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Nouvelles questions philosophiques G. Oegger

Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

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G.Oegger

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NOUVELLES

QUESTIONS PHILOSOPHIQUES.

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TABLE DES CHAPITRES.

Page.

I. La Vérité 1

n. L'Infini 4

III. Le Possible et l'Impossible ... 14

IV. La Liberté 20

V. L'homme moral placé partout entre les

Infinis 27

VI. Pourquoi : ou Nature de l'esprit philoso

phique 33

VII. Si: ou les Conditionnels .... 38

VIII. Les Degrés 46

IX. Action de Dieu sur ses créatures . . 57

X. Connaissance des choses futures . . 65

XI. L'homme matériel et l'homme spirituel 80

XII- Nature des songes 89

XIII. La Première langue 96

XIV. Le Malheur éternel 106

XV. La Tolérance 117

XVI. La Philosophie et la Théologie doivent-

elles être séparées? 123

Conclusion 126

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CHAPITRE I.

La Vérité.

Depuis Thaïes et Pythagore quelle foule de pen

seurs ont cherché la vérité 1 Quelle légion de philo

sophes , depuis ces tems reculés , ont fait profession

de consacrer leurs vies à cette sainte recherche !

Pourquoi, s'écriait encore Rousseau , la vérité' ne

vient-elle pas se montrer à un cœur fait pour l'a

dorer ?

C'est en effet une recherche fort séduisante que

celle de la vérité. Pour les esprits d'une certaine

trempe la vérité a un attrait magique. Je l'ai long-

tems cherchée moi-même : et ce n'est qu'après un

quart de siècle de méditations que je commençai à

soupçonner que, peut-être, je ne poursuivais qu'un

fantôme.

Il est certain que lorsqu'on prend le mot de

vérité dans ce sens vague dans lequel on le prend

d'ordinaire , c'est une pure abstraction ; c'est une

espèce dinfini qui n'a aucun rapport avec l'esprit

Humain. Quelle vérité cherchez-vous donc? est-on

1

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en droit de dire à ces scrutateurs orgueilleux. Cher

chez-vous la vérité absolue ? cherchez-vous toutes les

vérités à la fois? — Vos prétentions sont gran

des ! — Vous emhrassez beaucoup ! — Vous res

semblez à cet homme altéré qui voudrait boire la

mer d'un seul trait.

Heureusement que cette divinité mystérieuse ,

appelée la vérité , change de nature quand on la

fait descendre des cieux , et qu'on la contemple de

près, et en détail , avec les yeux d'un mortel. Reve

nant comme d'un songe un esprit désabusé s'écrie

alors : Mais non , ce n'est pas la vérité absolue que

je cherche ; je ne cherche que des vérités particu

lières , des vérités détachées , et une à une.

Mais de ces vérités là , n'en avez-vous jamais

trouvé ? N'y en a-t-il pas des myriades qu'on n'a

pas besoin de chercher ? L'histoire , les sciences

et les arts , la physique , la morale , la religion ,

les trois règnes de la nature , le ciel et la terre ne

les étalent-ils pas à tous les yeux ? Tous les jours

encore , quelque savant trouve sujet de s'écrier

comme Archimède , Eurêka ! et de faire part de

ses découvertes à ses contemporains.

Il ne s'agit donc que de coordonner ces vérités

connues , et de les lier en un système : et chacun

peut faire ce travail pour son compte, d'une ma

nière plus ou moins satisfaisante. Nous l'avons fait,

de notre côté ; et cela , avec tant de succès , que

notre système nous semble complet, et que dans

notre joie nous croyons en devoir faire part au

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public. Quelques personnes y trouveront le repos

de leur esprit; ce sera pour nous un dédommagement

plus que suffisant. Nous ajouterons seulement ,

avant d'entrer en matière, que notre système est

entièrement fondé sur Yamour , et par conséquent

sur le christianisme.

Dans le siècle dernier, chercher la vérité ne

signifiait en général que trouver la fausseté du

christianisme; mais plus récemment des esprits

méditatifs, en voulant entièrement secouer le joug

de cette antique croyance , lui ont reconnu des ra

cines plus profondes qu'ils ne l'avaient supposé; et

ils ont commencé à négliger cette philosophie super

ficielle qui a plaisanté sur tout , mais qui n'a

examiné aucune question à fond , et n'a arrêté au

cun principe de manière qu'il pût faire autorité en

fait de religion et de morale. Ceux toutefois qui

de nos jours font encore profession de chercher la

vérité, le plus souvent ne cherchent rien du tout.

En cherchant la vérité dans le sens absolu et com

plexe, on ne saurait, en effet, la trouver qu'en

cherchant celui qui s'est dit la vérité: et peu de

tètes sont mûres pour prendre ce parti. Là est

néanmoins la source où l'esprit humain pourra

puiser éternellement ; et puiser non pas simplement

des vérités nues et sèches , telles qu'en fournit la

philosophie ou la métaphysique ordinaire ; mais des

vérités fécondées par Yamour, qui seules peuvent

donner le bonheur.

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CHAPITRE H.

Ulnjini.

Les réflexions précédentes nous conduisent na

turellement à considérer Dieu sous deux points de

vue différents, comme infini et comme fini\ car

on verra que , par rapport à nous , Dieu ne peut

être que fini. Toutes les qualités divines en tant

qu'infinies nous échappent; il faut raisonner de

toutes comme nous avons fait de la vérité.

Nos traités de théologie et de morale commen

cent d'ordinaire par l'énoncé de cette grande vérité:

Dieu est un Etre infiniment hon , infiniment sage,

infiniment puissant, juste, intelligent, en un mot,

un Etre infini sous tous les rapports , ou absolu ,

comme s'exprime l'école allemande, un Etre éternel

et nécessaire. On ajoute même quelquefois que

Dieu est un Etre infiniment saint, mot qui en cet

endroit n'offre aucune idée claire; puis on entre

dans les détails , et on multiplie les preuves et les

explications.

Nous sommes assurément hien éloignés de nier

aucune de ces assertions ; mais nous osons soutenir

que dans toutes les discussions de ce genre il n'y

a rien de pratique ; qu'elles restent absolument

sans ohjet, et que l'esprit de l'homme ne saurait

meme concevoir clairement ce que c'est qu'une

bonté, une sagesse, une puissance, une justice,

une intelligence infinie.

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Écoutons raisonner sur cette matière le plus

cloquent et souvent le plus profond de nos philo

sophes.

«C'est ainsi,» dit Jean-Jacques, «que contem

plant Dieu dans ses œuvres , et l'étudiant par ceux

des attributs qu'il m'importait de connaître , je suis

parvenu à étendre et augmenter par dégrés l'idée,

d'abord imparfaite et bornée , que je me faisais de

cet Être immense. Mais si cette idée est devenue

plus noble et plus grande , elle est aussi moins pro

portionnée à la raison humaine. A mesure que

j'approche en esprit de l'éternelle lumière , son éclat

m éblouiti me trouble, et je suis forcé d'abandon

ner toutes les notions terrestres qui m'aidaient à

[imaginer. Dieu n'est plus corporel et sensible ;

la suprême intelligence qui régit le monde n'est

plus le monde même: J'élève et fatigue en vain

mon esprit, à concevoir son essence inconcevable.

Quand je pense que c'est elle qui donne la vie et

l'activité à la substance vivante et active qui régit

les corps animés ; quand j'entends dire que mon

âme est spirituelle, et que Dieu est un esprit, je

m'indigne contre cet avilissement de l'essence di

vine : comme si Dieu et mon âme étaient de même

nature ! Comme si Dieu n'était pas le seul Etre ab

solu , le seul vraiment actif , sentant , pensant ,

voulant par lui-même , et duquel nous tenons la

pensée , le sentiment , l'activité , la volonté , la li

berté , l'être ! Nous ne sommes libres que parce-

qu'il veut que nous le soyons, et sa substance

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inexplicable est à nos âmes ce que nos âmes sont

à nos corps. S'il a créé la matière , les corps , les

esprits , le monde , je n'en sais rien : l'idée de

création me confond et passe ma portée ; je le crois

autant que je puis le concevoir ; mais je sais qu'il

a formé l'univers et tout ce qui existe , qu'il a ioui

fait , tout ordonné. Dieu est éternel , sans doute;

mais mon esprit peut-il embrasser l'idée de l'éter

nité? Pourquoi me payer de mots sans idées?

Ce que je conçois c'est qu'il est avant les choses,

qu'il sera tant qu'elles subsisteront, et qu'il serait

même au delà si tout devait finir un jour. Qu'un

Etre que je ne conçois pas donne l'existence à

d'autres Etres , cela n'est qu'obscur et incompréhen

sible : mais que l'Etre et le néant se convertissent

d'eux-mêmes l'un dans l'autre, c'est une contra

diction palpable, c'est une claire absurdité.»

« Dieu est intelligent ; mais comment l'est-il?

L'homme est intelligent quand il raisonne, et la

suprême intelligence n'a pas besoin de raisonner.

Il n'y a pour elle ni prémisses ni conséquence, il

n'y a pas même de proposition ; elle est purement

intuitive , elle voit également tout ce qui est et tout

ce qui peut être ; toutes les vérités ne sont pour elle

qu'une seule idée, comme tous les lieux un seul

point, et tous les tems un seul moment. La puis

sance humaine agit par des moyens; la puissance

divine agit par elle-même. Dieu peut parcequ'il

veut , sa volonté fait son pouvoir. Dieu est bon ,

rien n'est plus manifeste: mais la bonté dans

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l'homme est Yamour de ses semblables, et la bonté

de Dieu est Yamour de l'ordre ; car c'est par l'amour

de l'ordre qu'il maintient ce qui existe ej lie chaque

partie avec le tout. Dieu est juste , j'en suis con

vaincu , c'est une suite de sa bonté : l'injustice des

hommes est leur œuvre et non pas la sienne: le

désordre moral , qui dépose contre la providence

aux yeux des philosophes , ne fait que la démontrer

aux miens. Mais la justice de l'homme est de

rendre à chacun ce qui lui appartient, la justice de

Dieu , de demander compte à chacun de ce qu'il

lui a donné.»

«Que si je viens à découvrir successivement

ces attributs dontje n'ai nulle idée absolue , c'est

par des conséquences forcées , c'est par le bon usage

de ma raison ; mais je les affirme sans les com

prendre , et, dans le fond, c'est n'affirmer rien.

J'ai beau me dire Dieu est ainsi , je le sens , je me

le prouve ; je ne conçois pas mieux comment Dieu

peut être ainsi. Enfin , plus je m'efforce de con

templer son essence infinie , moins je la conçois.»

Telles sont les idées de Rousseau sur ce grave

sujet , et par conséquent celles de la philosophie du

siècle. Mais s'il en est ainsi, nous le demandons,

quelle idée arrêtée peut-on se faire de Dieu dans

le système du déiste ? Nest-il pas évident que, pour

nous , un Etre tel qu'il est représenté ici , et rien ,

est la même chose ? Ne serions-nous pas tout aussi

avancés si nous étions matérialistes et si nous

croyions le monde éternel ? — J'ai beau me fatiguer

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l'esprit pour trouver quelque avantage à considérer

Dieu de la sorte , je ne puis absolument arriver qu'à

cette conclusion : // n'est rien pour moi.

Il est parfaitement vrai de dire que nous n'a

vons aucune idée claire ni complète de ce que nous

appelons Yéternité. Pour nous, l'éternité n'est ja

mais que le tems prolongé. Nons savons encore

moins ce que c'est que la nécessité de l'existence.

C'est là un de ces termes absolument inintelligibles ,

inventés ou par la vanité -ou par l'ignorance de

l'école. Quand.Dieu a défini son essence à Moyse,

a-t-il employé cette phrase entortillée : Je suis celui

gui ne peut pas ne pas être ? Non ; il s'est con

tenté de dire: Je suis celui qui est. Et avec de

la réflexion cela se conçoit ; la vérité absolue aussi

bien que Yéternité de l'existence se trouvent dans

le mot Être. Mais la nécessité de l'existence passe

notre conception et ne dit rien à notre esprit.

La vue de la création ne suffit pas non plus

pour prouver à l'homme une bonté infinie. Après

tout la création estfinie : et ce don , de la part d'un

Etre tout puissant, sous un rapport, peut même

être regardé comme peu de chose , puisqu'il ne lui

a coûté qu'un acte de volonté. Les maux sans

nombre qui assiégent l'homme depuis son berceau

jusqu'à sa tombe , sont , de leur côté , un argument

terrible contre cette bonté infinie. Celui qui ne

connait pas Dieu comme Rédempteur , dans la per

sonne du Christ, l'Etre le plus aimant dont l'his

toire nous ait transmis l'image, et seul moyen direct

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par lequel l'esprit humain puisse parvenir à l'idée

de la bonté divine , doit trouver à peine que le bien

contrebalance le mal dans la vie. Cela est si vrai

que long-tems des esprits , du reste éclairés , et des

peuples entiers, ont admis deux principes, l'un

bon et l'autre mauvais, pour expliquer le sort de

l'homme sur la terre.

Il en est de même encore de la toutepuissance.

La création qui estfinie, ne la prouve point. L'acte

créateur seul, considéré comme tel, pourrait être

représenté comme provenant d'une volonté toute-

puissante, si en l'avançant on ne prononçait pas

une de ces phrases vagues dont personne ne sent

la portée. Qu'y aurait-il, d'ailleurs, de pratique,

à savoir qu'il y a encore des myriades de mondes

existants, ou possibles, outre le nôtre? Celui qui

ne croit pas devoir être reconnaissant envers le Créa

teur pour le monde que nous connaissons, ne le

sera jamais.

Il en est de même enfin de tous les attributs

divins. Et qui sommes nous donc , juste ciel ! pour

parler d'une sagesse , d'une intelligence , d'une jus

tice infinie? qui sommes nous pour parler d'un

Etre éternel et nécessaire? nous qui ne savons pas

même si nous devons dire Digfi a créé ou Dieu

crée; Dieu a prévu ou Dieu prévoit, ou même

Dieu ne saurait prévoir, étant présent à tous les

tems ! Nous qui ne pouvons affirmer si Dieu prend

une résolution ou s'il n'en prend pas ; enfin nous

qui ne pouvons concevoir comment Dieu reste libre

l *

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dans des démarches que nous prétendons en même

tems arrêtées de toute éternité*)'. Nés d'hier, four

mis rempantes sur cette terre, ramassons donc

grain à grain des vérités détachées, des vérités utiles

et pratiques qui sont à notre portée, et ne nous

enorgueillissons pas en prononçant de grands mots

dont le Créateur seul connaît le sens.

