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Ambroise Croizat : mars 1947 « Les travailleurs aspirent à la sécurité. Ils n’ont pas besoin qu’on leur vante le goût du risque, qu’on les exhorte à « vivre dangereusement ». Mais à côté des risques féconds qu’un homme doit savoir assumer, qui donnent à la condition humaine son prix et sa dignité, il en est d’autres qui ne font qu’entraver l’épanouissement de la vie et le progrès humains. Contre ces risques là, demandent à juste titre à être protégés, et leur revendication est d’autant plus rigoureuse que leur sécurité est plus gravement menacée. Déjà la première guerre mondiale, en même temps qu’elle donnait le jour à un idéal encore confus de sécurité collective, avait provoqué de puissants mouvements sociaux. Celle dont nous sortons à peine, pour laquelle il a été demandé aux travailleurs alliés un effort inouï, a donné à ceux-ci l’occasion de préciser et de faire entendre de juste exigence de sécurité sociale. Si ce terme de sécurité sociale est nouveau, si la conception qu’il exprime n’a pris de place qu’à une date toute récente parmi les préoccupations des gouvernements, à l’exception du gouvernement soviétique, voilà plus d’un siècle pourtant que le problème à résoudre s’est trouvé, quant à l’essentiel, posé dans les faits. Le problème de la sécurité sociale procède directement de la question sociale, sous l’aspect qu’a donné à celle-ci l’Angleterre, puis en France, le brusque essor du capitalisme industriel. Un document officiel comme le célèbre Tableau de l’état physique et moral des ouvriers…, publié en 1840, par un membre de l’Institut de France, Villermé ; une œuvre romanesque comme celle de l’homme de cœur que fut le grand Dickens témoignent, avec une égale éloquence des effroyable conditions de vie et de travail qui furent, pour la classe ouvrière des deux pays, la rançon immédiate de la prospérité des industries. Cependant, les doctrines classiques de l’école libérale, dont le respect avait rendu possible et ce progrès économique et cette régression sociale, interdisaient que la loi intervînt pour atténuer la misère ouvrière. Toute l’histoire sociale des cent dernières années de part et d’autre de la Manche est celle des efforts tenacement poursuivis par les éléments les plus conscients des classes laborieuses, aidés par les éléments les plus généreux des classes dirigeantes, pour lutter contre l’insécurité de leur état, et pour obtenir dans cette lutte l’appui de la loi. Ce n’est pas ici le lieu de rappeler l’essor des sociétés mutualistes, celui des syndicats et Trade-Unions, dont l’action devait être, avec le suffrage universel, le moteur principal du progrès des lois et des institutions sociales. Retenons seulement qu’à une ère de non intervention absolue du législateur dans les rapports entre les patrons et les ouvriers devait succéder un siècle d’interventions de plus en plus fréquentes et répétées, limitées longtemps au domaine des relations sociales, étendues plus récemment à celui de l’économie. Ainsi se sont édifiées peu à peu, dans les deux pays, une législation et une règlementation qui sont devenues, avec le temps, singulièrement complexes et disparates, encore que nettement insuffisantes.

Ambroise croizat mars 1947

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Page 1: Ambroise croizat mars 1947

Ambroise Croizat : mars 1947

« Les travailleurs aspirent à la sécurité. Ils n’ont pas besoin qu’on leur vante le goût du

risque, qu’on les exhorte à « vivre dangereusement ». Mais à côté des risques féconds qu’un

homme doit savoir assumer, qui donnent à la condition humaine son prix et sa dignité, il en

est d’autres qui ne font qu’entraver l’épanouissement de la vie et le progrès humains.

Contre ces risques là, demandent à juste titre à être protégés, et leur revendication est

d’autant plus rigoureuse que leur sécurité est plus gravement menacée. Déjà la première

guerre mondiale, en même temps qu’elle donnait le jour à un idéal encore confus de

sécurité collective, avait provoqué de puissants mouvements sociaux. Celle dont nous

sortons à peine, pour laquelle il a été demandé aux travailleurs alliés un effort inouï, a donné

à ceux-ci l’occasion de préciser et de faire entendre de juste exigence de sécurité sociale.

Si ce terme de sécurité sociale est nouveau, si la conception qu’il exprime n’a pris de place

qu’à une date toute récente parmi les préoccupations des gouvernements, à l’exception du

gouvernement soviétique, voilà plus d’un siècle pourtant que le problème à résoudre s’est

trouvé, quant à l’essentiel, posé dans les faits. Le problème de la sécurité sociale procède

directement de la question sociale, sous l’aspect qu’a donné à celle-ci l’Angleterre, puis en

France, le brusque essor du capitalisme industriel. Un document officiel comme le célèbre

Tableau de l’état physique et moral des ouvriers…, publié en 1840, par un membre de

l’Institut de France, Villermé ; une œuvre romanesque comme celle de l’homme de cœur

que fut le grand Dickens témoignent, avec une égale éloquence des effroyable conditions de

vie et de travail qui furent, pour la classe ouvrière des deux pays, la rançon immédiate de la

prospérité des industries. Cependant, les doctrines classiques de l’école libérale, dont le

respect avait rendu possible et ce progrès économique et cette régression sociale,

interdisaient que la loi intervînt pour atténuer la misère ouvrière. Toute l’histoire sociale des

cent dernières années de part et d’autre de la Manche est celle des efforts tenacement

poursuivis par les éléments les plus conscients des classes laborieuses, aidés par les

éléments les plus généreux des classes dirigeantes, pour lutter contre l’insécurité de leur

état, et pour obtenir dans cette lutte l’appui de la loi.

