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LE PRINCIPE DE PRECAUTION : IMPLICATIONS POLITIQUES ET JURIDIQUES Cours de Pierre MOSCOVICI, Député du Doubs à l’Ecole Nationale d’Administration Publique Avril 2010 Cette séance sera comme vous le savez consacrée au principe de précaution. Je ne suis pas le meilleur spécialiste de la question, mais je vais tenter de vous en expliquer les principaux enjeux, en mêlant les dimensions juridiques, politiques et même philosophiques avant d'échanger avec vous sur ce sujet qui est à la fois vaste et passionnant. Le principe de précaution, qui peut être considéré comme l’un des développements les plus remarquables du droit au cours de ces dernières années, a surgi des premières préoccupations environnementales du tournant des années 1980, puis du domaine de la protection de l’environnement. Il a essaimé vers d’autres secteurs du droit – cela fera l'objet de ma première partie. C’est aujourd’hui le principe du droit de l’environnement, mais aussi sanitaire, le plus médiatisé. Son sens et sa portée n’en sont pas pour autant parfaitement perçus, et sont d'ailleurs sujets à des interprétations différentes selon les pays: nous verrons cela dans la deuxième partie. Ce principe apparaît même souvent malmené et tiraillé entre ses défenseurs et ses opposants, dont je tenterai d'analyser les arguments en dernière partie.

Le principe de précaution

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Page 1: Le principe de précaution

LE PRINCIPE DE PRECAUTION :

IMPLICATIONS POLITIQUES ET JURIDIQUES

Cours de Pierre MOSCOVICI,

Député du Doubs

à l’Ecole Nationale d’Administration Publique

Avril 2010

Cette séance sera comme vous le savez consacrée au principe de

précaution. Je ne suis pas le meilleur spécialiste de la question, mais je vais

tenter de vous en expliquer les principaux enjeux, en mêlant les dimensions

juridiques, politiques et même philosophiques avant d'échanger avec vous sur ce

sujet qui est à la fois vaste et passionnant.

Le principe de précaution, qui peut être considéré comme l’un des

développements les plus remarquables du droit au cours de ces dernières

années, a surgi des premières préoccupations environnementales du

tournant des années 1980, puis du domaine de la protection de

l’environnement. Il a essaimé vers d’autres secteurs du droit – cela fera l'objet

de ma première partie. C’est aujourd’hui le principe du droit de

l’environnement, mais aussi sanitaire, le plus médiatisé. Son sens et sa portée

n’en sont pas pour autant parfaitement perçus, et sont d'ailleurs sujets à des

interprétations différentes selon les pays: nous verrons cela dans la deuxième

partie. Ce principe apparaît même souvent malmené et tiraillé entre ses

défenseurs et ses opposants, dont je tenterai d'analyser les arguments en dernière

partie.

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Compte tenu, du fait, que le principe de précaution n’est ni compris ni

interprété de façon univoque, un retour sur le sens premier de quelques mots

peut être utile avant d'entrer dans le vif du sujet.

Le danger est ce qui « menace ou compromet la sûreté, l’existence d’une

personne ou d’une chose ».

Le risque est un « danger plus ou moins probable auquel on est exposé »

(Robert, Larousse). Il peut être potentiel ou avéré.

La prudence est « l’attitude qui consiste à peser à l’avance tous ses actes, à

apercevoir les dangers qu’ils comportent et à agir de manière à éviter tout

danger, toute erreur, tout risque inutile ».

La précaution est le fait de « prendre des dispositions par prévoyance pour

éviter un risque ou pour limiter ses conséquences » (Robert, Larousse). En

l’absence de certitude, la précaution consiste à privilégier la rigueur

procédurale. Elle doit être distinguée de la prévention.

La prévention est un comportement dans un univers de risques dont on

connaît l’existence – risques avérés -, auxquels on s’expose avec une

probabilité plus ou moins grande. Il est possible de les identifier, de les

qualifier, de les hiérarchiser dans le but de s’en prémunir ou de se prémunir

de leurs conséquences.

La précaution est donc un univers d’incertitude controversée. On n’a

ni la certitude du risque, ni même la probabilité. Le terme de principe ne doit

pas quant à lui être source de malentendu. L’expression « principe de précaution

» pourrait évoquer un principe général, théorique et déresponsabilisant là où on

entend évoquer des attitudes pratiques, responsables et adaptées à chaque cas

particulier. L’expérience humaine, en matière de risques, a livré un certain

nombre de leçons, qui permettent d’aboutir à un ensemble de règles ou de

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critères de la décision auxquels se référer en situation de risque potentiel. Le

principe de précaution est donc avant tout un impératif. Les attitudes de

précaution, malgré leurs différences, sont fondées sur un même principe d’action

qui invite à la vigilance en situation d’incertitude. L’usage juridique, qui peut

être fait du principe, porte donc à le regarder comme une règle ou un standard

guidant l’action.

Ces définitions permettent de construire une échelle des risques que l’on

peut exprimer de la manière suivante :

- Risques inconnaissables (risques du développement) : principe

d’exonération ;

- risques suspectés : principe de précaution ;

- risques avérés : principe de prévention ;

- risques réalisés : principe de réparation.

Nous verrons successivement, je le rappelle, l’émergence du principe de

précaution, sa mise en œuvre, les controverses et interrogations qu’il suscite.

I. L’ÉMERGENCE DU PRINCIPE DE PRÉCAUTION

A) Vers une société du risque

Quelques mots, d’abord, sur les origines intellectuelles du débat. Né en

1944, Ulrich BECK enseigne la sociologie à l'université de Munich.

Profondément marqué par l'influence de Jürgen HABERMAS, ses premières

recherches vont être consacrées aux changements sociologiques provoqués

par les développements industriels et technologiques. En 1986, peu après la

catastrophe de Tchernobyl, il publie en Allemagne La société du risque (il

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faudra attendre le lendemain des attentats du 11 septembre 2001 pour que ce

livre pionnier soit traduit et publié en français). Il explique dans cet ouvrage

comment la modernité bouleverse profondément les rapports sociaux et inter-

étatiques en posant une problématique nouvelle, celle de la "répartition du

risque".