Il est évident qu'en tirant des conséquences

rigoureuses des attributs de Dieu que nous appe

lons infinis, et surtout de son éternité, on peut

arriver à la conclusion, qu'il n'est libre en rien,

et qu'il n'est que le fatum des anciens.

Le vrai philosophe renoncera donc sans peine

comme sans regret à toutes les Questions infinies,

rigoureusement insolubles, ét il reconnaîtra qu'il

nous faut dorénavant distinguer entre Dieu dans

son état infini et inconcevable, tel qu'il est en lui-

même, et Dieu fini, tel qu'il est nécessairement

dans son rapport avec thomme. Le vrai philoso

phe n'adorera plus dorénavant d'autre Dieu qu Em-

manuel ou Dieu avec nous, Dieu rapproché de nous ,

en rapport avec nous; en un mot il n'adorera plus

que Xhomme-Dieu, appelé Jésus-Christ. Etant nous-

mêmes des créaturesfinies, nous ne pouvons atteindre

Dieu que comme fini. Âsscz et trop long-tems

l'école s'est tourmentée à propos de qualités et d'attri

buts qui pour nous ne sont que des abstractions.

*) On sait que St. Augustin soutenait qu'on ne devait

pas dire: Dieu nous a rendus justes, mais Dieu nous

rendjustes continuellement.

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Après les avoir humblement reconnus en Dieu,

avec Jean-Jacques , ces attributs incompréhensibles,

et l'avoir parconséquent adore d'autant plus profon

dement que nous le comprenons moins, ou plutôt

après l'avoir adoré précisément par ce que nous ne

le comprenons pas (puisque c'est là le point réel

où toute adoration commence), nous passerons doré

navant de suite à ce qui est réel, et surtout prati

que pour nous.

L'impossibilité qu'un Etre fini entre autrement

en rapport avec un Être infini, que d'une manière

finie, est au fond une de ces vérités de métaphysi

que où la limite du possible et de l'impossible est

aussi clairement tracée que dans toutes les questions

géométriques. Est-il possible, en effet, que vous

touchiez autrement cette sphère immense à laquelle

Pascal compare le Créateur, quepar un point? Une

sphère finie même ne saurait etre touchée autre

ment. Dans l'infini moral, ou spirituel, parconsé

quent, bien qu'il ne doive point être considéré

comme étendue, mais comme placé hors du tems et

de l'espace, notre esprit ne peut de même saisir

qu'un point, c'est à dire, une idée, une pensée,

comme nous ne pouvons éprouver qu'un sentiment

à la fois. Sur les ailes de l'imagination nous pouvons

bien décrire un petit cercle dans ces domaines in

finis , ainsi que nous le faisons sur la terre au milieu

des merveilles de la nature ; mais c'est toujours sous

peine de quitter un objet pour un autre: dès que

nous voulons embrasser la moindre étendue, le

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moindre horizon, tous les objets individuels rentrent

dans le vague.

Quand Jésus-Christ, ou Dieu Rédempteur,

a dit: personne ne vient au père que par moi, il

a dit la vérité métaphysique la plus palpable qui

se puisse imaginer. Il est rigoureusement impos

sible que l'homme contracte autrement des rapports

directs ou personnels avec l'Etre infini, qu'en recon

naissant que l'âme, ou le moi de Jésus-Christ était

cet Être. Car c'est là ce qu'il appelait le Père qui

était en lui, tout comme il s'appelait lui-même un

Être provenu du Père, le fils venu du Père: c'est à

dire le Père vu, le Père entré en rapport avec le

monde, le Père montré ou manifesté au monde.

Il n'y a point de moyen terme possible à imaginer

à l'égard de Jésus-Christ; il faut lui reconnaître

tout ou rien de la Divinité ! Ou il était le Créateur

personnifié, ou il n'était qu'un homme comme un

autre, un philosophe Juif. Ce dernier sentiment

parait même plus philosophique que l'autre, dans

la bouche de ceux qui ne peuvent s'élever assez haut,

pour voir la Divinité dans un Etre aussi humble et

aussi simple que le Fils de Marie *).

*) Je n'ai jamais pu concevoir comment un homme

aussi solide que Herder ait pu s'arrêter à l'idée de

faire de JÉsus-CHRisiunEtre intermédiaire, quin'est

ni Dieu ni homme, un Être éternel et qui toutefois

n'est pas Je .Père de la nature. Un poète du second

, ordre du même pays, a eu, sous ce rapport, des

idées plus saines que ce philosophe renommé. Non

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«L'esprit humain, dit un auteur ingénieux, ne

saurait construire un pont du fini à l'infini: tout

élan risqué en cet endroit précipite dans l'abîme.»

seulement Seume reconnaît la Divinité de Jésus-

Christ , mais il déclare ,. dans sa Promenade à Syra

cuse, queleifacuités de l'esprit humain nepeuvent s'élever

quejusqu'à lui. Au de là de Vhomme-Dieu , dit-il, il n'y

a rien pour nous.

licftfeit er&e&ett/ <iber meftt reeiter. Le Dieu éternel et

infini, appelé Jéhovah , est incompréhensible et in

abordable; et un Être intermédiaire et éternel, est

une pure chimère. Il est probable que Herder; aussi

bien que Jérusalem, écrivain religieux du même

genre, et en général tous ceux qui conservent lafoi

chrétienne malgré les trois personnes distinctes, ne

pouvant d'un côté se tirer de ce que les théologiens

ont appelé le mystère de la Trinité, et reconnais

sant de l'autre le caractère plus qu'humain de

Jésus-Christ, en seront restés à peu près au point

où en est resté Jean-Jacques ; eux, si l'on veut, à

force de foi, et Jean-Jacques à force de philosophie.

D'autres écrivains, au reste, ou Prédicateurs

de l'Evangile, sont à cetégard dans un vague encore

plus singdlier. Ils écrivent, ils prêchent pendant

des années, que Jésus-Christ, auquel ils donnent

on ne sait trop pourquoi, les titres de Sauveur et

de Rédempteur du monde , était un Envoyé de Dieu,

sans admettre pour cela qu'il existait avant de venir

sur la terre, ou même sans y avoir jamais pensé;

de sorte qu'ils sont tout étonnés quand quelqu'un

s'avise de leur demander comment on peut envoyer

quelqu'un qui n'existe pas. Si Jésus-Christ n'a

réellement été envoyé sur la terre que comme cha

cun d'entre nous, il n'est de même qu'un homme

comme tout autre; et il n'en faut pas faire plus de

bruit que de Socrate, ou de tel autre philosophe

renommé.

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Mais du côté de Dieu cette impossibilité n'existe pas;

il a pu construire ce pont, il l'a posé d'un côté sur

YAmour infini, et de l'autre sur le Rocher qui est

le Christ *).

Mais , dira-t-on , un Etre fini ne peut plus être

Dieu. Cela est faux, complètement faux: En lui-

même, Dieu est toujours infini, quoique dans son

rapport avec nous il soit fini. Quand vous appro

chez de la mer ne dites vous pas aussi? voila la

mer! Et vous parlez juste, quoique vous ne voyiez

qu'une très petite partie de la mer, et que vous

ne puissiez toucher que quelques gouttes de ses eaux

immenses. Il en est de même de Dieu.

CHAPITRE 1U.

Le possible et l'impossible.

L'homme connait-il au juste les limites du pos

sible et de l'impossible ? Non assurément. Mais il

lui est permis de chercher à tracer une ligne de

démarcation entre ces deux empires sans bornes.

Peu de philosophes ont traité cette question; on

rencontre même peu de personnes qui aient osé y

réfléchir. A Dieu tout est possible est un ancien

*) Si nous cherchions ici plutôt des autorités que des

raisons, nous pourrions citer entre autres notre

grand Buffon, qui, dans ses immortelles pages sur la

. nature de l'homme, reconnaît comme nous Fimpossi-

bilité où il est d'atteindre Dieu en tant qu'être purement

métaphysique.

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adage que chacun admet sans l'approfondir. Cepen

dant le respect pour la Divinité ne doit pas nous

empêcher de raisonner d'Elle et de ses attributs,

comme nous faisons de tous les autres objets de la

nature , en suivant avec simplicité les lumières de la

raison et. du bon sens qu'il nous a donnés. Or en

suivant ces lumières on pourrait trouver presque

autant de choses impossibles qu'il y en a de

possibles.

Dans la science des nombres et de l'espace,

c'est à dire dans les mathématiques et la géométrie,

les limites de l'impossible nous frappent si vivement,

du moins dans toute question soluble , que les mé

connaître est aussitôt une absurdité " pour tout le

monde. Dieu lui-même, dit-on, ne pourrait rien

changer ici, parcequ'il est question de sciences

exactes , et que Dieu ne peut pas changer l'essence

des choses. Mais pourquoi dans les sciences mo

rales et métaphysiques n'y aurait'il pas des limites

analogues? Il n'y a nulle raison de les mécon

naître, quoique dans cette partie les limites soient

plus difficiles à déterminer. Dieu ne peut pas faire

qu'une chose soit à la fois et ne soit pas ; il ne peut

pas se montrer imparfait, méchant, déraisonnable,

absurde. Quand Dieu a pris une résolution (car il

faut bien que nous usions de cette formule, Dieu

pour nous étant fini) quand , disons nous , Dieu a

pris une résolution , il' en a admis aussi toutes les

conséquences , il ne revient pas sur ses pas ; et par

là même mille choses deviennent impossibles , jus

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que dans les démarches que nous attribuons à sa

conduite libre. Dieu considéré ainsi après ses ré

solutions prises, est engagé de tous côtés par ses

propres démarches , et sa liberté se restreint à pro

portion. Tout cela est aussi clair que cet adage :

Dieu ne peut pas faire qu'une chose soit' à la fois

et ne soit pas ; qu'une chose qui a une fois existé

n'ait jamais existé ; que deux et deux ne soient point

quatre; ou que les trois angles d'un triangle n'équi

valent, pas à deux angles droits. Le nombre des

choses déraisonnables , ou qui seraient faites mal à

propos , est immense pour Dieu dans sa création ;

et si l'homme raisonnable lui-même ne peut réelle

ment pas faire des choses absurdes, pourquoi le

dirait-on de la Divinité ? Tout ce qui est déraison

nable, quoique possible d'après notre imagination

extravagante , Dieu ne le fera jamais , et il ne peut

pas le faire.

Appliquons maintenant ce principe si simple

à la destinée de l'homme sur la terre , et nous au

rons le résultat suivant : Dieu a une fois jugé con

venable de créer l'homme libre ; donc il ne peut plus

l'empêcher d'agir selon son bon plaisir ; il ne peut

plus Yempêcher de se livrer au vice et à l'erreur pré-

fcrablement à la vertu et la vérité.

En considérant l'homme en société , et comme

un anneau de la chaine entière des Etres , ces im

possibilités d'une certaine action de Dieu sur ses

créatures se compliquent ensuite à l'infini ; car dans

les masses la liberté d'un individu est encore modi

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fiée par celle de mille autres auxquels il est donné

de l'influencer plus ou moins. Il n'est pas jus

qu'aux objets inanimés r qui autrement pourraient

être soumis à un .calcul rigoureux , il n'est pas jus

qu'à l'homme physique , dont on sait que dépend

en partie l'homme moral, et aux autres Etres vivant

moins libres que l'homme, tels que les animaux

dont les instincts pourraient rigoureusement se cal

culer , qui ne soient modifiés ainsi de mille manières

par l'action libre des hommes, excluant entièrement

celle de Dieu.

Qui aurait cru, par exemple, que les bornes

de ce qui demeure possible à l'action divine sur

notre globe , dussent se rétrécir au point que Dieu

fût contraint de laisser mourir dans la rage et le

plus affreux désespoir , l'infortuné que l'impéritîe

ou l'atrocité humaine a enterré vif, plutôt que de

trancher exlraordinairement le fil secret qui l'attache

à la vie ? Cela est néanmoins prouvé tous les jours

par le fait ; car, quand par hazard on vient à rouvrir

la tombe de ces infortunés , leurs mains rongées et

leur bouche sanglante montrent assez quelle a été

leur triste fin. Ce n'est que dans des cas rares et

extraordinaires , et en sa qualité de Rédempteur , que

Dieu a pu déroger à cet ordre. C'est ainsi que le

Dr. Bertrand , dans son ouvrage sur Xextase magné

tique , cite plusieurs martyrs qui furent tenus dans

un état d'insensibilité corporelle pendant tout le

tems qu'on les tourmentait à mort, et qui chan

tèrent des hymnes jusqu'au moment qu'ils rendirent

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l'âme. Mais dans l'ordre des choses admis , il est

devenu impossible à Dieu de venir au secours de

tous ces malheureux par ce que nous appelons un

miracle, et cela par la seule raison qu'aucune at

teinte ne doit être portée à leur liberté morale, ou à

celle des Etres en rapport avec eux , soit corporels

soit transformés et passés à l'état d'esprits.

Sous le point de vue de la moralité du genre

humain par conséquent, Dieu ne peut faire autre

chose que suivre les individus, et surtout les masses,

pas à pas. Son action par Yexemple , en paraissant

au milieu d'eux sous laforme du mortel le plus ver

tueux et le plus aimant possible , est la seule action

concevable. Toute autre influence est devenue ri

goureusement impossible.

Le vague dans lequel l'esprit humain était resté

jusqu'ici relativement à ce qui est possible à Dieu

en fait d'influence morale , venait de ce que chaque

individu se croyait plus ou moins isolé dans la

création , et de ce que la philosophie a cru pouvoir

considérer les sociétés entières comme isolées. Mais

ces idées sont tout-à-fait erronnées. Non-seulement

les hommes terrestres s'influencent nécessairement

tous les uns les autres ; non-seulement les hommes

esprits continuent à s'influencer entre eux ; mais ces

derniers doivent même conserver une certaine action

sur lés habitants des globes matériels. Le grand

ensemble que la création doit former le requiert

impérieusement. Et quant au lien secret qui nous

unit tous au Créateur individuellement , il est bien

A

Page 26: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

plus étroit qu'on ne l'a jamais pense. Il est méta-

physiquement impossible que le Créateur isole de

lui un moi ou un Être intelligent quelconque, de

lui qui est le moi ou Yintelligence suprême. Quand

un pareil isolement serait possible dans la spécula

tion , il ne le serait point dans le fait. 11 faut ab

solument que Dieu garde toujours entre ses mains

les rênes de la conduite des individus, comme de

l'ensemble , si l'ordre éternel ne doit point être

troublé. Nous avons déjà remarqué que l'on peut

dire : Dieu n'a pas créé l'homme ; mais il le crée

continuellement , puisque faire une chose dans un

tems pour qu'elle continue à exister ensuite par

elle-même dans un autre tems, serait une imper

fection, dans l'Etre éternel ; eh bien ! on doit dire

de même : Dieu ne nous a pas simplement influen

cés au moment de notre création , mais il nous in

fluence incessamment ; et par là même il ne peut

pas tout sur notre conduite , puisqu'il nous a laissés

en même "tems libres de résister plus ou moins à

celte influence, et de la modifier sans cesse selon

notre bon plaisir.

