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Compliance/Corruption : les dangers de «l’exception française» D ans notre monde globalisé, l’obtention d’un marché par des moyens non recommandables peut rapidement se révéler n’être qu’un feu de paille : non seulement, tôt ou tard, un régulateur viendra trouver celui qui s’est servi de moyens de corruption pour obtenir un succès commercial, mais encore ce régulateur pourra prononcer de lourdes amendes, voire des peines d’emprisonnement ferme. Cette prise de conscience, après certaines affaires emblématiques comme Alcatel-Lucent, Technip, ou encore Total – avec des condamnations de plusieurs dizaines, voire centaines de millions de dollars à la clé –, ne suffit pas : prévenir le risque de corruption implique de réfléchir en profondeur aux process à mettre en place dans l’entreprise. La France, aussi bien culturel- lement que juridiquement, y est moins bien préparée que d’autres. Les nouveaux standards internationaux bousculent notre hiérarchie des normes, notre perception du monde, comme celle qu’a l’étranger de nos entreprises Les condamnations emblématiques qui ont frappé certaines de nos grandes entreprises à l’étranger sont le fruit d’une intrusion mal maîtrisée de normes étran- gères puissantes qu’aucun cours de droit n’avait permis d’anticiper : ces normes sont totalement étrangères à notre hiérarchie des normes, laquelle ne connaît que le droit interne et le droit européen. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles la France a si bien assi- milé le droit de la concurrence et que nos entreprises peinent tant avec la lutte contre la corruption. Ces normes sont essentiellement le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) et le UK Bribery Act, deux normes, l’une américaine, l’autre britannique, qui ont une extraterritorialité assumée, car elles viennent s’appli- quer aussi bien aux agissements des maisons mères qu’à ceux de leurs filiales, voire leurs distributeurs ou agents. A l’inverse, elles trouvent aussi à s’appliquer à des sociétés étrangères, par exemple françaises, qui ont un lien de rattachement, aussi ténu soit-il, avec respectivement les Etats-Unis ou le Royaume-Uni. L’ampleur de ces normes et leurs champs d’application sont toujours mal maîtrisés aujourd’hui. Or les conséquences se font sentir avec un effet immédiat : - d’une part, chaque condamnation est un cas parti- culier, mais il est clair qu’une société faisant l’objet de lourdes condamnations subit comme on l’a vu un préjudice réputationnel considérable ; - d’autre part et au plan général, la France est perçue à l’étranger comme un pays laxiste en matière de lutte anti-corruption. Il faut dire que la réglementation française revient de loin : il y a une petite quinzaine d’années encore, il était possible de déduire de l’impôt sur les sociétés les pots- de-vin versés à l’étranger… A cela s’ajoute que les condamnations de sociétés françaises par les juridictions internes se comptent sur les doigts de la main. Elles sont sans commune mesure avec celles qui sont prononcées outre-Atlantique ou outre-Manche, si l’on se réfère à la dernière affaire Safran en particulier (500 000 euros de condamnation de la personne morale, septembre 2013). Avoir conscience que notre système juridique prépare mal nos entreprises à affronter la lutte anti-corruption Comme indiqué plus haut, de puissantes normes anti- corruption étrangères bousculent notre hiérarchie des normes habituelles. Ceci a au moins deux consé- quences, dont la première est évidente : toute entre- prise française active à l’étranger ne peut pas se contenter d’appréhender le risque et la lutte anti- corruption au seul vu de la réglementation française. La seconde est beaucoup plus complexe à mettre en œuvre : cette entreprise doit avoir intégré les normes étrangères applicables et leur exact champ d’applica- tion pour pouvoir agir de façon sereine à l’étranger. A cet égard, la connaissance de la norme étrangère Analyses Par Daniel Kadar, avocat associé, Reed Smith 8 Mercredi 17 décembre 2014 Mieux préparer les entreprises françaises à lutter contre la corruption n’est plus une demande formulée par les seules organisations internationales comme l’OCDE 1 ou les organisations non gouvernementales telle Transparency International : le nouveau Service central de prévention de la corruption (SCPC) a, dans son premier rapport annuel 2 , préconisé la mise en place de véritables procédures par le législateur afin que, sur la question de la Compliance également, les entreprises françaises puissent être plus compétitives. 1. OCDE, Rapport de phase 3 sur la mise en œuvre par la France de la Convention de l’OCDE sur la lutte contre la corruption, Octobre 2012. 2. Service central de prévention de la corruption : rapport pour l’année 2013 au Premier ministre et au Garde des Sceaux, ministre de la Justice, juin 2014. CONFORMITé

Compliance / corruption : les dangers de l'exception française

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Compliance/Corruption : les dangers de «l’exception française»

Dans notre monde globalisé, l’obtention d’un marché par des moyens non recommandables

peut rapidement se révéler n’être qu’un feu de paille : non seulement, tôt ou tard, un régulateur viendra trouver celui qui s’est servi de moyens de corruption pour obtenir un succès commercial, mais encore ce régulateur pourra prononcer de lourdes amendes, voire des peines d’emprisonnement ferme.Cette prise de conscience, après certaines affaires emblématiques comme Alcatel-Lucent, Technip, ou encore Total – avec des condamnations de plusieurs dizaines, voire centaines de millions de dollars à la clé –, ne suffit pas : prévenir le risque de corruption implique de réfléchir en profondeur aux process à mettre en place dans l’entreprise. La France, aussi bien culturel-lement que juridiquement, y est moins bien préparée que d’autres.

