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1 17 décembre 2013 - 19h - Serge LETCHIMY L LA LEÇON DU C COURBARIL Discours prononcé par Serge LETCHIMY à la Fondation Clément Monsieur le Président, chers amis, cher Bernard HAYOT, Je suis comme vous { la fois ému et très content d’être l{. Pour la deuxième fois en peu de temps, vous me voyez dans vos murs ici, j’y viens pas de manière forcé, je l’ai déj{ dit, mais dans un état d’esprit extrêmement clair. Le 17 décembre 2001, Aimé CESAIRE était venu ici, en personne, accompagné de Camille DARSIERES. Il avait répondu à votre invitation, M. Bernard HAYOT, pour planter un courbaril. Ce simple geste allait faire de cette mise en terre une donnée historique. Il allait aussi transformer cet arbre en un précieux symbole dont l'envergure va bien au-delà d'une situation, d'une époque, ou même de notre temps. Vous aviez eu le courage de l’inviter. Césaire avait eu le courage d’accepter. Il vous avait fait confiance. Je suis ici à mon tour pour honorer ce geste courageux. Je suis venu aussi assurer à cette confiance son indispensable permanence politique. Aimé CESAIRE était un poète. C'est-à-dire un homme de prescience, un homme de vision. Sa sensibilité était toujours offerte { ce qu’il appelait « le plus large contre le plus étroit ». Le plus humain contre le moins humain. En plantant le courbaril dans cette terre gorgée d'histoire, cher Edouard, Aimé CESAIRE plantait les probables racines d'une conquête, celle de la

LA LECON DU COURBARIL

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Discours prononcé par Serge Letchimy à la fondation Clément.

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1 17 décembre 2013 - 19h - Serge LETCHIMY

LLAA LLEEÇÇOONN DDUU CCOOUURRBBAARRIILL

Discours prononcé par Serge LETCHIMY à la Fondation Clément

Monsieur le Président, chers amis, cher Bernard HAYOT,

Je suis comme vous { la fois ému et très content d’être l{. Pour la deuxième

fois en peu de temps, vous me voyez dans vos murs ici, j’y viens pas de

manière forcé, je l’ai déj{ dit, mais dans un état d’esprit extrêmement clair.

Le 17 décembre 2001, Aimé CESAIRE était venu ici, en personne,

accompagné de Camille DARSIERES.

Il avait répondu à votre invitation, M. Bernard HAYOT, pour planter un

courbaril.

Ce simple geste allait faire de cette mise en terre une donnée historique.

Il allait aussi transformer cet arbre en un précieux symbole dont

l'envergure va bien au-delà d'une situation, d'une époque, ou même de

notre temps.

Vous aviez eu le courage de l’inviter.

Césaire avait eu le courage d’accepter.

Il vous avait fait confiance.

Je suis ici à mon tour pour honorer ce geste courageux.

Je suis venu aussi assurer à cette confiance son indispensable permanence

politique.

Aimé CESAIRE était un poète. C'est-à-dire un homme de prescience, un

homme de vision.

Sa sensibilité était toujours offerte { ce qu’il appelait « le plus large contre le

plus étroit ».

Le plus humain contre le moins humain.

En plantant le courbaril dans cette terre gorgée d'histoire, cher Edouard,

Aimé CESAIRE plantait les probables racines d'une conquête, celle de la

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fraternité, en fait, celle de la solidarité pour un mieux vivre ensemble, un

mieux développement.

Il avait l’obsession du développement économique, culturel et social de

notre pays.

Mais il savait que tout développement ne peut atteindre sa plénitude que

s’il se voit accompagné d’un récit symbolique.

Or, comme tout grand poète, Césaire est un homme de symbole.

Et s’il a accepté de venir ici, de planter cet arbre, c’est que cela représentait

pour lui quelque chose de significatif en ce qui concerne l’épanouissement

de notre pays.

Ce jour-l{, il a exprimé mieux que quiconque ce qu’il y mettait lui-même.

Quand on relit sa déclaration, lit tout { l’heure par ses deux jeunes

demoiselles, on ne peut être que frappé par sa clarté, sa simplicité, et

surtout : son incroyable justesse.

Dans toutes les communautés humaines l’arbre constitue un symbole

considérable.

Mais sa plantation revêtait pour Césaire une dimension supplémentaire.

Cet arbre était planté dans la terre martiniquaise, un pays qu’il considérait {

l’époque -- en 2001 -- comme en péril, il l’a dit.

Toutes les valeurs portées par ce courbaril devaient, disait-il, être mobilisée

par nous et pour nous.

Il avait donc parlé d’abord de l’arbre, en soulignant la nécessité de sa

sauvegarde écologique.

Il avait aussi évoqué sa dimension économique, car on sait l’usage qui peut

être fait du bois du courbaril.

Ensuite, il s’était attaché { l’arbre lui-même.

Le courbaril est un géant qui peut atteindre trente mètres.

Cet arbre pouvant vivre plusieurs siècles est synonyme d'éternité et

s'inscrit dans l'imminence des temps. Il semble contrarier la courbure du

temps, celle du temps humain.