Ce n’est pas ici le lieu de rappeler l’essor des sociétés mutualistes, celui des syndicats et

Trade-Unions, dont l’action devait être, avec le suffrage universel, le moteur principal du

progrès des lois et des institutions sociales. Retenons seulement qu’à une ère de non

intervention absolue du législateur dans les rapports entre les patrons et les ouvriers devait

succéder un siècle d’interventions de plus en plus fréquentes et répétées, limitées

longtemps au domaine des relations sociales, étendues plus récemment à celui de

l’économie. Ainsi se sont édifiées peu à peu, dans les deux pays, une législation et une

règlementation qui sont devenues, avec le temps, singulièrement complexes et disparates,

encore que nettement insuffisantes.

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Il est tout à l’honneur du gouvernement britannique d’avoir, aux moments les plus sombres

de la guerre, reconnu cette insuffisance. En juin 1941, un comité présidé par sir William

Beveridge, fut chargé de faire l’inventaire des lois et institutions couvrant la population

contre les divers risques sociaux, et proposer les améliorations à y apporter. C’est à partir du

problème pratique ainsi concrètement posé que sir William, suivant une démarche

intellectuelle bien caractéristique du génie de sa nation, fut conduit à concevoir les principes

directeurs d’une politique de sécurité sociale.

Au sens le plus large du terme, la sécurité sociale, c’est la garantie donnée à chaque citoyen

qu’en toute circonstance et quoiqu’il arrive, il sera mis à même d’assurer, dans des conditions

convenables, sa subsistance et celle des personnes à sa charge. Le but poursuivi est donc,

suivant la propre expression de sir W. Beveridge, l’abolition du besoin.

Or l’état de besoin, ou plus simplement la misère, procède, dans nos sociétés, tantôt d’une

interruption des gains du soutien de famille, pour cause d’accident, de maladie, de

maternité, d’invalidité, de vieillesse, de chômage ou de décès, tantôt d’une insuffisance

chronique de ces gains par rapport aux charges assumées, singulièrement aux charges de

famille…

Les institutions existantes étaient, nous l’avons dit, dans les deux pays, d’une grande

complexité, ayant été créées au fur et à mesure des besoins…

En France, au contraire, les cotisations sont proportionnelles au salaire, du moins jusqu’à un

certain plafond. Les indemnités et les pensions accordées sont également en rapport avec le

salaire. Ce système plus souple institue au sein de l’assurance une certaine solidarité au

profit des plus déshérités et permet en même temps de proportionner les indemnités à

l’atteinte portée au niveau de vie de chacun. Aussi, les prestations très substantielles de

l’assurance obligatoire suffisent-elles aux besoins des ouvriers français ; ce ne sont guère

que les cadres qui ont recours à l’assurance complémentaire.

La cotisation uniforme nous paraît devoir être évitée surtout dans l’assurance contre les

accidents du travail. La nouvelle loi française cherche à ajuster exactement la cotisation aux

dangers réels de chaque exploitation…

Il faut enfin souligner que, dans le système britannique, les cotisations ouvrières et

patronales étant loin de suffire à couvrir les risques, l’Etat devra contribuer pour plus de 50%

au financement. Le plan français au contraire s’équilibre sans rien demander au budget

général. Les patrons supportent entièrement la charge des allocations familiales et des

accidents du travail ( ce que le PS a anéanti en créant la CSG et la CRDS, le PS a fait l’inverse);

ils partagent avec les ouvriers celles des autres risques.

Dans le projet français, la grande nouveauté est l’assurance de la longue maladie, qui

permettra aux malades, aux tuberculeux notamment, non seulement de percevoir, pendant

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trois ans, une allocation substantielle sous la surveillance constante de leur caisse les soins

de toute nature qu’exigerait leur état.

En France, les Caisses d’Assurances sociales et d’allocations familiales, suivant en cela les

anciennes traditions mutualistes, sont dès l’origine intervenues activement dans le domaine

social et sanitaire. Le plan de sécurité sociale prévoit une large intensification des efforts

accomplis dans ce domaine, où les caisses ont déjà d’admirables réalisations à leur actif, et

leur extension au domaine des accidents du travail, dans lequel il reste encore beaucoup à

faire. Par les médecins-conseils et les assistantes sociales, l’organisation de la sécurité

sociale doit arriver à suivre chaque famille dans la santé de ses membres et dans ses besoins

sociaux, menant ainsi de façon la plus humaine et la plus concrète le bon combat pour

« l’abolition du besoin » dans toute la mesure où l’autorise une société divisée en classes, où

n’est pas abolie l’exploitation de l’homme par l’homme.

Tandis que nos amis britanniques ont fait confiance aux services de l’Etat pour mener à bien

la réorganisation nécessaire, l’originalité du plan français est que ses auteurs ont tenu à

confier aux représentants des assurés eux-mêmes, désignés par leurs organisations

syndicales, la gestion de la sécurité sociale. A ce point de vue, le plan français de sécurité

sociale non seulement se signale par son souci de l’humain, mais encore s’intègre dans le

vaste ensemble des réformes conçues dans la Résistance, progressivement appliquées

depuis la Libération, et qui tendent toutes à édifier un ordre politique et social comportant

une participation plus active des travailleurs à tous les aspects de la vie nationale. Les

ouvriers français ont su, au prix du sang versé, conquérir droit de cité dans leur propre

patrie. Ils sauront faire la preuve de leur maturité en assumant sans défaillance toutes les

responsabilités dont les investit la confiance de la nation. »