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SENTENCIA DEL TRIBUNAL EUROPEO DE DERECHOS HUMANOS DE 4-11-2014, CONDENA A ESPAÑA
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TROISIÈME SECTION
AFFAIRE SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE
(Requête no 38963/08)
ARRÊT
(fond)
STRASBOURG
4 novembre 2014
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la
Convention. Il peut subir des retouches de forme.
ARRÊT SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE (FOND) 1
En l’affaire Sociedad Anónima del Ucieza c. Espagne,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant
en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Alvina Gyulumyan,
Ján Šikuta,
Luis López Guerra,
Johannes Silvis,
Valeriu Griţco,
Iulia Antoanella Motoc, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 octobre 2014,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 38963/08) dirigée
contre le Royaume d’Espagne et dont une société anonyme de cet État,
Sociedad Anónima del Ucieza (« la requérante »), a saisi la Cour le 4 août
2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de
l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante a été représentée par Mes
L. Díez Picazo y Ponce de
León et E. Blanco Martínez, avocats à Madrid. Le gouvernement espagnol
(« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, F. de A. Sanz
Gandasegui, avocat de l’État et alors chef du service juridique des droits de
l’homme au ministère de la Justice.
3. La requérante se dit victime d’une atteinte à ses biens doublée d’une
discrimination, et estime avoir été privée d’accès à la juridiction de
cassation par un excès de formalisme. Elle invoque les articles 6 et 14 de la
Convention et l’article 1 du Protocole no 1.
4. Le 29 mai 2012, la requête a été déclarée partiellement irrecevable et
les griefs tirés des droits à un procès équitable, au respect des biens et à la
non-discrimination ont été communiqués au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. La requérante est une société anonyme de droit espagnol constituée en
1978 ayant son siège à Ribas de Campos (Palencia).
2 ARRÊT SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE (FOND)
6. Le 12 juillet 1978, la requérante acquit un terrain irrigué à Ribas de
Campos. L’acquisition du terrain fut inscrite au livre foncier d’Astudillo
(Palencia). Outre les limites du terrain et sa superficie totale, l’acte
d’inscription établi en 1979 mentionnait que dans la propriété étaient
enclavés « une église, une maison, des norias, une basse-cour et un
moulin ».
7. Le terrain acquis par la requérante avait jadis appartenu à l’ancien
monastère de Santa Cruz de la Zarza – de l’ordre des chanoines réguliers de
Prémontré (Orden de los Premostratenses) –, qui faisait partie du prieuré de
Santa Cruz, fondé au XIIe siècle.
L’ordre des Prémontrés avait été supprimé en Espagne au début du
XIXe siècle, comme beaucoup d’autres à l’époque (paragraphes 19-23
ci-dessous). Les biens du prieuré de Santa Cruz furent vendus aux enchères
à deux reprises. Le 9 décembre 1835, d’abord, deux sujets dénommés H. et
M. acquirent les terrains et la majorité des biens « urbains » (constructions)
du prieuré, sauf le bâtiment du prieuré proprement dit. Le sieur M. racheta
plus tard le lot du sieur H. Les biens de culte furent listés et retirés du
couvent. Le 23 décembre 1841, ensuite, le sieur M. acquit aux enchères le
bâtiment du prieuré. Ces biens connurent ensuite toute une chaîne de
transmissions, jusqu’à la requérante. Dans les inscriptions successives de
ces transmissions au livre foncier, il était toujours expressément fait
mention d’« un bâtiment qui était anciennement l’église du prieuré de Santa
Cruz » et d’autres bâtiments.
8. Le 22 décembre 1994, l’évêché de Palencia (« l’Évêché ») fit inscrire
à son propre nom dans le livre foncier d’Astudillo un « terrain urbain » avec
une église de style cistercien du début du XIIIe siècle, une sacristie et une
chambre capitulaire ayant jadis fait partie de l’ancien monastère prémontré
de Santa Cruz de la Zarza et se trouvant sur le terrain dont la requérante
était la propriétaire selon le livre foncier. Cette inscription au livre foncier
s’effectua sur la base d’un certificat daté du 16 décembre 1994 délivré par
l’Évêché lui-même sous le seing de son secrétaire général, avec l’accord du
vicaire général. Bien que son nom figurât au livre foncier comme titulaire
du terrain, cette nouvelle inscription eut lieu sans que la requérante eût été
entendue, et aucune possibilité d’opposition ne lui fut ménagée.
9. Informée après coup, la requérante adressa des réclamations à
l’Évêché de Palencia, s’estimant injustement privée d’une partie de sa
propriété sans cause d’utilité publique et en l’absence de toute
indemnisation en vertu d’une loi antérieure à la Constitution, loi à ses yeux
discriminatoire et contraire au caractère non confessionnel de l’État ainsi
qu’à la liberté religieuse.
L’Évêché lui répondit dans les termes suivants :
« la propriété du temple auquel tu fais référence dans ta lettre appartient depuis
toujours au diocèse de Palencia, en vertu, comme tu le sais, de la loi de
désamortissement des biens (desamortización : confiscation des biens ecclésiastiques)
ARRÊT SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE (FOND) 3
du 2 septembre 1841 qui, dans son article 6 excluait du désamortissement les
immeubles tels que les églises, les cathédrales, les annexes et aides d’église ; et dans
la mesure où le temple auquel tu fais référence a toujours été un temple paroissial il
est évident qu’un tel immeuble n’a jamais pu être entre des mains privées ».
10. La requérante engagea alors contre l’Évêché de Palencia une action
civile en nullité de l’inscription au livre foncier de l’église et de ses
dépendances faite par l’Évêché en 1994.
11. Par un jugement du 28 mars 2000, le juge de première instance no 5
de Palencia débouta la requérante – qui avait fondé sa prétention sur
l’antériorité de l’inscription à son nom au livre foncier, l’origine de la
propriété, son acquisition par vente aux enchères et la possession de l’église
et des clés pour y accéder.
Le juge motiva son jugement comme suit. Il releva que le terrain et les
ouvrages en cause avaient fait l’objet des lois de désamortissement et
avaient été ensuite vendus aux enchères en 1835 et 1841, mais que l’église
elle-même, qui avait été église paroissiale avant la desamortización, n’avait
pour cette raison pas été affectée par cette dernière ni par les ventes
ultérieures. Il en voulait pour preuve que l’église avait continué d’accueillir
la messe et les autres activités liées au culte catholique tant que son état
l’avait permis et que l’Évêché de Palencia avait effectué des travaux de
conservation, la requérante n’ayant procédé à des travaux qu’aux alentours
de l’église. Le code de droit canonique étant donc d’application, l’église en
cause ne pouvait avoir été acquise par la requérante par voie d’usucapion,
dans la mesure où la prescription acquisitive ne pouvait jouer en la matière
qu’au profit des personnes morales ecclésiastiques. En tout état de cause, la
requérante n’avait pas eu la possession de l’église pendant le temps exigé
par la loi pour que puisse jouer la prescription, le diocèse ayant agi en tant
que propriétaire jusqu’au conflit sur la titularité de ladite église. Par ailleurs,
le fait que les employés de la requérante disposaient de la clé de l’église ne
constituait pas un acte de « propriété » dans la mesure où l’origine de cette
détention n’était pas connue et où la clé était à la disposition de tous ceux
qui voulaient visiter l’église.
12. La requérante fit appel. Par un arrêt du 5 février 2001, l’Audiencia
provincial de Palencia rejeta l’appel et confirma le jugement attaqué.
Dans ses motifs, l’Audiencia provincial souligna que l’église en question
ne faisait pas partie de ceux des biens immeubles sis sur le terrain en cause
ayant été transmis le long de la chaîne des propriétaires successifs depuis
leur première acquisition par le sieur M. en 1841. Son arrêt se lisait comme
suit :
« (...) PREMIÈREMENT.- Le représentant de [la requérante] dans la présente
procédure fait appel du jugement d’instance ayant rejeté sa requête. La requérante
exerce, selon ce qui ressort de la prétention qu’elle expose dans sa requête, l’action en
déclaration de propriété sur l’immeuble (église avec ses dépendances) existant sur le
terrain rural dont elle est la propriétaire (...) et demande également la déclaration de la
nullité et, par voie de conséquence, l’annulation de l’inscription au livre foncier de cet
4 ARRÊT SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE (FOND)
immeuble en faveur de la partie défenderesse, l’Évêché de Palencia. Cette inscription
[dont la requérante demande l’annulation] est une inscription première et unique de
propriété, effectuée, en vertu de l’article 206 de la loi hypothécaire, le 22 décembre
1994. [La requérante maintient] que l’église en question est sa propriété puisqu’elle
est incluse ou enclavée dans son terrain rural et inscrite à son nom dans le livre foncier
sous le nº 3.250, et qu’elle l’a acquise des précédents propriétaires par un acte
authentique de vente passé le 12 juillet 1978. [Aux yeux de la requérante],
l’immatriculation de ladite église, effectuée le 22 décembre 1994 à la demande du
défendeur, l’Évêché de Palencia, a (...) provoqué une inscription double et
contradictoire qui, dans la mesure où [selon elle] l’Évêché n’est pas le propriétaire de
l’église, (...) doit être résolue par la reconnaissance ou la déclaration de la propriété de
la requérante sur l’église litigieuse et l’annulation de l’inscription ou de
l’immatriculation de ladite église faite en faveur de l’Évêché. La requérante soutient
qu’elle tient son droit des propriétaires successifs de la propriété qu’elle décrit dans le
“Fait premier” de son recours, jusqu’au premier acquéreur de celle-ci, M. José
Martínez Liébana, qui avait acquis aux enchères le 23 décembre 1841 pour un prix de
30.500 réals la maison-couvent du prieuré de Santa Cruz de la Zarza appartenant à
l’ordre des Prémontrés (Orden de los Premostratenses), supprimé par les lois de
désamortissement (désamortización) du XIXe siècle ; la question se limite, comme le
précise le juge de première instance (...) dans son jugement, à déterminer si l’église
litigieuse [présentée comme] enclavée, tout comme d’autres biens, dont une maison,
deux norias, une basse-cour et un moulin, dans la description au livre foncier de la
propriété rurale 3.250, avait été incluse dans la vente aux enchères des biens du
prieuré de Santa Cruz supprimé, comme le soutient la requérante оu si, au contraire,
de par son statut de paroisse, cette église a été écartée du “désamortissement” en vertu
de l’article 6-4 de la loi du 2 septembre 1841, qui excluait [parmi] les propriétés du
clergé, “les immeubles des églises cathédrales ou paroissiales, ou des annexes оu
aides de paroisse” de la déclaration générique des biens nationaux ».
