, la scène surélevée s’animant dans les salles de palais qui s’ouvrant à l’infini à leur tour sur la féerie de l’amour, la scène amoureuse aménagée pour l’occasion recourant aux présages des corps et décors porteurs de belles choses, l’inouï. L’on s’accordera à penser que ces représentations sont le temps particulier des riches heures. S’ajuste et s’harmonise la personne et le personnage. Tous en scène, l’on s’épie, l’on adhère au plus près, au plus juste des éléments en particules à travers ces belles paroles que danse la Bête, les plus belles paroles qui soient au monde que jamais aurait chantées la Bête mue ainsi que la Belle, émue, par les traverses et les traversées, la danse est faite de rythme ; elle fait se faisant, mouvement hélicoïdal. Baroque, l’action se déroule ad infinitum, toute de grâce en floraison, démonstration, exemple vivant et fleuron. Dans la passion de la danse une fièvre s’empare des jeux de la cour, la fureur prenant place en participant aux joies que sont les plaisirs, les Menus Plaisirs, le bonheur ne se goûtant qu’au prix de la fête, le sens de la fête et l’esprit de corps dans le sens du merveilleux sans lequel rien n’aurait lieu, rien ne se produirait ni ne se passerait. Un ballet sans têtes couronnées serait presque se disqualifier.

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Au bal masqué du divertissement royal, le travestissement est de mise. Est-ce pour autant une mise à nu ? Qu’il soit permis de n’en point douter, l’amusement résultant d’une savante confusion de genres entre naturel et surnaturel par-delà l’écart où s’agitent et se précipitent les pas coursés, la course du temps, l’animation des danseurs et des spectateurs participants tirant l’arc depuis les coulisses jusqu’aux abords du public, au-delà. La cour y faisant montre de soi, avec son imagerie, son équipage et sa machinerie, les conventions du théâtre à l’italienne posent un cadre qui dispose des faux-semblants en forme de liaisons dangereuses se désignant ainsi et se prenant pour terrain de jeux, aire de jeu tenant lieu d’affrontement par joute verbale ainsi que le sont les danses de cour, rhétorique corporelle et gestuelle en ce théâtre équipé ponctuant la vie de château.

Pavillon de chasse comme à Versailles avec ses jardins, ses galeries de miroir et de verdure, tout l’or du ciel se condense là. Les résidences royales sont le théâtre du ballet de cour tel le Louvre avec son Jeu de Paume ou l’Arsenal, depuis Saint-Germain-en-Laye et Fontainebleau ou Chantilly, Vincennes même, où s’observent des circonvolutions, des évolutions réglées et réglementées à la mesure près, car rien n’est censé être livré au hasard sous l’Ancien Régime, parce que le pouvoir du roi l’exige et le requiert, commandant à ses sujets une correction irréprochable, des bonnes manières comme sait la danse. Néanmoins le spectacle de ballet fait éclater le système, apportant de la souplesse au serment d’allégeance et à son devoir d’obéissance, fidélité et loyauté demeurant nonobstant la marque de fabrique, la marque de distinction, en ces lieux dominés par le monarque qui en est la tête dansante en chose pensante qu’il reste : souverain légitime, garant du salut des âmes en sa qualité de chef des armées et des biens matériels dont il a et la charge et la responsabilité en son rôle de suprême représentant sur terre, symbole incarné ou emblème vivant d’une puissance céleste dont il est le signe transcendantal. Corps dansant pour corps glorieux du roi, de toute évidence il détient l’ascendant dans la mesure où lui est conféré le pouvoir de vie et de mort sur ses sujets. Cela ajoutant à son caractère force et tempérament. Organe du pouvoir en place, son rôle est d’autant plus divin que sa fonction est éminente, soit de nature absolutiste. Ce que la danse en l’instance dépeint au travers des figures quasiment magico-religieuses. Charismatique, le corps du roi échappe aux tentatives de mainmise et de destitution, intrigues et machinations n’ayant raison de lui qu’en 1789 seulement, avec l’insurrection populaire lors de la Révolution française qui marque la fin d’une époque. La monarchie héréditaire de droit divin prenant fin, certes, mais non pas cette forme de divertissement, le ballet de tradition aristocratique, qui poursuit sa route, s’acheminant dans les méandres du mouvement en s’éloignant progressivement du lyrique. L’action chorégraphique poursuivant son œuvre bien au-delà de ladite période, l’Ancien Régime, contexte historique et culturel du ballet classique. La périodisation considérée en ces pages étant celle-ci, 1515-1715, la danse noble en est le leste, tant pour la société civile que pour la société de spectacle qui se constitue entre les règnes dont celui de François Ier et celui de Louis XIV, noms auxquels sont attachés terme à terme cour et danse, bal et ballet, étant donné le Baroque.

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Entre danse pure et danse d’expression, l’histoire du ballet se noue donc autour des formes inventées à l’heure des divertissements. Le ballet se vivant à l’heure des travestissements, pendant de la pantomime puisqu’il s’agit de danser masqué sous le geste dansé. La figure de l’hypostase en la personne royale dévidant son fil, la figure s’étire entre danse théâtrale et danse d’élévation selon une logique du sensible et l’intelligence du corps. Entre mythe et savoir, le tableau rétrospectif dresse en filigrane les visages d’un royaume du signe à l’Age classique, ce qui n’a rien d’anachronique, tout au contraire. Car l’objet présuppose que l’art chorégraphique soit une échelle de valeurs. Focalisons-nous sur ces mutations, les jeux de transformations que permet l’art de la métamorphose supposant d’appréhender le champ poétique et politique de la danse ainsi que le statut du corps dansant tel que l’induit ce type de spectacle, le ballet de cour en tant que genre participant au projet que s’assigne la société donnée, ce que reflète le Baroque et son ballet. Ainsi les enchainements mettent en perspective postures et attitudes, la raison d’Etat dictant ses transports et ses portements en forme de disposition d’esprit, de prédispositions, inclinaison ou génie, voire moralité faute de morale, que ces talents qui se donnent à voir. Admirable tenue du corps dans le port de tête qui présente, sous son meilleur jour, l’individu tout entier, fier et noble, l’air altier. Savoir danser autorisant à se présenter au roi, l’on en vient à paraître plus que soi-même aux côtés des Grands, héros parmi les héros en miroir et jeux de miroitement. Incidences.

Représentant à l’œil au blanc éclatant, son esprit donne de l’allure et de la dignité à ces suites où les dames et leurs cavaliers s’avancent les uns vers les autres en couple. Ces danses de cour sont des danses en file ou en solo. Alternent tempo vif et tempo lent, permettant ainsi à l’assistance de briller autant que de respirer ou reprendre pied tant la prestation est prouesse physique, efforts et volonté, goût de l’effort qu’exigent de soi les formes dans le travail d’endurance et de résistance qu’elle sait être. De génération en génération celle-ci s’enrichit des modes qui en sont la marque distinctive et le mode de reconnaissance. Signature monarchiste, la danse savante se veut l’exclusive de la Noblesse en tant que signe d’appartenance. Apanage dès le plus jeune âge, les danses de cour sont apprises, enseignées tout au long de la vie, allant s’augmentant d’elles-mêmes en se transmettant ainsi qu’elles seront améliorées, perfectionnées leur existence durant, passant les modes et les faisant. Toujours actuelles, elles ont su se renouveler d’après des modèles et figures imposées, danses réglementées et normatives, fixées sous le règne de Louis XIV suivant un modèle ancien et flamboyant tels que les basses danses médiévales et les hautes danses de la Renaissance l’ont esquissé. Patrimoine dont elles s’enorgueillissent, elles se combinent en partitions appelées ‟tablatures”, ce à l’époque de L’Orchésographie de Thoinot Arbeau (1588), puis en notations sous le Grand Siècle, selon des types et des stéréotypes qui s’imposeront grâce à La Chorégraphie de Feuillet (1700) se déroulant ainsi.

