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1 Lionel Courtot « TANT QUE T’ES BRETON... » Petit essai lucide sur les dérives identitaires en Bretagne...

Tant que t'es breton

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Essai sur la Bretagne

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Lionel Courtot

« TANT QUE T’ES BRETON... »

Petit essai lucide sur les dérives identitaires en Bretagne...

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A la mémoire de Gilles, un Breton au service de la France...

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Sommaire

Introduction : Du bonheur de la victimisation Entrée en scène ; affirmation identitaire ou ethnodifférentialisme ; à la recherche d’une identité perdue...

Chapitre premier : La quête d’une identité bretonne...

De la magie druidique au miracle chrétien De la tradition littéraire orale à l’exaltation romantique d’un certain idéal De la musique traditionnelle à l’effervescence des fest-noz De la préservation du patrimoine à la nouvelle économie bretonne De la nation mythique à la volonté d’indépendance De la mystique bretonne au mouvement breton…

Chapitre 2 : Les dérives du mouvement breton

L’histoire comme référent identitaire La langue comme source de l’identité Le réflexe identitaire d’une région De la volonté d’autonomie à l’ethnonationalisme breton Les théoriciens radicaux de l’ethnodifférentialisme « Pour une république européenne et régionaliste » : de l’Europe des régions à l’Europe aux cent drapeaux

Chapitre 3 : « C’est ici que commence l’Europe »...

Construire l’Europe des peuples Le « destin » européen de la Bretagne « De l’élargissement de l’Union européenne à la nécessité d’une vraie régionalisation pour la Bretagne »

Dernier Acte

«Une furie particulariste, nationaliste, régionaliste, racialiste » La Bretagne malgré les Bretons Une obsession identitaire La découverte et l’ignorance... Un « con » de Français...

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Introduction : du bonheur de la victimisation Entrée en scène Notre arrivée à Quimper est mémorable, sous une trombe d’eau, la vieille Peugeot semble ne plus pouvoir arrêter les gouttes. Le vent est violent, le ciel si sombre... Ce soir, le spectacle se déroule rue du port, où cinq scènes attendent un public censé être nombreux. Or, tout est quasi désert. Nous dînons, comme trois pauvres hères, dans un petit restaurant déclassé, avec au menu, tout naturellement, des moules. Nous étions si impatients d’être là que tout devient pathétique, nous les premiers. Soudain, malgré le temps dehors, retentissent dans la rue les premières notes d’un bagad écossais déjanté. Le son nous arrive par les pieds, le sol tremble et le battement de nos cœurs s’accélèrent. Nous nous précipitons. Quelques fous hilares suivent des musiciens recroquevillés sous des sacs plastiques dans une ambiance survoltée. L’envie de jouer est la plus forte. Comme aimantés, nous les rejoignons aussitôt. Nous aurons bientôt l’occasion de le regretter. La pluie redouble d’intensité, c’est la fin du monde et nous sommes sur le bitume à accompagner des grognards des Highlands en kilts, sans même savoir ce qu’ils portent en dessous. Le déluge n’empêchera pas la fête. Nous sommes trempés jusqu’aux os, il fait un peu frais, nous tomberons sans doute malades, nous sommes libres et heureux, nous sommes en Bretagne, plus précisément aux légendaires Interceltiques de Lorient... Nous faisons, le lendemain, la connaissance d’un petit groupe fort sympathique qui nous accueille au camping avec des croissants pour le petit-déjeuner, vers midi. Nous tomberons amoureux, mais ça, c’est une autre histoire... En fin de programme de ce dernier jour de festival, les Djiboudjep, un trio de barbus célèbre en ces contrées, clôt comme de tradition l’évènement, avec ses chants marins. Passé l’après-midi sur la plage, à se baigner dans un océan déchaîné, nous revoilà dans cette ville où, cette fois, le public a envahi la rue. Aujourd’hui, le ciel reste plus clément, la cité est en pleine effervescence et l’excitation atteint son paroxysme. Dans la foule, nous croisons un groupe de skin-heads. Sans doute un pur hasard, nous n’en reverrons plus. Dans l’ensemble, la population est plutôt conviviale. La salle où a lieu le concert est déjà bondée. L’ambiance est bon enfant, la bière coule à flots... Dès que la musique débute, le public se met en ordre de marche et entame ce qui va devenir un vrai delirium collectif auquel nous participons allègrement. Toute l’assemblée, bras dessus bras dessous, reprend en chœur les paroles du large. Personnellement, je maîtrise bien ces gais refrains. Le contact est alors facile dans cet univers qui devient presque aussitôt familier : nouvelle occasion de rencontres, si simple, ici... Devant moi, une charmante demoiselle remarque ma connaissance des classiques marins. Elle se retourne vers moi à plusieurs reprises, le regard complice. C’est sur « Jean-François de Nantes » que nous faisons connaissance. Des sourires furtifs s’échangent, l’ambiance fait le reste... Elle disparaît tout à coup. Ma déception ne dure guère : la revoilà bien vite, le visage toujours aussi lumineux, qui tient à la main un grand verre. Je lui signifie discrètement mon plaisir de la revoir. Elle, un petit sourire en coin, me tend sa bière avec un geste sûr et avenant, quasi cérémoniel. Surpris, un brin intimidé, je prononce un sincère « merci ». Elle me répond, tout naturellement : « C’est rien, tant que t’es Breton »...

∗ Pourquoi s’attacher à un pays sinon parce qu’on y sent battre son cœur ? L’amour d’une terre vient de cette sensation étrange de communion mystique. Se tenir sur ce sol comme le chêne

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prend racine. Ressentir dans son corps un état modifié, comme si la conscience subitement quittait son hôte vers des lieux plus paisibles, vers une douce contrée où s’arrêterait le temps. Fermer les yeux pour ne plus rien voir d’autre que le paysage de nos songes, amplifier son espace et briser les limites, se sentir porté par un souffle et laisser l’azur nous guider. Là, retrouver les lieux de son enfance, être emporté par la ronde infernale des souvenirs et rêver d’une existence paisible. Rentrer au pays, et répondre à toutes les questions qui jamais n’obtinrent réponse. Comprendre que c’est là, dans cette maison où l’on a vu le jour, que l’on attend à présent l’ultime voyage. Se sentir en communion avec la nature, avec les éléments. Vivre enfin… Quand je rencontrai ce vieil homme à la barbe blanche tout droit sorti d’un vieux récit, il me tint à peu près ce langage, lui, l’ancien avocat devenu druide depuis peu, comme si l’âge fut une raison suffisante et nécessaire pour saisir que le sang qui coule en soi est celui des ancêtres et que ceux-ci naquirent en cet endroit hors du temps, dans cette vieille chaumière héritée. Il me parlait de la nature comme d’un ami fidèle, et de ses vertus ignorées, comme si j’arrivais d’un autre monde. Déboussolé devant cette sagesse étrange, je partageai un thé, aux plantes inconnues, pour retrouver une certaine contenance et poser mes questions. Je le considérai au début avec étonnement et sans doute avec condescendance, comme un ermite dérangé, un Panoramix au rabais dont la potion aromatique n’eut de magique que l’extrême chaleur qui me brûlait la langue. Ce druide à la voix éraillée, et singulièrement aiguë chez ce robuste personnage à l’embonpoint prononcé, m’émut certes, mais que répondre à sa déclaration de foi ? Quand il m’eut parlé de la Bretagne, je me sentis si frustré de ne point être breton ! La Bretagne, et plus particulièrement le Finistère, m’offrit moult occasions d’être étonné, ainsi de cet autre druide, professeur de Yoga, m’enseignant les rudiments de la métempsycose, ou cette vieille édentée, m’accueillant dans son logis tout droit sorti du Moyen-Âge, pour me conter ces légendes que les bibliothèques m’avaient décrites sans charme. Et ces heures à marcher sur les sentiers sinueux, à la quête du moindre menhir ou dolmen, ouvrages à la main. Ou encore ces vieux marins assis sur les quais, qui me racontèrent leurs exploits mythiques sans l’accent du midi, mais avec une faconde impromptue, amusante et touchante. Que dire de ces passionnés de chevalerie, qui reconstituent villages et scènes de vie médiévaux dans des costumes d’époque, ces musiciens et chanteurs si talentueux, inconnus ou célèbres, qui m’accordèrent de précieuses minutes, ces écrivains qui parlèrent de la Bretagne avec tellement d’éloquence, et finalement ces militants, qui me confièrent leurs états d’âmes et leur conception d’une Bretagne indépendante… On ne peut saisir la mentalité populaire qu’en pénétrant dans les mystères qui distinguent cette terre. Il faut assister à ces occultes cérémonies druidiques, à ces pardons si pieux, à un office de ce monastère de l’Eglise celtique orthodoxe, à ces fest-noz si nombreux rassemblant tous les âges, à ces fêtes traditionnelles en costumes habituellement rangés dans les salles de musées, il faut assister à cette ferveur populaire pour savoir que la Bretagne n’est pas une région comme les autres. C’est tout simplement cette singularité, cette particularité, cette âme, qu’il importe de découvrir, avant de constater l’émergence du débat politique sur les fondements de l’identité culturelle. Il faut faire cette découverte et ne pas rester dans l’ignorance... Il faut réaliser le poids de l’enracinement, et les risques du repli sur soi. Les druides ne sont pas tous, loin de là, de doux rêveurs et de gentils écologistes militants pour une nature propre ! Cet essai, issu d’une thèse, est avant tout l’histoire d’une rencontre. Une rencontre étonnante avec une incroyable région... Le propos, assez simple, se veut être un témoignage et l’expression d’une prise de conscience. Il permet l’analyse d’un mécanisme culturel que l’on ne peut saisir qu’avec un certain effort de discernement. Au cœur de la problématique, la question est simple : s’agit-il d’un réflexe identitaire ou bien plus, l’expression d’une forme de nationalisme ethnique dont l’influence ne cesse de prendre de l’ampleur ?

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L’affirmation identitaire ou l’ethnodifférentialisme « Je suis breton ! » La formule tombe, telle une évidence. Elle répond à la question posée sur les origines. Tout individu interrogé en Bretagne affirmera de la sorte : « Je suis breton ! » Mais osez demander ce que cela signifie et vous observerez à coup sûr un silence gêné, une hésitation agacée, puis obtiendrez en réponse un propos plus ou moins confus. Mais c’est ainsi. « Je suis breton ! ». C’est à peine si cela se discute... La question légitime qui se pose ouvre une perspective immense : que veut dire être breton ? L’unique certitude demeure l’idée d’une origine géographique. Mais dans un monde où les moyens de transport et de communication transcendent les frontières, est-ce encore un élément suffisant ? Derrière tout ceci s’annonce, en fait, la question contemporaine de l’identité. Le mot est lâché. Il tient régulièrement la chronique ces dernières années. On le met à toutes les sauces. On parle même d’une « hystérie identitaire », selon le titre d’un essai. Si le thème apparaît à la fin des années 70 dans les travaux scientifiques, l’identité est devenue depuis un sujet « tendance », un argument sociologique et politique abondamment utilisé. Pourtant l’identité, brandie aujourd’hui tel un slogan, pose de réels problèmes de contenu. La volonté de revendiquer une identité forte revient à vouloir insister sur ce qui fait la particularité de son être. C’est se revendiquer un « autre », un « différent », en mettant en avant sa culture propre. Plus on insiste sur ses traits spécifiques et plus on veut qu’une culture soit distinguée des autres. En cela, on s’inscrit résolument dans une démarche ethnodifférentialiste. La société moderne ne permet guère de limiter l’identité à une seule appartenance. Tout individu a de multiples appartenances. Refuser cela peut conduire à être obligé de choisir entre la négation de soi et la négation de l’autre.

Le renouveau du spiritualisme breton peut s’exprimer en réaction au désenchantement d’un groupe, à son besoin de se définir socialement, culturellement, en opposition au modèle qu’impose la culture française dominante. La culture est une étape importante dans la découverte de soi, de ses origines, dans ce besoin de se définir un champ de références qui détermineront l’individu et lui permettront de se réaliser pleinement. Il importe de « s’assumer »... Connaître ses origines peut devenir un besoin psychologique essentiel. Si la culture est un fait collectif, à toute échelle les liens qui déterminent l’appartenance de l’individu à un groupe participent de la construction de son psychisme, de sa culture, finalement de son identité. Dans une analyse culturaliste, l’individu reste le garant d’une tradition et toute véritable culture est totalement intériorisée. La moindre rupture avec le passé entraîne un choc psychologique de type anomique où le sujet perd tout repère. Il subit une influence nocive d’un groupe dominant extérieur. Il renie ses origines et finalement, se renie lui-même. C’est ainsi que s’explique le renouveau culturel breton, par un besoin de retour vers le passé, de lien avec le passé. Le besoin de se trouver un quelconque enracinement temporel peut servir de repère existentiel. Le rapport au temps détermine alors l’individu, et le lien avec le passé dessine le destin de tout être. Le mouvement culturel puise sa source à différentes origines, son objectif ne demeure rien de moins que la survie d’une société spécifique. Selon le mouvement breton, la Bretagne vit de la tradition et de la mémoire, patrimoine des anciens. En perdant cela, elle n’aurait plus la possibilité de s’ancrer culturellement à travers l’affirmation de l’existence d’un peuple breton et ne serait plus, dès lors,

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qu’un simple territoire sans âme... Le mouvement breton prend alors corps dans le rejet du système politique français et par la stigmatisation de sa spécificité. Le mécanisme idéologique tendant à utiliser le matériau ethnologique à des fins militantes, à travers un ensemble d’associations ou d’organisations que l’on nommera, de façon générique, le « mouvement breton », dévoile une manipulation de faits dans une interprétation symbolique de ceux-ci : une relecture de l’histoire, par exemple, à travers le prisme des ethnonationalistes bretons. A la recherche d’une identité perdue... Au début du XIXème siècle, Napoléon avait fait interdire les prénoms bretons. Un siècle et demi plus tard, une véritable bataille juridique s’est mise en place pour les faire accepter de nouveau. Elle aboutit, en 1987, à la promulgation d’une loi les autorisant. L’ouvrage de Gwénnolé Le Menn, Grand choix de prénoms bretons, publié aux éditions Coop Breizh, est sous-titré « l’ouvrage de référence pour exprimer avec fierté vos racines et vos valeurs. » : si un nom permet en effet de distinguer les origines d’un individu, il serait de plus porteur de valeurs. Depuis dix ans, une mode de prénoms bretons s’est développée partout en France. Il est fort probable qu’elle fut motivée par l’originalité des prénoms : Erwan, Morgan, Mael, Corentin, Maïwenn, Tanguy, Gwénaël, aux côtés des déjà célèbres Gaël et Yann. Ainsi, aux quatre coins de l’Hexagone, se trouvent de jeunes gens qui n’ont de breton que le prénom. Si cette mode dépasse de très loin la simple origine bretonne, ne serait-ce pas du fait d’une dispersion culturelle qui peut s’interpréter, soit par le triomphe de la culture et par son expansion, soit par la dissolution de celle-ci dans la culture dominante, sans qu’il y ait une influence de la première sur la seconde ? L’image que nous laisse la Bretagne est celle d’une terre sauvage que nulle étude ne saurait domestiquer ; comme l’océan qui lui fait face, elle demeure un sujet infini. Il importe d’observer ses habitants peu loquaces, ces Bretons si particuliers au caractère tant affirmé, pour comprendre l’action d’un mouvement culturel et les conséquences politiques de son action. La Bretagne n’est pas un livre que l’on pourrait fermer sitôt lue la dernière phrase, elle est une histoire sans fin que l’on se raconte le soir à la veillée, un tableau aux couleurs changeantes, un spectacle saisissant à voir et à revoir jusqu’à en connaître par cœur la moindre scène, une sorte de journal intime dans lequel les souvenirs jailliraient en image. Dans ses souvenirs littéraires, Maxime du Camp notait que dès que l’on avait pénétré dans la Bretagne bretonnante, on se sentait dans « une région primitive »… Une région primitive ayant conservé intacte toutes ses traditions, tout un mode d’être et de penser qui la caractériserait ? Une région dont la langue vernaculaire déterminerait l’appartenance à la communauté particulière ? Une région qui se distinguerait encore aujourd’hui des autres ? Probablement. Il est indéniable, et quiconque fait un voyage en Bretagne bretonnante pourrait en témoigner, qu’il demeure là quelque chose de singulier, qui laisse au visiteur une étrange impression… Mais qui saurait dire quoi ? Serait-ce le paysage qui frappe la vue du nouveau venu ? Serait-ce le climat changeant qui perturbe le novice ? Serait-ce l’accueil froid de la population qui le met mal à l’aise ? Serait-ce l’expression vivace d’une culture distincte ?... Ne serait-ce d’ailleurs pas un peu tout cela, « une région primitive » qui aurait conservé une allure d’autrefois grâce à sa situation géographique et à la détermination de toute une communauté de pensée ?

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La Bretagne, la vraie, ne s’observe pas seulement, elle s’apprend. Elle s’apprend dans les livres, dans la parole des initiés… Elle n’est pas à la portée de quiconque : « La Bretagne se mérite ». Voilà ce qu’on lui dirait ici, à ce voyageur isolé, à cet individu curieux qui chercherait à comprendre… Mais ne s’agirait-il pas tout simplement d’une illusion, d’un rêve d’une terre isolée où le monde moderne n’aurait pas détruit tout des vestiges du passé et du mode de vie d’antan ? Le voyageur parti en quête « d’autre chose », fuyant son quotidien oppressant, étouffant, ne serait-il pas venu chercher ici ce que les légendes ont colporté jusqu’à lui ? Ne serait-ce pas une image bien précise, une caricature idéalisée de jadis qu’il serait venu quémander sur place ? Ne serait-ce pas son inconscient qui lui dévoilerait une vision idéalisée de la Bretagne, synonyme de liberté, celle qu’on lui a promis de retrouver, s’il osait entreprendre le voyage initiatique… S’il découvrait, ce visiteur impatient, que tout cela n’est qu’un mythe, que tout ce qu’on raconte n’est que le fruit de l’imagination des conteurs, que tout n’est que fiction? Que se passerait-il si l’homme de passage, celui que l’on nomme ici le « touriste », découvrait que bientôt plus personne ne le parle, le breton, que le costume traditionnel ne se porte qu’en exhibition lors de fêtes exceptionnelles, que les crêpes se mangent aussi bien ici que Place Saint Etienne à Strasbourg… Que dirait le touriste s’il découvrait une Bretagne devenue une terre comme une autre, où il ferait certes bon vivre, mais où la culture, mondialisée, ne se distinguerait plus guère ? Reviendrait-il, le touriste ? Assurément. Car la Bretagne reste la Bretagne, une terre complexe où les hommes semblent sculptés dans les éléments. Et notre ami, comme tous les habitants de ces contrées, ne se découragerait pas, il se remotiverait et, déterminé, partirait alors à la recherche d’une identité perdue…

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La quête d’une identité bretonne

Vent norois, pluie fine, embrun iodé et chant des mouettes… Au loin une harpe celtique murmure une céleste mélodie… Parler de cette terre, c’est un peu raconter des sensations, se remémorer un contact physique et ressentir une étrange émotion. Parler d’un amour, et s’emporter dans un lyrisme qu’inspire l’enthousiasme de ses sentiments et la plus douce des passions. Poser les pieds sur ce sol condamne à devoir un jour y revenir, ne serait-ce que pour goûter à nouveau le pouvoir onirique de ces lieux. Mais les sentiments sont subjectifs, et d’aucuns n’y trouveront peut-être qu’humidité et vent glacé…

La démarche culturelle est le premier postulat de la reconquête politique. Une culture est le fruit d’un passé commun, la marque du temps et la conscience d’une mémoire collective. Attachée à un milieu social, récupérée et interprétée par celui-ci, elle alimente en vocation le militantisme politique. Terre de tradition maritime, la Bretagne fut toujours en proie aux caprices de l’océan. Confrontée sans cesse aux périls, rompue à lutter contre la nature, elle fut encline à l’acceptation de la fatalité et sujette aux croyances. Mais la culture évolue et s’adapte aux vicissitudes du temps. Soumise à l’histoire, elle conserve les traces du passé dans son rapport au présent, et envisage le futur comme la réminiscence d’une inaliénable caractéristique identitaire. C’est par elle, dans son essence même, que se nourrit le particularisme breton. La mentalité populaire revendique cet attachement culturel qui traduit une reconnaissance existentielle des Bretons eux-mêmes. Attentive à cette spécificité, l’aspiration à l’autonomie ou à l’indépendance politique est une évolution logique, chez des individus marqués culturellement et socialement par cette distinction. L’exigence du particularisme prend naturellement forme, comme relevant d’une évidente adaptation de la société. L’expression artistique de ce vaste univers culturel reflète une sensibilité que l’on ne peut saisir, si l’on ne fait pas l’effort de s’adapter aux milieux naturel, social et spirituel de la Bretagne, pour comprendre, ou chercher à comprendre, les ressorts coutumiers d’une tradition culturelle qui puise dans toutes ses racines pour définir et déterminer son identité même. De la magie druidique au miracle chrétien

La Bretagne est une terre dont la richesse spirituelle est le fruit d’une confrontation entre l’ancienne religion païenne et le christianisme qui germe au Moyen-Âge, et offre au monde le prodigieux spectacle de la Matière de Bretagne, subtile mélange de l’héritage celtique et de la symbolique chrétienne. La société celtique se décompose selon le schéma trifonctionnel établi par Georges Dumézil. L’idéologie des trois fonctions, sacerdotale, guerrière et productrice, est un phénomène religieux préchrétien qui influence toute la société médiévale, et en particulier la Bretagne où le rôle des druides1, relevant de la fonction sacrée, a longtemps perduré. Si la religion chrétienne a réussi à maintenir sa prééminence jusqu’à ce jour, on peut constater, depuis le début du XXème siècle, le réveil, en Bretagne, de coutumes que l’on croyait disparues. Celles-ci mettent en scène

1 Druide, du celtique druwides, signifie « le très savant ».

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le renouveau païen dans une réflexion philosophique et spirituelle, qui correspond aussi à l’éveil d’une prise de conscience politique sur les fondements mythiques d’une « nation » bretonne qui, n’ayant jamais existé, prend cependant forme dans l’esprit du mouvement culturel et politique breton. Inspirée par tout un univers mythologique, l’idée d’une « nation » se constitue sur les traces de la civilisation celtique. Si « L’histoire est accidentelle, le mythe est éternel1 » ; il est donc tout à fait possible d’imaginer la cosmogonie d’une nation celte en se ressourçant dans le passé. Le renouveau du druidisme traduit un regain d’intérêt pour la tradition ancienne et exprime une quête existentielle à caractère philosophique, mais aussi une ambition politique.

L’organisation sociale celtique fut bouleversée par l’invasion romaine de la Gaule. Puis le christianisme asséna un coup fatal à la pratique du druidisme qui se maintint seulement en Irlande non conquise. A la fin du XVIIIème siècle, on entrait dans la période du Romantisme qui se passionna pour la Bretagne et la tradition celtique. Deux siècles plus tard, les Celtes se réunissent à l’Eisteddfod de Cardiff (assises ou réunion de bardes-poètes et musiciens) et, le 1er septembre 1900, est créé le Gorsedd (rassemblement) d’Armorique, dont les grands druides seront toujours des acteurs de l’ethnonationalisme breton.

Le Gorsedd s’organise en trois ordres : les druides ou prêtres ; les bardes, poètes-musiciens ; les ovates, sorte de scientifiques. Son but est de défendre, mais aussi de faire renaître l’esprit celtique. Pour cela, il œuvre dans un premier temps à la défense de la langue, de la littérature et des particularités bretonnes. Il vise aussi à créer un lien avec les pays celtiques. La seule condition que l’on tente d’imposer pour entrer au Gorsedd, que dirige le Grand Druide Gwenc’hlan Le Scouezec, c’est sans surprise de parler breton ! Enfin, d’essayer…

L’année celtique est divisée en quatre saisons, dont chacune débute par une fête placée sous la protection des dieux. Moments forts du calendrier, les fêtes solaires et cosmiques, Solstices et Equinoxes, sont l’occasion de rassemblements et de gaies libations autour de grands feux. Les Celtes aimaient ripailler de bon cœur. Réputés bons buveurs, ils consommaient vin, hydromel et cervoise. Or, ce sens inné de la fête, cette propension à se rassembler, à partager dans la liesse la ferveur populaire, est un trait de caractère sociologique contemporain. Le taux très élevé d’alcoolémie en Bretagne semble donc être un vieil héritage, de même que cette faculté à rassembler le peuple autour d’événements plus ou moins solennels, dans le but de préserver la cohésion sociale.

Le druidisme est une tradition et implique forcément une réflexion sur le passé. Il répond à un besoin qu’éprouvent certains de retrouver des racines, de se ressourcer au plus profond d’eux-mêmes. Il ne se limite pas seulement à la culture celtique mais suit une voie spirituelle qui trouve le divin partout dans la nature. Aujourd’hui, une partie du druidisme inclut le monothéisme. Celle-ci est le produit d’une évolution théologique, la rencontre de deux traditions dans un mouvement d’ordre philosophique. Elle s’oppose radicalement à la mouvance néo-païenne de stricte obédience celtique animiste. L’approche du druidisme correspond à une longue initiation, afin d’accéder à une expérience mystique qu’il est difficile d’assumer dans le monde occidental contemporain. Le druidisme doit adapter les mythes à la modernité et trouver un équilibre entre l’ésotérisme et l’expérience spirituelle individuelle. Mais le risque d’un débordement fanatique existe. L’interprétation de la tradition peut entraîner toutes sortes de dérives incontrôlables, dans la mesure où il n’existe aucune certitude quant au dogme lui-même,

1 Christian-J GUYONVAR’H et Françoise LE ROUX, La civilisation celtique, Éditions Payot et Rivages, Paris, 1995, p.115.

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l’absence d’écriture entraînant une observance hypothétique du culte. L’ésotérisme druidique se déchiffre avec les sens et relève d’une expérience intérieure.

Ainsi planent encore un mystère et des inquiétudes sur l’évolution du druidisme actuel. Le problème ne réside pas dans l’héritage dont il se revendique, mais dans l’usage contemporain qui en est fait. Le druidisme mène une lutte acharnée pour la langue bretonne. Dès la fin du XIXème siècle, il fut le vivier de l’ethnonationalisme breton. Son caractère initiatique dissimule aujourd’hui une société secrète. Les différentes confréries instituent leur propre rituel et développent leurs propres dogmes. La sagesse druidique est synonyme de liberté et la quête mystique d’éternité, de quoi inspirer l’idée d’indépendance de la Bretagne… Il ne fait aucun doute que certains néo-druides recherchent sincèrement à comprendre les croyances anciennes ; mais se prétendre aujourd’hui druide, dans une société qui n’a rien de celtique en dehors de quelques appellations modernes plus ou moins folklorisées du type musical, est déraisonnable. Leur démarche s’explique avant tout dans une logique néo-païenne de quête de la « véritable » spiritualité occidentale...

*

A partir du VIème siècle, des moines ermites venus d’Irlande s’installent en Bretagne. L’Armorique est peu peuplée et les migrations se succèdent alors. Les moines, sitôt installés, édifient, en opposition au clergé gallo-romain, des paroisses et abbayes (ils leur laisseront en prime leur nom) et fondent le christianisme celtique. Sous l’Ancien Régime, la paroisse est le centre de la vie sociale, que l’on ne peut dissocier de son cadre spirituel. La dévotion est forte et les vocations nombreuses. Il y aura deux fois plus de prêtres en Bretagne que dans le reste du pays. L’investissement de toute la paroisse dans la construction et l’embellissement d’un édifice religieux est mû par un élan spirituel et une fierté collective. La maison de Dieu devient la maison du peuple. L’art breton s’érige sur un fondement métaphysique. Dans une société où le « Beau » fait figure de sacré, les paroisses rivalisent d’originalité et de talent. Malgré des influences artistiques anglaise, normande ou flamande, il demeure un art breton spécifique.

Dans un univers qui côtoie aisément le surnaturel, la vie quotidienne se déroule sur fond de magie. La nouvelle religion s’inspire des vieilles croyances. Les saints locaux sont les souvenirs des divinités du polythéisme antérieur. Les lieux sacrés sont établis sur d’anciens lieux de cultes païens, souvent près de fontaines où coule l’eau vénérable, source de pureté, de puissance et de l’imaginaire celtique. La statuaire met en scène le Christ, la Vierge, les Apôtres et les saints locaux. Bien souvent, autre caractéristique des Bretons, la décoration illustre la mort, dans une iconographie terrifiante. Le calvaire remémore la Passion du Christ et assure de la Rédemption. Les tombes toutes proches gisent dans l’enclos paroissial. Souvent de style gothique, les églises sont construites en granit, dont la couleur grise, sous la pluie, laisse une impression de mélancolie. Les chapelles bâties en bord de mer et soumises aux caprices du vent et des embruns iodés offrent des vues magnifiques. La croix chrétienne se mêle aux traditions picturales celtiques de la spirale et de la roue. Les symboles véhiculent une allégeance double, preuve d’une évolution théologique qui caractérise la foi bretonne. La croix celte, au faîte de chaque édifice et même de certains menhirs, prouve l’évolution des croyances qui leur permet de ne pas sombrer dans l’oubli. Cette terre revendique plus de 800 saints, que Rome ne reconnaît pas, en-dehors de quelques cas. Les saints font l’objet d’une vénération particulière. On se réfère à leur pouvoir pour exaucer un vœu, pour vaincre une maladie ou la stérilité, pour bénir une naissance, un mariage, ou pour protéger un défunt. Le culte d’un saint guérisseur reprend la tradition de la

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fontaine miraculeuse, où l’eau, symbole œcuménique, est porteuse de pouvoirs extraordinaires. Le Saint est une sorte de totem qui veille sur toute la communauté. Le plus célèbre est saint Yves : juriste devenu prêtre et avocat des pauvres, il est canonisé en 1347. Son souvenir demeure et son culte reste très populaire. Il est célébré lors du Pardon des pauvres, le 19 mai, près de Tréguier. Les moines fondateurs des évêchés, Samson à Dol, Corentin à Quimper, Patern à Nantes, Tugdual à Tréguier, Pol-Aurélien, Brieuc ou Malo, dans les villes qui portent leur nom, témoignent des origines de la christianisation. Ils sont des « figures emblématiques de l’identité bretonne » et sont considérés comme « les pères de la nation » par le Comité Régional du Tourisme, tandis que le Comité Départemental du Tourisme du Finistère les qualifie de « pères de la petite patrie », et celui des Côtes d’Armor de « fondateurs de la Bretagne », dans des brochures promotionnelles. Une mystique aux vertus identitaires certaines, que l’on retrouve encore dans le culte de Sainte Anne qui « participe véritablement à la conscience bretonne ». Grâce à Sainte Anne, la Bretagne détient d’ailleurs un monopole mondial, puisque le village de Sainte Anne d’Auray est, en effet, selon le Comité départemental du tourisme, « le seul endroit au monde où notre illustre aïeule, la mère de Marie est apparue ». Le culte des sept moines fondateurs se perpétue dans le Tro Breiz, ou Tour de Bretagne, un grand pèlerinage qui relie chaque évêché dans une ferveur spirituelle rare. Son origine remonte au Moyen-Âge. La foi et le patriotisme étaient tellement mêlés que les autorités royales interdirent le pèlerinage. A la fin du XXème siècle, une association le fait revivre sous une forme moins religieuse, sur le chemin d’une Bretagne en pleine renaissance... Chaque année, le nombre des participants augmente, comme si la région devenait à présent le symbole de la ténacité d’une religion en déclin. A moins que, là encore, le besoin de communion avec le passé ne soit la seule raison. Les nombreux pèlerinages qui sillonnent la Bretagne (la liste serait trop longue à dresser), reflètent ainsi la piété populaire, et leur but est de rendre hommage aux saints protecteurs, le jour de leur fête. Dans cette cérémonie qui débute dans l’église, puis se poursuit par une procession sous les bannières, pour s’achever devant les reliques du saint, dans l’église ou sur son tombeau, dans la solennité du moment, des drapeaux bretons sont brandis, tandis que l’on distribue dans la foule des tracts indépendantistes et que Paris, pour l’occasion, devient une quelconque Sodome… On pourrait, en fonction des drapeaux et bannières fièrement brandis, classer les participants en trois catégories : les écologistes, les ethnonationalistes et, tout de même, les catholiques, confirmant ainsi le sentiment d’une politisation croissante de tous les facteurs culturels bretons, même spirituels, le Tro Breiz se donnant à voir comme l’affirmation renouvelée d’une identité bretonne. Quoi qu’il en soit, la ferveur des rassemblements religieux est plus aujourd’hui un signe culturel que cultuel. La question des rapports entre religion et identité bretonne est le cadre des recherches de la section « Religion » de l’Institut culturel breton, notamment « les formalisations théoriques élaborées par le mouvement breton d’inspiration catholique » dont l’adage est resté célèbre : « Ar brezhoneg hag ar feiz zo breur ha c'hoar e Breizh : le breton et la foi sont frère et sœur en Bretagne ». L’inventaire des travaux de cette section montre l’importance de la religion dans la société bretonne.

