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Béart, l’entretien vérité L’actrice va se produire à Paris dans une pièce de Pirandello, mise en scène par Stanislas Nordey. Elle joue Donata Genzi, qui s’interroge sur le rapport entre la scène et la vie. PAGES 4-5 Piotr Smolar Moscou, envoyé spécial L e 13 janvier, la Russie fêtait la Journée de la presse. Le champa- gne avait un goût acide. Ce jour- là, le premier ministre, Vladimir Poutine, décorait plusieurs figu- res de la profession, dont une inattendue : Mikhaïl Beketov. Trois ans après sa terrible agression – jambe amputée, trois doigts en moins, élocution contrariée, dépla- cement en chaise roulante –, ce journaliste était célébré par le pouvoir, alors que ses assaillants n’étaient toujours pas identifiés. Mikhaïl Beketov avait payé le prix de son cou- rage, après avoir narré le combat de citoyens ordinaires contre le passage d’une autoroute dans la forêt de Khimki, près de Moscou. « Dans notre pays, les gens de votre profes- sion ont toujours été traités avec une atten- tion particulière et le plus grand respect », osa déclarer M. Poutine à l’assistance. Après l’as- sassinat, en 2006, de la célèbre journaliste de Novaïa Gazeta Anna Politkovskaïa, il avait cru bon de souligner sa faible influence dans l’opinion. Pour ne pas s’exposer au cynisme du premier ministre, en passe de revenir au Kremlin à l’issue de l’élection présidentielle du 4 mars, des journalistes de renom ont boy- cotté la cérémonie. Les mêmes qui ont organi- sé, depuis décembre 2011, les mouvements de rue contre les fraudes électorales. Pour- quoi des journalistes en tête de cortège ? Retournons la question : qui d’autre, en l’ab- sence d’une opposition réelle, structurée et reconnue ? Parmi les journalistes et manifestants, Sergueï Parkhomenko. Dans les années 1990, ce grand barbu au visage espiègle a travaillé au bureau moscovite de l’Agence France Pres- se (AFP), avant de diriger la rédactionde l’heb- domadaire Itogui. En septembre 2011, il a démissionné de son poste à la tête d’une revue de voyages. Lorsque, à la surprise géné- rale, des dizaines de milliers de personnes sont sorties dans les rues après les législati- ves du 4 décembre, il s’est engagé dans le comité d’organisation improvisé, avec notamment l’écrivain Boris Akounine et le satiriste Dmitri Bykov. Le journaliste a pris en charge les contacts avec la mairie de Mos- cou pour négocier les autorisations de ras- semblement. « Je suis un citoyen entré par hasard en politique », dit-il dans un sourire, attablé au Café Pouchkine à Moscou, tandis qu’une connaissance le salue d’un bruyant « Salut l’opposant ! » Sergueï Parkhomenko parcourt le pays au nomde la Ligue des électeurs,un réseau infor- mel de citoyens qui veulent surveiller le déroulement du scrutin du 4 mars. Pour la première fois depuis des années, il a été invi- té sur les grandes chaînes contrôlées par l’Etat. Mais il ne croit guère à un printemps du journalisme russe, malgré la phase actuel- le de tolérance décidée par le régime. « Il n’y a pas d’éthiqueprofessionnelle dans ce pays, dit- il. Le projet du Kremlin a été de la détruire. Du coup, les journalistes détestent leur profes- sion, et le revendiquent. Cette pose démonstra- tive, commeà l’opéra, c’est une façon de défen- dre son équilibre psychologique. » Le journalisme est un prisme fascinant pour saisir les tensions de la société russe, l’éveil d’une conscience politique dans les classes moyennes urbaines, mais aussi pour mesurer le chemin parcouru depuis la chute de l’URSS, il y a vingt ans. Dans cet univers contrasté, la modernité se confond souvent avec les pesanteurs. On y découvre une liber- té très relative, un cynisme métastasé, une confusion récurrente entre les faits et les commentaires,l’enquête et la déstabilisation orchestrée, parfois rémunérée. Mais on per- çoit aussi, grâce au mouvement actuel de contestation, les bienfaits extraordinaires des réseaux sociaux et des nouveaux médias. L’année où Vladimir Poutine est arrivé au pouvoir, en 1999, fut d’une grande violence médiatique.Deux camps – celui de Boris Eltsi- ne et celui du maire de Moscou, Iouri Loujkov – s’affrontèrent, télévision contre télévision, kompromat (« dossier compromettant ») contre kompromat. Puis l’ancien agent du KGB arriva au Kremlin. L’ordre vertical fut instauré, la chaîne NTV nettoyée. Pendant la décennie suivante, la contestation fut tolérée dans de petites poches prisées des Occiden- taux mais à l’audience restreinte, tels la radio Ekho Moskvy (« Echo de Moscou ») ou le bihebdomadaire Novaïa Gazeta. Aujour- d’hui, à l’approche de la présidentielle, ces mêmes médias se trouvent sous pression, ce qui annonce peut-être un tour de vis général une fois les urnes dépouillées. Dans les régions russes, les grosses batte- ries de la propagande étatique dominent tou- jours. Sur les antennes de Piervy Kanal, Ros- sia 1 et NTV, la vie est une kermesse, animée par les mêmes animateurs, imitateurs et chanteurs, aux traits à jamais figés par la chirurgie. Les informations, elles, sont scéna- risées autour du culte de la personnalité pou- tinienne (son corps olympique, son courage, ses réprimandes contre les fonctionnaires incompétents, etc.). Les présentateurs sont interchangeables. On hésite entre la tristesse et l’hilarité devant le traitement de la politi- que, même si l’ordre a été donné depuis trois mois de desserrer l’étau. Ce retour de la contradiction dans les débats télévisés rap- pelle en creux à quel point cette décennie fut noire en matière de pluralisme. Et dangereuse. Oleg Kachine, du quotidien Kommersant, est devenu ces dernières années le symbole d’un journalismeintransi- geant. Grand utilisateur de Twitter, il est sur- tout célèbre depuis l’agression qu’il a subie. Un soir de novembre 2010, alors qu’il rentre chez lui, un homme attend avec des fleurs. Il jette le bouquet et frappe le journaliste, avant qu’un deuxième malfaiteur n’intervienne. Grièvementblessé, victime de multiples frac- tures, Oleg Kachine va perdre une phalange en essayant de se protéger le crâne. Il se dit persuadé que l’agression est liée à ses articles sur les organisations de jeunes sous la coupe du régime. Mais il refuse de considérer son métier comme particulière- ment exposé. « C’est juste dangereux de vivre en Russie. Les gens estiment normal de résou- dre un conflit par la violence. Le pouvoir nous en donne l’exemple. Quand Poutine s’empare de la compagnie de Khodorkovski [l’ancien patron du groupe pétrolier Ioukos, emprisonné], le milicien au coin de la rue comprend qu’il peut agir de la même façon. » Oleg Kachine est très attaché à Kommer- sant. A raison : c’est, avec Vedomosti, le quoti- dien le plus crédible. Mais c’est aussi un jour- nal qui appartient au milliardaire Alicher Ousmanov, et ce dernier a ses propres inté- rêts à préserver. Le rédacteur en chef de l’heb- domadaire du groupe, Kommersant Vlast, a été renvoyé le 13 décembre 2011, après la publication d’une « une » impertinente sur des fraudes électorales. Toutefois, Oleg Kachi- ne ne craint pas une disparition de son titre. « Si le pouvoir le voulait, on n’existerait plus. On lui est utile. Vous vous souvenez des berioz- ka, ces magasins spéciaux pour les étrangers à l’époque soviétique, toujours pleins ? Kom- mersant, comme la radio Ekho Moskvy, est une beriozka. Ils donnent l’illusion d’une liber- té de la presse. » Oleg Kachine refuse pour autant d’idéali- ser les années 1990, malgré la volonté, loua- ble à l’époque, de rupture avec le journa- lisme soviétique. Il cerne même une date- clé dans l’avilissement de la profession : 1996. Cette année-là, le président Boris Eltsi- ne, immensément impopulaire, parvient à se faire réélire face au candidat communis- te, Guennadi Ziouganov, grâce aux fraudes et à une coalition totale des médias. « Toute la presse s’est occupée de la propagande pro- eltsinienne et faisait partie de son équipe de campagne, taisant sa santé défaillante, déplore Oleg Kachine. Le pouvoir a compris alors qu’il pouvait soumettre la presse à sa volonté. » Voiture de luxe, je t’aime je te hais En Allemagne, il est socialement bien vu de rouler dans un véhicule haut de gamme, allemand de préférence… En France, l’auto, perçue comme un marqueur des inégalités, est plus ambiguë. PAGE7 Lire la suite page 3 Le temps du documentaire de qualité Jean-Xavier de Lestrade, documentariste et président de la Société civile des auteurs multimédia, regrette l’essor du docu-specta- cle survitaminé à la télévision, et la confu- sion des genres avec les magazines. PAGE 6 Sur les antennes de Piervy Kanal, Rossia 1 et NTV, les informations sont scénarisées autour du culte de la personnalité poutinienne A Moscou, en février, le journaliste Renat Davletgildeev, présentateur et producteur en chef de Dojd, jeune chaîne indépendante. DAVIDE MONTELEONE/VII POUR « LE MONDE » Journalistes sur le front russe Le réveil des classes moyennes qui protestent contre les fraudes électorales est relayé par des médias alternatifs et Internet. Mais la machine de propagande tourne à plein régime via les chaînes de télévision fédérales Cahier du « Monde » N˚ 20876 daté Samedi 3 mars 2012 - Ne peut être vendu séparément

Le monde cultures et idees du 3- 3-2012

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Page 1: Le monde cultures et idees du 3- 3-2012

Béart, l’entretien véritéL’actrice va se produire à Paris dansunepièce de Pirandello,mise en scèneparStanislasNordey. Elle joueDonataGenzi,qui s’interroge sur le rapport entre la scèneet la vie. PAGES 4-5

PiotrSmolar

Moscou, envoyé spécial

Le 13 janvier, la Russie fêtait laJournéedelapresse.Lechampa-gneavaitungoût acide. Ce jour-là, lepremierministre,VladimirPoutine,décoraitplusieursfigu-res de la profession, dont une

inattendue:MikhaïlBeketov.Troisansaprèssa terrible agression – jambe amputée, troisdoigtsenmoins,élocutioncontrariée,dépla-cement en chaise roulante –, ce journalisteétait célébré par le pouvoir, alors que sesassaillants n’étaient toujours pas identifiés.MikhaïlBeketovavaitpayéleprixdesoncou-rage, après avoirnarré le combatde citoyensordinairescontre lepassaged’uneautoroutedans la forêtdeKhimki,prèsdeMoscou.

«Dans notre pays, les gens de votre profes-sion ont toujours été traités avec une atten-tionparticulièreet leplusgrandrespect»,osadéclarerM.Poutine à l’assistance. Après l’as-sassinat,en2006,de lacélèbre journalistedeNovaïa Gazeta Anna Politkovskaïa, il avaitcrubonde soulignersa faible influencedansl’opinion. Pour ne pas s’exposer au cynismedu premierministre, en passe de revenir auKremlin à l’issue de l’élection présidentielledu4mars,desjournalistesderenomontboy-cottélacérémonie.Lesmêmesquiontorgani-sé, depuis décembre2011, les mouvementsde rue contre les fraudes électorales. Pour-quoi des journalistes en tête de cortège?Retournons la question: qui d’autre, en l’ab-sence d’une opposition réelle, structurée etreconnue?

Parmi les journalistes et manifestants,SergueïParkhomenko.Danslesannées1990,ce grand barbu au visage espiègle a travailléaubureaumoscovitedel’AgenceFrancePres-se(AFP),avantdedirigerlarédactiondel’heb-domadaire Itogui. En septembre2011, il adémissionné de son poste à la tête d’unerevuedevoyages.Lorsque,à lasurprisegéné-rale, des dizaines de milliers de personnessont sorties dans les rues après les législati-ves du 4décembre, il s’est engagé dans lecomité d’organisation improvisé, avecnotamment l’écrivain Boris Akounine et lesatiriste Dmitri Bykov. Le journaliste a prisen charge les contacts avec lamairie deMos-cou pour négocier les autorisations de ras-semblement. «Je suis un citoyen entré parhasard en politique», dit-il dans un sourire,attablé au Café Pouchkine à Moscou, tandisqu’une connaissance le salue d’un bruyant«Salut l’opposant!»

