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Juillet 2011 126 Les acrobates de l’innovation Jean-Baptiste Soufron * The transistor was only hardware. James Gleick, The Information Give me the liberty to know, to utter, and to argue freely according to conscience, above all liberties. John Milton, Aeropagitica Il est difficile de souligner avec assez d’insistance l’incompréhension qui caractérise depuis plusieurs années les nouveaux mécanismes de l’innovation, et ce d’autant plus depuis que leur dynamique s’est accélérée sous le double impact de la numérisation et du dévelop- pement des réseaux. Autour de la révolution numérique, le début des années 1980 a vu apparaître de nouveaux acteurs de l’innovation. Sûrs de leur supériorité et de l’efficacité de leur production, ils ont rapidement commencé à représenter une communauté à part entière – capable de faire contre- poids à ses prédécesseurs plus traditionnels. D’un côté, c’est l’american dream – l’idée que n’importe qui peut réussir à force de courage et de ténacité ; de l’autre, c’est l’exemple des tycoons de la révolution industrielle. Reprenant l’image de l’artiste solitaire voué à son œuvre dans la solitude de son atelier, ces acrobates de l’innovation se sont dotés d’une mythologie faisant la part belle au jeune créateur d’entreprise capable de démarrer dans son garage pour ensuite conquérir le monde. Une vision quasi nietzschéenne, mélange à la fois de volonté et de supériorité intellectuelle et éthique. * Directeur du think tank de Cap Digital, avocat et ancien Chief Legal Officer de la Wikimedia Foundation. Voir son précédent article: «Standards ouverts, open source, logiciels et contenus libres : l’émergence du modèle du libre », Esprit, mars-arvil 2009. 14-a-Soufron:Mise en page 1 21/06/11 18:45 Page 126

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Les acrobates de l’innovation

Jean-Baptiste Soufron*

The transistor was only hardware.

James Gleick, The Information

Give me the liberty to know, to utter, and to arguefreely according to conscience, above all liberties.

John Milton, Aeropagitica

Il est difficile de souligner avec assez d’insistance l’incompréhensionqui caractérise depuis plusieurs années les nouveaux mécanismes del’innovation, et ce d’autant plus depuis que leur dynamique s’estaccélérée sous le double impact de la numérisation et du dévelop-pement des réseaux.

Autour de la révolution numérique, le début des années 1980 a vuapparaître de nouveaux acteurs de l’innovation. Sûrs de leur supérioritéet de l’efficacité de leur production, ils ont rapidement commencé àreprésenter une communauté à part entière – capable de faire contre-poids à ses prédécesseurs plus traditionnels.

D’un côté, c’est l’american dream – l’idée que n’importe qui peutréussir à force de courage et de ténacité ; de l’autre, c’est l’exemple destycoons de la révolution industrielle. Reprenant l’image de l’artistesolitaire voué à son œuvre dans la solitude de son atelier, ces acrobatesde l’innovation se sont dotés d’une mythologie faisant la part belle aujeune créateur d’entreprise capable de démarrer dans son garage pourensuite conquérir le monde. Une vision quasi nietzschéenne, mélangeà la fois de volonté et de supériorité intellectuelle et éthique.

*Directeur du think tank de Cap Digital, avocat et ancien Chief Legal Officer de la WikimediaFoundation. Voir son précédent article : « Standards ouverts, open source, logiciels et contenuslibres : l’émergence du modèle du libre », Esprit, mars-arvil 2009.

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Depuis, la théorie de l’innovation par le garage est devenue l’un dessocles fondamentaux de la politique publique du gouvernement Obama.Longtemps ignorée, l’économie innovante vient de faire l’objet de plu-sieurs rapports successifs démontrant son importance croissante dansl’économie : au cours de la dernière décennie, les effets directs et indi-rects du seul numérique ont représenté environ la moitié de la crois-sance constatée aux États-Unis et un peu moins du quart en France.

Qui sont les entrepreneurs du Web? D’où viennent-ils ? Quels sontleurs formations, leurs ambitions, leurs parcours ? Quels sont leursconvictions politiques, leurs bagages culturels ?