DEUXIÈMEMENT : Le contexte se présente comme suit (...) Le prieuré de Santa
Cruz, de l’ordre des Prémontrés, a été fondé ou s’est installé en 1176 au lieu-dit Santa
Cruz, près de la localité de Rivas de Campos. Il comptait en 1688 seulement deux
religieux, dont l’un d’eux, le prieur, officiait pour le salut des âmes. Le prieuré fut
définitivement abandonné à une date difficile à préciser, mais antérieure à
l’inondation du 5 décembre 1739. Pourtant, lorsque le 7 février 1810 eut lieu la
reconnaissance et la prisée du couvent, avec ses maisons, pigeonnier, lapinière,
basse-cour et abris pour bétail, caves et bosquet de Valdejimena sur ordre de M. Juan
Báez, prêtre paroissial du prieuré supprimé (...) [Il ressort ainsi] qu’à cette époque il
existait un curé paroissial de ce prieuré et que l’église n’avait pas été incluse lors de la
reconnaissance et de la prisée du couvent, malgré la description détaillée qui fut faite
des biens de celui-ci. Ceci correspond aux allégations de la requérante dans le « Fait
quatrième » de son écrit en réponse à la question de savoir si l’église en cause a
toujours été une paroisse, c’est-à-dire une église où l’on administrait les sacrements et
où l’on s’occupait spirituellement des fidèles, initialement [par] les religieux de
l’ordre du prieuré précité et postérieurement [par] des curés ou des prêtres séculiers
dépendants de l’Évêché de Palencia. Ce qui prouve entièrement (...) qu’au moins
depuis 1617, les sacrements ont été administrés de façon ininterrompue (...). Mais à
plus forte raison et pour démontrer que l’église n’avait pas été incluse dans les biens
qui furent vendus aux enchères et acquis en 1841 par M. José Martínez Liébana, [il y
a lieu de relever :] que postérieurement à cette date elle a continué à exister en tant
qu’église paroissiale de Santa Cruz jusqu’à présent (bien que le dernier sacrement de
baptême [remonte à] 1981), servie par des curés successifs (...) [ou encore :] que, vu
son ancienneté et sa précarité, [cette église] a fait l’objet de diverses réhabilitations à
ARRÊT SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE (FOND) 5
la demande de ses curés et toujours aux frais de l’Évêché, comme le prouve la
requérante elle-même (...). Il ressort donc avec évidence (...) que l’église en cause était
une paroisse avant la desamortización et la vente des biens du prieuré supprimé et
qu’elle l’est restée par la suite (...), bien qu’à cause du manque de fidèles (en 1951,
selon le document se trouvant au folio 253, la population de fait de Santa Cruz de
Rivas était de seize habitants), le curé paroissial fût aussi concomitamment celui de la
paroisse de Rivas de Campos (...) À cette indication incontestable de l’existence et de
la subsistance de la paroisse dans l’église litigieuse, il faut ajouter ce qui a été
précédemment expliqué, à savoir que lors de l’inventaire effectué en 1810, l’église ne
fut pas incluse, et c’est la raison pour laquelle on doit conclure que l’église en
question ne figurait pas parmi les biens du prieuré supprimé acquis par M. José
Martínez Liébana en 1841. Ceci explique qu’en raison du remembrement les
propriétaires successifs [des biens relevant de la propriété rurale enregistrée sous le
numéro 3.250] n’aient jamais mis en question la propriété de l’Évêché et le caractère
paroissial de l’église litigieuse. Il faut conclure que la requérante n’a jamais pu
acquérir des vendeurs ce que ceux-ci ne pouvaient pas lui transmettre, l’église
litigieuse n’étant pas leur propriété mais celle de l’Évêché de Palencia, comme cela a
été pleinement démontré. En définitive, la requérante ne prouve pas, comme il lui
incombe, que le titre dont elle excipe (...) comprend ou inclut précisément l’objet
litigieux. Par conséquent, il est clair que sa prétention ne saurait être accueillie sans
méconnaître par là l’article 34 de la loi hypothécaire. (...) Étant donné la description
équivoque qui figure dans le livre foncier concernant les bâtisses incluses avec le
terrain, [cette inscription] est interprétée [par le présent arrêt] dans le sens que l’église
paroissiale n’est pas incluse dans le titre de propriété de la requérante, qui ne peut pas
non plus [se prévaloir à son égard] de l’usucapion puisqu’en tout état de cause [la
durée de possession requise n’est pas atteinte]. La requérante n’a pas non plus prouvé
la possession de l’église à titre de propriétaire. L’on ne saurait considérer en effet
comme des actes possessoires la simple détention par les employés de la requérante
des clés de l’église pour la montrer aux visiteurs aux époques de l’année où, vu le
faible nombre de fidèles dans la municipalité, il n’y a pas régulièrement d’activités de
culte religieux. Pour les raisons exposées [ci-dessus], il y a lieu de rejeter l’appel et de
confirmer le jugement d’instance ».
13. La requérante se pourvut en cassation. Dans son pourvoi, elle énonça
que la valeur du bien en cause était « inestimable », étant donné ses
caractéristiques, tout en admettant que le litige avait un enjeu financier
supérieur à 36 000 euros (EUR), montant exigé à l’époque pour qu’un
pourvoi en cassation soit possible à ce titre. La partie défenderesse affirma
quant à elle que la valeur de l’immeuble revendiqué s`élevait à
600 000 EUR.
14. Par une ordonnance du 8 mars 2005, le Tribunal suprême invita la
requérante à justifier que l’enjeu du litige excédait les 150 000 EUR,
nouveau seuil applicable aux pourvois en cassation sur critère financier
selon le code de procédure civile du 7 janvier 2000, entré en vigueur
entre-temps.
15. La requérante répondit qu’il était difficile d’évaluer un immeuble
historique, mais rappela que l’Évêché avait lui-même estimé la valeur du
bien en cause à 600 000 EUR.
L’expert antérieurement désigné avait considéré que la valeur artistique
du temple faisant l’objet de l’expertise était très élevée, « bien
6 ARRÊT SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE (FOND)
qu’économiquement incalculable » étant donné l’absence de marché
d’achat-vente des églises médiévales.
16. Dans son analyse des conclusions de l’expertise en cause, la
requérante avait indiqué que la valeur du bien excédait certainement les
600 000 EUR indiqués par la partie défenderesse, mais avait estimé inutile
de discuter ce chiffre dans la mesure où les deux parties étaient d’accord
pour considérer l’enjeu financier de la procédure comme supérieur à
36 000 EUR, montant minimum nécessaire et suffisant, à l’époque, pour se
pourvoir en cassation sur ce fondement.
17. Par une décision du 14 juin 2005, le Tribunal suprême déclara
irrecevable le pourvoi en cassation formé par la requérante, au motif que les
exigences de l’article 477 § 2-2º du code de procédure civile pour
l’ouverture de cette voie de recours au titre de l’enjeu financier du litige
n’étaient pas réunies.
Pour parvenir à cette conclusion, le Tribunal suprême considéra que
l’estimation de la valeur du bien à 600 000 EUR ne suffisait pas à contredire
la qualification initiale du bien litigieux comme « inestimable ». Il observa
que la requérante avait persisté dans l’affirmation du caractère inestimable,
en termes économiques, des biens revendiqués. Il retint que la requérante
avait uniquement réussi à établir que l’enjeu de la procédure dépassait les
36 000 EUR exigés auparavant par l’article 1687 § 1-c) du code de
procédure civile de 1881, mais qu’elle n’était pas parvenue à montrer que le
nouveau seuil d’ouverture des pourvois au titre du critère financier était
atteint. Son arrêt était rédigé en ces termes :
« Si [la requérante] a soutenu que la valeur de l’intérêt litigieux de la requête était
de 36 000 EUR, il doit toutefois être relevé, d’une part, que par-delà cette affirmation,
la requérante a maintenu son critère, en admettant seulement que la valeur de
l’immeuble dépassait le montant exigé en cassation selon l’article 1687 § 1-c) du code
de procédure civile de 1881 ; et que, d’autre part, cette affirmation n’avait aucune
justification et que, de plus – et ceci est le fait déterminant –, elle n’était pas appuyée
par la preuve proposée et administrée lors de l’instance, puisque l’expert avait été
incapable d’attribuer aux immeubles une valeur économique. [Par ailleurs], la
requérante ne peut pas revenir sur le caractère inestimable, en termes économiques,
qu’elle a attribué à l’objet en cause, ni sur la [quantification de sa valeur] – qui, bien
qu’il eût pu faciliter l’accès à la cassation sous le régime du code de procédure civile
précédent, ne peut avoir semblable effet sous le régime instauré par le code de
procédure civile 1/2000 –, pour adhérer à la déclaration de la partie défenderesse
quant à la valeur économique des biens revendiqués, et, par conséquent, à l’enjeu
financier de la procédure. Ce dernier doit être fixé en fonction de [la définition qui en
est donnée] au 1o de l’article 489 du code de procédure civile de 1881, qui est repris
en des termes analogues au 1º de l’article 25 du code de procédure civile 1/2000. Au
vu de tout cela, il convient de déclarer le pourvoi en cassation irrecevable, pour le
motif prévu à l’article 483 § 2-3º alinéa 1er du code de procédure civile. »
18. La requérante forma alors un recours d’amparo devant le Tribunal
constitutionnel sur le fondement des articles 16 et 24 de la Constitution
espagnole (droit à la liberté religieuse et droit à l’équité de la procédure,
ARRÊT SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE (FOND) 7
respectivement). Par une décision du 26 février 2008, notifiée le 3 mars
2008, le Tribunal constitutionnel déclara le recours irrecevable comme étant
dépourvu de contenu constitutionnel, en vertu de l’article 50 § 1 c) de la loi
organique portant sur le Tribunal constitutionnel dans sa version antérieure
à sa modification par la loi organique 6/2007 du 24 mai 2007.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
19. Le « désamortissement » (desamortización). Désignant
étymologiquement la sortie d’un bien d’une « mainmorte », ce terme est
l’appellation consacrée en Espagne d’un long processus historique et
économique qui s’étendit de la fin du XVIIIe au début du XX
e siècle et qui
consista, essentiellement, à mettre aux enchères publiques des terres et des
biens improductifs détenus par les mainmortes : dans la plupart des cas, il
s’agissait de l’Église catholique ou d’ordres religieux, qui avaient vu leur
patrimoine s’accroître par l’accumulation des legs ou donations au fil du
temps.
20. Les biens propriété du clergé « régulier » – dont les chanoines de
l’ordre de Prémontré (Premostratenses) – furent visés par les décrets royaux
des 11 octobre 1835 et 19 février 1836, adoptés pour permettre le
désamortissement des couvents, monastères et autres entités similaires.
21. Parmi les biens propriété du clergé « séculier », l’article 6 § 4 de la
loi du 2 septembre 1841 exclut du désamortissement les immeubles des
églises cathédrales ou paroissiales, ainsi que des annexes et aides s’y
rattachant.
22. La publicité foncière. Elle est régie par la loi hypothécaire du
8 février 1946, dont les dispositions pertinentes se lisent comme suit :
Article 17
« Une fois le titre inscrit, aucun autre titre incompatible avec celui-ci ne peut être
inscrit même s’il porte la même date ou une date antérieure ».
Article 38
1. « À tous effets juridiques, il est présumé que les droits réels inscrits au livre
foncier existent et appartiennent à leur titulaire [enregistré], sous la forme déterminée
dans l’inscription correspondante ».
(...). »
Article 199
« L’immatriculation des propriétés qui ne sont inscrites au nom de personne sera
effectuée [selon l’une des modalités suivantes] :
a. au terme d’une procédure de [reconnaissance de] propriété ;
8 ARRÊT SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE (FOND)
b. sur présentation d’un titre public d’acquisition, complété par un acte de notoriété
lorsque le titre acquisitif du vendeur ou de celui qui le transmet n’est pas attesté de
manière irréfutable ;
c. sur présentation du certificat auquel se réfère l’article 206, dans les seuls cas
indiqués dans cet article ».
Article 206
« L’État, les provinces, les communes et [autres] entités de droit public ou services
organisés faisant partie de la structure politique de l’État ainsi que [les entités
relevant] de l’Église catholique peuvent, en cas d’absence de titre écrit de propriété,
[faire] inscrire comme [leur propriété] les biens immeubles leur appartenant sur
présentation d’un certificat délivré par le fonctionnaire chargé de leur administration,
dans lequel sera mentionné le titre où le mode d’acquisition [des biens en cause] ».
23. Le règlement hypothécaire complète ces dispositions, dans les
termes suivants :
Article 304
« Dans le cas où le fonctionnaire chargé de l’administration ou de la garde des biens
n’exerce pas d’autorité publique et n’est pas habilité à délivrer le certificat
[susmentionné], celui-ci sera délivré par le premier supérieur hiérarchique habilité à le
faire, en prenant pour cela les données et les nouvelles officielles indispensables.