Le séparatisme en Bretagne insiste sur les origines spirituelles de la région pour justifier une émancipation salvatrice. L’histoire de l’Occident reposerait sur l’affrontement entre le monde celte et le monde latin. Ce dernier serait au fond coupable de tous les maux. Dans la logique du mouvement breton, tout ce qui peut contribuer à légitimer la lutte contre la France se justifie. Il faut procéder à un retour aux sources qui permettrait d’ancrer le renouveau breton dans un cadre

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spirituel et politique des plus légitimant. Le combat contre le jacobinisme doit se mener en priorité sur le terrain des revendications culturelles et identitaires, il importe, comme l’écrit Bothorel, de « considérer culturellement et spirituellement la Bretagne comme entité particulière. »

De la tradition littéraire orale à l’exaltation romantique d’un certain idéal En 1977, Xavier Graal écrivait dans un essai resté célèbre, Le cheval couché : « Nous

avions cru, à la lettre, que "Bretagne est poésie" et nous formions le projet de poétiser tout ce que toucherait toute notre fébrile curiosité. » L’auteur, qui s’autoproclamait « barde » et dénonçait une Bretagne qui ronronnait depuis des siècles « sur la couche de sa prudence, dans le lit clos de sa résignation », révélait ainsi tout ce qu’est la littérature pour l’expression symbolique du mouvement breton...

Il est assez malaisé de se représenter aujourd’hui ce qu’étaient les bardes dans la civilisation celtique, loin du stéréotype riche d’humour concocté par Uderzo et Goscinny dans les aventures d’Astérix, les bardes avaient un rang élevé dans la société. Musiciens, artistes complets ancêtres de nos intermittents du spectacle mais mieux reconnus pour leurs talents, les bardes étaient avant tout les chroniqueurs de leurs temps, les dépositaires de la culture celtique. Ils sont les ancêtres des chanteurs bretons, des chantres d’une « culture minoritaire oppressée », ou du moins en voie de disparition, c’est-à-dire les derniers représentants d’une tradition artistique très ancienne qui ne conserve à ce jour, de sa singularité ancestrale, que l’usage de la langue bretonne. Tout poète ou chanteur breton est nommé barde aujourd’hui, et ce quel que soit le contenu de son œuvre.

Les bardes ont transmis un riche patrimoine qui fait aujourd’hui la fierté des Bretons et contribue largement à la spécificité culturelle de la région. Les bardes, qui sont donc les poètes bretons, ont écrit les plus belles pages lyriques glorifiant une nature sauvage et mystérieuse… tout en réalisant bien vite la spécificité des lieux et des autochtones, et leur propre « mission civilisatrice ». Pour le mouvement breton, la tradition bardique permet la révélation d’un passé culturel, celui qui fait défaut aux historiens. Très vite, le rôle de l’écrivain est devenu politique. Grall va jusqu’à dire que les « premiers poètes maudits d’Occident sont les poètes bretons ». L’art des bardes devient le signe d’une culture à part qu’il faut préserver. L’écriture est le symbole de la liberté. Il faut éveiller le peuple, lui enseigner l’ivresse du large qui détermine le Breton en opposition aux Français des terres intérieures. C’est la volonté de préserver une différence et la nécessité absolue d’être totalement libre qu’il faut apprendre au peuple, à tous ceux dont l’identité culturelle pourrait ne pas relever de soi. Il faut rêver la Bretagne, et même la rêver comme elle n’a jamais existé ; selon Grall, « Il n’est de libertés réelles, établies, qui n’aient d’abord été imaginées ».

* Il incombe traditionnellement aux anciens de transmettre leur savoir oral, souvent le soir, devant la chaleur d’un feu de cheminée, lorsque toute la famille se réunit pour entendre les récits qui ont fait et font encore le charme et le mystère de la Bretagne. Dans chaque chaumière, on possède sa propre version d’une même aventure… Le passé de la Bretagne, son histoire plus ou moins mythifiée et l’ensemble de ses traditions préservées définissent un espace spirituel dans

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lequel des récits fabuleux ont prospéré, toute une dense littérature orale, composée de contes, légendes et chants. Ainsi, jusqu’à un passé récent, se racontent, à la veillée, les aventures de la fée Mélusine ou de la submersion de la ville d’Ys… En 1833, Emile Souvestre révèle, dans La Revue des Deux Mondes, l’existence de la « poésie populaire », qui fut longtemps ignorée des élites. En 1844, après un essai ethnologique, Les Derniers Bretons, il publie Le Foyer Breton, un recueil de contes folkloriques pour lequel on lui reproche son manque de rigueur scientifique, et de réécrire les récits populaires recueillis à la veillée dans une mise en scène littéraire. Anatole Le Braz, au début du XXème siècle, donne néanmoins à son tour des versions littéraires des us et coutumes qu’il étudie dans ses essais ethnographiques. Mais dans la même logique, c’est en 1839 qu’un événement littéraire bouleverse la tranquille Bretagne : la parution du Barzaz Breizh, recueil de « chants populaires de la Bretagne », couronné par l’Académie française en 1847. Il s’agit du premier recueil de chants populaires publié en France qui témoigne du « génie poétique de la Bretagne ». Son auteur, Hersart de La Villemarqué (1815-1895), vicomte, rêve d’un retour au passé glorieux de la Bretagne catholique et monarchique, avec ses privilèges et ses anciens États. Il réhabilite dans son œuvre les héros de l’histoire bretonne (Nominoé, Jean IV, Cadoudal…) au travers de « gwerziou » et « sonniou » recueillis auprès de paysans de Basse-Bretagne. A sa parution, des critiques émettent des doutes sur la valeur des transcriptions et des interprétations de chants, dont la langue, trop littéraire et empruntant à d’autres langues celtiques, est assez éloignée des chansons populaires. Accusé d’avoir inventé lui-même les chants les plus édifiants, La Villemarqué ne réagit pas. En 1964, un jeune chercheur, Donatien Laurent, aurait découvert ses carnets manuscrits originaux, mettant fin à la polémique en le disculpant. Pour de nombreux spécialistes, cependant, le Barzaz Breizh est le fruit d’une totale remise en forme de matériaux bruts et devient critiquable par rapport aux exigences en matière de publication de textes oraux. Expurgé, le récit, selon Francis Gourvil, ne serait ni un modèle de pureté linguistique ni l’expression du « génie de la langue ». Le Barzaz Breizh séduit les Romantiques qui se passionnaient pour la poésie, les légendes et l’histoire celtiques, Georges Sand allant jusqu’à comparer le Barzaz Breizh à l’Odyssée. Xavier Grall, plus d’un siècle après la parution, n’hésite pas à faire du recueil le véritable « Ancien Testament » breton ! L’important, pour les « nationalistes », était de constituer une littérature en langue bretonne à l’égale de celles des autres pays d’Europe. A l’époque du plein essor du Folklore, le Barzaz Breizh devient le symbole du renouveau breton…

Dans l’entre-deux-guerres, un groupe de scientifiques relance l’enquête de terrain et la collecte des récits. Ils sont soutenus par le mouvement breton qui, dans la période plutôt « inconfortable » de l’après-guerre, trouvera dans la culture populaire un moyen simple et efficace de s’exprimer. On assiste alors à l’éclosion de l’apprentissage de la langue bretonne, dans des structures regroupées dans la fédération Kendalc’h (Maintenir). Le répertoire traditionnel s’enrichit grâce aux matériaux modernes de collectage permettant un enregistrement sonore. Les folkloristes conservent ainsi les témoignages d’une vie quotidienne aujourd’hui disparue, il perpétue le souvenir, la mémoire... d’un peuple.

La ferme volonté de préserver la tradition orale est autant symbolique que politique. Elle est en effet à la source de la sauvegarde de la langue locale et témoigne des liens entre le milieu culturel et le mouvement breton.

Les légendes et les mythes interprètent des thèmes ancestraux ancrés dans la tradition littéraire. Leur interprétation demeure assez libre, susceptible de significations variées exaltant d’autres époques. Ils sont un lien social avec le passé. Ils prennent parfois une dimension

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caricaturale. Le symbole de la Bretagne n’a-t-il pas longtemps été la gentille Bécassine ? L’importance des conteurs et de leur témoignage est défendue aujourd’hui par Gwenc’hlan Le Scouëzec, qui insiste sur la valeur sociale accordée aux bardes et à leurs paroles, qui, sur terre comme sur mer, rappellent des faits expliquant coutumes et traditions. Ils sont ainsi la mémoire du peuple. Mais Le Scouëzec, grand druide du Gorsedd breton et bien étrange personnage, annonce, à travers eux, le retour du roi Arthur. Les bardes aujourd’hui chantent et écrivent, et sont la conscience du peuple. Ils contribuent, selon lui, à la renaissance de la nation et du peuple breton.

A travers les époques, l’univers culturel se déplace pour se reconstituer chaque fois dans un contexte où les valeurs demeurent identiques : l’exaltation d’un certain idéal social. On retrouve cette thématique dans un registre politique qui emprunte à la tradition littéraire les vertus légitimant un comportement héroïque de l’individu, dans un combat récurrent jugé estimable : la résistance face à l’ennemi héréditaire, la France. Il s’agit d’une projection dans le temps, dont le but, plus ou moins conscient, est de rendre juste une action surannée ou devenue impopulaire. On se réfère à un passé illustre dans un but d’édification. La méthode est classique et très efficace. Elle aboutit parfois à une forme de fanatisme, chez des militants soucieux de retrouver un contexte mythifié aujourd’hui disparu, la conjoncture actuelle n’étant qu’une sorte de purgatoire, dont la peine s’achèvera par l’exaltation de vertus héroïques qui mèneront au nécessaire combat et à la victoire finale. Si la dimension culturelle de la revendication politique bretonne est fondamentale, l’analyse est délicate à entreprendre et ne doit être soumise à aucune généralisation, mais seulement relever d’une attention particulière et d’une critique rigoureuse que d’aucuns évitent précautionneusement aujourd’hui, afin de ménager les susceptibilités.

La dimension politique dans l’expression littéraire de la culture bretonne explique que tant d’écrivains bretons soient aussi des militants actifs du mouvement. De la musique traditionnelle à l’effervescence des fest-noz Dans sa quête à la recherche de ses racines profondes, le mouvement breton contemporain se doit de défendre autre chose qu’un sol, qu’un territoire. Sa mission bien plus « évangélique », en référence aux textes « sacrés » des anciens, est de faire revivre ce qui fait l’identité concrète du peuple, l’expression même de son âme, à savoir sa musique puisée au fin fond des âges... Une musique qui récemment encore, pour un peintre chinois, He Yifu, de passage dans la région, est « le reflet de la vie et des sentiments du peuple breton. » L’enjeu est tel qu’il fait dire, en 1914, à un musicien de Vannes, qu’« après le départ du biniou et de la bombarde, nous verrons disparaître la langue, les costumes... et ainsi progressivement, hélas ! les Bretons deviendront Français. Plaise à Dieu que cela n’arrive jamais ! » Sa prédiction, « hélas », se vérifiera bientôt. Au début du XXème siècle, les premières fêtes touristiques vantant l’aspect « pittoresque » de la Bretagne font leur apparition. Elles mettent en scène une culture rurale dite populaire, incarnant l’identité bretonne, en opposition à la culture citadine, bourgeoise et « parisienne ». Les fêtes fleurissent dans les stations balnéaires dès 1905, à l’exemple du « Pardon des fleurs d’Ajoncs » de Pont-Aven, organisé par Théodore Botrel. Ce dernier, célèbre chansonnier né en Bretagne, est un patriote français, au grand dam du mouvement breton qui concentrera sur lui ses

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foudres. On ne lui pardonnera jamais, entre autres, sa fameuse exclamation : « Vive notre petite patrie ! Gloire à la Grande ». Loin de remonter dans le temps, le premier groupe folklorique, à Bannalec, ne date que de 1902, et le premier « cercle celtique », à Paris, de 1911. Leur naissance correspond à l’émergence du mouvement breton qui voit de suite en la musique l’élément fondateur de son action. C’est par elle que doit s’exhaler le sentiment national. Le cercle celtique de Rennes devient d’ailleurs « l’école de la fierté bretonne. » Le mouvement breton, soucieux de préserver l’image d’une Bretagne éternelle, soutient les sonneurs pour promouvoir ses idées. Les premiers concours de musique traditionnelle voient le jour, à l’instigation du premier parti autonomiste, l’Union régionaliste bretonne, dès 1892. Quelques décennies plus tard, l’événement le plus important pour le développement du mouvement breton est la création, en 1943 à Rennes, de la Bodadeg ar Sonerion ou BAS, (l’Assemblée des Sonneurs de Bretagne) par Polig Montjarret. Elle regroupe de jeunes sonneurs dans des ensembles nommés bagadoù (pluriel de bagad), composés de bagpipes, de bombardes et de batteries écossaises. Leur succès est exceptionnel auprès du public et des jeunes auxquels ils redonnent la fierté de jouer une musique traditionnelle. L’objectif est donc atteint, le mythe de la Bretagne éternelle est né. Le bagad colle à jamais (du moins aujourd’hui encore) à l’image de la Bretagne... Cette réussite exemplaire fait des émules jusqu’en 1950, date à laquelle se crée la fédération Kendalc’h, qui rassemble l’essentiel des composantes du mouvement culturel breton. En quelques années, les musiciens et danseurs deviennent les acteurs d’une multitude de fêtes folkloriques, durant lesquelles on peut constater toute la richesse du patrimoine.

En 1972, dans une période de collectage moderne, se crée le groupe « Dastum » (recueillir), qui édite les « cahiers de musiques traditionnelles » comprenant partitions, textes en breton accompagnés de traductions et des enregistrements sur cassette, bande ou disque, en offrant ainsi la possibilité d’apprendre ou d’enseigner la musique traditionnelle. Dans la logique du mouvement breton, ils créent la première « phonothèque nationale de Bretagne. » Le renouveau culturel est prêt à démarrer : la musique traditionnelle est loin de disparaître, premier succès du mouvement ; à présent, la chanson « made in Bretagne » n’attend plus que son heure de gloire…

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Au fil du temps, selon l’inspiration, toute une série de danses a vu le jour, en s’adaptant à une musique traditionnelle instrumentale et vocale qui existait déjà. C’est pourquoi de nos jours, les danses populaires bretonnes, d’une assez grande diversité, sont couramment pratiquées par tous.

C’est dans la région des monts d’Arrée, au centre de la Basse-Bretagne, que la langue bretonne est la mieux conservée, que l’activisme politique est le plus fort et c’est aussi là que la danse et les chants traditionnels sont le mieux préservés.

Au lendemain de la deuxième Guerre Mondiale, le mouvement politique breton, collaborateur zélé des nazis, va subir un rejet de la part de la population. Les passionnés vont alors se tourner vers les activités culturelles. Dès les années 50, les « cercles celtiques » vont connaître un incroyable essor. Ils joueront un rôle essentiel dans l’éducation musicale de la jeunesse. Dans un second temps, apparaissent les fest-noz, ou fêtes de nuit, où le mélange des générations, la danse en chaîne et « le sentiment de fusion communautaire », comme le dirait Ronan Le Coadic, lui donnent sa singularité… Cette tradition héritée de la vie paysanne, qui rythmait la vie des travaux agricoles, va perdurer et évoluer : la fête de la collectivité rurale va

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progressivement s’ouvrir à toute la population et prendre possession des espaces publics. Elle est le moyen de transmettre une coutume paysanne à la population urbaine, dans une société marquée par un important exode. A une période transitoire où le doute est grand dans une société en totale mutation, la fête apparaît comme une bénédiction, un moment privilégié rassemblant, dans une magnifique communion, une jeunesse empreinte de liberté et des anciens soucieux de conserver leurs us. Elle bénéficia d’un formidable écho dans les années 70, dans la période qui suivit la révolution de Mai, les esprits étant alors sensibles à un retour aux sources par rejet de la société de consommation de masse. Le succès est certes immense, mais il va dénaturer le contenu traditionnel. Certains fest-noz ressemblent plus aujourd’hui à des bals bretons, à vocation purement commerciale, qu’à des messes culturelles traditionnelles. Ils demeurent cependant une véritable institution. Les années 60 marquent une étape importante pour une expression musicale dont la portée ne cesse de croître. Pour le mouvement breton, il importe de faire revivre le patrimoine avec le bain de jouvence de la modernité, et non se complaire dans une quelconque nostalgie. Il s’agit de se redresser et de retrouver une fierté collective. Les paroles des chansons nouvelles clament avec force le rejet de la société de consommation et louent avec détermination la société traditionnelle, source de bien-être et d’équilibre. « L’oppression » que subit la Bretagne encourage l’action militante culturelle. Les années 70 sont marquées, dès leur début, par un intérêt hexagonal sans précédent pour la musique bretonne. Glenmor, premier barde du renouveau breton, Gilles Servat, celui qui a « osé » et qui compare les Bretons aux Indiens d’Amérique du Nord, Alan Stivell, qui redonne vie à la harpe celtique, Tri Yann, « le plus vieux groupe de rock français », comme s’amuse à le répéter son leader charismatique Jean-Louis Jossic, apparaissent dans le répertoire et triomphent au son de leur voix révoltée ; ils deviennent, portés par la « vague soixante-huitarde », les chantres de la contestation : ils sont les nouveaux baladins de la cause bretonne qui, de scène en scène, encouragent les foules à garder espoir et à se mobiliser pour reconquérir l’espace abandonné de la culture traditionnelle. Ils ont du talent, du culot et une incroyable présence sur les planches qui expliquent leur succès. En puisant dans le passé, ils réveillent les souvenirs et émeuvent bien au-delà des limites régionales, d’autant que leur répertoire, tel celui des Tri Yann, puise au registre de tout le Moyen-Âge et non du seul parc breton. Si les années 80 marquent le déclin du mouvement, entraînant la mort de bien des groupes et la disette pour la plupart, les années 90 sont celles du renouveau à plus grande échelle encore. La musique traditionnelle devient même une mode, en surfant sur la vague celtique qui envahit une partie de l’Europe. L’Irlande musicale se vend à merveille et dans son sillage, la Bretagne récolte quelques succès, tel celui de l’Héritage des Celtes de Dan Ar Braz. Ce dernier représentera d’ailleurs la France (ultime défi ?) au concours Eurovision de la chanson, à la fin des années 90. La période est marquée aussi par de nouvelles influences, le métissage avec d’autres cultures et d’autres rythmes. Les artistes bretons, dans leur spécificité artistique facilement identifiable, puisent aujourd’hui « à l’authentique génie du celtisme», cher à Xavier Grall. C’est là leur signe distinctif et la marque de leur réussite. La chanson bretonne incarne la réussite culturelle mais aussi commerciale de la région, elle défie la France et prouve sa capacité à résister à l’uniformisation dont la République est accusée. Pour renforcer l’emprise médiatique de la musique bretonne, le mouvement organise des événements qui enracinent dans la société contemporaine l’impact culturel et social de la musique traditionnelle : la Nuit celtique au Stade de France à Paris, Celtica à Nantes, et surtout le Festival

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Interceltique de Lorient, le festival des Vieilles Charrues à Carhaix ou le Festival de Cornouaille à Quimper…

Les festivals qui se succèdent tout l’été et les flots de spectateurs qu’ils égrènent dans leur sillage contribuent conséquemment aux recettes touristiques d’une région pour qui la saison estivale est essentielle économiquement. Mais ces rassemblements populaires, au-delà de leur succès financier, jouent un rôle important dans l’image qu’ils véhiculent de l’identité bretonne. Tout est entrepris pour leur réussite. Ils sont un événement majeur auquel participe activement une large partie de la population. Malgré la crise qui survint à l’annonce du projet de réforme du statut de l’intermittence en juin 2003, et les annulations en cascade des principaux festivals de l’été qui suivirent en réaction, la Bretagne ne connut, elle, quasiment aucun mouvement de grève susceptible de provoquer l’arrêt des festivités. Pour Jean-Pierre Pichard : « La culture donne une identité et une popularité à une région et permet de l’exporter et de faire des affaires », véritable aveu et conclusion de l’action du mouvement breton. Ces grands rassemblements expriment un potentiel humain, une énergie insoupçonnable, une force indomptable qui pourrait, transcendée dans une union solennelle autour des artistes, exprimer la voix d’un peuple se ressaisissant enfin. C’est pourquoi l’on retrouve tant de noms du cru sur les programmes, en effet, le meilleur soutien du public breton, c’est d’être « solidaire » avec les artistes de la région dans leur « lutte »…

L’aide très importante des institutions locales à la diffusion de la musique aujourd’hui, renforce le sentiment que celle-ci restera un instrument idéologique, d’autant plus primordial que sous peu, la langue bretonne risque de disparaître. La musique bretonne sera alors le dernier vestige d’une « civilisation martyre » et jouera le rôle éminemment symbolique de la voix d’un peuple en lutte.

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La musique traditionnelle est imprégnée d’une émotion rare et subtile qui explique son importance et son rôle dans le renouveau de la culture celtique. La renaissance de la harpe, entreprise par le père d’Allan Stivell, symbolise la réminiscence de vieilles coutumes, le retour des anciens, des bardes et des conteurs venus témoigner d’un temps où l’homme savait écouter la nature qui l’entoure et jouir avec simplicité de chaque moment. La religion païenne et son renouveau dans la culture bretonne illustrent avant tout une réaction contre la modernité et le matérialisme, comme le furent, la dimension spirituelle en moins, les événements de mai 68. Le mouvement breton s’ennoblit d’une essence métaphysique et convertit dès lors des fidèles à une croyance sociale religieuse qui transforme la Bretagne en une sorte de Jardin d’Eden menacé qu’il faut sauver des flammes du Purgatoire – son appartenance à la Nation Française, ainsi devenue de quiddité diabolique. La musique témoigne d’un passé où tout ce qui composait l’existence relevait du sacré. Elle berce à présent les cœurs d’une jeunesse charmée en quête d’eudémonisme, que la tranquillité de la Bretagne, si paisible loin des fastes de la capitale française, incarne parfaitement.

La vague populaire celtique récente est une adaptation très moderne du répertoire traditionnel, dont le succès n’est en rien assimilable à un quelconque « nationalisme ». La jeunesse a adopté le folklore, pourtant l’« alibi des esclaves » pour Xavier Grall, et développe aujourd’hui son style original. L’élan que l’on peut constater et l’essor des différents cercles celtiques traduisent l’enthousiasme actuel pour la culture bretonne. La volonté de transformer la musique en un produit de consommation courante fait le bonheur des producteurs alléchés, et provoque le scepticisme des puristes qui alimentent les rangs du mouvement breton. Eux restent fidèlement attachés à une tradition qui porterait en elle les germes d’une « identité » faisant du breton le héraut d’une civilisation retrouvée. Et de toutes les formes d’expression culturelle qu’ils

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veulent réhabiliter, la musique est propitiatoire à l’expansion du mouvement. Elle est de très loin la force vive du renouveau, sa ferveur populaire et son étoile médiatique. Sans son vif succès, le mouvement eut probablement connu un tout autre destin.

Les Bretons se retrouvent donc dans les festou-noz, et le formidable succès de ces « bals bretons » révolutionne l’approche de la musique bretonne, grâce à la participation active du public, une musique bretonne qui s’adapte au monde moderne et rassemble à présent des centaines de milliers de personnes, lors de festivals comme ceux des Interceltiques de Lorient et de Cornouaille à Quimper... Tous les styles de musique celtique s’y retrouvent, des bagads aux chants de marins à l’ambiance si conviviale et chaleureuse, même si les Bretons les plus radicaux détestent les chants marins, parce que « ce ne sont pas des chants bretons, mais des chants marins ! ». Ces fêtes deviennent une sorte de théâtre dont les acteurs (musiciens et chanteurs) mettent en scène la richesse du patrimoine. Stivell, dont le triomphe dans le monde entier en a fait le porte-drapeau d’une culture retrouvée, les Tri Yann et le génie artistique de Jean-Louis Jossic, et tous les autres chanteurs bretons, donnent à la Bretagne une nouvelle image et un succès populaire international sans précédent. Les festivals réunissent curieux et passionnés dans une chaleureuse communion. Les rues de Lorient se transforment, au mois d’août, en une conviviale kermesse où prennent place de jeunes gens, guitare en bandoulière... On aime la Bretagne, on le dit, on le chante, on le vit ! Mais l’amour d’un pays, comme d’une femme, est exclusif et passionnel. La France devient dès lors gênante. Alors, on reprend en chœur Tri Matolod ou An Alarc’h, ces chants exaltant le passé magnifié de la Bretagne… On modernise l’approche de la culture bretonne en l’adaptant au goût du jour : on se met au rap breton... Quant aux soirées « techno », elles n’ont eu qu’à adapter la musique traditionnelle à un style de musique contemporaine pour créer des « rave-noz », les gavottes tournent au pogo si les circonstances le nécessitent, et les laridées à des versions « destroy »... Tous les événements musicaux touchent au plus profond de la sensibilité, dans une grande union populaire. Pris dans une chaîne humaine, comment ne pas se sentir alors solidaire de la culture bretonne ? De la préservation du patrimoine à la nouvelle économie bretonne Le patrimoine principal de la Bretagne est son cadre naturel, tout un environnement modelé par une nature parfois hostile. La région subit en effet les violents assauts de l’océan. La force du vent ainsi que celle de la houle ont forcément tendance à forger un caractère, le célèbre « caractère breton ». C’est peut-être là l’origine d’une résistance quasi traditionnelle qui fera dire à l’historien Jules Michelet que la « Bretagne est l’élément résistant de la France ». L’océan est à l’origine de l’identité géosociale bretonne et au-delà, c’est tout le milieu naturel qui influe indéniablement sur l’identité sociale. Il est, ici plus qu’ailleurs, le ciment de l’activité économique. La région, quasi péninsule, a longtemps souffert de son enclavement. En-dehors de son heure de gloire maritime lui assurant une certaine prospérité, la réalité économique et sociale fut particulièrement difficile. Lors de la révolution industrielle du XIXème siècle, ne possédant pas de ressources énergétiques suffisantes et éloignée des axes de communication, la Bretagne souffre d’un cruel retard de développement qui dure jusqu’aux années 1960. Durant toute la première moitié du XXème siècle, la situation économique entraîne un flux important de la main-d’œuvre locale, vers Paris essentiellement, formant dans la capitale une importante communauté. La région est une terre rurale et connaît un quasi sous-développement industriel, les habitations

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sont inconfortables, et les ménages sous-équipés, la pratique religieuse reste intense dans cette ancienne terre de chouannerie où l’école privée connaît une forte implantation. Née en 1905 de l’imagination de Caumery et du pinceau de Pinchon, Bécassine, « la petite paysanne cornouaillaise de papier » dont on fêtait en juin 2005 le centenaire, est devenue un symbole de la Bretagne nouvelle qui témoigne de l’évolution de la région durant le XXème siècle. Elle participe à l’évolution des représentations de la Bretagne : symbole de la soumission, de l’ordre établi, Bécassine est utilisée aujourd’hui par Alain Le Quernec dans plusieurs affiches comme porte-parole des revendications bretonnes. Incarnant la jeune fille sotte et naïve, elle peut se flatter aujourd’hui des progrès de sa région : l’académie de Rennes a régulièrement les meilleurs résultats au baccalauréat ! Pour mémoire, l’encyclopédie Larousse écrivait au début du XXème siècle : « Breton : très opiniâtre, très attaché à ses vieilles coutumes et à sa foi catholique, et fort superstitieux, il est peu porté vers l’instruction... »

La situation de la Bretagne a donc bien évolué : elle connaît un dynamisme incroyable qui stimule une société archaïque et la pousse vers une modernité qui donne naturellement un visage nouveau à la région et qui, phénomène inverse à celui précédemment observé, va retenir et même faire revenir la population sur place.

Avec la région des Pays-de-Loire, la Bretagne constitue ce que l’on appelle le grand Ouest. Longtemps en marge de l’Europe, ces régions se trouvent aujourd’hui désenclavées, ouvertes sur l’espace français et européen, dans un système de collaboration entre les régions atlantiques de l’Union Européenne. Le mouvement breton aime à parler de « grande région celtique », ou, plus politiquement acceptable, d’une « euro région celtique ». Grâce au TGV atlantique et aux autoroutes, la Bretagne s’est rapprochée de Paris et du reste du continent. Le plan routier breton, aujourd’hui achevé, a aussi permis de relier entre elles les différentes villes, par un important réseau de nationales à deux voies, afin de stimuler l’activité régionale.

Le dynamisme économique breton est à chercher en premier lieu dans l’exploitation des ressources naturelles de la région : dans l’agriculture et la pêche. L’activité agricole est la principale source de revenus. La Bretagne est d’ailleurs, avec 15 % de la production nationale, la première région agricole de France. Le modèle breton se caractérise par l’élevage intensif. Ce qui ne va pas sans poser problème : la crise de l’élevage porcin et la maladie de la vache folle ont déstabilisé tout le secteur. L’usage immodéré de nitrates et de pesticides empoisonne les cours d’eau et la nappe phréatique. Le littoral costarmoricain est envahi par les ulves, des algues vertes, conséquence des rejets d’azote et de phosphore. L’ostréiculture et la mytiliculture sont régulièrement touchées par des phytoplanctons toxiques et des germes dangereux, quand la faune et la flore sont, elles, victimes de marées noires… La situation écologique de la région inquiète la population et influe sur les débats politiques. Le mouvement breton reproche à la France d’avoir poussé les agriculteurs à l’élevage et à la production intensifs, entraînant une dégradation de la qualité de la vie. Quatre associations de défense de l’environnement ont, par exemple, déposé un recours contre l’État, afin de faire établir sa responsabilité dans la pollution par les algues vertes qui prolifèrent sur le littoral. Le naufrage de l’Erika, en décembre 1999, est directement reproché au gouvernement de l’époque et à une administration incapables de gérer la crise. Les conséquences écologiques désastreuses ont su mobiliser beaucoup de monde et politiser fortement le secteur. Enfin, et grâce à sa puissance économique, le monde agricole s’est doté d’une organisation adaptée aux marchés européens, capable d’assurer l’exportation des produits bretons et qui dispose même d’un lobby mis en place par plusieurs filières de l’agro-alimentaire au Parlement européen, afin de se tenir à la source des décisions politiques et d’obtenir en permanence toute information : Breiz Europe.

