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Cercle des communicants francophones Itw #19 « Les gourous de la com’ conseillent les politiques, souvent bénévolement, et les grands patrons ; les premiers leurs permettent de constituer un carnet d’adresses qui attire les seconds. » Aurore Gorius et Michaël Moreau sont journalistes et auteurs de l'ouvrage Les gourous de la com’ dérapent, paru le 7 mars chez Fayard. Votre ouvrage précédent sur Les gourous de la com' date de 2011. En 5 ans, la communication politique a-t-elle beaucoup évolué notamment sous l'impulsion des nouveaux outils numériques ? Aurore Gorius (AG) : La plupart des acteurs que nous avons rencontrés pour ce nouvel opus s’accordent à dire que le rythme de l’information s’est encore considérablement accéléré depuis 2012, avec les réseaux sociaux et les chaînes d’info en continu. Ce qui oblige les politiques, notamment, à être très réactifs. Une actualité chasse l’autre plusieurs fois par jour. Les canaux d’information sont aussi plus morcelés, si bien que, pour faire passer un message, il faut démultiplier les interventions médiatiques sur un nombre croissants de médias. Même si les grands médias restent encore les plus influents. Dans votre livre, vous abordez certaines dérives de la communication politique. Pourriez-vous citer quelques exemples qui vous paraissent les plus éclairants des transformations actuelles de la communication politique ? Michaël Moreau (MM) : Ce qui a changé par rapport au précédent livre paru il y a cinq ans, c’est le climat de défiance qui règne vis- à-vis des agences de communication qui travaillent pour des politiques, notamment parce qu’il y a eu depuis des affaires judiciaires qui ont gravement mis en cause certaines d’entre elles et ont donné une mauvaise image du secteur : ce sont les fameuses affaires Bygmalion (à propos de laquelle nous avons recueilli le témoignages de plusieurs acteurs-clés), Buisson ou encore Cahuzac, au cours de laquelle le rôle d’Havas pour ''protéger'' celui qui était encore ministre et ''intoxiquer'' les journalistes fut ensuite décrié. Ces affaires ont mis à jour les dérives de certaines agences et auront des conséquences sur la prochaine campagne présidentielle de 2017. Il y aura naturellement des questions qui se poseront sur le coût des meetings, du fait de ce que l’on a appris depuis sur les factures présumées de Bygmalion en 2012. L’air du temps n’est plus au clinquant. Les Républicains par exemple communiquent sur des meetings qui se voudraient désormais ''cheap'', avec des militants qui apporteraient eux-mêmes leurs sandwichs. Tous les politiques n’ont plus que le mot ''sincérité'' à la bouche, mais dans la réalité, cette ''sincérité'', ils la travaillent. (AG) : L’affaire Cahuzac est un exemple de communication politique – de crise – mal gérée. Cette communication insincère est aujourd’hui complètement ''has been''. D’abord parce qu’à

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Cercle des communicants francophones

Itw #19

« Les gourous de la com’ conseillent les politiques, souventbénévolement, et les grands patrons ; les premiers leurs permettent deconstituer un carnet d’adresses qui attire les seconds. »

Aurore Gorius et Michaël Moreau sont journalistes et auteurs de l'ouvrage Les gourous de lacom’ dérapent, paru le 7 mars chez Fayard.

Votre ouvrage précédent sur Les gourous de la com' date de 2011. En 5 ans, lacommunication politique a-t-elle beaucoup évolué notamment sous l'impulsion desnouveaux outils numériques ?

Aurore Gorius (AG) : La plupart des acteurs que nous avons rencontrés pour ce nouvel opuss’accordent à dire que le rythme de l’information s’est encore considérablement accéléré depuis2012, avec les réseaux sociaux et les chaînes d’info en continu. Ce qui oblige les politiques,notamment, à être très réactifs. Une actualité chasse l’autre plusieurs fois par jour. Les canauxd’information sont aussi plus morcelés, si bien que, pour faire passer un message, il fautdémultiplier les interventions médiatiques sur un nombre croissants de médias. Même si lesgrands médias restent encore les plus influents. Dans votre livre, vous abordez certaines dérives de la communication politique.Pourriez-vous citer quelques exemples qui vous paraissent les plus éclairants destransformations actuelles de la communication politique ?

