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Corpo fechado. Frontières des corps afro-brésiliens (capoeira & candomblé). Patricia de Aquino

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Thinking about the brazilian expression "corpo fechado" - "closed body".

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PATRICIA DE AQUINO

Corpo fechado. Frontières des corps afro-brésiliens(capoeira et candomblé)

Pra entrar nesse jogo de bambaTem que ter molejo e saber mandingar

Tem que ter o seu corpo fechadoTem que tá de bem com os seus orixás, miudinho

Chant de capoeira

Il est une expression récurrente du lexique populaire brésilienpour désigner le souci porté à l’intégrité corporelle de sorte qu’ellesoit hermétique aux malencontres de l’existence : Ter o corpofechado, «avoir le corps fermé». Ce souci de soi en termes de rapportau corps est particulièrement ostensible dans le monde des arts etcombats martiaux de la capoeira. Le corpo fechado est réputé invul-nérable, protégé contre les atteintes d’armes à feu ou blanches, àl’abri des mauvais sorts, maléfices et sortilèges.Celui qui a le «corps fermé» possède le plus souvent un patuá,

petit sachet en cuir cousu, contenant parfois des écrits, et des subs-tances minérales, animales, végétales. L’impétrant le porte «près ducorps», suspendu au cou, accroché à ses vêtements, ou dans unepoche. Le patuá des capoeiristas est à la fois amulette défensive –permettant d’esquiver les coups des adversaires – et talismanmagique – octroyant à son détenteur la capacité de se soustraire auregard des ennemis à travers la métamorphose (en insecte, termi-tière, pieu de bois) ou l’aptitude à l’invisibilité.

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On décide ainsi de «fermer son corps», ou plutôt, on a recoursaux experts qui maîtrisent les procédures – rites, prières, ingrédients– pour le «fermer». La tournure idiomatique renvoie à l’univers despratiques religieuses de matrices africaines, plus ou moins impré-gnées d’un corpus liturgique issu du catholicisme populaire et d’unrépertoire d’incantations liées à l’occultisme. Ces techniques sontissues en particulier du candomblé qui se distingue de la plupart descultes de possession par le laps de temps accordé à la manipulationrituelle des corps pendant la période de réclusion initiatique et toutau long de la vie des initiés.En effet, l’initiation se traduit par l’exécution de rites qui touchent

à la chair du novice : bains de plantes macérées, onguents à base dekarité, d’huile de palme, tracés de poudres, scarifications. Au sortirde son cloître, l’initié est dit raspado, catulado, pintado, «rasé, coupé,peint», et feito, «fait», littéralement «fabriqué», ré-engendré par lerite. En ce sens, l’enclos initiatique constitue la mise entre parenthèsesde la vie ordinaire, au creux duquel se génère une nouvelle existencequi se dira au participe passé, séparée de ce qui l’avait précédée. Ici, la«clôture» convoque à la fois les notions d’enfermement et de sépa-ration entre un dedans/dehors, un avant/après.À travers une incursion dans l’histoire des patuás et l’analyse des

formes du souci de soi dans la capoeira, nous nous attacherons à expli-citer la logique présidant à la fabrique des corps propre au candomblé.Nous vérifierons alors que le vocabulaire de la «clôture» ne renvoiepas tant aux différentes acceptions habituelles de borne, fermeture ouverrouillage, qu’à celle de «limite», entendue commemise en œuvre de«frontières». Tel le cuir dont sont cousus les patuás, telles les peauxque les scarifications «ouvrent» pour «fermer» et protéger les corps,la frontière est lieu d’échange et de passage, de relations à soi, de liensentre soi, le monde et les autres, superficie de contact entre altérités.