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L’objet ‟danse”, en fait de culture et en fait de nature, ne s’exécute à la lettre qu’en vertu de l’ensemble des individus qui en constituent la cour, ici réunie en lignes dans ce ballet de circonstance par cercles. Avec à la ronde l’ombre portée du roi, la danse noble s’accomplit dans le souci d’articuler bord à bord l’esprit d’ordre et de concorde à l’entente cordiale, au sens harmonie universelle du terme. Plus se goûte le sens du bonheur, plus seront enchanteresses les riches heures passées à se faire plaisir en s’amusant avec liesse, allégresse, en suivant la musique, en jouant et en dansant avec solennité nonobstant. D’où la majesté des combinaisons qui sont comme l’équivalent de bottes secrètes telles en escrime avec passes ou estocades dans la pique, à la pointe de l’épée. Les pas de danse étant réservés à une caste, l’aristocratie et la haute bourgeoisie, l’entraînement des gentilshommes est confié à des maîtres, le maître à danser, qui plus est maître de ballet, maître d’armes aussi bien. Ainsi que poète et le philosophe enseigne l’art de l’agrément aux dames qui s’entretiennent en pratiquant l’art du compliment dans les hauteurs de la conversation précieuse, danser sert à préserver les formes tout en gardant la forme comme c’est une obligation en temps de paix. Le monde du ballet se réfléchit d’abondance et de prospérité en résumant le projet qui est un plan, un programme tout choisi pour servir la société d’alors, l’Ancien Régime. Danse de représentation, elle apporte sa contribution de manière salutaire en réponse aux aléas et vicissitudes. De façon liée, elle se constitue en combinatoires des pas agencés d’après la métaphore filée : la symbolique solaire. A cet égard, la coordination jambes-bras, épaulements-tête, face, volte-face et jeux de mine se produit par petits mouvements de mains et de pieds ballant, roulant dans les articulations du poignet et du coude, de la cheville et du genou, le travail de batterie du bas de jambe, alerte, enlevé, artificieux, virtuose car savant, ingénieux. Est stylisée en visions la splendeur de son visage, splendeur vue de face au détour d’une pirouette comme le roi danse aux devants. Allant sans discontinuité par le haut et par le bas, à en perdre haleine la figure du Soleil est royale. La danse du roi faisant se découvrir la personne sans mettre bas les masques, sans jamais rien montrer ni de sa peine ni de l’effort. Tout droit sur son axe elliptique, vertical, et de droite et de gauche selon un canevas invariable qui combine une infinité des directions, danse en tous sens dont est en capacité l’interprète, la kinésphère s’actualise avec doigté, délié, légèreté et gravité. Exercice de latéralisation, c’est le genre humain qui prend forme en son ensemble, le corps glorieux, le corps glorifié par l’être dansant en son entier. Empruntant les voies d’une métrique, les musiques à danser sont jouées sur le principe de l’alternance gaillarde et pavane, celles-ci en impulsant d’autres comme le menuet, le rondeau, l’allemande, la canarie, la courante, la sarabande, le rigaudon, la chaconne, la passacaille, avec ses pas, ses sauts, ses tours, entrechats, pirouettes, jetés-battus, pas de bourrée, glissés, relevés, chacun de ces temps étant ponctués des cinq positions composées toutes à partir de l’en-dehors, posture érigée en principe par Pierre Beauchamp lui-même dans le courant des années 1670. Ce vocabulaire étant repris par Guillaume-Louis Pécour qui en préservera les formes partitionnées au moment d’en maintenir les suites destinées aux théâtres dont la scène de l’Opéra, aussi parlerons-nous à ce sujet de notation Feuillet, laquelle est un langage articulé, une véritable grammaire du corps dansant, système de transcription et de transmission de la danse, qui par essence semble éphémère tandis que s’y fixe un temps d’éternité en sa chair.

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Planera sur l’ensemble du paysage chorégraphique baroque une impression de profondeurs, une image aussi bien sensible que spirituelle, le sentiment de grandeur inspirant l’expression scénique de l’amour. Dans le naturel, le port du masque se voudrait générique et spécifique, jeu d’une part lisse et neutre mais, d’autre part, tout grimaçant, plissé selon qu’il sera héroïque et noble, grotesque et burlesque en retour du classicisme. La danse jouant des atours, sous le fard elle se joue d’elle-même, se pare et se prépare au bal masqué qu’est cette aire de beauté, le ballet de cour, pure beauté, beauté pure de l’action, belle action, réaction en ‟sa” belle qui s’entend tel quel au sens belliqueux du terme, dérivé de belligérant. Danser revient donc à relever le gant par défi, la prétérition consistant à parler de quelque chose après avoir dit qu’on n’en parlerait pas, se montre dans le geste l’objet du désir que l’on n’est pas censé montrer aux puissants parce que l’être et le néant, le corps en jeu.

Aux Temps modernes, le masque est l’accessoire indispensable de la danse jusque dans les années 1770. Marque d’élévation, il est en outre l’outil qui permet de porter la voix et la vue du personnage au loin, depuis la scène jusqu’aux gradins. Ainsi, il sert à se faire reconnaître d’un public assemblé nombreux pour assister à la cérémonie de la rencontre. Interface entre chacun, les acteurs respectivement et distinctement interprètent leur partition afin d’incarner des rôles et des personnages selon la fonction du masque qui est de faciliter la compréhension du texte et le logos de la pièce qui s’en fait mieux ressentir en se faisant mieux voir et entendre à la fois. Ainsi aide-t-il à se faire entendre et apprécier de l’assistance quand bien même nulle parole ne serait émise ni prononcée de la bouche des danseurs, lesquels agissent masqués sur les théâtres de cour sous l’Ancien Régime, comme il vient d’être dit. Toutefois la Belle danse se servira dudit jeu masqué dans un but de distinction plutôt que dans celui du discours. Pourtant, rappelons-nous qu’à l’origine, le masque dénommé persona est l’instrument scénique par excellence dans le théâtre classique grec et latin. Il est porte-voix et porte-faix sur les plateaux, indiquant sa marque, sa signature, sa fabrique et son appartenance. L’objet procédant du carnavalesque, au sens propre et figuré l’on porte le masque en raison de la représentation et de la passion, la passion d’être un autre, suggère Pierre Legendre, se considérant à travers ses optiques et orifices du point de vue anthropologique et dogmatique. Car, lorsque l’on danse ainsi pour le bon plaisir du roi, c’est pour participer à la mascarade.

Aussi évoquera-t-on le ballet-mascarade sous les gouvernements successifs d’Henri IV et de Louis XIII (1600-1620), juste avant l’œuvre régulatrice de Richelieu avec qui naîtra l’idée d’ordre et d’harmonie incarnée en la personne dansée du roi, l’instance royale devant prendre ses marques dans le ballet épique monarchiste, ce de façon majestueuse et héroïque étant donné que l’Homme rouge sera l’instigateur de la monarchie absolue durant tout son ministère, entre 1635 et 1642. Prendre corps donc et trouver ainsi place sur les planches, pour la danse, emprunte les voies poétiques de sa forme narrative. Discursive sous cet angle et aspect, la danse pure s’invente en suivant des critères normatifs et discriminants, académiques et logiques, pour ne pas dire ‟philosophiques” puisqu’ils empruntent au domaine du Verbe, la parole du logos – l’objectif étant en définitive le plus grand rayonnement possible du corps du roi. Par conséquent, il convient de faire grandir son monde avec lui et son temps en vertu d’un plan qui corresponde et qui soit l’arrangement à dessein du pouvoir conféré à l’Eglise en

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place. Mais instruire pour éclairer en même temps que plaire et distraire, tel est l’objet de Molière aux côtés de Lully et de Beauchamp. C’est pourquoi la danse théâtrale s’attachera aux gestes et à l’épopée prétendument olympienne du champ de bataille glorieux que sont les théâtres où paraissent les puissances et où se tiennent des forces en présence précisément là où préside un projet, l’élévation via la vie des formes dont celles de la danse et du ballet, les écritures chorégraphiques adaptant les danses de cour aux ballets figurés.

A la ronde, par cercles et tangentes, le ballet de cour dérive des grands défilés. Triomphes, balli italiens, entremets, banquet-spectacle français, lorsque sonnent et résonnent les heures, l’action convoque à la distraction quand bien même fût-elle devoirs et obligations mais les réjouissances. Sont organisés des fêtes galantes qui s’ordonnent en menus plaisirs. Divertissement de princes, ces grands moments s’adressent tout spécialement aux aristocrates réunis pour l’occasion autour de la personne du roi afin de célébrer la rencontre en son honneur et à son effigie. Ce sont des jeux de société, précieux et libertins, qui ne cèderont qu’au badinage si on l’ose. Dans la passe et la passade, dans le langage de la galanterie, l’on se mesure les uns aux autres avec amusement et légèreté, mais prudence et froideur, gravité, sous l’œil du maître, le regard en jeu comme le corps étant donné qu’il est d’obédience royale. Attendu qu’il est souverain, le ballet dresse son tableau vivant de la gentillesse et de la simplicité, garant de l’essence monarchiste. L’exaltation de la personne royale motivant le jeu, conséquemment le ballet de cour est représentation et spectacle à la fois au feu du corps divin du roi. Le sublime dans le suprême s’appréhendant à mesure qu’il s’approche, en le voyant ce sont les murs qui s’embrasent, dont le quatrième atteignant quasiment au grandiose. Divin plérôme que l’on approche en le touchant presque physiquement, tout comme du bout des doigts et des yeux, du for de l’intime, le corps dansant glorieux du monarque touche le cœur des gens tant son aura est charismatique. En bonne compagnie, telle est la magie des lieux habités, l’instant des retrouvailles étant riche émotionnellement. Le corps dansant se fait glorieux tant il est royal, aussi frappe-t-il l’imaginaire et les esprits en plein cœur par reconnaissance ou indulgences, par empathie kinesthésique, dirait-on à l’heure actuelle.

La danse, premier-né des arts, art vivant parce que le corps humain s’impose en tant que tel comme splendeur de son visage, son ordre dévide une histoire d’amours entre ballade et poésie, la chanson étant un poème aussi bien que musique ; musique de danse et chanson de gestes se ralliant en mode ludique dans l’esprit de fête et de légèreté qui en est la vertu. Forme d’agrément, la mascarade dans le droit fil de la catharsis et la mimésis, est opérante. Opératoire l’est aussi le ballet à entrées. Au temps de la Belle danse qui se développe dès la première moitié du XVIIe siècle, le ballet de cour est riche de ses trésors et artifices. Avec ses atours, ses parures, ses déguisements, les vêtements-décors affichent un goût, un esprit de fantaisie dans l’excentricité permise par l’esthétique baroque de l’art jésuite et le classicisme ensuite à l’heure des académies, perpétrant la propagande dans l’appareil spectaculaire de la cour qui s’est choisi pour agrément un mode plaisant du cérémoniel, mode galant et courtois afin d’honorer le roi au nom du Très-Haut. La partie se faisant art autant que technique en même temps, de par le plus grand que soi, réside en l’instance le corps en acte qui trouve résonance dans sa forme lyrique et chorégraphique en échos puisque la danse illustre le

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chant : configuration d’une confirmation, conformation de l’âme à pied d’œuvre des choses. Spirituels dans le geste, danse et ballet sont donc l’expression sensible de l’invisible.