Michaël Moreau (MM) : Ce qui a changé par rapport au précédentlivre paru il y a cinq ans, c’est le climat de défiance qui règne vis-à-vis des agences de communication qui travaillent pour despolitiques, notamment parce qu’il y a eu depuis des affairesjudiciaires qui ont gravement mis en cause certaines d’entreelles et ont donné une mauvaise image du secteur : ce sont lesfameuses affaires Bygmalion (à propos de laquelle nous avonsrecueilli le témoignages de plusieurs acteurs-clés), Buisson ouencore Cahuzac, au cours de laquelle le rôle d’Havas pour''protéger'' celui qui était encore ministre et ''intoxiquer'' lesjournalistes fut ensuite décrié. Ces affaires ont mis à jour lesdérives de certaines agences et auront des conséquences sur laprochaine campagne présidentielle de 2017. Il y auranaturellement des questions qui se poseront sur le coût desmeetings, du fait de ce que l’on a appris depuis sur les factures

présumées de Bygmalion en 2012. L’air du temps n’est plus au clinquant. Les Républicains parexemple communiquent sur des meetings qui se voudraient désormais ''cheap'', avec des militantsqui apporteraient eux-mêmes leurs sandwichs. Tous les politiques n’ont plus que le mot''sincérité'' à la bouche, mais dans la réalité, cette ''sincérité'', ils la travaillent.

(AG) : L’affaire Cahuzac est un exemple de communication politique – de crise – mal gérée.Cette communication insincère est aujourd’hui complètement ''has been''. D’abord parce qu’à

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l’heure du tout médiatique, tout fini par se savoir. Ensuite parce que le grand public décrypte lesstratégies de com’ à vitesse grand V. Les grosses ficelles ne fonctionnent plus, surtout de la partde politiques aujourd’hui déconsidérés. La meilleure communication politique possible serait dedire ce que l’on va faire, puis de traduire ses paroles en actes. Cette équation très simple sembleaujourd’hui échapper à beaucoup de politiques. Autre dérive spectaculaire, l’informationspectacle en direct live, comme lors de la primaire pour la présidence de l’UMP entre FrançoisFillon et Jean-François Copé dont nous racontons les coulisses dans le livre. A force de mise-en-scène et de ''coups de com’'' devant les caméras, l’image des deux prétendants est ressortie duvote extrêmement détériorée. Il aurait fallu siffler la fin de la partie beaucoup plus tôt.

Nicolas Baygert, enseignant-chercheur en Belgique et en France, estimait dans uneinterview publiée en 2015 dans le Cercle des communicants francophonesqu'aujourd'hui les personnalités politiques sont moins dans la communication deleurs idées que dans la construction d'un lien émotionnel avec les citoyens. Est-ceque votre livre souligne également cet aspect ? Pensez-vous que c'est un phénomèneopportun ?

(AG) : La manipulation des émotions est un instrument classique de la communication politique.Une logique parfois poussée dans ses retranchements… Interviewé pour le livre, FlorianPhilippot, vice-président du Front National, nous a ainsi confié que le FN voulait devenir un''parti d’amour'' et plus jouer sur l’affectif avec les Français afin d’être moins rejeté aux secondstours des élections… Le FN un parti d’amour, il fallait oser ! L’élection présidentielle, trèspersonnalisée, implique de nouer un lien avec les Français, de se dévoiler. Mais poussée àl’extrême, la communication fondée sur les émotions peut aussi provoquer une réaction de rejet.La politique-spectacle est beaucoup plus une tradition américaine que française.

(MM) : Il y a des leaders politiques qui ont aussi naturellement plus de mal à parler d’eux et às’inscrire dans ce registre de l’émotion. Ils décident alors de travailler dans ce sens. Bruno LeMaire nous raconte par exemple ses rendez-vous avec un metteur de scène de théâtre bien connu,Alain Sachs, rencontré au dernier Festival d’Avignon, et qui lui délivre des conseils.

Dans un sondage récent réalisé sur Twitter par le Cercle des communicantsfrancophones, 27% des personnes qui ont répondu estiment que la communicationpolitique risque de tuer la politique. Est-ce également votre avis ? Quel regard lespersonnalités politiques interrogées pour votre livre portent-elles sur lacommunication politique ?