En effet, Ulrich BECK considère que la « production sociale des

richesses » est désormais intimement liée à une « production sociale des

risques », notamment sur le plan écologique. Ces nouveaux risques que décrit

le sociologue ne sont pas des effets dus à la nature, et donc externes au progrès

technique, mais bien des effets internes qui ne sont ni limités dans le temps, ni

dans l'espace : « L’envers de la nature socialisée est la sociétatisation des

destructions naturelles qui se transforment en menaces sociales, économiques et

politiques intégrées au système et portant sur la société mondiale industrialisée

à l’extrême ». Ainsi, un incident nucléaire ou des nuages toxiques dépassent

sans difficulté les frontières, menacent l'ensemble d'une société - aussi bien les

pauvres que les riches -, et même des populations qui ne sont pas encore nées : «

Les dangers deviennent les passagers aveugles de la consommation normale. Ils

se déplacent avec le vent et l’eau, sont présents en tout et en chacun, et

pénètrent avec ce qu’il y a de plus vital - l’air que l’on respire, la nourriture, les

vêtements, l’aménagement de nos lieux d’habitation -, toutes les zones protégées

du monde moderne, si bien contrôlées d’ordinaire. »

On est donc bien loin de cette société originelle, où il s’agissait de domestiquer

le risque représenté par la nature, que décrivait Rousseau dans son Discours sur

l’origine de l’inégalité parmi les hommes: « Telle fut la condition de l’homme

naissant ; telle fut la vie d’un animal borné d’abord aux pures sensations, et

profitant à peine des dons que lui offrait la nature, loin de songer à lui rien

arracher. Mais se présenta bientôt des difficultés ; il fallut apprendre à les

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vaincre : la hauteur des arbres qui l’empêchait d’atteindre à leurs fruits, la

concurrence des animaux qui cherchaient à s’en nourrir, la férocité de ceux qui

en voulaient à sa propre vie, tout l’obligea de s’appliquer aux exercices du

corps ; il fallut se rendre agile, vite à la course, vigoureux au combat. »

Cette nouvelle « société du risque », qui « se caractérise avant tout par un

manque : l’impossibilité d’imputer les situations de menaces à des causes

externes », doit obliger le système politique traditionnel à évoluer. Il faut,

selon Ulrich BECK, revenir à la « grande politique », c'est à dire dépasser les

visions limitées et nationales pour se poser des questions globales. Le monde

étant dorénavant confronté à des risques d'une ampleur inégalée, il est nécessaire

que la « société mondiale » s'organise pour construire des dispositifs politiques

et sociaux permettant de prévenir les dangers et de se préparer à l'imprévisible.

C’est dans ce même contexte que naît le principe de responsabilité, puis celui de

précaution, censé guider les puissances publiques dans leur gestion de la société

moderne.

B) Du principe de responsabilité au principe de précaution

1. Hans JONAS et le principe de responsabilité

Dans son livre « Le principe de responsabilité », Hans JONAS,

philosophe allemand né en 1903 et mort en 1993, élève de HUSSERL et

HEIDEGGER, s’interroge sur l’évolution de nos modes d’action au sein de la

civilisation technologique. Tout comme La société du risque, la réflexion du

philosophe allemand a été largement influencé par un accident nucléaire,

celui de la centrale Three Miles Island aux Etats-Unis en 1979 (l’un des

réacteurs a fondu) qui n’a pas fait de victimes mais a suscité d'importantes

craintes au sein de l’opinion publique et conduit au gel du programme nucléaire

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civil aux Etats-Unis. Pour Hans JONAS, le pouvoir que nous confèrent

aujourd’hui la science et la technologie entraîne une responsabilité nouvelle et

inédite : léguer aux générations futures une terre humainement habitable et ne

pas altérer les conditions biologiques de l’humanité. Cet impératif limite notre

liberté, mais Hans JONAS reconnaît qu’on ne saurait édifier un système plus

respectueux des contraintes écologiques sans un effort scientifique et technique

approprié. Il plaide donc pour une nouvelle conception de la responsabilité.

Dans la conception courante de la responsabilité, telle que la définissent la

morale et le droit, on ne peut être rendu responsable que de ce que l’on a

effectivement commis ou occasionné, ainsi que des conséquences immédiates.

La responsabilité doit être liée à une faute passée, directement imputable. Dans

des cas comme les accidents du travail ou les accidents industriels, la

responsabilité peut dépasser l’imputabilité personnelle, mais elle reste ancrée

dans le passé. La conception nouvelle prônée par JONAS dépasse à la fois le

cadre du passé et l’imputabilité de la faute. Il s’agit de considérer les

conséquences lointaines des décisions et des actions, au-delà des générations

actuelles et au-delà des possibilités de réparation ou de dédommagement.

Une telle responsabilité est de nature à la fois individuelle et collective.

Extrait du Principe de Responsabilité de Hans JONAS :

« Plutôt que de deviner vainement les conséquences tardives, relevant d'un

destin inconnu, l'éthique se concentrait sur la qualité morale de l'acte

momentané lui-même, dans lequel on doit respecter le droit du prochain qui

partage notre vie. Sous le signe de la technologie par contre, l'éthique a affaire

à des actes (quoique ce ne soient plus ceux d'un sujet individuel), qui ont une

portée causale incomparable en direction de l'avenir et qui s'accompagnent d'un

savoir prévisionnel qui, peu importe son caractère incomplet, déborde lui aussi

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tout ce qu'on a connu autrefois. Il faut y ajouter l’ordre de grandeur des actions

à long terme et très souvent également leur irréversibilité. Tout cela place la

responsabilité au centre de l'éthique, y compris les horizons d'espace et de

temps qui correspondent à ceux des actions. »

Idéalement, il faudrait donc connaître les conséquences à long terme

des décisions prises aujourd’hui, afin de pouvoir les apprécier moralement.

Or, cette forme de connaissance scientifique est souvent entachée de lourdes

incertitudes. Jonas suggère de pallier cette méconnaissance par une autre forme

d’anticipation, qu’il appelle « heuristique de la peur ». Celle-ci rend moralement

obligatoire d’envisager, pour toute décision qui pourrait avoir des conséquences

irréversibles et incertaines, quel serait le scénario catastrophe. Et s’il apparaît

qu’une option technologique peut déboucher, ne serait-ce selon une faible

probabilité, sur une menace importante pour la nature et l’espèce humaine, alors

il convient d’y renoncer, en attendant d’en savoir davantage. Au cœur de cette

renonciation se trouve le caractère irréversible des cas redoutés, qui interdit de

parier sur la plus grande probabilité d'une issue favorable. JONAS préfère ainsi

raisonner en terme de « verre à moitié vide » plutôt qu'à « moitié plein », et

refuse la croyance apparemment raisonnable, en réalité scientiste, selon laquelle

la technique saura bien toujours résoudre les problèmes qu'elle pose.