L’innovation buissonnière

Et avant toute chose, que racontent-ils ? La nouvelle innovations’articule selon un scénario bien ficelé dont les héros et leurs histoiresont fait rêver et ont servi de modèles à au moins deux générations despectateurs-entrepreneurs. Depuis la fin des années 1970, plusieurshéros ont émergé autour de ce thème – Bill Gates et Steve Jobs il y atrente ans, Mark Zuckerberg et Sean Parker aujourd’hui. Tous ontcommencé par quitter l’école.

Né à Seattle en 1955, William Henry Gates III était encore au collègequand il crée Traf-O-Data, sa première entreprise à 17 ans avec PaulAllen. Admis à Harvard l’année suivante, il quitte l’université au boutd’un an à peine pour fonder Microsoft avec le même camarade.

Né à San Francisco en 1955 aussi, Steve Jobs travaillait déjà chezHewlett Packard dès le collège. Entré à l’université, il ne réussit àrester qu’un seul semestre mais continue à la fréquenter en auditeurlibre pour suivre des cours de typographie. Après avoir enchaîné unesérie de voyages à l’étranger, notamment en Inde, et travaillé pourdifférentes entreprises dont Atari, il finit par créer Apple en 1976 avecSteve Wozniak, un camarade plus âgé qu’on lui avait présenté au lycée.

Né en 1979, trois ans après la création d’Apple, Sean Parker n’ajamais été à l’université. Après avoir été l’un des premiers employésde Napster, il a survécu à la chute du réseau créé par Shawn Fanningen créant Plaxo, puis en devenant Business Angel – et le premier inves-tisseur de Facebook contre 7% de la société.

Né en 1984, «Zuck» alias Mark Zuckerberg n’a jamais terminé sesétudes non plus. Admis à Harvard, il ne s’en est servi que pour obtenirl’annuaire des étudiants et le transformer en site de rencontres à succèsqu’il a ensuite étendu à l’ensemble des autres universités américaines– puis au monde entier.

Ces mythes fondateurs n’ont pas seulement vocation à jeter le doutesur la valeur des institutions d’enseignement pour valoriser ceux quiont choisi de s’en écarter. Elles décrivent aussi des jeunes qui ont

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rencontré un immense succès en décidant très tôt d’abandonner lecursus honorum auquel ils étaient destinés – un choix qui ne relève enrien du hasard.

À leurs yeux, l’innovation est stratégique au sens fort du terme, c’est-à-dire qu’elle n’est pas seulement essentielle, mais surtout qu’elle estle fruit de stratagèmes. L’histoire de l’innovation est pleine d’idées quedes personnes différentes ont eues séparément à des moments différents– l’ampoule à incandescence avait été inventée vingt-trois fois avantd’être finalement brevetée avec succès par Edison. Rares sont ceux quiréussissent à assurer leur victoire sur leurs adversaires déjà en place.

Dans la Bible, David est équipé pour partir au combat contre Goliathavec une cuirasse, un casque et une épée – des armes conventionnellespour une bataille conventionnelle (1 Samuel, 17). Mais une fois équipé,il se rend compte qu’il ne pourra pas utiliser ces armes parce qu’il neles connaît pas. C’est alors qu’il choisit d’utiliser cinq pierres ramasséessur le chemin – des armes plus frustes mais dont il sait se servir et quilui permettent d’élaborer une stratégie.

Le fait d’abandonner le système éducatif très jeune ne correspond nià l’expression d’une précocité particulière, ni à une nouvelle règled’airain qui devrait pousser chaque jeune à devenir entrepreneur dèsle lycée. Il s’agit plutôt d’une stratégie intelligente choisie à un momentoù elle leur permettait de gagner un avantage compétitif décisif surleurs concurrents. La contrepartie étant de réussir à compenser lemanque de matériel éducatif par une énergie et une discipline supplé-mentaires. Inféodés par leurs prédécesseurs, les innovateurs sontcontraints d’essayer de changer les règles du jeu – au prix de beaucoupd’efforts.