S’agissant des biens de l’Église, les certificats seront délivrés par le diocésain
compétent. »
Article 306
« [S’il s’avère que] les certificats délivrés conformément aux dispositions
précédentes sont en contradiction avec une inscription non annulée, ou se réfèrent à
des terrains ou à des droits réels dont l’inscription recoupe par certains aspects des
biens ou des droits déjà inscrits, le responsable du livre foncier surseoira à
l’inscription demandée (...) et enverra copie des inscriptions contradictoires à
l’autorité ayant délivré lesdits certificats ».
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA
CONVENTION
24. La requérante estime que c’est par un excès de formalisme qu’elle
s’est vue privée de son droit d’accès au pourvoi en cassation devant le
Tribunal suprême : elle considère qu’elle avait dûment démontré que la
valeur de l’église dépassait le seuil financier de 150 000 EUR fixé pour
l’ouverture de la voie de la cassation. Elle invoque l’article 6 § 1 de la
Convention, ainsi libellé :
ARRÊT SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE (FOND) 9
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un
tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de
caractère civil (...) »
A. Sur la recevabilité
25. La Cour constate que le présent grief n’est pas manifestement mal
fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs
qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le
déclarer recevable.
B. Sur le fond
26. La requérante souligne le caractère singulier de l’objet du litige –
une église médiévale – et l’impossibilité d’en quantifier la valeur, dans la
mesure où il n’y a pas de « marché » pour ce type de bien.
Elle rappelle aussi qu’une deuxième circonstance est intervenue, à savoir
l’entrée en vigueur du nouveau code de procédure civile, qui a porté à
150 000 EUR le montant minimal pour se pourvoir en cassation au titre de
l’enjeu financier du litige (au lieu de 36 000 EUR auparavant).
27. Au début de la procédure, il avait simplement été retenu que la
valeur de l’immeuble était de « plus de 36 000 EUR », parce que c’était là le
montant alors requis par le code de procédure civile en vigueur pour qu’un
pourvoi en cassation soit possible sur ce terrain. La requérante note que
l’Évêché de Palencia avait pour sa part considéré que la valeur de l’église
s’élevait à 600 000 EUR et que l’expert désigné avait estimé, en réponse à
une question du représentant de l’Évêché, que sa valeur était « très élevée,
économiquement incalculable » et en tout cas supérieure à 600 000 EUR.
28. La décision du Tribunal suprême lui paraît déraisonnable et
disproportionnée, dans une affaire où l’objet du litige, une église médiévale,
avait une valeur extraordinaire. Elle estime que l’interprétation
particulièrement rigoureuse faite par le Tribunal suprême des conditions de
recevabilité du pourvoi en cassation l’a privée de son droit d’accès à un
recours garanti par l’article 6 de la Convention.
29. Le Gouvernement, de son côté, ne voit rien d’arbitraire dans les
raisons qui ont conduit le Tribunal suprême à déclarer le pourvoi en
cassation de la requérante irrecevable. Il rappelle la jurisprudence de la Cour
quant à la manière dont l’article 6 § 1 s’applique aux instances d’appel ou
de cassation, les conditions de recevabilité d’un pourvoi en cassation
pouvant être plus rigoureuses que pour un appel (Levages Prestations
Services c. France, 23 octobre 1996, § 45, Recueil des arrêts et décisions
1996-V, Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, 19 décembre 1997, § 37,
Recueil 1997-VIII, parmi d’autres). Il insiste sur le fait que la Cour n’a pas
pour tâche de se substituer aux juridictions internes et que c’est au premier
10 ARRÊT SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE (FOND)
chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il
incombe d’interpréter la législation interne (Société Anonyme Sotiris et
Nikos Koutras Attee c. Grèce, no 39442/98, §§ 17-18, CEDH 2000-XII), en
particulier pour ce qui est de la réglementation relative aux formalités et aux
délais à respecter pour former un recours (Stone Court Shipping Company,
S.A. c. Espagne, no 55524/00, 28 octobre 2003).
30. Le Gouvernement observe qu’en l’espèce, la requérante a formé un
pourvoi en cassation contre l’arrêt de l’Audiencia Provincial de Palencia en
se référant à l’enjeu financier de l’affaire. L’accès à la cassation n’étant pas
ouvert sur ce terrain dans les affaires où la somme est indéterminée, il était
impératif que l’enjeu du litige soit quantifié et d’un montant atteignant le
seuil requis. Or, la réglementation applicable au pourvoi en cassation au
moment où le pourvoi a été formé fixait ce seuil à 150 000 EUR.
L’ouverture du recours en cassation par le critère de l’enjeu financier n’était
donc pas possible dans les cas où celui-ci était inférieur à ce seuil, ou d’un
montant indéterminé.
31. Dans la mesure où la requérante avait suivi la procédure ordinaire
applicable aux affaires « de montant mineur » en prenant motif du caractère
économiquement inestimable de ses prétentions, le Tribunal suprême a
estimé, dans sa décision du 14 juin 2005, que le montant minimum requis
pour accéder au pourvoi en cassation par le critère financier n’était pas
atteint, la requérante elle-même ayant écrit que le montant en litige était
« inestimable au vu des immeubles visés par l’action en revendication qui
constitue l’objet du procès ». Aux yeux du Gouvernement, en évaluant
devant la Cour l’enjeu financier du litige à 600 000 EUR, alors que cette
évaluation correspond à celle faite par la partie défenderesse – l’Église
catholique – dans la procédure civile interne, la requérante contredit ses
propres actes.
32. Le Gouvernement conclut qu’il n’y a rien eu de déraisonnable dans
l’irrecevabilité du pourvoi en cassation : la requérante a prétendu accéder à
la voie de la cassation à raison de l’enjeu financier du litige, tout en fixant la
valeur de l’église à un montant inférieur au seuil requis ou en s’abstenant
d’en quantifier la valeur au motif qu’elle était inestimable. Elle ne saurait
donc aller à l’encontre de ses propres actes pour reprocher au Tribunal
suprême une conduite insensée.
33. La Cour rappelle qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux
juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, et
notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation
interne (voir, parmi beaucoup d’autres, Brualla Gómez de la Torre
c. Espagne, précitée, § 31, et Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne,
19 février 1998, § 33, Recueil 1998-I). Le rôle de la Cour se limite à vérifier
la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation.
Cela est particulièrement vrai s’agissant de l’interprétation par les tribunaux
des règles de nature procédurale telles que les délais régissant le dépôt des
ARRÊT SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE (FOND) 11
documents ou l’introduction de recours (Tejedor García c. Espagne,
16 décembre 1997, § 31, Recueil 1997-VIII). Par ailleurs, la Cour réaffirme
que l’article 6 n’astreint pas les États contractants à créer des cours d’appel
ou de cassation. Néanmoins, un État qui se dote de juridictions de cette
nature a l’obligation de veiller à ce que les justiciables jouissent auprès
d’elles des garanties fondamentales de l’article 6 (voir, notamment,
Delcourt c. Belgique, 17 janvier 1970, § 25, série A no 11 ; Viard c. France,
no 71658/10, § 30, 9 janvier 2014).
34. La Cour estime par ailleurs que la réglementation relative aux
formalités et aux délais à respecter pour former un recours vise à assurer
une bonne administration de la justice et le respect, en particulier, du
principe de la sécurité juridique. Les intéressés doivent pouvoir s’attendre à
ce que ces règles soient appliquées. D’autre part, il ressort de la
jurisprudence de la Cour que le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès
constitue un aspect particulier, n’est pas absolu et se prête à des limitations
implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité
d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par
l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation.
35. Toutefois, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un
justiciable de manière ou à un point tels que son droit d’accès à un tribunal
s’en trouve atteint dans sa substance même ; enfin, elles ne se concilient
avec l’article 6 § 1 que si elles tendent à un but légitime et s’il existe un
rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but
visé (voir, notamment, Brualla Gómez de la Torre, précité, § 33,
Edificaciones March Gallego S.A., précité, § 34, et Rodríguez Valín
c. Espagne, no 47792/99, § 22, 11 octobre 2001).
36. En l’occurrence, la Cour note que, par sa décision du 14 juin 2005, le
Tribunal suprême a déclaré irrecevable le pourvoi en cassation formé par la
requérante au motif que les exigences de l’article 477 § 2-2º du code de
procédure civile pour l’ouverture de cette voie de recours au titre de l’enjeu
financier n’étaient pas réunies.
Au soutien de cette conclusion, le Tribunal suprême a considéré que
l’estimation de la valeur du bien à 600 000 EUR ne suffisait pas à contredire
la qualification initiale du bien litigieux comme « inestimable » ; il a
observé que la requérante avait persisté dans l’affirmation du caractère
inestimable, en termes économiques, des biens revendiqués ; il a retenu que
la requérante avait uniquement réussi à établir que l’enjeu de la procédure
dépassait les 36 000 EUR exigés auparavant par l’article 1687 § 1-c) du
code de procédure civile de 1881, mais qu’elle n’était pas parvenue à
montrer que le nouveau seuil d’ouverture des pourvois au titre du critère
financier était atteint.
37. S’il est vrai qu’il était difficile de quantifier la valeur concrète de
l’immeuble historique en cause, la Cour observe que l’Évêché avait
lui-même estimé que la valeur du bien en cause excédait les 600 000 EUR.
12 ARRÊT SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE (FOND)
L’interprétation faite par le Tribunal suprême lui paraît dès lors trop
rigoureuse, étant donné les caractéristiques du bien en cause, soulignées par
la requérante.
38. En effet, aux yeux de la Cour, on ne peut reprocher à la requérante
d’avoir considéré comme inestimable la valeur d’un bien dont aucun prix de
marché n’avait pu être établi, malgré l’intervention d’un expert ; et cela
d’autant plus que, même si le rapport d’expertise n’était pas concluant à ce
sujet, l’expert avait toutefois indiqué que la valeur de l’immeuble dépassait
les 600 000 EUR, montant déjà bien supérieur à celui exigé par le nouveau
code de procédure civile pour que la voie du recours en cassation soit
ouverte au titre de l’enjeu financier.
39. Dans ces circonstances, la Cour estime qu’il ne s’agit pas ici d’un
simple problème ordinaire d’interprétation de la loi, mais de l’interprétation
d’une exigence procédurale ayant empêché l’examen au fond de l’affaire
(Stone Court Shipping Company, S.A. c. Espagne, no 55524/00, § 40,
28 octobre 2003).
40. Par conséquent, si les limitations relatives à la présentation des
pourvois auprès du Tribunal suprême n’ont pas lieu, en tant que telles,
d’être mises en cause, la Cour estime que la combinaison particulière des
faits dans la présente affaire n’a pas laissé un rapport suffisant de
proportionnalité entre les limitations appliquées par le Tribunal suprême et
les conséquences de cette application.
Ainsi, l’interprétation particulièrement rigoureuse d’une règle de
procédure a privé la requérante du droit d’accès au tribunal compétent pour
examiner son pourvoi en cassation (voir mutatis mutandis, Pérez de Rada
Cavanilles c. Espagne, 28 octobre 1998, § 49, Recueil 1998-VIII, Stone
Court Shipping Company, S.A, précité, § 42).
41. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU
PROTOCOLE No 1
42. La requérante allègue avoir été privée d’une partie de sa propriété,
comprenant une église médiévale, sans cause d’utilité publique et en
l’absence de toute indemnisation, sur le fondement d’une loi
préconstitutionnelle. Elle situe cette privation dans la décision du
responsable du livre foncier d’Astudillo d’inscrire l’église médiévale en
cause comme appartenant à l’Évêché de Palencia au seul vu d’un certificat
de propriété ad hoc établi le 16 décembre 1994 par le secrétaire général
dudit Évêché, faisant valoir que pareille inscription crée une présomption
iuris tantum de propriété au profit de l’Évêché. Déboutée dans la procédure
judiciaire engagée par elle en réaction, la requérante estime avoir été de ce
fait définitivement déchue du droit qui, selon elle, était antérieurement le
ARRÊT SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE (FOND) 13
sien. Elle invoque l’article 1 du Protocole no 1, dont les parties pertinentes
sont libellées comme suit :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut
être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions
prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
(...). »
A. Sur la recevabilité
43. Le Gouvernement estime que ce grief a été introduit en dehors du
délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention. Il rappelle que le
droit de propriété protégé par l’article 33 de la Constitution ne figure pas
parmi les droits et libertés pouvant faire l’objet d’un recours d’amparo
devant le Tribunal constitutionnel. Dès lors, la décision interne définitive
ouvrant le cours du délai de six mois résiderait dans la décision du Tribunal
suprême du 14 juin 2005.
44. La requérante maintient que c’est la décision du Tribunal
constitutionnel du 26 février 2008, notifiée le 3 mars 2008, qui constitue la
décision interne définitive dans l’affaire.
45. La Cour observe, certes, que le droit de propriété n’est pas protégé
par le recours d’amparo, de sorte qu’en principe la décision interne
définitive au regard de cette disposition devrait être la décision du 14 juin
2005 par laquelle le Tribunal suprême avait déclaré irrecevable le pourvoi
en cassation formé par la requérante, et non la décision ultérieure du
Tribunal constitutionnel sur la violation alléguée des droits et libertés
fondamentaux protégés par le recours d’amparo, correspondant aux griefs
présentement tirés des articles 6, 9 et 14 de la Convention.
En l’espèce toutefois, il échet de relever que les griefs principaux de la
présente requête, tirés de la méconnaissance alléguée du droit à l’équité de
la procédure et du droit à la non-discrimination garanti par l’article 14,
devaient impérativement, eux, faire l’objet d’un recours d’amparo avant de
pouvoir être soumis à la Cour. D’autre part, le grief tiré de l’article 14 ne
peut être allégué qu’en liaison avec d’autres droits garantis par la
Convention. Aux yeux de la Cour, exiger de la requérante l’introduction de
deux requêtes devant elle à des dates différentes pour tenir compte de cette
spécificité du droit interne relèverait d’une interprétation par trop formaliste
du délai de six mois. La Cour estime plus conforme à l’esprit et au but de la
Convention de considérer les griefs soulevés par les requérants dans leur
ensemble aux fins de la détermination du dies a quo pour la présentation de
la requête. À cet égard, elle rappelle que le délai de six mois constitue une
règle autonome qui doit, dans une affaire donnée, être interprétée et
appliquée de manière à assurer l’effectivité du droit de requête individuel
(Worm c. Autriche, no 22714/93, Décisions et rapports (DR) 83, p. 17 et
Fernández-Molina González et autres c. Espagne (déc.), no 64359/01,
14 ARRÊT SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE (FOND)
CEDH 2002-IX). En conséquence, la Cour estime que ce grief a été présenté
dans le respect du délai de six mois prévu par l’article 35 § 1 de la
Convention.
46. La Cour relève par ailleurs que le présent grief n’est pas
manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et
qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le
déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Le Gouvernement
47. Le Gouvernement indique que l’article 206 de la loi hypothécaire
doit être appréhendé dans le contexte qui est le sien : celui de l’inscription
au livre foncier des biens immeubles qui n’y figurent pas encore. Leur
immatriculation, c’est-à-dire leur inscription pour la première fois, se fait
moyennant une procédure un peu plus complexe que celle d’une inscription
ordinaire. À cet effet, les personnes physiques et morales disposent des
procédures prévues à l’article 199 de la loi hypothécaire (paragraphe 22
ci-dessus).
Parmi celles-ci, l’une, décrite au b) dudit article, vise le cas de l’absence
de document faisant foi – c’est-à-dire le cas où il n’existe pas de titre public
d’acquisition délivré par un notaire et attestant de l’acquisition préalable de
la propriété que l’on entend immatriculer. Le bien peut alors être
immatriculé sur présentation d’un titre public d’acquisition, complété par un
acte de notoriété faisant foi de ce que celui qui transfère le bien est
considéré comme propriétaire.
La troisième option, prévue au c) de l’article 199 de la loi hypothécaire,
et développée par l’article 206 de cette dernière, permet l’immatriculation
sur présentation d’un certificat délivré par un organisme public ou, comme
en l’espèce, par l’Église catholique.
48. Le Gouvernement précise que le certificat auquel se réfère
l’article 206 de la loi hypothécaire ne constitue pas un titre de propriété,
mais seulement un titre d’inscription, la propriété étant préexistante, même
s’il n’existe pas de document l’attestant. Le certificat rend alors le bien
éligible à une inscription au livre foncier, palliant l’absence d’un titre
inscriptible. Dans le cas de l’article 206, c’est une autorité civile ou, comme
en l’espèce, ecclésiastique, qui atteste de la propriété du bien au moyen d’un
certificat. Cette procédure a un caractère supplétif : elle ne pourra être
utilisée qu’à défaut de titre inscriptible au sens de la législation
hypothécaire. Elle ne peut non plus jouer si la propriété est déjà enregistrée.
49. Le Gouvernement le répète : le certificat prévu à l’article 206 de la
loi hypothécaire permet à un bien immeuble d’être inscrit au livre foncier,
ARRÊT SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE (FOND) 15
mais ne constitue pas une manière d’en acquérir la propriété. Ni l’Église, ni
l’État, ni les organismes publics n’acquièrent, par le fait de délivrer pareil
certificat, une propriété qui n’est pas la leur. Le certificat n’a pas d’autre
effet que celui de faciliter l’enregistrement du bien au livre foncier.
50. Le Gouvernement entend souligner que l’immatriculation ne crée
pas une situation juridique définitive ou inattaquable, comme on pourrait le
croire à la lecture de la requête, qui laisse entendre que la requérante a
« perdu » sa propriété à cause du certificat qui a permis l’inscription de
l’église. Si les juridictions internes ont jugé que ladite église n’avait jamais
appartenu à la requérante, c’est pour des motifs n’ayant rien à voir avec la
délivrance de ce certificat. Le seul effet de l’immatriculation est de créer
une présomption d’ordre « possessoire ». Or, il ne s’agit que d’une
présomption simple (« iuris tantum »), qui cède devant la preuve contraire
apportée lors d’un procès judiciaire à cette fin.
51. L’objet de l’immatriculation, expose le Gouvernement n’est pas de
rendre inattaquable le titulaire enregistré, mais seulement de garantir la
sécurité des transactions à titre onéreux effectuées par un éventuel tiers
acquéreur, après l’écoulement de deux ans depuis l’inscription. Celui qui se
considère comme le véritable titulaire des biens peut exercer une action
déclaratoire : s’il prouve être propriétaire du bien en cause, le juge
ordonnera l’annulation de l’immatriculation.
52. Pour le Gouvernement, la requérante a instrumentalisé l’article 206
de la loi hypothécaire en prêtant à tort à l’immatriculation un effet
constitutif de propriété au profit de l’Évêché et, partant, en la dénonçant
comme une expropriation. Or, lorsque la requérante a contesté
l’immatriculation de l’église en arguant qu’elle en était la véritable
propriétaire, les juridictions internes ont déclaré que la propriété appartenait
à l’Église, et cela sur la base d’arguments indépendants de son
immatriculation au nom de l’Évêché. Ainsi, la société requérante et l’Église
catholique auraient été dans les mêmes conditions d’égalité devant le juge
que si le différend opposait deux particuliers.
53. Le Gouvernement fait observer que l’article 206 de la loi
hypothécaire n’a pas été déclaré inconstitutionnel par le Tribunal
constitutionnel espagnol. De son côté, le Tribunal suprême aurait même,
selon lui, admis la constitutionnalité de l’article 206 de la loi hypothécaire
dans un arrêt du 16 novembre 2006, à propos du sanctuaire de Notre-Dame
de Lluch.
54. Le Gouvernement expose que l’article 206 de la loi hypothécaire
trouve sa justification dans les difficultés propres à l’inscription des biens de
l’État et d’autres entités provenant de la desamortización (dont avaient été
exclues, rappelle-t-il par ailleurs, les églises catholiques affectées au culte) :
pour lever l’obstacle pouvant résulter du manque de titres de propriété pour
ce type de biens, le législateur a décidé de permettre leur inscription au
moyen de certifications.
16 ARRÊT SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE (FOND)
L’explication de ce choix est à rechercher, selon lui, dans la difficulté de
retracer l’origine de très vastes patrimoines possédés depuis des temps
immémoriaux, et pour lesquels il n’existe pas de titres écrits attestant de la
propriété.
Ainsi, aux yeux du Gouvernement, ce n’est pas pour des raisons
religieuses que parmi les autorités dont les certificats font foi aux fins de
l’immatriculation ont été incluses celles de l’Église catholique. Par
conséquent, estime-t-il, cette inclusion ne porte pas atteinte au principe
d’égalité.
55. En d’autres termes, pour le Gouvernement, la disposition en cause
est raisonnable en ce que :
– d’un côté, elle permet que toutes les propriétés à caractère immémorial
appartenant à l’État, à l’Église catholique et aux autres sujets de droit
mentionnés dans la disposition litigieuse puissent figurer dans le livre
foncier ;
– de l’autre, elle ne produit pas de conséquences irrémédiables pour les
tiers, qui pourront, au besoin, saisir les organes judiciaires pour la défense
de leurs droits.
56. Le Gouvernement observe que la requérante attribue des
effets expropriatoires à l’immatriculation par l’Église catholique, au moyen
de l’article 206 de la loi hypothécaire, de l’église enclavée dans les terrains
dont elle est propriétaire. Or, souligne-t-il, le système d’immatriculation par
certification n’a pas été le motif pour lequel les juridictions internes ont
déclaré que la requérante n’était pas la titulaire du bien réclamé.
Sur le fait qu’ait pu être acceptée l’immatriculation des biens enclavés
dans le fonds de la requérante alors que celui-ci était déjà, quant à lui,
inscrite au livre foncier, le Gouvernement explique que le responsable du
livre foncier a considéré, d’une part, que le bien litigieux (l’église)
appartenait à l’Église catholique et non pas à la requérante et, d’autre part,
qu’il n’était pas inclus ni compris dans l’inscription effectuée au nom de la
requérante.
57. Le Gouvernement en veut pour preuve l’arrêt de l’Audiencia
Provincial de Palencia, qui a confirmé le jugement de première instance et
dont les parties pertinentes sont reproduites au paragraphe 12 ci-dessus. Il
ressort dudit arrêt qu’à aucun moment, dans la procédure judiciaire,
l’immatriculation effectuée en faveur de l’Évêché sur présentation du
certificat prévu à l’article 206 de la loi hypothécaire n’a été considérée
comme la source, pour l’Église, de la propriété de l’édifice litigieux.
Par conséquent, selon le Gouvernement, cette inscription n’a aucunement
placé l’Église en situation d’avantage pour déterminer la propriété de
l’édifice. En d’autres termes, il ne s’est agi que d’une controverse entre
deux personnes particulières sur la question de savoir qui devait être
considéré comme le propriétaire d’un bien, controverse qui a été résolue sur
la base de motifs de droit civil matériel sans aucune entrée en jeu des
ARRÊT SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE (FOND) 17
dispositions critiquées de la loi hypothécaire. Ces motifs étaient
notamment : que l’église en cause n’avait pas été incluse dans la
desamortización ; que l’usucapion n’était pas applicable ; et que, par suite,
aucun des propriétaires successifs du fonds ne l’avait jamais acquise. Ainsi,
insiste le Gouvernement, l’église en cause est toujours restée la propriété de
l’Église catholique, et l’inscription effectuée par la requérante ne l’incluait
pas.