Ces considérations sont encore de nature à nous

faire trouver plus concevable l'action de Dieu sur

nous comme homme, que son action comme être

infini et absolu ; et cette vérité ressortira" de plus

en plus.

Page 27: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

20

CHAPITRE IV.

La Liberté.

Examinons maintenant avec attention la nature

de la liberté de l'homme. Il eût peut-être fallu

l'avoir déja bien comprise pour raisonner pertinem

ment sur la question précédente ; mais toutes ces

grandes questions tiennent si étroitement l'une à

l'autre qu'on ne sait au juste laquelle il serait plus

avantageux de traiter la première.

La liberté de l'homme a toujours été considé

rée comme l'abîme de son esprit. Bien que sous

certain rapport elle offre les qualités de Yinfini,

elle n'est point, toutefois, rigoureusement insoluble,

comme la liberté de Dieu, laquelle se doit combiner

en même tems avec son éternité et son immutabilité.

Les deux réflexions suivantes serviront à éclaircif

cette matière abstruse : Selon nous , d'un côté les

philosophes n'ont point assez restreint notre liberté

morale; de l'autre ils ne l'ont pas assez étendue.

Expliquons et prouvons ces assertions.

En premier lieu , la liberté de l'homme est

moindre qu'on ne l'a cru ; parcequ'il ne -dépend

pas de lui de se changer au moral aussi facilement,

ni aussi vîte , qu'on l'a supposé. Chaque individu

hérite de ses ancêtres une nuance de caractère mo

ral qui lui restera toute sa vie, et qui se trouve

encore modifiée , surtout dans ses premières an

nées, par l'influence de ses contemporains. La

Page 28: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

conformité extérieure des traits des individus le

prouverait, si les caractères nationaux n'étaient

pas une chose généralement admise. Un jeune

Caraïbe et un jeune Européen sont certainement

deux Etres fort différents pour les dispositions mo

rales , même avant d'avoir ressenti l'influence de la

société ; et avec toutes les ressources de l'éducation

vous n'en ferez pas deux hommes semblables. Or

ce qui se remarque chez les peuples , doit avoir lieu

en petit dans les familles. Il y a des exceptions,

nous ne le nions pas; mais ces exceptions ne font

que confirmer notre assertion en thèse générale.

Ces exceptions d'ailleurs ont aussi leurs causes par

ticulières ; et si une marche uniforme était toujours

suivie dans la propagation de l'espèce , elle se ferait

de même remarquer dans les caractères. L'enfant

d'une famille princière , par exemple , serait d'ordi

naire portée à la fierté et à l'amour du commande

ment , tout comme le rejeton d'une famille d'ou

vriers simples et laborieux serait naturellement

timide et soumis. Les dispositions aux vices comme

aux vertus et aux talens se transmettraient ainsi

dp père en fils : et on pourrait y compter hardi

ment dans la plupart des cas. J'en suis si con

vaincu pour ma part, que dans une famille de

souverains bien réglés dans leur conduite, la légi

timité ne me paraîtrait plus un problême , mais un

principe fondé dans la nature , et donnant des droits

réels à l'enfant qui vient de naître. Et quand je

vois sortir au contraire un conquérant de la lie du

Page 29: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

22

peuple , je suis toujours tenté de croire que c'est

du sang royal qui cherche à remonter vers sa source.

Quoiqu'il en soit, il résulte toujours de ces

considérations que les individus sont généralement

jetés dans un cercle, dans lequel ils peuvent se

mouvoir , mais dont ils ne leur est pas donné de

sortir. Il faut , en effet , que l'homme combatte

souvent pendant des années, pendant sa vie en

tière , un défaut qu'il a clairement reconnu , et qu'il

hait lui-même le premier. Nos penchants tiennent

si profondément à la racine de notre être , ils sont

tellement identifiés avec notre organisation et avec

notre vie intime , que la meilleure volonté, la plus

forte résolution, ne suffit pas à anéantir un défaut

dans un moment. La prière même et le secours de

Dieu ne sont pas en état d'opérer cette merveille ,

laquelle serait plus que miraculeuse , puisqu'elle est

d'une impossibilité absolue. Dieu n'a jamais pro

mis, et n'a jamais pu promettre, qu'il ferait tout

par lui seul, et en un instant , sur la requête de

l'homme ; il faut que l'homme coopère à son amé

lioration ; laquelle , par suite , est lente , et ne se

fait que par progrès insensibles *). Peut-être même

qu'un défaut ne sera jamais complètement anéanti :

Les anges conservent des taches aux yeux de l'Eternel.

Par la même raison les hommes ne sont pas

*) „Vois, o IsraëL," est-il dit dans l'ancien Testa

ment, „ si tu veux t'attacher à ton Dieu , et former

une alliance avec lui;" et la même chose est dite

à chaque homme en particulier.

Page 30: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

23

tous propres, à une pratique égale des différentes

vertus. Il ne dépend pas plus de nous de les pra

tiquer toutes en un dégré extraordinaire, qu'il ne

dépend de tous les prêtres d'être des Vincents de

Paule et des Fénélons , ou de tous les poètes d'être

des Virgiles et des Racines.

S'il est généralement reconnu que nos facultés

morales tiennent en partie à la conformation de

notre cœur et de notre cerveau, il est clair qu'il

faudrait un miracle matériel pour nous changer,

tout comme il en faudrait un pour guérir une per

sonne qui aurait quelque partie noble entièrement

viciée. Néanmoins , nous nous hâtons de l'ajouter,

cette observation , encore , il ne faut pas la pousser

trop loin: Avec le lems et du zèle le moral peut

rectifier le physique , tout en suivant les lois ordi

naires de la nature ; de même que dans la maladie

la plus désespérée le ciel peut encore exaucer plus

ou moins la requête fervante d'un patient , en l'é

clairant , lui ou ceux qui le soignent , sur les vrais

remèdes à employer, et le guérir par conséquent

sans recourir à un miracle proprement dit.

Des hommes excellents ; travaillant à leur per

fection morale avec une ardeur inquiète, voyant

qu'ils ne pouvaient pas faire de leur liberté tout

l'usage qu'ils désiraient , sont allés quelquefois jus

qu'à demander que Dieu la leur retirât, afin de

n'être plus que de purs instrumens entre ses mains.

Ils se persuadaient sans doute qu'en faisant cette

demande eux-mêmes, librement, ce n'était plus Dieu

Page 31: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

24

qui était censé toucher au dépôt sacré de leur liberté

morale : néanmoins une telle prière ne peut être

qu'indiscrète. Quand il nous arrive de succomber,

malgré notre meilleure volonté , il ne nous reste qu'à

nous humilier, et à faire des résolutions encore

meilleures pour une prochaine occasion, afin de

guérir peu à peu et avec le tems. Dieu ne peut ni

ne veut toucher à notre liberté , qui fait précisément

le prix de notre Etre. Lui seul aussi peut savoir

jusqu'à quel point il doit assister chaque individu ,

meme sur sa propre requête, vû qu'il ne saurait y

avoir devant lui de privilégié, et que les intérêts et

les passions de ses enfans se croisent de mille ma

nières. Lui seul enfin peut apprécier au juste le

degré de notre sincérité et de notre bonne volonté,

sur lesquelles nous nous faisons nécessairement illu

sion, ainsi que le prouve le fait même de nos

rechutes , et celui de la non-intervention du Très-

haut , qui certes n'est jamais en retard quand il

peut nous être utile.

Si donc il peut être permis de demander à Dieu

de n'être plus qu'un instrument entre ses mains, il faut

toujours se rappeler qu'il ne peut être question que

d'un instrument vivant, agissant, et non d'un in

strument mort.

En second lieu si nous considérons l'homme

en général, ou les hommes en masse, nous trouvons

que le degré de leur liberté est plus grand, qu'on

ne le pense communément. C'est sou? ce point

de vue seulement qu'il est vrai de dire de l'homme

A

Page 32: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

28

peut se perfectionner ou se dégarder à l'infini.

Pour ce qui est du champ du perfectionnement du

genre humain , il est absolument illimité. Eternel

lement les hommes pourront se rapprocher de leur

grand modèle, le Père de la nature, le Père céleste,

sans jamais l'atteindre. Et quant au champ de leur

dégradation, il n'a été circonscrit que par le fait

même de la Rédemption, à l'époque où cette dégra

dation , ayant rompu toutes les digues et menaçant

d'entrainer l'universalité des Etres, était devenue

intolérable aux yeux de l'Eternel. L'homme indi

viduel peut, à la vérité, continuer à se dégarder

indéfiniment dans le cercle particulier qui l'envi

ronne -, mais l'homme collectif ne le peut plus. Par

le fait les masses ne sortiront plus du cercle qui

leur à été tracé par Celui qui a dit a leur passions,

comme autrefois à la mer : Tu n'iras pas plus loin ;

là se brisera la rage de tes flots.

Le premier homme (car il faut bien que vous

en supposions un premier pour pouvoir raisonner

clairement, quoiqu'il soit aussi philosophique de

dire que Dieu a toujours été créateur , que de sup

poser qu'il ne l'est devenu que dans le tems , ce qui

ramène la question insoluble de l'éternité), le premier

homme disons-nous , a nécessairement du Etre plus

restreint dans ses pensées, ses connaissances et ses

volontés , que les suivans ; puisque Dieu était forcé

de réserver à chacun de ses enfans le plaisir de la

découverte de quelque nouvelle vérité, ou celui de

mettre quelque nouvelle vertu en honneur sur la

2

Page 33: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

terre : de là cette latitude plus immense donnée aux

masses ; et quil ne faut jamais perdre de vue quand

on veut raisonner pertinemment sur la nature de la

liberté. Cette vérité parait évidente dès qu'on y est

rendu attentif ; et il suffit de l'indiquer. Les deux

chapitres suivans serviront, du reste, à l'éclaircir

et à la confirmer. Nous ajouterons seulement , en

terminant celui-ci, que chacun peut facilement se

convaincre que dans le fond la racine de sa liberté

morale lui reste toujours , à tout âge et dans toutes

les situations de la vie. Il peut le voir non seulement

par là nature des reproches de sa conscience, qui

certes ne se soulèverait pas contre une action faite

nécessairement, mais surtout il le pourra quand il

voudra se faire une légère violence dans de petites

démarches qui ne sont pas sous l'influence de quel

que passion devenue trop impérieuse. Dans ce cas

chacun voit clairement quil peut faire précisément

le contraire de ce qu'il désirerait ; tout comme entre

deux chemins inégaux de sa promenade il petit pren

dre le plus difficile et le.moins agréable, par la seule

raison que telle est sa volonté. Et si l'on peut se

surmonter dans les petites choses , on le peut aussi,

avec letems, dans les grandes, à mesure que l'on

regagnera du terrain sur les passions que l'on avait

eu l'imprudence de laisser trop grandir.

Page 34: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

1 27

CHAPITRE V.

L'homme moral placé partout entre les infinis.

Quand nous avons avancé , il y a quelques an

nées , que l'homme moral devait nécessairement se

trouver placé entre les infinis de quelque côté qu'il

se tourne, nous entendions déjà tout ce que nous

venons de dire, savoir que dans son perfectionne

ment comme dans sa dégradation l'homme ne ren

contrait aucune bornes absolument insurmontables :

seulement alors nous n'avions pas encore distingué

entre l'homme individuel et l'homme collectif. Nos

propres idées s' étant étendues depuis, il nous sera

peut-être plus facile de nous faire bien comprendre ;

car nous n'avons fait au fond , que nous confirmer

dans le même sentiment, qui n'est qu'une suite né

cessaire d'une liberté morale dont la nature même est

d'être illimitée , et sous ce rapport, parfaite.

Pour peu que l'homme soit déraisonnable, il

peut , sans être proprementfou selon le monde , par

venir à se prouver qu'il n'y a point de Dieu, ou que

Dieu ne se mêle pas des choses humaines ; qu'il n'y

a point de vie future, et parconséquent aucune dif

férence essentielle entre le bien et le mal ; que toutes

les vertus et tous les vices peuvent se confondre,

selon les tems et les lieux ; qu'enfin, et a plus forte

raison , le christianisme n'est qu'un amas de doctrines

plus ou moins absurdes , fruit du fanatisme et de la

faiblesse humaine. Et, en effet, l'homme ne peut

Page 35: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

28

se concevoir entièrement libre qu'en le supposant

ainsi placé partout entre les infinis: en d'autres

termes, pour que notre liberté morale soit complète,

il faut que Dieu se soit pour ainsi dire éaché et qu'il

nous ait entiérement abandonnes à nous-mêmes. Si

une main visible nous présentait incessamment du

haut du ciel une riche récompense pour chaque bonne

action, nous ne serions point libres de ne pas les

accomplir , et si le châtiment était toujours prêt pour

chaque action mauvaise, nous n'aurions aucun mérite

de les éviter. Supposez un ordre de choses différent ,

ou l'homme ne sera plus libre du tout , pas plus que

la pierre qui tombe, ou bien il sera libre comme

Dieu , c'est à dire qu'il ne sera libre que dans le bien ,

qualité exclusivement réservée à l'Etre suprême. Pour

que l'homme fût libre entre le bien et le mal dans

toute la rigueur de l'expression, il fallut que son es

prit pût se retourner d'une manière si admirable',

que sa liberté demeurât encore entière , même alors

qu'on lui oppose telle barrière qui dans le premier

momentsemble insurmontable. Unathée, parexem-

ple , parvient après de longues méditations à recon

naître enfin l'existence de Dieu et l'action de sa pro

vidence sur les destinées de cet univers: dans le

premier moment cet athée peut se croire capable de

pratiquer toutes les vertus sous les yeux d'un pareil

témoin de ses actions; cependant une aussi heureuse

disposition n'est point nécessairement durable. Peu

à peu , ce même homme fera tant de raisonnemens

sur ses rapports avec Dieu , et sur la manière dont

Page 36: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

l'Etre infini doit envisager le mal dans ses faibles

créatures , qu'insensiblement il mettra moins de sé

vérité dans ses jugemens , et par conséquent dans

sa conduite ; et à la fin il sera à peine plus moral qu'au

paravant : au contraire , il pourra devenir plus cou

pable qu'il n'était , s'il ne fait pas les efforts conve

nables pour vivre d'une manière digne de ses nou

velles convictions.