Pour l'auteur allemand, cette croyance est irresponsabilisante, et se heurte

à trois objections :

il n'est pas sûr que, même dans le cas favorable, un progrès technique résolve

l'intégralité du problème posé par l'état antérieur de la technique ;

il est vraisemblable que ce progrès technique posera lui-même de nouveaux

problèmes à résoudre (d'où démultiplication et effet boule de neige) ;

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il n'est pas vraisemblable que le cas favorable du progrès salvateur se

produise dans toutes les situations futures. Passé un certain seuil de gravité et

d'irréversibilité, s'en remettre à une telle croyance serait irresponsable.

Cette attitude conduit donc à abandonner l’optimisme technicien, qui suppose

que la technologie sera toujours capable de résoudre les problèmes qu’elle crée.

2. La consécration du principe de précaution

Hormis dans son pays, où il a reçu un célèbre prix littéraire en 1987, Hans

Jonas n’aura connu qu’une gloire posthume, car son livre publié en 1979 n’a été

traduit en français et dans d’autres langues qu’au cours des années 90, quand le

débat sur la responsabilité et la précaution était déjà lancé. La Convention de

Vienne de mars 1985 sur la protection de la couche d'ozone à la deuxième

Conférence internationale sur la protection de la Mer du Nord (1987) mentionne

le terme tandis que la troisième Conférence (1990) reconnaît également le

principe mais sans le définir.

La Déclaration de Rio sur l'environnement et le développement de

juin 1992 est plus nette : « Pour protéger l'environnement, des mesures de

précaution doivent être largement appliquées par les Etats selon leurs capacités »

et « en cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l'absence de certitude

scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard

l'adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de

l'environnement ». Le principe de précaution est ainsi présenté comme une

façon de concrétiser le principe de responsabilité dans des engagements

politiques.

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Une autre « définition » est donnée par la Convention de Paris pour

la protection du milieu marin de l'Atlantique du nord-est du 22 septembre

1992 en son article 2.2 s'agissant « des mesures de prévention (qui) doivent être

prises lorsqu'il y a des motifs raisonnables de s'inquiéter du fait que des

substances ou de l'énergie introduites, directement ou indirectement, dans le

milieu marin, puissent entraîner des risques pour la santé de l'homme (...), même

s'il n'y a pas de preuves concluantes d'un rapport de causalité entre les apports et

les effets ». La précaution est ici synonyme de prévention, alors qu'on l'a vu au

tout début de la séance, ces principes d'action ne référent pas à un même niveau

de risque.

Pourtant évoqué dans plusieurs déclarations internationales et

multilatérales, il n’existe pas de définition unique du principe de

précaution. Si certains éléments, qui restent eux-mêmes en quête d’uniformité,

s’avèrent aujourd’hui permanents, à savoir la présence d’un risque de dommages

graves et/ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue quant à la

réalité de ces dommages et, enfin, l’obligation de prendre des mesures de

prévention, de petites ou de grandes nuances apparaissent au fil des définitions

et de leur interprétation par les décideurs politiques, les législateurs et les juges.

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II. LA MISE EN ŒUVRE DU PRINCIPE DE PRÉCAUTION :

QUELLES CONSEQUENCES ?

A. Une valeur juridique à géométrie variable

1. Au niveau international

Le Protocole de Carthagène sur la prévention des risques

biotechnologiques relatif à la Convention sur la diversité biologique, plus

généralement appelé Protocole de Carthagène sur la biosécurité, a été signé

le 29 janvier 2000 dans le cadre de l'ONU, à la suite de la CBD (Convention

sur la diversité biologique) adoptée à Rio en 1992. Il constitue le premier accord

international environnemental sur les OGM. Entré en vigueur le 11 septembre

2003, il a recueilli à ce jour 124 instruments de ratifications. C'est un outil que

les états ou l'union européenne peuvent utiliser volontairement, s'ils le

souhaitent. Il n'est pas d'application obligatoire. Il vise à donner aux États et à

l'Europe (aux parties signataires) quelques moyens juridiquement opposables de

prévenir, à échelle mondiale, les « risques biotechnologiques », avérés ou

potentiels, induites par la biotechnologie et/ou ses produits (Organismes vivants

modifiés (OVM), ou certains de leurs sous-produits à risque). C'est un des rares

moyens dont disposent les Etats signataires de justifier auprès de l'OMC

l'interdiction de la commercialisation d'OGM au nom du principe de précaution.

En une décennie, plus de 40 décisions, parfois contradictoires, ont été

rendues par l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), la Cour de Justice

des Communautés Européennes (CJCE) et la Cour Européenne des droits de

l’Homme en liaison avec le principe de précaution.

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L’OMC fonde ses jugements sur l’Accord sur les mesures sanitaires

et phytosanitaires (dit accord SPS), qui concerne les réglementations mises en

place localement par les Etats parties pour protéger la santé des personnes ou

des animaux, autrement dit toutes les mesures de sauvegarde que prennent les

Etats à l’encontre d’un produit au nom de la sécurité alimentaire.

L'article 5.7 de cet accord définit le principe de précaution comme suit :

« Dans le cas où les preuves scientifiques pertinentes seront insuffisantes, un

Membre pourra provisoirement adopter des mesures sanitaires ou

phytosanitaires sur la base des renseignements pertinents disponibles, y compris

ceux qui émanent des organisations internationales compétentes ainsi que ceux

qui découlent des mesures sanitaires ou phytosanitaires appliquées par d'autres

membres. Dans de telles circonstances, les Membres s'efforceront d'obtenir des

renseignements additionnels nécessaires pour procéder à une évaluation plus

objective du risque et examineront en conséquence la mesure sanitaire ou

phytosanitaire dans un délai raisonnable. »

L'organisation mondiale du commerce exige ainsi l’existence d’un risque avéré

pour reconnaître l’utilisation du principe de précaution, et a donc toujours

déclaré illégales les mesures prises par les Etats au nom de ce principe. Au

contraire, la CJCE reconnaît le principe de précaution et estime que les

exigences en matière de protection de la santé publique sont prioritaires par

rapport aux considérations de libre-échange. C'est cette divergence de vue

qui donne lieu, depuis les années 1990, à des contentieux entre l'OMC et

l'Union européenne au sujet des organismes génétiquement modifiés. J'y

reviendrai ultérieurement.