Danse sémillante, la Belle danse fait autorité tant elle est réglée, musicale et dansante, théâtrale et parlante, éloquente. En termes sémantiques, la locution ‟Belle danse française” est une surdétermination qui posera toute une série de questions d’ordre historique et esthétique. Comme évoqué précédemment, y est présupposé un plan, tout un programme d’éducation concourant au plan d’édification que s’est fixé l’Etat français, ce que l’Académie de Musique et de Poésie de Antoine de Baïf aura su esquissé en 1570 sous la dynastie des Valois-Angoulême, du temps de Charles IX (1560-1574). Prémices de la monarchie absolue, ce en raison de son acception éthique, l’aspect moral prendra le pas sur le champ poétique du motif chorégraphique. Danser masqué étant faire acte de présence, il s’agit bel et bien d’arrangement et d’engagement de la part des participants aux bals et aux ballets de cour. Ainsi s’agit-il en outre d’actes, d’actes de parole et actes de langage du corps, la vocation étant poétique mais politique puisqu’il s’agit de prestation et de démonstration. S’y manifeste le corps, certes, mais aussi bien l’âme et l’esprit en l’esprit de corps notamment. Par conséquent, le sentiment d’appartenance et le rang s’aiguisent, étayant la personnalité de l’aristocrate en regard du prince, procès machiavélique sinon, la volonté de gouvernance ne souffrant pas l’esprit de contestation ainsi que dépeint à travers Le Tartuffe ou l’Imposteur (1669), une comédie de Molière déjà donnée à Versailles en prolongations aux Les Plaisirs de l’Ile enchantée (1664), des festivités donnant le ton à la nouvelle cour du Soleil-Roi, ce afin de destituer en la dénonçant l’ancienne cour et ses mazarinades, la raison d’Etat l’emportant alentours d’après la préférence de Louis-le-Grand et selon ses volontés ; la pièce de théâtre faisant acte pendant que fait foi le ballet de cour. Ainsi donc danser et jouer, danser masqué, n’est-ce reprendre les formes et s’approprier des façons à la mode de la Commedia dell’Arte ? L’on dénotera qu’en 1643, Molière crée l’Illustre Théâtre à Paris, puis il se produit dans le Midi sur les tréteaux au théâtre de foire. L’on ajoutera que le jeune Lulli, fraîchement débarqué d’Italie, prend part au Ballet royal de la Nuit (1653), faisant ainsi son entrée remarquée en ‟coquin ténébreux” sur la scène française comme danseur tout d’abord, puis en musicien par la suite, figurant aux côtés de Louis XIV, le Roi-Soleil2, qui joue le rôle d’Apollon en habit d’or, tout auréolé des rayons de la lumière du jour, le Soleil levant régnant sur l’Honneur, la Victoire, la Valeur et la Renommée que l’Aurore3 illumine, ralliant à sa cause les Princes de France. Par ce prestigieux ballet, les esprits de la Cour resteront marqués, un coup fatal ayant été porté à l’esprit de fronde selon les vœux et les souhaits de la régente Anne d’Autriche et du cardinal Mazarin. Monsieur de la Ferté, intendant des Menus Plaisirs du Roi, mettra en ordre le recueil du spectacle qui obtint un succès faisant époque. Le père Ménestrier considérait le Ballet Royal de la Nuit comme ce qu’il y a de plus accompli en

2 Le Soleil (le Roi) : « Sur la cime des monts commençant d’éclairer Je commence déjà de me faire admirer ».

3 Récit de l’Aurore (Monsieur) : « Le Soleil qui me suit c’est le jeune LOUIS ».

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matière de ballet4. L’ordonnancement du ballet en revenait au sieur Clément, intendant du duc de Nemours, l’organisation du spectacle au comte de Saint-Aignan, le texte à Benserade, la musique collective à Lambert, Cambefort, Boësset, et Louis de Mollier, la musique de l’interlope probablement à Lulli aussi et la danse à Mollier (Beauchamp5 ne chorégraphie pas ledit ballet, mais il y danse), les décors à Torelli. En amont l’on se souviendra des acteurs italiens présents à la Cour de France, venus pour en distraire plaisamment les membres, la famille des Gelosi ayant été la troupe qui aura servi sous Catherine de Médicis, la Reine-Mère, œuvrant à la fleur de lys par les facéties du masque en initiant à l’art de la pantomime.

Dans la mesure où le ballet de cour est panégyrique, l’action fait l’éloge des Grands. En sa forme inspirée, elle tente de restaurer l’âme de la mousikê. Ainsi donc imitation de la danse des Anciens, le ballet de cour conjugue l’art de chanter et l’art de jouer, d’où sa spécificité qui en fait un art total, l’art de danser en étant la synthèse, justement entre danse théâtrale et danse d’élévation. Syncrétique, la danse mesurée arrive et vient en réponse à l’idéal gréco-romain qui détrône une certaine idéologie doloriste, laquelle prône le culte de la passion considérée comme corps souffrant, corps martyrisé, corps crucifié avant que de n’être corps glorieux, corps glorifié, corps magnifié par la sublime beauté. Faisant suite à sa longue et lente histoire spirituelle, l’histoire de la Belle danse trouve dans l’art du ballet sa forme adéquate, sa métrique et sa prosodie ainsi que son iconographie. La poésie humaniste et la pléiade ayant à cœur l’équilibre des formes, en un seul geste, signe musical par excellence au sommet de l’édifice des arts et des muses d’Apollon, l’action continuée dresse un véritable plan pour l’élévation des esprits par le corps dansant. Danser masqué procédant d’un exercice rhétorique éprouvé, les jeux et les ris donnent prise aux rêves et songes de gloire, satisfaisant aux ambitions et vanités, folie des grandeurs en tout genre et de tout ordre, au nombre desquels compte le désir de vivre et revivre l’âge d’or. C’est une apocalypse que ces arrangements entre seigneurs reproduisant littéralement la vision platonicienne de la beauté parfaite tout en servant des intérêts ultramontains.

4 Claude-François Ménétrier témoigne du Ballet Royal de la Nuit, saluant l’« admirable variété de tous ces

mouvements et de toutes ces passions ».

5 Pierre Beauchamp (1632-1705), principal collaborateur de Lully et de Molière du temps de la comédie-ballet,

est issu d’une famille de danseurs. Il débute en 1648 dans Le Ballet des Dérèglements des Passions, est maître à

danser du roi, maître de ballet, de surcroît académicien de danse.

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Section II

Aux lendemains du Concile de Trente (1545-1563), le ballet de cour et la danse noble s’inscrivent dans le champ plus considérable encore de la Contre-Réforme. Ainsi, depuis les tout débuts du projet, 1572 inaugure un commencement : La Défense du Paradis ou Paradis d’Amour de Beaujoyeulx qui restera l’un des prototypes du genre, le style entaché cependant du sang des martyrs de la Saint-Barthélémy à l’issue du mariage de Marguerite de Valois, princesse catholique, et Henri de Bourbon, roi des protestants. Ainsi l’action politique qui est celle du ballet de cour se lit-elle, se ralliant à la cause des dirigeants, les puissants qui, à l’instar de Catherine de Médicis, continuent leurs œuvres en sévissant parfois tout en poursuivant une quête. Les régences, les règnes par procuration s’emploient à mener des affaires au nom de prérogatives comme les assises ecclésiastiques le permettent au plan spirituel, moral et économique. La France, fille aînée de l’Eglise ainsi que l’atteste l’histoire occidentale, est le berceau du Ballet de cour ainsi que le royaume de la Belle danse. Telle est bel et bien la visée mais la portée du fait dansé au cours de cette périodisation allant de la Renaissance jusqu’à la Révolution. Durant cette période de l’histoire, les danseurs connurent d’importantes mutations, des crises succédant à la crise de la représentation manifestant les incertitudes de la Renaissance, époque troublée par les fratricides, les guerres de religion. Entre l’édit de Nantes et sa révocation (1598-1685), jamais la liberté de conscience n’aura autant marqué les mentalités. L’époque baroque est aux prises à l’édit de tolérance qui se trouve au cœur des débats sous l’Ancien Régime. Reste le champ de bataille des luttes d’influence avec ces ligues et ces frondes, avec ses aléas et ses vicissitudes. La danse et le ballet font leviers en contrepoints de l’édifice, élevant ce monument aux Temps modernes comme si élever un temple de la paix empruntait aux rêves dansants, d’où le fait de danser masqué au temps du Ballet de cour et de la Belle danse. Pourvoyant à l’idéologie du moment, ces projets chorégraphiques sont tous plus artistiques et poétiques les uns que les autres. Fantaisies de danse conçues comme éminence grise à la robe écarlate, le langage chorégraphique est un langage articulé, une poésie incarnée biais par biais. S’y distingue un esprit sain dans un corps sain parmi des figures à la tournure bien faite selon le princeps.

Par l’esprit de concorde, ledit corps dansant ne participe-t-il pas de tout son être au programme d’unification des nations tout en concourant au rapprochement des peuples ? Pour s’en convaincre, il n’est que de nommer Le Ballet des Nations (1638), ballet de cour éponyme d’une entrée à l’acte V du Bourgeois gentilhomme, chef-d’œuvre incontesté de Molière, Lully et Beauchamp (1670) qui s’en inspire selon l’esprit de modernité où s’ancre la tradition. Un travail d’homogénéisation s’organise conséquemment autour d’un symbole : la couronne. A ce titre le Ballet Comique de la Reine en 1581, puis Le Ballet Royal de la Nuit en 1653 ensuite interagissent, agissant sur les mentalités en profondeur au moyen et du corps et de l’éducation par le sens qu’impriment aux beaux esprits les bonnes manières et sa politesse, avec ses raffinements, ses finesses et sa délicatesse, avec ses subtilités qui ne s’enseignent pas vraiment mais qui s’inculquent par imprégnation, ce probablement dès le plus jeune âge. A cet égard la Belle danse s’apprend au sein de la société curiale qui y voit une part de sa renommée. D’où le corps en jeu, l’enjeu du corps dansant. Tel serait bel et bien l’aspect

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politique du ballet et de la danse baroque en tant que projet, plan, programme, idée à l’œuvre dans une société au risque de toute cette construction du corps si lourde de conséquences, entreprise pour la fabrique occidentale, de toute évidence éthique, esthétique, poétique, le ballet au temps de la Belle danse étant une philosophie en action en son empire des sens.