Sergueï Parkhomenkoparcourt le pays aunomdelaLiguedesélecteurs,unréseauinfor-mel de citoyens qui veulent surveiller ledéroulement du scrutin du 4mars. Pour lapremière foisdepuisdes années, il a été invi-té sur les grandes chaînes contrôlées parl’Etat. Mais il ne croit guère à un printempsdujournalismerusse,malgrélaphaseactuel-ledetolérancedécidéepar le régime.«Iln’yapasd’éthiqueprofessionnelledanscepays,dit-il.LeprojetduKremlinaétéde ladétruire.Ducoup, les journalistes détestent leur profes-sion,etlerevendiquent.Cetteposedémonstra-tive,commeàl’opéra,c’estunefaçondedéfen-dre sonéquilibrepsychologique.»

Le journalisme est un prisme fascinantpour saisir les tensions de la société russe,l’éveil d’une conscience politique dans lesclassesmoyennesurbaines,mais aussi pourmesurer le cheminparcourudepuis la chutede l’URSS, il y a vingt ans. Dans cet universcontrasté, la modernité se confond souventavec lespesanteurs.Onydécouvreune liber-té très relative, un cynisme métastasé, uneconfusion récurrente entre les faits et lescommentaires,l’enquêteetladéstabilisationorchestrée, parfois rémunérée.Mais on per-çoit aussi, grâce au mouvement actuel decontestation, les bienfaits extraordinairesdesréseauxsociauxetdesnouveauxmédias.

L’année oùVladimir Poutine est arrivé aupouvoir, en 1999, fut d’une grande violencemédiatique.Deuxcamps–celuideBorisEltsi-neetceluidumairedeMoscou,IouriLoujkov– s’affrontèrent, télévision contre télévision,kompromat («dossier compromettant»)contre kompromat. Puis l’ancien agent duKGB arriva au Kremlin. L’ordre vertical futinstauré, la chaîneNTVnettoyée. Pendant ladécenniesuivante,lacontestationfuttoléréedans de petites poches prisées des Occiden-tauxmaisà l’audiencerestreinte, tels laradioEkho Moskvy («Echo de Moscou») ou lebihebdomadaire Novaïa Gazeta. Aujour-d’hui, à l’approche de la présidentielle, cesmêmesmédias se trouvent souspression, cequi annoncepeut-êtreun tourdevis généralunefois lesurnesdépouillées.

Dans les régions russes, les grosses batte-riesdelapropagandeétatiquedominenttou-jours. Sur les antennes de Piervy Kanal, Ros-sia1 et NTV, la vie est une kermesse, animée

par les mêmes animateurs, imitateurs etchanteurs, aux traits à jamais figés par lachirurgie.Les informations,elles,sontscéna-riséesautourducultedelapersonnalitépou-tinienne (soncorps olympique, son courage,ses réprimandes contre les fonctionnairesincompétents, etc.). Les présentateurs sontinterchangeables.Onhésiteentre la tristesseet l’hilarité devant le traitement de la politi-que,mêmesi l’ordreaétédonnédepuis troismois de desserrer l’étau. Ce retour de lacontradiction dans les débats télévisés rap-pelleencreuxàquelpointcettedécennie futnoireenmatièredepluralisme.

Etdangereuse.OlegKachine,duquotidienKommersant, est devenu ces dernièresannéeslesymboled’unjournalismeintransi-geant.GrandutilisateurdeTwitter, il est sur-tout célèbre depuis l’agression qu’il a subie.Un soir de novembre2010, alors qu’il rentrechez lui, unhommeattendavec des fleurs. Iljettelebouquetetfrappelejournaliste,avantqu’un deuxième malfaiteur n’intervienne.Grièvementblessé,victimedemultiplesfrac-tures, Oleg Kachine va perdre une phalangeenessayantdeseprotéger le crâne.

Il se dit persuadé que l’agression est liée àses articles sur les organisations de jeunessous la coupe du régime. Mais il refuse deconsidérer son métier comme particulière-mentexposé.«C’est justedangereuxdevivreenRussie. Les gens estimentnormal de résou-dreunconflitpar la violence. Lepouvoirnousendonne l’exemple.QuandPoutines’emparede la compagnie de Khodorkovski [l’ancienpatron du groupe pétrolier Ioukos,emprisonné], le milicien au coin de la rue

comprendqu’il peutagir de lamêmefaçon.»Oleg Kachine est très attaché à Kommer-

sant.Araison:c’est,avecVedomosti, lequoti-dien leplus crédible.Maisc’estaussiun jour-nal qui appartient au milliardaire AlicherOusmanov, et ce dernier a ses propres inté-rêtsàpréserver.Lerédacteurenchefdel’heb-domadaire du groupe, Kommersant Vlast, aété renvoyé le 13décembre 2011, après lapublication d’une «une» impertinente surdesfraudesélectorales.Toutefois,OlegKachi-ne ne craint pas une disparitionde son titre.«Si le pouvoir le voulait, on n’existerait plus.Onluiestutile.Vousvoussouvenezdesberioz-ka, cesmagasinsspéciauxpourlesétrangersàl’époque soviétique, toujours pleins? Kom-mersant, comme la radio Ekho Moskvy, estuneberiozka. Ilsdonnentl’illusiond’uneliber-téde lapresse.»

OlegKachine refusepour autant d’idéali-ser les années 1990,malgré lavolonté, loua-ble à l’époque, de rupture avec le journa-lisme soviétique. Il cerne même une date-clé dans l’avilissement de la profession :1996.Cetteannée-là, leprésidentBorisEltsi-ne, immensément impopulaire, parvient àse faire réélire face au candidat communis-te, Guennadi Ziouganov, grâce aux fraudeset à une coalition totale desmédias. «Toutelapresse s’estoccupéede lapropagandepro-eltsinienne et faisait partie de son équipe decampagne, taisant sa santé défaillante,déploreOleg Kachine. Le pouvoir a comprisalors qu’il pouvait soumettre la presse à savolonté.»

Voiture de luxe, je t’aime je te haisEnAllemagne, il est socialement bien vude rouler dansun véhicule haut de gamme,allemandde préférence… En France,l’auto, perçue commeunmarqueur desinégalités, est plus ambiguë. PAGE 7

Lirela suitepage3

Le temps du documentaire de qualitéJean-Xavier de Lestrade, documentaristeet président de la Société civile des auteursmultimédia, regrette l’essor dudocu-specta-cle survitaminé à la télévision, et la confu-siondes genres avec lesmagazines. PAGE 6

Sur les antennesdePiervyKanal,

Rossia 1 etNTV, lesinformations sontscénarisées autour

du culte de lapersonnalitépoutinienne

AMoscou, en février, le journaliste Renat Davletgildeev, présentateur et producteur en chef deDojd, jeune chaîne indépendante.DAVIDEMONTELEONE/VII POUR «LE MONDE»

JournalistessurlefrontrusseLeréveildesclassesmoyennesquiprotestentcontrelesfraudesélectoralesestrelayépardesmédiasalternatifs

et Internet.Mais lamachinedepropagandetourneàpleinrégimevialeschaînesdetélévisionfédérales

Cahier du «Monde »N˚ 20876 daté Samedi 3mars 2012 - Ne peut être vendu séparément

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EnAngleterre,la laïcitéprendunnouveautourLedébat sur laplacedela religionchrétiennedanslaviepubliquebritanniquereprenddelavigueur

CULTURE&IDÉES

Amauryda Cunha

En entrant dans la librairie Saint-Pierre, à Senlis (Oise), lorsquevous demandez où se trouventles livres de poésie, le librairevous regarde avec étonnement. Ilvous répond que « la poésie, c’est

moribond». Il ajoute, presque désolé : «Cheznous, c’est le rayon qui dort le plus.» Plus tard,dans lemétroparisien,vousquestionnezvotrevoisin de strapontin au sujet de trois versd’Apollinaire placardés par la RATP au-dessusde sa tête, et le voilà qui s’emporte, ricanant :«Mais c’est déjà bien trop long!Moi, je ne les lisjamais ces poèmes.»

Si l’on s’en tient aux chiffres, la poésie s’ensort mal en France. Selon le Syndicat nationalde l’édition, environ 600livres de poésie ontbien été publiés en 2011 (contre654 romanspour la seule rentréede septembre),mais ils nereprésentent que 0,14% du chiffre d’affaires,tous genres confondus. Et encore, la poésie estcomptabiliséeavec le théâtre.

Lapoésie,cette«survivante», commeledisaitdéjà Paul Valéry : petit public, petits tirages,petits éditeurs. Elle existe encore aujourd’hui,mais«dansdesconditionstrèsdures»,commen-teJean-MichelMaulpoix,universitaireetauteurduPoèteperplexe. Quandon sait qu’enNorvègeil existe des bourses «à vie» pour les poètes etquel’Etatachète1000exemplairesdes livresdepoésie publiés à destination des bibliothèquesmunicipales, en France, la poésie ne semblepasêtreencouragéeà se relever.

Coupéedupublic, lapoésie estgénéralementcaricaturée. Il n’y a souvent que les poètes eux-mêmes pour s’en plaindre. Dans un article duMondediplomatiquede janvier2010, lepoèteetmathématicien Jacques Roubaud a tiré les rai-sons de la désaffection: «Les poètes contempo-rainssontdifficiles; ilssontélitistes;cetteactivitéest ringardeet passéiste. Lespoètes sontnarcissi-ques; ilsnerendentpascomptedecequi sepasseréellement dans le monde; ils n’interviennentpas pour libérer des otages, pour lutter contre leterrorisme; ils ne résorbentpas la fracture socia-le; ils ne font rienpour sauver laplanète.»

Si ces arguments sont sciemment outrés,Roubaud ne fait que constater que le poète,aujourd’hui,ne jouitd’aucune formede recon-naissance, car il est exclu de la cité. Ce qui n’estpas toujours le cas ailleurs. En 2009, lorsquel’artiste Ernest Pignon-Ernest a collé sur lesmurs de Ramallah, en Cisjordanie, les imagesde son ami poète disparuMahmoud Darwich,il raconte que son geste a suscité des réactionsd’enthousiasme,ycomprisauprèsdelapopula-tion la plus pauvre et lamoins cultivée.

Pourquoi est-ce inimaginable en France?«D’abord parce que la Palestine est en situationde guerre!, explique Pierre Alferi, romancier etpoète.La seule situationcomparableà cet exem-pleenFrance, cefut l’Occupationet laRésistance,quand la poésie était engagée, avec Aragon parexemple. Faut-il avoir de la nostalgie pour l’épo-

quede la “Dianefrançaise”? Jene croispas.Mais,detoutemanière, enFrance, ladernière figuredel’intellectuel poète fut aussi la première: VictorHugo. La perte de l’auréole de la poésie ne datepas non plus d’hier ; Baudelaire en a fait leconstatplutôtamusé.»

Les poètes seraient-ils inutiles? Pire: archaï-ques, presquemorts? Il suffit d’ouvrir la portede ce tout petit monde pour se rendre comptede la tension qui l’habite. Pas de demi-mesuredans cet univers. «Il n’y a pas d’endroit où l’ondiseplus demal de la poésie que chez les poètes,analyse Jean-MichelMaulpoix. C’est le territoi-re leplusviolentquisoit.Faceà l’apparentemin-ceur des enjeux, on peut être surpris. Cela veutdire qu’il y a des crispations. On a l’impressionque ce qui est en jeu est beaucoup plus qu’unesimple idée du langage, c’est une idée dumon-de,de l’existence,de lasociété.Toutensemble!»

Lorsque vous vous entretenez par exempleavecDenisRoche,qui fut, dans les années 1970,un poète influent, et qui décréta, au terme deson aventure artistique, que la poésie étaitdésormais «inadmissible», il ne renie pas sonsentiment:«Quandje lis lePrixNobelde littéra-ture 2011, le poète suédois Tomas Tranströmer,les brasm’en tombent! Je le trouveaffligeant. Jeme dis que la poésie est définitivement auxarrêts, obsolète! Les gens continuent à en écrirecependant.Çadoitêtrerassurant,et joli, commedemettre des pâquerettes sur sonbalcon.»