Mais, dira-t-on, si les principes que vous déve

loppez sont vrais , comment les accordez-vous avec

le christianisme? comment expliquez vous par exem

ple , les miracles qui doivent avoir été opérés lors de

l'apparition de la Divinité sur la terre ? Ces miracles

n'ont-ils point porté atteinte à la liberté des hommes?

Comment résister à la vue d'un miracle ?

Nous répondons que les miracles de l'Evangile

eux-memes , qui au premier coup d'œil sembleraient

avoir dû forcer l'assentiment des hommes, les ont

encore laissés libres. Que dis-je? ces miracles, les

hommes les ont pu tourner contre le christianisme ,

en les déclarant impossibles , et par suite supposés.

Cette objection n'aurait tout au plus quelque force

qu'à l'égard des temoins oculaires, nccessairement

ébranlés dans le premiermomentpar ce qu'ils voyaient,

si l'on ne savait pas d'ailleurs qu'ils avaient été pré

parés à ces événemens longtems d'avance, et qu'ils

avaient nécessairement acquis un dégré de foi et de ré

solutionmoraleauquel lavue d'un miraclenepouvait à

peu près plus rien ajouter. Personne ne sait mieux que

l'intelligence suprême quel coup la vue d'un miracle

Page 37: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

30

porte à la liberté humaine : voilà précisément pour

quoi elle en a été si avare. Les miracles de l'Evan

gile ont été ménagés d'une manière si admirable par

la providence , qu'ils suffisent à l'homme de bonne

volonté, tandis qu'ils n'ont aucune importance pour

ceux qui ne sont pas encore mûrs pour le royaume

de Dieu. Les miracles, en un mot, ont été opérés

pour les masses, pour l'universalité des Etres sensi

bles, et non pour les individus. Pour les individus

Dieu n'en fait point , il ne peut point en faire , il est

forcé, comme nous l'avons dit, de laisser mourir

un malheureux dans la rage et le désespoir , plutôt

que de toucher par un miracle à son organisation

physique. Et ceci peut être étendu jusqu'au moral ,

en tant que le physique l'influence.

Encore ici donc il faut distinguer entre l'homme

individuel et l'homme collectif ou le genre humain

en masse , car il se meuvent dans des cercles tout à

fait différents. L'un ne peut devenir qu'un peu

meilleur ou pire que ses contemporains ; l'autre peut

passer de l'état angélique à l'anthropophagie , et de

l'anthropophagie à la philanthropie chrétienne.

L'homme primitif , par la même raison, a pu être cob-

pable , par exemple, de vouloir scruter des questions

philosophiques que les hommes sont louables d'étu

dier au 19me siècle.

Il est bien vrai qu'un philosophe, qui, n'étant

encore que déiste , ne connaissant Dieu que comme

Etre absolu ou infini sous tous les rapports, et

n'ayant point encore fait la distinction entre l'homme

Page 38: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

51

A

individuel et la masse des Etres intelligents , soutien1

drait que pour être moralement libre il doit être,

lui, placé partout entre les infinis , ce philosophe

aurait atteint le degré suprême de l'orgueil de l'esprit ;

car il aurait accaparé pour lui seul toutes les connais

sances de philosophie morale qui ne devaient être

distribuées qu'a la masse de ses semblables *).

Etant venu néanmoins au 19me siècle, il pour

rait n'être pas plus coupable que chacun des philo

sophes ses devanciers, pris individuellement, qui

tous auraient contribué à le pousser au point où il

serait parvenu.

Mais qu'on se figure le premier des humains

voulant entrer avec le Créateur dans toutes les dis

cussions métaphysiques que nous traitons dans ces

*) Nous avons déjà eu occasion de dire que le mot

absolu est une expression inventée , ou du moins

consacrée par l'école d'allemagne (car nous l'avons

déjà vu employée par Rousseau). Nul doute que les

philosophes de ce pays ne sachent attacher à ce mot

une idée adéquate: pour nous, néanmoins, nous

avouons en toute humilité , que nous ne pouvons pas

même comprendre l'infini sous un seul rapport. Il nous

semhle qu'il serait tout aussi facile d'emhrasser le

soleil avec ses rayons , ou de disséquer sa lumière.

Et encore ici nous nous persuadons que l'on raison

nerait à la fois avec plus de clarté , plus de facilité,

et surtout avec plus d'utilité, si on voulait voir la

Divinité dans le Dieu-homme, voilée simplement sous

la lumière du Thahor, plutôt que de la chercher

dans rabsolu. Il est vrai que cette lumière du Tha

hor, est elle-même déjà trop brillante pour certains

yeux.

Page 39: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

chapitres; quelle audace! Dieu, qui s'était néces

sairement présenté à lui avec simplicité, et qui dans

l'intérêt de son bonheur n'avait pu lui recommander

que la modération en toutes choses, comme un père

le dirait encore aujourd'hui à son enfant, ou un ami

à son ami, Dieu, disons-nous, ne pouvait que se

retirer d'un pareil raisonneur, et le priver de ses

rapports directs , pour se contenter d'influencer ses

pensées , entant que Dieu invisible , jusqu'à ce qu'il

pût se représenter à lui dans des conjonctures plus

favorables. Aussi est-ce là précisément ce qui est

arrivé selon la croyance chrétienne. Seulement,

au lieu d'un seul individu auquel nous avons supposé

cette pétulance d'esprit , plusieurs ce sont réunis pour

en partager la culpabilité. Et quand la mesure a

été comblée ,' ou dans la plénitude des tems, l'Etre in

fini s'est présenté aux hommes comme Bédempteur,

leur recommandant avant tout la douceur et l'humi

lité. Ce sont les vices des hommes, et principale

ment leur orgueil , qui ont forcé la Divinité à se déro

ber à leur présence : et ce n'est qu'à l'époque mysté

rieuse appelée par l'Écriture le milieu des Jours

ou des années , c'est à dire , au moment où Funiver-

salité des humains éprouvait le besoin de la solution

des difficultés que nous avons mis dans la bouche de

l'un d'eux, que le Créateur s'est reproduit; et cela

avec l'appareil nécessaire pour maîtriser leur esprit

aussi bien que leur cœur; car l'un avait autant

besoin de réhabilitation que l'autre.

Page 40: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

33

Il n'y a que ces considérations qui puissent jeter

toute la lumière nécessaire sur la conduite de Dieu

envers le genre humain, sur la marche, sur lé

mode adopté pour sa réhabilitation , et jusque sur

les expressions dont Dieu s'est servi en se manifes

tant à eux. Dieu à toujours parlé, à la fois, à

l'homme collectif, c'est à dire à l'homme en général ,

à l'universalité des Etres, et à l'individu; et ce qui

ne se conçoit pas pour l'un, se conçoit très bien,

appliqué à l'autre.

CHAPITRE VI.

Pourquoi: ou Nature de Tesprit philosophique.

D'après ce que nous venons de voir, l'esprit

humain est tellement fécond qu'il peut continuelle

ment passer de la cause à l'effet et de l'effet à la cause ;

car on sait qu'ils se transforment incessamment l'un

dans l'autre, à mesure que l'on remonfe ou que l'on

redescend dans l'examen d'une chaîne de vérités.

L'homme , en discutant des vérités de morale ou de

méthaphysique , peut poursuivre ainsi les chaînons

à l'infini. Après chaque assertion il peut articuler

un pourquoi. Si, dans les sciences exactes, on

trouve toujours à la longue un axiome d'une évidence

si frappante que tout pourquoi ultérieur devient ab

surde, il n'en est pas de même des questions dont

il s'agit; surtout quand on les considère dans le

grand ensemble, ou le système complet qu'elles doi

2 *

Page 41: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

vent former. Ici l'esprit orgueilleux peut continuer

de scruter sans jamais s'arrêter, ne reconnaissant

jamais pour évident ce qui parait tel aux autres.

Que dis-je? l'esprit peut trouver des raisons pour

infirmer ce qui lui avait paru évident à lui-même.

Le miracle que l'on a vu de ses propres yeux , n'en

sera plus un; si l'on veut, au bout de six semaines :

on a mal vu; on a été trompé; on ignore toutes

les ressources cachées de la nature.

Une application de ces principes généraux à

un cas particulier les rendra encore plus clairs, et

fera mieux comprendre ce qui a été dit jusqu'ici.

On sait que Jean-Jacques se plaignait souvent que

Dieu ne. vînt point lui parler , comme il avait parlé

à Moyse , aux prophètes et aux apôtres. Si Jean-

Jacques avait réfléchi plus profondément sur la na

ture de l'esprit humain , il en eût trouvé lui-même

facilement la cause. Moyse , d'abord , vivait à une

époque où Dieu avait des raisons d'agir sur l'uni

versalité du "genre humain, qu'il n'avait plus du

tems de Jean-Jacques; la suite des démarches divi

nes développant le grand système de la Rédemption,

depuis Abraham jusqu'à la mort de Dieu-homme ,

le prouve sans replique. Et il faut dire la même

chose de tous les prophètes jusqu'aux apôtres ; car

ils entraient tous dans ce plan. •

Rien de plus frappant ensuite que la différence

de caractère entre Jean-Jacques et ces différents ser

viteurs de Dieu. Moyse, entre autres, se rendit

facilement , comme on sait , à tout ce que la voix

Page 42: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

35

partie du buisson enflamme demanda de lui ; mais

voyez quelles explications interminables Jean-Jac

ques eût entammées avec cette voix ! quelle suite de

pourquoi il eût entassés avant de se rendre , si tant

est qu'il se fût jamais rendu! Qui est-ce qui me

parle? eût-il demandé. Voilà qui est singulier,

une voix en l'air , sans un corps d'homme d'où elle

parte ! un buisson qui brûle et ne se consume pas !

c'est un vrai miracle*, c'est à devenir fou ! Pourquoi

ne vous montrez-vous pas, vous qui me parlez?

Qui êtes-vous ? — Je suis celui qui est ! — Oh !

voilà un grand mot ! il paraît meme profond ce

mot ; je m'éditerai là-dessus : mais en attendant

pourquoi ne me dites-vous pas clairement que vous

êtes Dieu , puis que c'est bien cela que vous voulez

me dire? Pourquoi n'ajoutez-vous pas que vous

êtes le Dieu absolu ; afin que je ne puisse pas vous

confondre avec tous les autres Dieux des nations,

et vous croire seulement un Dieu un peu plus fort

et plus puissant qu'eux? — Comment d'ailleurs

me prouverez-vous ce que vous avancez? comment

pourrai-je savoir que je ne suis point la dupe de

quelque esprit de mensonge qui pourrait m'en dire

tout autant?

Ou bien , en supposant , qu'entrant dans ses

idées , Dieu se fût montré à Jean-Jacques , voyez

quelles autres réflexions il eût ajoutées. Bien! se

fût-il écrié: voilà maintenant quelque chose de plus

humain qu'un buisson ; vous avez pris les traits de

l'homme ; mais ces traits conviennent-ils bien à la

Page 43: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

36

Divinité ? L'Etre infini peut-il se présenter comme

un Etre fini? Peut-il prendre une forme? Ou si

j'accorde, ce qu'il n'est guère possible de nier, que

la forme humaine est géométriquement parlant la

forme la plus parfaite , et par suite la forme indis

pensable par laquelle un Etre sensible et intelligent

puisse entrer en rapport avec un autre ; quelle rai"

son suffisante aviez-vous de prendre telle nuance de

figure plutôt que telle autre? — Bref, il est évi

dent que les comment et les pourquoi de Jean-

Jacques n'eussent jamais eu de fin. Et quelques

singulières que paraissent toutes ces questions ainsi

réunies , il est certain que Jean-Jacques les eût fai

tes; non pas, il est vrai, en un moment; mais à la

longue: ou du moins d'autres philosophes sub

séquents les eussent faites pour lui.

Le déiste, en effet , qui ne croit pas que la voix

de la conscience, combattant tous les jours ses mau

vais penchants et le tourmentant malgré qu'il en ait,

est la voix même de Dieu, ne le croira jamais d'au

cune voix extérieure , quelque merveilleux que lui

paraissent dans le premier moment des sons articulés

se faisant entendre en l'air. Il n'y a que le héros

de lÉvangile qui ait le droit d'être cru sur parole

quand il se déclare le créateur en personne. A tout

autre Etre , fût-il l'ange le plus resplendissant de

lumière, le philosophe serait en droit de demander

des preuves qu'il lui serait impossible de fournir.

Ce n'est qu'en se personnifiant, ce n'est qu'en se

montrant comme un de ses semblables , et le meil

Page 44: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

37

leur de tous, que l'Etre infini a pu maîtriser l'esprit

de l'homme , comme il a maîtrisé ses passions.

Si du reste, peu de personnes ont eu comme

Jean-Jacques la franchise d'avouer publiquement le

désir orgueilleux que la Divinité vienne leur parler,

le nombre de ceux qui ont pensé la même chose dans

leur cœur sans le dire , est plus grand. Et à ceux

là nous promettons que leurs vœux seront exaucés

sous les conditions suivantes. Qu'ils écoutent d'a

bord en tout la voix de leur conscience ; qu'ils dé

fèrent d'abord aux bons avis d'un père , d'une mère,

d'un maître éclairé , d'un véritable ami , autant de

moyens indirects par lesquels le Seigneur s'adresse à

eux (parceque le Seigneur souhaite autant que nous

ayons des rapports d'amour et de reconnaissance

entre nous qu'avec lui) ; alors il pourra aussi s'établir

un rapport ou un entretien direct. En d'autres

termes , pour s'entendre adresser la parole du Très-

haut, il faut etre devenu assez humble pour n'être

point scandalisé de son étonnante simplicité' : il faut

s'être mis, en un mot, en état de la comprendre.

Quand ces conditions sont remplies*, alors la possi

bilité du rapport existe , et on peut le solliciter avec

la confiance d'être exaucé ; quoique l'homme mo

deste se persuadera toujours difficilement qu'il a

réussi à remplir ces conditions. Si Jean-Jacques

avait pu se persuader que Dieu est humble il était

plus fait que qui ce soit pour reconnaître la Divinité

absolue de Jésus-Christ ; car , lui que l'on a décrié

Page 45: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

58

commè le plus odieux des incrédules modernes,

était encore plus près du vrai christianisme que tous

les philosophes ses prétendus disciples , et que la

plupart peut-être de ses détracteurs. Mais la plus

grande maladie du genre humain était cet orgueil

qui dans ces derniers teins était parvenu à son apo

gée : les savans et les philosophes marchaient en

tête ; ils prêtaient leur propre morgue à la Divinité,

et l'univers les suivant en masse , il était impossible

qu'on se fit de Dieu aucune idée exacte.