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On assiste, malgré quelques pommes de discorde, à une certaine

harmonisation des jurisprudences. D’une part, l’OMC admet que la preuve

scientifique est un concept relatif et attache de l’importance à l’évocation d’un

risque dont l’existence n’a pas été démontrée par l’analyse scientifique. D’autre

part, la jurisprudence de la CJCE a fixé des bornes à l’invocation du principe de

précaution afin d’éviter qu’il ne soit appliqué de manière incontrôlée.

L’utilisation du principe de précaution doit ainsi être fondée sur :

- la rigueur scientifique qui renvoie à l’exigence d’une méthode

éprouvée d’évaluation du risque redouté, et à l’existence réelle d’un

risque plausible et non d’un simple fantasme ;

- l’action : l’application du principe de précaution ne doit pas

conduire à s’abstenir de courir le moindre risque.

La Cour s’assure donc que les autorités publiques respectent le principe de

proportionnalité en choisissant les mesures provisoires et révisables les plus

adaptées, mais également en opérant une pesée des intérêts en présence.

2. Au niveau national

En France, c’est la loi Barnier du 2 février 1995 qui a la première

transposé dans le Code rural, appliqué à la protection de l’environnement,

et dans le Code de la consommation, le principe de précaution défini comme

le principe « selon lequel l’absence de certitudes, compte tenu des

connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder

l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque

de dommages graves et irréversibles à l’environnement à un coût

économiquement acceptable. » Dix ans plus tard, en inscrivant la Charte de

l’environnement dans la Constitution, le Parlement français a installé de facto

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le principe de précaution au niveau le plus élevé de la hiérarchie des

normes juridiques françaises, puisque l’article 5 de cette charte stipule

que : « Lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des

connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible

l'environnement, les autorités publiques veilleront, par application du principe

de précaution, et dans leurs domaines d'attribution, à la mise en œuvre de

procédures d'évaluation des risques et à l'adoption de mesures provisoires et

proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage ».

Dans les autres pays, la reconnaissance du principe de précaution est

plus délicate à analyser, notamment parce que des réglementations en font

une application, sans pour autant le mentionner. Le droit allemand connaît

depuis longtemps la notion de précaution. Elle est non seulement l’un des appuis

principaux de la politique environnementale de ce pays, mais aussi inspiratrice

de lois sanitaires. Il s’agit toutefois d’une conception économique du principe de

précaution, puisque le coût des mesures à adopter se révèle, comme en droit

français, un critère de modération. Le droit néerlandais accorde également une

place importante au principe de précaution, qu’il s’agisse de programmes

définissant la politique environnementale ou de la prévention des accidents

majeurs. Au Royaume-Uni, le principe de précaution est défini dans le Livre

Blanc pour l’environnement, avec une certaine prudence qui témoigne d’une

conception assez méfiante au regard des conséquences néfastes de son

application sur le développement économique.

Quant au Canada, il a appuyé le principe de précaution sur les

tribunes internationales mais a mis davantage de temps pour le reconnaître

pour lui-même. Ainsi, le plan vert pour la protection de l’environnement d’avril

2007 reconnaissait la nécessité d’approches prudentes, mais sans utiliser pour

autant le terme de « principe de précaution ».

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Le gouvernement fédéral canadien énonce cependant dans son Cadre

d’application de la précaution dans un processus décisionnel scientifique en

gestion du risque de 2003 les dix principes suivants pour réaliser l’application

de la précaution dans le cadre d’un processus décisionnel scientifique en gestion

du risque :

1. La précaution est une démarche légitime et particulière de décision dans

la gestion du risque.

2. Il est légitime que les décisions soient guidées par le niveau de protection

contre le risque que choisit la société.

3. L’application de la précaution doit reposer sur des données scientifiques

solides et sur leur évaluation; la nature des données scientifiques et la

partie chargée de les produire peuvent changer avec l’évolution du savoir.

4. Il devrait y avoir des mécanismes pour réévaluer le fondement des

décisions et pour tenir éventuellement d’autres consultations dans un

processus transparent.

5. Il convient d’assurer un degré élevé de transparence, de reddition de

comptes et de participation significative du public.

6. Les mesures de précaution devraient être sujettes à réexamen selon

l’évolution de la science, de la technologie et du niveau de protection

choisi par la société.

7. Les mesures de précaution devraient être proportionnelles à la gravité

possible du risque que l’on veut gérer et au niveau de protection choisi par

la société.

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8. Les mesures de précaution devraient être non discriminatoires et

concorder avec celles prises dans des circonstances similaires.

9. Les mesures de précaution devraient être efficientes et avoir pour objectif

d’assurer un avantage net global à la société au moindre coût et un choix

judicieux de mesures.

10. Si plusieurs options réunissent ces caractéristiques, on devrait choisir

celle qui entrave le moins le commerce.

C'est en application de ces considérations que le Canada a été, en 2008 le

premier pays interdire de l’utilisation du Bisphénol A, substance potentiellement

dangereuse pour le système endocrinien, dans la fabrication des biberons, au

nom du principe de précaution. Alors qu'en France, ce même principe figure

dans la Constitution, le Sénat n'y a adopté une disposition allant de ce sens il y a

seulement quelques semaines à peine et à l'heure où je vous parle la question

continue de faire débat dans l'Hexagone. Garder cela en tête car j'aimerais en

discuter avec vous à la fin de la séance.