Il fautdirequelapoésieestsaturéedestéréo-types. Réduite, notamment, à une image chro-mo de Rimbaud trouvée dans une carterie duboulevard Saint-Michel, entre James Dean etDavid Bowie. «Entre le cliché de douce rêverie,expression vaporeuse ayant la vie dure, et celuide“complexepoético-militaire”,avancéparSla-voj Zizek, un philosophe très en vogue en cestemps où l’amalgame rivalise avec la bêtise, il ya toujours place pour beaucoup d’autres cli-chés», confie Pierre-Yves Soucy, poète et codi-recteurdes éditions La Lettre volée.

Est-ceuneraisondedésespéreretdetirerunecroixdéfinitivesur lapoésie?«Elleestmenacée,mais pas défunte,nuance l’écrivain et universi-tairePierrePachet.A l’université, elle est trèspré-sente dans la recherche des étudiants: PhilippeJaccottet ou Henri Michaux, par exemple, sontbienétudiés.Nombrede thèses sontconsacréesàla poésie. L’enseignement, jusqu’à l’agrégation,luidonne toujoursunebelleplace.»

La poésie, surtout, se serait déplacée, loin deterritoires où on la cherchait jadis. «Elle n’estplus toujours dans les livres, poursuit PierrePachet. On la trouveà la radio, dans la chanson,au cinéma, par exemple avec le film coréenPoetry, qui a connuun succès relatif.Mais aussidans le besoin d’une parole forte, dense, rom-pantparfoisavec lebavardageambiant,ous’af-firmantà lahauteurdecequiadvient. C’est vraisurtout pour le public cultivé,mais j’ai entendudelapoésieàdesobsèques,ditepardesgenssim-ples, qui s’étaient souvenus d’elle.»

Internetet lesréseauxsociauxsemblentêtrepropices à son renouveau. Tout en continuantà susciter des passions. Le succès du site Web

Poezibao (Poezibao.typepad.com) le prouve,avec son «anthologie permanente de la poé-sie»,visitéechaquejourpar700personnes.«Al’origine, en 2004, nous avons constaté que lapoésieavaitpeudeplacedans lesmédias tradi-tionnels, les librairies et bibliothèques. De plus,les livres sont chers et il est difficile d’en choisirun au hasard, explique Florence Trocmé, lacréatrice du site. Notre désir est de redonnerenvie de lire de la poésie, sans être spécialisésdans tel ou tel courant contemporain. L’avant-gardeexpérimentaleet le lyrismecritiquecoha-bitent, nous publions en ligne aussi bien YvesBonnefoy que Christian Prigent.»

Pour les jeunespoètes, il est tempsd’en finiravec le mythe des lyres et les muses. «Les jeu-nesécrivainsque je connais,analysePierreAlfe-ri, tentent autre chose que “mon-premier-roman” et ne veulent plus dugenre “poésie”, oùse réfugient trop de niaiseries grandiloquenteset trop de vers d’antiquaires. Qu’ils appellent cequ’ils font “écriture expérimentale”, “post-poé-sie”,ouriendutout, ilsontmasympathie.Car laseule chose vitale, c’est que l’écriture commeexpérience transformatrice reste possible.»

Croisée avec d’autres pratiques (arts plasti-que,musique, danse), performée, parlée, chan-tée, jouée sur scène, la poésie est aujourd’huiloin de tout purisme ou d’unmonde littéraireagonisant.Lepointextrêmedurenouveau,pasforcément vécu avec bonheur par les «purs»poètes,est le slam,cetartoratoireetde ladécla-mation, cousin du rap, inventé par le poèteaméricain Marc Smith en 1986 dans le but derendreleslecturesdepoèmesàlafoismoinséli-tistes etmoins ennuyeuses.

Slamer,c’est«claquer», transformerla lectu-reenspectacleafindetrouveruneaudiencelar-ge.Cen’estpas lapenséedupoèteFranckLeibo-vici, pourqui«la recherchepoétiquenedépendpas d’une audience a priori». Il explique: « Ilfaut inverser la formulation: chaque recherchepoétiqueproduit sonproprepublic, fût-il de fai-ble densité. Le malentendu réside dans le faitqu’on cherche une allégorie rassembleuse. Onvoudraitloger lapoésiedansuneinstitutionuni-que– laMaisonde la poésie, par exemple, qu’ontrouve à Paris et dans plusieurs villes en provin-ce. Alors qu’il existe des pratiques poétiquesdiverses, variées, éclatées. En fabriquantun fan-tasme coupé de ses pratiques, on s’interditd’avoir accès aux publics vivants qui peuplentcesmondes.»p

Eric Albert

Londres, correspondance

L’énormeThéâtreSheldoniandel’universitéd’Oxfordétaitpleinàcraquer, jeudi 23février. Faceà lademandepressantedupublic, il

avaitmêmefallu fournirdeuxautres sal-les, vite combles,pour retransmettre ledébatdiffuséaussi endirect sur Internet.

La raisond’un tel engouement?Dieu.Ouplusexactementundébatd’uneheureentreRowanWilliams, l’archevêquedeCantorbéry, leader spiritueldes anglicans,etRichardDawkins, scientifiquespécialis-tede l’évolution, et sortedepapeautopro-clamédesathéesauRoyaume-Uni.Si lajouteoratoireentre ceséminencesgrisesaété très courtoise, sansclair vainqueur, sapopularité illustre le retouraupremierplandudébat sur la laïcité.

Cettequestionde laplacede la religiondans laviepubliqueaété relancéedébutfévrierparunedécision judiciairequi feradate:un tribunala interdit lesprièresauconseilmunicipaldeBideford, communeduDevon,dans l’ouestde l’Angleterre.Celui-ci, commeenviron lamoitiédesconseilsmunicipauxdupays, commen-çaitparuneprièreanglicane– traditionduXIXesièclequi seperdpeuàpeu.Maisen2010,undeses élus, athée, adéposéplainte. Il a remporté lapremièremanchejudiciaire; lamunicipalitéa fait appel.

Atteinteà la traditionLe jugementa faitbondir le gouverne-

ment,quiyvoituneatteintedeplusà latraditionchrétiennedupays.Dès le lende-main,EricPickles,ministredes collectivi-tés locales, contre-attaquait, introduisantunamendementà la loi sur ladécentralisa-tionqui était encoursdedébatauParle-ment– surunsujet trèsdifférent–préci-santque lesprières seraientautorisées.«Nous sommesunenationchrétienneavecuneEgliseofficielle», s’énerve-t-il. Parallèle-ment, rendant visite aupape, SayeedaWarsi, unemusulmanesecrétaired’EtatsansportefeuilleetprochedeDavidCame-ron, aattaquécequ’elle jugeêtreunedéri-veantireligieuse: «Les fondamentalisteslaïquesdisentque les croyantsn’ontpasdeplacedans la sphèrepublique; jedis, aucontraire, que la foidevrait être l’unedesvoixqui faitpartiedudébat.»

Sespropos illustrentunevisionde la laï-cité radicalementdifférentede cellequiexisteenFrance.Outre-Manche, il est cou-rantdevoiruneenseignantemusulmaneporter levoile,unpolicier sikhavec le tur-ban,et les écoles font jouer àNoëldes crè-chesvivantesà leursélèves. Plutôtqued’interdire les signes religieux, l’idéeestde tous les accepter. La séparationde l’Egli-seet de l’Etatn’ad’ailleurs jamais été enté-rinée. La reineest chefde l’Etat etde l’Egli-sed’Angleterre. Les évêquesanglicanssiè-gentà laChambredes lords, et TonyBlairn’avaitpasosé se convertiraucatholicis-metantqu’il était premierministre, depeurdescomplicationsconstitutionnellesetdes répercussionspolitiques.

Pourtant, cetteprésencede la foi dansles institutionsdevientcaduqueavec l’évo-lutionde la société. Selonunsondageréali-sé le 14févrierpour la FondationRichardDawkinspour la raisonet la science, seuls54%desBritanniquessedisent chrétiens,contre72%en2001.Et les églises sont aus-si vides auRoyaume-Uniqu’enFrance.Résultat, lemouvement laïquedonnedelavoix. Récemment,TrevorPhilips, lepré-sidentde laCommissionsur les droitsdel’hommeet l’égalité,unorganismed’Etat,attaquait les agences catholiquesd’adop-tionqui refusaient les coupleshomo-sexuels, ce quivaà l’encontrede la loicontre ladiscrimination: «Onnepeutpasdire,parcequ’onest différent,onabesoinde lois différentes.»Sinon, affirme-t-il, ilfaut laisser la charia s’imposerdans cer-tainsquartiers.Cettevisionpresquefran-çaisede la laïcitéaurait été très rare il y aunedécennie,maiselle a tendanceàserépandre.p

V U D U R O Y A U M E - U N I

«Les jeunes écrivains que je connaisneveulent plusdugenre “poésie”,où se réfugient tropdeniaiseries

grandiloquentes»PierreAlferi

romancier et poète

Poètes, lederniervers ?L’avenirdelapoésie,abonnéedespetitstiragesetaccuséed’êtrecoupéedumonde,

semblefragile.Pourtant,performée,slaméeouchantée, la«survivante»serenouvelle

L’événement «En train de lire», en 2004 à la gare de l’Est à Paris.Aumenu, trente-deuxheures non-stop de slamet de lecture par les élèves du cours Florent.

PHILIPPE JASTRZEB/SIGNATURES

¶À L I R E« KIWI »

de Pierre Alferi(Pol, 544p., 22¤).

« LE PREMIER VENU.ESSAI SUR LA PENSÉE

DE BAUDELAIRE »de Pierre Pachet(Denoël, 2009).

« DES DOCUMENTSPOÉTIQUES »

de Franck Leibovici(Al Dante, 2007).

« LE POÈTE PERPLEXE »de Jean-MichelMaulpoix

(Corti, 2002).

« LA POÉSIE ESTINADMISSIBLE »de Denis Roche(Seuil, 1998).

2 0123Samedi 3mars 2012

Page 3: Le monde cultures et idees du 3- 3-2012

CULTURE&IDÉES

A côté des îlots traditionnels de la presse dequalité, tels Kommersant, d’autres acteurss’affirment. Des journaux au profil urbainet culturel comme Bolchoï Gorod et Afficha,quiont jouéunrôlemajeurdans lamobilisa-tion des manifestants. Des médias en ligne,simples plates-formes ou sites d’informa-tion commeGazeta.ru ou Slon.ru, auxquelss’ajoutent d’innombrables blogs, drôles etpercutants, sur Livejournal.ru.

Aujourd’hui,plusde 50millionsdeRussessur 140millionssont connectésà Internet. LaToile, c’est ce que représentait la télévisiondans les années 1990 : un tourbillon dedébats, de critiques, d’humour corrosif. Ils’agitd’unimmensebouleversement,méses-timéparVladimirPoutine.«Assis sur l’Olym-pe, il a manqué toute une époque, expliqueLeonid Parfionov, l’un des porte-voix desmanifestants. Il pense qu’il estmarié à la Rus-sie et que seule lamort les séparera,mais il necomprend rienaupeuple dans la vallée.»

LeonidParfionovest l’undesplusbrillantsjournalistes russes, connu pour ses émis-sions très pédagogiques sur NTV dans les-quelles il revisitait l’histoire du pays depuisles années 1960. Aujourd’hui sur liste noiredes grandes chaînes – le prix à payer pouravoir critiqué la «renaissance de l’antiquitésoviétique»outraité leduoMedvedev-Pouti-nede«Dolce&Gabbana»–, il vit de ses livreset ne prétend pas s’investir durablementdans l’activisme politique. «Mon rôle actuelest de bien formuler les choses au nom desautres.» Selon lui, un sentiment unit le pou-voir et les journalistes bureaucrates à sa sol-de : le cynisme. « Ils lisent tous Internet etKommersant. S’ils croyaientdans leur propa-gande, ils rouleraient en voiture russe et neporteraientpas desmontres suisses !»

Néejusteavantouaprès lachutedel’URSS,la jeune génération, elle, prise davantage lesnouvellestechnologiesquelesmanuelsd’his-toire.Ellecroitdanslesréseaux,dansl’immé-diateté.Décomplexés,ceuxquienfontpartieapprennentlemétiersurleterrainetseconsi-dèrent comme des vétérans avant la trentai-ne. Installéedepuisdeuxansdans l’ancienneusine de chocolat Octobre rouge, presque enface du Kremlin, la chaîne Dojd TV a édifiéson amateurisme en vertu. Loin des rouageslourds des chaînes étatiques, elle pétaradecommeunemobylette d’adolescent, fait desembardées, improvise des manœuvres. Dif-fusée sur le câble et sur le Net, elle est deve-nue une agora prisée des opposants. Pourl’heure, la chaîneperdde l’argent. Elle espèreparvenir à l’équilibre fin 2012.