58. Aux yeux du Gouvernement, c’est à tort que la requérante analyse la
situation comme une expropriation sans procédure pertinente. Il souligne
que les juridictions internes ont conclu que les biens litigieux appartenaient
depuis toujours à l’Église catholique et qu’il ne s’agit pas non plus d’une
privation coercitive d’un droit pour cause d’utilité publique, comme le
prétend la requérante. Il répète qu’il n’y a eu aucune influence du certificat
délivré par l’Église en vertu de l’article 206 de la loi hypothécaire dans la
détermination du titulaire des biens, le certificat de propriété n’étant pas un
mode d’acquisition de la propriété mais une simple voie d’accès à la
publicité foncière pour les propriétés existantes de l’Église.
59. Le Gouvernement rappelle enfin que l’inscription au nom de
l’Évêché n’a pas empêché la requérante de saisir la justice pour faire
trancher le différend qui l’opposait à celui-ci quant à la propriété de l’édifice
litigieux.
b) La requérante
60. La requérante conteste l’idée selon laquelle l’affaire se présenterait à
l’identique d’un litige entre simples particuliers, tranché selon les règles du
droit civil matériel et non de la législation hypothécaire.
Sur le premier point, elle fait valoir : d’une part, que l’article 206 de la
loi hypothécaire met l’Église catholique au même niveau que l’État, les
communes, les provinces et autres entités de droit public ; d’autre part, que
la voie privilégiée dont dispose l’Église catholique pour l’immatriculation
de ses biens supposés ne s’applique pas aux autres confessions religieuses
organisées.
Sur la question du droit appliqué à la résolution du litige, la requérante
affirme que les choses se seraient déroulées autrement, voire qu’il ne se
serait rien passé du tout, si l’inscription au livre foncier de sa propriété avait
été respectée. Elle expose :
– que lorsqu’elle en avait fait l’acquisition en 1978, le terrain se trouvait
déjà inscrit au livre foncier depuis plus d’un demi-siècle ; que cette première
inscription comportait déjà une mention expresse de l’église ; que ce n’est
qu’en 1994, soit seize ans après son achat et le renouvellement de
l’inscription à son nom, que l’Évêché a entrepris d’immatriculer l’église
comme sienne ;
– que l’Évêché a procédé à l’immatriculation non sur la base du droit
civil substantiel et/ou au terme d’une procédure judiciaire d’établissement
18 ARRÊT SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE (FOND)
de son prétendu droit de propriété, mais sur le fondement d’une norme
exclusivement applicable à la publicité foncière, à savoir le certificat prévu
à l’article 206 de la loi hypothécaire ;
– que ce sont cette inscription et cet empiétement qui l’ont contrainte à
entamer une procédure judiciaire longue et coûteuse pour la défense de ses
droits face à l’Église catholique qui, à travers l’Évêché de Palencia, est à ses
yeux devenue l’auteur d’une spoliation.
61. La requérante entend souligner l’importance sociale, économique et
juridique de sa requête. Elle affirme que l’usage fait par l’Église catholique
du privilège que lui donne l’article 206 de la loi hypothécaire est un sujet de
scandale en Espagne, surtout depuis la réforme de l’article 5 du règlement
hypothécaire en 1998, qui a supprimé l’interdiction d’inscrire au livre
foncier les églises affectées au culte catholique : l’Église catholique s’est
alors lancée, d’après la requérante, dans une course aux inscriptions dans le
livre foncier pour toutes sortes de biens en se prévalant de la procédure
privilégiée prévue par l’article 206 de la loi hypothécaire.
62. Abordant la question du système du livre foncier en Espagne, la
requérante note que le Gouvernement insiste à ce sujet sur l’opportunité de
favoriser la publicité de la propriété des biens immeubles par leur
inscription audit livre. Cependant, en affirmant que l’inscription au livre
foncier n’a pas d’effet créateur de propriété au profit du pétitionnaire et
n’affecte pas le droit de propriété d’autrui, le Gouvernement tente selon elle
à tort de minimiser les effets de l’immatriculation des biens.
63. La requérante considère que le livre foncier est un instrument de
publicité de la propriété foncière destiné à garantir la propriété des biens,
ainsi que leur circulation et leur commerce. Selon elle, il n’a pas vocation à
répertorier les propriétés des « mainmortes » (ordres religieux, clergé,
Église, etc.), qui ne comprendraient que des biens hors commerce
(cathédrales, églises, ermitages, etc.). Dans la mesure où la majorité d’entre
eux n’ont pas de marché, la requérante conteste l’existence d’un intérêt à ce
que pareils biens soient inscrits au livre foncier. Il lui paraît encore moins
justifié d’établir au profit de l’Église catholique une procédure privilégiée
lui permettant de procéder à leur inscription sur la base de certificats émis
par elle-même.
La requérante note qu’en la matière, la publicité foncière ne trouve même
pas de justification d’ordre fiscal, dans la mesure où, en vertu des accords
entre l’Espagne et le Saint-Siège, les biens d’Église sont exonérés d’impôts.
L’intérêt pour l’Église catholique d’inscrire ses biens présente donc le
caractère d’un intérêt purement privé : celui de jouir de la protection du
livre foncier et de pouvoir l’opposer au reste des citoyens.
64. Selon la requérante, c’est à tort que le Gouvernement minimise les
effets de l’inscription au livre foncier en les réduisant à la création d’une
simple présomption. À ses yeux, cette inscription a, en Espagne, de
puissants effets juridiques et c’est d’ailleurs ce qui expliquerait la « fièvre
ARRÊT SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE (FOND) 19
de l’inscription » manifestée par l’Église catholique. On ne saurait ignorer,
indique-t-elle, les importants avantages d’ordre substantiel ou processuel
que l’enregistrement d’un bien au livre foncier confère à son titulaire.
Renvoyant en premier lieu aux termes de l’article 38 § 1 de la loi
hypothécaire, qui établit dans le chef de ce dernier une présomption de
propriété (paragraphe 22 ci-dessus), la requérante rappelle entre autres :
– que les propriétaires dont les biens sont inscrits peuvent exercer des
actions réelles à l’encontre des personnes qui méconnaissent leur droit ;
– que la loi hypothécaire interdit aux juges et tribunaux de reconnaître
un quelconque effet, au préjudice de tiers, à des droits réels sujets à
inscription au livre foncier et qui n’y ont pas été inscrits ;
– ou encore que, selon l’article 17 de la loi hypothécaire, après
l’inscription du titre au livre foncier, aucun autre titre incompatible ne peut
être inscrit, même s’il porte une date antérieure (paragraphe 22 ci-dessus).
65. Concernant l’immatriculation des biens immeubles et tout
particulièrement la procédure privilégiée de l’article 206 de la loi
hypothécaire, la requérante ne voit aucune justification à en faire bénéficier
les organes d’une confession religieuse (en l’occurrence, ceux de l’Église
catholique).
66. À l’argument tiré de ce que la procédure visée à l’article 206 de la
loi hypothécaire n’a jamais été déclarée inconstitutionnelle, la requérante
entend apporter les nuances suivantes.
Pour le Tribunal constitutionnel, la raison en est selon elle toute simple :
c’est qu’il n’a jamais été saisi de la question. Au demeurant, dans son arrêt
du 18 novembre 1996, il avait incidemment présenté l’article 206 de la loi
hypothécaire comme « de constitutionnalité douteuse ».
Quant au Tribunal suprême, estime la requérante, il serait vain de
chercher à lire une reconnaissance de la constitutionnalité de l’article 206 de
la loi hypothécaire dans son arrêt du 16 novembre 2006 : d’une part, parce
que, dans cet arrêt, la question ne se posait pas ; d’autre part, parce que le
Tribunal suprême n’est pas compétent pour statuer sur la constitutionnalité
d’une loi (paragraphe 53 ci-dessus).
67. À supposer que l’article 206 de la loi hypothécaire soit
constitutionnel, la requérante estime que l’Évêché de Palencia comme le
responsable du livre foncier en ont au demeurant méconnu les exigences et
les limites de ce dernier.
En effet, souligne-t-elle, l’article 206 de la loi hypothécaire exige, outre
l’absence d’inscription au livre foncier des biens en cause, un certificat
faisant expressément état « du titre d’acquisition ou du mode par lequel les
biens ont été acquis ». Une simple déclaration de volonté ou autre
affirmation succincte, comme celle produite par l’Évêché de Palencia,
n’était donc pas admise. Il lui paraît inconcevable que ce procédé ait pu être
validé, par le responsable du livre foncier d’abord, puis par les tribunaux.
20 ARRÊT SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE (FOND)
La requérante observe par ailleurs, comme le Gouvernement le souligne
lui-même (paragraphe 48 ci-dessus), que la procédure d’immatriculation
prévue à l’article 206 de la loi hypothécaire ne peut normalement être mise
en œuvre lorsque la propriété de l’immeuble est déjà inscrite.
68. En l’espèce, la requérante est convaincue que l’inscription préalable
de sa propriété au livre foncier d’Astudillo portait également sur les édifices
expressément mentionnés comme bâtis sur son fonds, à savoir l’ancienne
église, le moulin et d’autres constructions (paragraphe 6 ci-dessus). Par
conséquent, à ses yeux, le responsable du livre foncier ne s’est pas contenté
d’inscrire au nom l’Évêché de Palencia un bien qui ne figurait pas au livre
foncier, mais a tout simplement fait fi de son inscription antérieure. La
requérante rappelle que le 12 juillet 1978, elle avait fait l’acquisition d’une
« vaste propriété rurale sur laquelle se trouvai[ent] construits divers
ouvrages, tous très anciens et détériorés, dont une église, une habitation,
deux norias, une basse-cour et un moulin ». Ce n’est que seize ans plus tard
que l’Évêché de Palencia a fait inscrire à son nom une « propriété urbaine »
qui, selon lui, incluait « une église, une sacristie et une chambre capitulaire
enclavées dans la propriété appartenant à [la requérante], sur le terrain dont
elle est la propriétaire foncière ».
69. La requérante conteste l’idée que l’immatriculation de l’église par
l’Église catholique, via l’article 206 de la loi hypothécaire, n’ait joué aucun
rôle dans la détermination par les juridictions internes du propriétaire de cet
édifice enclavé sur son terrain. En bref, elle maintient que l’église litigieuse
et les autres bâtiments implantés ou enclavés dans son terrain étaient sa
propriété légitimement acquise et que l’inscription au livre foncier valait
pour ceux-ci au même titre que pour le terrain. Partant, elle estime anormal
que cette inscription ait pu, quant à l’église litigieuse, rester sans effet
devant un simple « certificat » émis par l’Évêché de Palencia, d’une
manière selon elle contraire à la loi.
Enfin, elle rappelle en substance que l’article 1 du Protocole no 1
concerne non seulement les privations formelles de propriété, mais aussi
l’expropriation de fait ainsi que les ingérences dans l’usage de la propriété.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
70. L’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes. La
première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt
un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété. La
deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation
de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième,
consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États contractants le
pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à
l’intérêt général. Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de
ARRÊT SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE (FOND) 21
rapports entre elles : la deuxième et la troisième ont trait à des exemples
particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent
s’interpréter à la lumière du principe général consacré par la première (voir,
parmi beaucoup d’autres, Bruncrona c. Finlande, no 41673/98, § 65,
16 novembre 2004), respecter le principe de légalité et viser un but légitime
par des moyens raisonnablement proportionnés à celui-ci (voir, par
exemple, Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, §§ 108-114, CEDH 2000-I).
71. La notion d’« utilité publique » de la seconde phrase du premier
alinéa est ample par nature. En particulier, la décision d’adopter des lois sur
le droit de propriété implique d’ordinaire l’examen de questions politiques,
économiques et sociales. Une privation de propriété opérée dans le cadre
d’une politique légitime – d’ordre social, économique ou autre – peut
répondre à l’utilité publique même si la collectivité dans son ensemble ne se
sert ou ne profite pas elle-même du bien dont il s’agit.