L’« individustrie» numérique

À 29 ans, en 1984 sur France 3, après avoir rencontré FrançoisMitterrand, Steve Jobs estimait déjà que le problème de la Francen’était ni ses chercheurs, ni son enseignement, mais qu’elle devait créerdes centaines d’entreprises individuelles dans le secteur du logicielafin d’innover par le développement d’applications concrètes.

À l’entendre, on peut chercher longtemps le lien entre l’innovationet le pourcentage de PIB consacré à la R&D, le nombre de brevets oule rôle des doctorants. Ce qu’il décrit, ce sont des aventures indivi-duelles qui s’inscrivent au sein de la construction d’une nouvelle etimportante tradition culturelle et politique à laquelle nous sommes deplus en plus hermétiques.

Le numérique est souvent décrit comme une nouvelle révolutionindustrielle – au grand dam des victimes de la désindustrialisation quivoient leurs emplois menacés dans tous les secteurs d’activité. Mais sirévolution il y a, c’est celle de la création d’une nouvelle « individus-

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trie ». Les très grands groupes y sont rares – Microsoft ne représenteque 89 000 salariés. Les exploits individuels y sont légion : LinusTorvalds1, Shawn Fanning2, Bram Cohen3.

À l’instar de la pensée néoconservatrice, la révolution « individus-trielle » est elle aussi le fruit des grands think tanks de l’Amérique dela guerre froide, au premier rang desquels la Rand Corporation4 et leXerox Parc5. C’est une révolution culturelle qui s’épanouit peu à peudans toutes les sphères de la société – sexe, argent, éducation, politi-que, commerce, médias. Ses paradigmes investissent notre discours etnos actions : les universités sont des réseaux sociaux, le dégroupage dela boucle ADSL est une question de neutralité du net, etc.

Et c’est tout naturellement que l’innovation se retrouve aujourd’huiau cœur du récit américain. Buzz l’Éclair, La famille Indestructible,Ratatouille ou WALL-E, chaque film de Pixar répète à l’infini le thèmedu hacker – l’innovateur capable de remettre en question les règles dela société par le fruit de son intervention individuelle disruptive etoriginale – pour le plus grand bien commun.

Même la presse se transforme en outil de propagande culturelleorganisé autour de quelques navires amiraux tels le magazine Wired quin’a pas son pareil pour transformer un jeune développeur un peu créatifen un entrepreneur révolutionnaire capable de renverser l’ordre établi.

Quant à la politique, il suffit de reprendre les mots du présidentObama lui-même à l’occasion de son discours de l’état de l’Union de2011 : « Personne ne peut prédire avec certitude quelle sera la pro-chaine grande industrie, ni d’où viendront les emplois du futur. » Il ya trente ans, il était impossible de savoir que l’internet serait un telmoteur de notre société. Dont acte, la doctrine américaine consistedésormais à faire confiance aux individus, à leur créativité et à leurimagination –d’où qu’ils viennent.

Politique de R&D ou souci de self-innovation?

À entendre Obama, il ne faudrait même plus parler de politique deR&D. En échange, c’est presque une politique du souci de soi quel’administration américaine essaie de mettre en œuvre – on retrouve lecare de Joan Tronto. Pour ses thuriféraires les plus ardents, l’innovationne se contente pas de changer la vie, elle en est la définition même. Elle

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1. Le créateur de Linux.2. Le créateur de Napster.3. Le créateur de BitTorrent.4.Un think tank créé en 1948 dont le rôle a été crucial dans le développement du concept de

dissuasion nucléaire dont le projet Arpanet – l’ancêtre de l’internet – était un élément importantgarantissant la continuité des communications militaires sur le territoire américain.

5. Autre think tank créé en 1970 qui est à l’origine de nombreuses avancées informatiquestelles que l’imprimante laser, le réseau Ethernet, les interfaces graphiques manipulées à la souris.