Dojd promeut le concept de journalismecitoyen pour mieux masquer ses faiblesmoyens.«Onn’apasl’argentpourenvoyerdesreportersen régionpour couvrir lesmanifesta-tions,expliqueDariaSimonenko, la responsa-bledelacommunication.OnadonctrouvédesvolontairessurFacebookquiontfilmépartélé-phoneetenvoyéleursimages.OnaaussiutiliséSkype.» Quand ils partent sur le terrain, lesreporters font tout: la production, le reporta-ge, lemontage. Parmi les nouveaux, une bon-nemoitié n’a jamais fait de télévision! RenatDavletgildeev, 25ans, présentateur et produc-teur en chef, est diplômé de la Haute écoled’économie. A ses yeux, le credo de Dojd est«l’honnêteté».«Nousnesommespasunechaî-ned’opposition, dit-il,mêmesi onade la sym-pathie pour elle et quenotre public est surtoutcomposéd’urbains très éduqués.»

Recrue récente de Dojd, Pavel Lapkov,44ans, regarde cette ruche avec amusement.Ça lui rappelle ses années NTV, dans lesannées1990,uneépoqueoùlachaînedumil-liardaire Vladimir Goussinski explosait lescodesde la télévision.«Je retrouve ici certains

paramètres: les yeux qui brillent, beaucoupd’idées,maisdesmoyens techniques limités.»PavelLapkovrejettetoutenostalgieetappré-cie les possibilités qu’offrent les réseauxsociaux. «Ce journalisme citoyen balaie lejournalisme de nomenklatura, assène-t-il.Maisn’oublionspasquecertainsjeunesn’utili-

sent la technologie moderne que pour trans-mettre des photos d’aubergines farcies!»

Dans les médias russes, ces dernièresannées,unenouvelle tendanceaprisde l’am-pleur : la presse tabloïde, dite «jaune». Dis-trayante, vulgaire, portée sur le sexe et lessecrets des célébrités. Achot Gabrelianov res-

semble à un stagiaire branché: tennis blan-ches, tee-shirt et sweat, jean délavé, montreiPod, barbe de quelques jours. Sauf que, àNewsMediaRus, c’est lui le patron.A 25 ans, ildirige une holding de 1 500employés quicomptenotamment le vieux quotidien Izves-tia, le tabloïd Tvoï Dien, une revue de bandedessinée et, surtout, la plate-forme Life-news.ru. Le groupe lui-même est lié au puis-sant banquier Iouri Kovaltchouk, un prochedeVladimirPoutine.

Achot Gabrelianov n’est pas seulement lefilsdesonpèreAram, fondateurdugroupe. Ildétermine la politique éditoriale. Sonmodè-le :RupertMurdoch.Pour lui, seulscomptentle spectacle médiatique, la renommée, lesventes.Lescandaleestunechance.Il laprovo-que souvent. Ses employés sont incroyable-ment jeunes, 25 ansmaximum,mieuxpayésqu’ailleurs. Ils ont l’échinesouple; leCoca lesdope.Pas ledroitdefumer, lesrègles internessontstrictes.«Çafaitperdreuneheurede tra-vail enmoyenne», souligne le patron. On luidemande si tous les moyens sont bons pourfaire de la mousse. Récemment, la publica-tionsurLifenews.rud’écoutestéléphoniquesdel’opposantBorisNemtsovadéclenchéunetempête à Moscou. Il répond tranquille-ment: «Ecouter les conversations, c’est violerla loi. Nous les avons juste publiées. C’estimportant pour les jeunes qui vont auxmee-tings de Nemtsov.» Il jette un voile pudiquesur laprovenancedesécoutes.On luideman-de ce qu’est un bon journaliste. Aucunehési-tation: «Celui qui trouve une informationexclusive, de façon efficace, et sait ensuitel’emballer, quel que soit le format.»

Onlui fait remarquerqueles informationsexclusives, dans ses titres, ne portent jamaisatteinte à la réputation de Vladimir Poutine.« Je ne vois pas de quoi on peut l’accuser»,rétorque-t-il en haussant les épaules, avantde jurer qu’il publierait toute révélationétayée à son sujet. Puis de reconnaître : «Jesuis pour la stabilité de l’Etat. En dix ans, on adonné du travail à 1500personnes. Je ne voispas pourquoi je devrais en vouloir à Poutine.Queçavousplaiseounon, touslesmédiasdoi-vent s’inscrire dans un système de valeursnationales.Parexemple,onnepeutpassuivreun chef de l’Etat, disons comme Sarkozy, etécrire des horreurs sur lui.»

Etrangeconceptiondujournalisme:aima-bleenvers lespuissants, impitoyableavec lesautres. Les tabloïdsdeviennentainsiunoutilde propagande moderne et autonome. Par-fois, l’Etat sous-traite car il est trop balourd.Le jeuneprodigenousfait la leçon.«Si jevousdis : nepensezpasàunpingouin, vouspensezà quoi? A un pingouin. Le problème, c’est quevoussavezquec’estmoiquil’aidit. Il fauttrou-ver desmoyensdétournés, être plus subtil.»

La nouvelle génération n’est pas forcé-ment condamnée aux fers. Prenez AnastasiaKarimova, de l’hebdomadaire Dengi. Elle afini ses études en 2011 mais travaille depuisson adolescence. Pour elle, journalisme etactivismevontdepair.A16ans,fin2004,éba-hie par la «révolution orange» en Ukraine,elle part à Kiev. A son retour, elle porte unpaquet de mandarines au siège du FSB (ex-KGB), place Loubianka. Délicieuse provoca-tion.Depuis, elle s’est engagéedans l’opposi-tion, pour l’Union des forces de droite, puispourGarryKasparov.

Son embauche par Dengi est cocasse.Voyantunedeses interviewscensuréeparunjournalpourjeunes,elleclaquelaporteet lan-ceuncrid’alarmesurFacebook.«Oùpeut tra-vailler un journaliste honnête?» Parmi lesréactions, un rédacteur en chef deDengi, quilui propose un contrat. Ces dernières semai-nes, elle est de toutes lesmanifestations sansyvoir lemoindreproblèmeéthique.«Le jour-nalisme,c’estd’abordle respectdesnormes.Çan’empêche pas de hurler dans la rue.» Ni deposerenmaillotdebain,par–14˚C,pourappe-ler à manifester le 4 février ! L’image a faitfureur sur la Toile. Anastasia nemanque pasd’ambitions.«SiunjouronavaitunvraiParle-ment, j’aimerais bien être députée ou aumoinsattachéeparlementaire.»Pour l’heure,elle vient de diffuser sur YouTubeun filmdetrente-cinq minutes sur Vladimir Poutine.Insolent, pertinent, dérangeant.Un bon trip-tyquepour lemétier.p

Piotr Smolar

Suite de la première page

«Onn’a pas l’argentpour couvrir

lesmanifestations enrégion.Onadonc trouvé

desvolontaires surFacebook»Daria Simonenko

DojdTV

L’autrejournalismeenRussieFaceàlapressede«nomenklatura»,desacteursdel’informationapparaissent.Souventavecpeudemoyenset

leconcoursdescitoyens,desjournaux,desmédiasenligneetdestélévisionstententd’exerceruncontre-pouvoir

AMoscou, en février. De haut en bas,les journalistesAnastasiaKarimovadel’hebdomadaire «Dengi», Pavel Lapkov,deDojd TV, et Sergueï Parkhomenko,

leader de l’opposition.DAVIDEMONTELEONE/VII

¶S U R L E W E B

LA CHAÎNE DOJD Tvrain.ru« BOLCHOÏ GOROD » Bg.ru

« KOMMERSANT»Kommersant.ru

30123Samedi 3mars 2012

Page 4: Le monde cultures et idees du 3- 3-2012

Propos recueillis parBrigitte Salino

Emmanuelle Béart fait le grandécartentre le théâtreet le ciné-ma.A l’écran, on la verra àpar-tir du 21mars dans le nouveaufilm de Virginie Despentes,ByeByeBlondie.Elle interprète

une journaliste de la télévision qui opèresoncomingoutenavouantsonhomosexua-lité. Sur scène, elle joue dans Se trouver,unepièce de Luigi Pirandellomise en scène parStanislas Nordey. Créé au Théâtre nationalde Bretagne, à Rennes, en janvier, le specta-cle est présenté à partir du 6mars au Théâ-trenationaldelaColline,àParis.Emmanuel-le Béart tient le rôle de Donata Genzi, uneactricequia renoncéà touteviepersonnellepour son art et rencontre un homme dontl’amour labouleverse. Est-ceque jouer, c’estvivre? Est-ce quevivre, c’est jouer?

Cesquestionsetbiend’autres,quifondentet tiraillent l’existence des comédiennes,sont soulevées dans cette pièce des années1930 qui dresse un magnifique portrait defemme. Emmanuelle Béart l’incarne, lepublic vient la voir parce que c’est elle, et ladécouvre sans le masque de l’image un peusulfureuse et people qui lui est communé-

ment attachée. Pour cet entretien, l’actrice aacceptéunerègleparticulière:nonpassesou-mettre à des questions,mais à des répliquesmêmesde lapièce…L’occasionétait tropbel-le. Luigi Pirandello nous l’a offerte, en écri-vant le rôle de Donata Genzi pour MartaAbba, dont il fut passionnément amoureux.EmmanuelleBéart,saDonataGenzid’aujour-d’hui, lui répond.Nous répond.

Lamarquise Boveno: «Il paraît qu’il[CarloGiviero] a fait une étude sur vosportraits.»Donata: «Ah bon? Il n’y en a pas un seulquime satisfasse.»

Cetterépliquem’atoutdesuitefaitpenseràLaBelleNoiseuse, le filmde JacquesRivette,dans lequel je posais pour un peintre jouéparMichelPiccoli.Quandjeregardaiscequ’ilfaisait demoi, jeme disais: «Je ne reconnaisrien.» Pourtant, j’avais tout à fait consciencequ’ils’étaitservidemamatièrepourpouvoiralimenter la sienne. C’est toute la questiondu regard de l’autre quand il vous dessine, àpartir de son vécu, de son imaginaire, de sesfantasmes. Un portrait dans lequel on ne seretrouve finalement jamais. Je l’ai vécu plu-sieurs foisdansmavie, biensûr.

Il y aaussi l’idéequ’aucundessin, aucunephoto, aucune interview,aucun film,aucunpersonnagene peuvent correspondre à cet-

te réalitéquiest lanôtre. Ils sontcommedesmiroirs, qui ne nous renvoient pas vrai-ment à ce que nous avons l’impressiond’être. Il y a un moment où, parce qu’on aenvie d’être aimé, d’aller vers les autres, onse dit que tous les regards sont importants.Puis on commence à vieillir, et on se dit :«Non, ces miroirs n’ont que la valeur d’uninstant, mais, dans le fond, aucune valeurréelle.»Onn’estplusalorsdanslaquêteper-manente du regard de l’autre. Mais celaveutdirequ’onadéjà faitun travail sur soi-même,sur l’amouret la toléranceaussiquel’on doit s’accorder. C’est un privilège del’âge. De rencontres, aussi.

Giviero: «Une comédiennen’a pasbesoind’avoir expérimenté la vie pour laconnaître; il lui suffit d’avoir l’intuitionde la vie dupersonnagequ’elle doit repré-senter.»Donata: «Celameparaît juste.»

Là,onestdansunesituationtrèsparticu-lière,parcequeDonataestune femmequiafait abnégation de toute sa vie, pour n’êtrequ’actrice. Etmoi, jeme retrouve face àuneétrangère, à un monstre, parce que j’ai faitun autre choix.Mais la vraie question, c’estqu’on se demande ce qu’on a dans le crâne,dans le corps, pour pouvoir jouer. Tous lessoirs, en entrant sur scène, devant 800per-

EmmanuelleBéarts’estenfintrouvée

Surscènedans«Setrouver»dePirandello,réaliséparStanislasNordeyàlaCollineàParis, l’actrice,enréagissantauxrépliquesdelapièce,se livreiciàunfascinantjeudelavérité

CULTURE&IDÉES

«Aucunephoto,aucun film,

aucunpersonnagenepeuvent

correspondreà cette réalité

qui est lanôtre»

RICHARD DUMAS/VU

POUR «LE MONDE»

¶À V O I R

« SE TROUVER »Mise en scène de Stanislas

Nordey, avec Emmanuelle Béart,et Michel Demierre.Théâtre national

de la Colline, 15, rue Malte-Brun,Paris 20e.