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Sa fonction d'édificatrice de la forêt semble avoir une analogie avec un lieu

sacré protecteur, un temple sacralisant la diversité des formes et des

dynamiques. Il sait mobiliser la force des racines, la profondeur du sol, la

lenteur, la patience et l’énergie.

Césaire y voyait une superbe volonté végétale tendue vers l’avenir.

Et pour finir, toujours aussi génialement dit, il s’était attaché { la feuille très

singulière du courbaril, vous l’avez rappelé tout { l’heure.

Chacun de ses fruits est entouré par un ensemble de feuilles doubles,

associées et intimes.

Toutes les feuilles du courbaril sont des feuilles solidaires !

Aimé CESAIRE était venu ici planter la solidarité !

Quelle leçon pouvons-nous en tirer aujourd’hui ?

D’abord que cet arbre a été planté sur une ligne de fracture : celle d’une

douleur fondatrice. Sachant que pour que cette douleur soit fondatrice, il

faut qu’elle soit consciemment force d’élévation.

Une douleur qui pèse encore sur nos imaginaires…fortement.

Elle imprime encore à notre société, des ruptures, des distances, des pertes

de solidarité, des griefs mal dépassés et du ressentiment.

Certains s’y complaisent ou l’enveniment.

D’autres veulent l’oublier, cette douleur.

Césaire considérait qu’on ne pouvait la passer sous silence.

Il considérait qu’il fallait planter sur cette ligne de douleur.

Planter nullement l’arbre du renoncement, nullement l’arbre de l’oubli ou

du pardon aveugle.

Mais véritablement l’arbre de la solidarité : de la très humaine, et très

indispensable solidarité !

Non, il ne s’agit point de l'arbre de l'oubli dont la sève serait un baume

cicatrisant superficiellement un corps à l'épiderme contrariée,

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mais la matérialisation d'une détermination claire,

à refuser tout forme de fatalisme,

à refuser d'être les spectateurs oisifs de notre propre construction

orchestrée par d'autres,

à refuser de considérer la division comme seul moyen d'exister ou de

rayonner.

C'est aussi la volonté opiniâtre de l’égalité des droits et la reconnaissance

du droit { la différence, comme moyens de parvenir { l’émancipation et à un

développement économique et social responsable.

Evoquer Aimé CESAIRE, autour de ce courbaril, c'est revendiquer un

homme qui a choisi l'engagement politique pour donner corps à une

conviction idéologique et s'investir sans mesure pour le développement de

sa société tout en rappelant au monde l’universalité d’un concept fondateur

d’identité, une pensée éveilleuse de conscience, un engagement déterminé

contre l’aliénation : je veux parler de la Négritude.

Cette Négritude qui, comme l’a dit Césaire : « n’est ni une philosophie, ni

une métaphysique, ni une prétentieuse conception de l’univers, mais une

manière de vivre l’histoire dans l’histoire ! »

La négritude n’est point un sarcophage orné de nostalgie, de regret,

d’amertume ou de désir de vengeance larvée… Point du tout !

La négritude est la connaissance de soi, la connaissance de nous par nous

même, de chacune de nos composantes et de nos racines.

La négritude est une connaissance assumée de notre histoire et de notre

construction.

La négritude est cette volonté farouche d’être un peuple fier de son

patrimoine, de son identité et capable de s’ouvrir et de s’intéresser aux

autres cultures du monde, sans pour autant être déraciner.

Etre un peuple qui peut afficher son existence ou son unité.

En fait, une autonomie qui se conjugue au mode de l'unité.

L'unité n'est point l'uniformité.

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L'unité n'est point dogmatique,

L'unité, chez Aimé CESAIRE, est ce socle fédérateur qui permet l'expression

de la diversité.

L'unité, est ce tronc de courbaril, nourrit par la multiplicité de ses racines et

qui éclate par la fulgurance des nombreuses terminaisons de son feuillage.

L'unité est ce sempiternel concert d'identités, de cultures et même de

sensibilités.

L'unité peut être vecteur d'humanisme, et on la nourrit au sein de la

tolérance, de l'acceptation de la différence de l'autre et de l'égalité

proclamée et assumée.

Vous comprendrez bien que nous ne pouvons pas être de simples témoins

de l'envergure politique et de la pensée humaniste d'Aimé CESAIRE mais les

dépositaires éveillés de son action.

Nous nous devons d'être fiers de cet héritage et nous engager à le

transmettre aux générations futures.

Mais nous devons surtout être ces travailleurs obstinés,

ces bêcheurs d'une fraternité à conquérir,

les semeurs infatigables d'humanisme,

les réinventeurs d'âmes inspirés,

les charpentiers d'une solidarité martiniquaise, d'une unité martiniquaise,

d'une unité martiniquaise éclairée.

Vous connaissez la situation de notre pays, elle n'est pas catastrophique

mais elle est difficile, et nous devons assumer des défis complexes

notamment la nécessaire mutation économique et écologique de notre

société, et ça nous devons le faire ensemble.