3. L’influence du juge dans le champ d’application du principe de

précaution : l’exemple de la France

En France, la constitutionnalisation du principe de précaution a

constitué une étape décisive, et ce à deux égards au moins :

- d'un côté, en même temps qu'elle illustre une philosophie politique du risque

mieux repérable dans l'esprit des gouvernants, elle contribue à rehausser les

exigences imposées au législateur et consacre le caractère directement invocable

du principe ;

- de l'autre, le principe, désormais défini, est mieux balisé :

Page 16: Le principe de précaution

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1. ses conditions d'application sont circonscrites : il est mis en œuvre s'il

existe une possibilité de dommage grave et irréversible susceptible

d'affecter l'environnement,

2. ses destinataires sont clairement visés : il s'agit des seules autorités

publiques, à l'exception des décideurs privés,

3. les obligations qui lui sont attachées sont plus concrètement posées :

mise en œuvre de procédures d'évaluation du risque, adoption de mesures

provisoires et proportionnées.

Ainsi délimité, le principe de précaution ne saurait conduire en lui-même

aux dérives qui lui sont souvent attribuées : plutôt qu'un principe d'abstention

conduisant à rechercher un irréaliste « risque zéro », il est un principe d'action.

Loin d'évincer le recours à la science, il repose tout au contraire sur un

renforcement de la recherche scientifique et une méthodologie à la fois réaliste

et objective.

Les responsabilités en matière d’application du principe de

précaution ont donc été clarifiées. Ainsi, les juges ont estimé qu’il revenait à

l’Etat de prendre des mesures invoquant le principe de précaution, que ce soit

pour interdire l’utilisation d’un insecticide, la plantation d’organismes

génétiquement modifiés ou encore l’installation d’antennes-relais de téléphonie

portable. Ensuite, et ce malgré la volonté expresse du législateur de limiter le

champ d’application du principe de précaution à l’environnement, le juge ne l’a

que peu utilisé dans ce domaine et s’en saisit essentiellement dans les

secteurs de l’urbanisme et de la santé.

B. Quelques exemples d’application du principe de précaution

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Les illustrations de la mise en œuvre pratique du principe de précaution ne

manquent pas dans les domaines sanitaires et environnementaux. Mais plutôt

que de vous asséner avec un catalogue d’études de cas, je préfère me concentrer

sur deux exemples particuliers : l’un – celui de l'affaire Biotech - parce qu’il

continue de défrayer la chronique au niveau international et met en évidence les

différences d’interprétation que l’on peut avoir du principe de précaution, l’autre

– celui de l’interdiction d’installation d’antenne-relais de téléphonie portable -

parce qu’il alimente le débat sur les limites de l’applicabilité du principe de

précaution.

1. L’affaire des Organismes Génétiquement modifiés, sujet d’un long

contentieux entre l’Union européenne et l’OMC

L’affaire dite Biotech a été portée devant l’Organe de règlement des

différends (ORD) de l’OMC en 2003 par les Etats-Unis, l’Argentine et le

Canada contre les Communautés Européennes. Les requérantes considéraient

que différentes mesures prises par les communautés européennes à

l’encontre des OGM étaient contraires aux règles de l’OMC.

Trois moyens furent invoqués.

Premièrement, les requérantes considéraient que les Communautés

imposaient à leurs produits un moratoire global à leur autorisation. Bien

qu’aucun texte émanant des Communautés ne mettait formellement en place

un tel moratoire, les produits OGM étaient selon les requérantes

indirectement interdits sous couvert d’une procédure d’autorisation.

Le deuxième moyen invoqué concernait des listes de produits spécifiques

différentes pour chaque partie requérante. Etaient en cause la procédure

Page 18: Le principe de précaution

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d’approbation de produits spécifiques mise en place par les Communautés.

Là encore, celle-ci était considérée par les requérantes comme contraires aux

règles de l’OMC.

Le troisième moyen visait les mesures prises localement par les Etats

membres de la Communauté européenne en application de directives

européennes (90/220 et 2001/18) permettant à un Etat membre d’interdire

temporairement la culture d’un OGM si des preuves substantielles montrent

qu’il présente un danger pour les personnes et pour l’environnement. En effet

six Etats membres de la Communauté, dont la France, avaient pris des

mesures de sauvegarde restreignant l’utilisation et la mise sur le marché de

produit OGM. Les requérantes reprochaient aux Communautés de ne pas

avoir réévalué ces mesures.

Entre autres défenses, les Communautés européennes se sont elles

basées sur l’article 5.7 de l’accord SPS qu'on a évoqué tout à l'heure. Selon

elles, cet article était une manifestation du principe de précaution. Le panel

de l'OMC rejeta cette interprétation, considérant que le principe de précaution

était encore trop vague et indéfini en droit international public pour être utilisé

comme une défense. Il a rappelé sa précédente décision dans l’affaire du bœuf

aux hormones.

L’affaire sur le bœuf aux hormones présentait en effet des faits similaires.

Les communautés européennes avaient mis en place une interdiction

d’importation et de mise sur le marché de bœuf nourri aux hormones. Une partie

du bœuf importé des Etats-Unis était nourrie aux hormones, les autorités

américaines considéraient donc que cette mesure était protectionniste et

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portèrent l’affaire devant l’Organe de règlement des différends. Ici aussi

l’appréciation du contenu du principe de précaution était capitale. L’Union

Européenne défendait en effet ces mesures comme appliquant le principe de

précaution. Le groupe spécial, en application de l’accord SPS, « a examiné si ces

mesures étaient basées sur une évaluation des risques pour la santé humaine

et/ou de l’environnement. Il a estimé que ce n’était pas le cas. »

Les Communautés Européennes ont donc échoué à imposer leur

vision du principe de précaution au niveau de l’OMC. Bien qu’il soit inscrit

dans de nombreuses conventions internationales, le principe de précaution reste

donc très ancré dans la sphère politique et il paraît difficile de l’envisager

comme un principe de droit coutumier.

Où en est cette affaire Biotech ? Un accord a été signé entre l'Union

européenne et le Canada (en juillet 2009) puis l'Argentine (en mars 2010) qui

prévoient des rencontres bisannuelles entre leurs services respectifs en charge du

dossier des biotechnologies, pour dialoguer et essayer de résoudre ce problème

complexe. La Commission européenne espère que les Etats-Unis suivront ses

partenaires dans cette démarche, mais cela me semble difficile: je vais vous

expliquer en quoi.