Tél. : 01-42-65-52-52.De 14¤ à 29¤.

Du 6mars au 14avril.www.colline.fr

« BYE BYE BLONDIE »de Virginie Despentes.Avec Emmanuelle Béart

et Béatrice Dalle.En salles le 21mars.

¶À L I R E

« SE TROUVER »de Luigi Pirandello.

(L’Avant-Scène théâtre n˚1322,110p., 12 ¤).

A paraître le 15avril.

4 0123Samedi 3mars 2012

Page 5: Le monde cultures et idees du 3- 3-2012

sonnes, jemepose laquestion:qu’est-cequetu as de moins, vingt-cinq ans après, pourêtre toujours là, avec ce besoin? Longtemps,il y a eu de la rage. Puis unmoment de dou-ceur, de plus grande conscience. La rage esttoujourslà,maisavecunesortederéconcilia-tion. On parle beaucoup du fantasme duregarddes autres,mais il faut aussi parler denotrepropre fantasme, ànous, actrices. Tou-tescesfemmesquejejoue,jeleschoisisparceque, à chaque fois, jeme dis: «J’aurais aiméêtre elle, ou j’aurais envie d’être elle.»Donc jesuisellependantuncertaintemps.Età l’inté-rieur, je cherche comme une malade pour-quoi, comment. Jusqu’àépuisement.

Salo: «Eh bien, vous avez au contraire cedon: pouvoir vivre sur la scène, en voussachant regardée par tous, c’est-à-direavec autant demiroirs que d’yeux despectateurs.»Donata: «Mais je ne vois pas les specta-teurs, ni ne pense jamais qu’ils sont là,quand je joue.»

Ce n’est pas vrai, pourmoi. Je ne vois pasles spectateurs, mais je les sens. Et c’est trèsépidermique. Très organique. Je sais qu’ilsm’écoutent, je les écoute. Et je ne peux pasjouer sanseux. Ils sontunepartie intégranteduspectacle.Si je lessenssedérober, j’ensuisatteinte. Si je les sens à l’écoute, c’est uncadeau. Peut-être plus que jamais dans cerôle-là,parceque je suis sansprotection.Et jele sais très bien. Pour Les Justes, en 2010,j’étais armée. Stanislas Nordey m’avait misunearmure.Al’époque,jenevoulaisplusfai-redethéâtre.Ladernièrefoisquej’avais joué,c’étaiten1996,dansJoueraveclefeu,deStrin-dberg,mis en scènepar Luc Bondy. Et j’avaisété très meurtrie. Beaucoup de choses sontarrivées en même temps: l’occupation del’église Saint-Bernard, avec les sans-papiers;lamort de Roland Amstutz, qui s’est suicidépendant les représentations; une sensationdedanger permanent, quin’avait plus rien àvoir avec le texte. J’ai craché sur la scène, lederniersoir, endisant:«Plus jamais.»C’étaitd’autantplusdéchirantque,s’ilyaunespaceoù jemesens libre, c’estbienau théâtre.

J’airencontréStanislasNordeyet j’ai sen-ti quelqu’un d’incroyablement aigu,vivant, intelligent. Quand il m’a proposéLes Justes, de Camus, il m’a dit : «Pas devedette. Une troupe. Egalité des salaires. »Comme Jean-Pierre Vincent l’avait faitpour On ne badine pas avec l’amour, deMusset,en1993.Nordeym’adonnélasensa-tion que je pourrais trouver un endroit oùapprendre. Je me suis dit : «Je vais y aller.»J’y ai été. Et j’ai été très heureuse, en jouantDora, la femme terroriste des Justes. Je mesentais protégée, parce que cette femmen’était pas un premier rôle, mais une«mécanicienne», en quelque sorte, dans leprocessus de la pièce. Et j’ai retrouvé legoût du théâtre. J’avais oublié commej’aimais ça.Ouplutôt, j’avais vouluoublier.

Donata: «Comparez ces innombrablesvies quepeut avoir une comédienne aveccelle que chacun vit tous les jours : unefadeur, souvent, qui nous oppresse…Onn’y prête pas attention,mais nous dissi-pons tous les jours…, ou étouffons ennous l’éclosion de qui sait combien de

germes de vie, de possibilités qui sont ennous…, contraints que nous sommes auxrenoncements continus, auxmenson-ges, aux hypocrisies… S’évader! Se trans-figurer! Devenir autres !»

Là,Donataetmoi,ondiverge.D’oùlacom-plexité du jeu. Moi, pierre après pierre, j’aiconstruit une maison. J’ai mis au mondetrois enfants. J’aime. J’ai aimé passionné-ment. Je n’aurais jamais imaginé ce métiersans la vie. C’est la vie qui m’a donné enviede le faire, et de continuer à le faire. Sinon,j’aurais été comme un ballon. Je me seraisenvolée très vite. Et je n’en serais pas reve-nue. Pirandello le dit très bien: être actrice,c’est un jeu, il n’y a pas à dramatiser, maisc’est un jeu un peu dangereux. Il peut vouslaisser une sensation de dépersonnalisa-tion, de vide existentiel, si vous n’y prêtezpas attention. Moi je prête justement uneattentiontouteparticulièreàcontinueràali-menterl’âtre, lefoyer, lacheminée.Amettredesbûches, à rallumer le feu.

Jesaisbiencommeonpeutavoir lasensa-tion que rien n’a la dimension du plateau.Moi-même,quandjedescendsdescène, ivrede fatigue, je me dis : «Qu’est-ce qui peut sepasser après ça?»Après ça, il fautdormir. Etpuis lematinil fautse leverà7heures,parcequ’il y a un petit garçon qui veut jouer à lacuisine,parcequ’ilainventéqu’unepanthè-re va venir déjeuner. Je n’invente rien, c’estma vie,monplus jeune fils. Et j’ai un plaisirfouàêtreavec lui, à jouer,puis ensuiteà fai-re les devoirs avec celui qui a 15 ans, puis àaider l’aînée, qui est à l’université et veutdevenir avocate. Actrice, je suis comme lesautres. Je me sens toujours en danger, j’aitoujourspeurqueça s’arrête.Mais j’accordeuneimportanceàlavie, jemetsàlaconstrui-reunacharnementsansdouteplus fort quedansmonmétier. Pourmoi, la réalité est là.Je suis née dans la nature, mes premièressensations, c’était la mer, les arbres, lesodeurs. Je ne peux pas l’oublier. Quand jesuis sur scène, toute cette vie-là est dansmoncorps, dans l’énergieque je développe.

Donata, à Giviero: «Sur scène, je ne suisjamaismoi. Excusez-moi, vous préten-dez savoir qui je suis, alors que je ne lesais pasmoi-même?»

C’est un labeur de savoir qui on est. Et iln’y a pas de réponses. Pour moi, les répon-ses, ce sont les actes. Tout ceque l’onmet enœuvre,toutcequel’ona lecouragededomi-ner; le courage aussi qu’il faut pour s’aban-donner. J’entendsparfoisparlerdemoi, et jene me reconnais pas. C’est comme si monnomnem’appartenaitplus. Etpourtant, j’aitout à fait conscience d’avoir laissé voir cer-taines choses, et d’en avoir caché d’autres.Donc, je suis aussi responsable, enpartie, deceque les gens peuvent imaginer.

Donata: «Mais cemoment-là (elle setourne vers Elisa), ah, tu sais,ma chère, ilest vraiment horrible…Le théâtre s’estvidé… et tu ne peux pas imaginer quelleépouvantablemisère…Tous sont partis,avec quelque chose demoi vivant dansleur souvenir, oui, etmoi, en entrantdansma loge, je suis encore brûlante dusouffle chaudde la foule qui s’est levéepourm’applaudir une dernière fois, sur

scène. Etmaintenant, là, seule, lesmainsvides, dans ce silence, devant le grandmiroir sur la table et qui renvoie autourdemoi ces robes vaines, qui pendentimmobiles, etmoi assise aumilieu, ledos penché, lesmains sur les genoux, etles yeux ouverts, ouverts, àme fixerdans ce vide…»

C’est le cauchemar de la solitude. Je ne leressens pas. Quand je rentre dans la loge, jeme dis: «Tu as eu le courage d’aller jusqu’aubout.»Cesontpeut-êtremesseulessecondesdefierté.Toutd’uncoup,jepeuxmeregarderdans laglace.Avantd’entreren scène,non.

Donata: « Je connais tropmonvisage; jel’ai toujours façonné, trop façonné. A pré-sent, ça suffit ! A présent, je le veux“mien”, tel qu’il est, sans que je le voie.»

Là aussi, on revient au manque. On peutmêmeparler de désarroi: avoir la sensationde devoir devenir autre pour exister pleine-ment, ou de devoir devenir autre pour pou-voir être ce à quoi on aimerait ressembler.Façonner, trop façonner, c’est aussi ça. Pourcequiestdefaçonnerlevisageoulecorps, j’aifait refaire ma bouche, à l’âge de 27 ans. Cen’estuneénigmepourpersonne:c’est loupé.Si quelqu’un,hommeoufemme, refait quel-que chose, c’est parce que, pour une raisonqui ne regarde personne, il n’arrive pas àvivreavec, etquecettepartiedesoncorpsneluiestplussupportable.Alors,soitonestaidéetonalaforcedelacombattre,soitonyva,eton passe à l’acte. J’ai entendu des témoigna-gesdefemmesdisantqueça leuravaitrendu

lavieplusjolie,plusfacile.Tantmieux. Ilyena d’autres que ça a profondément affectées,et je faisplutôtpartiedecelles-là.

Aujourd’hui, je pourrais dire : je suiscontre la chirurgie esthétique. Parce quec’estunactegrave, dontonn’évaluepas for-cément les conséquences. Et c’est un actequi touche à notre âme. Mais je n’auraisjamais la «dégueulasserie» de porter unjugement sur quelqu’unqui l’a fait. Je diraisquec’estsonproblème.Etjetrouveplusinté-ressant et humain de dire que cette person-ne était en manque de confiance. Evidem-ment, si ma bouchem’avait plu, je n’auraisjamais eu envie de la refaire.Mais, franche-ment, jenesuispasprèsd’yretourner,parceque j’ai euuntel choc,avec toutça,et sous leregarddesautres.Çaaétéeffroyable.Aujour-d’hui, rien que l’idée d’une piqûre me fou-droie.Maisenmêmetemps, jemedisquecen’est pas facile de vieillir, dans ce métier,quand on est une femme. Surtout au ciné-ma.Alors il y enaquivont se trafiquercom-plètement, d’autres qui vont sombrer dansl’alcool. Mais chacun fera, mon Dieu, à safaçon, et comme il le pourra. Moi-même, jene sais pas comment je vais réussir à passer

ces étapes. Le théâtre est salvateur, parcequ’il n’y a pas ce problème de physique. Cequi importe c’est une aura, ce que j’aimetant chez les êtres humains: la lumière.

Donata: «Et sais-tu qu’ilm’arrive de res-sentir pourmon corps…mais oui, de l’an-tipathie! Tant de fois j’en aurais vouluun autre, différent.»

Antipathie, oui, bien sûr. C’est pour çaque j’ai tellement joué avec la nudité. Pourcombattre.Iln’yapaseuderencontreamou-reuse entre mon corps et moi, depuis tou-jours. En revanche, ce qui est évident, endehors de l’esthétique, c’est qu’il est monmeilleurallié. Ilauneforce. Jesensmesmus-cles, je sensmesveines, je sensmonsang.

Quand je suis sur scène, je le remercied’avoir cette force-là. Quand Donata parlede son corps, elle ne parle pas seulement decelui de l’actrice,mais de celui de la femme,dans son intimité. Ce qu’elle dit, à certainsmoments de la pièce, de son corps contre lecorps d’un homme, de la haine de soi quel’onpeut ressentir, ce sont des choses que jeconnais.Neplusréussirà se reconnaître,ou,quandonsereconnaît,arriveràsedégoûter.Elles sont si délicates, toutes ces questions.Si délicates.