Les nouveaux standards internationaux bousculent notre hiérarchie des normes, notre perception du monde, comme celle qu’a l’étranger de nos entreprisesLes condamnations emblématiques qui ont frappé certaines de nos grandes entreprises à l’étranger sont le fruit d’une intrusion mal maîtrisée de normes étran-gères puissantes qu’aucun cours de droit n’avait permis d’anticiper : ces normes sont totalement étrangères à notre hiérarchie des normes, laquelle ne connaît que le droit interne et le droit européen. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles la France a si bien assi-milé le droit de la concurrence et que nos entreprises peinent tant avec la lutte contre la corruption.Ces normes sont essentiellement le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) et le UK Bribery Act, deux normes, l’une américaine, l’autre britannique, qui ont une extraterritorialité assumée, car elles viennent s’appli-quer aussi bien aux agissements des maisons mères qu’à ceux de leurs filiales, voire leurs distributeurs ou agents. A l’inverse, elles trouvent aussi à s’appliquer à des sociétés étrangères, par exemple françaises, qui

ont un lien de rattachement, aussi ténu soit-il, avec respectivement les Etats-Unis ou le Royaume-Uni.L’ampleur de ces normes et leurs champs d’application sont toujours mal maîtrisés aujourd’hui.Or les conséquences se font sentir avec un effet immédiat :- d’une part, chaque condamnation est un cas parti-culier, mais il est clair qu’une société faisant l’objet de lourdes condamnations subit comme on l’a vu un préjudice réputationnel considérable ;- d’autre part et au plan général, la France est perçue à l’étranger comme un pays laxiste en matière de lutte anti-corruption.Il faut dire que la réglementation française revient de loin : il y a une petite quinzaine d’années encore, il était possible de déduire de l’impôt sur les sociétés les pots-de-vin versés à l’étranger…A cela s’ajoute que les condamnations de sociétés françaises par les juridictions internes se comptent sur les doigts de la main. Elles sont sans commune mesure avec celles qui sont prononcées outre-Atlantique ou outre-Manche, si l’on se réfère à la dernière affaire Safran en particulier (500 000 euros de condamnation de la personne morale, septembre 2013).

avoir conscience que notre système juridique prépare mal nos entreprises à affronter la lutte anti-corruptionComme indiqué plus haut, de puissantes normes anti-corruption étrangères bousculent notre hiérarchie des normes habituelles. Ceci a au moins deux consé-quences, dont la première est évidente : toute entre-prise française active à l’étranger ne peut pas se contenter d’appréhender le risque et la lutte anti-corruption au seul vu de la réglementation française.La seconde est beaucoup plus complexe à mettre en œuvre : cette entreprise doit avoir intégré les normes étrangères applicables et leur exact champ d’applica-tion pour pouvoir agir de façon sereine à l’étranger.A cet égard, la connaissance de la norme étrangère

analyses

Par Daniel Kadar, avocat associé, Reed Smith

8 Mercredi 17 décembre 2014

mieux préparer les entreprises françaises à lutter contre la corruption n’est plus une demande formulée par les seules organisations internationales comme l’oCDe1 ou les organisations non gouvernementales telle transparency international : le nouveau service central de prévention de la corruption (sCPC) a, dans son premier rapport annuel2, préconisé la mise en place de véritables procédures par le législateur afin que, sur la question de la Compliance également, les entreprises françaises puissent être plus compétitives.

1. OCDE, Rapport de phase 3 sur la mise en œuvre par la France de la Convention de l’OCDE sur la lutte contre la corruption, Octobre 2012.2. Service central de prévention de la corruption : rapport pour l’année 2013 au Premier ministre et au Garde des Sceaux, ministre de la Justice, juin 2014.