CHAPITRE VH.

Si: ou les Conditionnels.

La nature même de la liberté de l'homme sup

pose qu'il y a pour lui des futurs conditionnels.

Tous les évènemens futurs qui ne dépendent pas

de causes libres, il peut les prévoir avec certitude:

une éclypse peut être calculée des milliers d'années

d'avance. Les conjectures de l'homme ont encore

prise sur les déterminations morales des Êtres dont

le degré de liberté n'est point parfait ; et les proba

bilités qu'il en peut tirer sur certains évènemens

futurs de ce genre, peuvent approcher de si près

de la certitude qu'elles lui en tiennent lieu. Ainsi

il peut parier mille contre un , que , dans tel tems,

telle occasion, tel ivrogne fera un excès; que tel

homme colère s'emportera ; que tel avare fera une

Page 46: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

59

petitesse ; que tel débauché se laissera entraîner à

une bassesse ; ou bien que tel personne aux senti-

mcns généreux fera telle action louable. Le com

merce de la vie , les transactions civiles et politiques,

ne reposent en général que sur cette base. Mais la

science et. les conjectures de l'homme seront en dé

faut chaque fois qu'il devra intervenir un agent assez

libre pour dérouter ses prévisions. C'est alors que

se forment les évènemens conditionnels, et que

l'esprit scrutateur arrive à ces points où il est forcé

de dire : si telle cause est posée , il en résultera tel

effet; maisjusqu'à présentj'ignore si la cause sera

réellement posée ou non. Ces points nous les

appelerons des nœuds. Pour l'homme il y a beau

coup de ces nœuds ; car sa vue est trés bornée quand

il la porte sur les causes secondes non encore déve

loppées; mais pour les esprits supérieurs, ils doi

vent être en moins grand nombre, puisque pour

eux les conditionnels se reculent d'autant qu'ils ont

acquis plus d'expérience ou de perspicacité.

Tout cela est clair et évident, et n'exige ni

développemens ni preuves ; mais on demande s'il y

a aussi des futurs conditionnels pour Dieu: en

d'autres termes , on demande si Dieu a pu, s'il lui

a été possible, de donner, ou non, aux hommes

une liberté telle , que lui-même ne pût plus prévoir

jusqu'à quel point ils s'égareraient dans les routes

du vice et de [erreur. Voilà la question que nous

avons osé soulever , que peu de philosophes ont eu

le courage de résoudre, comme nous, affirmative

Page 47: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

40

ment , et qui cependant nous parait d'une évïdenee

géométrique comme toutes les autres questions aux

quelles nous avons reconnu ce caractère.

Pour qu'il y ait en effet à l'égard de Dieu des

futurs conditionnels , il suffit que la liberté morale

du genre humain soit parfaite dans son genre ; or

qui peut nier qu'elle le soit? Ce caractère de la

perfection est inhérent à sa nature. Chaque homme

doit de toute nécessité arriver dans sa vie , plusieurs

fois peut-être, mais une fois très certainement, à

un point où sa liberté morale se mette en un équi

libre parfait : Et alors il devient rigoureusement

impossible, pour Dieu comme pour les esprits sub

ordonnés, de savoir d'avance s'il se décidera pour

le bien ou pour le mal. Dieu sera forcé de dire

alors comme l'esprit créé: si telle résolution est

prise par cet agent libre, elle sera suivie de tel

effet. Mais prendra-t-il cette résolution? je ne puis

le savoir, puisqu'il m'a plu de lui donner une li

berté absolue. Donc il y a , même pour Dieu , des

futurs conditionnels.

Et que l'on ne pense pas que par là on re

tranche quelque chose aux perfections et aux préro

gatives de l'Etre des Etres ; car , d'un autre côté,

même dans ce système , la science de Dieu ne de

viendra en rien incertaine ; elle ne deviendra jamais

conjecturale comme celle des hommes, qui, se

décidant souvent mal à propos , s'exposent à l'er

reur : elle sera conditionnelle purement et simple

ment, quoique toujours infiniment certaine. Et

Page 48: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

puis, si dans l'hypothèse d'une liberté parfaite, la

prévision certaine devient métaphysiquement im

possible , impossible comme le sont les impossibilités

géométriques et mathématiques , il devient par là

même absurde de réclamer une prérogative pour

quelque esprit que ce soit , pour Dieu comme pour

tous les autres. Dieu lui-même , dans ce cas , n'a

voulu , et ne veut prévoir les résolutions de l'homme

que conditionnellement. Et personne sans doute n'a

le droit de lui dire : Pourquoi cela ? Il est assuré

ment bien le maître de faire une telle disposition.

Je voudrais le voir ce philosophe , ce métaphysicien

ou ce théologien assez hardi, pour oser soutenir

qu'il ne la pas pu , et que cela n'a pas dépendu

de lui. Cette impossibilité pour Dieu de percer au

delà de ces sortes de futurs conditionnels , nous le

répétons , ne vient que de cette bonté , de cet amour

immense , avec lequel il a accordé à ses créatures

sensibles une liberté si entière, si parfaite, si abso

lue, que lui-même ne pût plus prévoir toutes les

résolutions qu'il leur plairait de prendre. Dans cette

grande question , le philosophe se trouve nécessaire

ment entre deux difficultés opposées ; il faut , de

toute nécessité , qu'il retranche ou à l'amour , ou à

la science de la Divinité , et il n'y a pas à balancer;

entre deux inconvénients on choisit le moindre.

C'est Dieu qui a mis son amour au-dessus de toutes

ses autres perfections; ce n'est point nous ; ce n'est

point à nous à nous en plaindre; ce n'est pas à nous à

porter pour cela une main téméraire sur sa liberté,

Page 49: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

44

Nous ajouterons seulement encore ici, qu'en

faisant l'application de cette question des futurs

conditionnels à Dieu-homme, ou Dieu-Rédempteur,

l'esprit , de nouveau , demeure plus vite et plus faci

lement satisfait, qu'en l'appliquant à Dieu infini et ab

solu. En entendant, en effet, le héros de la croix

déclarer qu'il a prévu la conduite morale du genre

humain aussi longtems d'avance qu'il [a voulu,

on ne sera guère tenté de lui faire des questions

ultérieures.

Mais il est surtout intéressant, pour chacun,

de faire l'application de la question des futurs lihres

à sa propre destinée, ou à celle de quelques uns

de ses contemporains. Aucune considération n'est

plus propre que celle-ci à nous rendre indulgens

envers tout le monde; et nous enverrons ce peu de

mots en avant, comme pierre d'attente pour notre

chapitre sur la Tolérance. On peut dire, par

exemple, si tel philanthrope connu, de l'Europe,

fût né en Amérique , il eût été un anthropophage.

Si tel misérable qui expie sur l'cchafaud un

effrayant attentat, eût vécu vingt ans de plus,

il eût réparé tous ces torts et eût reconquis l'estime

de ses concitoyens. Si tel mendiant était né avec

tant soit peu de fortune, il eût été le bienfaiteur

du genre humain. Si tel homme solide et vertueux

que l'on présente comme un modèle au public,

fût né simplement avec un certain degré de faiblesse

du cœur, il serait mort en Grève. Si moi-même

je venais, encore aujourd'hui, à me trouver dans

Page 50: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

telles circonstances malheureuses, dans tel embarras

de famille, dans telle détresse de fortune, si j etais

entrainé par une simple imprudence, par l'amour,

ou par l'amitié, dans telle intrigue, je deviendrais

un faussaire , un homme dont l'histoire ne pronon

cerait un jour le nom qu'avec horreur. Il y a certes

de quoi devenir humble et modeste, quand on

pense que la bonté est souvent voisine de la faiblesse ,

et que la faiblesse est tous lesjours à la veille de commet

tre un crime. Il y a de quoi devenir humble et modeste,

quand on pense que quelques écus de plus ou de

moins dans la poche , que dis-je? des circonstances

plus insignifiantes encore , un regard , une prome

nade, un mot, peuvent changer entièrement notre

destinée sur la terre! Mais il-y-a de quoi trembler,

pour ceux dont le système de morale et de religion

n'est point encore développé ni entièrement arrêté ;

car ceux là vivent tout-à-fait au jour le jour , et ne

peuvent jamais assurer ce qu'ils feront ni ce qu'ils

seront le lendemain. O ciel ! quand je me rappelle

lestourmens, les peines d'esprit , qu'il faut souvent

endurer pour parvenir à la vraie foi , je ne puis envi

sager qu'avec une profonde commisération , ces per

sonnes du monde , ces prétendus philosophes qui se

font un trophée de leur incrédulité en fait de christi

anisme; qui se donnent si ingénument à eux-memes

le brevet d'hommes d'esprit, et plaisantent avec tant

d'agrément sur toutes les questions sérieuses de ce

genre ! Que de souffrances , me dis-je , il vous fau

dra encore endurer ! que de chagrins , que d'humi

Page 51: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

46

liations à dévorer! quels déchiremens de l'âme à

subir, avant que vous soyez mûrs pour l'éternité!

Il y a des individus si étrangement nés, si

singulièrement constitués , offrant un mélange si

bizarre de faiblesse , de grandeur d'âme , d'apathie,

d'éxaltation, un mélange, en un mot, de tant de

bonnes et de mauvaises qualités, de tant de vices

et de vertus, qu'il leur faut absolument passer par

les épreuves les plus terribles avant de parvenir à

la première condition de tout perfectionnement moral,

à la connaissance d'eux-memes. Bien des malfaiteurs

se sont crus les meilleurs des mortels, jusqu'à ce

que leurs crimes les ont conduits à l'échafaud ; ce

n'est qu'alors qu'ils se sont dit avec surprise: Tu

n'es qu'un monstre! D'autres ont été obliges de

monter sur des trônes pour reconnaître tout leur

orgueil , toute leur ambition, aussi bien que le néant

des choses humaines.

CHAPITRE VIII.

Les Degrés.

Tout dans la nature a certains degrés , et tout

développement se fait par progrés insensibles. C'est

une loi générale pour toute la création. Voyez les

plantes, les métaux et les minéraux: il faut toujours

un certain laps de tems pour amener leur formation;

et cette formation a lieu d'une manière tout-à-fait

Page 52: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

47

inaperçue. Quoique certaines plantes se dévelop

pent avec une telle rapidité, dans certains momens

favorables de l'année, qu'elles puissent croître quatre

à cinq pouces par jour, et s'avancer presque à

l'unisson avec l'aiguille d'une montre , on n'est point

parvenu néanmoins à suivre leur développement im

médiat, même à l'aide des meilleurs myeroscopes.

Nous n'exceptons pas memes ici les plantes appelées

Oscillatoires , dont les mouvemens indiquent plutôt,

qu'ils ne font voir la croissance. Tout ce que l'on

a pu apercevoir clairement, c'est la circulation de

la sève dans certaines plantes aquatiques. Or il en

est de même du règne moral, si on me permet

cette expression: Les progrès de l'homme dans le

bien et le mal sont également insensibles. Jamais

un scélcrat ne se forme du soir au lendemain, il

faut probablement plusieurs générations pour pro

duire des monstres tels que ceux qui. effraient quel

quefois la terre, comme il faut que la matière

électrique s'accumule pendant plusieurs jours pour

amener un orage. Et les vertus doivent croitre

encore plus lentement que les vices , la pente du vice

parmi nous, étant en général devenue rapide, et

le sentier ce la vertu difficile et escarpé.

Il est vrai , comme nous l'avons déjà remarqué ,

qu'il y a dans la vie de ces époques précieuses , où

l'homme arrive tout à coup à la découverte de quel

que grand principe qui peut servir de levier moral ,

et qui devient , en effet , entre ses mains un levier

assez puissant pour régler la plupart de ses démar-

-

Page 53: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

48

ches, et même de ses pensées et de ses sentimens.

On serait tenté de croire alors que cet homme dût

devenir aussi en un instant un homme tout nouveau;

et lui-même croit quelquefois que cela ne peut man

quer d'être le cas; néanmoins encore ici il faut recon

naître un progrès moins saillant qu'on pouvait l'es

pérer. Peu à peu l'esprit de cet homme, rayon

nant, comme le soleil, dans tous les sens, vers le

ciel comme vers la terre , ses passions le' tirant en

même tems de tous côtés, il finit par trouver un

contrepoids à toute espèce de force qui l'entraine.

Ce penseur même qui dans toute la force de l'âge,

et à force de philosophie , parvient comme il arrive

quelquefois de nos jours, à reconnaître le Créateur

du ciel et de la terre dans l'Être humble et mystérieux

qui s'est montré sur notre globe , et qui croit do

rénavant être capable de tous les sacrifices sous un

tel chef, ce penseur là même se trouve souvent,

à son grand étonnement, aussi faible et aussi im

parfait qu'auparavant: l'état d'énergie qu'il à éprouve

n'a duré qu'un tems, le vague est revenu peu a

peu par les efforts qu'a faits son esprit pour flatter

encore ses passions, et l'équilibre s'est presque ré

tabli. Dans ces occasions , souvent, quand l'homme

ne trouve plus d'autres raisons , il va jusqu'à mettre

à contribution la bonté même et l'amour infini

du Créateur, pour se donner sur certains points

une plus grande latitude. Une telle disposition

dans l'économie du salut a, je l'avoue , de quoi sur

prendre dans le premier moment ; mais avec un peu

Page 54: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

49

de reflexion on trouve qu'elle aUssi est dans la nature

des choses , et qu'il ne devait ni ne pouvait en être

autrement. Ce n'est qu'avec le tems , que l'homme

arrive à cette espèce de sabbat , ou d'état de repos ,

où l'orage de ses passions et de ses pensées s'ap-

paise ; quoique , encore après cette époque , le balan

cement des vagues doive se faire sentir, puisque

la vie consiste nécessairement dans le mouvement,

dans l'action, et que lorsqu'il n'y a plus progrès

réel, il faut qu'il y ait du moins encore variété

pour que l'esprit y conçoive autre chose que la mort.

On se fourvoie bien souvent dans les raisonne-

mens philosophiques sur l'état, ou le progrès

moral du genre humain, quand on ne fait point

assez d'attention à ces grandes vérités. L'un deman

dera, pourquoi, si le christianisme est une insti

tution divine, et son auteur le Créateur en per

sonne, la moralité de l'univers n'a pas encore fait

des progrès plus rapides et plus apparents. Un

autre fera la même question comme individu:

Pourquoi, s'écriera-t-il , ne suis-je pas capable de

marcher sans broncher dans les voies de la per

fection sous ce guide divin? Et il se découragera.