Cette nécessité incontournable d’élaborer une nouvelle voie économique,

une nouvelle démocratie économique, où l’initiative et la créativité seraient

mieux partagées par tous et pour tous ; cette nécessité incontournable de

trouver de nouvelles logiques et d’abandonner les mécanismes d’une

Martinique ancienne pour distinguer une Martinique solide et solidaire.

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Chômage des jeunes.

Chômage des femmes.

Vieillissement accéléré.

Anomie des filières structurantes.

Faible intégration caribéenne.

Mutations énergétiques.

Mutations écologiques.

Mutations technologiques.

Risques naturels majeurs.

Faible responsabilisation… etc.

Nous avons en face de nous d’innombrables défis, tous d’égale et de grande

importance. Césaire en était obsédé.

Les affronter, les vaincre, était pour lui comme pour nous tous, le vœu de

chaque instant.

Alors, qu’elle a été la leçon ?

À mon sens, elle est de dire qu’aucune voie n’est envisageable, aucun

chemin possible, si nous ne trouvons pas le moyen de surmonter nos

distances, nos ruptures, nos divisions ou nos antagonismes.

Il nous a désigné, par le biais de cet arbre, les nécessités de la coordination,

de la coopération, de la réflexion commune, de l’action concertée, du

partenariat actif, et de la construction d’un espace symbolique commun.

Il nous a désigné l’urgence de nous faire confiance, et de faire confiance { ce

que nous pouvons avoir de meilleur en nous quelque soit la couleur de

notre peau, de nos origines.

Il nous a dit que nous ne pouvons plus nous permettre de perdre la moindre

de nos expériences.

Que nous ne pouvons plus délaisser le moindre de nos positionnements.

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Que le développement économique et l’épanouissement collectif doivent

être l’affaire de tous, de tous les martiniquais sans aucune exclusive, et de

tous ceux qui se reconnaissent en un projet Martiniquais.

Que si le passé doit être entendu, il ne saurait réduire notre futur au

silence !

L’arbre de la confiance, voire de la concorde et de la solidarité, cet arbre que

vous avez planté Monsieur Bernard HAYOT avec Aimé CESAIRE, est un

appel à la revitalisation de notre démocratie !

Plus de confiance, plus de responsabilité, plus de solidarité, plus de

démocratie !

Nous verrons grandir cet arbre.

Nos enfants le verront aussi.

Et nos petits enfants sans doute.

Mais cette cérémonie d’anniversaire n’aurait pas de sens, si nous n’étions

pas capables, au moment de nous retrouver ici, de nous prévaloir d’une

avancée très claire du dépassement de nos ruptures.

L’arbre de la confiance, de la responsabilité et de la solidarité, entend et

proclame un futur qui est en nous, déjà.

Un futur qu’il nous suffit de décider.

Ce futur, nous devons trouver moyen de le planter au sol, de bien l’ouvrir en

nous, et de le projeter, en toute confiance et en toute solidarité, bien au-

dessus de nous !

Cela ne sera pas facile.

Mais il n’a jamais été facile { un petit arbre de devenir un immense

courbaril.

C’est au dépassement, c'est à l'élévation d'une conscience collective que

nous invite Aimé CESAIRE à travers le symbole de l'Hymeneae Courbaril.

A nous d’en saisir l’essence. Le symbole du courbaril est fort et fulgurant.

Nous savons qu’il n’ y a point de salut hors d'une humanité diversifiée dont

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les éléments de richesse nous projette vers un futur toujours plus dilaté de

lumière et de bien-être partagé, c’est le défi du futur que nous devons

relever sans complexe, en toute humilité mais avec détermination.

Merci de m’avoir écouté.

Serge LETCHIMY

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9 17 décembre 2013 - 19h - Serge LETCHIMY

La plantation d’un courbaril !

Un des plus beaux arbres martiniquais, menacé et sans doute en voie de

disparition.

Merci { vous d’essayer de le sauver et d’en rappeler toute l’importance.

Importance réelle, économique sans doute.

Importance sociale, mais à mes yeux, plus encore importance symbolique.

Le courbaril, c’est { dire l’enracinement dans le roc s’il le faut, mais

vainqueur grâce { l’entêtement et au vouloir vivre.

Le courbaril : l’appui sur la profondeur du sol pour l’élan médité et patient.

Le courbaril, la démarche lente, mais résolue vers l’avenir.

Ce sont toutes ces valeurs que nous rappelle la cérémonie que vous avez

organisée ce matin.

Ce qui est valable pour l’arbre est valable pour l’homme.

Merci de le rappeler à notre communauté, elle aussi en péril.

Mais pourquoi être pessimiste ?

Le courbaril est l{ pour nous l’interdire.

Avec ses feuilles. Non. Avec sa feuille, une feuille double et pourtant une.

Regardez-la.

Ici la bi-foliation se fait intime et partenariale.

Une particularité botanique sans doute, mais dans laquelle je me permettrai

de voir un symbole.

Le symbole de la solidarité indispensable à notre peuple, en cette époque de

survie.

Aimé CÉSAIRE

Le François, le 17 décembre 2001 { l’occasion de la plantation du

courbaril historique { l’habitation Clément, { l’invitation de Bernard

HAYOT