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Sous le titre « La Bretagne outragée », Le Monde, dans un éditorial de septembre 2002, concluait sur ce contexte agricole : « C’est l’exemple parfait de ce qu’il ne faut pas faire : le modèle que citeront un jour économistes et historiens au chapitre des aberrations auxquelles peut conduire un productivisme agricole dont on n’a pas fini de mesurer l’irresponsabilité »...

Après ce secteur dont l’impact est si important dans la définition de l’identité bretonne et dont l’avenir incertain menace grandement celle-ci, un autre domaine, lui aussi élément constitutif à part entière de l’identité, connaît de graves difficultés : la pêche. Elle est l’autre activité traditionnelle dont l’impact sociologique dans les villes portuaires est fondamental. En effet, la vie s’y organise autour de la mer et du rythme des départs et retours. La Bretagne est la première région maritime française. Mais concentré sur la pêche industrielle et le chalutage, ce secteur connaît lui aussi une grave crise. Les fonds du littoral ont été surexploités et les bateaux doivent à présent s’éloigner de leurs ports d’attache, alourdissant ainsi leurs frais de transport. Le blocus des ports lors de l’augmentation des prix du carburant, dès septembre 2000, témoigne de la fragilité de ce secteur. La flambée du pétrole rend plus dure encore la crise actuelle.

Au-delà de l’agriculture et de la pêche, un autre domaine exploitant en partie le

patrimoine naturel va s’imposer pour devenir, finalement, le meilleur atout économique de la Bretagne : le tourisme. Les principales raisons de ce succès sont la splendeur des sites et des paysages qui caractérisent cette région, l’étendue et la beauté des plages de sable fin, l’aspect sauvage et mystérieux des côtes escarpées ou plus simplement la pratique de la voile, les sentiers de randonnée et l’aménagement des forêts. Comme le tourisme nécessite un important investissement, la réussite bretonne s’explique aussi par l’extension du camping et le développement de l’hôtellerie, des gîtes ruraux ou des chambres d’hôtes. Le patrimoine naturel invite à découvrir une terre exceptionnelle, sur laquelle n’a pu se développer qu’une civilisation particulière, authentique et traditionnelle. C’est pourquoi le tourisme culturel connaît à présent un regain d’intérêt formidable. La « vague celtique » y est bien sûr pour quelque chose : le renouveau folklorique perceptible jusque dans la gastronomie distille à tous vents, et auprès d’un très large public, l’idée d’une mentalité et d’une tradition bretonnes fruits de « l’identité d’un peuple ». C’est cela qui intéresse le mouvement breton, car au fond, ce n’est pas le tourisme balnéaire ou la thalassothérapie (qui sont pourtant en forte extension) qui imprégneront les consciences. Seules marqueront les manifestations à caractère culturel qui témoigneront de la spécificité bretonne… Fière de sa riche histoire, la région compte donc profiter de son formidable patrimoine pour développer le tourisme culturel.

Le tourisme est devenu un enjeu essentiel du mouvement breton, non seulement à travers l’activité économique qu’il génère, mais aussi par l’image de la Bretagne et de sa population qu’il véhicule. Il est aujourd’hui le moyen le plus efficace d’exprimer la bretonnitude dans la région, en France et même dans le reste du monde. Il permet de faire connaître la situation locale et de créer des liens avec d’autres minorités, car le combat contre la mondialisation, pour la survie des cultures, est universel. C’est bien souvent à l’international que le mouvement breton bénéficie du meilleur écho. Le bénéfice est double : le tourisme crée des emplois et il permet d’entretenir l’identité bretonne. La promotion touristique peut donc devenir par excellence un message ethnodifférentialiste.

L’amour de sa région, de sa terre d’origine ou d’adoption, est quelque chose qui ne se

quantifie pas, qui n’a pas de prix, qui ne se vend pas. Dans l’idée de liberté qu’égrènent les tenants de la bretonnitude, il y a une volonté certaine de s’émanciper de toute tutelle, l’idée que la

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richesse naturelle de la région et tout son patrimoine n’appartiennent qu’à la Bretagne elle-même, et que toute part « étrangère » dans les bénéfices réalisés lors de l’exploitation de son potentiel s’apparente à du vol, à son pillage comme au temps des guerres médiévales. La culture, le tourisme, tout ce que la mode celtique a su faire germer, mais aussi l’exploitation de sa surface arable ou de sa zone côtière, tout cela appartient à la Bretagne et à elle seule : la bretonnitude, c’est aussi et peut-être surtout la souveraineté économique de la Bretagne, la maîtrise totale de son image marchande et du bien productible qu’elle incarne. Là où les anciens ne voyaient dans l’économie que le servage de la Bretagne et son abandon à un capital étranger, tel Xavier Grall dénonçant le « royaume franc », « ce pays de généraux et de comptables » et l’« exécrable culture », dont « la fabrique des intelligences débite des cerveaux pour l’esclavage économique », ils rêvaient alors de « sociétés bergères, paysannes, maritimes » ; mais aujourd’hui, les chantres de la Bretagne ont oublié les songes d’antan, la nostalgie d’une terre rurale aux traditions préservées, ils se sont convertis au capitalisme et tombent en pâmoison devant l’extraordinaire succès des nouveaux seigneurs du CAC 40, du moment qu’ils sont bretons1.

* La Bretagne bénéficie d’un grand capital de sympathie auprès de l’ensemble de la population. C’est un lieu de villégiature à la mode. Sa forte identité devient maintenant un référent économique, une force de vente. Le support marchand du mot « breton » est un argument commercial de taille. Les produits du terroir doivent porter une estampille caractéristique afin d’émerger du lot et être facilement reconnaissables. Les labels « Paysan Breton », « Cidre Breton » ou « Création de Bretagne » sont des gages de qualité. La société Phare Ouest a lancé le Breizh Cola, « le Cola du Phare Ouest » estampillé sur les bouteilles « Le Cola de Bretagne », et a bénéficié d’un formidable intérêt de la presse valant toute publicité. En 1993, une vaste campagne de promotion des produits locaux est orchestrée par l’association « Produit en Bretagne ». Lancée à l’initiative des groupes Even et Leclerc et du quotidien Le Télégramme de Brest, et après avoir essayé puis abandonné « Made in Breizh », elle regroupe aujourd’hui près de 200 partenaires, dont des assureurs, des banques, des grands noms de la presse écrite… et bien sûr, des industriels de l’agro alimentaire. Elle témoigne de l’intérêt du patronat pour l’identité et de la mise en place d’un régionalisme commercial. Les 6 et 7 novembre 1993, Le Télégramme titre à sa une : « Consommer breton c’est aussi créer des emplois » et développe un véritable manifeste autonomiste : « Plutôt que d’attendre le salut de l’État, une communauté dynamique et solidaire doit s’appuyer sur ses forces vives et valoriser son savoir-faire. » Plus la culture traditionnelle est forte et plus l’image qu’elle véhicule est « porteuse ». Les produits bretons prennent de la valeur et ainsi l’identité devient, souvent à l’insu du mouvement culturel lui-même, un facteur de vente. Citroën clame : « J’aime ma région, je roule en Citroën », et Peugeot de préciser : « Fabriquée en Bretagne, la Peugeot 407 parcourt déjà toutes les routes de France »... Des pêcheurs de bars du Raz de Sein ont créé un logo « bars de ligne de l’Ile de Sein » ou « d’Audierne » qu’ils attachent à l’ouïe des poissons et qui leur permet de les vendre plus cher : une localisation très précise, micro territoriale, permet un développement économique considérable.

La Bretagne se vend comme un produit de marketing. Et cela participe à la diffusion des exigences politiques des autonomistes ou des indépendantistes... La « Celtomania » devient le 10

1 François Pinault, Yves Rocher, Edouard Leclerc, Jean-Pierre Le Roch (Intermarché), Vincent Bolloré, Louis Le Duff (La Brioche Dorée), Daniel Roulier (TIMAC), Marcel Braud (Manitou), les frères Guillemot (Ubisoft) et bien d'autres...

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août 2000, dans un Figaro qui ne manque pas d’humour, « un business gros comme un menhir », dans un contexte où « la culture celte emporte tout sur son passage »… Les « produits identitaires » ont envahi les rayons des supermarchés, il n’est plus une marque de crêpes qui ne soit l’expression de l’identité bretonne, une marque de beurre salé qui ne soit une atavique approche de la gastronomie bretonne, etc. La prise de conscience identitaire des milieux économiques célèbre l’alliance entre le politique, le culturel et les forces vives du pays. Ainsi France Télécom, sur fond de Gwenn-ha-du, lance sur une affiche publicitaire : « En Bretagne, Mobicarte : pour être libre et autonome ! ». Dès 1993, Jean-Bernard Vighetti, directeur de l’office de tourisme de Rennes affirmait : « Qui contrôle le culturel, contrôle l’économique ». La dynamique engendrée par la culture est quasiment l’avènement d’un secteur quaternaire que génère la société de loisir. La Bretagne entre maintenant dans une « économie culturelle ». Lancée par l’Office de la langue bretonne, la campagne « Ya dar brezhoneg », « oui au breton », invite les entreprises bretonnes à se convertir au bilinguisme. Lors du débat sur les accords de Matignon et le projet de réforme du statut de la Corse, entraînant l’idée d’une territorialisation du droit, Guy Plunier, président du Club de Bretagne, groupe de pression du monde économique breton, voit dans le statut de l’île un « signal intéressant pour une redistribution des pouvoirs dans toute la France », selon lui très attendue par les industriels bretons.

Le dynamisme économique est un phénomène très important qui donne naissance à une prise de conscience nouvelle du pouvoir local. Fondé sur une problématique économique, il relève en fait bien plus d’une conjoncture politique à l’échelle continentale. La construction européenne sur le modèle fédéraliste favorise le dépérissement de l’État et promeut l’émancipation des pouvoirs locaux. Sous couvert d’une action économique, le discours est néanmoins connoté ethniquement en vue d’une reconnaissance spécifique. L’identité bretonne est un élément essentiel de la mise en valeur de la région. Elle est le support de communication le plus efficace pour promouvoir une spécificité dont le pouvoir d’attraction trouve sa dynamique exponentielle dans le tourisme, devenu élément primordial de l’économie locale. Telle une carte postale, l’image de la Bretagne s’exporte dans le monde. La vision d’une terre sauvage au particularisme bien ancré contribue à la réputation d’un « pays » où la tradition culturelle s’inscrit dans un passé lointain, commun à d’autres terres. Cet héritage, fort de sa mise en valeur récente, s’apparente à une campagne promotionnelle. Le succès de l’estampille celte s’explique par la garantie d’une marque, d’un trait de caractère d’un exotisme à portée de soi. Tout ce qui caractérise la culture celte s’inscrit dans le temps, suppose la qualité en plus de l’authenticité, un savoir-faire autochtone non rompu à l’uniformisation planétaire. Ce trait caractérise le succès de la mode celtique qui bénéficie allègrement à une Bretagne ayant saisi au vol la possibilité de s’auto-promouvoir par le biais de ses origines. L’effort particulier fourni pour entériner une spécificité bretonne dans un cadre historique et linguistique explique l’action du mouvement breton et son dynamisme étendu aux institutions politiques ainsi qu’à l’ensemble des secteurs de l’économie locale. La Bretagne existe grâce à son patrimoine et vit par l’exploitation de celui-ci. La mode celtique permet une plus large diffusion de la marque « Bretagne », dans une logique libérale de communication où seuls comptent l’efficacité et les gains engendrés. La Bretagne se doit d’exister dans sa particularité pour maximiser ses profits, pour magnifier son image à l’exportation et véhiculer un exotisme de bon aloi. Elle bénéficie certes d’une mode servie avant tout par des lobbies médiatiquement efficaces. Elle profite également de la proximité d’autres terres celtes pour exalter sa différence. Une différence que revendique le mouvement breton. Ce dernier milite pour asseoir une reconnaissance internationale immuable. Son action

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tend à entretenir l’idée de particularité ; elle en affirme les contours et s’inscrit, indubitablement, dans une véritable mythologie de la différence. De la nation mythique à la volonté d’indépendance

La quintessence même de la représentation culturelle est une mise en forme de la

spiritualité au bénéfice d’une idéologie qui puise dans la symbolique divinatoire les éléments structurels de son message politique. Ce dernier s’inspire de l’imaginaire fabuleux et mystique pour définir une Bretagne transcendantale et faire du concept d’indépendance une mission apostolique. Tout un développement allégorique tend à prouver la spécificité bretonne dans un raisonnement relativement ésotérique, que ne saisissent et ne partagent que quelques initiés. Pour eux, l’idée fondamentale réside dans la croyance en la supériorité de leur terre, dont la population autochtone devient le « peuple élu », et l’accès à l’indépendance la quête de l’Absolu. Pour les disciples d’une telle religion, le terrorisme n’est qu’un moyen de parvenir à une fin transcendantale que ne saurait intimider un appel au civisme.

La « nation » bretonne se réfère à un passé et à ses origines celtiques impliquant une distinction entre les individus « de souche », celtes, et les autres, « étrangers » à cette culture et donc exclus des critères ethnonationalistes. Le thème du retour à « l’authenticité » renvoie à une pureté originelle corrompue par des influences « extérieures ». L’héritage du passé forme un patrimoine dans lequel la Bretagne se contemple en admirant sa richesse et en la proclamant comme son œuvre, véritable raccourci autobiographique. Les « nationalistes » bretons tiennent un discours qui berce le cœur plus qu’il ne s’adresse à la raison.

Les croyances bretonnes nourrissent aussi les espoirs d’un mouvement qui érige en quasi religion une liberté mystifiée. Un raisonnement plutôt occulte autorise à récupérer toutes sortes de symboles, qui prouvent que le Breton est un être à part, un individu aux mœurs particulières, qui doit se construire un univers propre afin de se protéger de la corruption de « l’étranger ». En véritable philosophie, la démarche ethnonationaliste tend à développer une réflexion sociologique à caractère révolutionnaire, le monde à créer n’étant qu’inspiré par le passé, ce passé où le Breton en toute impunité pouvait affirmer sa différence. L’enseignement de l’histoire lui confère une légitimité que nulle autre matière n’eût pu lui apporter, dans la mesure où celle-ci est expurgée d’une interprétation républicaine contraire à l’esprit de la nation bretonne. L’indépendantisme s’inspire d’une quête existentielle, et distille un message aux dimensions spirituelles. L’incarnation de cet élan novateur, le bouleversement qu’il implique, est porteur d’un message transcendantal où l’espoir réside dans une nouvelle civilisation.

A la recherche de symboles qui donneraient sens à l’idée de nation, la Bretagne érige toute une panoplie d’artifices. Ainsi, depuis 1925, la Bretagne a son propre drapeau, le Gwenn-ha-du (Blanc et Noir). Il fut créé par Morvan Marchal, le fondateur du mouvement Breiz Atao (« Bretagne Toujours »), mouvement ethnonationaliste des années trente et quarante qui a, selon Olier Mordrel1, « rouvert le livre » de l’histoire bretonne. Il fut, à l’origine, le symbole de

1 MORDREL, Olier, de son vrai nom Olivier MORDRELLE (1901-1985). Fondateur de Breiz Atao et principal idéologue de l’Emsav de l’entre-guerre, il entraînera le mouvement dans sa dérive fasciste. Condamné à mort, il se réfugiera en Argentine, pour retrouver la Bretagne au début des années 70. Son engagement reste alors le même...

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ralliement des autonomistes de l’entre-deux-guerres. Il se compose de cinq bandes noires qui symbolisent les évêchés de Haute Bretagne (Rennes, Nantes, Dol, Saint-Malo et Penthièvre) et quatre bandes blanches pour ceux de Basse Bretagne (incarnant le Léon, la Cornouaille, le Trégor et le pays Vannetais). Les bandes noires sur fond blanc rappellent les armes de Rennes. Le Gwenn-ha-du reprend également dans sa partie supérieure gauche l’hermine qu’Anne de Bretagne instaura au XVème siècle comme symbole héraldique du duché. Selon la légende, elle choisit cet animal parce que sa blancheur symbolise la pureté : une hermine, alors traquée par des chasseurs, s’arrêta devant une marre d’eau boueuse, refusant de souiller son pelage blanc. Il en naquit une devise qu’Anne fit sienne : « plutôt mourir que d’être souillé. » Ce symbole héraldique apparaît cependant pour la première fois en 1318, sur un sceau officiel du duché de Bretagne. Anne est si présente dans les cœurs que l’on se plaît, ici, comme bien souvent, à croire à la légende… Le Gwenn-ha-du est un symbole fort populaire. Il n’est point de commune bretonne qui n’arbore fièrement son drapeau, ce drapeau qui orna pour la première fois la Maison de la Bretagne à Paris, le 30 juillet 1937. A l’inverse, il demeure rare de trouver l’étendard tricolore national en-dehors d’une victoire en coupe du monde de football. Celui-ci devient à nouveau le symbole du jacobinisme oppressant les libertés locales… La Bretagne a pourtant un véritable drapeau, le Kroaz Du, une croix noire sur fond blanc. Il fut accordé au duché en 1188 par le pape Grégoire VII lors de la 3ème Croisade. Mais la collaboration du mouvement fut telle pendant la deuxième guerre mondiale que le Kroaz Du est inévitablement associé aujourd’hui à la croix gammée. Il est donc plutôt opportun de récupérer l’invention de Marchal. Les collectivités locales le brantissent à leur tour pour représenter la région... A présent, pour juger de l’attachement des Bretons à leurs couleurs, il suffit d’observer l’arrière des véhicules automobiles : un autocollant brille de son éclat pour symboliser l’appartenance à la Bretagne, véritable marque identitaire dont on s’enorgueillit afin de prouver sa bretonnitude et sa spécificité. Pour mettre en scène les référents communautaires, on utilise les couleurs de l’étendard et, par exemple, une hermine coiffée d’un chapeau rond. Mais le plus souvent, on peut lire ces trois lettres devenues signifiant identitaire : BZH. Elles viennent d’un compromis entre « Brehoneg », l’orthographe du mot « Breton » en vannetais, et « Brezoneg », l’orthographe des autres régions. ZH symbolise l’identité bretonne. Dans un effort de vulgarisation, on retrouve le Gwenn-ha-du sur des vêtements et des objets divers, afin de répandre le phénomène identitaire et culturel. Cette démarche mercantile vise aussi des touristes crédules en quête de souvenir, qui propageront ainsi, bien involontairement, l’idée d’une « nation » bretonne. Au-delà d’une référence historique, s’affirmer breton prend un sens contemporain. La création du Gwenn-ha-du en est un parfait témoignage. On recherche un référent qui puisse rassembler autour d’une bannière un sentiment national. Le drapeau breton est une création dont l’objectif est de fédérer les indépendantistes et de provoquer une large prise de conscience du peuple. Il s’inspire du modèle américain des bandes alternées, et, comme nous venons de le voir, porte à la place des étoiles une série d’hermines en souvenir du duché. Le mouvement breton est conscient que la société bretonne, dans un souci de cohésion, a besoin d’être valorisée. Pour se faire, il faut mettre en valeur une image qui passe forcément, selon lui, par des symboles évidents d’identification nationale. La Bretagne indépendante, retrouvant son passé glorieux, est le destin certain de la région martyre. L’histoire est déjà écrite. La banalisation du Gwenn-ha-du de nos jours et sa généralisation quasi officielle prouvent le pouvoir croissant des autonomistes sur une opinion assez inconsciente des réels objectifs. Le costume connaît de nos jours un incroyable retour dans les habitudes vestimentaires, dans une démarche purement différentialiste. Le costume est une image sociale ; c’est un

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marqueur d’ethnicité. Cette distinction par la parure s’est estompée en Occident. Mais, dans le passé, elle a joué un rôle d’identification important chez les Bretons (chapeaux ronds et culottes bouffantes pour les hommes, coiffes, robes et gilets brodés pour les femmes, sabots). Aujourd’hui, cela n’est plus le cas. Le costume traditionnel masculin a complètement disparu. Le costume féminin a résisté longtemps, mais n’est plus porté quotidiennement, seulement lors de fêtes folkloriques ou de représentations et par des personnes d’un certain âge. Il y aurait 230 groupes de danse en Bretagne, regroupant 18 000 danseurs et danseuses, qui, l’été, présentent leurs spectacles et défilent dans les rues en costume traditionnel. Une cinquantaine de festivals les accueillent chaque année. Alors qu’on ne compte plus que quelques dizaines de femmes bigoudènes à porter leur costume au quotidien, dont quelques-unes dans des publicités télévisées... Selon Pierre-Jean Simon, ces costumes traditionnels sont d’apparition récente et n’ont jamais été portés par l’ensemble des Bretons. Il y a un mythe du costume national breton, comme il y a eu un mythe de la race bretonne. La création en remonte au XVIIIème et il s’est généralisé au XIXème siècle. De plus, il s’agissait du costume d’une classe sociale, le milieu rural. Et le costume n’était même pas commun à l’ensemble de la Bretagne rurale. Les costumes étaient très divers et très localisés. Pourtant, des jeunes filles s’exprimant dans le journal Le Monde, se parent aujourd’hui de costumes dits traditionnels et déclarent être fières de ce qu’elles sont capables de faire, comme s’il s’agissait en soi d’un véritable exploit, et demeurent convaincues d’affirmer ainsi leur être profond en exaltant leurs racines : « Quand on entre dans un costume, on endosse tout cet héritage, toutes ces traditions. C’est un sentiment difficile à expliquer, on met en avant notre identité, notre façon d’être et de penser. » En réalité, le costume semble n’avoir jamais été un élément important de l’identité bretonne, sauf au niveau d’une image extérieure folklorisante et au niveau d’une certaine mythologie du mouvement régionaliste. On lui attribue un caractère sacré. Et on l’exhibe, comme le drapeau, en symbole de l’ethnonationalisme. L’habit devient lui aussi un symbole culturel et idéologique. Et au-delà, dans l’ensemble de la société, des signes montrent une évolution sensible des comportements, reliant la pratique sociale à des symboles purement politiques. Le Tartan est un kilt écossais, soit un « costume traditionnel ». Richard Duclos, un Breton passionné par l’Écosse, décide en 2004 d’ouvrir rue du Maine à Paris « La Maison du kilt ». En parallèle se crée une association rassemblant une centaine de Bretons porteurs de kilt, les « Breizhlanders ». Pour parfaire la logique identitaire, Duclos conçoit un tartan breton, qui se décline en trois types dont le premier, le tartan « National Breton » (sic), reprend le noir et le blanc du Gwenn-ha-du, le bleu de l’Armor et le vert de l’Argoat. Cet exemple illustre parfaitement la dérive absurde de la revendication identitaire qui, si elle peut réclamer l’usage d’une langue en un lieu où elle ne fut jamais parlée, en vient à arborer des costumes « nationaux » traditionnels là où jamais ils n’existèrent. Lorsqu’on lui demande, non sans un certain humour, si le vent est le pire ennemi des Breizhlanders, Per-Vari Kerloc’h répond, lyrique : « Au contraire, il donne la grâce. Il fait flotter les kilts, il fait flotter les drapeaux. Le vent de l’histoire est avec nous. » Reste à se demander de quelle « histoire » il s’agit... Voyons le cas des divertissements et du sport qui, de tout temps, ont joué un rôle social important et que le mouvement breton voudrait aujourd’hui relancer dans leur mode d’expression traditionnelle : noces, foires, fêtes paysannes (fenaison, moisson, battage..), fêtes religieuses (pardon, fêtes liturgiques..), tous ces grands moments dits communautaires étaient ponctués de divertissements collectifs. La révolution agricole qui débute dans les années 50 provoque la disparition de la société traditionnelle et avec elle, le déclin de ces divertissements. En 1978, on comptabilise plus de 100 jeux bretons (jeux de force, jeux de bâtons, jeux d’adresse, jeux de

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quilles, boules bretonnes, hockey et rugby bretons...). Certains sont encore populaires ou le redeviennent comme le « gouren », ou « lutte bretonne ». Ce sport est devenu un élément fort de l’exaltation patriotique et de la fierté bretonne. Sport de combat d’origine celtique, il est codifié depuis 1930 par la Fédération des amis des luttes et sports athlétiques bretons (FALSAB). Il se pratique aujourd’hui dans quelques dizaines de clubs par des individus de plus en plus jeunes. Le mouvement breton glorifie les vertus de ce sport typique qu’il souhaite relancer, afin de pouvoir affirmer à travers lui une spécificité locale. Une tradition sportive exalte les vertus physiques d’une race. Dans cette logique, le mouvement breton s’est battu pour que le gouren devienne une option au baccalauréat, ce qui est le cas depuis quelques années, nouvelle manifestation identitaire à destination d’une jeunesse qu’il faut impérativement mobiliser. L’Institut culturel breton a créé la grande fête « C’hoarioù Breizh » (Jeux de Bretagne), qui se déroule depuis 1990, toutes les deux ou trois années, dans une ville différente. Celle-ci permet, grâce à la présence de nombreuses délégations d’autres régions d’Europe, de faciliter la création d’un réseau européen militant pour une reconnaissance officielle des jeux de tradition. Le rythme calendaire ponctue les événements structurant toute société. Fêtes, anniversaires, symbolisent la prégnance du temps dans une tradition qui cultive le souvenir, voire qui se construit dans le culte du souvenir. La reconnaissance d’une nation commande de déterminer un jour symbolique pour commémorer la naissance de ladite nation, ou du moins, pour la Bretagne, d’une date incarnant aux yeux du peuple la liberté retrouvée. Ce jour témoignera de l’existence même de la nation en commémorant solennellement l’anniversaire de sa renaissance. A des fins « nationalistes », le mouvement breton a ainsi institué la cérémonie du « devezh ar Vro », la « fête nationale », qui commémore la victoire en 845 de Nominoé, rétrospectivement nommé père de la patrie. Fixée le troisième dimanche de juin, cette fête donne lieu à un rassemblement d’indépendantistes au cours duquel se diffusent des discours et des théories radicales. Cette date n’est connue que des rares initiés. Ceux-ci réfléchissent à toutes les données d’une « nation » bretonne. Ils préparent l’institution d’une Constitution, d’une armée et même l’instauration du « lur » comme monnaie « nationale ». Depuis le succès populaire et festif de la Saint Patrick (saint irlandais) dans les bars et pubs, il est aussi sérieusement envisagé de faire de la Saint Yves une « grande fête nationale des Bretons », un point d’ancrage hypothétique que se cherche l’identité bretonne. Il semble que depuis 2003, ce projet ait pris forme grâce notamment à l’action de Jean-Pierre Pichard, directeur du Festival interceltique de Lorient. La Saint Yves, du jour au lendemain, est ainsi célébrée comme « la fête nationale » de tous les Bretons. Au-delà d’une reconnaissance « hexagonale » de la Bretagne, la région voulue nation se doit d’exister au plan international. Dans le but d’une plus vaste reconnaissance identitaire à l’échelle mondiale cette fois, le député UMP finistérien Christian Ménard a proposé la création du suffixe internet [.bzh] ; le mouvement se doit en effet de coller aux technologies modernes et de conquérir sa liberté par la notoriété de la Toile. Avec le Bro gozh ma zadou, l’hymne « national » breton choisi après un concours organisé par l’Union Régionaliste Bretonne et dont on fêtait le centenaire le 29 mai 2004, le Gwenn-ha-du et la Fête nationale, voici réunis les principaux symboles du « nationalisme » breton. Tous de conception contemporaine, ils n’ont aucune légitimité historique. Véhiculés largement par les médias, bénéficiant du phénomène de mode culturelle de la vague celtique, ils jouissent d’un écho croissant auprès du public. Mais si ce dernier est satisfait du renouveau culturel et constate avec fierté l’intérêt actuel pour la Bretagne, prend-il réellement conscience

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des enjeux politiques dissimulés ? L’objectif du mouvement breton est bien d’éveiller une « conscience nationale ». Pour cela, le meilleur moyen d’y arriver reste de puiser dans l’histoire des symboles forts : l’Ordre de l’Hermine, qui fut créé en 1381 et qui compte parmi les plus anciens des ordres militaires et honorifiques d’Europe, affirmait la prééminence ducale sur la noblesse et une « volonté d’unité » autour du souverain breton ; en 1972, cette distinction créée par le Duc Jean IV fut remise à l’honneur, non pour reconstituer l’« ordre », mais pour perpétuer une tradition et « relever un symbole ». L’Institut culturel breton a été chargé de cette mission qui distingue du Collier de l’Hermine « des personnes ayant beaucoup oeuvré pour la Bretagne, son identité et sa culture. » A défaut de faire l’unité autour du duc, le mouvement voudrait rassembler l’ensemble de la population et créer une souveraineté bretonne, nouvelle autorité suprême de la Bretagne... Le mouvement récompense ainsi ses meilleurs éléments...

* En 1977, le président Valéry Giscard d’Estaing accorde une charte culturelle qui permet une nouvelle approche de la culture bretonne. Son préambule se voulait « un acte de reconnaissance de la personnalité culturelle de la Bretagne » et prenait « l’engagement d’en garantir le libre épanouissement ». En ce sens, seront créés le Conseil Culturel de Bretagne en 1978 et, en 1981, à l’initiative des élus du Conseil Régional, avec la participation du Conseil Général de Loire Atlantique, l’Institut Culturel de Bretagne. Le Conseil, composé de représentants des collectivités locales, est vraiment l’organe de référence du mouvement culturel breton. L’Institut a pour objet de « soutenir le développement et la diffusion de la culture bretonne ». Une grande partie de l’ « intelligentsia bretonne » s’est retrouvée au sein de l’Institut. Il y a eu et il y a toujours parmi ces membres de nombreux enseignants, universitaires mais aussi enseignants du primaire et du secondaire, également de nombreux professionnels de la culture, des chercheurs, membres du CNRS, de l’INRA et de l’Ecole des Hautes Etudes, des artistes, de nombreux écrivains et aussi beaucoup de militants culturels du monde associatif. Cependant, pour le mouvement breton, la défense de la langue est insuffisante. La naissance de Stourm Ar Brezhoneg (SAB, Combat pour la langue bretonne), en 1984, illustre sa volonté de s’engager dans le combat linguistique, de manière à sauver l’élément fondamental de l’identité. Le « problème breton » ne saurait se limiter à la seule dimension culturelle ou linguistique. Sur le plan politique, les années 80 marquèrent un reflux du militantisme qui permit à l’inverse le développement du monde associatif. Ce changement d’attitude témoigne de l’évolution des mœurs et de la forme que prend aujourd’hui la lutte identitaire. L’ensemble de la vie sociale est le lieu d’investigation du mouvement, qui de l’économie à la culture, et du politique au spirituel, entend partout imprégner la bretonnitude dans les consciences. Son mode d’action très divers témoigne des divergences idéologiques. L’UDB (Union démocratique bretonne) aujourd’hui s’allie à la gauche et fait liste commune avec le PCF ou le PS, quand l’ARB (Armée révolutionnaire bretonne), reprenant à son compte l’attitude du FLB (Front de libération de la Bretagne), préfère l’activité terroriste et les attentats, dans un pur « romantisme » ethnonationaliste. Le mouvement breton, ou Emsav1, n’est donc pas une structure monolithique2, mais au contraire un vaste rassemblement de tendances différentes, qui se retrouvent derrière le 1 Mot que le mouvement breton a forgé pour se désigner, un néologisme qui signifie « soulèvement », ou « insurrection ». 2 Tous les militants politiques bretons n’étant pas forcément indépandantistes, on trouve dans le mouvement breton : un régionalisme, plus ou moins modéré ; un autonomisme, plus ou moins poussé ; un courant fédéraliste, à la marge du précédent ; et un indépendantisme, ou ethnonationalisme, radical.