Tout cela tient à la nature même de la liberté.

Dieu n'y saurait rien changer. L'homme moral

se développe par progrès insensibles comme l'homme

physique. La vie corporelle est le type de la vie

spirituelle. Et quand le christianisme ne ferait

qu'un pas tous les siècles, quand il n'avancerait

5

Page 55: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

80

que d'un degré tous les mille ans , il ne faudrait pas

s'en étonner.

En se plaçant à cette hauteur , on est surpris de

voir les philosophes raisonner comme ils ont fait

souvent sur le meilleur des mondes. Demander si

le monde tel que nous le voyons, est le meilleur des

mondes possibles, c'est demander si un fruit qui

n'est point parvenu à sa maturité est le meilleur

des fruits. Ce n'est évidemment qu'en y joignant la

loi du développement graduel, que l'assertion de

Pope , Tout est bien , devient une vérité. A savoir

ensuite si par le fait notre monde deviendra jamais

le meilleur, c'est une question analogue: Il en est

de lui sans doute comme des individus; il pourra

se perfectionner éternellement. Et s'il est vrai que

le genre-humain, lui aussi, arrive à son sabbat,

ou à son jour de repos, il faut encore qu'il y ait

pour lui variété dans le bien et le bonheur, s'il

n'y a plus progrès proprement dit. Dans le ciel

même il faut que les évenemens arrivent encore

successivement, qu'il y ait pour ainsi dire histoire,

et que celle de la Rédemption , par exemple , se

développe sans fin, pour que l'on conçoive la vie,

le mouvement et le bonheur des sociétés éternelles.A

L'Etre infini, ou absolu, seul, est placé en déhors

ou au-dessus du progrès cl du changement ; l'homme

et l'univers sont seulement appelés à se rapprocher

peu à peu de cet état de perfection, et à s'en rap

procher éternellement sans l'atteindre.

Page 56: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

51

Ces degrés dont nous parlons , et qui peuvent

servir à rectifier un grand nombre de nos idées

dans les questions de morale ou de métaphysique ,

comme dans toutes les autres, se retrouvent partout.

On peut ainsi distinguer des degrés dans Yâme

humaine, ou dans le moi, parcequ'il y en a dans

la vie, et que chaque âme ou moi, n'est qu'un

degré de vie. Le moi d'un enfant qui vient de

naître est certainement moins développé que celui

d'un homme de trente ans. Le moi d'un homme

instruit est plus développé que celui d'un idiot.

Il y a une différence immense entre le moi divin ,

le 77ioi universel-, qui est Dieu , et le moifini d'un

homme créé à son image. Il n'est pas jusqu'aux

animaux qui n'aient un degré du moi ; car, se

sentir exister, en est le premier développement,

Qu'est-ce, en effet, qui constitue le moi individuel

d'un homme ? Ce n'est certes ni son nom , ni son

corps, ni un acte isolé de sa vie qui fait qu'un

homme est un tel; mais l'ensemble de toutes les

pensées qu'il a eues et des sentimens qu'il a éprou

vés, l'ensemble de toutes ses démarches, depuis

sa naissance, et qui l'ont engrené de mille manières

dans la société , qui constituent ïindividualité de

son moi.

Considéré , nous ne saurions le nier , dans son

essence métaphysique (pour ceux du moins qui

savent ainsi considérer un moi), le moi n'a plus

de degrés, et tous les 77101 se ressemblent; mais

alors aussi ces spéculations deviennent absurdes.

Page 57: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

C'est comme si quelqu'un avançait que tous les

points mathématiques se ressemblent. Deux moi,

comme deux hommes , parfaitement sembables , se

raient deux Etres bien insipides l'un pour l'autre:

ils n'auraient point un mot à se dire. Cette con

sidération fait toucher au doigt la nécessité absolue

de cette variété dont nous parlions tout-à-l'heure ,

nécessaire encore dans le ciel, pour le bonheur de

ses habitans, comme elle l'était sur la terre. Et

cette variété éternelle proviendra nécessairement de

celle que l'on remarque déjà ici-bas dans les dif

férents caractères des individus. Les nuances ne

sauraient disparaître. Il est probable , par exemple,

qu'un individu humain qui aura été orgueilleux,

formera un esprit supérieur d'un caractère analogue ,

et qu'il continuera à exprimer ses idées et ses sen-

timens d'une façon particulière, peut-être plus

énergiquement que les autres ; tout comme un esprit

humble s'exprimera avec modestie, un esprit doux

avec amour et affection. Le criminel lui-même mê

lera dans ses discours , surtout quand il sera question

de la miséricorde infinie du Seigneur, quelque chose

de plus touchant, de plus pénétrant que celui qui

ne sera pas tombé dans les mêmes égaremens.

La liberté a aussi ses degrés: elle n'est pas la

même chez l'homme moral et chez l'homme immo

ral; car l'un en a fortifié le ressort, l'autre l'a af

faibli. Elle n'a pas le même degré chez les enfans

du même âge, quoique ayant reçu une éducation

parfaitement semblable ; car, ainsi que nous l'avons

Page 58: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

— ss

dit , chaque individu ne naît pas plus avec des dis

positions morales semblables à celles des autres,

qu'il ne naît avec le même degré de beauté corpo

relle , ou avec les mêmes talents et les mêmes apti

tudes pour les diverses branches des sciences et

des arts.

Pour le dire en passant, cette latitude, de pou

voir distribuer la culpabilité, comme le mérite des

individus, sur un certain nombre de leurs ancêtres

et de leurs contemporains, cette latitude, disons-nous,

soulage le cœur du moraliste, quand il considère

ces crimes horribles que la perversité d'un seul

semblerait ne pas pouvoir expliquer. Les anciens,

comme on sait, allaient plus loin encore, et attri

buaient a l'influence des esprits dégradés, une partie

de la malignité des crimes commis ,- tout comme ils

expliquaient par despossessions les manies , les folies,

et certaines maladies singulières. Et certes, leurs

persuasions à cet égard étaient pour le moins aussi

philosophiques que celles de nos matérialistes mo

dernes, qui prétendent pouvoir rendre raison de

tout par quelques fibres du cerveau. Nous revien

drons sur ce sujet.

Il y a enfin des degrés dans [amour, et par-

conséquent dans le bonheur, deux sentimens étroi

tement liés. Nous ne parlerons pas de l'amour

infini considéré dans le Créateur, l'esprit humain

ne saurait le concevoir. Pour nous, le sentiment

de l'amour est nécessairement fini ; cela tient à notre

nature d'êtres créés. Ce qu'éprouvent ici-bas les

Page 59: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

54

cœurs sensibles près de l'objet aimé, est probable

ment assez voisin des limites du possible dans cette

partie. Il est seulement à croire qu'avec le tems

il faudra que nous parvenions à ce degré de per

fection, que nous n'éprouvions plus ce sentiment

ineffable qu'en présence du beau moral, tandis qu'au

jourd'hui malheureusement l'extérieur physique est

surtout ce qui nous charme : et on voit par là combien

peu, avec notre prétendue bonté de coeur, nous som

mes ce que nous devrions être , et combien la vraie

réhabilitation est difficile.

Pour ce qui est de l'amoUr de Dieu ordinaire ,

ce n'est que dans la personne de Jésus-Christ que

nous pouvons véritablement, le concevoir ; car il n'y

a dans la nature qu'un Etre personnel, ou plutôt,

une personne, que l'on puisse réellement aimer.

Tout ce qui est impersonnel glisse sur la super

ficie de notre cœur sans l'échauffer. Il n'en fautA \

pas même excepter l'Etre des Etres, qui considéré

dans son essence métaphysique, est impersonnel

pour nous. L'idée même de dire qu'on peut aimer

autant l'amitié qu'un ami, un pire en général

autant que son père , ou l'idéal d'une parfaite épouse

autant que son épouse , est absurde. Il en faut donc

dire autant de la Divinité, ou de l'Etre absolu, qui n'est

rien pour nous s'il n'a contracté avec nous des rapports

personnels d'amour et de reconnaissance. Comme

Créateur , Dieu ne nous a aimés qu'au point de dire

en notre faveur : que la terre soit ; tandis que comme

Rédempteur, il nous a aimés jusqu'à la mort, et

Page 60: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

55

jusqu'à la mort de la croix ! — Que la philoso

phie, que le déisme, nous montrent une autre

manière de parvenir à connaître, à apprécier, à

éprouver l'amour de Dieu, que l'incarnation, et nous

cesserons d'être chrétiens. — L'amour dont a fait

preuve le héros de la croix est réellement le seul

amour divin, aussi bien que le plus grand conce

vable. Jésus-Christ l'a déclaré lui-même : Personne

n'a un plus grand amour que celui qui donne sa

viepour ses amis. Comme Rédempteur , Dieu nous

a aimés jusqu'à désirer avec ardeur ce baptême de

sang que lui avait préparé la perversité du genre

humain, mais qui devait rendre le genre humain

attentif à sa dégradation ! Dieu Rédempteur nous

a aimés jusqu'à comparer le jour de sa mort à

celui de ses noces! Que dis-je? Dieu Rédempteur,

nous a aimés au point que cette mort épouvantable

fut pour lui la jouissance d'une mère qui a le

bonheur d'arracher son fils aux flammes, en s'y

précipitant elle-même. Et on pourrait demander

où est le mérite de son sacrifice , si l'amour avait

besoin d'autres titres que lui-même pour exiger le

retour le plus tendre de tout ce qui a un cœur.

Encore une fois, que la philosophie, que le déisme,

cherchent les mêmes motifs d'amour, les mêmes

titres à l'amour , hors du Dieu incarné; nous osons

dire qu'il y a impossibilité absolue d'y réussir, et

absurdité à le tenter. Et qu'on le remarque bien ,

nous ne parlons même pas ici de ses exemples

divins , des exemples encourageants et indispensables

Page 61: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

S6

de vertu qu'il nous a donnes, et que l'on chercherait

aussi vainement ailleurs.

Quant aux degrés du honneur il en faut rai

sonner de même: nous ne connaissons pas le degré

suprême du honneur; parceque notre cœur est fini,

et que le honheur est en raison de l'amour. Ceux

qui ont aime savent seulement que l'amour a diffé

rents degrés , et ils en infèrent que le bonheur en a

de semblables. Quoiqu'il en soit , le bonheur éternel

des esprits bienheureux dans le ciel serait déjà

assez désirable quand il ne remplirait le cœur qu'au

point de ne lui laisser désirer rien de plus; degré

de bonheur dont notre terre elle-même nous donne

quelquefois l'idée, soit au sein de l'amitié, soit

dans le sanctuaire de l'amour conjugal, le plus pur

et le plus vif dont nous puissions nous faire une

idée, et au-delà duquel il n'y a peut-être plus rien.

Dans tous les cas, si pour les créatures , l'amour

a réellement des bornes, parvenu à son plus haut

période, il se ranimera alors comme la flamme,

par son propre mouvement; il se balancera éter

nellement entre sa plus grande et sa plus petite

intensité : le tableau aura ses ombres , et les plaisirs

de l'hiver rajeuniront éternellement ceux du printems.

Page 62: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

«7

CHAPITRE IX.

Action de Dieu sur ses créatures.

On peut se faire une idée maintenant des diffi

cultés que peut présenter la question de l'action de

Dieu sur ses créatures. Celle sur les agents libres

surtout, a été regardée par bien des philosophes

comme insoluble. Avec nos principes , toutefois ,

nous sortirons de ces difficultés, et cela plus simple

ment que ces théologiens dont les infolios sur les

innombrables espèces de graces qu'ils ont inventées,

offrent à peine une page digne d'être lue par un

homme de bon sens.

L'action de Dieu sur ses créatures peut être

considérée comme s'exerçant sur la nature morte,

sur la nature animée, et sur les intelligences libres.

Voyons d'abord son influence sur la nature morte

ou sur la matière.

La création en général paraît une chose suffi

samment intelligible, quand on reconnait que Dieu

crée la matière comme notre esprit crée les pensées.

Le Créateur , par la force de sa volonté , revêt d'un

corps réel , ce qui chez nous ne reste qu'une image

fugitive et vague, ou plutôt, ce qui chez l'homme

même prend quelquefois du corps, ainsi qu'il arrive

dans le songe et l'extase ; car il y a une différence

évidente entre nos pensées de l'état de veille , et les

images qu'offrent nos songes de la nuit, quand nos

organes matériels se trouvent engourdis. Il est vrai

5 *

Page 63: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

38

qu'alors nous ne savons au juste qui forme en nous

ces images substantielles , et qui ont toutes les qua

lités des corps, au point de n'en pouvoir être distin

gués; nous ne savons si c'est notre esprit lui-même

qui les produit, si ce sont des esprits supérieurs qui

nous les communiquent, ou s'il faut remonter jusqu'à

la vertu créatrice primitive pour les expliquer. Ces

trois manières d'en rendre raison sont peut-être égale

ment vraies, selon les divers tems et les diverses

occasions. Quoiqu'il en soit, ce phénomène, ap

précié comme il doit l'être , suffit pour nous rendre

l'idée de la création aussi intelligible que cela est

nécessaire. Nous ajouterons seulement, que, pour

Dieu , conserver n'est autre chose que créer conti

nuellement. C'est notre propre faiblesse qui nous

avait fait supposer si longtems que Dieu crée, en un

tems, les objets qui doivent subsister dans les tems

subséquents, comme si Dieu n'était pas le Dieu de

tous les tems. La création s'effacerait nécessaire

ment comme nos pensées, si Dieu ne la soutenait

sans cesse par sa volonté toute puissante.

Le monde des esprits, le ciel des anges, ou le

paradis , comme vous voudrez l'appeler , est réalisé

de même par la pensée éternellement efficace du

Créateur. Aussi ne concevons-nous d'autre diffé

rence entre ces deux espèces de mondes, que la

diversité des lois d'après lesquelles Dieu agit sur l'un

et sur l'autre. Dans le monde spirituel le Créateur

se sera seulement réservé une plus grande mobilité

des tableaux substantiels qui entourent les hommes

Page 64: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

59

esprits , et qui, dans un mouvement presque conti

nuel, suivront les modifications morales des Etres

qu'ils entourent; tandis que dans le monde naturel,

que nous appelons matériel, tout reste glacé, fixe et

mort, les objets divers y étant soumis presque unique

ment aux modifications lentes que l'homme, dans

l'exercice de sa liberté, juge à propos de leur im

primer. La mobilité seule des images substantielles

nous les a fait juger moins réelles que la matière ,

et nous a portés à les appeler immatérielles. Il est

certain néanmoins que la forme sous laquelle un

esprit pur apparaît, bien que invisible et intangible

dans notre état terrestre , devient visible et tangible

dans le songe et l'état extatique, qui ne diffèrent

que comme le plus et le moins; et cette forme ne

saurait absolument être autre chose qu'un ensemble

d'organes en tout semblables aux nôtres , sans même

en excepter la solidité, ou l'apparence de la solidité;

de même que les objets qui l'entourent, ne sauraient

différer essentiellement de ceux que nous voyons

dans la nature ordinaire.