Donata: «N’avoir jamais pu tolérer cetteconfusionde la femmeet de la comédien-ne, avoir voulu sauver l’orgueil de lacomédiennequi veut vaincre seule, pource que cela vaut – cette présomptiondecroire que ce qu’il y avait enmoi de nou-veau, de vivant dansmon art, cela seul etrien d’autre devait suffire pour vaincre…,– j’ai vaincu, oui, j’ai vaincu, seule, oh,seule commesur le sommet d’unemonta-gne, dans le gel… –, jeme réveille, j’ouvreles yeux aumilieu d’un silence et d’unelumière que je ne connais pas, et de cho-ses qui pourmoi n’ont pas de sens… –quelle femme suis-je encore?»

Cette phrase-là, c’est sacré, pour moi. Jepréféreraisnepas la commenter.

Donata: «Onne se trouve à la fin queseuls.Heureusement on reste avec nosfantômes, plus vivants et vrais que toutechose vivante et vraie, dans une certitu-de qu’il ne tient qu’à nous d’atteindre, etqui ne peut pas nous faire défaut.»

Voilàunephraseque je commenceàpou-voirdiresansm’écrouler.Maisçam’auraprispresque trois mois. Oui, heureusementqu’onanosfantômes.Moi,ilssontaurendez-vous tous les soirs. Je suis heureuse de lesrevoir.Etenmêmetemps,çamecréeuncha-grin sans fond. Oui, il y a des êtres qui sontpartis. Oui, il y a des moments de la vie quisont partis. Mais sans mes fantômes, je nepourrais pas jouer. C’est pour ça que j’ai ten-danceàregardervers leciel,quandjesuissurscène.

Donata: «Seul est vrai qu’il faut se créer,créer ! Et alors seulement on se trouve.»

Là, on parle de l’art, de la création. Maisaussi et surtout, pour moi, de la vie. Dans«se créer», il y a la notion de solitude, tou-jours. L’important est d’engendrer, en per-manence, jusque dans les détails du quoti-dien.Ne jamais abdiquer.p

CULTURE&IDÉES

«Quand je rentre dans la loge, jemedis:“Tuas eu le courage d’aller jusqu’au bout.”

Ce sontpeut-êtremes seules secondesde fierté. Je peuxme regarder dans la glace»

EmmanuelleBéartincarnantDonataGenzilors de la créationdu

spectacle «Se trouver»,au Théâtrenational

de Bretagne,en janvier.

CHRISTOPHE RAYNAUD

DE LAGE/WIKISPECTACLE

50123Samedi 3mars 2012

Page 6: Le monde cultures et idees du 3- 3-2012

O N E N P A R L E

L’autreplaintedeCharlotteCasiraghiC’est rarissimepourParisMatch : êtreobligéd’imprimer en couverturede sonnumérodu 23 au 29février unepublication judiciaire. Il s’agit d’unbandeau, en bas depage, sousunephotodeCarla etNicolas Sarkozy. En lettresnoires sur fondblanc, onpeut lire que,par ordonnancede référédu 16février, letribunal de grande instancedeNanterre«a condamné» ParisMatchpour avoirpublié, en janvier, un article«attentatoire auxdroits de lapersonnalité deCharlotte Casiraghi».L’hebdomadaire racontait, en textes eten images, la liaison supposée entre lafille de CarolinedeMonacoet unhumoriste français. Lesmagazinespeople, commeVoici, sont de tempsàautre condamnésàde telles publicationsjudiciaires.ParisMatchnon, qui ne tientpas à être classé parmi les journauxpeople. L’hebdomadaire a été égalementcondamnéàverser…desdommages etintérêts. Cette affairede vie privée estloind’être terminéepuisqueCharlotteCasiraghi a égalementdéposéplaintecontreX, donc aupénal cette fois,estimantque les pratiques despaparazzi,leursphotos, et leurs relais dans lesmédiasportent atteinte à l’« intimité»desa vie privée.Uneplainte aupénal, danscettematière, est aussi rarissime, commenous l’expliquionsdans «Culture&idées»du 28janvier.>«ParisMatch»,numérodu23 au29février.

ChuckNorris, peut-êtreunpont enSlovaquie?Ladémocratie électroniqueest un sport àhaut risque. Consultés sur le nomd’unnouveaupont situéprès deBratislava, lesSlovaquesviennentde sortir du chapeauunnomquine correspondpas vraimentà l’histoire locale: selon 74%des votants,soit plus de 1500personnes, l’ouvraged’art qui enjambe la rivièreMorava, prèsdeBratislava, devrait porter lenomdeChuckNorris. Pour ceuxquine sepassionnentpas pour le cinémadesannées1980 et 1990, ChuckNorris est lehérosdenombreux filmsd’action, etnotammentde la série «Walker, TexasRanger». Il s’est aussi distinguédansdesfilms consacrés auxartsmartiaux.Campant invariablement le personnagedumacho invincible, il est devenu,depuis le début des années 2000, un casexemplairede «mème» : autrementdit,et pour reprendre la définitiondonnéepar leNewYork Times, «une idée, uneimage, un sloganouune vidéodevenuviral, quimute augrédes remixagesamateurs et finit par prendredes formesinattendues». En France, des blaguescirculent sur Internet pourmoquer safameuse invincibilité. Le deuxièmenomleplus choisi par les internautes étaitcelui d’une impératriceaustro-hongroise,Marie-Thérèse. Il arécolté8%des suffrages. Le gouverneurde l’assemblée régionale, qui doittrancher, a déclaréqu’il se conformeraitauverdict des urnes.

La sociétépar leprismede la «Music»Unnouveaumagazinepapier a vu lejour, le 1ermars. Bimestriel de 100pages,Music entenddécrypter la société àtravers le prismede lamusique.Portraits, interviews, enquêtes, lapublicationsaisit toutes les formesjournalistiquespourporterun regardsur les artistes et sur lemondedanslequel ils vivent. La politiqueet lesmanièresdont lesmusiciens l’affrontent,dansdivers pays dumonde, est au cœurde ce premier numéro. En France, avecunpanoramades différentes attitudesface à la présidentielle,mais aussiailleurs. L’entretienavec les starsmaliennesAmadouetMariampermet,par exemple, de suivre à la foisl’évolutionmusicale de ce couple et lafaçondont ils font face auxdérivesdeleurpays. L’engagementpolitiqueestcentral pour eux, comme il l’a été pourlesnombreuxartistes impliquésdans larévolutionégyptienne. C’est cequemontre le reportage intitulé «Le chantdeTahrir». On y suit les destinées deplusieurs artistes, parmi lesquels RamyEssam, surnommé le «chanteurde larévolution»ou le «troubadourde laplace Tahrir». Emprisonné, torturépoursa participationauxmanifestations, ilcontinueàdescendredans la rue, entredeux tournées à l’étranger. Son credo:«Je suis d’abordunmanifestantégyptien.»>«Music», 100p., enkiosque, 4,90¤.

CULTURE&IDÉES

Propos recueillis parMartineDelahaye

Jean-XavierdeLestrade,47ans,estundesauteursde filmsdocumentaires les plusréputés au monde. Prix Albert-Londrespour La Justice des hommes (2000), surlegénocide auRwanda, il obtient l’Oscardumeilleur documentairepourUncou-pable idéal (2002), dans lequel il suit le

procès,auxEtats-Unis,d’unjeuneNoiraccuséàtort demeurtre. Il est aussi l’auteur de la série«Soupçons», sur l’enquête judiciaire qui a lieuautour d’un écrivain américain accusé d’avoirtué sa femme – une affaire qui connaît desrebondissements et dont il tourne actuelle-ment la suite. Depuis près d’un an, Jean-XavierdeLestradepréside la Société civiledes auteursmultimédia (SCAM), la société qui gère lesdroits de quelque 30000 auteurs-réalisateursdefilmsdocumentairesenFrance. Ilditenquoicette formevisuelle estmenacée.

Les chaînes de télévisionne qualifient-ellespas de «documentaire» toutes sortes desujets qui n’ont rien à voir avec ce genre?

C’est vrai, nous avons une bataille à mener.Ladéfinitionofficielleestsi largequedesrepor-tages sans point de vue, très rapidement tour-nés, pour un coût très bas, obtiennent ce label.A tort. On est face à un paradoxe : chaqueannée, France Télévisions dit consacrer plusd’argent au documentaire, les chaînes affir-ment en produire plus d’heures, et pourtantl’espace qui lui est réellement consacré seréduit.

Un rapport de 2010 parle de lui-même: M6affiche presque autant d’heures de documen-taires que France2 – 163contre 168heures. Quipeut y croire?Où sont les vrais documentairessurM6,oumêmesurleschaînesprivéesgratui-tes?C’est fou, il ya làuneénigme!Enfait, le ter-me est tellement flou qu’il permet surtout ànombredechaînesd’affirmerqu’elles remplis-sent leurs obligations de création quand ellesneproduisent quedesmagazines.

Qu’est-ce qui distingueun vrai documentai-re d’un faux?

Ce n’est pas son sujet qui définit un docu-mentaire, mais une démarche, une écriture etunregard.Undocumentairedonnele tempsauspectateur d’entrer dans le film pour qu’ildevienne acteur face à ce qu’il regarde. Unexemple:fairedurerlesplansaulieudelescou-per abruptement l’amène à s’interroger, à per-cevoir des détails, à nouer un dialogue singu-

lier avec le film; à le faire vivre en soi plutôtqu’à le subirpassivement.Onn’observeplus lavie des gens sans événement, alors qu’audépart, c’était ça, le propre du documentaire:filmer des paysans comme l’a fait RaymondDepardon, s’arrêter sur le temps qu’il fait, lesregards, les silences. Autant de choses quasi-ment banniesde la télévision.

Le choix des chaînes privées, et depuis long-temps déjà, consiste au contraire à vouloir«prendre le téléspectateur par lamain», en luiexpliquant non seulement ce qu’il regardemais aussi ce qu’il devrait en penser, sans luilaisser d’espacepour apprécier, ressentir, com-prendre, juger, jauger ce qu’il voit. On aspire letéléspectateur, en quelque sorte, on sollicitetotalement son temps de cerveau disponible,de peur qu’il aille voir ailleurs. Alors que, com-me l’a si bien dit le photographe RobertDoisneau: «Suggérer, c’est créer. Décrire, c’estdétruire.»

La tendancen’est-elle pas de transformerles documents du réel en objets aussi hale-tants que certaines séries américaines?

Oui, on ressent bien cette tentation de fairedudocumentaireunspectacleouundivertisse-ment, à l’image de l’info-spectacle, déjà instal-lée depuis longtemps. Les séries américaines,omniprésentes et rediffusées à l’envi, ont leurpartde responsabilité.Construites surun ryth-meextrêmementvif, nerveux,dramatisé, elleshabituent lepublic àune formede consomma-tion télévisuelle qui, à mon sens, change sonregard. On l’habitue à une excitation cérébralecontinue quime semble inquiétante. Ce mou-vement général, on le ressentmêmedansApo-calypse (2009), le film emblématique sur laseconde guerre mondiale d’Isabelle Clarke etDanielCostelle: ils ontmisunpointd’honneurà ce que pas un seul plan ne dure plus de cinqsecondes. Pasune secondedesilencenonplus!Aucune interruption entre bruit de fond decanons,archivesbruitéeset commentairestrèsrythmés.

Lepublicneplébiscite-t-il pas ces films?Il est formidable qu’Apocalypse ait été suivi

par6ou7millionsdetéléspectateurs.Maisilnefaudraitpas imposer cette façonde faire à tousles documentaristes. A moyen ou long terme,on court le risque qu’on leur dise : «On sait cequi fonctionne, il faut appliquer telle recette.»

Pour autant, il serait stupide, voire suicidai-re, que les auteurs ne prennent pas en compteles obligations des chaînes à l’égard de leurpublic. La télévision a évolué, l’audienced’Artes’est effondrée face à la concurrence, le câble etla TNT ont bouleversé le paysage depuis cinqou six ans, il faut en avoir conscience. Unauteur qui crée des films sublimes sans qu’ilssoient vus, c’est une image stérile. Il ne s’agitpasd’êtremoins exigeant, surtoutpas,maisdene jamais oublier qu’on travaille pour unpublic. Shakespeare écrivait ses pièces, lesjouait au Théâtre duGlobe à Londres et, s’il n’yavait pas de public, il nemangeait pas ; cela nel’a pas empêché d’écrire des chefs-d’œuvre. Detout temps, les artistes ont été soumis à descontraintes. Et pourtant, il y a eu des œuvressublimes!