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mythe de l’unité nationale, tendant à sublimer les contradictions de toutes natures à travers le culte d’un idéal transcendantal de nouvelle société à bâtir, par le réveil du peuple breton et la création de la « nation » bretonne. La réflexion politique, alimentée par la construction européenne et le modèle fédéral, permet au mouvement de se développer et d’acquérir une certaine respectabilité. Mais l’objectif n’est pas seulement juridique et politique. Il est à présent philosophique et culturel, et doit parvenir à une prise de conscience collective. Le mouvement breton ne veut plus se limiter à l’action de quelques militants mais traduire une véritable aspiration populaire. C’est en cela que le rôle du culturel est essentiel et déterminant. Sa caution est fondamentale pour sensibiliser le peuple et assurer le réveil d’une conscience endormie. Le message du mouvement culturel s’adresse à la sensibilité de chaque individu, afin de provoquer le sursaut identitaire dont a besoin la Bretagne. L’Emsav ne combat plus uniquement sur le plan politique, mais sur un plan spirituel et symbolique, afin de sortir de sa torpeur un peuple trop longtemps enjôlé par le discours républicain et réduit en « esclavage » par un État français peu soucieux des intérêts réels de la région. La production d’un discours « national » breton transcende les diversités idéologiques, politiques ou économiques, à travers une solidarité pour la défense de l’intérêt supérieur de la Bretagne. La nation devient une personne morale à créer et l’Emsav participe à la prise de conscience collective qui légitimera l’État en projet et l’accès à l’indépendance. Chaque visite en Bretagne offre de nouvelles perspectives, toujours réjouissantes, parfois étonnantes. Au-delà de la beauté des paysages, l’attitude et l’action de certains Bretons ne cesseront, elles, de surprendre : il est assez amusant, par un bel après-midi de juillet, d’observer le ton très solennel d’un rassemblement de druides, lui donnant un aspect rigoureux et austère censé galvaniser les troupes. Pour suivre un certain protocole, on chante à la fin de la réunion ou de la cérémonie un hymne dont la mélodie est difficilement assimilable et les paroles totalement inconnues de l’auditoire : terrible épreuve que celle du chant patriotique breton… La cérémonie est certes pompeuse, rarement assimilée par l’assemblée mais qu’importe, tout ce qui touche au passé tient du mystère, suscite la fascination et ravive les racines trop longtemps étouffées. On sent les membres émus, unis dans leur foi païenne ou leur élan patriotique, concentrés derrière les croix celtiques, les bannières, etc. Et malheur à quiconque oserait railler ou juger fascisants ces oripeaux ! A quelques kilomètres de là, en bordure de la côte cette fois, il est surprenant de voir en mer certains bateaux et navires de pêche battre pavillon aux couleurs de la Bretagne, lorsque l’on sait que le pavillon hissé à la proue d’un navire indique sa nationalité. Au diable l’interdit et la loi républicaine... Et puis, lorsque l’on rencontre enfin un « nationaliste », il est étonnant et symboliquement fort pour lui, de le voir muni d’un passeport1 breton vert, sur lequel on peut lire « Breizh, hemen-hent, passport », unique papier d’identité que possèdent certains « nationalistes », ce dont ils se vantent avec fierté. Ce passeport est naturellement en vente un peu partout, même s’il n’a bien sûr aucune valeur juridique… Certains militants du mouvement breton ne cessent de surprendre et l’on pourrait conclure dans un élan shakespearien qu’il est quelque chose de singulier au « royaume » de Bretagne ! 1 Il est précisé en dernière page : « Ce passeport est un document qui vous accrédite comme Breton. C’est encore un document symbolique sans homologation internationale. Un jour, un gouvernement breton s’en portera garant et le reconnaîtra. Le titulaire de ce document est le porte-parole de son pays, la Bretagne, de la situation d’oppression vécue par son peuple aujourd’hui ainsi que de la lutte menée pour atteindre les droits démocratiques internationalement reconnus. »

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De la mystique bretonne au mouvement breton…

Le recours au mythe et au symbole offre une conception « essentialiste » de l’identité bretonne. On parle de bretonnitude comme Senghor parlait de négritude. L’identité ne disparaîtra jamais totalement. La singularité bretonne restera attachée à un territoire, qui fait partie du patrimoine breton avec ses héritages –dolmens, menhirs...- et ses constructions, un territoire constitué de « lieux de mémoire », d’enracinement local des souvenirs, des mythes et des symboles... Les Bretons pensent que leur spécificité est immuable et intemporelle. Elle est en fait un indice d’espérance auquel ils se rattachent. Car au fond, la quête d’identité exprime une réaction contre une angoisse sociologique, la perspective d’un avenir incertain et la peur de disparaître en tant que membre d’une communauté et même d’une famille. C’est un processus psychologique légitime face au doute que provoque la postmodernité qui justifie ce besoin de repères et la nécessité de ce rattachement aux racines, à ce qui détermine l’individu et lui signifie sa place et son rôle dans la société. L’attachement à l’identité est lié à la vie affective et semble intensément ressenti. Les « expatriés », les membres de la diaspora, y sont particulièrement sensibles et affirment avec fierté leurs origines bretonnes, comme s’ils exhibaient une sorte de carte de visite qui les caractériserait et les distinguerait de suite1. Dans la notion d’identité, on tente aussi de définir un caractère commun auquel se rattacher, un comportement qui est le signe d’une appartenance à un groupe. Qui en tout cas légitime toute attitude selon l’idée que l’identité collective détermine nécessairement les traits d’une personnalité. Ainsi l’on dit le Breton sauvage, rude, cynique, rebelle, fier, orgueilleux, battant, fidèle, têtu, etc. Il y a l’idée qu’à chaque peuple correspond une psychologie collective particulière. Flaubert écrivait dans son dictionnaire des idées reçues : « Bretons. Tous braves gens, mais entêtés. » Le dictionnaire Larousse en six volumes de 1928 indique que « Le Breton a partout le même caractère : très opiniâtre, très attaché à ses vieilles coutumes et à sa foi catholique et fort superstitieux, il est peu porté vers l’instruction et l’industrie. » Un manuel scolaire datant des années 20 présente officiellement le stéréotype breton : il « est petit, brun, trapu, énergique, d’une ténacité légendaire (têtu comme un Breton), d’une probité rare, un peu farouche, superstitieux encore, mélancolique comme son ciel mouillé de larmes… » On explique même le taux d’alcoolémie à travers le phénomène identitaire, qui, selon Yves Le Gallo, relève d’« une sorte de fragilité ethnique »…

Le mécanisme identitaire révèle un besoin de repères significatifs, et même un besoin de symboles quasi existentiels, chez l’individu, qui explique le fondement structurel du mouvement culturel breton, où derrière l’idée d’indépendance politique se trouve la légitimation de sa propre culture, de sa propre différence. On ne peut « être » que contre quelque chose, on ne peut s’affirmer Breton qu’en opposition au Parisien. On est celte parce qu’on refuse l’appartenance à un Occident chrétien, romain. Etc. Dans un monde en constante évolution et face à l’uniformisation, l’origine culturelle représente une amarre solide, un ancrage sûr pour qui souhaite se déterminer par sa spécificité, par sa différence. C’est ainsi qu’apparaît et se développe l’ethnodifférentialisme breton. Le mouvement culturel défend sa particularité comme les membres d’un territoire occupé entreprennent de résister à la force occupante, insoumis à

1 Etonnamment, c’est à Paris que se crée le 1er cercle celtique en 1911. Pur produit de la diaspora, il s’explique par ce besoin fort de liens communautaires qu’expriment une population « en exil ». Il cultive le sentiment d’identité que tout Breton développe sitôt éloigné de son pays. Il exalte le souvenir de la terre d’origine…

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l’autorité étrangère. C’est un véritable combat qui s’engage, une geste héroïque… Le mouvement breton repose avant tout sur une valeur affective. Son facteur symbolique est porteur de sens, il joue sur les émotions. L’action devient légitime, civique, politique.

Morvan Lebesque1, « écrivain de la décolonisation », pose, lui, la « véritable » question, la seule, celle qui explique l’incroyable succès de son auteur parce que tout simplement à l’origine de tout : « Qu’appelez-vous être breton ? Et d’abord, pourquoi l’être ? » « Question nullement absurde », ajoute-t-il. La réponse, sa réponse, ne fait pour lui aucun doute, et ses mots donnent sens à l’action du mouvement culturel : « Français d’état civil, je suis nommé français, j’assume à chaque instant ma situation de Français ; mon appartenance à la Bretagne n’est en revanche qu’une qualité facultative que je puis parfaitement renier ou méconnaître. Je l’ai d’ailleurs fait. J’ai longtemps ignoré que j’étais breton. Je l’ai par moments oublié. Français sans problème, il me faut donc vivre la Bretagne en surplus ou, pour mieux dire, en conscience : si je perds cette conscience, la Bretagne cesse absolument d’être. La Bretagne n’a pas de papiers. Elle n’existe que dans la mesure où, à chaque génération, des hommes se reconnaissent bretons. A cette heure, des enfants naissent en Bretagne. Seront-ils bretons ? Nul ne le sait. A chacun, l’âge venu, la découverte ou l’ignorance2 »… Toute la rhétorique allégorique développée par le mouvement breton dissimule un discours politique teinté de signes. Si l’identité bretonne se nourrit de mythes et de symboles, elle n’est pas pour autant un leurre. Car les mythes, pour Ronan Le Coadic, sont des données fondamentales de la vie humaine. Ils animent l’humanité en suscitant émotions et passions. Sur les épaules du mouvement breton repose tout le poids d’une culture en danger de disparition, quelles qu’en soient les raisons, et, au-delà de son action politique, sa dimension sociale et culturelle suffit à lui donner du sens. Que la Bretagne retrouve la liberté et c’est tout le peuple breton qui jouera du biniou. C’est du moins le sentiment que donne parfois le mouvement breton. Certes, la France n’interdit pas la pratique d’instruments traditionnels, mais à force de concentrer les diatribes sur l’État colonisateur, on finit par imaginer le moindre fonctionnaire en prêtre missionnaire. Au fond, pour le mouvement breton, l’objectif est moins l’indépendance politique que l’affirmation de l’identité bretonne. La spécificité culturelle n’opère que parce qu’elle permet de se distinguer, et aussi simple et évident que cela puisse paraître, c’est le sens même du combat : revendiquer sa différence et par là, retrouver la substantifique moelle de la bretonnité dont l’existence même semble menacée. Et la démarche ne s’inscrit pas dans le « tous différents, tous égaux » du Conseil de l’Europe, à la lecture de certains arguments, on rejoint plutôt la quête élitiste d’une aristocratie raciale au-dessus de la masse populaire qu’incarne l’ensemble du peuple français, incapable de comprendre le génie propre du peuple breton. Un génie dont la plénitude ne s’exprimera que détachée des liens aliénants. Un génie qui n’a donc en réalité jamais pu s’exprimer totalement depuis le XVème siècle. « La bretonnité, faudrait-il la définir comme l’idéal toujours espéré, toujours sondé et jamais atteint ? » Cette interrogation de Xavier Grall doit provoquer une prise de conscience et pousser le peuple à agir enfin en passant à l’action, aussi violente soit-elle. La quête vers la liberté, vers ce monde meilleur quasi biblique que nous décrit le mouvement, passe nécessairement par la survivance des traditions, puisqu’éternelles... 1 LEBESQUE, Maurice, dit Morvan (1911-1970) est l’auteur du célèbre Comment peut-on être Breton ? paru en 1970. Il est alors chroniqueur réputé de L’Express et du Canard enchaîné. Il reste cependant militant de l’Emsav, proche des branches extrêmes. Durant la guerre, il sera un rédacteur actif de la presse collaborationniste, violemment antisémite. 2 LEBESQUE Morvan, Comment peut-on être breton ? Essai sur la démocratie française, Éditions Seuil, 1970, Paris, p.18.

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La sensibilité celtique, propice au rêve et à l’inspiration, revêt une certaine inclination pour l’art. Elle offre à la Bretagne de talentueux écrivains, musiciens, peintres, chanteurs, comédiens, sculpteurs, etc., qui lui donnent l’image romantique d’un éden de la création et de l’imaginaire. Ainsi la Bretagne vit, parle, joue, danse et chante à la mode celtique, et cela lui sied bien. Mais elle se laisse véritablement emporter par la vague celtique… Les jeunes sympathisants du mouvement breton sont attirés par un idéalisme devenu une nouvelle expression du Romantisme. Ils sont sensibles à une approche esthétique de la politique qui exalte les vertus d’une Bretagne libre et indépendante. En jeunes « héros », ils se sentent investis d’une véritable mission. C’est pour eux avant tout que les indépendantistes utilisent les mythes à des fins de pouvoir, parce que ces derniers génèrent les émotions nécessaires à l’exaltation patriotique.

Se revendiquer de la culture celtique n’a rien de suspect, ni même au fond le culte de ces racines, surtout si cela se traduit par l’exercice d’une passion comme la musique ou la littérature. Cela devient plus polémique dans son affirmation ethnique, comme l’appartenance à une race celtique, qui aspire à sa reconnaissance dans la nation et le peuple bretons... La manifestation d’un retour exclusif sur la tradition et le passé, le combat linguistique et identitaire, aboutissent bien souvent à une attitude d’exclusion d’autrui, de l’étranger aux coutumes et à la culture, car la seule chose qui importe, c’est d’être breton. S’entendre dire « tant que t’es breton » n’a dès lors rien de surprenant... Il s’agit d’une affirmation plus ou moins consciente de son « état de breton », comme s’il pouvait exister une différence ethnique qui valorise cet état, une différenciation positive officiellement reconnue, communément acceptée malgré son opposition patente aux valeurs républicaines égalitaires, qui aboutit à l’acceptation, sans objection de la classe politique ni même de l’université, de l’ethnodifférentialisme breton.

Par la renaissance celtique excessivement exploitée et parfois motivée par un fanatisme exclusif, voire un irrédentisme haineux, on accepte finalement, sans en discuter objectivement, le risque d’un « racisme » culturel et bien vite ethnique… Les partisans du mouvement breton rétorquent qu’ils furent eux-mêmes les victimes de l’intolérance jacobine et de l’oppression linguistique républicaine. Les arguments se renvoient dos à dos, inlassablement… Dans la chaleur des rassemblements populaires, cette effervescence et cette joie que l’on trouve à Lorient, Quimper ou Carhaix en été, se retrouve un large public insouciant, aux ambitions simplement festives, et quelques sympathisants ethnonationalistes diffusant une véritable propagande… Une fête populaire est-elle nécessairement le lieu idéal pour une action militante ? On palabre. On s’invective. Les esprits s’échauffent... Et puis, la musique reprend le dessus. Les gens se divertissent, les Bretons et les autres, n’est-ce pas cela le plus important ? La culture n’est pas toujours l’otage d’un discours politique. Quoi qu’il arrive, le spectacle, lui, continue.

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Les dérives du mouvement breton... Il est 2 h du matin. Je finis de taper quelques lignes puis, dans un geste mécanique, allume mon téléviseur. Il affiche automatiquement la première chaîne. Sur la mire apparaît Jean-Pierre Pernault, le journaliste vedette du journal de 13 h sur TF1. Il ne fait que lancer un documentaire qu’il a lui-même produit, lirai-je plus tard dans le générique. L’émission s’intitule « Aimer vivre en France » et porte aujourd’hui, comme l’annonce un large sourire aux lèvres le présentateur, sur les « dialectes et patois » du pays. Cloué devant l’écran, collé à mon fauteuil, je découvre alors, non sans m’en amuser un peu, une vision des plus caricaturales d’une Lorraine de musée ou d’une Alsace quasi moyenâgeuse. Puis arrive enfin la Bretagne, pour clore l’émission. La vue s’éternise sur l’océan, sur quelques voiliers, puis des personnages en tenue traditionnelle défilent. Le discours habituel s’égrène sur la menace qui pèse sur la langue, et la France est accusée d’un quasi génocide culturel. Elle doit payer à présent, en commençant par financer les célèbres écoles Diwan. Des gens témoignent, une voix off cite la fameuse interdiction imaginée par les militants des années 70 et devenue depuis légendaire, « interdit de cracher par terre et de parler breton »... Rien de bien nouveau. Et c’est là tout le problème... Voici le message qu’un poète inconnu déclame sur fond de mer agitée : « Il y a chez nous beaucoup de gens de savoir et d’érudits. Ils défendent farouchement notre langue et notre mémoire. N’oublions pas ceux qui ont eu et ont en charge notre région. Ils ont œuvré et ont manœuvré (sic) avec succès pour le développement de notre beau pays. L’Europe, c’est pour demain. Les Bretons, hommes de devoir durs à la peine seront au rendez-vous et iront toujours de l’avant. » La Bretagne n’est-elle donc que le reflet de cette émission ? Une terre figée dans la nostalgie, offrant une vision caricaturale et déprimante de ses perspectives d’avenir ? Il existe heureusement d’autres manières de voir la Bretagne. Et même de sauver la langue bretonne. Tout ne finit pas forcément au pied d’un Gwenn-ha-du. La culture bretonne ne se limite pas à l’action des militants du mouvement breton. L’action culturelle prend une telle tournure politique qu’elle dénature complètement son expression naturelle. Les démarches des uns et des autres brouillent la donne et le sujet est source de bien des conflits. La Bretagne est une terre aux enjeux importants, où la culture, le « modèle breton », monopolise presque, en dehors de quelques marées noires, les feux de l’actualité. La culture bretonne est contrainte de gérer des conflits internes qui opposent les tenants de la tradition à ceux de la modernité, les « anciens » et les « modernes », les partisans de l’« héritage » de la province et les militants d’un projet nouveau pour la région. Dans tous les cas, les militants de la « cause bretonne », que l’on rassemble sous la notion de « mouvement breton », combattent dans une arène qui voit s’affronter la culture dominée et la culture que l’on dit dominante, celle de l’occupation française, dans une dynamique culturelle reprenant la dialectique de l’aliénation et de l’émancipation, à l’origine de la contre-culture bretonne. Le renouveau breton contemporain tente de concilier à présent l’héritage culturel des anciens, tout en affirmant la volonté de créer une culture moderne. Il défend l’idée d’une culture définie comme un mode de vie associé à une vision du monde. De l’Armorique à la Bretagne contemporaine...

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L’histoire comme référent identitaire L’histoire telle qu’on l’étudiait autrefois était essentiellement politique et militaire. Elle était une sorte d’école du patriotisme et un enseignement de vertus. A partir des Lumières, elle intègre la dimension culturelle, et change progressivement la perspective de l’analyse et de la synthèse des faits historiques et modifie l’approche de la connaissance des peuples et des cultures avec un regard porté sur l’humanité moins ethnocentrique. Au XIXème siècle apparaît l’ethnologie, suite logique de cette volonté d’ouvrir le champ d’action du chercheur. C’est en prenant conscience de sa particularité historique et culturelle, essentiellement découverte ou redécouverte durant ce siècle, que la Bretagne développe un sentiment identitaire assez nouveau qui donne naissance d’abord au régionalisme puis au mouvement breton, ou Emsav1.

La notion de « particularisme » breton porte en elle les germes d’une description identitaire, ou ethnique, du groupe qui le compose. Or, la reconnaissance d’une spécificité régionale déborde sur une volonté déterminée d’accéder à une indépendance politique, expression d’une communauté qui se fond en un peuple à l’intérieur d’un État. En se recommandant d’une autorité historique, le discours régionaliste tronque la thématique différentialiste à critère ethnique. Il légitime son contenu par un rapport constant au passé, au vécu, qui lui offre son unique moyen d’exister distinctement. Le Breton se détermine par son rapport à la terre, à ses racines, à son histoire. Créatrice d’une identité, ou d’une mémoire collective, l’histoire fabrique le lien social déterminant une appartenance ethnique. Pour développer et compléter l’argumentation identitaire, les régionalistes invoquent la spécificité linguistique de la Bretagne. L’existence d’un idiome autochtone témoigne du passé propre du peuple. Il est le signe des vicissitudes du temps et des métissages culturels imposés par un centralisme à visées « assimilatrices », d’une résistance culturelle et donc identitaire. Dans leur combat, les nationalistes bretons revendiquent l’autonomie voire l’indépendance de leur région, au nom de ce particularisme. La prégnance de la langue et le témoignage du passé concordent : la Bretagne est plus qu’une simple entité administrative, elle est une véritable nation d’Europe, dont le patrimoine culturel recèle les souvenirs du vieux continent. La langue et l’histoire demeurent les preuves de son existence. Par voie de conséquence, elles sont les armes du mouvement breton. Elles sont les fonts baptismaux de l’action du mouvement. L’une est vénérée et mythifiée, quand l’autre est valorisée et magnifiée. La démarche qui tend à définir la nationalité bretonne puise donc dans le passé de la Bretagne, quitte à imaginer les pages manquantes ou à réécrire celles qui ne correspondraient pas au sens voulu par le mouvement. L’historien n’est-il pas, selon Duhamel, « le romancier du passé » ?

Lorsque se développe la première forme de tourisme au milieu du XIXème siècle, les prospectus vantant la région diffusent de la Bretagne une image stéréotypée, pour une grande part issue des travaux scientifiques de l’époque. L’histoire permet de colporter une idée de la Bretagne, plus ou moins romantique, dans le but de stimuler l’imagination et d’attiser la curiosité des visiteurs. Elle doit stimuler l’envie. Il lui faut aussi susciter un intérêt croissant pour la spécificité bretonne, afin que celle-ci soit officiellement reconnue. Ce qui justifie la démarche politique qui aboutira au mouvement breton.

1 Emsav, « mouvement breton », se prononce emzao. L’orthographe Emsav a été imposée par les ethnonationalistes les plus durs.

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« La valorisation de l’histoire de la Bretagne » est devenu un enjeu officiel de la région. La section Histoire de l’Institut culturel en a fait un « objectif fondamental », et même un « critère essentiel ». L’histoire bretonne est un élément précieux pour l’image de la région, un outil au service de sa communication « à la source de ses racines ». Le tourisme régional exploite ainsi le passé dans ses brochures, en ne donnant qu’une vision extrêmement succincte de celui-ci. Pour Anne Gaugue, ces « simplifications à l’extrême aboutissent à une représentation très schématique du passé de la région. De ces documents, ressort l’image d’un peuple uni (la seule fracture mentionnée est celle de la guerre de succession au Duché de Bretagne), qui défend sa liberté et son territoire contre les Francs, les Normands, les Anglais et le royaume de France. L’histoire de la Bretagne jusqu’en 1532 [et son intégration à la France] s’apparente ainsi à celle d’une nation. De par son peuplement celte et son rattachement tardif au royaume de France, la Bretagne conserverait de nombreux particularismes et les prospectus touristiques vantent les traits spécifiques de la culture bretonne qui continuent selon eux de caractériser la région actuelle, notamment au niveau des pratiques religieuses de la langue. » Lors de la présidence française de l’Union européenne en 2000, Per Le moine, président du Comité d’Action Régional de Bretagne signe un appel à la repentance de la France : « Repentance pour les langues et les cultures volées. Repentance pour les peuples niés, humiliés, déplacés, asservis et aliénés. Repentance pour les pays défigurés et amputés par des frontières absurdes. » A la faveur de l’histoire, il revendique la reconnaissance du martyr breton et en appellerait presque au Tribunal Pénal International. En tuant le breton, la France n’a-t-elle pas commis, selon lui, un crime contre l’Humanité ? La violence de tels arguments et la pensée qui en découle ne sont pas rares et prouvent la détermination inébranlable de certains membres du mouvement breton. Cela confirme aussi que l’histoire possède plusieurs lectures, et que le passé servira toujours tout type de cause, à travers un prisme subjectif. Il n’y a guère de meilleures manières de comprendre une doctrine, que de rechercher les causes qui ont amené celle-ci à se développer. Les faits historiques éclairent toute recherche d’une explication, d’une compréhension des événements politiques selon leur contexte. Une idéologie trouve corps dans l’analyse que l’on peut faire de la situation conjoncturelle du pays. Son histoire, de guerres en traités, de révoltes en réformes, est donc le support expérimental de sa doctrine.

L’intégration de la Bretagne à la France n’a pas été sans difficultés, mais elle s’est faite. L’ancienne province devenait partie prenante du destin de la nation toute entière, elle adhérait aux valeurs humanistes de la République nées des Lumières et de la Révolution. Le mouvement breton doit donc, pour justifier son action, remettre en cause cette étape de l’histoire bretonne. Et la remise en cause passe, si nécessaire, par une sorte de réécriture des faits, méthode dont la mythologie républicaine s’était d’ailleurs inspirée pour faire naître un sentiment patriotique, afin d’entretenir un passé fabuleux et susciter un désir d’autonomie, voire d’indépendance. Il s’agit pour le mouvement breton de réinventer l’idée d’une nation bretonne spoliée de ses droits et de son passé. D’élaborer une définition différentialiste de la Bretagne, à caractère ethnique. D’aboutir enfin à la reconnaissance d’une identité bretonne qui déterminera l’existence du peuple breton, devenu simple minorité dans le cadre de la Nation française. Tout l’enjeu réside, pour le mouvement breton, dans les critères à retenir dans l’affirmation identitaire. L’histoire stimule les forces « nationales », car le souvenir fait naître l’espoir. L’histoire réelle du peuple breton prend le pas de l’histoire mythologique et fantasmée. La Bretagne est une terre sainte, « martyre », mais son sursaut identitaire, sa quête spirituelle, sa traversée du désert depuis 1532 et son rattachement à la France, la conduiront jusqu’au royaume annoncé, celui de Nominoé, considéré comme le premier roi de Bretagne, où, sous les auspices d’un empire protecteur, l’Union européenne, elle se libérera du joug politique de la France, non des Lumières, mais « éternelle », aux yeux du monde entier, colonisatrice et tyrannique. L’historiographie légitime l’idée d’une « nation » bretonne et entend faire de l’histoire une science patriotique. Elle

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célèbre les héros, hommes providentiels qui deviennent par leur combat des personnages légendaires de la lutte. Leur courage devant l’ennemi en fait de parfaits symboles de l’esprit de résistance breton, que le mouvement espère insuffler à l’ensemble du peuple en éveillant sa conscience « nationale ». En véritable colonie, la Bretagne doit à présent s’engager dans un front de libération « nationale »… La langue comme source de l’identité La langue constitue l’unité de lien minimum entre les individus ; elle transmet un message que porte la parole et codifie un langage. En structurant sa langue, l’homme structure sa pensée. Une étude diachronique traduit l’évolution que connaît une langue, et détermine les influences historiques, géographiques, économiques ou politiques qu’elle subit. Une langue disparaît pour différentes raisons, des catastrophes naturelles aux génocides, en passant par diverses formes d’assimilation culturelle. La disparition du breton s’explique d’abord par l’histoire de la région et celle de la nation française. La sauvegarde de cet idiome soulève depuis quelques années un véritable débat public, qui aujourd’hui s’amplifie dans le contexte politique de l’Union européenne.

A la source des revendications bretonnes se trouve la langue vernaculaire, sujet de nombreuses polémiques et élément essentiel de la définition identitaire, qui caractérise le phénomène culturel nouveau et le nourrit de revendications passionnelles, dans le cadre idéologique de la reconnaissance de la spécificité bretonne. L’étude et l’analyse du breton révèlent un des traits essentiels de l’identité bretonne, un des éléments clefs de la bretonnitude et marque de différence ou particularisme. Sujet de nombreuses polémiques, la langue bretonne est l’objet d’une attention particulière...

Le breton, langue celte, avait quatre grandes formes dialectales, le cornouaillais, le léonard, le trégorois et le vannetais. Les trois premiers, relativement proches, ont été réunis sous leurs initiales KLT par les grammairiens bretons, non sans une longue querelle d’orthographe, aujourd’hui éteinte par la force d’un enseignement unificateur, élaboré en 1941 par Roparz Hemon, un collaborateur et milicien de la pire espèce aujourd’hui réhabilité... Le quatrième dialecte, le vannetais, se distingue des autres par des différences de mots et de prononciation. Le breton, même artificiellement unifié, n’est plus guère d’usage de nos jours, en dehors d’un difficile maintien dans des milieux plus marqués par la tradition, en particulier dans le secteur primaire. On estime aujourd’hui à environ 400 000 personnes le nombre de locuteurs du breton, à l’ouest de la ligne Vannes/Saint Brieuc, la frontière linguistique de la région. Néanmoins, 240 000, seulement déclaraient en avoir une bonne connaissance en 1997 (sondage TMO Ouest/le télégramme/France 3 Ouest), dont 0,6 % de 15-19 ans et plus de 40 % de personnes âgées de plus de 60 ans, pour seulement 20 000 qui la pratiquent quotidiennement. L’Office de la langue bretonne confirme ce déclin, la langue vernaculaire n’est plus comprise en 2002 que par 7,5 % de la population régionale, les deux tiers ayant plus de 60 ans ; « comprise » ne signifiant nullement « parlée ». Dans un tel contexte, le plus grave réside dans le fait qu’il n’y a pas de garantie d’une transmission de la langue entre les générations, sauf dans les régions rurales, et à l’exception de quelques familles engagées. Quant à ceux qui ne parlent pas le breton,

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c’est-à-dire l’immense majorité de la population, les attitudes divergent entre la déception de voir disparaître une partie du patrimoine et la résignation face au destin. Le breton ne fut jamais parlé à Rennes ou à Nantes, pourtant capitale du duché, ce que visiblement le mouvement breton a oublié. Par contre, à l’est de la frontière linguistique, il existe un dialecte de langue d’oïl encore parlé, le Gallo, du mot « gall » signifiant en breton « français ». Il s’agit d’une langue romane issue du latin populaire, dont les plus anciennes traces écrites remonteraient au XIVème siècle1. Le « Gallec » est donc le « Français », c’est-à-dire « l’autre », « l’étranger », celui qui ne parle pas « notre » langue...