Des patuás à la croisée des mondes

L’étymologie de patuá est un emprunt afro-brésilien à la langueTupi amérindienne : patauá désigne un panier ou une bourriche

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. Vanicléia Silva Santos, «Mandigueiro is not Mandinka», Internationalcongress of the Latin America studies association, Washington DC, . En ligne//: http://bit.ly/fGHTdk. Laura de Mello e Souza, O Diabo e a terra de Santa Cruz, São Paulo,Companhia das Letras, .. Eduardo França Paiva, «Milices noires et cultures afro-brésiliennes : MinasGerais, Brésil, XVIIIe siècle », in Carmen Bernand & Alessandro Stella (dir.),D’esclaves à soldats, Paris, L’Harmattan, , p. -.. Alberto da Costa e Silva, «A Memória histórica sobre os costumes particu-lares dos povos africanos. Com relação privativa ao reino da Guiné, e nele com res-peito ao rei de Daomé, de Luís Antônio de Oliveira Mendes», Afro-Ásia, n°,, p. -.

en paille tressée. Les «corps fermés» portent un patuá, l’amulette,qui leur confère un «pouvoir magique», un «charme» supplémen-taire : la mandinga. En effet, outre la préparation physique et l’ha-bileté technique, les maîtres de capoeira se présentent commemandingueiros, c’est-à-dire possesseurs d’un supplément qui ensor-celle, trompe les adversaires et ruse avec la mort.La genèse de l’appellation mandinga fait débat. Les exégètes bré-

siliens, dont Nina Rodrigues est le pionnier (), se sont long-temps tournés vers les Mandingues (du Mali et Haute-Guinéeactuels) pour désigner une origine aux mandingas. Cette hypothèsea sans doute été induite par la saisine de plusieurs bourses aux ver-tus magiques lors de la répression des grandes révoltes de et , conduites par des esclaves islamisés, arrivés au NouveauMonde au XIXe siècle.Or, ainsi que l’attestent les sources de l’Inquisition portugaise, les

mandingas circulaient dans l’ensemble de l’espace colonial portu-gais. Des travaux historiques montrent également leur diffusiondans toutes les couches de la population brésilienne. Et de fait, leurcontenu ne se limitait pas aux versets du Coran.Luís Antônio de Oliveira Mendes, né à Salvador en , rédige,

à partir d’informations recueillies auprès d’esclaves au Brésil, et d’in-formateurs issus de l’entourage du roi Angonglo, rencontrés àLisbonne en , un recueil des coutumes du royaume deDahomey, aux pratiques fétichistes très éloignées de l’islam :

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. Renato Cymbalista, «Relíquias sagradas e a construção do território cristãona Idade Moderna», Anais do Museu Paulista, n° , , p. -. En ligne// : http://bit.ly/nrQ

Les Africains […] font une bourse […] patuá ou bourse de man-dinga [fabriquée] de manière très variée […] diverses qualités decheveux, certaines dents et becs d’animaux et de volatiles, aiguilles,pointes de lances, plumes et abats […] et bien d’autres choses.

Les mandingas préparées par José Francisco Pereira (-),personnage bien connu des historiens, témoignent également de lavariété des ingrédients et référents agrégés dans ces objets. Né sur lacôté de Ouidah, arrivé enfant au Brésil, l’esclave rejoint, des annéesplus tard, Lisbonne, où son activité de fabricant de mandingas attirel’attention de l’Inquisition. Les pièces annexées à son procès en fontune précieuse source d’informations sur leur contenu. Prières catho-liques, tracés symboliques aux références chrétiennes, bantou : lesmandingas sont à la confluence de cultures diverses.Notons qu’au Portugal du XVIe siècle, circulaient des nôminas, et

dès le Moyen Âge, des agnus dei. Selon le Vocabulario portuguez &latino (), la nômina est une petite bourse recelant noms etimages des saints, prières et versets des Évangiles. L’agnus dei désignedes reliques en cire encastrées dans des médailles bénies par le pape.Renforcées par le Concile de Trente (-), les reliques

constitueront des outils bien adaptés à l’évangélisation des popula-tions de l’empire colonial. Dépouilles des martyrs (os, cheveux,ongles, sang), instruments de leur supplice (clous, flèches) et objetspersonnels (habits, mouchoirs) étaient facilement transportables parles missionnaires et aisément appréhendés par les populationscomme les objets «agissants» qui leur étaient familiers.Les corpos fechados par les patuás et mandingas semblent être des

contenants d’identité, porteurs d’une longue et complexe histoiretissée d’échanges, d’emprunts et de réaménagements dont il s’agirade montrer qu’elle s’énonce et se redéploye aussi dans la fabrica-tion rituelle des corps du candomblé.