Représentation scénique et spectacle monarchiste en profondeur de champ du théâtre, c’est toute une réflexion que l’action qui se révèle ici à la hauteur d’une vision absolutiste fomentée. Inspirant admiration et adoration, le symbole du corps du roi plonge en contemplation une nature profonde qui se révèle. Invisible mais saisissante par dévoilement, la nature humaine trouve en son ballet de cour une mise en perspective. Et l’objet du désir sans objet étant un désir sans nom tant il est incroyable, c’est-à-dire sans fin puisque la gloire en est le prix à dessein, l’important en l’occurrence est de porter haut et loin les flammes de sa terre, son pays, sa patrie, une nation, une croyance, des us et coutumes, des traditions. Apostolique, romaine et catholique depuis le Moyen Age, la France n’est certainement pas sans peser à cet endroit des tabous sur les consciences, d’où sa définition du corps invincible. Par les ressorts de la Tradition aussi, de fibre à fibre, ainsi va donc la course du temps. Et le temps présent de la Belle danse l’emporte dans le ballet de cour sur les autres modèles normatifs. Figuratifs et narratifs comme le sont les Beaux-Arts et les Belles-Lettres, les systèmes iconographiques dont le corps dansant use, fait éclater l’idole en la mettant en pièces lorsqu’à l’écart, la parole échappe, l’œuvre dansée se faisant écrit en radical de lumière. Ce qui n’est pas sans incidence sur le sentiment de magie face au phénomène, la grâce de l’évènement.

Le ballet de cour au risque de la Belle danse française s’inscrivant dans un continuum, au nom de la rose sont subsumées les images sublimes que magnifie la descente ascensionnelle devenue vision. Le tableau vivant mettant en souffrance une mise à sac des fins dernières, non pas doloriste la passion traverse les aspects dudit corps dansant glorieux. Dans la passion se perçoit le spectre du bonheur avec sa plénitude d’incarnations en points de mire : points de fuite et vues sur la nuit transfigurée, les corps en suspension se déposant par traits, droits comme des i en translation, en transmutation ou en voyage migratoire. La Belle danse déroule son jeu savant d’équilibre et de pondération. L’action s’étirant indéfiniment, le mécanisme d’horlogerie s’enclenche sous le passage des ombres, silhouettes en l’odyssée, forme de fresque là où soudain éclate le langage et son corps, ses raisons du corps touchant aux limites de l’infini. Indescriptible force de l’esprit, que l’ordre du Logos. Par les joies et par les peines qui sont à l’envi forces vives, une énergie est à l’œuvre. Aussi une mission participe-t-elle du sentiment d’amour de par l’enlèvement qui en est l’embrasement. S’allège le cœur. S’apaisent les cœurs. Au travers desdites formes condensées, la mesure opère au nom d’un principe actif subtil : le vivant, le sensible incarné dont la démarche consiste à spiritualiser la matière au moyen du seul geste et de l’optique, le regard recouvrant l’intention. Réponse à l’amour, le ballet de cour applique ses filtres dans un contexte curial qui a pour cadre le théâtre à l’italienne. Le théâtre d’illusion s’active, avec son rêve pour bagage, condition sine qua non des envolées de consciences. L’histoire des mentalités s’y reflète. Dans le sillage des maîtres à danser, bal et ballet se font en miroir devant l’image. Miroir de

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l’âme d’une société toute entière effectivement, se découvre le Prince et la Belle en s’exposant au public par l’univers riche et vif de soi de la danse. Tour à tour danseur et spectateur, acteur d’un monde en expansion – l’Ancien Régime –, c’est toute la fabrique occidentale qui est en marche dans ce divertissement, nonobstant 1789 qui en sera le point d’acmé, mais 1715 auparavant, le Ballet de cour disparaissant à lui-même dans le même temps que s’éteindra le Roi-Soleil. Apothéose du Grand Siècle, la monarchie sous Louis XIV signera son propre arrêt avant même qu’elle ne soit à son apogée sous l’absolutisme de Louis XV et qu’elle ne disparaisse sous Louis XVI. Mais dans le continuum des choses, la danse et le ballet incarne au plus près le motif, l’auguste légende, avec son goût pour le temps qui passe, ses divertissements, ses représentations en forme de spectacles participatifs, l’esprit de corps en tête, le corps-roi à la fête pour paraître, transparaître. Aussi faut-il plaire, être non pas soi-même mais être aimable aux yeux des puissants, les Grands, en correspondance avec son bon plaisir. A sa suite un défilé de sujets, le souverain tient ses courtisans par la fibre, lignes qu’ils observent scrupuleusement à l’image de son objet, le Nom, à la pointe du panache.

Mais reviennent et viennent certaines de ces choses apprises, enfouies dans la mémoire oubliée, déposées en l’état et ravivées en états de corps, là où plonge le corps dansant s’il appartient à la tendreté de l’âge d’évoluer en ces temps jadis et de naguère dans les ruelles de la beauté. Toute de clarté ténébreuse et de lumières du corps, la danse est chair spirituelle, toute immatérialité, physique et incarnée, paradoxale, insaisissable, indescriptible. A l’âge décisif et déterminant de l’enfance, l’enfance de l’art s’acquiert au prix de la maîtrise du mouvement. Au fur et à mesure l’être en gésine parlera le langage du corps. Dans le geste dansant s’ouvriront donc ainsi les individus enclins à l’esprit des lumières. Par la force irrépressible que canalise la personne en jeu, l’individualité en question, l’hypostase se poursuit et en chemin est le Je dans l’éducation du corps ; la rhétorique se conjuguant au plus poétique, la parole, le verbe, les mots et les gestes dans cette pantomime qui se fait art de persuader, art de se deviner … Mise en acte du sujet, mise à nu d’un autre, en se jetant dans l’action l’on se découvre à corps perdu, à son corps défendant. Culture du mouvement pour culture en mouvement, comme l’on dira, ces joliesses n’ont de joli que l’épithète ‟belle”, en majuscule et au singulier, ces figures dansées étant des véritables figures de style, des tropes et des topiques. En effet, la Belle danse n’ayant de gracieux que son ornementation pour seule parure, son naturel en est la marque de fabrication, l’empreinte, la main divine sur ces fronts. De la grâce, certes, elle en a, plus que de raison puisque grâce, elle est selon le sacro-saint principe de perfection. En quête, Bien suprême, n’est bon que ce qui est beau d’après la morale classique aristotélicienne. Ces Menus Plaisirs et ces œuvres chorégraphiques ne ressemblent-ils à des monuments de splendeur ? Délivrant un royaume de signes, sous-tendu de flamme et d’ardeur, l’édifice est appelé à évoluer comme le suggère Françoise Denieau6.

6 Françoise Denieau, « Le triomphe de la Belle danse » in, Rameau, Maître à danser. Daphnis & Eglé, La

Naissance d’Osiris. DVD vidéo, Les Arts florissants, William Christie, © CLC Productions Théâtre de Caen, 2014,

Alpha Productions.

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L’être dansant par-delà l’horizon flottant, l’esprit de la danse réfléchit sa nature profonde, il semble que la danse, en sa vérité vraie, dicte au sujet ses profondeurs, pensées incarnées qui rendent compte de subjectivités et de singularités qui, à la Cour, s’affichent.

De la pédagogie, soit, il en faut, d’autant que la philosophie se tisse au point par point, fût-elle naturelle ou métaphysique nonobstant. S’éprouve la praxis, la pratique de la danse requérant technique et génie pour prétendre à devenir art, science, sagesse… Tout comme le maniement des armes ou le dressage est l’art de dresse sa monture, sont nécessaires en ce monde du spectacle les savoirs et connaissances dont le duel tire son sens ; duel à l’épée, escrime, équitation allant de pair avec la danse d’élévation car il importe de ne rien perdre ni en force ni en vivacité, la beauté du geste étant ce qui fait la différence par les ressorts de la légèreté, comme une fulgurance, l’être étincelant d’intelligence se fait léger et vif, comme l’éclair foudroyant, terrible et cruel à l’image et à la ressemblance du prince, le prince charmant, chevalier servant de la belle adorée. Machiavélique règle de la discipline préparant à embrasser le monde, sera déterminante et décisive la Belle danse en tant que forme d’élévation, mode d’éducation privilégié pour l’art de la conversation, avec son sens de la répartie et sa géométrie du désir. Autant initiation à la politesse qu’à l’art de la guerre, avec son sens tactique et stratégique de la diplomatie, l’art de danser revient savoir peindre la beauté des jours, la danse et le ballet revêtant une même complexion, morale et esthétique autant qu’elle se redouble de quelque complexion amoureuse étant donné l’objet, le poids et la gloire7. Apprendre la mesure des choses dans les pas dansés, emboîter le pas à la providence en dansant, n’est-ce apprendre à s’aimer ? Connaître, se connaître et se reconnaître ? Sur ce chapitre se concentrent les uns et les autres en quête des plaisirs de la vie, partis à la recherche des grâces en indulgences, soit, autant de symboliques qui traduisent l’histoire et l’époque, le Baroque à l’esprits-corps s’embrassant par le cœur, le corps ardent s’embrasant, les jouissances à dessein visant pareils paradis à travers les mondanités. Ce qu’illustrent Les Plaisirs de l’Ile enchantée (Lully, 1664). Depuis les corridors où les prélats défilent, les Menus Plaisirs dévident sous les arcanes leur art jésuite. Et jouer, mais jouir et se réjouir ensemble, apprendre en s’amusant au Collège tient de l’harmonie tant l’activité est harmonique, architectonique puisque chanter revient à faire rayonner son corps tout entier : corps-âme-esprit, afin que brille l’astre du jour et que soit étincelante d’intelligence l’étoile. Pythagoricienne pensée que la symbolique du corps du roi ? Christique, mystique, alchimique, l’image renvoie l’âme au miroir. Se déploie, suspendue au souffle entre cintres et dessous, cour et jardin, face et lointain dans sa cage de scène, la danse théâtrale et la danse d’élévation en un. Mais danser masqué, dépasser la simple activité reléguée au fait de se dépenser en se dispersant dans rien d’autre qu’un plaisir, un amusement, une distraction, voire une affection passagère ou une passade, ordonnancer des ballets c’est bien évidemment pratiquer la danse noble, certes, mais c’est surtout ne pas se limiter à l’ordre de l’éphémère, danser n’étant pas qu’un art d’agrément.