Pour s’adapter aux technologies nouvelles, les bretonnants créent de nouveaux termes. Leur zèle dans la conversion a parfois des résultats aussi incertains que les traductions latines contemporaines du Vatican. Pour préserver leur langue, les bretonnants devront effectivement s’adapter et se moderniser ; c’est le lot de toutes les langues. Cependant, susciteront-ils une motivation suffisante et provoqueront-ils la réelle nécessité de son apprentissage, auprès des jeunes déjà disciplinés à l’usage d’une ou deux langues étrangères ? Une langue peut-elle, avec la meilleure des volontés, compenser un retard de plusieurs siècles sur ses voisines ? Les tentatives faites en vue d’enrichir le vocabulaire ne paraîtront-elles pas un peu superficielles ? Les traductions de bandes dessinées comme les aventures de Tintin, d’Astérix et bien d’autres, suffiront-elles à la modernisation et au rajeunissement de l’idiome breton ou ne passeront-elles que pour des « gadgets culturels » ?

Une mode se développe rapidement, qui veut « receltiser » les noms bretons. Nous avons vu précédemment que l’ouvrage de Gwénnolé Le Menn, Grand choix de prénoms bretons, se voulait être « l’ouvrage de référence pour exprimer avec fierté vos racines et vos valeurs. » Or, ce sont ces racines qui, à présent, produisent toutes sortes de ramifications, et au bout de chaque branches, revient la question du sens à trouver : la découverte ou l’ignorance de Lebesque, cette volonté atavique de s’affirmer breton dans le caractère et dans le nom, même si cela tourne parfois au ridicule. Qu’importe, puisque l’essentiel, c’est « d’être breton ». La nouvelle vague des prénoms « enracinés » est l’héritière directe d’une tradition lancée avant guerre par le mouvement breton, celui qui faisait de la lutte contre la France son principal combat, avant de renaître sous les formes aseptisées de la celtomania. Il faut dire qu’aujourd’hui la capitale n’a plus très bonne presse dans la jeunesse bretonne...

L’unification linguistique récente, c’est-à-dire l’invention du breton contemporain ces dernières décennies, témoigne de la volonté de le sauver d’une quasi-disparition. Cette résistance culturelle prend cependant des allures de reconquête. La grammaire moderne, elle aussi adaptée aux pédagogies et aux mœurs contemporaines, alimente le programme scolaire des écoles Diwan. Pour sauver une langue, pour mobiliser un maximum de locuteurs et donner un sens à ce combat culturel et linguistique, il faut donc « inventer » une langue « unitaire ». La pratique populaire de la langue continue à sombrer, dans les campagnes, une certaine élite redécouvre les charmes du breton. Les anciens dialectes du parler populaire local tombent en désuétude tandis que les couches nouvelles "bretonnantes" croient renouer avec une culture ancestrale en pratiquant un langage codifié il y a un peu plus d’un demi-siècle. Le breton était en voie de disparition. Que restera-t-il des efforts actuels pour sa sauvegarde dans quelques décennies ? Il n’existe aucun cas

1 Pour les bretonnants, ce n’est qu’un patois français indiquant la frontière ethnique de la Bretagne. Pour un grand nombre de militants de la cause bretonne, Rennes est même une banlieue parisienne, ainsi que me l’affirmait Jean-Yves Cozan, le vice-président de la région, lors d’un entretien en juillet 1999.

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connu de résurrection linguistique en dehors de l’hébreu en Israël. La tâche des bretonnants s’avère bien délicate.

L’absence d’identité linguistique est un handicap très lourd dans la reconnaissance même de l’identité d’un groupe. Sa définition ethnique est déterminée par l’usage d’une langue spécifique qui, à elle seule, motive la constitution d’un État autonome. La Bretagne a pris exemple sur le mouvement irlandais du XIXème siècle, pour lequel la revendication politique nationale fut liée à la défense de la langue irlandaise1. Pour les nationalistes bretons, la langue a une valeur emblématique, au même titre que le drapeau et l’hymne qu’ils se sont créés. Le mouvement breton veut se réapproprier le champ culturel et réaffirmer, par l’apprentissage de la langue, les caractères propres d’une identité authentique et ancienne aujourd’hui menacée. Dès lors, l’entreprise visant à la reconquête doit passer par les plus jeunes, par un enseignement qui devra leur inculquer les valeurs inhérentes à la culture bretonne, afin de pérenniser la spécificité de la bretonnité. Les jalons sont posés pour que naisse, issue des réseaux associatifs et du mouvement lui-même, une école privée qui puisse, en toute liberté, enseigner le breton. Le combat ne doit pas s’arrêter là ; pour qu’une langue minoritaire en voie de raréfaction retrouve une pratique courante, il lui faut investir le champ médiatique, unique moyen d’accéder à un maximum d’individus et de favoriser l’usage du breton dans la vie courante, d’autant que celui-ci a quasiment disparu du quotidien pour ne subsister que dans de rares familles.

Afin de promouvoir l’idiome régional et de sauvegarder ce qui peut l’être encore, les militants pour la défense de la langue bretonne ont mis en place, en quelques décennies, tout un système scolaire proposant différents choix. Ils sont partis de rien, c’est-à-dire de l’absence totale du breton des programmes, pour mettre en place aujourd’hui une véritable résistance linguistique en créant les écoles Diwan, terme qui signifie le « Germe ». Ainsi, depuis 27 ans, ces écoles assurent un enseignement en breton. La première, une maternelle, a vu le jour en 1977 à Lampaul-Ploudalmézeau, dans le Finistère.

Ces écoles cherchent à favoriser chez l’enfant la construction d’une personnalité propre dont les repères seront une identité forte, véritable facteur de sociabilisation. Leur démarche est basée sur l’immersion totale, dans un cadre scolaire qui permette à la langue bretonne d’être l’outil d’acquisition du savoir. L’apprentissage de la langue maternelle, d’après le programme pédagogique, se fait autant à l’école que dans le cadre familial. Les écoles Diwan ont comme objectif d’offrir une alternative à l’enseignement républicain du français, et de permettre ainsi à l’idiome autochtone de retrouver sa situation linguistique d’origine. L’école est l’étape incontournable pour réinstaurer l’usage du breton. Le cursus scolaire proposé permet un éveil à la langue et valorise celle-ci dans l’environnement culturel de l’élève. Il réhabilite de fait le breton.

L’enseignement du breton et l’enseignement bilingue relèvent du militantisme des parents et des enseignants. Le manque d’effectif actuel en cadres bilingues pourrait être bientôt pallié par le recrutement exceptionnel de suppléants originaires des milieux associatifs bretonnants, tous militants du régionalisme. Dans ces conditions, comment imaginer que les élèves des écoles Diwan ne soient pas soumis à un enseignement pour le moins subjectif ? Le discours passionné des sympathisants des écoles Diwan ne laisse aucun doute sur leurs intentions : l’apprentissage du breton doit amener le jeune à prendre conscience du colonialisme que lui impose l’État

1 Mais, quand l’Irlande obtint l’indépendance, la part des celtophones était si faible (entre 5 et 20 %) qu’il fallut prendre des mesures et rendre obligatoire la langue irlandaise pour l’accès à certaines fonctions. Ce qui éleva le taux de bilingues entre 30 et 50 %. Et depuis que ces mesures ne sont qu’incitatives, le taux de bilingues réels chute à nouveau.

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français. Il est nécessaire à présent d’entrer en « Résistance » culturelle et, si possible, politique. Le journal Ouest France, plutôt favorable aux écoles Diwan, note tout de même le 26 juin 2002 que « Vouloir pratiquer une langue régionale et s’intéresser à une culture spécifique est tout à fait louable. Mais l’intégration de Diwan n’est pas un projet culturel. Il s’agit d’un projet politique, bâti sur une perspective indépendantiste ».

Dans sa volonté de pratiquer une immersion linguistique monolingue totale, les établissements Diwan exigent que l’ensemble du personnel (surveillants, personnels de service etc.) soit brittophone. On interdit même aux enfants de parler français dans la cour de récréation... Les responsables de Diwan pensent même à l’encadrement linguistique des enfants pendant les vacances et proposent un nouveau diplôme du BAFA (Brevet d’aptitude à la formation d’animateur) pour assurer une entière protection aux enfants : une attitude ethnodifférentialiste sur critère ethnolinguistique, qui aboutit à une ségrégation des enfants, ou les dérives communautaristes comme conséquences directes de l’immersion.

La Bretagne n’a en fait jamais mené, dans son histoire, un combat pour défendre sa langue. Les seules révoltes que connut la province ont été menées contre les impôts ou dans des conflits religieux. Le combat linguistique est contemporain à la construction idéologique d’une « nation bretonne ». Avec ce vieux slogan du Bleun-Brug d’avant-guerre, Hep brezoneg, Breiz ebet (sans langue bretonne, pas de Bretagne), la Bretagne revêt le sens d’État breton pour le mouvement politique. Aujourd’hui, cette devise devient le mot d’ordre des écoles Diwan et de l’ensemble du mouvement breton.

La querelle linguistique est en passe de devenir un véritable conflit idéologique, tant la question suscite vives polémiques et un engouement passionnel jamais vu auparavant. Roparz Hemon n’est plus un sujet tabou, le symbole honteux d’une Bretagne collaboratrice, il connaît une nouvelle actualité incarnée dans son slogan « nationaliste » à la mode : « tuons le français ou le français nous tuera ! » Les ethnonationalistes ou ethnodifférentialistes bretons ont fait main basse sur la langue, en véhiculant l’idée que pour préserver une langue vernaculaire, il faut forcément en recourir au séparatisme. Nous avons tenté de comprendre l’intérêt éminemment symbolique du combat linguistique pour le mouvement breton. La langue est devenue l’élément central de la revendication ethnonationaliste bretonne. Le critère ethnolinguistique est essentiel pour la survie non seulement d’une culture, d’une nation, mais du mouvement breton lui-même ! C’est parce que le breton disparaît que sa disparition entraînera inéluctablement une réaction militante passionnelle. Pour les hommes engagés dans ce combat, il ne s’agit pas que de sauver une culture ; pour eux, la fin de la langue bretonne, c’est symboliquement une petite mort. Quant à ceux qui profitent de la situation (et ils sont nombreux), n’ayant jamais parlé breton, pour s’engager dans le combat, leur action témoigne d’une parfaite compréhension des enjeux en cours et ne fait que confirmer l’importance symbolique de la langue dans le combat identitaire, à la quête d’une véritable conscience ethnodifférentialiste. Il est remarquable enfin que la langue bretonne, longtemps combattue par les politiques et surtout les enseignants qui voyaient en elle un obstacle majeur au progrès ainsi qu’à l’unité nationale, soit à présent si farouchement défendue par des élus de tous bords et les milieux pédagogiques.

Une et indivisible, la République se trouve aujourd’hui confrontée à un important débat de société. A travers la Chartes des langues et cultures minoritaires du Conseil de l’Europe et la

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reconnaissance de critères ethniques et communautaristes, les entités régionales de l’Hexagone trouvent une légitimité à leurs revendications différentialistes. La spécificité culturelle des régions et l’affirmation de leurs particularismes alimentent les revendications autonomistes et indépendantistes d’un mouvement périphérique en opposition au centralisme étatique. La dimension ethnique du discours permet une analyse tant sociale que politique du régionalisme. Et dans le débat qui oppose la nation et la région se profile le concept d’Europe des régions... Le réflexe identitaire d’une région A l’heure de la mondialisation, la Bretagne, pour le mouvement breton, doit saisir sa chance et être capable de se doter d’une politique d’internationalisation, afin de devenir une région puissante pesant sur l’économie mondiale. Elle dispose d’atouts majeurs tels que son identité, l’originalité de son territoire et sa situation géographique. Mais elle ne peut malheureusement pas se développer ou prendre des initiatives concernant sa politique, parce que la centralisation qui caractérise la France l’en empêcherait. Par conséquent, ne disposant d’aucun pouvoir de décision réel, elle demeure désorganisée, maintenue dans une totale dépendance à l’État français. Elle voit ses jeunes cadres fuir, faute d’avenir, comme toute élite de pays dominé...

Au-delà d’une simple quête d’identité, et en considérant sa diversité sociale et idéologique, la principale difficulté du mouvement semble son incapacité à s’organiser. C’est aussi un trait de caractère du Breton qu’illustre un dicton populaire : « Quand deux Bretons se rencontrent, ils créent une association ; quand ils sont trois, ils en créent deux. » A la fin du XIXème siècle, une pièce de boulevard met en scène un autre aspect du caractère breton : sa propension au commérage. L’action se situe à Landerneau, et le texte est ponctué à chaque rebondissement dans l’intrigue par « ça va faire du bruit dans Landerneau ! ». L’expression est aujourd’hui commune. Elle illustre le jugement plutôt critique dont est d’ordinaire auteur le mouvement breton à l’égard de la France, fût-il peu objectif. La bretonnitude se développe dans une région aux indicateurs significatifs et contrastés : classée première pour la réussite au bac, elle reste seulement quinzième pour son Produit Intérieur Brut par habitant. Classée deuxième région agricole, elle demeure dernière ex-aequo sur vingt-deux pour la qualité de l’eau des rivières. Classée quatrième pour le plus faible taux de chômage, elle n’est que vingtième pour l’espérance de vie des hommes.

Sous l’appellation de « modèle politique breton », voici comment Jean-Jacques Monnier, historien-sociologue et membre fondateur de l’Union Démocratique Bretonne (UDB) présente les Bretons : « Ils sont passionnément épris de réforme, ils n’aiment pas l’immobilisme. Mais ils détestent encore plus les tensions, les affrontements. D’où peut-être le matriarcat breton ! De ce fait, ils optent souvent pour le réformisme mou, de type PS ou centriste social. Quand ces courants ne sont pas en position de gagner, l’électeur breton peut opter pour la rhétorique révolutionnaire ou ultra laïque, d’autant plus que cela reste incantatoire. De fait, le consensus est la règle, tous les élus ou presque se positionnent en réformistes. Ce qui est plus marqué n’a guère de chance d’aboutir, même si le fond égalitaire des Bretons les pousse à accorder une sympathie aux thèses qui donnent la priorité à la justice sociale ou à l’égalité des individus, des "pays" ou des régions. Mais leur crainte de la tension et de l’inconnu est telle que leur vote ne suit pas leur sympathie. Cela les empêche le plus souvent de voter autonomiste ou progressiste. Surtout que le mouvement breton a cultivé l’ambiguïté et que les médias ne se sont pas privés d’accentuer l’impression de malaise. » Monnier parle aussi d’un peuple « discret, qui déteste la violence et qui refuse la tension. »

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Comme une région n’a d’avenir que « si ses jeunes s’en préoccupent », le Conseil culturel a décidé d’organiser une Université annuelle pour les lycéens, étudiants, jeunes salariés, adhérents des associations culturelles bretonnes ou intéressés par la région dans toutes ses dimensions. Les organisateurs veulent les sensibiliser aux enjeux de la Bretagne contemporaine, afin qu’ils restent dans la région au moment de trouver du travail. Un pari sur l’avenir, sur le destin de la région qui passe par les générations futures, auxquelles il faut inculquer un réflexe identitaire... Le réflexe identitaire de la Bretagne n’est autre que la prise de conscience contemporaine de la bretonnitude, le « sentiment d’appartenir à une contrée particulière, voire différente, d’appartenir à un peuple », « une donnée immédiate, spontanée de la conscience. » Dans le langage courant, des mots traduisent le sentiment d’appartenance, « "Nous autres Bretons…" est une expression naturelle, une revendication favorite, comme si entrer en territoire breton, c’était franchir une frontière, entrer dans un monde autre. » Et chaque Breton, selon Jean Bothorel, « appréhende, à sa manière, ce sentiment d’appartenance. » Un sentiment d’appartenance immuable, éternel... une bretonnitude à l’épreuve du temps, donc, et de tout étranger à la région. Ainsi se cultive le réflexe identitaire, tel l’instinct de survie, où tout intrus devient, pour les radicaux de la revendication identitaire, différent, gênant peut-être. Ce dernier, non initié, sans l’appartenance tribale, devient forcément « l’autre », dès lors que le réflexe identitaire caractérise l’individu et détermine son niveau de sociation. Un réflexe ethnodifférentialiste. L’évolution de l’Emsav, sa prégnance dans la société, la radicalisation de son discours, son influence sur les décideurs locaux marquent indubitablement et en profondeur « l’identité » de la Bretagne. En parallèle, fort logiquement, le discours politique évolue : Patrick Devedjian, alors secrétaire d’État aux Libertés locales, ne déclarait-il pas, en février 2004, qu’il fallait que les responsables culturels bretons fassent plus de « bruit » autour des revendications bretonnes pour qu’elles aient une chance d’être entendues à Paris ? Les anciens repères sociaux (les syndicats, la religion, la conscience de classe) et politiques, avec une dichotomie simple gauche-droite, connaissent aujourd’hui une crise. Si les anciennes références sont en ballottement, le contexte est favorable à l’émergence de nouvelles identifications. La question sociale, marquée par le chômage et la précarisation, offre maintenant une place de choix pour les réponses identitaires, dans une société en quête de repères. Le nouvel Emsav, celui débuté dans les années 90, est maintenant bien engagé. Si l’opinion ne soutient pas l’action terroriste, l’identité bretonne a néanmoins retrouvé des couleurs et conserve une belle popularité largement au-delà des limites de la région. L’identité bretonne, de « négative » est devenue « revendiquée », et créatrice aussi bien dans le domaine culturel qu’économique. L’objectif du mouvement est d’« enrôler » l’ensemble ou au moins la majorité des Bretons dans le combat identitaire, combat définitivement ethnodifférentialiste. Le renforcement de l’identité bretonne ne peut qu’avoir des incidences sur le plan politique et institutionnel, la conduisant de manière irréversible vers son indépendance, son destin déjà gravé dans l’Histoire. De la volonté d’autonomie à l’ethnonationalisme breton La France, en fait l’État français, est accusée d’être à l’origine d’un déracinement, pour reprendre l’expression de la philosophe Simone Weil, source d’un trouble culturel à l’échelle de

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toute une population rompant involontairement ses liens avec son passé, à travers la dilution de son identité dans un système politique froid, déshumanisant et aliénant. Pour le mouvement breton, le « mal » est inséparable de l’État français. Ce dernier ne transformerait pas l’individu en citoyen, mais les Hommes en masse. Il ne transcenderait pas les différences dans un modèle unificateur, mais nierait les particularités qui font les Hommes et la société. Le raisonnement se développe à l’infini. Le mouvement breton conspue la République française et son autoritarisme niveleur et rejette l’ensemble des évolutions politiques, forcément réalisées aux dépens des intérêts bretons... Le particularisme breton doit distinguer une situation propre à la région, à laquelle ne peut répondre la politique centralisatrice de l’État français. Ainsi, seule une politique prenant en compte les spécificités locales pourrait sortir la Bretagne de la crise. Ici, au mot « républicain », on entend « jacobin », et pour « État », on comprend « Paris »... L’autonomisme est la traduction politique d’une forme de résistance des régions périphériques face au centralisme de l’État-nation, et exprime la volonté d’une sub-société, face à la communauté dont elle se sent différente. Son projet vise à réorganiser les pouvoirs de l’État dans un sens fédéral ou confédéral, avec une redistribution territoriale du pouvoir économique et politique. La Bretagne se considérant comme exploitée par le centralisme parisien, elle cloue au pilori un « jacobinisme esclavagiste » et accuse la France de pratiques « colonialistes ». La distinction est nette entre la Nation Française et la Nation Bretonne. La première est le fruit de plusieurs siècles de monarchie, puis de la Révolution de 1789 et de l’idéal philosophique né des Lumières, l’autre se rapporte à la distinction ethnique de l’individu. La Nation française repose avant tout sur la volonté de ses membres, sur leur désir et leur conscience de former une communauté politique. L’usage d’une langue commune est, dans ce cas, l’indice de l’unité du peuple, assurant l’intégration nationale et définissant l’identité nationale. Elle permet sa fusion avec l’État. La légitimité du pouvoir tient à la souveraineté de la nation, c’est-à-dire au peuple. Elle est une et indivisible. A l’inverse, la Nation bretonne se détermine par une appartenance à une communauté linguistique distincte et déterminée par le droit du sang. Dans sa lutte contre l’État-nation, l’autonomisme érige la région en véritable nation et rejoint ainsi la conception allemande de la Kulturnation, conception romantique de la nation ethnique, communautaire, en opposition à la tradition politique française et l’idée nationale contractuelle, la nation des citoyens. Pourtant, en France, mais tout particulièrement en Bretagne dans les années 70, le phénomène autonomiste est tel qu’Alain Touraine lui confère le titre de « mouvement social ». L’idéologie ethnonationaliste part du principe que toute nation, selon elle entendue au sens historique ou culturel, doit avoir son propre État indépendant. De son point de vue, l’autonomie de la Bretagne ne peut pas être une fin en soi, mais seulement une étape vers sa souveraineté pleine et entière. Une volonté politique que l’Emsav considère légitimée aujourd’hui par l’Union européenne, selon une conception ethnique de celle-ci.

Longtemps, la Bretagne est restée en marge de l’Europe. Elle s’ouvre aujourd’hui, dans le cadre du Grand Ouest, sur l’espace français. Elle est le lien privilégié du continent avec les îles britanniques et participe du développement d’un espace celtique appelé aujourd’hui « Eurorégion ».

Dans la relation avec les autres pays celtiques, le mouvement breton, ou Emsav, cultive les liens de solidarité. Le projet d’une fédération des pays celtiques offrirait un poids économique et politique déterminant à la Bretagne, ressourcée à ces racines ethniques. Celle-ci, dernière

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représentante continentale d’une civilisation martyre, en tirerait une immense fierté et un prestige illimité. Dans la défaite militaire, dans ce repli régulier vers l’Ouest, les Celtes ont su conserver leur personnalité et les traits caractéristiques de leur civilisation. L’esprit de résistance ou d’indépendance en est un des aspects.

La société traditionnelle était marquée par de nombreuses croyances qui n’ont plus cours aujourd’hui. Cependant, l’inconscient collectif reste influencé par une Tradition lointaine, dont les résurgences ont, de tout temps, imprégné la civilisation chrétienne. Le monde contemporain connaît à présent une période de doute et de scepticisme face à l’avenir, et offre aux croyances ancestrales ce renouveau tant attendu. Cette renaissance est un « signe du destin ». L’espoir qui nourrit le mouvement breton se projette dans une dimension spirituelle assez délicate à saisir, comme nous avons pu le voir.

Pour le mouvement breton, la politique a cela de commun avec la foi qu’elle relève d’un questionnement, d’une remise en question. Comme un recueillement métaphysique sur les origines du monde, elle interpelle une dimension métapolitique de l’Homme dans sa quête d’avenir, dans une lecture eschatologique de sa condition économique et sociale. Toute fin relève d’un mystère et l’engagement d’une recherche, comme une quête profonde de sens. Dans une société en mouvement, l’histoire évolue dans une direction et vers un Idéal, que construisent les acteurs même du destin. Comme un leitmotiv existentiel, la condition humaine passe par une réponse du politique. La religion ne suffit plus pour rassurer une âme en proie au doute, quand la politique ne peut remplacer à elle seule l’angoisse du devenir de l’être. La Bretagne, terre de mystères, est un sujet d’étude privilégié de la dimension spirituelle de la politique, où l’identité, la « quête existentielle », passe par une représentation sociale, politique. L’intérêt de l’étude de l’expression symbolique du mouvement tient à la recherche de sens, à tout ce qui donne substance à une conception philosophique et politique d’une nation à critère ethnique. Quel que soit le domaine abordé, son approche demeure subjective, porteuse d’une conception idéologisée de la Bretagne. Le symbolisme breton, celui qui cherche à créer une langue mystérieuse et poétique, trouve sa meilleure tribune dans les domaines artistiques où s’exprime en toute liberté et dans une réelle profusion créatrice un subjectivisme rempli d’émotions.

Il est d’ailleurs notable que le mouvement régionaliste breton soit né dans la période du Romantisme de la fin du XIXème siècle, marquée par une réaction contre les règles imposées par le classicisme français. L’origine même du romantisme est la subjectivité passionnée qui enflammera l’ethnonationalisme breton. Le rôle essentiel que joue encore la culture trouve ses racines là, dans une exaltation de la nature en une fougue panthéiste, dans un retour aux sources légendaires des origines nationales, dans la redécouverte du passé et en particulier du Moyen-Âge, dans un goût nouveau pour le dépaysement marqué par les débuts de l’exotisme, dans tous ces domaines où l’artiste, comme nous avons déjà pu le voir, peut donner libre cours à ses épanchements lyriques. Cette vague romantique qui marque la Bretagne submergera toute l’Europe et participera grandement à l’exaltation des nationalismes dont l’élan paroxystique plongera le continent dans de terribles conflits.

Le régionalisme, que l’on hésite parfois à nommer ethnonationalisme par crainte de vive

réaction, connut un essor dans l’entre-deux-guerres, mais la Collaboration avec le régime nazi, au nom du particularisme ethnique, remit en question son existence au lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale, en jetant sur lui la suspicion. Sa compromission l’a condamné aux yeux du peuple, les nationalistes prouvant alors que la « nation bretonne » primait sur la nation française, et que l’intérêt régional, même sous occupation militaire, dépassait l’idéal républicain. Le

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mouvement breton n’hésita donc pas à collaborer. Son image devint après cela désastreuse, et il faudra plus de vingt ans aux régionalistes pour retrouver un certain crédit. Ils bénéficieront d’un contexte très opportun, d’une situation économique et sociologique sans précédent qui aboutira aux bouleversements de mai 1968. Cette véritable révolution culturelle a des convergences intellectuelles avec un élan régional nouveau, axé sur l’écologie. Animé d’un souffle libertaire, le mouvement autonomiste prend une autre allure et profite de la crise économique pour privilégier le développement local au cri de « vivre, travailler et décider au pays ». A défaut de l’adhésion de la population à ses thèses, il obtient au moins son attention et son écoute. C’est alors le début de la première vague celtique, à tendance pacifiste et écologique, celle qui verra l’éclosion d’Alan Stivell et des leaders du mouvement culturel.

1968. Sous les pavés, la plage et… le breton. Le combat linguistique s’inscrivait alors dans la remise en cause des valeurs. Les événements de mai ont eu une grande influence sur le mouvement breton. Ils intervenaient à une période où le marxisme jouissait encore d’un pouvoir onirique et où la décolonisation marquait les consciences des jeunes générations. La comparaison avec les Pays du Tiers-Monde fut à son tour récupérée. La musique traditionnelle est au cœur des mouvements sociaux. Les chanteurs deviennent « engagés ». Alan Stivell, Gilles Servat, Glenmor, etc., luttent contre l’assimilation et contre le centralisme. Les artistes expriment leur solidarité envers les ouvriers et les agriculteurs dans une « révolution intellectuelle » exaltant la culture bretonne, dont la défense devient une revendication majeure.

Finalement, en 1977, l’un des dirigeants de l’UDB annonce comme une sentence : « Le séparatisme est un droit. Les Bretons sont un peuple, et le peuple breton a le droit au séparatisme. » Il tranche ainsi le débat en interdisant tout dialogue et avance l’autorité morale de l’indépendance avec une telle évidence que toute politique contraire ne relèverait que de l’autoritarisme. La lutte se précise et cède à un véritable combat que mène dans un premier temps le FLB, puis l’ARB – des signatures, des sigles de reconnaissance de ceux, pour Jean Bothorel, qui agissent pour la cause bretonne en usant d’explosifs... -, en « éveilleurs de conscience ». Les « mercenaires » du mouvement se revendiquent « nationalistes » et révolutionnaires, et leur action mènera à l’indépendance. Dès lors, les Bretons ne sont plus débretonnisés, mais aliénés, ils ne sont plus opprimés, mais exploités, ils ne luttent plus contre la domination française, mais contre le capitalisme. Le combat n’est plus celui de la liberté, mais la lutte des classes... quand évidemment on ne milite plus pour l’indépendance mais pour la décolonisation : une évolution sémantique qui laisse forcément sceptiques, voire pantois, les vieux militants de la cause bretonne, comme Olier Mordrel, plus familiarisé avec les discours ethnonationalistes d’avant-guerre.1

Dans sa nouvelle évolution, le mouvement saisit très vite que la France, là non plus, ne le suivrait pas. Il fallait donc parier sur la capacité des Bretons à s’organiser. Le projet devint confus et la période agitée par des vagues d’attentats. Les revendications semblaient totalement anarchiques et leurs auteurs incontrôlables. Le mouvement évolua de scission en nouvelles structures, jusqu’à disparaître quasiment dans les années 80. L’histoire du mouvement demeure d’une grande complexité idéologique. De l’autonomie administrative à l’indépendance, il y a des nuances assez importantes. Le jeu des alliances électorales depuis plus de trente ans en témoigne. A partir des années 70, l’union de la gauche incarnée par François Mitterrand devint le symbole de la désaliénation de la Bretagne. Tous les espoirs sombrèrent dès 1981, et la désillusion fut amère.

1 Mordrel s’en plaint dans La Voie Bretonne, dénonçant les dérives marxistes du mouvement.

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Le projet « nationaliste » prend aujourd’hui une forme plus précise. Les années 90, celles de l’Union Européenne, sont celles du réveil des minorités qui voient en l’Europe des régions la possibilité de briser le carcan des nations. Le renouveau culturel, lui, est favorisé par une vague médiatique sans précédent pour la Bretagne. La qualité de sa musique est un ambassadeur efficace pour affirmer une spécificité qui fait le bonheur du secteur touristique. La période actuelle voit l’explosion du mouvement culturel et l’affirmation d’une nouvelle forme d’expression folklorique totalement décomplexée. De nouveaux costumes ou de nouveaux instruments de musique s’inscrivent aussitôt dans le patrimoine breton. La jeunesse s’empare avec un réel enthousiasme de la particularité régionale et s’engage dans un processus de repli sur soi identitaire : « Tant que t’es Breton... ». Elle est influencée par un mouvement qui lui enseigne que toutes ses difficultés d’intégration sociale sont le fait de « Paris » et de la France. La capitale est ainsi la cible d’une diatribe particulièrement violente. On déplore le départ vers cette cité symbole du centralisme de tant de compatriotes en quête de travail dans les années 60 et 70…

L’après-guerre a vu la floraison de cercles celtiques et spécialement de groupes de sonneurs. Ces cercles ont un projet surtout éducatif et aspirent à former la jeune génération du mouvement breton. Ils ont pour origine la Bodadeg Ar Sonerien (Association des sonneurs), fondée en 1943 par Polig Monjarret, premier sonneur du bagad du PNB pendant la guerre. Sous couverts de groupes culturels, l’objectif est bien la formation et l’action ethnonationaliste. Ce principe demeure le même aujourd’hui et, si l’apprentissage de la langue est la principale activité, on y enseigne, en plus des danses et traditions, une véritable « citoyenneté bretonne » ; on tente d’y éveiller une « conscience nationale bretonne » dans ces écoles « de civisme breton. » Les membres de ces cercles forment une élite du « peuple breton » auxquels on inculque une conscience politique digne de la future société à venir, un moyen simple d’inoculer à la jeunesse le « virus nationaliste ».