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devient alors le résultat d’exercices personnels de transformation de sonmode de vie. Steve Jobs se présente lui-même comme un designer ascètetendance gourou ayant expérimenté de nombreuses drogues hallucino-gènes. Son élève le plus doué, Mark Zuckerberg, affirme déjà refuser demanger de la viande s’il n’a pas été capable de tuer lui-même l’animal.

Dans cette optique, l’innovation se présente comme le fruit de l’inter-action du marché, des individus et du principe de la libre entreprise.Même si sa place est importante, l’État n’intervient que comme unorgane de support destiné à semer les graines du succès.

L’importance théorique des problèmes soulevés par le développementde l’innovation n’est pas forcément en proportion directe de son degréde formalisation. On devrait aujourd’hui tenir pour acquis qu’à l’excep-tion des sciences dites fondamentales, l’innovation n’est ni trèsdéductive, ni très technologique. Elle reste liée à l’imagination, elle estsource d’incertitude et elle crée ainsi des paradoxes pour tous ceux quiessaient de l’appréhender.

Le problème politique décisif n’est donc plus la souveraineté, maisla gestion de cet ensemble de micropouvoirs qui risquent d’inventersilencieusement de nouvelles formes de domination, mais peuvent toutaussi bien ouvrir le champ de nouveaux possibles.

Quant aux grands groupes, leur sort n’est pas plus enviable que celuide l’État. Le dilemme de l’innovateur les amène à protéger leurs techno-logies existantes en interne comme en externe – et ce d’autant plusfacilement que les innovations ne permettent souvent qu’un service demoins bonne qualité dans les premiers moments de leur développement.

Il est vrai que c’est eux et leurs puissants laboratoires de recherchequi ont dominé l’innovation pendant la plus grande partie du XXe siècle– Dupont, IBM, ATT. Mais cette époque est révolue. Même si leurinvestissement reste important, ils collaborent désormais de plus enplus avec de plus petites structures. Procter & Gamble sous-traite déjàplus de 30% de ses innovations. Intel investit plusieurs centaines demillions de dollars chaque année dans des opérations de venture capital.Même Apple est fortement dépendante de ses partenariats de recherche– et parfois des innovations de ses concurrents.

En d’autres termes, la tendance est désormais au développement del’Open Innovation. Il s’agit de chasser en meute plutôt que de fairecavalier seul. Étant donné la quantité phénoménale d’entreprises quiinvestissent aujourd’hui dans cet effort, il est difficile pour une seuled’entre elles de réussir à battre toutes les autres. Et les technologiessont devenues trop complexes pour être capable de les rassemblertoutes sous un même toit. In fine, des Mindstorms Lego6 au Kite

6. Après la création des Mindstorms Lego, un jeu très ouvert aux bricolages électroniques,plus de 900 adultes utilisateurs se sont pris de passion et ont rapidement débordé l’équipe dequelques ingénieurs employés par le fabricant.

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Surfing7, ce sont même parfois les consommateurs ou les usagers quisont eux-mêmes les plus innovants.

Le mythe des talentsPourtant, l’orthodoxie du système éducatif européen et des grandes

formations américaines de management reste dédiée à la recherche età la production des meilleurs talents. Le besoin absolu d’objectiverl’apport complexe des individus dans l’innovation conduit lesentreprises à privilégier ceux qui sont issus de grandes écoles ou ayantfait un MBA – alors même qu’il n’existe pas de MBA de design et quepeu d’étudiants décrocheurs reprennent un jour leurs études après avoircréé une entreprise.

Cette logique consistant à ramener l’innovation au niveau de diplômeatteint par des individus dans le système éducatif ne concorde pas avecles faits. Elle produit de nombreux dommages collatéraux. À la fin desannées 1990 par exemple, les meilleurs élèves du système éducatif seretrouvaient généralement embauchés dans de grands cabinets deconsultant. Ces cabinets étaient ensuite choisis par les entreprises pourles aider à diriger leurs activités. Dans l’un des cas les plus célèbres,une grande entreprise d’énergie s’est ainsi vanté de sa capacité àinnover grâce aux curriculum vitae de ces « talents » de cabinets qu’elleavait réussi à attirer en échange de gros revenus et de places au seinde son conseil d’administration. L’un de ses fondateurs résumait mêmece fantasme de l’individu innovant en déclarant : «Nous embauchonsles gens les plus intelligents et nous les payons plus que ce qu’ilspensent valoir. » Cette entreprise c’était Enron.