L'action de Dieu sur les animaux se conçoit

également très bien dans notre système, et n'offre

rien de choquant ni de contradictoire, quand ,

comme nous l'avons fait , on admet des degrés dans

le moi, ou ce qui est la même chose , des degrés de

vie; et quand d'ailleurs on suppose cette action plus

ou moins médiate , ou exercée par des Etres inter

médiaires. L'idée de ce théologien, qui disait les

bêtes animées par des diables , n'était peut-être pas

Page 65: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

60

aussi sotte qu'il la supposait lui-même: je ne m'op

pose pas du tout à ce que l'on fasse influencer les bêtes

féroces par des esprits méchants, pourvu que les

affections bonnes , que nous remarquons chez d'aut

res animaux, lesquels n'en déplaise à leur prétendu

roi en ont souvent de meilleures que lui , soient

attribuées à l'influence d'esprits bons. Nous agissons

sur les animaux par des moyens matériels , et même

par le langage qui en est déjà très éloigné ; les es

prits purs agiront sur leurs instincts par l'énergie

même de leur volonté, comme un magnétiseur agit

sur ses somnambules: il n'y a rien là qui répugne.

Passons maintenant à l'action de Dieu sur les

hommes. On la peut partager en deux espèces,

savoir , cette action générale par laquelle Dieu les

fait incessamment penser et sentir, en leur donnant

en même tems la conscience que c'est eux qui pen

sent et sentent; et son action sur leur moralité. La

première de ces actions nous l'appelons indirecte,

parceque l'homme peut croire que ses pensées et ses

sentimens sont de son propre crû, ainsi que cela

était nécessaire pour que sa liberté individuelle fût

parfaite. La seconde nous l'appelons action de Dieu

directe, parce qu'alors Dieu agit comme un Etre

distinct , placé à côté ou en regard de l'homme. La

première espèce d'action de Dieu sur nous est plutôt

obscure qu'inconcevable ; des conséquences forcées

tirées de la nature de Dieu et de la nôtre nous condui

sent à la reconnaître. La peine que nous éprouvons

quelquefois à nous rendre présens certaines idées et

Page 66: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

61

certains sentimens , et à en éloigner d'autres qui

nous assiégent malgré nous, mais surtout la conscience

morale qui se met quelquefois en opposition formelle

avec notre moi pour nous ramener sur une meilleure

voie , prouvent assez que nous ne sommes point les

seuls maîtres , que nous ne sommes point les maîtres

absolus de nos pensées et de nos sentimens. Mais

une dissertation plus approfondie sur ce sujet serait du

tems perdu. Chacun peut observer très bien par

lui-même ce qui se passe dans son intérieur. Nous

avons d'ailleurs expliqué plus haut quelle est la

nature de notre liberté. L'action de Dieu sur la

moralité du genre humain est la seule qui nous

intéresse ici : et cette action doit être réduite tout

simplement aux instructions directes données aux

hommes dans l'Ecriture sainte, et aux exemples

personnels de Dieu Rédempteur , qui a vécu et agi

parmi nous , pour nous faire voir comment nous

devons vivre et agir , et qui s'est ainsi mis à la tête

de la famille éternelle , afin que chacun puisse le

connaître , s'attacher à lui et le suivre. Par là tou

tes ces graces mystérieuses de la théologie scholasti-

que sont écartées , et la doctrine chrétienne devient

aussi claire que les plus simples transactions de la

vie ordinaire. Ne pouvant ni ne voulant contraindre

en rien notre libre volonté , qui malgré la voix ami

cale de la conscience s'était portée décidément au

mal , il ne restait absolument à'Dieu que l'efficacité

de son propre exemple. Par là seulement il pouvait

nous entraîner sans nous contraindre ; et c'est aussi

Page 67: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

le moyen qu'il a employé. Les expressions mysti

ques du prix du sang de Jésus-Christ \ et du mérite

de ses tourmens , représentés par l'ignorance comme

satisfactoires en eux-mêmes , n'ont fait que dérouter

l'univers. On n'a plus rien compris à la Rédemption

dès que l'on est sorti de l'influence toute naturelle

et toute simple des exhortations et des exemples du

Seigneur. -Aussi la Rédemption ou la restauration

morale du genre humain ne s'est-elle pas bornée au

tems de l'apparition de la Divinité sur notre globe ,

autems de la personnification de l'Etre infini parmi

ses créatures intelligentes et sensibles. La Rédemp

tion a commencé avec les premières démarches de

Jéhovah , ou Dieu éternel, infini et invisible , rap

portées dans la Genèse ; et elle s'est continuée depuis

la mort de Dieu-homme , non-seulemént sur notre

terre, où cette grande œuvre se poursuit avec tout

le succès que la libre volonté des hommes lui per

met ; mais surtout dans le séjour éternel , où le

nouveau Boi du genre humain reçoit, touche, in

struit chacun de ses enfans à mesure qu'il se trans

forme, lui assignant la carrière qu'il doit doréna

vant poursuivre, et lui marquant la place qu'il

doit tenir dans la chaîne des Etres.

Une partie de la Rédemption , d'un autre côté,

a été nécessairement abandonnée aux Etres intelli

gents eux-mêmes, sous la direction de leur chef

suprême; parce que le mérite et la joie de ramener

leurs frères devait rester à leur disposition. Tout

individu qui réussit à procurer le moindre bien

Page 68: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

65

moral à un autre , en reçoit la récompense , d'abord

indirectement, de son propre cœur, par la conscience

d'avoir fait le bien; puis directement on extraordi-

nairement, par les mains de Dieu-Rédempteur dont

tous les rapports avec nous sont directs. Celui qui

retire son frère de l'ignorance et du vice , pour le

rendre à la vertu et à la piété , le ramène triomphant

au pied du trône de l'Eternel. Chaque homme en

particulier est ainsi appelé à être l'apôtre de ses

semblables. Les douze collaborateurs que Dieu-Sau

veur s'est adjoints pendant sa vie mortelle , n'étaient

que le type de l'universalité des Etres appelés à se

réformer entre eux. Déja sur la terre s'offre le

spectacle d'hommes consacrés par état au bien moral

de leurs semblables , quoique le feu céleste se soit

souvent changé entre leurs mains en feu infernal :

des efforts plus purs se font sans doute derrière le

voile qui nous dérobe les scènes du monde des es

prits. Et sur notre malheureuse terre aussi , il faut

l'espérer , on comprendra enfin mieux le véritable

esprit du christianisme. Un autre genre d'occupa

tions éternelles que celui du perfectionnement géné

ral et mutuel , un genre d'occupations plus digne et

plus convenable pour des Etres intelligens et sen

sibles, dont la vie consiste nécessairement dans

l'action, n'est point concevable, n'est point dans

l'ordre des choses possibles. Non seulement , nous

le répétons, les hommes transformés et passés à la

nature d'esprits purs , doivent pouvoir agir les uns

sur les autres ; mais ils doivent encore pouvoir in

Page 69: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

64

fluencer, jusqu'à un certain point, leurs semblables

restés sur les globes matériels. Le grand ensemble

de tous les Etres de la création l'exige. Le monde

spirituel , placé , comme la pensée , hors du tems et

de l'espace , et incomparablement plus habité que

les mondes matériels qui lui envoient tous les vingt

ans leurs générations , devient ainsi le lien de tous

les globes. Aucun de ces globes n'est isolé , aucun

ne flotte seul dans l'immensité. Tout se tient , toutA

se donne la main ; et l'Etre suprême demeure en

relation avec toutes les sociétés et avec tous les indi

vidus ; il demeure le modérateur suprême de toute

sa création. L'ordre éternel l'exigeait ainsi, quand

bien même les sociétés d'Etres sensibles se multiplie

raient éternellement , ou plutôt , par la raison même

qu'elles se multiplieront pendant toute l'éternité.

Et encore ici, quoique l'idée d'une action aussi

étendue et aussi compliquée sur toute la création

par un Etre unique, soit accablante pour l'esprit

humain , nous concevons encore mieux cette action

en la faisant dériver de Dieu-homme , qu'en l'attri

buant à ce même Etre adorable considéré dans son

essence métaphysique et infinie. La raison, bien

consultée, nous dit, en effet, que ce n'est pas en

qualité de Créateur infini, invisible et inaccessible

que Dieu a pu se mettre à la tête de ses créatures

intelligentes et aimantes , entrer dans leur mouve

ment, les influencer et les maîtriser y mais bien

comme roi du Calvaire, ayant un roseau pour

sceptre et une épine pour couronne , roi différent

Page 70: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

des rois de la terre , qui ne l'est que par la vertu

et ne régne que par l'amour.

CHAPITRE X.

Connaissante des choses futures.

Deux questions se présentent ici : Est-il dans

l'ordre des choses possibles que les événemens futurs

soient connus ? Est-il avantageux pour l'homme

de les connaître ?

Personne n'a jamais révoqué en doute la possi

bilité de pénétrer plus ou moins dans la connais

sance des événemens futurs. Tous les philosophes

ont admis que Dieu les' connaissait. On m'aura

même trouvé hardi en me voyant avancer qu'à l'é

gard de certains événemens la prescience de Dieu '

devient conditionnelle, quoique demeurant toujours

parfaitement certaine; mais on ne doit jamais reculer

devant ce que la raison nous enseigne clairement;

la raison vient aussi de Dieu.

L'homme armé de cette simple raison connait"

un grand nombre de choses futures. Il prévoit,

comme nous l'avons dit , avec certitude , tous les

événemens naturels qui dcpendent de lois physiques

connues. Il connait avec une probabilité qui se s

rapproche de la certitude , et qui lui en tient sou

vent lieu , les événemens moraux , civiles et politi

ques que le tems doit faire éclore. Ce n'est point

des futurs de cette espèce qu'il est question ici. Mais

Page 71: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

on a été forcé d'admettre un autre ordre de choses

futures , celles qui ne peuvent en aucune façon être

soumises au calcul humain , et qui pourtant ont été

souvent prévues et prédites. L'histoire prouve trop

clairement que certains individus ont joui du don

singulier de la connaissance des futurs libres , pour

qu'il soit permis au philosophe de le nier. L'existence

des vrais prophètes, celle même des faux, suffit

pour le prouver : " car ces derniers n'étaient point

appelés faux parce qu'on ne leur reconnaissait au

cune connaissance des choses futures, ou cachées,

mais seulement parce qu'ils n'employaient point leur

art selon l'ordre de Dieu. En un mot, les écoles de

prophètes si nomhreuses anciennement chez les Juifs

et les autres nations de cette époque , les oracles ,

les mystères des anciens temples, l'état extatique

provoqué , connu généralement , même chez les sau

vages , et retrouvé récemment parmi nous , sont

une preuve évidente de la possibilité où est l'homme

de pénétrer dans la connaissance d'autres événemens

que ceux soumis au calcul *). Comment ces sortes

*) Dans les œuvres choisies et posthumes de Laharpe

(Migneret 1806, 4 vol. in 8°), on lit la relation

. suivante, imprimée sur un manuscrit de la propre

main de Laharpe, mais que nous retraduisons de

l'allemand , de Stilling , n'ayant pas le texte

français à notre disposition.

„Le souvenir de cette scène extraordinaire,"

dit le célèbre professeur, „est encore tellement

présent à ma mémoire qu'il me semble qu'elle a

eu lieu hier: toutefois elle date de 1788. Nous

Page 72: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

67

de communications peuvent-elles être expliquées?

Le voici.

En créant une société d'Etres sensibles et libres,

qui doivent trouver leur bonheur dans la vie , c'est

étions à table chez un de nos collègues à l'aca

démie, homme de qualité et de beaucoup d'es

prit. (Très probablement le duc de Choiseul.)

La société était nombreuse et bien choisie. Il

y avait des personnes de tous les rangs, des

courtisans, des magistrats, des savans, des aca

démiciens, etc. On avait pris part à la joie d'un

repas splendide et bien ordonné. Au dessert,

le malvoisie et le Champagne avaient encore

augmenté la gaieté, et répandu parmi les con

vives cette espèce de liberté qui ne se tient pas

toujours dans de strictes bornes.

On était venu alors dans le monde à ce point

où il était permis de tout dire, pourvu que

l'on réussit à faire rire. Chamfort nous lut

quelques uns de ses contes impies et dissolus, et

nos dames comme il faut, elles-mêmes, les en

tendirent sans avoir recours à leur éventail.

Cette lecture fut suivie d'une explosion de plai

santeries sur la religion. L'un citait une tirade

de la Pucelle; un autre rappela les vers de Diderot

où il %st dit qu'il faut pendre le dernier1 des rois avec

les boyaux du dernier des prêtres; et tout le monde

applaudit. Un troisième se lève, et, le verre en

main, s'écrie: Oui, Messieurs, je suis aussi sûr qu'il

n'y a point de Dieu que je suis sûr que Homère était un

fou. Il était en effet aussi sûr de l'un que de

l'autre: on avait justement parlé de Dieu et

d'Homère, et l'un et l'autre avaient trouvé quel

ques convives qui avaient cru pouvoir en dire

du bien.

La conservation devint plus sérieuse. On

parla avec admiration de Voltaire, et de la ré

Page 73: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

68

à dire , dans Yaction, le mouvement et les rapports

mutuels , Dieu a dû adopter le système dans lequel

volution opérée par lui ; on s'accorda à dire que

celle-ci était son principal titre de gloire ; qu'il

avait donné le ton à son siècle ; qu'il avait écrit de

manière à se faire lire dans les antichambres

comme dans les salons. Un des convives nous

raconta, avec de grands éclats de rire, comment

son friseur, en le poudrant, lui avait dit: Voyez,

Monsieur, quoique je ne sois qu'un pauvre ouvrier,

je n'ai pas pour cela plus de religion qu'un autre. On

conclut que la révolution serait faite en peu de

tems, et que la superstition et le fanatisme fe

raient place à la philosophie. On chercha même

à préciser l'époque de ce renouvellement ; et on

fit des conjectures sur celles des personnes de

la société qui auraient le bonheur de voir le

règne de la raison. Les plus avancés en âge

regrettaient de ne pouvoir s'en flatter; les plus

jeunes se réjouissaient, dans l'espoir que pro

bablement ils en seraient les témoins. On com

plimenta surtout l'académie, sur ce que c'était

elle qui avait préparé cette grande œuvre; on

dit qu'elle était le chef-lieu, le centre, le ressort

de la liberté de penser.