L’Emsav, d’après Ronan Le Coadic, est difficile à cerner : « Il est avant tout composé d’individus passionnés, mais aussi de quelques noyaux durs tels qu’organisations culturelles, petits partis politiques, journaux, etc., autour desquels gravitent des sympathisants. Il ne présente pas de réelle homogénéité politique, ni sociale. Il paraît toutefois être surtout composé de professions intermédiaires et de professions intellectuelles supérieures, en particulier des enseignants […] Ce milieu fluide […] semble surtout relever de la gauche laïque. L’UDB a d’ailleurs largement contribué à cet ancrage à gauche, qui est un phénomène récent. » Un ancrage à gauche, certes, dans son expression intellectuelle. Néanmoins, l’Emsav est aussi un mouvement qui regroupe toutes sortes de marginaux. Leur engagement, sincère, dévoile une motivation un peu ambiguë, moins marquée idéologiquement, moins réfléchie... Par contre, leur haine de la France ne fait aucun doute : dans le moindre entretien, Paris reste la source de tous les problèmes de la Bretagne. Le mouvement breton rassemble donc aussi des exclus, des provocateurs, etc. Et cela se sait, même Xavier Grall : « il y a présentement dans cette troupe d’imbuvables braillards, des zozos ridicules, des godelureaux, des profiteurs, des voleurs, des larrons, des imbéciles, des musiciens de casseroles, des schizophrènes celtomaniaques, des follettes du chouchen, des dingos du biniou, des arnachos de bazar, des faschos de zinc, des curetons béats, des Instits sentencieux, des snobs engiletés, des poètes fadasses, et pour tout dire des nigauds, des salauds et des imposteurs, l’éternelle trinité de la comédie humaine… Mais c’est l’écume des jours, mais ce sont les choses de la vie. Il ne faut pas s’attarder aux agités mais contempler ce qui les agite. » Une contemplation toute subjective... Au-delà de l’expression de cette marginalité, propre aux extrémistes, l’émergence des forces politiques régionales plus ou moins modérées est d’abord le fait d’associations et d’organisations visant à exercer une véritable pression sur les partis politiques locaux. C’est ce que l’on appelle le lobbying. Il a, en Bretagne, un pouvoir immense et contrôle de plus en plus la sphère politique par le jeu des alliances et le chantage opéré par le mouvement, lors des différents scrutins. On monnaye cher des voix devenues nécessaires à une élection.

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Le clivage entre l’État et l’Église illustre la défense des intérêts matériels et spirituels de la très forte communauté catholique. Il se matérialise par un important réseau scolaire confessionnel. Politiquement, il se traduit par une forte présence du parti centriste, ancien parti chrétien démocrate, lui-même issu du MRP, Mouvement des Républicains Populaires. Aujourd’hui intégré à l’UDF, voire à l’UMP, il explique les liens étroits établis entre ce parti et certains membres du mouvement autonomiste. L’ethnonationalisme breton s’inspire du nationalisme de Barrès, il prend conscience du poids que représente le passé sur le présent et célèbre comme repères existentiels de tout individu la famille, l’ethnie, la nation. Le pays natal, la tradition et la communauté ethnique deviennent des guides spirituels. La « nation » bretonne devient une valeur suprême, tous les problèmes politiques sont envisagés en fonction de l’indépendance et de la grandeur de la Bretagne. Selon Marcel Texier, lorsque l’on a déjà été confronté aux innombrables promesses de l’État français - un rideau de fumée pour dissimuler implacablement l’ethnocide breton - on n’hésite plus entre régionalisation, autonomie et fédéralisme. Il ne reste qu’une option possible, claire et sans ambiguïté, « c’est l’indépendance pure et simple ». Une solution qui permettra de tisser de nouveaux liens entre la France et la Bretagne, un contexte où « la double nationalité des Britto-Français ou Franco-Bretons (il y en aura, bien sûr, et c’est tant mieux !) ne posera pas plus de problèmes que les autres appartenances, devenues particulièrement nombreuses en Europe ». Il importe plus que tout, maintenant, d’entrer en résistance...

* Il est intéressant de constater l’effort de nombreux régionalistes pour camoufler leur discours sous un label de gauche.1 En quoi un raisonnement identitaire serait-il plus humaniste et solidaire lorsqu’il est prononcé par un Breton ? En réalité, le régionalisme se situe dans le champ politique du fédéralisme, en opposition aux partisans de la souveraineté des États-nations. Au débat gauche/droite se substitue aujourd’hui ce nouveau clivage. Cette dichotomie bouleverse le champ doctrinal. La construction européenne entraîne une perte d’autonomie politique des nations, instaurant une polémique sur la place des institutions et le lieu réel dans lequel se situe le débat démocratique. Se définir comme régionaliste breton de gauche n’a guère d’intérêt en dehors des alliances politiques. Cela permet surtout d’effacer l’image négative d’un mouvement collaborationniste des thèses nazies. Le problème des clivages traditionnels est de savoir où se situe aujourd’hui le débat idéologique. Il est ainsi extrêmement délicat de comprendre les liens politiques qui unissent le mouvement breton et les partis politiques traditionnels. Il est peu aisé de rendre compte de l’évolution idéologique de mouvements qui se disent avant tout contestataires ou révolutionnaires. Le bilan du mouvement breton au cours des dernières décennies est pour le moins contrasté. Ses actions sont plutôt sporadiques et improvisées. Il ne se dégage pas vraiment de stratégie. Le manque de communication est criant. Les partis bretons sont en marge de la

1 C’est après la sortie du livre de Morvan Lebesque que le mouvement évolue vers la gauche. Voici ce qu’en dit Mordrel en 1975 : « Il est le grand responsable d’une réhabilitation équivoque du nationalisme breton. […] on a vu peu après, lancer le mot d’ordre de combattre, en premier lieu, non pas le maître de Paris, quelle que soit sa couleur politique, mais le secteur du mouvement resté dans la tradition nationaliste, baptisé pour la circonstance « droite bretonne », voire « extrême droite ». L’anathème est si ressenti aujourd’hui que nous voyons les milieux de l’Emsav qu’il stigmatise, s’employer à qui mieux mieux à démontrer qu’eux aussi sont « de gauche ». Le spectacle est à la fois comique et pitoyable. A l’hypocrisie on répond par l’hypocrisie, à l’imposture par l’imposture, dans une burlesque émulation. » MORDREL Olier, La voie bretonne, Éditions Nature et Bretagne, Quimper, 1975, pp.28-29.

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population qui se retrouve majoritairement dans la Social Démocratie. Le mouvement breton exprime des souhaits mais n’a pas de pensée politique rationnelle et structurée. Les partis restent groupusculaires, et n’existent que par l’abondance de leurs communiqués. Les associations ont en revanche un certain succès, fort d’un militantisme actif, néanmoins insuffisant pour infléchir le destin de la région. Les mouvements culturels et économiques, plus en retrait politiquement, ont en revanche obtenu de meilleurs résultats et parfois des avancées notables. Mais il ne faut pas oublier pour autant que les individus qui composent le mouvement politique et ceux qui structurent le mouvement culturel sont assez souvent les mêmes ! Les théoriciens radicaux de l’ethnodifférentialisme

En remuant le passé, en brandissant l’esprit celte comme parangon des vertus oubliées, les autonomistes bretons rejettent la Nation Française et le projet républicain. Les partisans de l’enracinement renient l’idéal républicain au profit d’un « nationalisme » identitaire. La logique de la nation est fondamentalement politique : elle vise à dépasser les oppositions existant entre ses membres en instaurant un ordre social leur étant commun, en forgeant une seule et unique identité au sein de laquelle toutes les autres pourront se fondre, et en laquelle chaque citoyen pourra se reconnaître et s’identifier. Malgré cela, les autonomistes bretons se sentent floués, voire oppressés par un système niveleur qui nierait leur particularisme. A leur tour, ils accusent de « nationalistes » les visées républicaines. La citoyenneté française étant le contraire d’une identification ethnique de l’individu, ils lui reprochent de nier par définition la reconnaissance du peuple breton en tant que communauté ethnique. La nation bretonne est invoquée par des individus se définissant eux-mêmes comme nationalistes. Ils se réfèrent à une « vérité » historique. Mais une autre option stipule une origine ethnique de la nation bretonne. La référence à une mémoire commune, à la volonté de forger un destin, entraîne certaines dérives idéologiques qu’il importe de ne pas négliger. Le plus grand théoricien et apologiste de la définition raciale de la nation bretonne est Olivier Mordrelle, dit Olier Mordrel. Dans un article consacré au thème du « peuple-famille », il démontre le caractère nécessairement racial de l’appartenance bretonne et insiste sur les qualités d’une prétendue race bretonne : « Il semble donc bien que notre nationalité bretonne soit inconcevable sans le lien biologique. N’est-il pas difficile au premier d’entre nous de se représenter comme un compatriote un homme, quels que soient sa naissance, ses mérites, sa résidence, ses liens de famille, s’il ne peut justifier au moins d’un ascendant breton ? L’idée de communauté de sang est donc à la base de la Bretagne. On ne peut pas devenir Breton par adhésion à une culture qui commence. On le devient par une lente initiation à une manière d’être humaine, à la condition indispensable que le sang parle. Est Français qui veut, est Breton qui peut. » Pour d’autres, selon Michel Nicolas, il y aurait lieu de parler non de « nation bretonne », mais de « peuple breton » : « Au terme d’une certaine dynamique, celui-ci pourrait connaître une novation et se transmuer en nation. Le peuple breton ne serait pas autre chose, en définitive, qu’une nation en devenir. » Le mouvement breton se donne comme objectif l’accès à l’indépendance au nom d’une « nation bretonne » : « L’existence postulée de la nation est invoquée par les milieux se définissant eux-mêmes comme nationalistes. L’argument se trouve, la plupart du temps, avancé de façon empirique sans qu’une justification théorique soit jugée indispensable. La conduite la plus fréquemment adoptée revient à traiter la nation comme une vérité d’évidence fondée sur l’histoire. » Celle-ci forge le destin commun de la population nationale ou peuple breton. Il s’agit d’une communauté ethnique homogène qui se distingue du peuple français par une histoire particulière liée à un territoire bien distinct, et par une langue qui lui est propre, ainsi que nous l’avons vu dans la

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première partie. La dimension ethnique prime désormais. Mais quels critères faut-il retenir ? Pierre Lance propose en 1969 dans La Bretagne Réelle cette définition de l’ethnie : « 1) Une morphologie d’origine biologique ; 2) une psychologie d’origine socio-biologique ; 3) une culture et un mode d’expression nés de cette psychologie et qui tendent à la perpétuer tout en favorisant son évolution. » Afin de défendre la race, on recommande la « maternité volontaire » et une politique de la famille car « un Breton de moins, c’est un peu de la nation qui disparaît, ou qui est remplacé et dénaturé1 ». La revue La Bretagne Réelle, pour entretenir « la race bretonne », préconise d’« encourager les mariages entre Bretons, assimiler les non-Bretons vivant en Bretagne, susceptibles de devenir plus Bretons que les Bretons eux-mêmes » et d’instituer « un club matrimonial interceltique2. » Au-delà de ces divagations biologiques, le racisme prétend par ailleurs se réclamer d’une philosophie politique : « Le racialisme est la réaction fondamentale de résistance aux idéologies contre-nature qui régissent le monde moderne. On peut dire qu’il est à lui seul une expression politique totale : il représente la lutte universelle du personnalisme national, ethnique, individuel contre le nivellement, le robotisme et toutes les formes d’aliénation... Comme tel, le racialisme est en opposition au mondialisme uniformisant3 ». La conservation de la « race celte » est indissociable de la défense de l’Occident blanc, sans négliger pour autant les menaces que continue à faire peser sur lui l’incontournable « juiverie crypto-marxiste4 », en 1965 ! Enfin, le racisme breton se propose de donner aux Bretons la « conscience de leur valeur et la fierté de leur race5. » Nous avons voulu noter ces extraits afin de montrer ce que furent les bases racialisantes du mouvement breton. La lecture de l’essai de Michel Nicolas sur le Séparatisme en Bretagne est à ce titre renversante. Nous aurions pu penser que tout ceci relevait du passé. Il n’en est rien, malheureusement. Certains mouvements politiques contemporains ne cachent pas leur vision racialisante de la Bretagne, même si, pour éviter d’être condamnés par la « justice coloniale française », ils modèrent quelque peu leurs propos, en comparaison de leurs « illustres » prédécesseurs ; néanmoins, les dérives racistes affleurent... Aujourd’hui, le mouvement évite de parler de « race ». Le thème raciste se confine exclusivement aux identitaires les plus radicaux. On peut cependant observer une gêne évidente dès lors que l’on pose la question de l’identité bretonne et des individus qu’elle concerne. Il demeure bien difficile de ne pas mentionner des critères génétiques et sanguins. A la question « qui est breton ? », Xavier Guillemot, responsable du mouvement Bretagne nouvelle, régionaliste d’extrême droite qui entend se démarquer des « utopistes » d’Emgann ainsi que de l’UDB trop « inféodée au Parti socialiste », répond en 2000 : « Les Bretons sont ceux qui ont du sang breton. » Pour faire bonne figure, il ajoute tout de même que sont « Bretons également les gens qui sont installés depuis de longues années en Bretagne. » Mais il précise aussitôt que « pour autant la "bretonnitude" ne peut pas être universellement étendue à quiconque la

1 Avel Nord, supplément mensuel à la Revue de Ker-Vreizh, n°1, 1974. 2 La Bretagne réelle, n°26, 15 mai 1955. 3 LANCE P., in L’Hespéride, n°18, hiver 1970. 4 La Bretagne réelle, n°24, 15 avril 1965. 5 Ker Vreiz, n°1, 1946. En sommeil pendant quelques années, l’association Ker-Vreizh de Paris est réactivée en juillet 1985 et adopte pour président d’honneur Olier Mordrel, qui décède en novembre de la même année. Ces dernières notes sont issues de NICOLAS Michel.

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demande.1 » Guillemot, par ailleurs Conseiller régional en 1998 dans la région Centre, sous l’étiquette Front National qu’il abandonne pour participer à la création du Mouvement National Républicain de Bruno Mégret, fonde en septembre 2000 le Mouvement Régionaliste Breton (MRB), inspiré sans doute du Mouvement Régionaliste Alsacien, anciennement et à nouveau Alsace d’abord, lui aussi dirigé par d’anciens frontistes et radicalement ethnodifférentialiste. Bretagne Hebdo, un journal ethnonationaliste dit « de gauche », proche de Troadec, le maire de Carhaix, fera l’éloge de Guillemot peu avant les élections de mars 2004. Quand gauche et droite se retrouvent dans le radicalisme ethniciste... Dans un éditorial somme toute assez banal du magazine Armor, Yann Poilvet, sans que cela n’entraîne aucune critique, donnant son point de vue sur « le choc des civilisations », écrit posément : « Autant la coopération est un stimulant, autant le mixage excessif déstabilise. La première richesse de l’homme est sa personnalité. Le "melting-pot" la détruit en nivelant. Le respect de chacun, c’est le respect de l’autre, mais aussi de la terre où il vit. Une terre, c’est aussi une civilisation2. » Même si ce texte n’est pas à proprement parlé raciste, il demeure tendancieux, et soulève quelques interrogations sur la capacité d’ouverture de son auteur et ses intentions réelles lorsqu’il écrit ce texte. En effet, faut-il en conclure que la Bretagne, parce que bien « spécifique », doit se méfier de tout apport culturel allogène et défendre son identité ? Ce type de rhétorique abonde dans la presse identitaire et l’on ne sait jamais s’il faut voir, dans les vitupérations du mouvement breton, l’expression d’une pure bretonnité devenue outrancièrement ethnodifférentialiste, ou la simple volonté d’affirmer une particularité menacée par l’uniformisation jacobine, habituelles litanies... Malgré les exemples de contemporanéité du racisme breton, on continue de taire les dérives identitaires, on refuse la condamnation, voire on boycotte ceux qui osent lever le voile sur ces aspects de la politique en Bretagne. La meilleure illustration de ceci étant la manière dont fut accueilli l’ouvrage pourtant très éclairant de Françoise Morvan. Son objectif ne fut en aucun cas de dévaloriser la culture bretonne, dont elle est d’ailleurs une éminente représentante, mais d’éveiller l’attention de tous sur les menaces qui pèsent dans l’évolution ethnicisante de l’Emsav. Bien sûr, il ne s’agit pas d’une généralité, et à aucun moment ceci n’est avancé comme postulat. On peut, certes, reconnaître le caractère subjectif du ton très ironique, engagé et polémique de l’essai, conséquence évidente du traumatisme personnel de l’auteur, mais comment ne pas condamner virulemment les menaces physiques dont elle fut victime ? Les seuls moments où les classes politique et culturelle bretonnes montent au créneau pour dénoncer le radicalisme idéologique, c’est lorsqu’il s’agit de s’attaquer au Front national et à Jean-Marie Le Pen. Or, cela ne suffit pas. Ce n’est d’ailleurs en aucun cas le même type de discours. Le mouvement breton dans ses excès ne professe pas un national populisme, propre au leader frontiste, mais bien une rhétorique ethnique qui, en théorie, s’oppose au Front national défenseur de l’unité française. Certes d’une unité « de souche ». Condamner l’extrême droite, quand elle s’incarne seulement au travers de Le Pen, c’est ignorer complètement ce qu’est le contenu idéologique de l’ensemble des droites radicales. Pour un peu, au regard de certains discours racistes, que l’on retrouve en Bretagne, Le Pen serait presque un modéré. Pour reprendre un communiqué des Identitaires, « s’il faut reconnaître la légitimité du FN sur le créneau du combat souverainiste, nous regrettons son archaïsme, notamment face aux défis de l’identité, de l’enracinement... L’enjeu en sera clair : imposer notre différence identitaire, sociale et européenne au sein du débat politique3. »

1 Charlie Hebdo, édition du 25 octobre 2000. 2 Armor, n°409, février 2004. 3 Communiqué du 25 novembre 2002, sources : http://www.les-identitaires.com

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Ne pas admettre que le panceltisme que revendiquent certains groupuscules s’apparente au pangermanisme dont on sait trop bien ce qu’il a pu produire, relève d’une grave erreur. Parce que le Front National avait diffusé une de ses chansons, la Blanche Hermine, lors d’un congrès, le barde Gilles Servat, qui clame « Breton, ta Bretagne est riche, depuis cinq siècles on te pille1 », a décidé, en réaction, d’écrire un texte afin de dénoncer le détournement de ses paroles. Pour fustiger Jean-Marie Le Pen, voici, sous le titre « Touche pas à la Blanche Hermine », ses arguments : « C’est pas l’histoire bretonne qu’il a apprise en classe, c’est pas dans l’armée bretonne qu’il a fait ses classes, son château est près d’Paris et Vitrolles est loin d’ici ! Sur son front y a marqué Made in France ! Y a pas d’hermines sur son drapeau ! 2» Au fond, ce que Servat reproche à Le Pen, ce n’est pas tant d’être d’extrême droite que de préférer la France à la Bretagne. L’attitude de Servat est symptomatique de ce qui se passe dans le mouvement breton : on se fait un honneur de combattre l’extrême droite ; mais le contenu du discours est bien souvent proche de celui de la droite radicale. Pour Jean Bothorel, l’ethnonationalisme breton est avant tout l’expression du désir que les Bretons ont d’exister pour ce qu’ils sont : « Plus que faire quelque chose, nous voulons être quelque chose. Cet acte de naissance est celui d’une conscience pure et réelle d’appartenir à une communauté humaine et culturelle spécifique : la Bretagne ». La « nationalité » bretonne s’ajoute à la citoyenneté française, et le breton devient la langue « nationale » quand le français n’est que la langue officielle. Si la France choisit la modernité, c’est forcément en déracinant le Breton authentique. Le « Breton de la région parisienne a tous les attributs du déraciné. » Il est un immigré. Les rapports qu’il entretient avec les Français, d’autant plus s’ils sont Parisiens, ont tout des « rapports colonisés-colonisateurs », qui « s’expriment aussi à travers une volonté marquée de différenciation : l’intégration n’est jamais parfaite, on se situe toujours "en-tant-que-breton" ». Cette spécification est d’ailleurs purement individuelle, nullement une notion de classe, mais par contre « comme le Noir vivant en France, le Breton-individu a le sentiment d’appartenir à une race "à part"3. » Bothorel, devenu par la suite journaliste à L’Expansion et au Figaro, écrivain et biographe du milliardaire François Pinault, a tenu ces propos en 1968 à l’association Ker Vreizh, lieu de rencontre des ethnonationalistes bretons « émigrés » dans la région parisenne. Lorsqu’il les publie en 2001 dans un essai intitulé « un terroriste breton », il précise : « D’accord, c’est daté. Aujourd’hui je dirais les choses autrement, mais je ne serais pas très loin de dire la même chose. » On est rassuré... Bothorel, c’est l’exemple typique d’une rhétorique faussement rassurante, qui voudrait que la Bretagne soit une culture à protéger, rien de plus. Quand un homme est capable de poser des bombes, au nom de la « résistance » bretonne, ne peut-on pas, voire ne doit-on pas demeurer critique ou même sceptique à son égard ? Lorsque le mouvement breton utilise la notion de « critère ethnique », c’est généralement pour faire référence à l’appartenance au groupe culturel celtique, ce qui revient à s’identifier à une race celte. S’il est possible d’observer des types physiques suivant les pays ou les régions, suivant les climats, on ne peut cependant parler de race. De plus, aucun « travail anthropologique sérieux ne cerne avec précision les origines raciales lointaines des Celtes4 », rendant plus qu’incertaine l’appartenance ethnique bretonne au groupe que forment ces « glorieux ancêtres ». Le plus étrange est le rôle fondamental que joue l’université dans la reconnaissance de la bretonnitude, en particulier le 1 Citation reprise d’une chanson de Servat et qui figure sur un tract du Parti pour l’Organisation d’une Bretagne Libre, mouvement proche du GRECE et de l’extrême droite. 2 Sources : http://www.bretagnenet.com 3 Pour les dernières citations, BOTHOREL Jean. 4 Christian-J GUYONVAR’H et Françoise LE ROUX.

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centre d’études celtiques de Brest où l’on trouve nombre de travaux de réhabilitation d’anciens collaborateurs du régime nazi, des essais de toutes sortes sur la celtitude, etc. Dans les couloirs de l’université, dans les halls, dans les salles de cours même, on peut voir affichés des tracts politiques ethnonationalistes, des slogans radicaux, des banderoles... les manifestations s’y préparent ouvertement et les professeurs les encouragent. A une étudiante venue de Paris, ses camarades lui disent « gentiment » de retourner chez elle, sans que cela choque quiconque1... A noter aussi que dans chaque espace de détente, se trouve un téléviseur, financé par TF1, c’est écrit dessus... « Pour une république européenne et régionaliste » 2 : de l’Europe des régions à l’Europe aux cent drapeaux Avec le processus de régionalisation, le mouvement breton voit enfin se dessiner sous ses yeux une perspective politique ouvrant la voie à plus d’autonomie régionale, légitimant toutes les prises de position anti-étatique. Et ce cadre se développe sans pour autant jeter la moindre suspicion sur le discours régionaliste, bien au contraire. Né en réponse à la folie guerrière des nations du continent européen au XXème siècle, ce cadre institutionnel naissant n’est autre que la construction supra-nationale permettant un équilibre politique au-dessus des nations. Pour le mouvement, plus qu’une simple destinée pacifique, il s’agit d’une quasi révolution politique dans laquelle la liberté administrative de la Bretagne paraît accessible. C’est pour le mouvement breton le pari européen. Les ethnonationalistes bretons rejettent aujourd’hui la République et les valeurs qu’elle représente et défend. Ils voient à présent dans la construction européenne le moyen de contourner le droit français et d’être reconnu comme une minorité. Ils espèrent obtenir la reconnaissance du peuple breton, de la Nation bretonne, dans le cadre de l’Europe, d’une Europe fédérale ou d’une Europe des régions. Un combat devenu quasi mythique. Depuis le milieu des années 1980, on assiste au renouveau de l’expression du régionalisme. Mais la politique française est aussi et surtout marquée par la montée en puissance de l’extrême droite. Dans certaines régions, telle l’Alsace, le lien est assez facile à faire : le parti régionaliste, le Mouvement Régionaliste Alsacien ou selon les élections Alsace d’abord, dirigé par un ancien frontiste, Robert Spieler, se réclame publiquement d’une pensée radicale. Le discours tenu par le Front National à la fin des années 1990 contient quelques similitudes évidentes avec une rhétorique régionaliste.

Si l’on prend le cas de l’Alsace, le vote franc de celle-ci en 1992 pour le traité de Maastricht, environ 75 % de oui exprimés, est souvent évoqué pour prévenir toute accusation de repli régional. Or, à chaque élection, l’Alsace demeure en tête des scores du parti de Jean-Marie Le Pen. Le sentiment européen n’est pas contradictoire avec l’affirmation identitaire, il soulève même une question essentielle de la construction de l’Union bien comprise du mouvement breton : quel rôle y réserver aux États-nations et aux régions ? Une doctrine qui oppose les

1 Enquête personnelle. Claire, étudiante parisienne, me confia son impression d’être considérée comme une étrangère dans son DEA à Brest, comme une étudiante Erasmus ! 2 Titre/slogan de Michel Balbot, Président de la Communauté des communes du Kreiz-Breizh et ancien Conseiller régional, in Le journal des régionales, Bretagne Verte, Unie et Solidaire, numéro unique, 21-28 mars 2004.

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tenants d’une Europe des régions aux défenseurs d’un modèle confédéral d’États-nations s’est ainsi développée depuis une vingtaine d’années. La volonté du mouvement breton de promouvoir l’Europe des régions semble motivée par un ressentiment à l’égard de la nation et inspirée par un modèle nationaliste que, paradoxalement, il dénonce. Les régionalistes ne tiennent pas compte des disparités locales. En effet, les régions françaises, mais ceci est vrai dans d’autres nations européennes, présentent de profondes différences territoriales, culturelles ou politiques et surtout d’importantes inégalités économiques. Là où la République garantissait la solidarité entre régions, le mouvement breton ne se soucie guère de l’intérêt des autres, en dehors d’une fraternité de combat qui unit « les peuples opprimés » que l’on trouve en Corse, au Pays Basque, en Savoie mais aussi au Pays de Galles, en Catalogne, etc. C’est le type de rhétorique individualiste que l’on retrouve dans le discours du Mouvement Régionaliste Alsacien qui affirme que l’Alsace, région riche, ne doit plus « payer pour les autres ». Il en est de même en Bretagne où les habitants ne doivent plus « faire les frais de l’agriculture intensive » imposée par l’État au profit des Français de l’intérieur, par exemple. Un transfert de souveraineté à l’échelle régionale garantit-il une réelle évolution dans l’expression de la démocratie ? Les citoyens se rapprocheront-ils véritablement du pouvoir ? Ne favorise-t-on pas le développement de baronnies locales ? En effet, la décentralisation peut être perçue comme l’occasion pour des notables locaux de réaffirmer un pouvoir autrefois battu en brèche par l’État central. Pour le Bloc Identitaire, groupuscule de la droite extrême, il n’y a pas d’hésitation à avoir : « Pour faire échec au projet hégémonique des occidentalo-américains, il nous faudra, à terme, construire une puissance européenne autocentrée culturellement, économiquement et militairement d’une part, et, d’autre part, ré-enraciner les Européens dans la culture européenne commune et dans leurs cultures locales. » Si l’on ne trouve aucune remise en question de la démocratie, il reste à méditer sur le sens de ce ré-enracinement... L’attachement à la culture locale est en tout cas à l’origine d’un patriotisme bi-dimensionnel, qui s’élargit dans le cadre de l’Europe : un patriotisme régional ou patriotisme charnel ; un patriotisme national ou patriotisme politique ; auquel s’ajoute le patriotisme civilisationnel, pan-européen, « seul à même de fonder une indispensable Confédération Européenne. » Certains domaines relèvent en partie des compétences d’une région comme l’aménagement du territoire, des transports et de l’écologie, ou le soutien à la culture locale, par exemple. C’est du reste ce qui est avancé dans le cadre de l’acte II de la décentralisation (l’acte I étant les « Lois Defferre » de 1982-1983). Mais les citoyens ne semblent accorder à ceux-ci qu’une attention très superficielle, en témoignent les résultats des élections régionales de mars 2004 où, loin d’obtenir le soutien des électeurs pour la politique de décentralisation, le gouvernement fut au contraire lourdement sanctionné, transformant l’enjeu du scrutin en un référendum sur l’action du Premier Ministre. L’Europe joue, nous l’avons déjà vu, un rôle essentiel dans le combat linguistique. L’action pilote de la Commission Européenne, les résolutions du Parlement européen et la Charte du Conseil de l’Europe ont apporté aux langues moins répandues une reconnaissance et une légitimité institutionnelle.

* Pour Yann Fouéré, militant déterminé pour une Europe des régions, une Europe aux cent drapeaux dont il est l’un des concepteurs, la Bretagne est une des plus anciennes nations du continent, « créée il y a mille ans », et la préservation de sa « nationalité distincte » doit être une

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priorité dans le cadre de l’Union, où le risque serait de se résigner à n’être que de simples citoyens français. L’action que doit mener farouchement le mouvement breton pour sauvegarder l’identité bretonne dans une Europe élargie doit consister au préalable à « se débarrasser des structures liberticides de l’État français1. » Pour lui, la Bretagne peut entrer de plain-pied dans « l’Europe des Peuples et des Régions, qui se confondent l’une et l’autre de plus en plus. » C’est ainsi et seulement que les Bretons pourront réaliser l’Europe aux Cent drapeaux. Ni trop petite ni trop grande, la Bretagne est « juste ce qu’il faut dans le concert des peuples et des nations européennes qui continuent de bâtir l’Europe sous nos yeux. » La Bretagne aspire à son autonomie politique. Son objectif, et intérêt, maintenant, est de le faire reconnaître par des organismes au-dessus de l’État français, dans la mesure où ce dernier restera bloqué sur ses positions. Le grand enjeu du mouvement breton est donc l’Europe, mais dans une conception de celle-ci qui lui soit particulièrement favorable. Comme Joseph Le Bihan l’annonce dans Armor Magazine : « L’Europe nous sauvera. Toutes les formes hiérarchisées des États vont voler en éclats. » Pour ancrer un peu plus le combat dans une indéniable vérité, le mouvement recourt à toute référence culturelle inscrivant la Bretagne dans une perspective supérieure qui ne soit pas française, celte par exemple, en la dégageant toujours d’une autre perspective plus vaste, encore l’Europe. Dans la perspective de l’Union européenne, la perte de la référence nationale a engendré un retour identitaire régional. Le mouvement breton s’inscrit désormais dans un système de repli défensif que doit lui assurer l’Europe dont le « besoin » n’est qu’un « besoin de recouvrer ses propres traditions, dignité et particularités2. » Le mouvement breton affirme de plus en plus sa conscience européenne, et s’engage à bâtir une unité européenne qui consacrerait la reconnaissance de la Bretagne en nation du continent. La meilleure solution pour le mouvement breton serait donc maintenant le triomphe du fédéralisme, émanation du sacré des peuples, qui permettrait la mise en place de l’Europe des régions, ou encore de l’Europe des ethnies. Comme le déclare Jean–Guy Talamoni, ethnonationaliste corse, dans l’émission grand public Tout le monde en parle, de Thierry Ardisson, « l’Europe, c’est notre voie vers l’indépendance3. » Yann Fouéré, ancien collabo, est considéré par le mouvement comme l’« un des penseurs les plus reconnus de Bretagne ». Docteur en droit, licencié ès-lettres, diplômé des sciences politiques, ancien secrétaire général du Comité consultatif de Bretagne, ancien chef d’entreprise et journaliste, militant breton et militant européen, président d’honneur du POBL (Pour l’organisation de la Bretagne libre), il est l’auteur de plusieurs ouvrages, en particulier du « livre culte qui transcende les générations » : L’Europe aux cent drapeaux4. Paru en 1968, cet essai marque des générations entières de militants, « en Bretagne comme dans toute l’Europe ». Le Mouvement National Républicain de Bruno Mégret, parti dissident du Front National, en est un héritier. La « troisième Europe » qu’appelle de ses vœux Yann Fouéré, verrait bientôt le jour, puisque « de plus en plus dans les faits, l’Europe des Peuples se rapproche de l’Europe des

1 Pour les dernières citations, FOUÉRÉ Yann, Europe ! Nationalité bretonne… citoyen français ?, Lettre ouverte aux Français et aux Bretons, Éditions Celtics Chadenn, Londres, 2002, présentation de l’éditeur. 2 Manifeste de l'Identité Européenne, sources : http://www.identitaeuropea.org 3 Jusqu’en 2004, Talamoni était président de la commission des affaires européennes de l’Assemblée de Corse... 4 FOUÉRÉ Yann, L’Europe aux cent drapeaux, aux éditions Presses d’Europe pour la première édition, collection Réalité du présent, en 1968, réédité par l’Institut Européen des hautes Études Internationales de Nice pour la seconde, et enfin les éditions Celtics Chadenn, Binic-Londres, 2004.