À l’américaine ou non, l’innovation n’est pas le résultat d’exploitsindividuels. Elle dépend d’un processus complexe au cours duquel lesidées de nombreux individus se nourrissent les unes des autres.

Du kaizen à la beer-innovationLe système Toyota est célèbre pour avoir renversé l’approche schum-

peterienne en promettant de réussir à mettre en place un processus plusgraduel de qualité continue. L’objectif n’est pas de faire un bond enavant soudain et inattendu. Il s’agit plutôt de réussir à améliorer leschoses petit à petit sur la base d’un exercice quotidien – le kaizen.

Cette notion de redondance est extrêmement importante. Tout estaffaire de statistiques. Les partisans du logiciel libre nomment 1,000eyeballs la méthode qui permet à leur code source d’être souventmeilleur que celui d’entreprises traditionnelles. Leurs programmeursne sont peut-être pas salariés et sont parfois des amateurs, mais la

7. Dans l’industrie des sports extrêmes, 37% des innovations viennent des usagers eux-mêmes.

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disponibilité du code source permet aux projets libres de disposer detellement de contributeurs qu’ils bénéficient statistiquement debeaucoup plus d’énergie que leurs équivalents propriétaires. Mêmeavec un taux élevé de déchets, un système peut être extrêmement inno-vant à condition de susciter suffisamment de tentatives et de correcte-ment récompenser le succès.

Cette stratégie est d’autant plus efficace qu’elle concerne des innova-tions dites de rupture, c’est-à-dire celles qu’il est impossible de prévoir.Si l’industrie de la télévision avait prévu le succès de Youtube, il nefait aucun doute qu’elle l’aurait développé elle-même. Venture capita-lists, chercheurs, entrepreneurs ou décideurs publics, tous sont pardéfinition aveugles à l’innovation.

De ce point de vue, la qualité est une simple fonction statistique dela quantité. Plus il y a de tentatives, plus il y a de succès – et plus ily a d’échecs. L’objectif n’est donc pas d’essayer d’améliorer la qualitédes innovations et de la recherche, mais d’en augmenter le nombre.

Le secret du succès des start-ups de la Silicon Valley ne tient pasaux qualités intrinsèques et exceptionnelles de ses dirigeants, mais àla culture locale et à ses traductions politique, économique et socialequi valorisent énormément les stratégies originales, individuelles,ambitieuses – et qui leur donne les moyens de se développer malgrél’existence d’une compétition déjà en place. Au lieu de se concentrersur un planning top-down préparant les programmes triannuels derecherche et d’investissement, les start-ups et leurs partenaires essaientde réussir le maximum de petites améliorations, tout en adoptant uneattitude opportuniste pour sauter sur l’occasion que personne n’avaitprévue. Dans cette perspective, le marché de l’innovation fonctionneparce qu’il permet aux gens d’être chanceux – en les poussant à fairele plus d’essais et d’erreurs possibles, sans chercher à récompenser letalent ou la bonne stratégie. In fine, même si les réussites sontindividuelles, elles ne doivent pas masquer le poids de l’écosystème etde la stratégie collective basés sur la plus grande participation du plusgrand nombre.

Cette volonté de faire masse n’est nulle part aussi impressionnantequ’à South By South West, la plus importante convention de start-uppersaméricains qui se déroule chaque année à Austin au Texas. Débarquantpar charters de Boston, de New York et de San Francisco, plusieursdizaines de milliers de geeks s’y rendent chaque année pour lancer leursnouveaux produits, assister à des conférences d’intérêt très variable,comparer leurs innovations, discuter… et boire de la bière au soleil oujusque tard dans la nuit.