Le principe de précaution rencontre un succès beaucoup plus évident

en Europe qu’aux États-Unis, où il est à ce jour (malgré l’intérêt croissant

qu’il commence à susciter dans certaines sphères d’intellectuels) peu connu

du grand public, plus habitué à un discours pragmatique très centré sur

l’évaluation des risques. Un regard sur les structures institutionnelles

américaines révèle de profondes divergences avec les pays européens. La

logique de marché qui domine aux États-Unis est inscrite dans un contexte

juridique fondé sur la présomption de responsabilité des acteurs.

Page 20: Le principe de précaution

20

L’Administration n’intervient qu’assez rarement, elle se manifeste surtout

en cas d’accident de façon efficace et brutale, selon une logique de sanction.

Ainsi, ce n’est pas le politique qui dit le bien public, mais les administrations et

surtout les juges. La crédibilité de ce système dépend de la perception, par le

public américain, des risques qu’il lui fait encourir. Elle pourrait bien être

largement fondée sur l’efficacité, reconnue, des systèmes de gestion de crises

qui fonctionnent au sein des agences gouvernementales comme le Center for

disease control. Le public américain refuse de donner plus de moyens financiers

à l’État et aux administrations, qui sont ainsi tenues de cibler leurs actions et de

justifier leurs priorités.

La logique de cette organisation peut pousser le producteur à rechercher la

sécurité maximale moins pour les consommateurs que pour lui-même, et à

garantir sa sécurité juridique propre plutôt que la sécurité sanitaire du grand

nombre. Les conflits qui opposent l’Union européenne aux États-Unis sur les

OGM et la viande aux hormones, notamment, peuvent donc être interprétés à la

lumière de la différence entre une culture de contrôle a priori et une autre a

posteriori. La première est davantage propice, en principe, à la transparence et à

la traçabilité que la seconde. Les Européens la font intervenir dans la qualité des

produits et veulent la valoriser.

Au fondement de cette divergence se trouve en fait la question suivante:

le principe de précaution peut-il être traduit en termes juridiques, ou doit-il

rester un principe éthique ou politique? Elle a tracé une ligne de démarcation

entre deux camps : d’une part ceux qui, à l’instar de plusieurs pays européens,

entendent justifier des décisions économiques et commerciales sur la base de

règles juridiques dérivées du principe de précaution, et d’autre part, ceux qui,

sous l’égide des Etats-Unis, dénient tout fondement juridique au principe de

Page 21: Le principe de précaution

21

précaution et limitent sa portée à une éthique des comportements individuels ou

sociaux. On peut refuser de manger du bœuf aux hormones ou des OGM, mais

pas interdire leur commercialisation.

Après avoir abordé ce cas qui montre que l'interprétation du principe de

précaution, et donc sa mise en œuvre, peut être multiple, je vais maintenant

étudier un autre exemple d'application du principe de précaution, cette fois non

pas par un organisme politique mais judiciaire.

2. Interdiction à un opérateur d'installer une antenne relais à Paris à la

demande d'un syndicat des copropriétaires – Arrêt du TGI de Créteil du 11

aout 2009

Alors que la société Orange s'apprêtait à installer une station de radio

communication sur la toiture-terrasse d’un hôtel situé dans le 13ème

arrondissement de Paris, deux occupants de l’immeuble voisin, bientôt suivis par

le syndicat de copropriétaires ont, au nom du principe de précaution, saisi le

juge des référés aux fins d’interdire l’installation, prévue à moins de 15 mètres

de la chambre à coucher d'un des plaignants. Pour sa défense, l'opérateur a fait

principalement valoir que le principe de précaution relève du domaine exclusif

de la loi et du règlement, sans pouvoir être appliqué par les juridictions de

l'ordre judiciaire, et a estimé que les requérants n'apportaient pas la preuve de

l'existence d'un dommage imminent ou d'un trouble manifestement illicite.

Le tribunal a précisé dans sa décision qu'il appartenait au juge judiciaire

de faire respecter le « devoir de prudence » mentionné dans le code de

l'environnement, qui s'impose à tout sujet de droit. Il a par ailleurs statué que le

Page 22: Le principe de précaution

22

trouble manifestement illicite qu’occasionnait le comportement d'Orange aux

riverains était suffisamment attesté par le fait que l'opérateur a pris le risque de

causer des dommages à leur santé. Selon les magistrats, il y avait en effet bel et

bien risque, puisque, « même si les connaissances scientifiques actuelles ne

permettent pas de déterminer avec certitude l'impact exact des ondes

électromagnétiques lorsqu'elles traversent les parties communes de l'immeuble,

il existe un risque qui ne peut être négligé de répercussion de ces ondes sur l'état

sanitaire des habitants se trouvant à l'intérieur de l'immeuble ». En conséquence,

il a été fait interdiction - sous astreinte - à l'opérateur de procéder à l'installation

envisagée. Avec cette ordonnance, pour la première fois à Paris, la justice a

décidé d'interdire une antenne-relais, avant même qu'elle ne soit installée. Et

contrairement à d'autres interdictions précédentes, il n'y avait pas d'école à

proximité.

Son argumentation n’a que très peu différé que celle de la Cour d’appel de

Versailles qui, dans un arrêt du 4 février 2009, a estimé l’implantation d’une

antenne-relais de téléphonie mobile source d’un trouble anormal de voisinage,

non pas en raison du risque sanitaire éventuel que cette dernière ferait porter à la

population, mais en raison de la crainte légitime que constituait

l’impossibilité de garantir au voisinage l’absence de risque sanitaire généré

par l’antenne-relais.

III. DU BON USAGE DU PRINCIPE DE PRÉCAUTION : LEÇONS D’UNE

CONTROVERSE

A. Un principe soumis à controverse

Page 23: Le principe de précaution

23

Les détracteurs du principe de précaution ont dénoncé dans ces

décisions une dérive, où à travers l’angoisse jugée légitime, la seule présence

d’équipement vaut désormais dommage, et où les exigences de gravité et

d’irréversibilité du dommage environnemental ainsi que de proportionnalité et

de révisabilité des mesures de précaution qu’impose la Charte de

l’environnement semblent être ignorées. Les critiques d'un principe de

précaution érigé en norme juridique dénoncent ainsi une utilisation abusive du

principe de précaution qui aboutit à une déconnexion du jugement politique par

rapport au jugement scientifique. L’Etat ne se contente plus de gérer un risque, il

doit gérer un rapport social. Sa stratégie d’action pourrait donc se résumer de la

manière suivante : ce n’est pas parce que les scientifiques ont démontré que

telle implantation ou telle plante n’est pas dangereuse que l’Etat ne doit pas

intervenir. Désormais, il lui revient d’assurer non seulement la sécurité, mais

également la tranquillité des citoyens. Le principe de précaution devient alors un

outil de gestion de l’opinion publique, qui risque d'aboutir à la disqualification

de l’expertise scientifique.