7 Giovanna Maria Porrino, Le poids et la gloire. Splendeur de Dieu, splendeur de l’homme, de la Genèse aux

Psaumes. Du Cerf. Lectio divina. Paris, 2016.

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Ni simple plaisir, ni pur divertissement a fortiori, il s’agit de spectacle et d’apparences, danser masqué donnant sa chance à l’homme qui s’écrit comme tel en se faisant au risque de son ombre, son propre éphémère, le pas agissant en principe actif. Vertus de la marche coursée, où conduit la démarche cadencée ? Spectacle de l’éphémère ineffable, l’immatérialité de la Belle danse se lit : l’invisible. Comment dire, comment décrire le ballet, en relater, en raconter les riches heures tout autant ? Faisant aller sa somme à découvert – sa croix – sur le théâtre de l’histoire, à perpétuité champ de bataille, s’investit là le Je où s’élance le corps en acte. Ainsi fatalement l’on s’avance à l’orée d’un bois, la dot et le lot en la personne humaine convoquant l’individu en chose ou cogito donnant de la tête au pied du mur. Ce qui d’ailleurs n’est pas si dogmatique, mais idiomatique. Semblable clair de lune ramenant le sujet dansé comme au mur des lamentations, les solitudes dansent donc sur fond de pesanteurs en face à face et vis-à-vis ; un ballet céleste là s’expose par devers le quatrième mur sous le dôme de nos vérités premières, unes et entières, multiples, irréductibles cependant. Vies et destins au désespoir de soi, toujours en destinées, encore à la ronde des espérances se montrent en l’espèce, l’humain en repoussé quand se poste sous le ciel des ciels celui qui se projette, même sous le masque, ce grâce à lui, le masque. Projetant son ignorance afin qu’elle se transmue en savoir, connaissance et sagesse ajoutent à l’érudition se heurtant parfois aux savoir-faire et à elle-même. Certes. Mais par réflexivité, par réflexe, par réflexions en excès, des conditions ne seront-elles réunies pour que s’accomplisse l’œuvre, le Grand Œuvre ? La danse d’élévation ou le corps en jeu, l’âme de la danse et les œuvres de l’esprit aboutissent parfois en une forme d’émancipation de soi par soi. A la renverse, danser masqué accouche de mondes et de modes qui ont une force d’expression proche des modalités du style et ses techniques. La rhétorique s’éprouve par dévoilement, par glissements progressifs du plaisir, chair à chair transferts ou désirs en la révélation qui est catastrophe. Véritables lieux de la pensée, pensées incarnées, les danses et les chorégraphies luttent aux prises à la scène amoureuse, laquelle obsède, contraint, pousse à l’enfermement, étant devenu non pas une chose pensante mais la chose d’une mécanique qui serait semblable en fait à une machine de guerre implacable. Telle apparaitra la Belle danse sous le masque du ballet de cour : que ne combat-elle au nom de la liberté, pour la liberté de pensée ? L’on s’interrogera et l’on se questionnera sur la liberté d’expression sachant que l’action se résume à l’écart et à l’entre-deux quant au fait d’exprimer, s’exprimer. La conscience ainsi circonscrite comme un champ d’investigation, un tableau vivant, se réduit au rang de création restreinte l’inaptitude et l’ineptie des faussetés en forme de grâces que vient à révéler aux plus insensibles la poésie galante de la danse nonobstant le champ lyrique du ballet de cour. Mais, en recours à cette étincelle, il y a une lueur, toujours, encore et encore comme le miroir qui revient. L’âme par éclats s’incarne et se fond en couleurs du temps. Représentative du Siècle d’or c’est alors, tout à tour, la vocation du ballet de cour (1581-1681), puis probablement celle de la comédie-ballet (1661-1673) que de dépeindre les affects et les passions qui passent mais qui ne passent pas toujours pour tout le monde, il faut en convenir comme l’exprime ensuite la tragédie lyrique (1673-1695), l’opéra-ballet (1695-1765) et par la suite le ballet-pantomime en ce tournant du Siècle des Lumières, annonciateur du futur ballet romantique à l’horizon du XIXe siècle (1832-1871). A travers sa forme légère, le ballet d’action ou le ballet sans parole, se dit anacréontique. A l’époque danseurs et danseuses entrent en lice contre les dynasties de

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chanteurs, gloire de la Cour et beautés de l’Opéra tout autant que les ballerines et les dieux de la danse à la fin du XVIIe siècle et dans le courant du XVIIIe siècle. S’inaugurent le ballet professionnel qui prend ses marques au temps même de la Belle danse, basculant entre simple divertissement et spectacle brillant puisque l’on se montre et que l’on s’expose à la vue de tous. L’on admettra que jamais l’on ne se surmonte mieux tant soi-même qu’en souffrant la passion au risque de la gloire sous le masque, la plume et la lumière. Ainsi l’on porte l’habit de même que le manteau, au risque des forces vives et agissantes de l’esprit, tant l’esprit, le corps à l’âme est corps en jeu. Car :

« Il y a de certaines choses qu’on n’entend jamais quand on ne les entend pas d’abord. On ne fait point entrer certains esprit durs et farouches dans le charme et la facilité des Ballets de Benserade »8,

faute de poésie, comme en témoigne Madame de Sévigné quand elle prend la défense du poète contre l’érudit. Considérant hermétique à la musique – la musique des sphères, disent les pythagoriciens –, celui qui en dénigre les grâces, insensible devant ce ballet divin de la Belle danse, celui-ci se voit frappé de ridicule ainsi que le sera Furetière aux yeux de la dame qui ironise parce qu’il aura refusé à Benserade et son art et sa lyre sous prétexte qu’ils sont de circonstance. En partition écrite et en vers, la danse fait chanter le corps par agrément tandis qu’il va par les domaines trois fois très grands d’Hermès, ainsi que le dieu danseur a le pied ailé, agile et habile, parfait ordonnateur qui supplée le grand architecte9. La métaphore étant chorégraphique et musicale en raccourci, aux Temps modernes, les tableaux d’amours et la scène amoureuse choisissent l’Olympe et le Parnasse. La chrétienté médiévale étant mythologique pour l’Ancien Régime qui se cherche parmi les compagnons de Charlemagne. Tel est le cadre et le contexte où s’épanouit le Ballet au temps de la Belle danse.

8 Madame de Sévigné, Correspondance, Ed. Duchêne, tome III, Paris, 1978, p. 254. Pour approfondir la question

plus générale du masque et de la poésie dont les mots et les choses entourent la danse baroque, œuvre de

l’esprit pour un corps en représentation, nous reportons la lecture à l’article de Mariette Cuénin –Lieber,

« L’Afrique dans les ballets de cours de Benserade » (pp. 320-334), in L’Afrique au XVIIe siècle. Mythes et

réalités (Actes du VIIe colloque du Centre International de Rencontres sur le XVIIe siècle. Tunis, 14-16 mars

2002. Edités par Alia Baccar Bournaz, Biblio 17 – 149 GNV Gunter Narr Verlag Tübigen, 2003).

9 Les danses de cour, le bal et ballet sont à l’époque moderne un art d’agrément qui fait et défait le monde,

démettant en un seul instant tout comme a contrario mettant en gloire au seul éclat du regard. Passionnément

aimée et cultivée autour des rois, être malhabile c’est être ridicule. C’est pourquoi la danse noble est bien plus

qu’un simple art d’agrément. Elle est expression d’une geste visant sa fin des fins, réflexive. Le Père Mersenne

l’observe : « Quant à la plus grande perfection des dances, elle consiste à perfectionner l’esprit et le corps, et à

les mettre dans la meilleure disposition qu’ils puissent avoir » (Livre second, Proposition XXII, p. 159),

renchérissant sur la question de Dieu « le grand maistre du Balet que dansent toutes les Créatures par des pas

et des mouvements qui sont si bien reglez, qu’ils ravissent les sages et les sçavants, et qu’ils servent de

contentements aux Anges, et à tous les Bien-heureux » (Ibidem, p. 159). Danser permettant de comprendre ce

ballet céleste, « ce ballet divin » fait référence à la cosmogonie, la danse d’élévation en étant l’un des biais

pour accéder à « l’Auteur de l’Univers » tout en aguerrissant sa personne puisque la danse est considérée par

d’aucuns comme une préparation à l’art de la guerre pour les Grands.