72. Les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le
juge international pour déterminer ce qui est « d’utilité publique ». Estimant
normal que le législateur dispose d’une grande latitude pour mener une
politique économique et sociale, la Cour respecte la manière dont il conçoit
les impératifs de l’« utilité publique » sauf si son jugement se révèle
manifestement dépourvu de fondement. Tant que le législateur ne dépasse
pas les limites de sa marge d’appréciation, la Cour n’a pas à dire s’il a choisi
la meilleure façon de traiter le problème ou s’il aurait dû exercer son
pouvoir différemment (James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986,
§ 51, série A no 98).
73. Une mesure d’ingérence dans le droit au respect des biens doit
toutefois ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt
général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits
fondamentaux de l’individu. Le souci d’assurer un tel équilibre se reflète
dans la structure de l’article 1 du Protocole no 1 tout entier, qui doit se lire à
la lumière du principe général consacré par la première phrase. En
particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les
moyens employés et le but visé par toute mesure privant une personne de sa
propriété ou réglementant l’usage de celle-ci.
74. Nonobstant le silence de l’article 1 du Protocole no 1 en matière
d’exigences procédurales, afin d’évaluer la proportionnalité de l’ingérence,
la Cour regarde le niveau de protection contre l’arbitraire dispensé par la
procédure en cause (Hentrich c. France, 22 septembre 1994, § 46, série A
no 296-A). Lorsqu’il s’agit d’une ingérence dans le droit du requérant au
respect de ses biens, les procédures applicables doivent aussi offrir à la
personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités
compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte au
droit en cause. Une telle ingérence ne peut avoir de légitimité en l’absence
d’un débat contradictoire et respectueux du principe de l’égalité des armes,
qui permette de discuter des aspects d’importance pour l’issue de la cause.
22 ARRÊT SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE (FOND)
Pour s’assurer du respect de cette condition, il y a lieu de considérer les
procédures applicables d’un point de vue général (voir, parmi d’autres,
Jokela c. Finlande, no 28856/95, § 45, CEDH 2002-IV, AGOSI
c. Royaume-Uni, 24 octobre 1986, § 55, série A no
108, Hentrich v. France,
précité, § 49 et Gáll c. Hongrie, no 49570/11, § 63, 25 juin 2013).
75. Afin de déterminer si la mesure litigieuse respecte le juste équilibre
voulu et, notamment, si elle ne fait pas peser sur le requérant une charge
disproportionnée, il y a lieu de prendre en considération les modalités
d’indemnisation prévues par la législation (Ex-roi de Grèce et autres
c. Grèce [GC], no 25701/94, § 89, CEDH 2000-XII).
76. Sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la
valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une
atteinte excessive qui ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1.
Cependant, ce dernier ne garantit pas dans tous les cas le droit à une
compensation intégrale, car des objectifs légitimes « d’utilité publique »
peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur
marchande (voir, parmi d’autres, Papachelas c. Grèce [GC], no 31423/96,
§ 48, CEDH 1999-II). Une privation de propriété sans indemnisation peut,
dans certaines circonstances, être conforme à l’article 1 (Jahn et autres
c. Allemagne [GC], nos
46720/99, 72203/01 et 72552/01, § 117, CEDH
2005-VI).
b) Application en l’espèce des principes susmentionnés
i. Sur l’existence d’une ingérence dans le droit de propriété de la requérante
77. La requérante se plaint d’avoir été privée d’un bien qu’elle estimait
lui appartenir, une église cistercienne enclavée dans un terrain dont elle est
la propriétaire, par l’effet de l’immatriculation de ladite église au profit de
l’Église catholique sur présentation par cette dernière du certificat prévu par
l’article 206 de la loi hypothécaire pour les biens immeubles non-inscrits au
livre foncier.
Le Gouvernement conteste ces affirmations et explique que, comme l’ont
reconnu les juridictions internes, l’église en cause n’a jamais appartenu à la
requérante ni à ceux qui lui ont vendu sa propriété rurale, l’Église
catholique ayant toujours été la seule propriétaire de l’église en cause. Il
souligne que le certificat de propriété délivré par l’Évêché n’était pas un
mode d’ « acquisition » de la propriété, mais simplement une formalité pour
l’inscription au livre foncier des biens immeubles appartenant déjà à
l’Église.
78. La Cour observe qu’avant le 22 décembre de 1994, date à laquelle
l’Évêché de Palencia fit procéder à l’inscription litigieuse dans le livre
foncier d’Astudillo (paragraphe 8 ci-dessus), le terrain en cause,
comportant, entre autres, l’église cistercienne litigieuse, était déjà inscrit au
livre foncier.
ARRÊT SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE (FOND) 23
En effet, les inscriptions foncières antérieures à son acquisition par la
requérante indiquaient l’existence sur la propriété en cause d’ « un bâtiment
qui était anciennement l’église du prieuré de Santa Cruz » (paragraphe 7
ci-dessus). Quant à l’inscription foncière de 1979 au nom de la requérante, à
la suite de l’acquisition par cette dernière de la propriété en cause par un
acte authentique de vente conclu avec les anciens propriétaires le 12 juillet
1978, elle mentionnait que dans la propriété étaient enclavées « une église,
une maison, (...) » (paragraphe 6 ci-dessus).
Aux yeux de la Cour, l’église en cause était donc expressément inscrite
au livre foncier. Les juridictions espagnoles et, en particulier, l’Audiencia
provincial de Palencia, ont admis l’existence de cette inscription foncière,
bien que cette dernière l’ait qualifiée d’« équivoque » concernant la
description de la propriété et les bâtisses y enclavés (paragraphe 12
ci-dessus).
79. La Cour note que selon la législation espagnole, celui qui inscrit son
bien au livre foncier est réputé titulaire d’un droit réel sur ledit bien. Selon
l’article 38 de la loi hypothécaire du 8 février 1946, il est en effet présumé
que les droits réels inscrits au livre foncier existent et appartiennent à leur
titulaire. Lorsqu’un titre est inscrit au livre foncier, aucun autre titre
incompatible ne peut être inscrit (paragraphe 22 ci-dessus).
Au vu de ce qui précède, la Cour considère que l’inscription d’un bien au
livre foncier confère d’importants avantages d’ordre substantiel et
procédural à son propriétaire, le livre foncier se présentant comme un
instrument de publicité de la propriété foncière destiné à garantir la
propriété des biens, ainsi que la circulation et le commerce desdits biens.
80. Or malgré son inscription au livre foncier en 1979, la Cour relève
que le titre dont se prévalait la requérante a été réduit à néant par les
juridictions internes. Elle observe à cet égard que, selon ce qu’expose le
Gouvernement (paragraphe 51 ci-dessus), la loi ouvre aux tiers dont les
droits auraient été méconnus une action contre le propriétaire d’un bien
inscrit à la suite d’une mutation de propriété dans un délai de deux ans à
compter d’une telle inscription. L’Évêché de Palencia, qui n’avait pas
exercé une telle action en temps utile, est toutefois parvenu à faire
immatriculer seize ans plus tard le même bien immeuble que celui déjà
inscrit au nom de la requérante, par un moyen qui était réservé par la loi aux
seuls cas d’absence d’inscription préalable du bien en cause.
81. Dès lors, cette nouvelle inscription, à l’initiative du secrétaire
général de l’Évêché de Palencia, de l’église cistercienne en cause comme
bien appartenant audit Évêché, a privé la requérante des droits qu’elle tirait
de l’inscription préalable de l’immeuble à son nom. Elle a donc constitué
une ingérence dans le droit de la requérante au respect de ses biens.
82. Il reste à examiner si ladite ingérence était compatible avec
l’article 1 du Protocole no 1.
24 ARRÊT SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE (FOND)
ii. Sur la justification de l’ingérence
α) Sur la règle applicable
83. La requérante se dit victime d’une expropriation, du fait de
l’immatriculation par l’Église catholique de l’église enclavée dans le terrain
dont elle est propriétaire, et qui selon elle était inscrite à son nom au livre
foncier. Au demeurant, elle rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 est
aussi applicable à l’expropriation de fait et aux cas d’ingérence dans l’usage
d’un bien même sans transfert formel de propriété.
Le Gouvernement conteste ces thèses.
84. La Cour estime que la question dans la présente affaire est
essentiellement celle de l’inscription de l’église litigieuse au livre foncier :
si l’église était déjà mentionnée au livre foncier comme enclavée dans le
terrain appartenant à la requérante sans que ladite inscription ait été attaquée
en temps utile, il y aurait lieu de considérer que l’immatriculation ultérieure
de ladite église au nom de l’Évêché de Palencia a privé le titre de propriété
de la requérante de tout effet utile.
85. En l’absence d’un transfert indiscuté de propriété, la Cour doit
regarder au-delà des apparences et analyser la réalité de la situation
litigieuse (voir, mutatis mutandis, Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 25,
série A no 32). À cet égard, la présente situation ne s’apparente pas à une
expropriation de fait ni à une mesure de réglementation de l’usage des
biens, au sens du deuxième alinéa de l’article 1 du Protocole no 1.
86. La Cour estime dès lors qu’il convient d’apprécier la situation
dénoncée par la requérante comme relevant de la première phrase de
l’article 1 du Protocole no 1 (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre
1982, § 65, série A no 52, Erkner et Hofauer c. Autriche, 23 avril 1987,
§ 74, série A no 117, Poiss c. Autriche, 23 avril 1987, § 64, série A n
o 117 et
Elia S.r.l. c. Italie, no 37710/97, § 57, CEDH 2001-IX).
β) Sur le respect de la norme énoncée à la première phrase du premier alinéa
87. Aux fins de la première phrase du premier alinéa de l’article 1 du
Protocole no 1, la Cour doit rechercher si un juste équilibre a été maintenu
entre les exigences de l’intérêt général de la communauté, en l’espèce la
sécurité dans le commerce des biens immeubles par leur inscription au livre
foncier, et les impératifs de la sauvegarde du droit fondamental de la
requérante (Sporrong et Lönnroth, précité, § 69 ; Phocas c. France, 23 avril
1996, § 53, Recueil 1996-II). Pour apprécier la proportionnalité de
l’ingérence, la Cour a égard aussi au degré de protection offert contre
l’arbitraire par la procédure mise en œuvre (Hentrich, précité, § 44).
88. Eu égard à la marge d’appréciation accordée aux États en la matière,
la Cour tient pour établi que l’ingérence dans le droit de la requérante au
respect de ses biens répondait aux exigences de l’intérêt général.
ARRÊT SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE (FOND) 25
Pour autant, la Cour ne saurait renoncer à son pouvoir de contrôle. Il lui
appartient en effet de vérifier que l’équilibre voulu a été préservé d’une
manière compatible avec le droit de la requérante au respect de ses biens, au
sens de la première phrase de l’article 1.
89. La Cour relève d’une part que le droit espagnol prévoit qu’aucun
autre titre n’est opposable à un titre inscrit au livre foncier, et que les droits
réels inscrits au livre foncier sont présumés exister et appartenir à leur
titulaire (paragraphe 22 ci-dessus). Elle observe d’autre part que, selon le
droit espagnol, l’immatriculation des propriétés non inscrites au livre
foncier ne peut être effectuée que par le biais de l’un des moyens établis par
l’article 199 de la loi hypothécaire, à savoir : a) au terme d’une procédure de
reconnaissance de propriété, ou b) au vu d’un titre public d’acquisition,
complété par un acte de notoriété lorsque le titre acquisitif du vendeur ou de
celui qui le transmet n’est pas attesté de manière irréfutable, ou encore c) au
vu du certificat auquel se réfère l’article 206, qui dans le cas de l’Église
catholique est délivré par l’évêque diocésain (paragraphe 22 ci-dessus).