Ainsi, certains dénoncent la suspension de l’utilisation de certains

insecticides sous le prétexte non confirmé qu’ils tueraient les abeilles combinée

à l’interdiction pour les agriculteurs français d’avoir accès à des semences

génétiquement modifiées contribuent à une stagnation du rendement du secteur

agricole et à l’affaiblissement de sa compétitivité. D'autres décrient, dans le

domaine de la santé publique, l’arrêt de la vaccination contre l’hépatite B à la

suite d’une rumeur l’accusant d’être à l’origine de la sclérose en plaques, et ce

malgré l’absence de preuve, alors que l'hépatite B est responsable de plus de 500

décès par an en France.

Page 24: Le principe de précaution

24

Tel qu’il est utilisé, le principe de précaution peut aboutir au

renversement de la charge de la preuve : la recherche, l’activité économique

ne sont plus légitimes en soi, elles doivent se justifier en permanence. En outre,

au lieu de rassurer les populations, l’application du principe de précaution

peut donner le primat à l’émotion et à l’irrationalité. Le principe de

précaution peut ainsi induire un cercle vicieux dans lequel les mesures adoptées

contre des risques hypothétiques créent de nouvelles craintes exigeant de

nouvelles mesures, car une confusion s’installe entre risque potentiel de risque

avéré, et ce qui n’était à l’origine qu’un danger hypothétique devient un danger

perçu par la population.

Une application trop stricte du principe de précaution mène donc à

une suspicion systématique à l’égard des nouvelles technologies issues du

progrès de la science, sans évaluation préalable du rapport bénéfice/coût

desdites technologies, ce qui peut avoir des conséquences dramatiques. François

Ewald (auteur entre autres de l'ouvrage Aux risques d'innover : Les entreprises

face au principe de précaution), l'un des plus fervents détracteur de la notion en

France, tire par exemple la sonnette d'alarme, estimant que ce principe

«extrêmement puissant» mériterait plus d'attention, car il pourrait devenir «une

sorte de droit subjectif», en ce sens qu'il est «un droit à faire valoir une

incertitude». Il craint ainsi que le principe de précaution n’en vienne à créer une

sorte d'état d'exception qui serait justifié par l'urgence et l'imminence des

catastrophes éventuelles.

De nombreux auteurs, François Ewald en tête, dénoncent également le

risque qu'il y a à voir le principe de précaution décourager le progrès

scientifique et donc priver la société de ses bienfaits futurs. Précaution et

innovation seraient-ils donc antinomique ? L’usage du principe de précaution

serait-il synonyme de paralysie, d'immobilisme ?

Page 25: Le principe de précaution

25

Le principe de précaution n’est pas aussi « conservateur » qu’il y

parait pour deux types de raisons. D’une part, la précaution n’implique pas

l’interdiction. Elle introduit une dynamique qui permet de « sortir de

l’impasse » par une incitation développer les connaissances. Comme l’a bien

montré la « crise de la vache folle » et la relance des recherches sur les maladies

à prions, le politique impose par ce biais aux organismes de recherche ou aux

entreprises une obligation de faire des recherches pour ne pas rester dans la

routine du développement spontané des connaissances ou du marché. D’autre

part, l’inversion de la charge de la preuve oblige la recherche à renforcer

ses activités dans le domaine des « sciences qui réparent ». Par exemple, dans

l’agriculture, les chercheurs doivent mener de front les recherches pour

poursuivre l’amélioration de la production et la transformation des produits

agricoles par rapport aux nouvelles contraintes environnementales et

simultanément, progresser dans l’élaboration de diagnostics sur la santé

humaine, l’avenir des sols, de l’eau, et de la biodiversité.

Le principe de précaution concourt donc à la prise de conscience de la

dimension éthique du travail du chercheur et de sa responsabilité sociale.

Celui-ci est ainsi invité à mesurer les effets sociaux de son travail, à s’interroger

sur la dimension politique de ce travail et sur la manière dont ses activités

scientifiques s’inscrivent dans un contexte social, politique et environnemental.

Il s’agit pour lui, d’anticiper autant que faire se peut, les conséquences que

peuvent avoir les recherches qu’il entreprend.

B. Un nouveau rôle pour les « experts » dans les sphères politique et

juridique ?

Page 26: Le principe de précaution

26

Le principe de précaution fait donc partie intégrante d’une société du

risque telle que décrite par Ulrich BECK, et couvre les cas où les données

scientifiques sont insuffisantes, peu concluantes ou incertaines, et où une

évaluation scientifique préliminaire montre que l’on peut raisonnablement

craindre que des effets potentiellement dangereux et irréversibles pour

l’environnement et la santé humaine, animale ou végétale soient incompatibles

avec le niveau de protection élevé recherché. Illustration des relations entre

éthique, politique, droit et sciences, le principe de précaution est une norme-

guide pour l'action en univers incertain, un outil de gestion des risques virtuels,

qui appelle des mesures (interdictions, refus de mise sur le marché, retraits,

suspensions, restrictions d'utilisation, obligations d'étiquetage, etc.) à la fois

provisoires (dans l'attente de certitudes scientifiques), proportionnées aux

risques redoutés et économiquement acceptables compte tenu desdits risques.

Comme le notent Philippe KOURILSKY et Géneviève VINEY en

conclusion de leur rapport au Premier ministre sur le principe de précaution

(2000), il est entre les mains du législateur, de l'autorité réglementaire et du juge

« qui peuvent (...) en faire la meilleure ou la pire des choses : la meilleure, s'ils

parviennent à mettre en place des mesures améliorant réellement la sécurité des

citoyens, tout en évitant l'écueil d'une démission générale devant toute prise de

risque ; la pire s'ils le transforment en un carcan excluant toute souplesse et

décourageant les initiatives nécessaires à l'innovation et au progrès ».