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Section III

Au commencement était le Verbe. La parole comme le verbe s’est fait chair. L’incarnation étant ce qui prend corps ainsi qu’il s’actualise, dans le cadre de scène règne en illuminations le regard sur le réel ; au tréfonds, quelque point de vue. Savoir c’est voir ça, assurait Lacan. Du for de l’intime ainsi donc, laisser agir la mouvance et son mouvement en soi donne libre cours à une parcelle de soi nommé l’Inconscient, lequel est structuré, dit-on, comme un langage. Par inférence, l’on reprend pied. A se livrer dans la magie orchestique tout en s’oubliant en considérations factuelles et spéculaires, oniriques et sensibles tant le ressenti est vif, ardent, le savoir-faire entre science et technique se fait art de la danse ainsi que s’imagine le cheval indiscipliné, néanmoins dompté de main de maître en ses profondeurs chevauchées. Point de formule ni de recette, fort heureusement, pour recouvrer sa monture en charriot de feu, mais retrouver sa liberté, son paradis perdu… L’autonomie un jour par l’expression et le geste, en l’optique, une démarche unique et spécifique n’appartient qu’à soi, prisme rien qu’à soi, spectre à soi-même et présence forte de sa vérité. Indivise en immanence-transcendance et en absence-présence selon l’ordre du mystère qui s’ouvre en perspective, le souffle s’empare des choses de l’art, les écritures chorégraphiques y concourant à perte de vue tant elles sont riches de soi au très-haut. Faisant rayonner le système en mode scriptural, hiéroglyphique, scripturaire, l’être dansant plonge en son tout l’univers, y réduisant par plis le spectacle du corps en représentation pour quelques instants en d’autres lectures infiniment plus poétiques et spirituelles qu’artistiques ou techniques cependant. Ce que nous nous proposions d’examiner.

Un mystère plus lointain que l’inconscient, écrit Alain Didier-Weill10 quand il interroge le signifiant sidérant. Se découvre à mesure plus céleste le corps originaire savamment ordonnancé. Aussi ladite approche aidera-t-elle à traiter du Je chorégraphié si tant est que l’actant soit l’une des manifestations de l’apothéose, l’œuvre d’une élévation : le spectacle plutôt comme avènement qu’évènement. Phénomène infiniment poétique et spirituelle, ainsi la réalité en est-elle rendue éminente tant elle est imminente, plus tangible et concrète, dense, intense, prégnante tant l’éphémère procède par l’irréel du corps dans le silence du champ des possibles. Le regard en question, là où le désir se profile, s’esquisse la vision, une splendeur. Le corps magnifié, sublimé, glorifié de la danse théâtrale mu par le corps idéalisé d’une autre figure, héroïque celle-là, inspire une toute secrète adoration pour la Belle autant que pour le Prince sous le signe du transcendant, Roi-Soleil, amours à l’Age classique étant chose pensante et dansante puisque galante et plaisante à la fois, certes. Mais l’objet du désir, lui, participe en face à face de l’image hypostasiée au cœur si adamique. Car en son centre et son milieu, il règne un monde : la fabrique occidentale, dénotera Pierre Legendre11. Aussi nous focaliserons-nous à notre tour sur la thématique des lumières, la lumière en guise de feu sacré servant à désigner cette flamme qui anime ces corps-danseurs, véritable élan-réceptacle qui nous ramènent inlassablement à la question du sensible au risque 10

Alain Didier-Weill, Un mystère plus lointain que l’inconscient. Paris, Aubier, 2010.

11 Pierre Legendre, La passion d’être un autre. Etude pour la danse. Paris, Le Seuil (Le champ freudien), 1978.

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de la conscience ; conscience du corps et amour de la vérité ou ainsi donc visitation du spectre, puisque prisme ou point de vue il y a, l’objet du regard touchant aux images de l’invisible. Alors un miroir lové quelque part se dérobe entre la scène et la salle, danseur et spectateur ne se départant pas du divin miroir à l’entre-deux d’une psyché, à l’endroit du quatrième mur là où ces objets-sujets défilent en ombres portées depuis l’écran noir de l’interdit. Sur les planches de la danse, entre élévation et théâtre des espoirs et espérances s’enchainent au désir. Entre songes, rêves et réalités s’atomise, sur fond d’imaginaire et d’imagination, le fruit du spectacle des profondeurs, pour ne pas dire ‟leçons de ténèbres”. Ces danses captent l’instance, la splendeur de leur magie, parce qu’elles ont la magnificence du corps en majesté. S’y développe toute, la quintessence du geste, quelle que soit l’action, Or, le drame invite au récit. Se tissent des histoires, une infinité d’amour en dépit de l’indescriptible car le corps en représentation marque son temps au moment de l’ineffable, même si l’indicible pose un terme au déroulement des actes puisque surviendra la limite du Logos, soit bouche bée ; l’inévitable crise de l’image conduisant in fine à prendre la mesure des choses nonobstant. Les pas de danse relevant de réalités aspectuelles, ils soulèvent par vagues des séries de visions toutes plus fantasmagoriques et chimériques dans ce déferlement d’images ; un formidable mouvement coordonné, flux et flots sachant nourrir le fantasme baroque d’un tableau vivant et cinétique. Pleins feux dorénavant sur ces vues peintes au vif ardent de la vie !

Considérant l’art de la danse comme optique sur l’onirique, le monde du ballet n’en demeure pas moins un métalangage tant la réflexion inspire une réflexivité conçue à la hauteur du sujet : mesure de soi que vienne à mettre en branle pareille mise en marche des images de l’inconscient ? En bouleversent çà et là l’ordre préétabli par de simples actualisations de soi, l’affirmation du sujet survient selon des règles et une discipline édictée par ses volontés propres, la Loi n’en demeure toutefois pas moins agissante, sous-tendue, riche d’elle-même par le Nom-du-Père ainsi qu’elle se dénote d’après la théorie lacanienne. Tiers fondateur garant de l’image du corps selon la pensée de Legendre. Ces images de la danse faisant parfois s’ébranler l’âme comme s’exerce et s’éprouve le cœur, l’on examinera donc l’échappée belle, la Belle danse, forme du Logos qui peut étonner, surprendre tant les chorégraphies sont des pages et des pages qui ne laissent d’intriguer. Alors se médite en action la pensée lacanienne à l’épreuve du langage de la danse ; éléments chorégraphiques en miroir de ce que soulève l’esprit, de par la raison aux prises avec les problèmes du sens. L’on se demandera conséquemment si celui-ci, le sens, ne procède pas de quelque signification ou symbolique, sémiotique ayant à voir avec le signe et le symbole, voire l’icône ainsi qu’il a été étudié : la danse comme signe. Mais, lui, le ballet, le corps de l’homme dont l’objet ne s’éprouve vraiment qu’à force d’en faire l’expérience, se posera la question de savoir quoi ? comment ?, en quelque façon. Occasion nous sera donnée de reprendre le concept de conscience pour appréhender les limites du fini et de l’inachevé, par l’être dansant via le corps dansé du Nom en instance. Vrai corps glorieux que le nom transcendant-immanent, le fait est que, danser, chorégraphier sont un procès qui consiste à aiguiser le regard puisqu’il s’agit de spectacle. S’étaye au fur et à mesure l’esprit, la conscience du corps s’affermissant au travers d’écritures qui, toutes, s’ingénient à devenir texte, matrice, paradigme. Ces lumières-

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mémoires ne véhiculent-elles quelque fonds ? Quelque forme d’écrits s’agissant de composition ? Par quels biais ces archives vivantes se font-elles danse, langage scénique ?

Depuis l’Age classique, par les ressorts du fait dansé, dialoguent la cour et la ville qui élisent pour théâtre l’ordonnancement où l’on fait campagne afin de briller comme l’emporte le monarque. L’objet d’étude étant de traiter de culture chorégraphique pour dire combien se déroule le fil d’Ariane en son ensemble, en quoi ces lumières de corps concourent-elles de logiques métaphysiques, éthiques en outre ? La musique des sphères ajoutant au ballet des étoiles en gage sous le signe de l’entre-deux, l’idée de corps en gloire et la danse d’élévation se rejoignent-elles ? Puisque danser, chorégraphier, impose une discipline à soi édictée selon l’ordre de règles que l’orchestique perpétue en science même du corps, le corps en élévation dans sa danse, l’âme à découvert, l’idée de mémoire et de conscience du corps sera notre principal champ d’investigation. Appréhender l’instance à l’œuvre dans le cadre de scène au risque du théâtre étant la problématique, l’on observera cette arithmétique de chair et de sang, géométries du désir à la croisée de mécanismes sémiotiques à l’heure où prennent place, céans, des œuvres, le Grand Tout, le Grand Œuvre composé en forme de ballets.

« L’homme, dans sa recherche, [est] guidé par sa conscience. La conscience, en un mot, est l’organe du sens […] faculté de découvrir le sens unique dans le temps et dans l’espace que recèle chaque situation »12.

C’est la raison pour laquelle l’on vérifiera si, par suite, les actes de danse sont parole, en tant que monstration plutôt que démonstration. Se faisant, le biais se désespère de trouver jamais un sens à la vie, le problème étant de répondre au superfétatoire de l’éphémère, la vie courante passant de ces choses sans passer pour tous cependant… Danseurs et spectateurs ensemble se retrouvent, confrontés seuls à seuls à un face-à-face avec le quatrième mur ainsi qu’exposé précédemment. Comme se forge le caractère à force de se chercher, un à un se faisant, trois, trois fois très grand, le geste a la force d’une synergie. Biodynamique, la danse en tous les sens peut trouver le sens, le sens de la vie qui passe et court pourvu que l’on sache aller comme il se doit, comme l’on se doit de le trouver, le Graal : se trouver. Le sens étant à chacun, disent les analystes, parce qu’il se trouve là, en lieu et place de soi ainsi que l’indique Viktor E. Frankl. Aussi le sens n’est-il pas donné, il faut le trouver.