(AG) : Les excès de ces dernières années desservent fortement la politique. Certains politiques enont conscience et tentent de tenir les communicants à distance. François Hollande, par exemple,se méfie beaucoup des ''gourous'' issus des grandes agences comme Havas. Mais la pressionmédiatique est très forte, sur un président de la République comme sur un gouvernement. Les''couacs'' du gouvernement Ayrault notamment ont montré le besoin de coordination de la prisede parole. La communication politique apporte des outils précieux lors d’une campagneélectorale. Mais, une fois au pouvoir, la communication est beaucoup plus difficile. NicolasSarkozy avait lassé les Français en devenant un ''hyper communicant''. François Hollande a eubien du mal à trouver le ton juste, à part lors des attentats en janvier et novembre 2015. Et mêmesi l’arrivée de la Gaspard Gantzer à la tête de la communication de l’Elysée, dont nous racontonsles coulisses dans le livre, a apporté quelques améliorations.

(MM) : Aujourd’hui de plus en plus de personnalités politiques racontent sans tabou travaillerpour leurs interviews ce qu’ils appellent les ''EDL'', les ''éléments de langage''. Ce qui provoque

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un discours aseptisé, qui n’empêche même pas les erreurs de communication ! Cécile Duflotnous raconte par exemple ce qui reste, selon elle, son plus gros ratage de com’ en tant queministre : c’était au ''20 heures'' de France 2, à la rentrée 2012, au moment de la ratification dupacte budgétaire européen. Elle était contre, mais ne pouvait pas le dire, au nom de la solidaritégouvernementale. Ses propos furent donc incompréhensibles, et aujourd’hui, elle confie qu’elleregrette ce ''20 heures''. « J’ai cédé à l’emballement du microcosme », qui faisait pression pourqu’elle s’exprime, dit-elle. Faire de la communication quand on n’a pas de message clair ouqu’on n’a rien à dire, ça finit toujours par se retourner contre soi.

Outre les personnalités politiques, votre ouvrage donne également la parole auxexperts en communication politique et aux directeurs de grandes agences de conseilen communication. Dans les pays anglo-saxons on les appelle des spin doctors. Vousvous les appelez les ''gourous de la com’''. Qu'est-ce qui les caractérise ? Combiende personnes cette catégorie représente-t-elle ? Quel est le chemin à suivre pourdevenir un gourou de la com' ?

(MM) : Nous enquêtons notamment sur les grandes agences : Havas, Publicis, Brunswick,TBWA… Elles sont particulièrement à l’œuvre lors des grands deals économiques, lesopérations de rachat ou de fusions-acquisitions, pour tenter d’obtenir des papiers favorables dansla presse sur leurs clients. Elles embauchent beaucoup d’anciens journalistes, comme, pourdonner un exemple parmi d’autres, Olivier Jay, l’ancien directeur du ''Journal du dimanche'',devenu l’un des principaux dirigeants associés de Brunswick. Parmi ses dossiers, il travaille surl’image des laboratoires Servier, mise à mal par le scandale du Médiator. Mais ces agencesrecrutent aussi et encore davantage au sein de cabinets ministériels, pour leur carnet d’adressespolitique, très utile pour le lobbying. A côté de ces grandes agences, des structures plus petites secréent de plus en plus, que ce soit Ella Factory, Majorelle…

(AG) : Les ''gourous de la com’'' jouent sur tous les tableaux. Ils conseillent les politiques,souvent bénévolement, et les grands patrons. Les premiers leurs permettent de constituer uncarnet d’adresses qui attire les seconds. Ils vendent de l’influence, en plaçant également desconseillers dans les ministères à chaque changement de majorité. Peu importe la couleurpolitique, leur objectif est de tisser la toile la plus vaste possible au sein du pouvoir.

Certains gourous de la com' sont très présents au niveau médiatique, allant mêmeparfois jusqu'à suppléer ceux qu'ils conseillent. Ce que déplorait notamment OlivierCimelière dans une interview publiée en 2014 dans le Cercle des communicantsfrancophones. Cette médiatisation de certains conseillers en communication est-ellepour vous une bonne chose ?

(AG) : Certains communicants ont eu tendance à exercer une influence de plus en plus forte surleurs clients et à se mettre en avant dans les médias. Cela illustre le pouvoir pris par cesconseillers, dans l’ombre du pouvoir, et que personne n’a élu. Ils ne sont plus seulement auservice de leurs clients mais au service… d’eux-mêmes. En plus des logiques personnelles,certains sont sortis de leur rôle en conseillant leurs clients non plus seulement sur la mise enforme des messages mais sur le fond. En outrepassant les prérogatives de leurs fonctions, ils fontdu mal à toute une profession, dont l’image s’est fortement dégradée dans l’opinion depuis unequinzaine d’années.

Interview réalisée par Damien ARNAUD (@laCOMenchantier) en février 2016

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