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Régions. » Dans un entretien accordé au MRB, Fouéré conclut en ces mots : « L’Europe doit rester fidèle à la devise qu’elle a faite sienne et qui est de réaliser l’unité dans la diversité. On ne pourra autrement bâtir l’Europe aux cent drapeaux. L’Europe sera fédérale ou ne sera pas... »

∗ Avec Breiz Europe, nous avons vu qu’il existait un lobby agricole breton au Parlement européen. Le lobbying possède une dimension quasi-institutionnelle dans le processus décisionnel européen. Ce phénomène repose sur des usages informels, des pratiques, des réseaux d’influence et une logique, toute anglosaxonne, dont la connaissance est essentielle pour tous ceux qui ont en charge les dossiers européens. Les acteurs du lobbying peuvent être des ONG, des institutionnels, des associations, des entreprises privées, etc. Les actions sont cependant généralement engagées par des lobbies professionnels (Tabac, armement, etc.), ou par des groupes de pression menés par des industriels. Les identitaires français et européens ont bien compris cela et ont décidé, devant « l’urgence et la nécessité », de développer un véritable groupe de pression identitaire, « un groupe de pression ethnique ». Il importe aux identitaires de créer des réseaux à l’échelle européenne, afin de pouvoir agir le plus efficacement possible. Il existe, aux côtés des militants qui s’affichent publiquement, « une armée de l’ombre », constituée « d’agents dormants prêts à activer leurs propres réseaux le moment venu ». On trouve cité dans un article intitulé Perspective pour le mouvement national et identitaire1, un relais « efficace et sans œillères » auprès « des régionalistes bretons ». Consolider le réseau et tisser de nouveaux liens au sein de la société pour « faire entendre la voix des Français et des Européens de souche » est devenu un objectif prioritaire pour la mise en place d’un véritable groupe de pression identitaire. L’enjeu du combat politique se situe de plus en plus pour les identitaires au niveau européen, quels que soient les résultats obtenus jusqu’à présent. Or, la construction européenne ne correspond guère à l’« Europe ethnique » de l’extrême droite, dont les ramifications politiques à l’échelle continentale, bien que réelles, demeurent microscopiques et ne sont en aucun cas en mesure de déstabiliser l’ordre politique qui œuvre à la construction de l’Europe. Des liens se créent cependant, et, petit à petit, l’objectif est de créer un futur courant ethniciste. Il y a de cela quelques années, le Groupement Union Défense (GUD), proche alors d’Unité Radicale aujourd’hui dissoute au profit du Bloc identitaire, diffusait de la propagande en breton. Ainsi « Europa, yaouankiz, dispac’h » n’était que la tranposition du slogan néo-fasciste « Europe, Jeunesse, Révolution ». Pour les militants de la Coordination Bretagne Indépendante et Libertaire, c’est le peu d’intérêt porté aux questions identitaires par une partie des militants dits « révolutionnaires » qui a tendance a laisser le champ libre à l’extrême droite. Toute critique des dérives identitaires est dès lors jugée « complice » de celle-ci. Au lendemain des attentats de Londres, le Bloc Identiaire déclare dans un communiqué qu’il « combat la république antiraciste qui impose aux Européens des lois et des décisions dont ils veulent de moins en moins. » Il dénonce, en parlant de l’Islam, cette « irruption sur notre continent d’une puissance animée d’un esprit de conquête et d’asservissement ». Si « l’Islam est fort », c’est parce que les gouvernements ont tout fait, selon le Bloc Identitaire, pour « affaiblir dans l’esprit des Français le sentiment d’appartenance à une communauté blanche, plongeant ses racines religieuses dans l’histoire chrétienne, s’appuyant sur le socle culturel de 10 000 ans de civilisation européenne. » Les dirigeants français qui se sont succédés ces dernières décennies ont

1 Sources : http://www.les-identitaires.com

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« mis en place une propagande unique dans l’histoire de l’humanité qui crée ce sentiment permanent de culpabilité, cette haine de son identité que l’on nomme l’ethnomasochisme1. » Le mouvement identitaire affiche ses idéaux : « l’identité européenne, la solidarité ethnique, l’enracinement dans nos patries charnelles, la fraternité sociale, la sauvegarde de notre patrimoine2 ». Des idéaux auxquels pourraient sans hésitation souscrire une large partie du mouvement breton. Nous pouvons donc prendre le risque de parler au minimum de proximité idéologique... Le racisme en moins, me répondra-t-on.

* Le Front National a bien saisi l’importance de la notion d’« enracinement », dans la perspective de la construction européenne et de l’évolution de la politique contemporaine. Pour Bruno Gollnisch, « de plus en plus, la politique sera identitaire. » Mais c’est encore du côté de la droite extrême ethnodifférentialiste qu’il faut chercher une exploitation de l’idée européenne, mâtinée de communautarisme et bien enracinée... : convaincue de la nécessité d’unir dans le même engagement les identitaires de toute l’Europe, l’association Terre et Peuple présidée par Pierre Vial, qui se situe à la droite du MNR de Bruno Mégret sur l’échiquier politique français, et dont « le rayonnement déborde le seul cadre français », demeure « le nécessaire lien communautaire, la nécessaire ouverture sur l’Europe enracinée3. » Pour sa septième table ronde, le 7 octobre 2001, Terre et Peuple intitulait ce rendez-vous « Europe, notre grande patrie ». La démarche du Bloc Identitaire, censée s’inscrire dans la durée, doit servir un unique objectif avoué : renforcer « une communauté soudée autour du sentiment de solidarité ethnique », en brandissant, face au « mythe de l’Égalité », l’« étendard de l’Identité ». L’extrême droite radicalement ethnodifférentialiste construit son discours sur l’Identité, notion qui, a petit à petit, dans un glissement sémantique, remplacé celle de « race ». De son côté, le mouvement breton développe toute une rhétorique plus ou moins intellectualisée autour de cette même notion d’Identité. Si les liens entre ces deux « engagements » politiques demeurent délicats à prouver, si les militants bretons se déclarent de « gauche », voire « d’extrême gauche », il n’en demeure pas moins que l’attribut identitaire les rapproche irrémédiablement, d’où des similitudes troublantes dans les discours et une dérive identitaire facilement observable, soulevant passions et polémiques en Bretagne. La celtitude est évidemment l’élément clef d’un rapprochement idéologique à l’extrême droite, lorsque celle-ci s’apparente à un discours racial exaltant les vertus d’une origine ethnique pure, dont la défense conduit immanquablement, tôt ou tard, à la haine de l’autre, celui qui n’appartient pas à la communauté, au peuple, à l’ethnie... l’étranger. A clamer son particularisme avec véhémence, à revendiquer sans cesse sa différence et à déterminer la nation bretonne en fonction d’une terre et d’une culture, une partie du mouvement breton reprend une rhétorique classique de la droite radicale. Quelle que soit la manière d’édulcorer le discours, il n’en demeure pas moins le même que celui de Breiz Atao, dont « le rêve fou4 », fou au sens romantique et nostalgique du terme, pour Ronan Caerleon, a conduit la Bretagne dans ses pires retranchements.

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1 Communiqué du Bloc Identitaire, le 8 juillet 2005. Sources : http://www.bloc-identitaire.com 2 Perspective pour le mouvement national et identitaire. Sources : http://www.les-identiaires.com 3 GUILLEMOT Xavier, sources : http//www.les-identitaires.com 4 CARLEON Ronan, Le rêve fou des soldats de Breiz Atao, Éditions Nature et Bretagne, Quimper, 1974.

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On avance couramment en Bretagne que la population craint très majoritairement l’extrémisme, refuse et condamne la violence et redoute l’enfermement. La faiblesse des résultats électoraux des divers mouvements autonomistes ne doit pas cacher cependant une évidente évolution des mentalités. La Bretagne s’enorgueillit des faibles scores du Front national. Nous avons vu néanmoins qu’un réel fond idéologique de nature à alimenter ce vote existe en Bretagne, et que le repli sur elle-même serait un terreau parfait pour certaines dérives « identitaires ». Les études de Pascal Perrineau ont montré une corrélation entre le vote FN et le taux d’immigration. Dans son analyse de la géographie d’une implantation électorale, il affirme que le « lepénisme » a prospéré dans « la France des grandes métropoles urbaines, ayant accueilli les principaux flux d’immigration et ayant été confrontée de plein fouet à la montée de l’insécurité. » Ce n’est pas le cas de la Bretagne dont la situation globale, le caractère rural, la qualité de vie et l’absence de pôles péri-urbains la préservent encore du contexte sociologique propice au Front National. La part de la population immigrée est très réduite : on compte au recensement de 1999, 46 267 immigrés, soit 2 % de la population en Ille-et-villaine, 1,5 % dans le Finistère et 1,4 % dans le Morbihan et les Côtes-d’Armor. A elle seule, l’aire urbaine de Rennes concentre 30 % de cette population qui est d’ailleurs la plus touchée par le chômage avec un taux plus de deux fois supérieur à la moyenne régionale (en 2004, le chiffre est quasiment identique, 46 300, dont 10,5 % de Britanniques). Les valeurs traditionnelles sont très prégnantes en Bretagne et assurent une certaine cohésion sociale qui semble liée à un réel fond catholique. Le faible vote du FN ne permet en aucun cas d’affirmer que le parti de Jean-Marie Le Pen ne trouvera jamais le moindre écho dans cette région. Rien ne permet de conclure à l’absence de motivation idéologique pour l’extrême droite. Accuser le mouvement breton d’être raciste serait évidemment factice, voire provocateur. Néanmoins, affirmer qu’une partie de celui-ci fait preuve d’intolérance et adopte une attitude d’exclusion ne paraît pas intolérable. Lors de mes différents entretiens, et ce durant plusieurs années, j’ai constaté l’autorité idéologique qui souvent régnait, et l’obstination argumentative qui parfois prenait une teinte radicale. Un autre fait marquant fut la nécessité récurrente d’affirmer que « l’on n’est pas d’extrême droite », comme si l’on pouvait en douter. Le mouvement breton se vante d’agir dans la région où le Front national fait son plus petit score, ce qui serait une preuve évidente d’un rejet culturel de celui-ci. Les origines bretonnes de Jean-Marie Le Pen paraissent bien embarrassantes. Le leader du parti d’extrême droite a fait ses études à Vannes, et lorsque l’on enquête sur place, on finit par croire que la ville entière fut scolarisée avec lui (celui qui s’appelait alors Jean Le Pen), tant les anecdotes sur son passé abondent. Cette remarque est délibérément exagérée, mais elle traduit néanmoins l’importance de Le Pen dans l’inconscient collectif. Au-delà des résultats électoraux, il suffit d’observer la mentalité populaire pour éventuellement suggérer une autre façon d’analyser l’expression politique régionale. La manière dont, régulièrement, on ostracise le nouvel arrivé en provenance de Paris ou d’ailleurs ne laisse guère présager de résultats optimistes quant à la capacité d’intégration de la population locale. J’ai pu rencontrer des personnes ayant décidé de retourner dans leur région d’origine, en Alsace et Ile de France, après quelques années de tentative d’implantation professionnelle en Bretagne, dans les environs de Quimper. Tous témoignent de leur immense déception quant à l’attitude de la population locale, par laquelle ils ne furent jamais totalement reconnus. Le comble fut l’exemple d’un couple d’origine strasbourgeoise qui « fuyait » l’Alsace pour des raisons politiques, tout simplement la honte de vivre dans une région où le FN obtenait près du quart des suffrages exprimés lors des différents scrutins. Il est étonnant de voir qu’aucune étude n’a été

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menée sur cet aspect de la Bretagne, comme si la question était taboue. La presse en général et les guides touristiques célèbrent plutôt l’excellent accueil local en brandissant le score du FN comme gage de sa capacité d’ouverture1. Il serait totalement aléatoire de partir des anecdotes précédentes pour arriver à la moindre conclusion quant à l’influence de l’extrême droite, réelle ou non, en Bretagne. Par contre, il est possible d’appliquer certains raisonnements et conclusions à l’étude du mouvement breton, qui tendraient à prouver une présence plus ou moins nette de références à une partie de l’extrême droite française et européenne qui ne manque pas d’influencer, elle, certains groupuscules ethnonationalistes bretons. Et pour eux, comme le dit Mordrel, il suffit que « demain le vent tourne » et ils cesseront « d’un seul coup d’être des "facho-nazi-racistes" pour être salués comme de valeureux combattants de la liberté »... Je viens de tenter de cerner les liens qui existent entre les discours ethnodifférentialistes du mouvement breton et ceux d’une extrême-droite affichant clairement ses positions idéologiques. Sans faire l’amalgame entre extrémisme politique et mouvement breton, il importe néanmoins de relever certaines similitudes et d’entrevoir les risques d’évolution vers un phénomène de radicalisation du discours. Un danger que j’ai pu observer sur le terrain et qui n’est pas pour rien dans mon désir de rédiger cet essai. Bien des propos entendus ou des phrases lues laissent entrevoir une réactivation certaine de l’exaltation de l’identité, du particularisme, de la « différence », par rejet avant tout de l’Autre. Ce qui s’apparente assurément à un néo-racisme.

1 Il ne s’agit ici que de formuler quelques remarques un tant soit peu « politiquement incorrectes », afin de modérer cette image d’Épinal d’une région idyllique ou la population, telles les Vahinés peintes par un Gauguin amoureux des îles polynésiennes et de la Bretagne, accueillerait à bras ouverts tout étranger. Je pourrais, à titre personnel, témoigner de bien des exemples d’intolérance, observée à plusieurs reprises durant des années de pratique du mouvement breton dans son ensemble. Mais mon objectif n’est pas de procéder à cette analyse, il me semblait juste important d’en tenir compte et de l’aborder brièvement.

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Chapitre 3 : « C’est ici que commence l’Europe... » En parlant de la Bretagne, sa région, Xavier Grall écrit que « c’est ici que commence l’Europe. » Cette affirmation toute simple, révélant une conception assez ethnocentrique du territoire, permet de situer le contexte général d’émergence de la construction européenne dans la politique locale. L’entité supranationale émerge et est érigée chaque fois en opposition au modèle national, comme une alternative émancipatrice de celui-ci. Si l’on renie sa francité, on revendique toute appartenance culturelle supérieure. On proclame sa foi occidentale et son identité européenne : « Breton et Européen. Européen puisque Breton. », écrit encore Grall, qui, dans un lyrisme libertaire, déclare que « L’Europe est une bonne cantatrice, elle aime les chœurs à plusieurs voix. De la Catalogne jusqu’à l’Ecosse, elle redécouvre ce profond besoin d’humanisation qui ne peut déboucher que sur une redistribution des cartes, le respect des autonomies culturelles et politiques. Nous revenons au temps des racines. Europa ! [...] L’Europe est d’abord cette marche musicale et maritime, et la Bretagne est sa fille celtique dans les pluies et les songes, sur ses rocs, sur les navires qui croisent à la surface des eaux. » Les Bretons s’intéressent à l’Europe : cela « témoigne d’une volonté d’être maître de son destin », précise Ronan Le Coadic... La régionalisation est, selon Béatrice Giblin1, la meileure alliée de la question européenne. De nombreux consulats régionaux s’installent à Bruxelles, même si cette tendance marque un peu le pas : depuis que l’Europe s’est élargie à vingt-sept membres, pour 500 millions d’habitants, les régions isolées ne pèsent plus guère, elles sont « laminées » par les grands ensembles. Si l’on assiste aujourd’hui, à travers la construction européenne, au brouillage des clivages gauche-droite, la régionalisation pose à présent la question de l’avenir de l’État-nation. 1- Construire l’Europe des peuples « Construire l’Europe des peuples », est le titre d’une brochure éditée et diffusée par la Commission européenne. Elle présente la volonté affichée par les signataires du traité sur l’Union européenne, à Maastricht en 1992, comme étant celle d’une Europe des peuples : « Franchir une nouvelle étape dans le processus d’intégration européenne engagé par la création des Communautés européennes », favoriser l’ « union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe… »2. Parmi les objectifs culturels de l’Union, on retrouve l’idée de renforcer les capacités d’expression de chacun des peuples de l’Union, et aussi un soutien aux activités culturelles locales. Comme nous l’avons déjà observé avec la Charte des langues minoritaires, les textes que rédigent les institutions européennes, non adaptés au droit français et à la tradition

1 GIBLIN-DELVALLET Béatrice (Dir.), Nouvelle géopolitique des régions françaises, Éditions Fayard, Paris, 2005. 2 Construire l’Europe des peuples, Commission européenne, Office des publications officielles des communautés européennes, Luxembourg, 2002, p.3.

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politique nationale, peuvent ouvrir certaines brèches aux ethnonationalistes : « Si elle entend développer un espace culturel commun aux Européens, l’Union tient tout autant à préserver les traits spécifiques des cultures qui la composent, par exemple les langues parlées par les minorités. » L’Union européenne a d’ailleurs élargi, depuis 1992, ses domaines de compétences à la culture. Jusqu’en 2006, le programme Culture 2000 régit les subventions dans tous les domaines artistiques (spectacles vivants, arts plastiques et visuels, littérature, patrimoine, histoire culturelle...). Doté de 236,5 millions d’euros sur cinq ans, il vise à « encourager la création et la mobilité, l’accès de tous à la culture, la diffusion de l’art et de la culture, le dialogue interculturel et la connaissance de l’histoire des peuples européens »1. L’Europe apporte également un soutien financier aux régions avec le Fonds européen de développement régional qui affecte des moyens financiers importants à des projets régionaux d’aide au développement. A Carnac, par exemple, victime de son succès et de l’afflux de touristes de plus en plus nombreux, le site en danger a bénéficié de l’aide du programme environnemental LIFE, un projet de préservation et de valorisation du lieu qui s’est déroulé de juillet 1994 à janvier 1999. « En donnant une compétence culturelle à l’Union européenne, les gouvernements européens ont voulu créer une Europe des peuples. Ils lui ont confié la mission de sensibiliser les Européens à l’histoire et aux valeurs qu’ils partagent, d’encourager leur connaissance des œuvres et du patrimoine européens tout en respectant les particularités culturelles locales et régionales. » C’est dans ce cadre que, pour le mouvement breton, « Le destin de la culture bretonne, et donc de la Bretagne, est lié aux choix politiques et structurels de l’Europe. » Les Bretons ont voté majoritairement pour le Traité de Maastricht. Du coup, selon Per Denez, le « mouvement culturel breton voulant échapper à l’impossible tête-à-tête avec un État tout puissant, met son espoir dans la constitution d’un ensemble européen qui soit un havre de liberté, de justice et de respect mutuel pour les Régions et leurs peuples, qui en sont la véritable et profonde texture. Le développement culturel de la Bretagne est ainsi l’un des aspects d’une réorganisation globale de l’Europe qui apportera à chaque peuple dans le respect de son identité et de sa dignité l’assurance d’un avenir de paix et de progrès. » Pour Kristian Hamon, « seule une réorganisation européenne, qui rendra aux petits peuples et aux minorités nationales la maîtrise de leur destin, peut assurer à notre continent la paix et la concorde dont il a tant besoin. » Et lorsqu’il veut faire pression sur la France dans son combat linguistique, le mouvement breton, par l’intermédiaire du Collectif breton pour la démocratie et les droits de l’homme, recourt à l’Europe, « qui doit rappeler la France à ses devoirs envers ses citoyens, locuteurs de langues minoritaires, richesses patrimoniales de l’humanité. » D’ailleurs, au quotidien, si la présence de l’Europe au cœur des régions croît régulièrement, c’est bien souvent dans un contexte de sauvegarde de la spécificité culturelle que refuserait l’État français : la mise en place, par exemple, de séjours linguistiques en langue bretonne par l’association Ti ar Vro Bro Leon, est en partie financée par la Communauté européenne dans le cadre du programme Leader+. Dans sa lutte pour l’identité bretonne, le mouvement breton parie donc sur l’Europe des régions et joue clairement l’entité supranationale contre la nation française.

L’Europe en construction serait porteuse, pour le mouvement breton, de l’émancipation politique à laquelle aspirerait la Bretagne. Elle définirait un nouveau cadre où la région expérimenterait enfin son autonomie. Le mouvement Emgann déclare : « Nous sommes pour une Europe des peuples au service de l’Homme et de son environnement [...]. Nous prônons donc une Europe sociale basée sur le fédéralisme des peuples qui la compose. Aussi, si nous sommes

1 Courrier International, n°706, du 13 au 18 mai 2004.

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indépendantistes vis-à-vis de la France, nous sommes autonomistes dans le cadre européen. Une unité européenne de ce type doit être aussi un levier de paix et de prise en main de leur destin par les peuples du monde entier1. » En conclusion de l’assemblée générale de l’Alliance Libre Européenne (ALE), Nelly Maes, sa présidente, déclare : « Nous ambitionnons de remplacer le Conseil des ministres de l’Europe par une Assemblée des Régions et des Peuples, élue directement par les citoyens. » Et de conclure : « Je rêve d’une Europe des Régions et des Peuples2 ». 2- Le « destin » européen de la Bretagne Dans sa volonté de faire reconnaître l’existence d’un peuple breton, le mouvement s’inscrit dans la logique politique de l’Europe des peuples, dans laquelle la Bretagne historique joue « forcément » un rôle décisif, tant son destin est représentatif des espoirs que fait naître l’Europe. Dès lors, dans son action et son développement structurel, le mouvement revendiquera l’idée européenne comme ciment idéologique. Une Europe forcément basée sur les régions, et dont le destin historique s’appuie sur le reniement des nations, cause de tous les maux contemporains... Comme l’affirme le Mouvement régionaliste breton : « Bretons d’abord, européens toujours3 ». Lors du débat sur le référendum portant sur la Constitution européenne, Yann Poilvet analyse la montée des partisans du Non par le soutien de « réseaux clandestins qui s’implantent un peu partout parce qu’ils disposent de moyens occultes4. » Une sorte de théorie du complot, argument d’ordinaire courant à l’extrême droite, dans un mouvement politique où le débat se résume à ranger les opposants à la Constitution, « les jacobins, bonapartistes, extrémistes gauchistes ou facistes », dans un même panier fétide. Et si le débat est interdit, c’est pour des arguments triés sur le volet : « La reconnaissance et le respect des minorités nationales linguistiques, notions inconnues dans les diverses Constitutions de la France, figurent explicitement dans le projet de traité. Ainsi, le préambule de la Charte des droits fondamentaux proclame que l’Union est "fondée sur... le respect des droits de l’Homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités". Puis, après avoir énuméré les valeurs de l’Union, il précise que celle-ci "contribue à la préservation et au développement de ces valeurs communes dans le respect de la diversité des cultures et des traditions des peuples de l’Europe..." On a bien lu "des peuples" et non des seuls États. La Charte ajoute que "l’Union respecte la diversité culturelle, religieuse et linguistique". Plus loin, elle dit que "l’Union contribue à l’épanouissement des cultures des États membres dans le respect de leur diversité nationale et régionale...".5 » Dans cette logique, des voix se mobilisent dans le mouvement breton pour appeler à voter Oui au référendum de juin 2005. Per Denez déclare qu’une « Europe démocratique donnera à la Bretagne, aujourd’hui confrontée à un État tout-puissant qui organise son effacement culturel et 1 Pour un peuple breton maître de son destin, Réflexions et propositions d’Emgann-Mouvement de la Gauche Indépendantiste, op. cit. 2 Armor, n°426-427, juillet-août 2005. 3 Sources : http://www.mr-bretagne.org 4 Armor, n°424, mai 2005. 5 DUHAMEL Morvan, Armor, n°424, mai 2005.

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territorial, un espace de liberté lui permettant de développer, dans l’intégrité de ses cinq départements, sa culture et avec elle, une économie digne de sa terre et de son peuple. » Alan Stivell salue « une première constitution, vers une fédération, tellement nécessaire à la Bretagne », et ajoute, tout naturellement, qu’on « attend d’ailleurs avec impatience que Bruxelles ou Strasbourg oblige Paris à respecter les Droits de l’Humain dans notre pays »... Léna Louarn défend une Europe qui respecte ses droits linguistiques et culturels, avec un article 448 autorisant les États (donc pour elle la Bretagne) à déposer leur texte en langues autres que celle de l’État (la France). Joseph Martray, « ayant été parmi les premiers militants de l’Europe dès 1947 », en liaison avec... la relance de l’action bretonne, estime que que le Non entraînerait une crise considérable.1 Etc. Après avoir largement voté Oui au Traité de Maastricht, la Bretagne reste fidèle à ses convictions européennes en 2005, une des exceptions françaises, en votant, avec une courte majorité, à 50,90 % des voix en faveur de la Constitution européenne. Cette fois-ci, contrairement à Maastricht en 1992, elle n’a pas fait la différence qui, selon Hervé Le Borgne, lui aurait permis d’« exiger l’indépendance2 ». Dans le détail, le département du Finistère, qui s’était exprimé à près de 60 % d’opinions favorables en 1992, n’en accorde plus que 51,12 % cette fois-ci. Un net recul, donc, en particulier à Brest et à Quimper. Le Léon, plutôt acquis à la droite, a accordé un vote légitimiste pour le Oui. Dans le centre du département où le vote communiste est majoritaire, le Non triomphe. Le département de l’Ille-et-Vilaine avait plébiscité Maastricht à 62,76 %, il n’est plus favorable qu’à 53,81 % des votants. Dans les secteurs ruraux, c’est même le Non qui l’emporte. Un vote lié aux difficultés du secteur et à la menace de réforme de la Politique Agricole Commune. Pour le Morbihan, s’exprimant positivement à 56,67 % en 1992, il n’accorde plus qu’une très faible majorité à 50,65 %. Le Oui l’emporte dans les principales villes, mais de justesse. Il semble que le Non de gauche ait largement pesé, dans la mesure où l’ensemble de la droite locale était unie derrière le Oui. Le département des Côtes d’Armor est une exception locale. Après avoir dit Oui à Maastricht à 60 %, il exprime clairement son refus à présent, à 53,28 %. Il s’agit d’un Non de gauche dans plus de 40 cantons sur 52. Les anciens fiefs communistes ainsi que les secteurs ruraux ont clairement signifié leur rejet de la Constitution européenne. Dans les villes comme Saint-Brieuc, Dinan ou Perros-Guirec, le Oui résiste mieux.3 Le destin européen de la Bretagne et la passion que l’on peut avoir pour cette dernière éveillent des vocations. Ainsi de Morgane Poivre d’Arvor, fille du célèbrissime présentateur du journal télévisé de TF1, qui se présente aux élections européennes sur la liste dissidente de l’UMP menée par Michel Hunault. « Il y a un moment où il faut se lancer parce que c’est la Bretagne. Je me suis lancée pour les Bretons », déclare-t-elle dans un élan altruiste. Et d’expliquer : « Je suis très attachée à la Bretagne. La Bretagne a toujours été très présente chez nous. La famille de ma mère est bretonne de génération en génération. Papa est vice-président de TV-Breizh. Nous avons une maison en Bretagne. Même à Paris, il n’y a que photos et livres sur la Bretagne. C’est quelque chose d’important pour moi. J’y suis bien quand j’y suis. Je n’y prends que du bon. Je défends la Bretagne auprès de mes amis... ». Des amis sans doute jacobins voulant la perte de cette région que la pauvre Morgane, tout comme Bécassine, a dû quitter malgré elle pour se rendre dans la capitale... Et parce qu’elle a « évolué avec l’Europe », qu’elle a fait « des études où l’Europe est importante », elle est consciente que « l’Europe est là », de

1 Armor, n°424, mai 2005. 2 Armor, n°424, mai 2005. 3 In Le Monde, édition du 31 mai 2005.

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manière « inéluctable », et devient le combat pour la Bretagne et les Bretons. Le destin européen. Et de conclure, sous forme de promesse : « Je ne laisserai pas tomber les Bretons1. » La campagne européenne est l’occasion d’exprimer, à travers le destin européen de la Bretagne, tout un lyrisme ethnonationaliste. Per Le Moine, inspiré de Martin Luther King, se prend à rêver... : « Au cours d’une semaine passée à Strasbourg au Palais de l’Europe, j’ai rêvé en me disant que le droit au rêve devrait être l’un des articles de la Convention européenne des Droits de l’Homme. Plongé dans les grandes réceptions qui fêtaient et célébraient l’entrée de nouveaux Pays dans l’Union européenne, je pensais à mon pays, à la Bretagne, et donc je rêvais. Je rêvais à la Bretagne indépendante jusqu’en 1532, devenue simplement autonome à la suite d’un véritable génocide qui serait aujourd’hui violemment condamné par l’ONU [« une ONU plus forte, ouverte à la défense des peuples et cultures minoritaires2. »], puis définitivement annexée il y a deux siècles à la suite de nouveaux génocides qui semblent totalement oubliés. Le passé est le passé et je ne veux pas être un passéiste, mais je pense tout de même que nous avons le droit absolu d’entrer dans l’Europe la tête haute, comme une région européenne à part entière, fiers de ce que nous sommes, avec notre identité, notre langue, notre ancienneté comme État souverain pendant plus de mille ans, ancienneté d’ailleurs très supérieure à celle de tous les Pays baltes nouveaux membres de l’Union européenne, qui, eux, en deviennent des membres à part entière : ils ont choisi la liberté après un siècle de tutelle et de colonisation. [...] Les trois États baltes ont bien des fois changé de nationalité ; leurs langues, comme le breton, ont été interdites et persécutées, mais ils ont eu le courage de retrouver, totalement, leurs identités perdues. Rêvons donc à une Bretagne qui retrouve son identité dans l’Europe de demain. La Bretagne a eu l’une des histoires les plus prestigieuses de l’Europe, a eu jadis une puissance maritime supérieure à celle de l’Angleterre ou de la Hollande mais les jeunes Bretons n’ont jamais eu le droit de connaître cette histoire. Souhaitons que, Bretons et Européens, ils retrouvent toute leur fierté dans la nouvelle Europe3. » Qu’importe les excès, les approximations et les mensonges historiques, on peut tout écrire dès lors qu’il s’agit de l’Europe et de la Bretagne... Partant du principe qu’en Europe, il vaut mieux devancer les décisions pour éventuellement peser sur leurs orientations, dixit le magazine Armor, la région a installé sa première Conférence des affaires européennes en avril 2005. Elle réunit des élus de toutes tendances, des représentants de l’État (français), des collectivités territoriales, des organisations socioprofessionnelles, du secteur éducatif ainsi que plusieurs personnalités qualifiées. Une assemblée, présidée par Christian Guyonvarc’h, chargée de réfléchir aux futures directives européennes, mais également et surtout, de constituer un nouveau lobby, une « force de persuasion bretonne », qui aura à Bruxelles son représentant officiel et son équipe d’experts.4 Une parfaite illustration de ce destin européen de la Bretagne, que les Bretons ne doivent jamais oublier, comme le leur rappelle Yann Poilvet : « demain, l’Europe sera notre pays, notre grand pays à tous, fait des petits pays comme la Bretagne5 », ou encore, « pour nous, Bretons, l’Europe, c’est l’essentiel. Ce n’est que par elle que nous pourrons être libérés des tutelles que nous font subir les administrations jacobines, des camouflets qu’elles nous imposent...6 ».