« Le sens, en dernière analyse, ne peut absolument pas être fourni, il faut qu’il soit trouvé. Et bien sûr c’est le patient lui-même, et en toute indépendance, qui doit le trouver »13.

12

Viktor E. Frankl (1975), Le Dieu inconscient. Psychothérapie et religion. Paris : InterEditions, 2012, p. 75.

13 Viktor E. Frankl, Ibidem, p. 70.

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En émergence de soi, la finalité n’est-elle pas de se découvrir en découvrant la face cachée du monde ? Cela revient à ceci : ‟vouloir vouloir”, désirer le désir sans que ce ne soit une tautologie, mais une parole, en mode tragique ; vouloir pour connaître, vouloir se connaître, aimer, se découvrir en découvrant du for de l’intime l’émaillage de la personne indivise, personnalité et individualité se faisant jour à l’endroit où la différence éclate tout comme en plein jour, la nuit transfigurée se fait, mise au jour comme en sa pleine lumière, corps solaire, rayonnant, se découvrir et se penser l’objet théâtral chorégraphié tient du processus d’engendrement via les faux-semblants ; avatars de l’effigie, mode opératoire de substitution, la copie valant pour l’originale au temps de la représentation, la mise en scène progresse par substitut et substitution qui sait gagner en importance. Se déploie l’envergure du sujet dans l’objet de la question : le geste créateur de la Belle. Œuvre de l’esprit que danser, la danse au travail des paroles de corps s’achemine ipso facto en incarnat d’idées écorchées, à feu et à sang, à vif où se frayent des silhouettes par les chemins sur les planches. Entende qui saura, allant de carnations en incarnations tout en s’avançant les yeux bandés dans la matière, l’immatérialité, cette danse-ci est une musique à voir, théâtre à chanter, tableau à comprendre au sens propre et au sens figuré du verbe comprendre, soit prendre avec soi, prendre soin et faire sien comme entendra ce qui est à entendre. Certes. Mais, s’y entendre pour réaliser ce que d’aucuns dictent d’accomplir à la ronde, les pas ordonnancés se perdant en autant d’intentions que des sentiments par cercles et tangentes édictés selon un plan incliné à l’horizontal et à la verticale, sagittale en vertu d’aspects et de vues obéissant au registre des infinités dans le grand livre de la vie, ces plans ne sont-ils ésotériques comme le suggère et le souligne l’herméneutique à propos d’une démarche qui qualifierait l’homme en sa valeur symbolique ? Le poète danseur se faisant porte-parole, psychopompe d’un dieu inconscient qui se souviendrait d’être tombé du ciel parce que l’esprit s’est déposé en ce corps né pour mourir – mourir d’amour –, le Logos est surdétermination, parole à l’œuvre, éclairage, illumination. Et la danse en son processus d’émergence du sens, précipite l’accouchement de soi soudain, les paroles de corps étant rendues possible par la chair du Verbe à l’interface. Intermédiaire, ou principe des principes, advienne jamais la personne de l’homme en l’unicité partagée, l’on considèrera la différence en termes de différenciation, la séparation des corps s’accélérant et se précipitant par la médiation de l’être en tant que volonté, œuvre l’esprit tant aimée, adorée, redoutée. Opérations de l’individuation-séparation dans ce développement de la personne individuelle et collective se faisant à force de danse et de ballet, belles, les forces vives sont agissantes une fois mobilisée la sensation de l’inconnu, réactivation des choses de l’âme qui se retourne par renversement ainsi donc, par le retour du refoulé, l’entre-deux étant ce biais qui insensiblement :

« favorisera la réponse à un sens auquel un être est appelé en même temps qu’il l’appelle »14.

14

Viktor E. Frankl, Ibidem, p. 71.

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Section IV

Méditations métaphysiques que danser masqué, l’accomplissement s’ensuivant à la clé des transferts, métamorphoses, mutation et représentation sont une maïeutique se déroulant selon l’ordre de manifestations euristiques, pièce de l’être à l’œuvre, entre théâtralité et spiritualité.

Dans sa préface au Ballet d’André et Vladimir Hoffmann (Bordas, 1981), Serge Lifar pointe les qualités propres à l’art chorégraphique en en décrivant les aspects fondamentaux. En choréauteur qu’il est, sa conception autorise à penser que danser est une manière d’être aussi bien qu’un mode d’existence. Aussi l’objet permet-il d’affirmer à notre tour que vivre sa vie en est l’enjeu, tout comme se danse de l’intérieur le sujet en question, le corps, outre ceci par l’être dansant. C’est pourquoi l’âme et l’esprit renvoient au Verbe qui s’est fait chair. L’acte de parole transportant ses paroles de corps en illuminant leurs temps par des silences en mode majeur, celui-ci fonde en valeur le langage de l’amour par figures stylisées en don de soi, la personne en jeu étant semblable à un rite quand elle danse, s’exécutant à travers ce rituel à nul autre pareil tout en participant à l’ordre des lumières, l’univers tout entier résonnant sui generis. C’est la raison pour laquelle Lifar considère la danse comme saltation et aussi comme élévation, assertant que s’éclairent et s’éclaircissent d’elles-mêmes les choses. Au seul moyen de cet art l’expérience sapientiale se fait connaître en ce qu’elle recouvre.

Parce que :

« Jeunesse de l’action et de la pensée qui sollicitent le mouvement, portent et emportent le geste et lui impriment son sens et sa poésie [Ainsi] en perpétuel devenir […] par la danse l’homme cherche l’élévation et l’équilibre de son être spirituel et la communication avec les hommes [Il] épouse le pur et le beau et se résout dans l’harmonie et la grâce des formes et des lignes. Le danseur trouve alors cet idéal […] ; l’extase et l’émotion créatrices lui offrent les clés de ses rêves et de ses secrets, entraînant son corps dans une course où dans chaque mouvement il y a tant de mouvements, où dans chaque chose il y a tant de choses à nous autres, chorégraphes et danseurs, qui parlons le langage de la danse […] l’art de l’éternelle jeunesse. »15

Or, donner une pièce chorégraphique étant une plongée en apnée outre le souffle se dévidant au long cours de longue haleine, qu’est-ce danser, chorégraphier sinon une disparition-apparition mise en abyme ? Par endroits, ballet, danse et chorégraphie font respectivement et mutuellement la part des choses, relevant au fond d’une même et unique chose. Que ne procède-t-elle de l’objet a16 dont parle Jacques Lacan, l’objet du désir en l’espèce correspondant à l’homme en son for intérieur.

15

Serge Lifar, Préface in Le Ballet (1981) d’André et Vladimir Hofmann. Bordas, 1986.

16 L’objet petit ‟a” désigne le désir en tant que moteur. Principe vital faisant passer d’un état à l’autre, il ne

correspondant à aucun objet réel selon l’enseignement de Lacan. Il signifie l’inaccessible qui s’impose comme

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« Les ballets n’ont pas la même origine que la danse », écrit le père jésuite Claude-François Ménétrier. L’auteur s’appuie sur le tout premier ouvrage traitant des choses de l’orchestique. Se référant à Lucien de Samosate qui a signé une somme d’érudition intitulée De la danse vers 180 de l’ère courante, il dit ne pas savoir si les ballets remontent au tout l’univers, la genèse des choses étant occulte, inaccessible parce que, sous les feux mêmes du soleil des soleils à la ronde, l’on ne sait voir. Aussi nous dit-il ceci :

« je ne veux pas avec Lucien les faire aussi anciens que le monde, ni remonter comme lui au bal mesuré des astres, et aux diverses conjonctions des étoiles fixes et errantes, pour dire que c’est du branle des cieux, et de leur harmonie qu’a pris son origine cet art qui s’est perfectionné avec le temps. Les Egyptiens, qui furent des sages réglant jusqu’aux plus petites choses, firent les premiers de leurs danses des hiéroglyphiques d’action, comme ils en avaient figurés pour exprimer leurs mystères. Platon, qui fut leur disciple et leur admirateur, ne put assez louer l’esprit de celui qui, le premier, mit en concert et en danse l’harmonie de l’univers et tous les mouvements des astres ; et il conclut qu’il devait être un dieu, ou un homme divin. Les interprètes de Sophocle, d’Euripide et d’Aristophane nous ont découvert ces mystères que Platon n’a pas expliqué. Ils disent que toutes les danses que faisaient les Egyptiens représentaient les mouvements célestes et l’harmonie de l’univers. Que c’est pour cela qu’ils dansaient en rond autour des autels, parce que tous ces mouvements sont circulaires, et considérant ces autels comme le Soleil placé dans le milieu du ciel, ils tournaient autour pour représenter le Zodiaque ou le Cercle des Signes sous lequel le Soleil fait son cours journalier et annuel »17.

Comme parfois le cœur prend le risque du regard tant il s’expose, signer une œuvre revient in fine à confesser une somme. Dès lors se déplace le sujet dansé, sujet-objet ; sujet de l’étude en l’occurrence objet du problème se faisant ; un processus d’engendrement se produit à travers la pièce : œuvre chorégraphique donnant lieu à révélation et tenant lieu d’agalma caché. S’y replace tout un monde mis en abyme. Par la mise à nu des éléments du spectacle royal, l’art de la danse et du ballet sait se faire dévoilement au gré d’une apocalypse qui va son cours par rebondissements, de catastrophes en découvertes à la Cour du Roi-Soleil, la force de conviction ballant aux prises d’une volonté qui n’a que le regard pour contrepoint, sa part manquante.

mobile, portée du regard, ce par quoi pointe la motivation faisant agir de l’intérieur, intériorité. L’objet a

recouvrant l’idée de Bien d’après Platon, le bon, le beau et le bien en sont la raison d’être, source vive, source

de vérité suivant le mouvement ascensionnel et ascendante des corps vers les âmes, les beautés du corps, les

lumières de l’être dansant, font à l’effigie le corps glorieux dansant/dansé par l’agalma caché en guise de bien

suprême : le partage, acte eucharistique, sacre et sacrifice ou don de soi en émissaire.