La connaissance de cette pratique communautaire est essentielle àla bonne compréhension de l’écosystème d’innovation américain. Si lesFrançais sont critiqués pour leur productivité parce qu’ils aimenttravailler autour d’un bon déjeuner, les Américains sont tout autant

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critiquables pour leur propension à travailler en troupeau, entre deuxrendez-vous, une bière à la main.

On passe de la peer-innovation à la beer-innovation mais c’est aussiune façon de dépasser les catégories. Cette attitude évite aux innova-teurs de penser en secteurs trop verticaux. Et elle conserve la conscien-ce du caractère vague des frontières de leurs activités. À l’origine, lesfondateurs de Flickr8 travaillaient sur un jeu vidéo en ligne avant dese rendre compte que les joueurs préféraient s’échanger des photos deleurs parties. Les créateurs de AirBNB9 étaient arrivés dans la SiliconValley pour chercher un travail et n’ont commencé à créer leur site quepour sous-louer leur propre appartement.

C’est à SXSW que se sont lancés, par exemple, Foursquare10, Twitter11

et nombre d’autres innovations similaires. L’existence de ces grandsrassemblements et de cette culture communautaire est bien sûr l’unedes raisons essentielles du succès des réseaux sociaux aux États-Unis.Avant d’être un site internet s’adressant au public du monde entier,Facebook est d’abord le réseau social de ses fondateurs, de leurs amiset des amis de leurs amis. Il ne correspond pas à une innovation tech-nologique, mais à une innovation culturelle initiée par une communautéparticulière. Les mathématiques des grands réseaux d’interaction sontparfaitement maîtrisées en France comme ailleurs. Les technologies duWeb sont connues partout dans le monde. Mais il fallait une culture etune pratique de l’innovation communautaire pour imaginer créer dessites internet organisant des communautés.

50 millions de lignes de code

Ces caractéristiques très spécifiques ne se sont pas développées parhasard. Elles sont le fruit d’une adaptation à la complexité de plus enplus grande de la technologie. Et, contrairement à ce qu’on pourraitcroire, elles ne rendent pas l’innovation plus simple, elles luipermettent simplement de suivre.

Depuis l’arrivée de l’informatique, une longue chaîne d’innovationsde faible amplitude complexifie sans cesse l’environnement technolo-gique. Elles sont d’autant plus difficiles à détecter et à se représenterque leur intensité est faible et que plus une technologie est complexe,plus elle a tendance à devenir invisible, légère, transversale etomniprésente.

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8. Un site de partage de photos très populaire hébergeant plus de 5 milliards d’images etvendu à Yahoo en 2005.

9. Un site de petites annonces d’appartements à louer lancé en 2008 et valorisé à plus d’unmilliard de dollars.

10. Un site permettant différentes interactions géolocalisées avec un téléphone mobile.11. Un site très populaire de discussion en ligne.

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Si l’on s’en tient au seul exemple du logiciel – un secteur immatérieldans son essence même, le nombre de lignes de code d’un programmetel que Windows a été multiplié par dix sur les trente dernières années.Il représentait quatre à cinq millions de lignes en 1993, cinquante en2003 et probablement bien plus aujourd’hui.

Cette montée dans la complexité s’accélère et contamine les servicesqui dépendent des technologies d’infrastructure. Le site de chaussuresonline Zappos recense plus de 90000 modèles différents. Ne serait-cequ’en comptant le rayon des téléphones portables, Amazon propose plusde 85000 produits. Dans le registre de l’immatériel, on compte plus de500 000 films produits depuis l’invention du cinéma, et plus de1 000 000 d’épisodes de séries télévisées. Par comparaison, Apple amis en ligne la 500000e application pour l’iPhone moins de trois ansaprès le lancement de son appareil.

On croit généralement que c’est la compétence qui est une ressourcerare, alors que c’est plutôt l’effort et la capacité à s’astreindre à êtreinnovant qui est difficile à trouver. Et la difficulté à appréhender lacomplexité rend l’innovation très dépendante de la diversité.