90. La Cour considère qu’aucune justification à l’immatriculation du
bien en cause, autre que celle prévue par l’article 206 de la loi hypothécaire,
n’a été donnée par l’Évêché de Palencia. Or il est à noter les dispositions
dudit article ne jouent qu’en cas d’absence d’inscription foncière préalable.
Dans la mesure où dans la présente affaire il existait une inscription foncière
préalable portant sur le même bien et datant de 1979, l’immatriculation au
nom de l’Évêché de Palencia en 1994 a impliqué la perte des droits qui
découlaient pour la requérante de l’inscription de 1979.
91. L’immatriculation foncière demandée par l’Évêché de Palencia s’est
faite sans tenir compte de l’inscription qui figurait au nom de la requérante
au livre foncier d’Astudillo. Il ressort des faits de l’espèce que l’absence
d’inscription foncière préalable de l’église cistercienne en question,
condition requise pour l’application de l’article 199 de la loi hypothécaire
au livre foncier, prêtait pour le moins à discussion. La Cour estime que
même si, comme l’a confirmé l’Audiencia provincial dans son arrêt du
5 février 2001 (paragraphe 12 ci-dessus), les termes de l’inscription
antérieure de l’église en cause étaient équivoques, son inscription au nom de
l’Évêché aurait dû être refusée par le responsable du livre foncier, qui,
comme le prévoit l’article 306 du règlement hypothécaire, n’aurait pas dû
permettre la coexistence de deux inscriptions apparemment contradictoires
portant sur le même bien (paragraphe 23 ci-dessus).
92. Le responsable du livre foncier a néanmoins procédé à
l’immatriculation demandée par l’Évêché de Palencia, qui emportait des
effets préjudiciables pour la requérante, sans donner à cette dernière la
possibilité de formuler des objections tirées de l’inscription foncière
préalable de l’église en cause, qui auraient rendu inapplicables les articles
199 et 206 de la loi hypothécaire. Ainsi, c’est en l’absence de toute
possibilité de faire valoir ses motifs d’opposition que la requérante a été
26 ARRÊT SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE (FOND)
privée des droits qui découlaient pour elle de l’inscription au livre foncier
qu’elle avait obtenue en 1979.
93. Par la suite, la requérante a engagé une procédure civile à l’encontre
de l’Évêché de Palencia afin de faire déclarer la nullité de l’immatriculation
de l’église et de ses dépendances faite par l’Évêché en 1994 (paragraphe 10
ci-dessus). Cette procédure n’a pas abouti. Les juridictions internes ont
estimé que, pour des raisons historiques, l’église en question ne figurait pas
parmi les biens acquis par les propriétaires successifs du terrain en cause et
ses dépendances depuis leur première acquisition par le sieur M. en 1841
(paragraphe 12 ci-dessus). Le juge de première instance no 5 de Palencia
avait par ailleurs retenu dans son jugement du 28 mars 2000 que l’église en
cause ne pouvait pas non plus avoir été acquise par la requérante par la voie
de l’usucapion, en considérant : 1o que la prescription acquisitive ne pouvait
en la matière avoir lieu qu’en faveur de personnes morales ecclésiastiques ;
2o que la requérante n’avait en tout état de cause pas exercé sur l’église une
possession durant le temps requis par la loi, le diocèse s’étant comporté en
tant que propriétaire jusqu’au conflit sur la propriété de ladite église ;
3o qu’au demeurant, le fait que les employés de la requérante disposaient de
la clé de l’église n’était pas un élément déterminant en termes de
possession, la détention de cette clé n’ayant eu selon lui d’autre objet que de
permettre de montrer l’église aux visiteurs.
94. La Cour observe que les arguments retenus reposaient sur des
considérations historiques ainsi que sur l’interprétation de certaines
institutions du droit civil telles que l’usucapion ou la possession. Elle relève
toutefois qu’aucune discussion sur les dispositions de la loi ou du règlement
hypothécaires applicables en l’espèce n’a eu lieu au sein des juridictions
internes ayant examiné l’affaire de la requérante. Or, il convient d’observer
qu’aux termes de l’article 38 de la loi hypothécaire, il est présumé que les
droits réels inscrits au livre foncier existent et appartiennent à leur titulaire
enregistré. La Cour s’étonne que les motifs adoptés par les juridictions
d’instance et d’appel en l’espèce n’aient aucunement abordé certaines
questions clés telles que celle de la légalité de l’inscription au nom de
l’Évêché de Palencia d’un bien déjà inscrit au livre foncier et de
l’applicabilité des articles 199 et 206 de la loi hypothécaire aux faits de la
cause.
95. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que l’inscription de l’église
au nom de l’Évêché de Palencia par le responsable du livre foncier
d’Astudillo au seul vu du certificat émis par l’évêché lui-même est
intervenue de manière arbitraire et guère prévisible, et n’a pas offert à la
requérante les garanties procédurales élémentaires pour la défense de ses
intérêts. En particulier, tel qu’appliqué dans la présente affaire, l’article 206
de la loi hypothécaire ne satisfaisait pas suffisamment aux exigences de
précision et de prévisibilité qu’implique la notion de loi au sens de la
Convention.
ARRÊT SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE (FOND) 27
96. Dès lors qu’elle revient à priver de tout effet utile un droit réel
inscrit au livre foncier, l’immatriculation d’un bien déjà évoqué dans une
inscription antérieure ne saurait avoir de légitimité en l’absence d’un débat
contradictoire et respectueux du principe de l’égalité des armes. Un tel débat
au stade même de l’immatriculation aurait dû permettre de discuter la
question de l’origine de la propriété et celle de la validité des transactions
successives sur un pied d’égalité. Ce sont là autant d’éléments qui ont
manqué dans la présente affaire (voir Hentrich, précité, § 42). En l’espèce,
la requérante s’est trouvée dans l’impossibilité de se défendre contre l’effet
de la mesure d’immatriculation litigieuse, ce qui la rend en soi
disproportionnée.
97. À cela s’ajoute le fait que les juridictions du fond ont interprété la loi
interne comme autorisant l’Évêché de Palencia à faire usage de son droit
d’immatriculation sur la base de considérations historiques d’ordre général.
98. Or, par l’effet d’une telle interprétation, les droits qui découlaient
pour la requérante de l’inscription de l’église litigieuse à son nom dans le
livre foncier se sont vus amputés de tout effet utile, alors qu’à aucun
moment il n’a été question de mauvaise foi ou de fraude de sa part ; et ce, au
terme d’une procédure expéditive dans laquelle le seul titre présenté au
responsable du livre foncier afin de procéder à l’immatriculation de l’église
au nom de l’Évêché de Palencia consistait en un certificat de propriété
délivré ex novo par le secrétaire général de ce même Évêché, alors même
que celui-ci se référait à un bien sis à l’intérieur d’un terrain appartenant à la
requérante.
99. La Cour estime pour le moins surprenant qu’un certificat délivré par
le secrétaire général de l’Évêché puisse avoir la même valeur que les
certificats délivrés par de fonctionnaires publics investis de prérogatives de
puissance publique, et se demande par ailleurs pourquoi l’article 206 de la
loi hypothécaire se réfère aux seuls évêques diocésains de l’Église
catholique, à l’exclusion des représentants d’autres confessions. Elle note
également qu’il n’y a aucune limitation dans le temps à l’immatriculation
ainsi prévue et qu’elle peut donc se faire, comme cela a été le cas en
l’espèce, de manière intempestive, sans condition de publicité préalable et
en méconnaissance du principe de la sécurité juridique.
100. La Cour constate enfin que l’église litigieuse ayant été considérée
par les juridictions internes comme appartenant depuis toujours à l’Évêché
de Palencia vu son caractère d’église paroissiale, il n’a pas été possible pour
la requérante en l’espèce d’obtenir une indemnisation quelconque.
101. Prenant en compte l’ensemble de ces éléments ainsi que le fait que
la requérante s’est vue privée de son droit d’accès à l’instance de cassation
pour l’examen de ces questions (paragraphes 24 et suiv., et en particulier
voir le paragraphe 40 ci-dessus), la Cour retient que la requérante a été
victime de l’exercice du droit d’immatriculation reconnu par la législation
interne à l’Église catholique sans justification apparente et sans que
28 ARRÊT SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE (FOND)
l’Évêché de Palencia eut contesté, dans les délais légaux (paragraphe 51 ci-
dessus), son droit de propriété à l’époque de l’inscription du bien au livre
foncier. Dès lors, la requérante a « supporté une charge spéciale et
exorbitante », que seule aurait pu rendre légitime la possibilité de contester
utilement, et en tenant compte des dispositions applicables du droit
hypothécaire, la mesure prise à son égard. Les circonstances de la cause,
notamment l’exceptionnalité de la mesure en question, doublée de
l’inexistence d’un titre de propriété dans le chef de la partie adverse, de
l’absence d’un débat contradictoire et de l’inégalité des armes, combinées
avec l’entrave à la pleine jouissance du droit de propriété et l’absence
d’indemnisation, amènent la Cour à considérer que la requérante a eu à
supporter une charge spéciale et exorbitante qui a rompu le juste équilibre
devant régner entre, d’une part, les exigences de l’intérêt général et, d’autre
part, la sauvegarde du droit au respect des biens (Sporrong et Lönnroth,
précité, §§ 73-74, arrêt Erkner et Hofauer, précité, §§ 78-79, Poiss précité,
§§ 68,69 ; Almeida Garrett, Mascarenhas Falcão et autres c. Portugal,
nos
29813/96 et 30229/96, § 54, CEDH 2000-I, Elia srl, précité, § 83).
102. En conclusion, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA
CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 1 DU
PROTOCOLE No 1
103. La requérante voit également dans la situation qu’elle dénonce une
atteinte au principe de non-discrimination, dans la mesure où l’Église
catholique a pu faire inscrire au livre foncier l’immeuble litigieux sans
apporter de document public attestant de sa propriété et sur la base de
privilèges injustifiés. Elle invoque l’article 14 de la Convention, dont les
parties pertinentes sont libellées comme suit :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être
assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la
langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine
nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance
ou toute autre situation. »
A. Sur la recevabilité
104. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours
internes, la requérante n’ayant soulevé le grief tiré du principe d’égalité
devant les juridictions internes.
105. La requérante se réfère à ses nombreux écrits adressés à l’Évêché
de Palencia ou au responsable du livre foncier ou produits d’un bout à
l’autre de la procédure judiciaire interne, dans lesquels elle a toujours
dénoncé l’application dans son cas de l’article 206 de la loi hypothécaire.
ARRÊT SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE (FOND) 29
106. La Cour rappelle que l’obligation pour les requérants d’épuiser les
voies de recours disponibles en droit interne avant de la saisir constitue un
aspect important du principe voulant que le mécanisme de sauvegarde
instauré par la Convention revête un caractère subsidiaire par rapport aux
systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme (Akdivar et autres
c. Turquie, 16 septembre 1996, § 65, Recueil 1996-IV). Ainsi, le grief dont
on entend saisir la Cour doit d’abord être soulevé, au moins en substance,
dans les formes et délais prescrits par le droit interne, devant les juridictions
nationales appropriées (Cardot c. France, 19 mars 1991, § 34, série A
no 200, K.A.B. c. Espagne, n
o 59819/08, § 73, 10 avril 2012).
107. La Cour a toutefois souligné qu’elle doit appliquer cette règle en
tenant dûment compte du contexte. Elle a ainsi reconnu que l’article 35 doit
s’appliquer avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif (Cardot,
précité, § 34). Elle a de plus admis que la règle de l’épuisement des voies de
recours internes ne s’accommode pas d’une application automatique et ne
revêt pas un caractère absolu ; en en contrôlant le respect, il faut avoir égard
aux circonstances de la cause (Van Oosterwijck c. Belgique, 6 novembre
1980, § 35, série A no 40). Cela signifie notamment que la Cour doit tenir
compte de manière réaliste, non seulement des recours prévus en théorie
dans le système juridique de la Partie contractante concernée, mais
également du contexte juridique et politique dans lequel ils se situent ainsi
que de la situation personnelle des requérants (Akdivar et autres, précité,
§ 69).