17 Claude-François Ménétrier (1682), Des Ballets anciens et modernes selon les règles du théâtre. Genève :

Minkoff (1972, première édition), 1984, pp. 35, 36.

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Parmi l’infinité des pensées incarnées, le désir se retourne en puissances d’éros ne cédant à la plénitude d’incarnations qu’en soulevant un souffle dans l’élan. Ainsi donc l’air s’agite à la mesure de sa vérité, celle que requiert l’âme toute entière étant donné ce qu’elle réclame : son corps particulier, sa dote et son lot, pour ne pas dire : son tribut.

Don de soi sacramentel et sacral, la vérité du corps fait retour sur soi en offrandes. Véritables corps du désir que l’objet a de la danse ; corps désirables au front du corps mémoriel d’un rituel chorégraphique montrant l’être dansé et en démontrant les soutènements par le corps dansant qui s’épouse en même temps que se délitent et se recomposent les circonvolutions. Pur corps absolu, ces jeux se font d’actions en actions drames chorégraphiques. Sont action pure, certes, mais pur acte que les danses tant l’immédiateté du procès en son mouvement18 est gestique. A la livrée perce la chose délivrée en écriture de soi, là où personne ne se révèle mieux qu’à la clé du geste en annonce tant il y a épiphanie et hypostase. Dans l’instant, par ces instants de danse, tels quels, par miroitement et par transferts, les parades en leurres et trompe-l’œil dictent leurs raisons afin que s’ordonne ceci et s’ordonnance cela selon la logique de l’imaginaire. L’imagination en perspective fait illusion, servant de véhicule à la claire lumière nommée « intuition », dénommant la danse extrême qui se fait jour au théâtre depuis la sphère des musiques du cœur. L’on dirait d’un monde de féérie, le merveilleux procédant des coïncidences de par la musique des sphères qui font jouer ensemble et résonner les prismes par vues et aspects du corps qui se mire, narcissique, appelant l’amour de tout ses vœux au risque d’être ou ne pas être aimable, c’est-à-dire digne d’être aimé. S’admire l’action de mimer/danser le geste : se mirer comme se voir, savoir ou voir ça. Mais, représenter rimant ici à l’interligne avec la belle apostrophe, musique et théâtre entre cour et jardin font entrer dans la danse. Entre cours et jardins d’illusion au pluriel, ajouterions-nous à la suite de Nathalie Lecomte19 selon l’heureuse formule qui évoque l’esprit du ballet en Europe durant les Temps modernes. Au demeurant seront abordés au feu de la sémiologie ces histoires de corps au risque du regard des mutations tel qu’il s’imprime au long cours des l’Ancien Régime et de l’Epoque contemporaine à l’ère industrielle. Cette période étant une période historique et esthétique couvre l’époque des grandes découvertes, la Renaissance, et court jusqu’à celle des révolutions avec, bien sûr, la Révolution française puis la Restauration monarchique qui s’ensuit, pour finir par se déliter dans la Belle Epoque. Afin d’en mesurer l’entre-deux, nous nous sommes penché sur le sens et le goût de ce qui fait l’écart et l’écran. La quête, étant donné l’esprit de mutation, a un prix, celui de la vie nonobstant l’angoisse que présuppose l’inconnu en son mouvement.

18

Chantal Jaquet, Le corps. Ed. Puf, Coll. Philosopher, 2015. « L’art chorégraphique implique une modification

des rapports ordinaires entre l’esprit et le corps. Dans un ballet, en effet, c’est le corps qui mène la danse et qui

soumet l’esprit à ses propres lois. L’art chorégraphique consommé implique un consentement de l’intelligence

qui s’absorbe dans le corps, qui renonce à délibérer, faute de quoi le danseur hésite, perd le rythme et fait des

faux pas. La danse ne souffre point de délai de réflexion, elle requiert une immédiateté du mouvement dont les

figures s’imposent invincibles ». (Ibidem, cf. « Le corps et la danse »).

19 Nathalie Lecomte, Entre cours et jardins d’illusion. Le ballet en Europe (1515-1715). Pantin : Centre national

de la danse (Coll. Histoires), 2014.

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Cette recherche s’inspire du sentiment d’éternité sous les traverses de l’éphémère et des métamorphoses jouées. L’étude appelant de tous nos soins une lecture poétique de l’idée de changement, lequel revient à considérer l’amour du métier, le danseur-spectateur dévide son fil, sa forme, son Logos, le temps des mutations qui saura peser en leviers pour que s’opère une sorte de transmutation. Ainsi la danse est-elle donc un vrai spectacle, spectacle des profondeurs, voire profondis, ce que l’art baroque développera de loin en loin au long cours, s’inscrivant dans le livre de la vie autant que la science et les techniques la sondent, médecine de l’âme via le ‟corps dansant glorieux” que cet art du mouvement, le style se cristallisant dans le style parce que le style – le geste – c’est l’homme, l’individu en question, soit, la personne, l’être hypostasié, l’humain ou celui dont on se souvient.

Comme présupposé, disons en conclusion combien est signe le corps dansant, signe du verbal, signal transcendantal, organe du temps retrouvé. En quête du beau, l’Age d’or émouvant est mouvant au plan fantasmagorique. Dévoilant sa face dans l’action chorégraphique, la métaphore est une figue de style en acte lorsque monte en scène ce Je dansé qui vient à se réfracter par facettes à terme ; jeux de résonance et d’échos à l’infini dont la nature serait de se dévoiler, de se révéler en profondeur de champ à l’endroit et à l’envers comme par-devers les endroits infiltrés. Les limites du réel se repoussant les unes les autres, sa vérité propre se montre et se découvre comme l’édictent les Anciens d’après la sapientia, Horace notamment. On s’exhortera à se regarder en face comme se clamera : « Ose savoir ! » à la clé du geste, tout comme à l’invite de l’autre. Et l’on renchérira sur le philosophe des Lumières qui encourage à « oser penser par soi-même » ; l’objet étant transcendantal selon l’insigne fin pour Kant, l’autonomie étant maîtresse en matière de tolérance.

A la lisière des deux mondes, l’Ancien Régime, l’Empire napoléonien et la Restauration monarchique précédant l’ère industrielle, se joue à l’entre-deux d’une représentation des temps anciens et des Temps modernes. Période s’avérant en crise à l’aube de l’Epoque contemporaine. Période aussi bien incertaine qu’en mouvement puisque l’art de l’impondérable, la pointe ajoute à l’art de la saltation, affirmant soudainement sa tout autre manière d’exister sur le fil tranchant du funambule, sans autre rappel que celui de soi par soi, la force du désir ne cédant à la volonté en ces nouvelles formes de la pesanteur dansée. Sachant imposer sa grâce propre, atypique et primitive (Rodin et Isadora Duncan, mais Gauguin et Mary Wigman en outre par dérivation), la recherche de la légèreté n’est-elle qu’un jeu ? Plaisir émancipateur, n’est-elle pas un acte libératoire en tant que tel ? Aussi devient-on l’enjeu à travers l’acte de danse, la grâce, l’état de grâce en ces états de corps que la danse théâtrale convoque dans la danse d’élévation se redoublant à la clé. Phénomène que l’un l’autre par contamination du Verbe par la Chair, les images métaphoriques se cristallisent en participant d’une essence, une quintessence, celle de l’âme et du corps par l’esprit ajoutant aux sens la poésie du sensible en sa danse même. Ce ballet de l’invisible semble l’équivalent par nature de l’esprit en saillie, pourrait-on suggérer à la suite de Schelling (« La nature est l’esprit invisible, l’esprit la nature invisible »). Par définition, la personne est toute acte dans le ballet, se présentant sous les visages de la réalité avec sa vérité première en partage,

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irréductible passion et nature profonde, figures des plus saisissantes mais insaisissables, indescriptibles, ineffable mouvement qui vous inspire l’amour… Les mouvements de la pensée par élan se stylisent au gré de pensées et d’idées qui se fixent dans le prisme de chair et d’os des silhouettes enlevées. Fasse que vienne et revienne le moment du geste, en remède et résolution pour tempérer la mélancolie : sang bleu contre mauvais sang, esthétique mais éthique de par le jeu de l’étiquette, ravissement qu’exigent de soi les Menus Plaisirs et les divertissements de la Cour et de l’Opéra. Ce faisant, depuis la Renaissance jusqu’en ces tournants de la Révolution, la danse et le ballet se font à l’interjection dévidant l’apostrophe, la belle apostrophe : Vénus, belle chorégraphie qu’édictent les histoires d’amour orchestrant son champ de bataille en appel-réponse, en rappel des humanités.

Fin de l’extrait : L’Epaisseur du geste – Guide de danse du professeur (à paraître ; livre en préparation bénéficiant du programme L’Ebauche, une bourse d’écriture du Centre Chorégraphique National de Caen en Normandie, Direction Alban Richard).

© Valérie Colette-Folliot, le 26 septembre 2016 à Caen, pour Karine Saporta et les chorégraphes en formation à l’Université de Caen, Basse-Normandie, UFR STAPS – D.U.