Le principe de précaution pose en tout cas une question dérangeante,

celle du rôle joué par les scientifiques dans les processus de décision

politique et juridique. Avec l’attrait du public et des décideurs pour ce

principe, la puissance publique sommée d’édicter des normes, de résoudre les

crises et de pallier les risques de tous ordres devient progressivement

Page 27: Le principe de précaution

27

l’interlocuteur principal et le premier « client » des scientifiques. On se trouve là

à l’intersection de la connaissance et de la prise de décision.

Le rôle de l’expert est de fournir de la connaissance, formulée en réponse

à la demande de ceux qui prennent des décisions, en sachant pertinemment que

cette réponse est destinée à être intégrée au processus de décision. Or le plus

souvent, le chercheur ne dispose pas de réponse toute prête qui puisse être

considérée comme l’expression directe de son savoir. L’expertise scientifique ne

peut alors que transgresser inéluctablement les limites du savoir scientifique sur

lequel elle se fonde. Ce savoir n’a plus tout à fait le statut de la connaissance

scientifique stricto sensu car il s’agit aussi de l’expression d’une pensée et d’une

opinion en vue de fournir la réponse à une demande sociale.

Un double danger existe : soit les scientifiques instrumentalisent la

politique, soit les politiques instrumentalisent les scientifiques. La tentation

d’assujettir les connaissances aux enjeux sociaux, politiques et économiques, et

de ne considérer que ceux-ci, donc de négliger le risque, peut exister en

particulier quand il s’agit d’établir des normes en faveur de la santé humaine.

Mais comme semble le montrer l’embargo sur la viande bovine britannique par

la France, les intérêts politiques et économiques peuvent s’effacer devant

l’inquiétude des politiques depuis le « syndrome du sang contaminé » : la

tentation du politique « d’ouvrir le parapluie » derrière des avis de Comités

scientifiques et autres agences de sécurité est également présente.

L’application du principe de précaution modifie le statut de

l’innovation et la culture du risque : ce n’est plus le risque constaté qui doit

être réparé ou évité mais un risque potentiel qui doit être prévenu. La

recherche est de plus en plus appelée à mener de front la promotion de

l’innovation, la maîtrise du développement technologique et les problèmes

d’environnement posés par ce développement. La tentation de l’autoritarisme de

Page 28: Le principe de précaution

28

la science et de l’interdiction de tout débat démocratique en son nom est grande

si seuls sont concernés le savant - à lui de connaître le danger - et le politique - à

lui de faire face à ce danger.

Les angoisses du public relayées par les médias créent dans ce contexte un

nouvel espace de débats où responsables politiques, experts et journalistes

doivent de plus en plus souvent rendre compte à des acteurs de plus en plus

diversifiés (industriels, associations de consommateurs et de défense, instances

juridiques et judiciaires, etc.). Porter la controverse scientifique sur la place

publique devient donc de plus en plus indispensable pour promouvoir

l’information nécessaire à l’appréciation et l’anticipation du risque et à dégager

des solutions positives.

Ceci peut se heurter à trois écueils : le règlement de comptes entre

scientifiques, le détournement de ces controverses au profit de prises de

positions idéologiques et les difficultés de la formulation des questions débattues

comme de la compréhension des réponses. Mais en définitive, loin d’entraver les

progrès de la connaissance, ces évolutions ouvrent un large et nouveau champ à

la recherche scientifique et à ses rapports avec le politique et le citoyen.

* *

*

CONCLUSION : UN PRINCIPE FÉCOND, QUI NE DOIT PAS ENTRAVER MAIS

ÉCLAIRER L’ACTION.

Le principe de précaution élargit donc les missions de l’évaluation des

choix technologiques. Il ne s’agit plus seulement d’envisager les aspects sociaux

à court et moyen terme, jusqu’à l’horizon prévisible des décisions politiques. Il

s’agit aussi de mettre en évidence la maîtrise des incertitudes et des risques, pour

que les choix d’aujourd’hui ne compromettent pas la qualité de vie des

générations futures. Pour cela, il faut insister sur le nécessaire partage des

Page 29: Le principe de précaution

29

connaissances entre les scientifiques, les décideurs politiques et les citoyens et

sur l’importance du dialogue pour développer un consensus.

Ainsi, ce n’est qu’à travers un effort de pédagogie que pourront être

dissipées les confusions entre dangers et risques ou encore entre risques

avérés et risques perçus, mais également qu’on rendra intelligible une

notion comme la marge d’incertitude des études scientifiques. En ce sens, la

référence au principe de précaution permet de donner un fondement objectif à

une procédure démocratique : le temps de la réflexion, de la collecte des

informations scientifiques et du débat public avant la prise de décision face à un

risque grave ou irréversible. Mais le principe de précaution ne signifie pas : dans

le doute, abstiens-toi. Il requiert une mise à jour continue et une évaluation

dynamique de l’état des connaissances et des mesures politiques visant à

maîtriser les risques à long terme.

Pistes de débat avec les étudiants :

Au cours de la séance, je vous parlais de l'interdiction de l'utilisation du

Bisphénol A dans les biberons, qui a été appliquée au Canada dès 2008, mais

est encore en débat en France, où le principe de précaution a pourtant valeur

constitutionnelle. Cela montre-t-il à votre avis que le PP n'a pas forcément

vocation à avoir une valeur normative? Le principe de précaution peut-il être

traduit en termes juridiques, ou doit-il rester un principe éthique ou politique?

Le principe de précaution entretient-il le mythe du « risque zéro » ?

La campagne de vaccination de masse organisée par les pays développés

contre le virus de la grippe A/H1N1 relevait-elle du principe de précaution?

Le principe de précaution doit-il être inscrit dans le droit pour être efficace?

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30

Toute décision relative au principe de précaution se fonde sur des expertises

scientifiques. Comment garantir l'indépendance de celles-ci?

En matière de responsabilité civile, le principe de précaution renverse-t-il de

facto la charge de la preuve, l'absence de précaution caractérisant la faute ?

Si oui, doit-on craindre que la mise en œuvre du principe de précaution ne

conduise à un recul des cas de responsabilité sans faute ?

BIBLIOGRAPHIE

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