Est-ce pour échapper à ces contraintes quede plus en plus de documentaristes tour-nent pour le cinéma?

Lesdocumentairesrestentengrandemajori-té financés par les chaînes et diffusés sur lepetit écran. Sur les quelque 60documentairesquisortentchaqueannéeensalles, jepensequepourunebonnemoitié,c’est fauted’avoirtrou-vé leur place à la télévision. Très peu parvien-nentàfaire30000entrées,alorsqu’unproduc-teur ne commence à voir un début de retoursur recettes qu’au-delà de 100000entrées.C’estdoncplutôtpourcréerunévénementquel’on sort undocumentaireau cinéma.

Les festivals consacrés au documentairereprésentent-ils un circuit de diffusionimportant?

Il existe dans la société unmouvementpro-fondqui, au-delà du documentaire,marque lerefus d’une sorte de chape du prêt-à-penser etdu prêt-à-consommer. Si bien que de plus enplusdefestivalsoudesalles,d’artetessaioudequartier, diffusent des films documentairespour un public qui vient très nombreux pourvoir autre chose, autrement, et en débattre. Jesuis d’ailleurs surpris du nombre de gens quine regardent plus la télévision. Parce qu’ils nela voient plus comme un outil de connaissan-ce mais comme un lieu de divertissement.Leur désir d’enrichissementet d’échange s’ex-primepard’autresvoies,desréseaux,desciné-mas qui comptent un grand nombre d’abon-nés, des festivals qui font salle pleine avec despublics très divers. En réalité, on peut encores’enrichir avec le petit écran, mais il faut fairel’effortd’unevraierecherchepoursatisfairecedésir.

Le documentaire est-ilmieux loti en Francequ’à l’étranger?

La situation française reste exceptionnelle:nous avons l’une desmeilleures télévisions aumonde, nous bénéficions d’un service publicextrêmementfort, trèsprotégé,etsoumisàdesobligationsdedéfendrelepatrimoineet lacréa-tionfrançaise.C’estdireque, si lesauteursfran-çais ont des raisons objectives de se plaindre –difficultés pour travailler régulièrement, reve-nus stagnants, etc. –, ils ont aussi l’assurancequeleschaînespubliquesfrançaisesetArtedif-fuseront toujours du documentaire parce quecela fait partie de leur identité.

Ce n’est le cas nulle part ailleurs. Dans beau-coup de pays, la télévision ne diffuse aucundocumentaire. Les gens ne savent pas ce quec’est!EnEurope, lespaysnordiqueset l’Allema-gnepréservent cette culture,mais c’est tout. Etaux Etats-Unis, il a quasiment disparu; mêmele bastion que représentait la chaîne cryptéeHBOn’enproduit guère plusde douzepar an.

LeRoyaume-Unin’est-il pasunmodèle?Nous percevons, en France, le formidable

reflet d’une télévision britannique de grandequalité. Mais ne nous parviennent que leursmeilleures productions – financées avec desmoyens deux à quatre fois supérieurs auxnôtres. La BBCproduitde bonsdocumentaires,maisquandonlaregardeauquotidien,c’estdif-férent. BBC1, extrêmement commerciale, estpirequeTF1;BBC2sesitueentreTF1 et France2.

SeuleBBC4diffusedesdocumentaires,mais,l’audience ayant bien baissé, les budgets sesont aussi beaucoup réduits depuis deux outroisans.Onenrevientauproblèmedefond: sile documentaire ne rencontre plus son public,ilmeurt.p

«Ladéfinitionofficiellede ce genre est si large quedes reportages sanspointdevue, très rapidement

tournés, pourun coût trèsbas, obtiennent ce label»

«Ledocumentairetélévisénes’arrêteplussurlessilences»

Jean-XavierdeLestradeestdocumentaristeetprésidentdelaSCAM.Constatantladérivedesproductionsàdestinationdeschaînesdetélévisionversl’info-spectacle, il tirelasonnetted’alarme

Jean-Xavierde Lestrade.

DR

Images extraites d’«Apocalypse» (2009). Dans ce documentairesur la deuxièmeguerremondialed’IsabelleClarke et

deDaniel Costelle, pas un planne dure plus de cinq secondes.DR

¶À V O I R

« UN COUPABLEIDÉAL »

de Jean-Xavierde Lestrade

(1 DVD EditionMontparnasse,

2002).

« LA JUSTICEDES HOMMES »de Jean-Xavierde Lestrade(1 DVDMaha

Productions, 2000).

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Page 7: Le monde cultures et idees du 3- 3-2012

CULTURE&IDÉES

Jean-MichelNormand

L’épisode,mêmes’il futvite relé-gué au second plan par l’affaireduSofiteldeNewYork, est révé-lateur de la charge symboliquequeconstitue,enFrance, l’appa-rition d’une voiture de luxe

dans le champ politique. Publiée le 3mai2011,unephotodeDominiqueStrauss-Kahnsortantd’unePorschePanamera,longueber-line noire appartenant à son chargé de com-munication,engendreuneviveémotiontein-téederéprobation.Lacauseestentendue;enassociant son image à un tel véhicule, celuiqui est alors le favori des sondages vient decommettre une faute politique. Une erreurde débutant. «C’est la Porsche tranquille»,railleBriceHortefeux,alorsquePierreMosco-vici, embarrassé, conseille à son amiDSK de«faireattentionàchaque image».

Cette mésaventure n’a pas surpris MarcOuayoun,directeurgénéraldePorscheFran-ce. «C’est un réflexe très français, soupi-re-t-il. Ici, la voiture paraît exacerber les iné-galités ; dès qu’elle se fait luxueuse, elle estvécue comme une provocation. Elle imposede devoir prendre parti, pour ou contre. EnAllemagne,ilyamoinsdeproblèmesd’accep-tabilité sociale.»

De l’autre côté du Rhin, un tel tollé seraitinimaginable.Amoinsqu’AngelaMerkelnesoit surprise descendant d’une Dacia, unmodèle low cost. «Ou, pire, d’une voiture deluxe italienne», dit dans un sourire BenoîtTiers, directeur général d’Audi France. «EnAllemagnes’estforgéunconsensuspolitiqueautour de l’industrie automobile – perçuecomme une fierté nationale – et, plus large-ment, autour de la défense de la voiture»,insiste-t-il. A Paris, il fut un temps où l’ondégonflait les pneus des 4×4. Rien de toutcelacheznoscousinsgermains,quimanifes-tentmaints égards vis-à-vis de l’objet auto-mobile. Dans les rues, le dimanche, il n’estpas rare de voir des pères de famille lustreramoureusement leur véhicule. Une habitu-devolontiersconsidérée,cheznous,commeprêtant à sourire. Demême, on brûle beau-coup moins de voitures dans les quartiersdifficilesdes grandes villes allemandes.

LaFranceaime-t-elleencore«labagnole»,comme Georges Pompidou, qui possédaitune Porsche356, le proclamait naguère? Lepays a renoncé sans états d’âme et dans l’in-différence générale à organiser des grandsprix de formule 1 et ne dispose d’aucunmusée automobile d’envergure, alors quecelui de Mercedes, à Stuttgart, reçoit500000visiteurs chaque année. «Dansnotreculture,ladimensionpremièredel’auto-mobile est d’ordre rationnel plutôt qu’émo-tionnel», analyse Bruno Moïta, responsabledesfutursmodèlesCitroën.Danslesmilieuxde l’automobile, on se désole régulièrementd’un tropisme «antivoiture» récurrent, enmettantrégulièrementencause–mais sottovoce – les «élites parisiennes». «Certainesréactions sont concentrées sur la région pari-sienne. D’ailleurs, nos ventes se développentsurtout en province, auprès de patrons dePMEqui réussissent, une clientèle qui ressem-ble au profil des clients Porsche en Allema-gne», affirmeMarc Ouayoun. «Le présidentd’Arevadéfend le nucléaire,mais il serait trèsmal vu que les patrons desmarques françai-ses se posent en défenseurs de la cause de lavoiture», regrette de son côté Rémi Deco-ninck,ancienpatronde lagammeRenault.

Entre laFranceet l’Allemagne, les statisti-ques dessinent deux rapports bien diffé-rents à l’automobile. En moyenne, le Fran-çais consacre 45% de ses revenus annuelslorsqu’il acquiert un véhicule neuf, contre55%pour sonvoisin. EnAllemagne, lespeti-tes voitures (l’équivalent de la Renault Clioou de la Volkswagen Golf et en deçà) nereprésentent que le tiers dumarché, contreprès de la moitié en France. A contrario, lesmodèles de luxe pèsent 8% des ventes enAllemagne et moitié moins en France. Desécartsquenepeutexpliquerladifférencedeniveau de vie entre les deux pays. «Ces der-nières années, l’automobile a souffert danslesarbitragesbudgétairesdesménagesfran-çais», constate Flavien Neuvy, qui dirigel’Observatoire Cetelem. «Contrairement àl’Allemagne, la voiture ne reflète pas néces-sairement le statut social ; beaucoup deménagesaisés achètent desmodèles bien endeçàde leurs capacités financières», renché-rit Patrick Fourniol, directeur dumarketingdeRenaultDeutschland.Enclair, lapressionsocialepoussedemoinsenmoins lesména-ges français à investir dans un nouveaumodèleouà le renouveler fréquemment.

Si le parc automobile français est l’undesplus «diésélisés» d’Europe, c’est aussiqu’on y achète un véhicule pour le garderlongtemps. Un achat utilitariste plutôtqu’un achat plaisir. «Le décor est très diffé-rent en Allemagne, où les comportementsd’achat sont très fortement déterminés parl’appartenance à une catégorie socioprofes-sionnelle», considère Jean-Michel Juchet,directeur de la communication de BMWFrance après avoir fait l’essentiel de sa car-rière à Munich. «L’adage “Dis-moi quelmodèle tu conduis, je te dirai quelle place tuoccupes dans la société” y apparaît pleine-ment valide», insiste-t-il. Outre-Rhin, uncadresupérieurquisecontenteraitdetrans-portersa familleenVolkswagenGolfapres-

quequelquechosedesuspect.«Lepoidsnor-matifde la voiture, beaucoupplusprononcéenAllemagne, imposeque le véhiculeprinci-pal situe le rang du père de famille», confir-meOlivierHenry,spécialistedescomporte-ments d’achat chez Citroën. «Ce qui, acces-soirement, se traduit par une moindreinfluence des femmes allemandes sur lechoixde la voiturede la famille, alors que lesFrançaises influencent davantage la déci-siond’achat», ajoute-t-il.

Autre différence: la culpabilité environ-nementalequisemblegagnerl’automobilis-te françaisnesemblepasavoirpasséla fron-tière. Lorsqu’on leur demande si la voitureest le principal responsable du réchauffe-ment climatique, 47%des Français acquies-cent, contre seulement20%desAllemands,selon l’Observatoire Cetelem. Et si on lesinterroge sur leur responsabilité directe entant que conducteur au regard des émis-sions de gaz à effet de serre, encore 47% desconducteursfrançaisbattent leurcoulpe. Ilssont deux fois moins nombreux parmi lesAllemands.Peugeot,CitroënetRenault,spé-

cialistes des petitsmodèles, affichent pour-tantunbilanmoyend’émissionsdeCO² lar-gement plus flatteur que celui du groupeVolkswagen, deBMWoudeMercedes…

Cettebonneconscienceallemandemetenlumière une autre différence culturelle; lafascinationdenosvoisinspour les«voituresd’ingénieur» chères à Ferdinand Piëch,ancien patron de Volkswagen et artisan del’ascension d’Audi. Pour les constructeursallemands, il n’y a pas de problème qui nepuisse être résolu par la technique. Cette foien la technologie semble faire l’unanimité.Contrairementà leurshomologues français,les Grünen [les Verts allemands]ne sont pasréputéspour leur inclinationparticulière enfaveurdesmesuresantivoituresetdesdispo-sitifs de restriction de la circulation dans leszonesurbaines.