1 Armor, n°413, Juin 2004. 2 Déclaration de Skoazell Vreizh, dans Combat breton, n°216, janvier 2004. 3 LE MOINE Per, Armor, n°413, juin 2004. 4 Armor, n°424, mai 2005. 5 Armor, n°413, juin 2004. 6 Armor, n°426-427, juillet-août 2005.

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Dans sa ferme condamnation des valeurs républicaines, devenues un combat de principe, le mouvement breton, ou du moins sa frange la plus radicale, ne conçoit pas une évolution politique française et considère l’Europe en alliée et adversaire de la République française. Un point de vue qui ne permet guère de penser l’Europe autrement que comme un moyen de démanteler les nations et qui alimente la confusion dans le débat politique local, et même national. Quel que soit l’avenir des institutions, les arguments du mouvement breton, clairement ethnodifférentialistes, utilisent la construction européenne et le débat qu’elle génère, forcément dédoublé en période de référendum sur une constitution, pour s’opposer à la France et à son organisation administrative et politique. 3- « De l’élargissement de l’Union européenne à la nécessité d’une vraie régionalisation pour la Bretagne1 » L’Union européenne s’est élargie en mai 2004 de dix nouveaux pays membres. Six d’entre eux comptent moins d’habitants que la Bretagne historique : les trois pays baltes, la Slovénie, Chypre (dans sa partie hellénophone) et Malte, qui ravit au Luxembourg le titre de plus petit pays membre. Ces pays, qui ont la taille de régions, voire de micro-régions, disposeront pourtant d’une représentation propre au Parlement, d’un commissaire européen et participeront à l’exécutif européen. Une nouvelle réalité politique qui interpelle le mouvement breton. Sans chercher à exprimer une quelconque jalousie, le mouvement breton veut mettre en évidence, selon lui, une nécessaire et véritable régionalisation, organisée autour du concept de « citoyenneté régionale2 » imaginé par le nouveau président du Conseil régional de Bretagne, Jean-Yves Le Drian. Christian Guyonvarc’h, conseiller régional membre de l’UDB, relève que les grands États qui entourent la France « ont pour caractéristique commune d’avoir engagé, parfois depuis plusieurs décennies, un processus de large dévolution de pouvoirs normatifs et budgétaires en faveur de leurs régions. » Un processus de régionalisation avancée qui devrait se poursuivre, notamment en Espagne. Avec une Bretagne réunifiée, le mouvement breton revendique un nouveau positionnement européen : « En terme de PIB, la Bretagne réunifiée se place au rang 28 sur les 160 grandes régions d’Europe. Elle devient la première région au centre de l’arc atlantique, avec un rôle majeur potentiel pour Nantes. En termes d’influence ou de puissance économique elle se trouve virtuellement à égalité avec l’Irlande, très proche du Portugal et d’Israël, à portée de la Finlande et du Danemark3. » Le mouvement Emgann s’est ingénié à dresser une carte d’identité de la région, en la comparant aux États européens : sa superficie tout d’abord, de 33 980 km², est comparable à celle de la Belgique (Pays-Bas : 37 330 km², Belgique : 35 747 km², Slovénie : 20251 km²...) ; sa population, 4 millions d’habitants, est équivalente à celle de la République d’Irlande (République d’Irlande : 3,5 millions d’habitants, Slovénie : 2 millions d’habitants, Luxembourg : 429 200 habitants, Islande : 270 000 habitants...) ; sa façade maritime, longue de

1 GUYONVARC’H Christian, http://www.udb-bzh.net 2 « Nous souhaitons doter la Bretagne d’un vrai pouvoir et faire de cette institution un lieu vivant où s’exprime la citoyenneté régionale », LE DRIAN Jean-Yves, in Armor, n°413, Juin 2004. 3 Sources : http://www.cuab.org

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2503 km, est une des plus importantes (Allemagne : 907 km, Portugal : 850 km, Belgique : 70 km, Autriche : aucune...) ; son chiffre touristique, avec plus de 10 millions de visiteurs étrangers par an est plus qu’honorable (Grèce : 11,1 millions de visiteurs étrangers par an, Belgique : 6,2 millions de visiteurs étrangers par an, Pays-Bas : 6,2 millions de visiteurs étrangers par an, Irlande : 6,1 millions de visiteurs étrangers par an1...). Le magazine « Ça m’intéresse » fait remarquer que si la Bretagne faisait partie, en tant que nation, de l’Europe des 25, elle serait classée au 16ème rang, à égalité avec l’Irlande.2 Le processus de régionalisation au niveau européen est probablement dû à des raisons diverses, historiques, linguistiques ou culturelles. Mais pour Guyonvarc’h, il est bien plus important et entre dans le sens de l’histoire, préfigurant le destin de la région. L’Europe devrait encourager les identités historiques et culturelles par une politique de cohésion efficace. Il faut imaginer une nouvelle Europe avec un projet commun futur pour le XXI ème siècle. Quand elle passera à 27 membres, la population européenne augmentera d’un tiers. Dans cette optique, la Commission européenne encourage la décentralisation. Et pour qu’elle soit efficace au niveau économique et selon le mouvement breton, ne faut-il pas rendre les unités administratives politiquement autonomes ? Les revendications ethnonationales sont vives en Europe. La Conférence sur la Sûreté et la Coopération en Europe (CSCE), à Copenhague, en 1990, proclame la liberté linguistique des minorités et le droit d’établir et de maintenir leurs organismes éducatifs. Le document de Copenhague encourage aussi les États à établir des administrations autonomes ou locales appropriées. L’Europe, avant d’aspirer à promouvoir des intérêts globaux ou mondiaux, doit d’abord répondre aux mouvements d’auto-détermination, notamment, selon le mouvement breton, par le biais des élections européennes et par les circonscriptions au Parlement européen qui devraient garantir la représentation des nations sans État.

* Le sentiment d’appartenance, d’identification à l’Europe, ne sera positif et objectif pour les Bretons que lorsqu’il ne sera pas lié, comme c’est le cas à présent du mouvement breton, à un rejet du modèle républicain français. On ne peut pas être européen par défaut, ou il n’y aura jamais de réelle identité européenne en Bretagne, ce qui n’est pas impossible tant l’argumentation des ethnonationalistes bretons paraît artificielle. Dans une logique ethniciste, tout individu doit forcément se choisir des appartenances, dans un monde où celles-ci sont de plus en plus nombreuses. L’individu contemporain, en effet, doit jongler avec une mosaïque d’identités, dont une supranationale qui pose problème. En effet, qu’est-ce qu’être européen aujourd’hui ? Défendre de grandes valeurs, comme la démocratie et les droits de l’homme ? Mais pour quelle identité politique ? Le traité de Maastricht a posé les bases d’une « citoyenneté européenne », mais celle-ci n’est guère vécue par ses habitants. Le poids des rivalités passées et les divisions linguistiques, comme le rappelle Éric Dupin, entravent lourdement le surgissement d’une identité européenne commune. Ce sont essentiellement les élites des pays membres qui ont jusqu’à présent porté ce projet.

1 Organisation Mondiale du Tourisme, sources : http://www.chez.com/emgann 2 In L’Avenir de la Bretagne, n°451, mai-juin 2003.

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Quelles seront les conséquences de la construction européenne sur des mentalités populaires habituées à certains repères historiques, géographiques et culturels ? En cherchant une union au-delà de nos frontières, dans une Europe toujours plus grande, n’entraîne-t-on pas instinctivement un retour aux sources, aux origines, afin de se redéfinir des repères identitaires ? Ainsi le regain d’intérêt de la cause régionaliste, en Bretagne mais aussi en Alsace, au Pays Basque, en Corse, au Pays de Savoie, etc., s’explique par la perte de souveraineté de l’État, de la Nation, au profit de la Communauté Européenne ; une Communauté qui se trouve d’ailleurs être aujourd’hui plus économique que culturelle. L’Union cherche avant tout un compromis politique et économique qui fera de l’Europe un marché exceptionnel, seul capable de rivaliser avec les États-Unis d’Amérique. Ce projet ambitieux ne peut cependant, du jour au lendemain, définir des citoyens européens, dont le passé demeure si différent. La peur de perdre son statut, sa citoyenneté nationale, peut entraîner un individu à s’interroger sur sa place au cœur de cet immense système en fondation. Le sursaut identitaire s’explique peut-être ainsi, par la volonté affichée de rechercher ses racines, familiales, sociales et culturelles, au cœur d’une région plus proche géographiquement qu’un « super-État » aux frontières floues et trop lointaines, un besoin d’attaches dans le temps qu’illustrent magnifiquement ces mots de Simone Weil : « De tous les besoins de l’âme humaine, il n’y en a pas de plus vital que le passé1. »

Il apparaît évident que le repli sur soi est provoqué par la peur d’une sorte d’inconnue, de chimère politique : l’Europe. Pour le mouvement breton, elle ne prendra de sens, ne sera perçue positivement, que si elle se construit sur la base des régions, ciment de l’identité... Ce terme confus regroupe l’ensemble des déterminants contribuant à la construction de l’individu. L’« identité » s’oppose aujourd’hui à la « citoyenneté », idéal politique qui, dans le cas français, dépasse les notions d’appartenance et de dépendance à une communauté, dans une transcendance idéologique que refusent les ethnonationalistes, partisans d’une reconnaissance identitaire ethnodifférentialiste. Pour Philippe Thureau-Dangin, dans un éditorial de Courrier International, la « citoyenneté n’est plus exclusivement liée à un territoire, surtout lorsque ce territoire a la taille d’un continent. » L’émergence d’une citoyenneté supranationale est pourtant loin d’être une évidence acquise. La dynamique du mouvement qui consiste à rejeter la citoyenneté française ne signifie nullement la volonté de la substituer par la citoyenneté européenne. Cette dernière n’est au mieux qu’un moyen de lutte contre l’unité républicaine. Si l’Europe devait adopter un idéal politique unioniste et unitaire, proche finalement des valeurs de la République française, c’est-à-dire un idéal transcendant les différences, il paraît certain qu’elle trouverait immédiatement comme adversaires les militants bretons déterminés à être reconnus dans leur différence. Une revendication en tout point contraire à l’élaboration d’une citoyenneté politique...

* L’idée d’Europe est née d’une longue tradition qui remonte à la période médiévale. Elle est fondée sur la raison, le christianisme et la démocratie et sur le fait d’imposer la paix sur un continent, idée reprise dans les années 50, dans le but d’éviter la répétition de la Shoah. Une autre idée se base sur des raisons économiques et politico-culturelles de la place de l’Europe dans le monde. Mais aujourd’hui, malgré cela, il n’y a pas de sentiment d’une identité européenne chez les citoyens européens. La mobilité intense qui accompagne la mondialisation oblige les États à redéfinir les bases juridiques et territoriales de la nationalité et de la citoyenneté. Cela est apparent dans la disjonction progressive de la nationalité et de la citoyenneté. L’aspiration à l’autonomie de

1 Simone WEIL, L’Enracinement, Éditions Gallimard, Paris, 1949, p.51.

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certaines régions est vue, dans ce contexte, comme un égoïsme territorial destructurateur du lien social ou comme la promesse d’une Europe des régions. La notion de région s’apparente à un système de régulation et d’action collective. Elle est aussi appréhendée comme une communauté imaginée. La mondialisation économique a provoqué la réorientation des politiques, notamment régionales, vers la compétitivité. Elle provoque aussi une cohésion de la culture qui essaye de se définir comme commune. Pour le mouvement breton, l’égalité démocratique génère la reconnaissance publique des identités. Elle invite l’État à se placer dans une plus grande neutralité culturelle et elle remet en cause la figure de l’État-nation unitaire. Cela renouvelle donc l’approche de la citoyenneté. Les sentiments identitaires recèlent un potentiel de mobilisation. L’éclatement des composantes de la citoyenneté fait émerger de nouveaux sujets politiques. L’Europe peine à établir un projet commun. Cependant, l’émergence d’un espace mondial et la construction inachevée du cadre politique de l’Union européenne ouvrent de nombreuses perspectives, notamment pour établir de nouvelles approches de la citoyenneté.

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Dernier acte « Une furie particulariste, nationaliste, régionaliste, racialiste »

L’ethnodifférentialisme trouve sa source dans une réaction identitaire à l’uniformisation. Le mouvement breton s’enorgueillit de savoir observer le monde et considère que, le nombre de peuples ou d’ethnies qui deviennent nations indépendantes augmentant chaque année, il est irréversible que, tôt ou tard, la Bretagne soit un État indépendant, probablement dans le cadre fédéral de l’Europe. En réaction à l’idéologie française « dévalorisante », l’idéologie bretonne affirme l’excellence de la civilisation bretonne, incluse dans l’ensemble plus vaste de la celticité, en antithèse donc à la latinité. Elle a exalté les valeurs traditionnelles de la campagne, celles des racines, contre celles de la ville ; elle a fait de la langue bretonne le symbole de la « nationalité bretonne »... Un combat linguistique qui exalte la communauté, en opposition à la société, au sens républicain.

Combat contre l’uniformisation, qu’elle soit interne, au travers de l’État français, ou externe, par la mondialisation, la revendication de l’identité est une lutte de tout instant. En effet, « un des réflexes vitaux des hommes est d’échapper au grand mélange où ils perdraient leur identité. Action : Réaction. C’est toute la vie. Au cosmopolitisme effréné s’oppose une furie particulariste, nationaliste, régionaliste, racialiste. C’est quand les hommes se sentent menacés par l’uniformisation qu’ils mesurent le prix de leurs différences. C’est quand les Bretons découvrent qu’ils sont en train de devenir "des Français comme les autres" qu’ils s’aperçoivent qu’ils ont une patrie, une langue et une culture et qu’ils sont pris d’envie de les retrouver1 », déclare Mordrel... Dans toute la rhétorique du mouvement, dans sa logique dialectique symbolique, il est impossible de séparer la question culturelle du champ économique et politique : le combat breton est forcément global. Et sous couvert d’action culturelle, certains prônent une Bretagne indépendante, d’autres préconisent une région Bretagne au sein d’une Europe fédérale, mais tous revendiquent le « modèle celtique » comme « troisième voie »... La France reste l’ennemie, celle qui défend dans les organisations internationales la « spécificité culturelle française » et qui pratique, selon un mouvement breton devenu monomaniaque, un véritable ethnicide. La revendication identitaire n’est pas « enracinée » au fin fond de l’histoire. C’est une illusion culturaliste. L’expression contemporaine d’une culture est généralement une création moderne et récente, à cent lieues de la tradition. Bien souvent, la vision politique qui mène à défendre une identité est construite par des minorités agissantes, souvent issues des élites. Ces dernières diffusent une culture idéalisée et se réfèrent à des symboles imaginés à des fins édificatrices. Elles élaborent la culture bretonne... En développant un discours ethnodifférentialiste, les autonomistes bretons établissent un nationalisme identitaire ayant peu de rapport avec l’idéal républicain. Leur bretonnitude est peu encline à la tolérance et au respect de la différence, quand toute personne de sang autre que

1 MORDREL Olier, La voie bretonne, Editions Nature et Bretagne, Quimper, 1975, op. cit., p.125.

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« breton » et ne sachant s’exprimer dans l’idiome local sera toujours considérée comme « étrangère », à défaut de se mettre à l’apprentissage du breton et d’accepter le rejet de ses propres origines. Un discours identitaire est généralement peu soucieux du respect d’autrui. Il est peu probable d’accorder le moindre intérêt pour une autre culture lorsque l’on pratique le culte exclusif de la sienne. A trop revendiquer sa « différence », celle-ci finit par être vécue comme une véritable agression.

Ceci est d’ailleurs involontairement encouragé par les politiques : Jean-Michel Boucheron, député PS d’Ille et Vilaine déclare en 2004, dans le magazine Armor : « Plaignons les pays qui ne peuvent être fiers ni de leurs monuments, ni de leurs mots, ni de leur musique, ni de leurs traditions parce qu’ils n’en ont pas1. » A qui pense-t-il exactement ? Quels sont ces pays n’ayant aucun repère culturel ? La Bretagne est riche de son particularisme, soit, mais les politiques devraient peut-être faire preuve de moins d’arrogance, ils ne font qu’attiser en Bretagne l’expression de l’affirmation de soi et du rejet de l’autre, celui qui n’a pas de culture... Le reproche coutumier adressé à Paris entraîne une condamnation de fait de la société française, à l’exception de quelques régions périphériques avec lesquelles on partage le combat, et paraît totalement injuste quand une majorité de Français semble aujourd’hui plutôt sensible à l’expression de la culture bretonne. L’identité, devenue un véritable mythe, est à l’origine d’une vive émotion : elle est bien plus affective, et même esthétique, que plongée dans les profondeurs d’incertaines racines, ou encore inhérente à une langue que l’on ne parle même plus. La culture bretonne contemporaine n’a plus grand-chose à voir avec la tradition, elle n’est bien souvent que pure invention. Une production des temps modernes, et non une reproduction du passé. Et pourtant, son expression n’a rien de moderniste... Comme le dirait Philippe Val, dans l’émission de Thierry Ardisson, « ils pensent avec leurs racines plutôt qu’avec leur tête... Ce sont des légumes » ! Tout cela n’est au fond que l’instrumentalisation d’une pseudo élite intellectuelle, qui, sous couvert du respect des anciens, entretient avec le présent des liens certains de pouvoir : comme trop souvent, la culture sert le politique. La liberté que réclament d’aucuns en Bretagne dégage parfois des relents d’autorité chez ceux-là même qui se battent pour elle... La Bretagne malgré les Bretons Il serait totalement erroné et politiquement subjectif de limiter la culture régionale et l’affirmation identitaire à l’indépendantisme ; cet essai ne doit nullement prêter à confusion, les Bretons ne sont pas, par définition, séparatistes. Cette aspiration ne touche d’ailleurs qu’une infime partie de la population. L’intérêt de cette étude porte surtout sur un phénomène récent, populaire et significatif de l’évolution de la société. Le sentiment identitaire breton, que l’on présente d’ordinaire comme un phénomène homogène et unanimement partagé, cache une réalité plus nuancée. Selon Nathalie Dugales2, on pourrait distinguer trois types d’individus, trois manières de classifier son appartenance à la Bretagne : les « neutres », les « hostiles » et les « militants ». Les « neutres », les plus nombreux, reconnaissent l’existence d’un particularisme breton et demeurent plutôt favorables à la culture bretonne sans pour autant y participer. Ils observent le mouvement breton de loin sans se sentir

1 Armor, n°409, février 2004. 2 Nathalie Dugales est l’auteur d’une étude préparatoire à la monographie de Pacé, une commune périurbaine de l’agglomération rennaise. In Les Cahiers du Cériem, n°8, décembre 2001, Université de Haute Bretagne, Rennes II.

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concernés, car ils demeurent « Français avant tout ». S’ils sont favorables à plus de décentralisation, c’est plutôt dans le cadre du Grand Ouest ; ils restent opposés à l’autonomisme et plus encore à l’indépendantisme. Pour le second groupe, les « hostiles », la mise en avant de l’identité bretonne et du particularisme breton les irritent et leur fait peur. Ils revendiquent avec vigueur leur identité française et défendent l’unité de la nation française. Plus que la simple promotion de la culture bretonne, ce qu’ils ne comprennent pas, c’est son succès, vécu comme un « danger », une « dérive » : « "Il faut être Français avant tout", le reste n’est qu’amusement pour touristes, voire manipulation de la part d’extrémistes bretonnants. » Pour le dernier groupe, les « militants », la Bretagne demeure une entité bien à part, une nation dont ils forment le peuple. Ils sont minoritaires, mais leur nombre augmente. Ils sont pour la plupart originaires de Basse-Bretagne. C’est sur ce dernier groupe que se focalisent ces réflexions. Si je précise en conclusion les nuances du ressenti identitaire en Bretagne, c’est bien évidemment pour ne pas donner l’impression de dresser une généralité bretonne, ce que j’affirmais clairement dès l’introduction. Cette précision, qui est sous-entendue tout au long de ce travail, n’est en revanche que très peu prise en compte par le mouvement breton. Ce dernier considère en effet comme établie la volonté de tout un peuple d’obtenir son indépendance, ou croit devoir agir dans l’intérêt d’un peuple aveuglé et manipulé. Il faut, dans ce dernier cas, défendre la Bretagne « malgré1 » les Bretons... Dans l’incertitude de l’avenir économique de la région, l’affirmation identitaire peut amener des individus, au demeurant passionnés, vers des dérives plutôt inquiétantes. Si une entreprise anthropologique en Bretagne demeure un exercice courant, la distance critique pratiquée permet de voir le mouvement breton sous un autre jour, sous un jour « différent »... Une obsession identitaire Alain Solé, condamné en 2004 à six années d’emprisonnement pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste », est fils d’un syndicaliste anarchiste catalan. Le journal Le Monde présente son parcours chaotique d’ancien ouvrier typographe, sa dépendance à l’alcool et son amateurisme de Pieds nickelés, qui s’est imposé lors du procès de l’ARB comme le signe distinctif du militantisme autonomiste breton des années 1990... Il obtient une libération conditionnelle le 6 août 2004, pour raison de santé. Le terrorisme contemporain à la sauce armoricaine a un petit air pathétique de fin de siècle ; les apprentis révolutionnaires, dans un élan cheguevaresque botrélien, rêvaient de grands soirs et de la liberté retrouvée des Bigoudens. Ils n’ont réussi qu’à donner une image ridicule d’eux-mêmes et, plus grave encore, de leur région. Loin des héros romantiques du XIXème siècle rebelles à leur temps, les terroristes bretons ne furent que de piètres combattants, incapables d’assumer leurs actes quand, bien que non voulue, la mort a croisé leur lutte. Laurence Turbec, leur innocente victime, leur « inutile » victime, fut sacrifiée pour une cause dont la nécessité demeure aujourd’hui assez discutable. Si le FLB, en écho à Mai 68, eut un réel effet sur les consciences, quel est l’apport doctrinal de l’action de l’ARB aujourd’hui ? Que retiendra-t-on de cette improbable armée ? Les Bretons sont fiers de leur différence, mais celle-ci n’est qu’une image mentale, une singularité culturelle et une création artistique originale, bien plus qu’une différence de nature

1 Ainsi que le précise Erwan Le Quilliec, un doctorant vraisemblablement proche du mouvement breton, dans son mémoire de DEA précédemment cité, à la page 90.

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ethnique. Si la devise des Rohan était « Roi ne puis, prince ne daigne, Rohan suis », un pharmacien de Vannes propose pour la région : « État ne puis, région ne daigne, Bretagne suis ». Un parfait résumé de la situation... L’action de l’Emsav, plus encore lorsqu’elle atteint son expression paroxystique dans des attentats1, a un fort retentissement dans la société bretonne. L’objectif politique, qui consiste à revendiquer une souveraineté pour la Bretagne, est une quête qui s’exprime clairement, librement même. Dans sa dynamique d’ensemble, le mouvement breton espérait cependant mieux : éveiller les consciences et mobiliser la population contre les exactions d’un État oppressif à tous les niveaux : culturel, économique et politique. Au bout du compte, même si des évolutions sont à observer dans la manière avec laquelle on se réaffirme breton aujourd’hui, du moins avec laquelle on assume sa culture et ses origines bretonnes, il est évident que le mouvement n’a pas réussi à ancrer un sentiment « national » dans le cœur des Bretons. La Bretagne n’est pas indépendante et cela reste le souhait de la population. Christian Giraudon, journaliste à Bretagne Hebdo, est forcé de l’avouer, « une écrasante majorité de Bretons ne dénie pas à la France [sa] grandeur, encore moins ne la rejette. » Et pour lui, le « déni fait à la Bretagne n’en est que plus criant et apparaît soudain d’un autre âge »... Les formations politiques bretonnes sont assez incomprises, on peut même dire qu’elles sont plutôt violemment rejetées, leur image restant incontestablement négative aux yeux des gens, surtout depuis la mort de Laurence Turbec. Le « vote breton » demeure marginal et ne concurrence pas des partis nationaux qui, depuis quelques années, ont pris conscience de l’intérêt des cultures locales et de la nécessité d’une décentralisation administrative. Le mouvement, lui, retiendra tout de même que les mentalités évoluent. Pour preuve, l’identité bretonne n’est plus une identité négative mais une identité positive, qu’on assume avec fierté. Elle n’est plus une appartenance subie mais un vouloir-vivre ensemble qui, même imprécis, traduit une volonté de vouloir faire quelque chose ensemble. La Bretagne a, pour finir, trois grands défis à relever : elle doit changer de modèle économique et relancer l’emploi, il lui faut au plus vite restaurer son patrimoine naturel, la qualité de l’eau en priorité, et affirmer son identité culturelle, mais en demeurant impérativement ouverte et tolérante... Car, quel que soit l’avenir de la Bretagne, le combat pour son émancipation se poursuit. L’histoire se poursuit. Et dans la logique de la pensée culturaliste et ethniciste du mouvement breton, le troisième Emsav est proche en une chose du second : la certitude de la supériorité de tout ce qui touche à la Bretagne. Et la conséquence directe de ceci est le jugement critique, voire négatif, de tout ce qui n’est pas breton, encore aujourd’hui. Une logique qui confine l’ethnodifférentialisme en obsession identitaire. C’est le risque majeur qui menace maintenant le mouvement breton. La découverte et l’ignorance... Mars 2008. Gare Montparnasse. Les gens qui montent dans le TGV à destination de Brest ne semblent pas être distinctifs, ils sont « comme tout le monde ». Selon l’heure, se bousculent

1 Les attentats ou tentatives d’attentats sont la seule constante au sein de ce patchwork qu’est l’Emsav. Il y en aurait eu plus de 300, de 1970 à nos jours. Chiffres tirés du bilan annuel des crimes et délits, etc., publié par la Documentation française.

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sur le quai des cadres, des étudiants, quelques voyageurs munis de sacs à dos, parfois une petite famille avec garçons en bermuda et jeunes filles en chemise Vichy, ou bien encore, mais de façon moins récurrente que par le passé, un militaire en tenue ou en civil... Il n’est guère aisé d’observer ici l’identité bretonne. Elle ne se voit d’ailleurs pas, on la devine seulement, on la pense, en phénomène social intellectualisé. Dans le train lancé à grande vitesse, il m’est impossible d’imaginer quitter le pays pour une lointaine contrée exotique. Nous quittons Paris, déjà le temps est gris, triste. Les paysages se succèdent avec monotonie. Le voyage commence... Et comme le dit Stivell, « Dieu, que c’est bon de revenir en ce lieu où vit ma mémoire, retrouver les noms du pays, rentrer en Bretagne... » J’observe autour de moi les voyageurs : il n’est guère aisé de définir un type breton... Lors d’un casting que nous organisions pour une adaptation théâtrale de la légende de la ville d’Ys, une différence d’opinion révélatrice se fit dans le jury quant aux traits physiques d’Ahès, le protagoniste principal : devait-elle être brune ou blonde ? Ce dilemme prête évidemment à sourire mais il prouve bien la réalité de croyances d’un type racial, ethnique. La seule certitude qui fit l’unanimité des membres tenait à la longueur des cheveux : Ahès devait les avoir longs ! Premier élément déterminant la Bretonne type... Il est d’ailleurs notable que l’on peut observer un nombre important de jeunes hommes à la chevelure longue en Bretagne. Le trait n’est donc pas sexuel. Pourquoi ne pas avancer dès lors que les Bretons ont les idées courtes ? Un cliché en vaut bien un autre. Jugeant un peu dérisoire les arguments définissant le type ethnique, je poursuis dans la dérision : une jeune femme fort sympathique m’explique, dans ce train pour Brest, qu’il existe un type de visage féminin bouffi, dû aux rudes origines campagnardes des femmes, expliquant aussi leur carrure forte, « en rondeurs », dans une ancienne société matriarcale marquée par l’absence récurrente des maris partis en mer... Théorie nullement absurde, je prends note. Cela me fait souvenir que deux ans plus tôt, un type m’expliquait les origines du visage buriné des femmes par la rudesse des conditions climatiques de la région. Il demeure certain que l’on peut aisément observer des visages marqués par les stigmates d’un air iodé et des rafales de vent. Mais si le climat explique cela, peut-on pour autant en faire un critère génétique ? Je résume : les Bretonnes sont un peu fortes, du moins du visage, qu’elles ont par ailleurs buriné. Elles portent, comme les hommes de moins de 25 ans, les cheveux longs, qu’elles ont blonds ou bruns, selon l’exposition au soleil ; du coup, on pencherait a priori plutôt pour brun... A titre personnel, je fus surnommé « le Breton » au milieu des années 90, sans doute en raison de mon intérêt pour la Bretagne, pour devenir « le Strasbourgeois » durant mon service militaire à Rennes. De quoi devenir schizophrène... Est-il possible que je n’aie pas de type physique ? Si. J’ai, paraît-il, un nez de Vosgien et des oreilles de Franc-comtois. Je me rassure, cela correspond bien à mes critères identitaires puisque ma mère est vosgienne et mon père belfortain. Mais Belfort fut terre alsacienne, donc d’influence germanique... mais les soldats espagnols ont occupé les villages voisins jusqu’au traité de Wesphalie... Ceci explique sans doute le fait que mon propre frère soit brun quand moi-même je tends vers le blond... Et la Bretagne, n’a-t-elle pas connu moult invasions tout au long de son histoire, provoquant un brassage ethnique ? Toujours dans ce train à destination de Brest, je conclue donc, non sans humour, qu’il est bien délicat de reconnaître dans mon voisinage de circonstance les Bretons des « Autres » individus...

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Un « con » de Français... Durant mon service militaire, plus précisément pendant mes classes, le lieutenant répétait chaque fois, sur la place d’armes, au moment du rassemblement et du garde-à-vous sous la bruine : « En Bretagne, la pluie ne mouille que les cons ! » Les cons, ce sont sans doute les autres, ceux qui ne sont pas Bretons. Il se trouve que moi, j’étais mouillé, et bien mouillé. J’ai compris alors, bien malgré moi, que je ne serai jamais un Breton. Pour eux, pour ce lieutenant au demeurant fort sympathique, je resterai à jamais un « con » de Français...