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Des risques du comer

Aujourd’hui, une recherche Web sur l’expression fechar o corpodonne lieu à un foisonnement de recettes hétéroclites. Dans lesmilieux de la capoeira et du candomblé, ensembles sociaux attachésà l’identité traditionnelle comme matrice d’usage et d’interpréta-tion du monde, ces procédures sont à la fois discréditées et réprou-vées. D’une part, parce que seules des manipulations effectuées pardes officiants rituellement habilités sont susceptibles d’être efficaces.D’autre part, parce que les rites afro-brésiliens à caractère religieuxsont soumis aux règles de transmission initiatique du savoir et nepeuvent être rendus publics sans perdre leur efficience. Et enfin,parce que l’opération visant à « fermer le corps» est à chaque foisunique : le rite scelle, dans le patuá, des liens particuliers entre unindividu et les dieux afro-brésiliens.

Si le rituel est tenu secret dans le candomblé, Amulette d’Ogum,long métrage tourné par Nelson Pereira dos Santos (), donneun aperçu de rites pratiqués dans l’umbanda, culte afro-brésiliendavantage imprégné de liturgie chrétienne. Ogum est le dieu maîtredu fer, dont on raconte qu’il «dégage les routes et les ennemis de sescoups d’épée tranchants». Le film commence à Bahia où, après l’as-sassinat de son mari et de son fils aîné, Maria s’adresse à un prêtred’umbanda pour «fermer le corps» de son cadet, Gabriel, afin de luiépargner le sort tragique des hommes de la famille. Le rite se dérouleen trois temps : les deux premiers sont filmés en intérieur, letroisième, en extérieur. Dans une salle du temple, gisant comme lorsd’une veillée funèbre, couvert de chapelets, une épée posée sur leventre, Gabriel est entouré de prêtresses. Leurs chants invoquentOgum avant de se transformer en complainte. Il est alors questiond’un enfant abandonné et recueilli par Ogum. Une voix off mascu-line accompagne la transition vers la dernière séquence : «des armesde saint Georges, j’ai été armé; du sang du Christ, j’ai été baptisé; dulait de la Vierge, j’ai été aspergé». Dehors, adossé à une croix, Gabrielporte une amulette sur son torse nu. L’officiant, solennel, déclare :«Si mes ennemis, seigneur, avaient envie de me porter préjudice, ils

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. Pedro Abib,Memórias do Recôncavo. Besouro e outros capoeiras, documentaire’, DocDoma filmes, .

ne pourront rien contre moi. Ni avec le feu, ni avec une arme, niavec ce qui m’offensera. Seul Dieu est mon général». Son énoncia-tion fonctionne ici comme un performatif, et les procédures suiviesdevront permettre au garçon de réorganiser son expérience affectivesur un schéma culturel pertinent selon lequel la mort est écartée parla divinité, qui veille désormais sur lui.Le thème des corpos fechados est abordé par João Daniel Tikhomi-

roff dans Besouro Mangangá () consacré à l’histoire de vie deManuel Henrique Pereira (-), éminent capoeirista surnommé«Besouro Mangangá», du nom d’un insecte. Le film tait les détailsdu rite et met en scène la transformation qu’il opère : arborant unpatuá, Besouro entretiendra des relations privilégiées avec les dieuxafro-brésiliens qui sont personnages à part entière de l’intrigue. Lecapoeirista trouvera cependant la mort, trahi par son frère d’armes.Ce dernier, dépité que sa fiancée ait cédé aux charmes de Besouro,révèle aux propriétaires latifundiaires cherchant à l’abattre que seuleune lame en bois de tucum pourrait transpercer son corps.Il est intéressant d’observer que le tucum, matériau fatal à