108. La Cour observe qu’en l’espèce la requérante n’a pas expressément
fondé sur l’article 14 de la Constitution son recours d’amparo devant le
Tribunal constitutionnel. Elle note toutefois qu’en se référant, tout au long
de la procédure – y compris devant le Tribunal constitutionnel –, aux
articles 16 et 24 de la Constitution espagnole (droit à la liberté religieuse et
droit à l’équité de la procédure, respectivement), la requérante a tenté de
mettre en exergue les privilèges de l’Église catholique par rapport aux
administrations publiques et aux simples particuliers. La Cour estime que,
ce faisant, la requérante a bien soulevé en substance le grief qui est
présentement le sien sous l’angle de l’article 14.
109. Par conséquent, l’exception du Gouvernement ne peut être retenue.
110. La Cour constate par ailleurs que cette partie de la requête n’est pas
manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et ne
se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer
recevable.
B. Sur le fond
111. Le Gouvernement rappelle que toute inégalité de traitement dans la
réglementation d’une matière n’est pas en soi une violation du droit à
l’égalité devant la loi : il n’en est ainsi que pour celles qui introduisent,
30 ARRÊT SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE (FOND)
entre des situations pouvant être considérées comme substantiellement
égales, des différences de traitement dépourvues de justification objective et
raisonnable.
Tel n’est, selon lui, pas le cas. Ses arguments peuvent être recensés
comme suit.
112. En l’espèce, il existe certes une différence entre le traitement qui
est accordé à l’Église catholique dans l’article 206 de la loi hypothécaire et
celui des personnes privées ordinaires telles que la requérante.
Toutefois, selon le Gouvernement, la mention de l’Église catholique à
l’article 206 de la loi hypothécaire est justifiée dans la mesure où elle était
propriétaire depuis des temps immémoriaux. Cette prérogative existe aussi
pour l’État et pour d’autres organismes publics pour des raisons historiques.
Son accès au livre foncier devait donc être favorisé au nom de l’intérêt
public. Cette situation ne saurait être considérée comme un traitement de
faveur disproportionné au profit de l’Église catholique par rapport aux
autres personnes physiques et morales, qui peuvent faire inscrire leurs biens
à travers le mécanisme prévu par l’article 199 de la loi hypothécaire.
Concernant la délivrance des certificats, le Gouvernement précise que si
l’autorité ecclésiastique diocésaine est certificatrice, c’est parce que c’est
elle qui est habilitée à certifier selon la réglementation interne de l’Église.
113. La requérante soutient que la tentative du Gouvernement de
« justifier l’injustifiable privilège » dont dispose l’Église catholique est
dépourvue de tout fondement.
114. Elle estime que le privilège que l’article 206 de la loi hypothécaire
donne à l’Église catholique (et uniquement à cette dernière), en lui
conférant, aux fins des inscriptions au livre foncier, des prérogatives
équivalentes à celles de1’État et des collectivités publiques territoriales, est
d’inspiration exclusivement confessionnelle. Depuis l’entrée en vigueur de
la Constitution de 1978, une telle norme apparaît manifestement
inconstitutionnelle en ce qu’elle viole le principe d’égalité et de
non-discrimination. Pour la requérante, il est scandaleux que les organes ou
agents de la structure hiérarchique de l’Église catholique agissent en arbitres
du traitement juridique de certains biens immeubles, au point de leur
permettre d’inscrire ou de mettre à leur nom des biens au livre foncier.
115. La Cour rappelle que l’article 14 n’a pas d’existence autonome,
mais joue un rôle important de complément des autres dispositions de la
Convention et des Protocoles en protégeant les individus placés dans des
situations analogues contre toute discrimination dans la jouissance des
droits énoncés dans ces autres dispositions. Lorsque la Cour a constaté une
violation séparée d’une clause normative de la Convention invoquée devant
elle à la fois en tant que telle et comme élément d’une combinaison avec
l’article 14, elle n’a en général pas besoin d’examiner aussi l’affaire sous
l’angle de cet article ; il n’en va autrement que dans le cas où une nette
inégalité de traitement dans la jouissance du droit en cause constitue un
ARRÊT SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE (FOND) 31
aspect fondamental du litige (Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981,
§ 67, série A no 45, Chassagnou et autres c. France [GC], n
os 25088/94,
28331/95 et 28443/95, § 89, CEDH 1999-III).
116. Dans les circonstances de la présente affaire, la Cour estime que
l’inégalité de traitement dont la requérante estime avoir été victime a été
suffisamment prise en compte dans le raisonnement par lequel elle a conclu
à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 pris isolement (paragraphes 98
et suiv. ci-dessus). Dès lors, elle estime que, bien que le grief y afférent soit
recevable, aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 14,
combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.
117. Dès lors, il n’y a pas lieu d’examiner plus avant ce grief (voir,
mutatis mutandis, B.S. c. Espagne, no 47159/08, § 76, 24 juillet 2012).
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
118. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et
si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer
qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie
lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
1. Réparation sollicitée
119. La requérante demande à la Cour de rétablir son droit de propriété
et de déclarer nulles les décisions administratives et judiciaires rendues par
les autorités et juridictions internes. Subsidiairement, elle réclame 600 000
euros (EUR) au titre du préjudice qu’elle estime avoir subi. Elle fournit
copie du rapport d’expertise qu’elle avait présenté devant le juge de
première instance no 5 de Palencia, selon lequel la valeur de l’église, bien
qu’ « économiquement incalculable », était très élevée, ainsi que le
procès-verbal de ratification du rapport d’expertise en date du 24 février
2000, selon lequel la valeur de l’église dépassait les 600 000 EUR
(paragraphes 15-17 ci-dessus).
120. Le Gouvernement observe que la requérante ne réclame aucune
somme au titre d’un éventuel dommage moral. Concernant le dommage
matériel allégué, le Gouvernement estime que la preuve fournie n’est pas
concluante. Il fait valoir qu’il n’est pas indiqué par la requérante si le
dommage prétendument subi l’a été à raison d’une ou de plusieurs des
violations alléguées de la Convention ou de ses Protocoles. En tout état de
cause, il n’y a selon lui pas de lien de causalité entre ces violations
prétendues et le préjudice matériel allégué.
32 ARRÊT SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE (FOND)
2. Conclusion de la Cour
121. La Cour estime que la requérante a subi, en raison de la violation
constatée, un dommage moral et matériel qui ne peut pas être réparé par le
simple constat de violation opéré par le présent arrêt. Elle observe que la
requérante a réclamé un montant global de 600 000 EUR, tous préjudices
confondus. Eu égard aux circonstances de l’espèce, la Cour ne s’estime pas
suffisamment éclairée sur les critères à appliquer pour évaluer le préjudice
subi par la requérante. Elle considère que la question de l’indemnisation du
dommage subi ne se trouve pas en état, de sorte qu’il convient de la réserver
en tenant compte de l’éventualité d’un accord entre l’État défendeur et la
requérante.
B. Frais et dépens
122. La requérante demande également 50 000 EUR pour les frais et
dépens engagés devant la Cour, sans fournir de notes de frais.
123. Le Gouvernement trouve cette somme excessive et non justifiée.
124. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le
remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent
établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. De
plus, l’article 60 § 2 du règlement prévoit que toute prétention présentée au
titre de l’article 41 de la Convention doit être chiffrée, ventilée par rubrique
et accompagnée des justificatifs nécessaires, faute de quoi la Cour peut
rejeter la demande, en tout ou en partie (Buscarini et autres c. Saint-Marin
[GC], no 24645/94, § 48, CEDH 1999-I, Gómez de Liaño y Botella
c. Espagne, no 21369/04, § 86, 22 juillet 2008). En l’espèce, la requérante
n’a pas soumis des notes de frais à la Cour pour étayer sa demande. En
conséquence, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui accorder une somme
à ce titre.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la
Convention ;
3. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 1 du
Protocole no 1 ;
4. Dit, à l’unanimité, qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle
de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 ;
ARRÊT SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE (FOND) 33
5. Dit, à l’unanimité, que la question de l’application de l’article 41 de la
Convention ne se trouve pas en état en ce qui concerne la demande au
titre du dommage subi et, en conséquence :
a) la réserve en entier ;
b) invite le Gouvernement et la requérante à lui soumettre par écrit leurs
observations sur la question dans un délai de trois mois à compter du
jour où l’arrêt sera devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la
Convention et, en particulier, à lui donner connaissance de tout accord
auquel ils pourraient aboutir ;
c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président de la chambre
le soin de la fixer au besoin ;
6. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le
surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 novembre 2014, en
application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Marialena Tsirli Josep Casadevall
Greffière adjointe Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la
Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la
juge Motoc.
J.C.M.
M.T.
34 ARRÊT SOCIEDAD ANONIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE (FOND) – OPINION SÉPARÉE
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DE LA JUGE MOTOC
1. Dans le présent arrêt, la Cour conclut à la violation de l’article 6 § 1
au motif que le Tribunal suprême espagnol a déclaré irrecevable le pourvoi
en cassation formé par la requérante. Pour justifier ce rejet, le Tribunal
suprême a considéré que « l’enjeu financier de la procédure (...) [devait] être
fixé en fonction de [la définition qui en était donnée] au 1o de l’article 489
du code de procédure civile de 1881, qui [était] repris en des termes
analogues au 1o de l’article 25 du code de procédure civile 1/2000 »
(paragraphe 17 de l’arrêt). La Cour suit son propre raisonnement dans deux
précédentes affaires espagnoles (Pérez de Rada Cavanilles c. Espagne,
28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII, et Stone Court
Shipping Company, S.A. c. Espagne, no 55524/00, 28 octobre 2003) pour
conclure que l’interprétation du Tribunal suprême espagnol a été trop
rigoureuse et a privé la requérante du droit d’accès à un tribunal.
2. À notre avis, même ce constat pose certains problèmes juridiques.
Même s’il est vrai, comme le dit la Cour, qu’il s’agit en l’espèce comme
dans les précédents cités d’une question procédurale, la nature de la
question procédurale est ici différente. Dans les deux affaires précédentes il
s’agit d’une question liée aux termes du recours, alors que dans la présente
espèce il s’agit de la question de l’application de la loi procédurale. En
admettant que le Tribunal suprême aurait pu, dans les affaires Pérez de
Rada Cavanilles et Stone Court Shipping Company, S.A., interpréter avec
plus de souplesse la question des termes, il est difficile de suivre le même
raisonnement quand il s’agit de l’application d’une loi procédurale.
3. Ce qui me pose un problème encore plus évident dans l’arrêt de la
Cour, c’est le fait de constater une violation séparée de l’article 1 du
Protocole 1 à la Convention. La Cour ayant conclu à la violation de l’article
6 § 1, il n’était plus nécessaire d’examiner l’article 1 du Protocole 1, ni sur
la recevabilité ni sur le fond, puisque la violation de l’article 6 § 1 constatée
par la Cour était de nature procédurale. En l’espèce, la Cour aurait dû suivre
sa jurisprudence constante consacrée dans Zanghì c. Italie (19 février 1991,
série A no 194-C), Église catholique de La Canée c. Grèce (16 décembre
1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VIII), Laino c. Italie ([GC],
no 33158/96, CEDH 1999-I), Albina c. Roumanie (n
o 57808/00, 28 avril
2005) ou Glod c. Roumanie (no 41134/98, 16 septembre 2003),
jurisprudence qui a été suivie par la même chambre dans l’affaire Rozalia
Avram c. Roumanie (no 19037/07, 16 septembre 2014), où il n’y a pas eu
constat d’une violation séparée de l’article 1 du Protocole 1.