Hormis sa localisation géographique, la Silicon Valley est loin d’êtreaussi américaine qu’on le pense. De eBay à Yahoo, plus de la moitiéde ces entreprises ont été fondées par des étrangers. Mais ce n’est mêmepas encore assez et les entrepreneurs américains ne cessent de réclamerla mise en place d’une politique de start-up visa pour accueillir encoreplus de monde.

De façon générale, le rapport à l’international est fortement encoura-gé. Cette tendance s’accélère encore à mesure de la mise en réseau del’ensemble de l’industrie puisque toute innovation est immédiatementconfrontée à une compétition internationale – même simple start-up,n’importe quel développeur d’application iPhone doit se confronter àdes concurrents situés partout dans le monde sitôt qu’il publie sonprogramme sur l’appstore d’Apple.

Google lex

Comme le disait Lawrence Lessig, Code is Law. Au-delà d’un outilde développement économique, l’innovation est devenue un enjeustratégique.

Entre lex mercatoria et Google Plex12, il faut désormais compter avecla Google lex. Face à l’attitude offensive de Google, les États ont dumal à faire respecter leur droit national et leur souveraineté par le sitele plus visité du monde : conflit sur le droit d’auteur avec les éditeursde livres et de journaux, conflit sur le droit d’auteur avec les

12. Le nom donné au quartier général de Google à Mountain View en Californie.

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producteurs de films et les chaînes de télévision, conflit avec les CNIL

du monde entier sur un nombre incalculable de sujets, conflit avec lesautorités de la concurrence sur les conséquences de leur positiondominante sur tout un ensemble de marchés en aval – depuis les cartesroutières jusqu’au téléphone portable, etc.

Les autres entrepreneurs du Web emboîtent le pas et n’hésitent pasà prendre des positions politico-juridiques dictées par leurs visions ouleurs intérêts technologiques. En ce qui concerne la vie privée parexemple, Michael Arrington, le fondateur de Techcrunch, explique que«nous allons devoir devenir beaucoup plus ouverts à la multiplicationdes indiscrétions online. Nous ne nous intéressons plus vraiment à lavie privée. Et Facebook correspond exactement à ce que nous voulons».Autant pour la CNIL et le Groupe de l’article 29 qui travaillent àréglementer la protection des données personnelles en France et enEurope.

Pour nombre de ces innovateurs, leur activité est une forme de rébel-lion. Einstein lui-même était réputé avoir quitté l’école à l’âge de 15ansà la suite d’une dispute avec un professeur.

Mélangeant droits de l’homme, politique étrangère et lobbyismeindustriel, on représente souvent les start-ups américaines commed’importants instruments de propagation de la démocratie dans lemonde. C’est Hillary Clinton, ministre des Affaires étrangères, qui aprononcé le principal discours américain sur les libertés en ligne.L’internet serait naturellement plus favorable aux opprimés qu’auxoppresseurs.

Dans un autre registre, Peter Thiel13 a créé la Thiel Fellowship : unprix de 100000dollars versé à des jeunes prêts à abandonner l’écoleou l’université pour créer leur entreprise. D’influence libertarienneassumée – peut-être même pourrait-on le qualifier d’extrême droite,proche du Cato Institute14 –, il estime que la liberté n’est pluscompatible avec la démocratie, ni avec le processus électoral.

Naturellement, cette vision cyber-naïve et prophétique se fonde surl’espoir que les possibilités du réseau permettraient d’accomplir en2000 ce que les utopies libérales des années 1960 n’ont pas réussi àconcrétiser.

Mais cette façade ne résiste pas longtemps à l’analyse des faits. Lecyber-espace est un espace cyber-hobbesien. Les défenseurs de l’innova-tion ont beau croire au contrat social autopoïétique et à la self regula-tion, aucune auto-interaction positive ne semble émerger naturellementsans une intervention forte de l’État en arrière-plan – dégroupement,droit de la concurrence, liberté de la presse, etc.

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13. Le fondateur de Paypal et l’un des premiers investisseurs dans Facebook.14. Un think tank libertarien créé en 1977.