Besouro, est un palmier (Bactris setosa. Arecaceae) à l’aspect sem-blable au dendezeiro (Elaeis guineensis. Palmae), présent dans plu-sieurs récits mythiques relatifs à Ogum. Le dieu du fer se pare de sesfibres effilochées pour écarter les dangers menaçant les voyageurssur la route. Sa sève fournit le vin de palme, dont les épouses délais-sées d’Ogum enivrent leur mari pour lui soutirer les secrets de safavorite. Dans le contexte de rapprochement entre les deux espècesde palmier, la défaillance du corps de Besouro au contact du tucumserait-elle à mettre en relation avec un interdit lié à sa condition deprotégé de cette divinité?Le documentaire de Pedro Abib () rapporte le témoignage

d’Aurélio ( ans), fameux capoeirista de Bahia, qui fut un proched’un élève de Besouro, Siri de Mangue. Aurélio livre les circons-tances de la mort de celui-ci, dans un récit riche en sous-entendus,

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. Patricia de Aquino, «An assembly of humans, shells and gods», in BrunoLatour & Peter Weibel (dir.), Making things public, Cambridge, ZKM & MITPress, , p. -.

rythmé par des silences, gestes et regards éloquents. La narrationest elliptique, propre à l’évocation de sujets concernant les man-dingas : « J’ai appris que quelqu’un l’a tué. Comme il avait le corpsfermé… Alors ils ont payé une femme pour… Il est entré pour faireses “affaires” avec elle. Et quand il est sorti, il avait le corps “ouvert”.Un type lui a donné un coup de couteau. Et voilà, il est mort».«Dans la capoeira, il y a des mystères», lâche-t-il, « il faut faire sonpatuá», «réciter la prière», «se laver… des habits propres», et éviterde «manger lourd» pour qu’il soit efficace.Force est de constater que le décès de ceux qui ont le corps fermé

est souvent attribué à une relation sexuelle ou à l’absorption d’unaliment et à l’affaiblissement de la protection qui s’en suit. Il n’estpas anodin que le verbe comer, «manger», signifie, en argot portu-gais, «avoir des relations sexuelles». Le sexe et la nourriture ont encommun d’ébranler les frontières de l’enveloppe charnelle qui séparel’intérieur de l’extérieur : mélange de sécrétions (salive, cyprine,sperme), pénétration lors du coït, ingestion de nourriture, brouillentles limites corporelles et «ouvrent», de manière incontrôlée et désor-donnée, non ritualisée, le corps qui avait été dûment fermé, l’ex-posant ainsi à tous les dangers.

Des corps ouverts pour être protégés

Cette dialectique de l’ouverture/fermeture des corps est présenteaussi bien dans les rites initiatiques du candomblé que dans ceux pres-crits aux non-initiés qui s’adressent à des responsables de maisonsde culte (mères ou pères de saint) pour pallier maladie et infortune.C’est à la suite d’une séance de divination que le consultant reçoit lesinstructions concernant les rites à accomplir. A minima, il lui seraconseillé de se laver avec du sabão da costa, savon de la «côte», sous-entendue africaine. Les «bains de feuilles» sont également incon-

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. Patricia de Aquino, «Rites funéraires du candomblé», L’Homme, n°, ,p. -. En ligne // : http://bit.ly/jnfW

tournables : des mélanges de végétaux émiettés à verser sur soi, aprèsune toilette habituelle. Dans le candomblé, le moindre rituel impliqueainsi une action sur la peau de l’impétrant. Et au sein de certainestraditions, des scarifications sont pratiquées sur tous ceux qui cher-chent à protéger leur corps. Ces entailles sont appelées curas, «soins».«Mon beau-père, initié par Tata Ciriaco, faisait des curas à ses clientset sympathisants dans la nuit du jeudi au vendredi saint. Elles étaientfaites sur les bras, recouvertes des cendres du feu allumé le juin,mêlées à d’autres éléments dont l’efun [craie blanche]», se souvientMaurício Obá Guerê, à la tête du temple Ilé Asé Aganju Isolá.Pendant la réclusion initiatique, la peau du novice est scarifiée à

plusieurs endroits : au sommet du crâne rasé, sur la langue, et selonles traditions liturgiques, les bras, la poitrine, le dos, les pieds.L’incision sur la tête est préalable au bain de sang sacrificiel quiconsacre le novice à sa divinité tutélaire. L’entaille sur la langue estréalisée le « jour du nom» qui marque la sortie de réclusion. Lorsd’une cérémonie publique, le dieu (orixá), incarné dans le corps dunovice en transe, révèle à l’assemblée, dans un cri paroxystique, lenouveau nom que portera l’initié.Il est important de relever que si l’initiation instaure une rupture