Triomphante sur tous les marchésmon-diaux, l’automobileallemandedoit d’abordcesuccèsà sesgrandesmarques,quiont faitdumade inGermanyun label à part entièreet gravé dans la tôle les codes du haut degamme. Cette quasi-identification à uneindustrie, cette vocation de «nation del’automobile» est profondément ancréedans l’histoire de ce pays. Avant la secondeguerre mondiale, la France et l’Allemagne–pionnières de l’automobile bien avant leRoyaume-Uniet lesEtats-Unis–n’ont rienàenvier l’une à l’autre. Outre les grandsconstructeurs généralistes que sontRenault, Peugeot et Citroën, des marquesprestigieuses comme Delahaye, Delage ouBugatti apportent un lustre particulier à laFrance. Au sortir du conflit, le luxe automo-bileà la françaisevadisparaîtreenquelquesannées, alors queMercedes va patiemmentreconstituer son savoir-faire, progressive-ment rejoint par de nouvelles marques(BMW,PorschepuisAudi)pourrégnersur legothaduhaut de gamme.

EnAllemagne, l’industrieautomobileserale levier qui permettra à un pays dévasté deretrouver sa puissance économique et sonprestige. Elle va aussi porter sa vocationexportatrice. Pendant longtemps, Stuttgartfabrique des Mercedes surtout pour lesexporter vers les Etats-Unis, tout commeWolfsburg avec sa Coccinelle. EnAllemagne,lavoituresepareégalementd’uneautrever-tu: après les années noires du nazisme, ellesymboliseledroitretrouvéàlalibertéindivi-duelle. En France, le contexte est tout autre.La production industrielle est organiséepar

l’Etat, avec comme priorité de motoriser lepays.L’autoserapopulaireouneserapas.Lessignatures aristocratiques vont péricliterl’une après l’autre. «L’automobile s’est inté-grée dans un projet républicain fortementinfluencé par unmodèle de pénurie», souli-gne Mathieu Flonneau, historien de l’auto-mobilismeàl’universitéParis-I.Selonlui,«lemade in France va faire de nécessité vertu etse spécialiser dans les modèles de bas ou demoyenne gamme». Des véhicules économi-ques, destinés exclusivement au marchéeuropéen. En parallèle, la fiscalité pénalisesans états d’âme les fortes cylindrées – pro-duits d’importationde luxe. La voiture fran-çaise est désacralisée. Exception faite de laCitroën DS, elle ne peut prétendre au statutdefierténationaleaumêmetitrequelaCara-velle,Airbusou leTGV.

Elle va même devenir une sorte de boucémissaire. La crise précipite ce glissement,achevant d’associer l’automobile, dans l’in-conscient collectif, à un objet à l’auravacillante,refletdesinégalitéssociales,géné-rateur de pollution, demal-vivre urbain, demortalitéroutièreet,pourfinir,dedésindus-trialisation. Elle exaspérerait notre incivis-me et notre rapport transgressif à la vitesse,alors que nos voisins d’outre-Rhin peuventécraserl’accélérateursansretenuesurcertai-nes autoroutes, mais respectent spontané-ment les limitations à 30km/h. MathieuFlonneau évoque un «auto-refoulement»français contrastant avec «la vision décom-plexée»quiprévaudraitoutre-Rhin.«L’auto-mobile, en France, est un point de cristallisa-tion de multiples contradictions. Elle recou-vre une forme de détestationdes “trente glo-rieuses”»,assure-t-il.

AcettepassiondesAllemandspourl’auto-mobile,onpeutopposerlafiertéet l’attache-mentviscéraldesFrançaispourleurartculi-naire.Maisaussi leur investissement,finan-cierouaffectif, en faveurde lachosedomes-tique. Près de 60% des ménages françaissont propriétaires de leur résidence princi-pale. Ils ne sont qu’environ40%enAllema-gne. Autre indice : les dépenses de décora-tion de la maison sont bien supérieureschez lesménages français.

Bref, posséder un vaste appartement surla très chic place des Vosges est considérécommeunsigneextérieurderichessesocia-lementbeaucoupplusacceptableque le faitde s’asseoir à l’arrière d’une Porsche. Domi-niqueStrauss-Kahnen a fait l’expérience. p

«Lepoidsnormatif de la voiture, beaucoupplusprononcé enAllemagne qu’en France,

imposeque le véhicule principal situele rangdupère de famille»

OlivierHenryspécialistedes comportementsd’achat chezCitroën

LesAllemandsaimentleursberlinesAuxyeuxdesFrançais, lesvoituresdeluxesontd’abordunsymboled’inégalité.Outre-Rhinaucontraire,ellesincarnentsanscomplexelaréussitesociale.Et leursuccèsàl’exportationenfontunefierténationale

BMWSinar 54 SW.BMWAG

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Bruno Lesprit

Après Lennon, Miles Davis ouBrassens, laCitédelamusiqueàParis«expose»enfinunvivant,Bob Dylan. Programmée du6mars au 15 juillet, conçue parle Grammy Museum de Los

Angeles, l’entreprise s’attache aux cinqpremiè-res annéesde la carrièrediscographiquedubar-deaméricain,surlemodèledudocumentairedeMartinScorsese,NoDirectionHome (2005).

Lamusiquenese«montrant»pas, lapartie laplus intéressante devrait encore une fois repo-ser sur la photographie, vedette in fine de cesexpositions consacrées à unmusicien. Les ima-gesdeDylan,dans lesannées 1960,ontacquis lestatut d’icônes grâce aux pochettes d’albumsvinyle. Entre1961et 1966, il en enregistreseptetse livre à l’objectif de cinq photographes diffé-rents. L’évolutiondeses représentationstraduitavecunesurprenantefidélitésonproprechemi-nement artistique, d’un folk singer indigné etaustèreàunpoèteélectrique.

Les trois premiers photographes travaillenttous pour la maison de disques Columbia, quisigne Dylan en octobre1961. Le débutant quefixeDonHunsteinapparaît commeunclonedela figure tutélaire du folk, Woody Guthrie, cas-quette de travailleur comprise. La deuxièmepochette est plus personnelle: on voit le jeunehommearpenteruneruedeNewYorkenneigéeduquartier duVillage, bras dessus bras dessousavec sa copine SuzeRotolo.Une idéede la bohè-me: ils ont froid, sepressentpour se réchauffer,mais ils s’aiment et l’avenir s’annonce radieux.Dans ses mémoires, Le Temps des possibles.Greenwich Village, les années 1960 (Naïve,2009), Rotolo compare cette scène à «un mar-queur culturel qui a compté pour sa spontanéitébanale, sansprétention, et sa sensibilité».

Avec The Times They Are A-Changin’(début1964), Dylan est reconnu comme la voix de lacontestationsur les campus. Le portrait esthéti-santennoiretblancdeBarryFeinsteinleprésen-te en nouveauTom Joad, héros desRaisins de lacolère, et rappelle les imagesdeDorotheaLangeprisespendantlaGrandeDépressiondesannées1930.Cettepériodeestune référencerécurrentepour la scène folk, à laquelle Dylan fait sesadieux en douceur en 1964 sur Another Side ofBob Dylan, avant d’opter pour la brutalité avecBringingItAll BackHome,auprintemps1965.

Le son est bipolaire, électrique sur une face,acoustique sur l’autre. La politique s’efface der-rière la littérature. Et, pour la première fois, lechanteur est «mis en scène» en devanture. «Jene m’intéressais pas vraiment au folk mais jel’avais vu chanter à la télé “The LonesomeDeathofHattie Carroll” et j’avais été très impressionnépar son courage et ses paroles, raconte le photo-graphe Daniel Kramer. J’ai appelé Columbiapourme présenter. Refus. Il m’a fallu plus de sixmoispour l’approcher.Bobavaitaiméleportrait

que j’avais envoyé. Il a insisté pourque je le rejoi-gneà Philadelphiepour sa tournée. Je l’ai photo-graphiépendantunan.»

Ce privilège permet à Kramer de réaliser sapremière pochette. Pendant l’enregistrementde Bringing It All Back Home, il entend «unemusiquequepersonnen’avaitentendueaupara-vant: à la fin de l’année, Bob allait se produiredans des stades de 20000 spectateurs. Il fallaitmontrer lenouveauDylan, leplaceraucentre,enprince de lamusique, et que tout semble bougerautourde lui, dansune circulationsanguine.»

On repère en arrière-plan «la femmeen rou-ge», Sally Grossman, épouse du manager duchanteur.Cetteprésenceaprêté aux interpréta-tions les plus farfelues. «J’ai même lu que ce

serait Bob travesti !», s’amuse Kramer. Dylancaresseun chat à lamanièredu chef duSpectre,dans James Bond. Sur la gauche, on distingueune signalétique d’abri antiatomique et, enretrait,unecouverturedeTimeavecleprésidentJohnson. Devant la cheminée, l’actualité de laguerre froide estmêlée aux propres obsessionsdu musicien: un livre de poésie beat, des dis-

ques du bluesman Robert Johnson ou de LotteLenya. «Bob, qui a un bonœil, était un excellentclient, témoigne Kramer. Il aimait photogra-phier, pigeait tout de suite et s’impliquait dansleschoix.»Commeceluideplacersonprécédentalbum, Another Side of Bob Dylan, dans cebric-à-brac organisé. AvecHighway 61 Revisited(1965), lamétamorphoseen rock starest accom-plie.Lapose,Ray-Banàlamain,oscilleentredéfiet arrogance. « Il tenait absolument à être prisavec son tee-shirt Triumph», se souvient Kra-mer, qui a placé au second plan Bob Neuwirth,copain de Dylan, retenant la dragonne d’unNikon:«Jemesuisaperçuqu’il yavaitunespacevide sur la gauche qui déséquilibrait et affaiblis-sait la photo. Nous y avons passé la plus grandepartiede la journée.Pourcespochettes,onfaisaitdu reportage, il ne s’agissait pas seulement devendre des disques. Et puis, je n’ai rien contre ledigitalmaisce formatdedouzepoucespardeux,c’étaitquandmêmeautre chose!»

L’auteurduvisueldeBlondeonBlonde (1966),premier double de l’histoire du rock, est réputédans le monde de la mode. Il s’agit de JerrySchatzberg, futur Palme d’or à Cannes pourL’Epouvantail (1973).«J’étaisamideSaraLowndsquand elle avait débuté dans le mannequinat,avantqu’ellenedevienneMmeDylan, raconte-t-il.Elle fut la première personne à me parler de samusique. Du coup, on se connaissait bien, il mefaisait confianceet était très coopératif.»

BobDylan, fin de l’acteI. Cheveuxébouriffés,mine cadavérique, il paie en drogues la rançonde la gloire. Dans Visions of Johanna (1966), ilgémitquesa«conscienceexplose». Ilnesaitplusquiilest.«Surlaplanche-contact,préciseSchatz-berg, ilachoisiunedestroisouquatrephotosquiétaient floues.»La clarté reviendra.p

Dylan,fabriqued’uneicône

UneexpoàlaCitédelamusiquedeParisretracelamueduchanteur,dufolkaurock,de1961à1966

CULTURE&IDÉES

Lamétamorphoseen rock star est accomplie.

Lapose, Ray-Banà lamain, oscille entre

défi et arrogance¶

À V O I R« BOB DYLAN,

L’EXPLOSION ROCK (1961-1966) »Cité de la musique,

221, avenue Jean-Jaurès, Paris 19e.Tél. : 01-44-84-44-84.

Entrée: 8¤.Du 6mars au 15juillet.

www.citedelamusique.fr

1Première apparitionde l’artiste,dansun album intitulé «BobDylan»qui sort en 1961 chez Columbia. La

photo est deDonHunstein.

2Pochette du deuxièmealbum,«The Freewheelin’ BobDylan», publiéen 1963. Le chanteurmarche avec sacompagneSuze Rotolo à NewYork.

Cette photo, symbole d’une époque, aété prise elle aussi par DonHunstein.

3«The Times TheyAre A-Changin’»est le troisièmealbumde l’artiste.Il sort au début 1964. Le portrait deDylan est signé Barry Feinstein.

4et5Pochettes d’«Another Sideof BobDylan» (1964), albumqui

marque le début des adieuxdeDylanau folk, et de «Bringing It All BackHome» (1965). Les photos sontégalementde Barry Feinstein.

6Le disque «Highway61 Revisited»(1965) est le sixièmealbumdeDylan.Celui-ci est devenuune icône du rock.Le cliché a été pris par Daniel Kramer.

PHOTOS: SONY

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8 0123Samedi 3mars 2012