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Les aspirations libertariennes qui fleurissent au croisement de laliberté d’informer et d’entreprendre risquent surtout d’aboutir à la miseen place de nouveaux monopoles industriels, ainsi que d’un régimesaturé de contraintes sociotechniques n’offrant pas nécessairement plusde libertés que son prédécesseur. Transfigurée par les réseaux, lalecture mal digérée d’un Hayek mâtiné de Ayn Rand pourrait finir parmettre à mal un certain nombre d’autres libertés fondamentales désor-mais jugées comme secondaires.

Or dans le même temps, la Chine et la Russie ont réussi à développerdes services qui sont au moins aussi efficaces que leurs équivalentscaliforniens – voire plus dans la mesure où leurs fondateurs se sontadaptés à leur public local. Pétri de l’internet americano-centré, nousavons souvent tendance à penser que seuls comptent Facebook, Twitterou Youtube, alors que pour les Chinois, ce sont plutôt Baidu15, Weibo16

ou Tencent17.

http://www.startup.gouv.fr

Il est donc important de ne pas s’engager trop avant sur la penteglissante de l’innovation en roue libre. L’État doit évoluer, mais il doitcontinuer à jouer pleinement son rôle pour aider au développement età l’adoption de standards sur l’ensemble des secteurs émergents – aussibien de standards technologiques que de standards d’usage. Autant auniveau européen que français, son action est importante pour protégerles entreprises et les aider à travailler ensemble – développant ainsil’emploi et la consommation. La création d’un marché européen dunumérique doit être une priorité afin d’éviter la situation actuelle danslaquelle des marchés de petites tailles aboutissent à une concurrenceinutile et à une balkanisation du secteur.

Le diagnostic de la pathologie française est régulièrement décritcomme une incapacité à transformer les avancées technologiques enusages. Il est aussi relié à la monodisciplinarité de nos formations,supposée expliquer le manque de créativité de nos entreprises dansl’usage des technologies : d’un côté, la recherche française ne serait pasassez orientée business ; de l’autre, l’enseignement ne serait pas assezvarié.

Mais c’est faire peu de cas de la réalité de l’innovation : un processusindividuel et souvent non technologique, vécu comme un exercice de

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15. Le «Google chinois ». Son fondateur, Robin Li, est l’homme le plus riche de Chine.16. Un réseau social chinois, sorte de mélange entre Facebook et Twitter représentant plus de

140 millions d’utilisateurs.17. Le créateur de QQ, le plus important système de messagerie instantanée en Chine avec

près de 650 millions d’utilisateurs. Avec une capitalisation de 38 milliards de dollars, Tencentest la 3e plus grosse compagnie de l’internet après Google et Amazon.

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Page 12: Les acrobates de l'innovation, Esprit, juillet 2011

développement personnel, un stratagème, réalisé hors de l’académie,hors de l’entreprise, par des inventeurs d’usages nouveaux – designers,créateurs industriels, voire utilisateurs éclairés.

Pour autant, l’idée de l’auto-entrepreneur à succès relève largementdu mythe. L’innovation est un processus d’exploration collective. Malgréson apport personnel, chaque innovateur se repose systématiquementsur ses associés, ses financeurs, les pouvoirs publics et les incitationsqu’ils mettent en place, les chercheurs qui l’entourent, ses premiersclients ou utilisateurs, et plus généralement l’écosystème d’innovationdont il dépend.

Ces acrobates de l’innovation ont fait leur réforme de la pensée.Tirant le meilleur parti de la théorie de l’information, de la cybernétiqueet de la théorie des systèmes, ils font l’aller-retour entre le macro et lemicro, pensant pour eux-mêmes des principes qu’ils appliquent ensuiteà l’ensemble des internautes. À leurs yeux, l’individu se transforme entransformant la société. Il est l’acteur de sa métamorphose.

Il est encore temps de se mettre au diapason. Malgré leur puissance,les acteurs en place sont encore dans une situation précaire, à peineune étape. Ils ont refait leur renaissance, mais l’origine est devant nous.

Jean-Baptiste Soufron

Les acrobates de l’innovation

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