dans l’existence du novice qui, à travers la fabrication rituelle, re-naît à une nouvelle identité, celle-ci ne sera pourtant pas achevée,mais bien plutôt à construire dans la réalisation continuelle des ritesqui se poursuivront au-delà même de la mort physique de l’initiédans les cérémonies d’ancestralisation. Cette reconduction de laconstruction de soi à travers les rituels suggère que dans le candom-blé, le moi ne peut se résoudre à une dialectique binaire qui s’épui-serait dans la relation duelle entre le novice et sa divinité tutélaire.En effet, à la sortie de l’initiation, il est également dit des orixás

qu’ils sont «nés». Car les divinités afro-brésiliennes sont à la fois desancêtres humains divinisés dont on narre les épopées, des éléments dela nature (air, boue, foudre, eaux douce, salée, etc.) qui s’incarnent

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dans le corps de leurs initiés à travers la transe, et des actualisationssingulières dans des objets composites constitués de pierre ou de fer,nourris de sang, du suc de plantes, de salive, de paroles proférées. Ence sens, dans la cosmogonie du candomblé, il n’y a pas de clivageentre les hommes et les dieux car tous deux sont issus de matièrescommunes. Les rites s’attacheront à en tracer les limites, à définir desfrontières pour que s’en dégagent des êtres singuliers. Les humainset les non-humains adviennent à l’existence selon un processus d’en-gendrement réciproque, de détachement sur «fond commun», opérépar un tiers – lamère ou le père de saint – qui littéralement les «taille»pour les faire naître. Le geste qui entaille le crâne du novice «fait ledieu» (faz o orixá), tout comme l’incision de la langue lui «ouvre lavoix» (abre a fala) pour qu’il profère son nom.Loin d’être close sur elle-même, cette parturition rituelle ouvre

l’horizon des relations entre les humains et leur altérité nonhumaine, et produit des rapports inédits liant les humains entreeux. Ces attaches se disent dans les termes de la parenté : l’initié est« fils » d’une divinité générique dont chacun est une actualisationparticulière ; il est aussi «fils» d’une mère ou d’un père de saint, d’un«temple» (axé), d’une « lame» (navalha). L’initiation le positionneau sein d’une famille afro-brésilienne où il retrouve des ancêtresnon humains mythiques et des parents humains rituels. Sont ainsidéfinis de nouvelles identités et de nouveaux groupes d’apparte-nance, dont les frontières sont mobilisées suivant les critères qu’exi-gent les rites : lors de la fête de telle divinité, ses «enfants» serontsollicités alors qu’à l’occasion de funérailles, par exemple, les initiésse regrouperont par classes d’âge initiatique. Du point de vue de lacohésion sociale, le candomblé réinvente ainsi, dans le NouveauMonde, les liens familiaux brisés par l’esclavage.

Conclusion

Le corpo fechado afro-brésilien se joue d’une simple réalité orga-nique. Ici, la corporéité convoque une pluralité de traces ancestraleset divines, une activité tout autant physique que psychique. Elle ne

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Patricia DE AQUINO est anthropologue, rattachée au Laboratoire d'anthropo-logie sociale LAS/EHESS/CNRS/Collège de France, après des études de philosophie(PUC-Rio), d'anthropologie (Museu Nacional, UFRJ) et d'ethnopsychiatrie (CentreGeorges Devereux, Paris ). Elle rédige actuellement une thèse sur le «faire»rituel dans le candomblé.

peut donc recouvrir la distinction dualiste de l’âme et du corps, etforme l’enveloppe, mais aussi la matière, tout à la fois, de la force etde l’énergie vitales (axé) que l’individu doit dynamiser et préserverau long de son existence.

Patuás et mandingas, aux étymologies amérindiennes et africainescontroversées, cernent d’emblée les frontières des corps qu’ils pro-tègent, situés à la confluence de traditions diverses. Cuirs garnisdont l’efficace magique colle à la peau de leurs détenteurs, lesbourses prophylactiques incarnent cette corporéité simultanémentcontenant /contenu à l’œuvre dans l’univers de la capoeira et ducandomblé.