ConFormité

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Mercredi 17 décembre 2014 9

peut révéler des surprises et un véritable décalage conceptuel et culturel : en effet, là où la loi pénale fran-çaise punit la commission d’une infraction déterminée, la loi britannique vient sanctionner non seulement la commission de l’infraction, mais également l’absence de mise en place de procédure adéquate permettant de prévenir la corruption.Il s’agit ici de l’un des éléments majeurs introduits par le UK Bribery Act, lequel intègre désormais dans le droit positif les procédures de conformité et implique de ce fait que, là où ce texte s’applique – y compris donc hors du territoire du Royaume-Uni – ces procédures soient mises en place.Aux Etats-Unis, la mise en application du FCPA a égale-ment introduit la nécessité de procédures adéquates permettant de prévenir la corruption.En conséquence, il est impératif de prendre conscience en France que le silence de notre réglementation sur la nécessité de trouver des procédures permettant de prévenir la corruption ne sera d’aucune excuse face à des régulateurs anglo-saxons. Ceux-ci appliquent des normes qui font aujourd’hui véritablement figure de standard international.Enfin, il existe un autre aspect auquel il faut particuliè-rement faire attention : l’attitude à avoir à l’égard de l’autorité réglementaire et/ou judiciaire.Le monde anglo-saxon a une tradition de coopération avec les autorités de tutelle. Aux Etats-Unis, les procé-dures d’autodénonciation (self-disclosure) constituent une véritable incitation pour les entreprises à recher-cher en amont une solution avec l’autorité de tutelle plutôt que de la laisser potentiellement découvrir le problème a posteriori : la sanction est effectivement diminuée.Notre droit pénal n’intègre en revanche absolument pas cette dimension incitative, de telle sorte que le débat en amont avec les autorités de tutelle est quasi inexistant.Pourtant, une telle coopération n’est pas inconnue de notre système juridique : le droit de la concurrence, par le biais de la procédure dite de clémence, a en effet introduit la possibilité, pour les entreprises, de bénéfi-cier d’une remise de peine. Celle-ci permet d’obtenir une réduction de la sanction encourue susceptible de s’élever à 10 % du chiffre d’affaires mondial de l’entre-prise, si elle dénonce cette infraction et fournit à l’auto-rité les éléments de preuve y afférent.Sur ce dernier point donc, une société française serait bien mal inspirée de reproduire ses réflexes nationaux devant les autorités et juridictions anglo-saxonnes…

La nécessaire adaptation passe par la mise en place d’un programme de complianceIl ressort de l’observation des affaires de corrup-

tion transnationale que les pots-de-vin ont souvent été versés, ou leur versement a été autorisé, par de hauts représentants de la direction de l’entre-prise3. Ce constat implique que les dirigeants d’en-treprises montrent l’exemple avec la mise en œuvre de programme de conformité dans leurs entreprises pour lutter contre la corruption avec, par exemple, un message fort du Président de l’entreprise à ses cadres dirigeants et retransmis à leurs propres unités. C’est le «tone at the top».Une fois le ton donné, que mettre en œuvre ? Un véri-table programme de compliance doit être adapté à l’activité de l’entreprise et à ses marchés lui permet-tant de jouer à armes égales avec ses concurrentes étrangères.La procédure de compliance doit être clairement hiérar-chisée en trois étapes : l’instauration du programme de conformité, sa mise en œuvre et son contrôle.Le premier enjeu de l’efficacité de ce programme repose sur la communication interne et la formation du personnel. Il s’agit de sensibiliser véritablement le personnel à l’importance de ces enjeux à travers des actions concrètes de formation (réunions, brochures, audiokits, e-learning, etc.). Dépasser la barrière de la hiérarchie des normes traditionnelles est le premier et le plus sérieux handicap à cet égard.Un système de contrôle doit ensuite être mis en place afin de rectifier les actions inefficientes et de les remplacer par des actions adéquates. Il peut être mené via des audits internes (généraux ou spécifiques sur des problématiques définies), ou des audits menés par des tiers indépendants pour en garantir l’objecti-vité. Des «due diligences» peuvent être envisagées pour évaluer les risques de corruption chez les tiers et lors d’événements pouvant créer de nouveaux risques pour l’entreprise. Le contrôle permet également de prendre en compte les évolutions de l’activité de l’en-treprise, susceptibles de nécessiter une adaptation du programme.Des sanctions doivent nécessairement être prévues dans la mise en place d’un programme de compliance afin d’assurer son efficacité. Il peut être envisagé de mettre en place, dans le respect du droit du travail, des mécanismes de sanctions disciplinaires adaptées et dissuasives en cas de corruption. Le règlement inté-rieur est également un outil important dans lequel il peut être fait mention d’une disposition visant à faire des actes de corruption un motif de sanction discipli-naire. Des clauses peuvent également être insérées dans les chartes internes des entreprises et les codes éthiques.Une telle procédure peut sembler lourde. Elle est avant tout un facteur de sécurité juridique et, plus important encore, un vecteur de confiance. n

3. OCDE, Rapport de l’OCDE sur

la corruption transnationale : une

analyse de l’infraction de corruption d’agents

publics étrangers, Décembre 2014.