Un- seul des convives n'avait poiat pris part

à toute cette conversation; il s'était même per

mis occasionnellement quelques petites plaisan

teries sur notre bel enthousiasme. Ce fut Ca-

zotte, homme aimable et original, mais mal

heureusement adonné aux rêveries de ceux qui

croient à une illumination supérieure. Il prit

enfin la parole, et dit du ton le plus sérieux:

Messieurs , réjouissez-vous , vous serez tous témoins de

cette révolution tant désirée. Vous savez que je me

pique un peu du don de prophétie; je vous le répète,

vous la verrez tous.

Page 74: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

69

A

ces Etres ont le plus à penser , à sentir et à se

communiquer ; or l'étude des choses futures est une

— Il ne faut pas précisément le don de pro

phétie pour nous annoncer cela, lui répondit-on.

— Vous avez raison, reprit-il; mais il le faut

peut-être un peu pour ce qu'il me reste à vous

dire. Savez-vous bien ce qui résultera de cette

révolution? Ce qu'elle sera pour vous tous tant

que vous êtes? Quelles en seront les suites

nécessaires , les effets immanquables ?

Voyons, dit Condorcet en prenant cet air

imbécille qu'il savait se donner: un philosophe

n'est point fâché de rencontrer un prophète.

Vous, Mr. Condorcet, continua Cazotte> vous

rendrez l'esprit, étendu à terre, au fond d'un

cachot; vous mourrez du poison que vous aurez

avalé pour échapper aux bourreaux; du poison

que la félicité des tems d'alors vous forcera de

porter partout avec vous.

Ces paroles causèrent d'abord un grand éton-

nement; mais comme on se rappela bientôt que

Cazotte rêvait quelquefois éveillé , on finit par

éclater de rire. Mr. Cazotte, lui dit l'un des

convives, l'anecdote que vous nous racontez là,

n'est pas tout à fait aussi amusante que votre

Diable-amoureux (Roman de Cazotte). Quel diable

vous a donc inspiré le cachot, le poison et les

bourreaux? Et qu'est-ce que cela peut avoir de

commun avec la philosophie et avec le règne

de la raison?

Ce que je dis là a une très grande liaison

avec elles, reprit Cazotte; ce sera précisément

au nom de la philosophie, au nom de l'humanité,

de la liberté, de la raison, que l'on vous trai

tera comme je dis. La raison régnera alors,

elle aura des temples. Il n'y aura même alors

par toute la France que des temples de la raison .

Page 75: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

70

mine trop riche sous ce rapport , et trop intéressante,

pour avoir pu être négligée. Elle l'est peut-être à

Sans doute, dit Chamfort, avec un rire sar-

donique, que vous ne serez pas un prêtre de ces

temples là. Cazotte répondit:

Je l'espère; mais vous, Mr. Chamfort, qui

serez un de ces prêtres , et très digne de l'être,

vous vous ouvrirez les veines par vingt-deux

coups de rasoir, et toutefois vous ne mourrez

que quelques mois après.

— On se regarde, et on rit de nouveau.

. — Cazotte continue. Vous, Mr. Vicq-d'Azir,

vous ne vous ouvrirez pas les veines vous-

même ; mais vous vous les ferez ouvrir six fois

le même jour, pendant une attaque de goutte,

pour être sûr de votre affaire, et vous mourrez

dans la nuit.

— Vous, Mr. Nicolaï, vous mourrez sur

l'échafaud.

— Vous, Mr. Bailli, sur l'échafaud.

— Vous , Mr. de Malesherbes , sur l'échafaud.

Dieu soit loué, s'écria Mr. Boucher; il paraît

que Mr. Cazotte n'a affaire qu'à l'académie/ il

vient d'y faire un carnage effroyable. Moi, Dieu

soit loué . . .

Cazotte l'interrompit: Vous? Vous perirez

sur l'échafaud.

Ah! s'écria-t-on de tous côtés, c'est une

gageure; il a juré de tout exterminer.

Cazotte. Ce n'est point moi qui l'ai juré.

La société. Ce seront donc les Turcs ou les

Tartares qui nous subjugueront. Et toutefois . . .

Cazotte. Ce ne sera pas cela: je vous l'ai

déjà dit; vous ne vivrez alors que sous le règne

exclusif de la philosophie et de la raison. Ceux

qui vous traiteront ainsi ne seront que des philo

Page 76: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

l'égal de la faculté créatrice subordonnée à la di

rection du Créateur suprême, que nous accordons

sophes; ils auront à la bouche les mêmes dis

cours que vous étalez depuis une heure; ils

répéteront toutes vos maximes; ils citeront

comme vous les vers de Diderot et de la Pucelle.

On se dit à l'oreille: vous voyez bien qu'il

a perdu l'esprit, au sérieux avec lequel il dit

toutes ces choses î Ne voyez-vous pas qu'il plai-

. santé? disaient d'autres, et vous savez qu'il mêle

du merveilleux dans toutes ses plaisanteries.

A la bonne heure, observa Chamfort, mais

son merveilleux n'est pas des plus gais. Et quand

donc tout cela doit-il arriver? —^

Cazotte. 11 ne se passera pas six ans que

tout ce que je vous ai dit ne soit accompli.

Voilà bien des merveilles (cette fois ce fut

moi (Laharpe) qui pris la parole); mais vous ne

dites rien de moi î —

Cazotte. Chez vous, Monsieur, il s'opérera

une merveille pour le moins aussi grande, car

dans ce tems là vous serez chrétien.

Exclamation générale 1 Maintenant je suis

rassuré, s'écria Chamfort; si nous ne devons

être mis à mort que quand Laharpe sera chrétien,

nous serons immortels.

Nous autres femmes, remarqua Mad. la com

tesse de Grammont, nous sommes heureuses de

ne compter pour rien dans les révolutions. Quand

je dis pour rien, je ne veux pas dire que nous

ne nous en mêlions pas un peu ; mais il est reçu

que l'on ne s'en prend pas à nous et à notre sexe.

Cazotte. Voire sexe, Mesdames, cette fois

ne vous protégera pas", quand vous vous en

mêleriez moins encore : on vous traitera comme

les hommes, et l'on ne fera aucune différence.

Page 77: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

également à l'homme , et pour les mêmes raisons.

Quelle foule d'esprits méditatifs sont ravis de pouvoir

Mad. de Grammont. Eh! que nous dites vous

là, Mr. Cazotte? Vous nous prêchez, en vérité,

la fin du monde,

Cazotte. Je ne sais si je prêche ; mais ce que

je sais fort bien, Mad. la comtess«, c'est que

vous serez traînée à l'échafaud, vous et beau

coup d'autres dames avec vous, sur la charette

du bourreau, les mains liées derrière le dos.

Mad. de Grammont. Si cela était, j'aurai du

moins mon carosse drappé en noir.

Cazotte. Non, Madame, vous ne l'aurez pas,

et des dames d'un plus haut rang que vous se

ront traînées sur la charette du bourreau, les

mains liées derrière le* dos.

Mad.de Grammont. Des dames d'un plus haut

rang? — Comment donc, des princesses du

sang? —

Cazotte. D'un plus haut rang encore I

Ici l'embarras de l'assemblée devint visible.

Le maître de la maison prit une mine sombre ;

et commença à trouver que la plaisanterie allait

trop loin. Mad. de Grammont, pour dissiper le

nuage, voulut ajouter ce dernier m,ot, mais du

ton le plus marqué de la plaisanterie : Vous

verrez qu'il ne me laissera pas même la conso

lation d'un confesseur.

Cazotte. Non, Madame, on ne vous en don

nera pas , ni à vous ni à d'autres. Le dernier

qui sera mis à mort et à qui par grâce on accor

dera un confesseur, sera .... Ici. il s'arrêta un

instant.

Mad. de Grammdnt. Eh bien ! quel sera donc

l'heureux mortel auquel on fera cette grâce

insigne?

Page 78: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

73

s'occuper de ces sortes de recherches et de ces sortes

de productions ! Certes la bonté infinie ne leur a

pas refusé ce précieux aliment de la pensée.

Cazotte. Ce sera le roi de France ! et ce sera

la seule grâce qu'il obtiendra] —

En ce moment le maître de la maison se leva

et tous les convives avec lui. Il alla vers Mr. Ca-

zotte et lui dit d'un ton profondément ému : Mon

cher Mr. Cazotte, cette malheureuse plaisanterie

a duré assez longtems 5 vous la poussez trop

loin, et à un point qui vous compromet vous-

même avec la société dans laquelle vous vous

trouvez.

Cazotte ne répondit rien ; il se disposait à

se retirer , lorsque Mad. de Grammont qui vou

lait toujours empêcher qu'on ne prit la chose

au sérieux, et qui s'éfforçait de ramener la

gaîté, l'aborda et lui dit: Eh bien, mon cher

prophète, vous avez parlé de tout le monde;

mais vous ne nous avez rien dit de votre propre

destinée.

Il se tut un moment, baissa les yeux, puis

il ajouta: Avez-vous jamais lu, Madame, l'his

toire du siège de Jérusalem par Joseph ?

Mad. de Grammont. Sans doute ; qui ne l'aurait

pas lu? Mais faites toujours comme si je ne

l'avais pas lu.

Cazotte. Eh bien, Madame, pendant ce siège

un homme fit sept fois le tour des ramparts de

cette ville, à la vue des assiégeants et des as

siégés, criant incessamment d'une voix lamen

table: malheur à Jérusalem! malheur au temple!

Le septième jour il cria: malheur à Jérusalem [

malheur à moi ! Et au même instant il fut écrasé

sous une pierre énorme lancée par les machines

de l'ennemi.

Page 79: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

Riep donc de plus naturel que de croire que

Dieu communique d'avance aux Etres supérieurs la

En disant ces mots , Cazotte salua et se

retira."

Nous ne nous arrêterons pas à vouloir prou

ver la vérité de ce récit, malheureusement trop

bien d'accord avec l'histoire. Laharpe est au-

dessus du soupçon d'imposture: et d'ailleurs il

nous semble que ce n'est point ainsi que Ton invente,

et- que ce récit a un car/ictère inimitable. Nous

préférons y ajouter un article qu'un Mr. N. fît

insérer dans les feuilles publiques de Paris,

lors de la publication de cette prédiction re

marquable.

„J'ai beaucoup connu," dit Mr. N., „ce

respectable vieillard (Mr. Cazotte)., je lui ai

souvent entendu annoncer les malheurs qui de

vaient venir affliger la France, et cela dans un

tems où personne ne se doutait encore de rien,

et où tout le monde vivait dans la plus grande

sécurité. Cazotte assurait que les évènemensfuturs

lui étaient annoncés par des tableaux produits par des

esprits supérieurs. (Précisément ce que nous pré

tendons aussi.) Voici, à ma connaissance, un

fait de ce genre qui seul suffirait pour mériter

à Mr. Cazotte le titre de prophète. Tout le

monde sait que ce fut à cause de son grand

attachement pour la monarchie, qu'il fut arrêté

le 2 Septembre 1792, et conduit à l'abbaye; et

qu'il ne fut arraché des mains de ses meurtriers

que par le courage héroïque de sa fille, qui,

par le touchant spectacle de sa piété filiale ,

appaisa la rage du peuple, au point que ce même

peuple, au lieu de mettre son père à mort, le

ramena chez lui en triomphe. Tous ses aniis

vinrent alors le féliciter d'avoir échappé à la

Page 80: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

75

connaissance de tous les événemens futurs qu'il leur

est avantageux de connaître ; que ceux-ci en trans

mort. Mr. D. se présenta aussi après ces jours

de crimes, et lui dit: Vous voilà sauvé! Je ne

le crois pas , répondit Cazotte ; dans trois jours je

serai guillotiné. Mr. D. lui dit : Comment cela

peut-il être ? — Mr. Cazotte continua avec une

profonde émotion: Oui, dans trois jours je meurs

sur Tèchafaud. Un peu avant votre arrivée j'ai vu

entrer un gendarme oui venait me chercher par ordre

de Pétion. Je fusforcé de le suivre. Je parus devant

le maire de Paris qui me fit conduire à la conciergerie j

et de là je passai au tribunal révolutionnaire. Vous

voyez donc, mon ami, que mon heure est venue.

J'en suis si convaincu que je mets ordre à tou

tes mes affaires. Voici des papiers que je désire

vivement être remis à ma femme après ma mort ;

je vous prie de les lui remettre et de la consoler.

Mr. D. prit tout cela pour de la folie , et il

quitta Cazotte dans la persuasion que les hor

reurs dont il avait été témoin, lui avaient troublé

l'esprit.

Le lendemain il revint; mais il apprit qu'un

gendarme était venu conduire Mr. Cazotte à la

municipalité. Mr. D. se rend chez Pétion ; il est

informé que dans le moment même son ami vient

d'être conduit en prison. Il y court, mais on

lui dit qu'il ne peut le voir; qu'il sera jugé par

le tribunal révolutionnaire. Et, en effet, bientôt

après, il sut que Mr. Cazotte avait été condamné

et exécuté.

Mr. D. était un homme qui méritait toute

confiance; il vivait encore en 1806. Il a raconté

ce fait à plusieurs personnes, et j'ai cru qu'il

était utile d'en conserver la mémoire."

Nous ne pouvons indiquer la feuille où cet

Page 81: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

76

mettent une partie aux ordres d'esprits inférieurs ;

et qu'ainsi la connaissance en parvient jusqu'aux

hommes. Il est impossible qu'une autre marche

soit suivie : seulement nous ignorons d'après quelles

règles ces communications délicates ont lieu. Si les

rapports des hommes transformés pouvaient rester

absolument les mêmes à notre égard que durant leur

vie , il serait inutile de les séparer de nous par la

barrière terrible de la mort. Ces rapports ont par-

conséquent quelque chose de mystérieux pour nous,

mais ils n'en sont pas moins réels.

Les esprits supérieurs , au reste , n'ont pas tou

jours besoin de recourir - directement à l'Etre des

Êtres pour avoir la connaissance des choses futures

qui échappent à la sagacité de l'homme ; leurs

propres facultés doivent suffire à les découvrir ; car

c'est en grande partie dans ces connaissances extra

ordinaires que doit consister leur nature plus excel

lente. Il est, d'ailleurs, certain que quelques esprits

article se trouve ; nous l'avons également re

traduit sur une petite brochure imprimée à Stras

bourg j mais la pieuse et respectable famille de.

Cazotte vit encore à Paris, et elle pourrait

donner au besoin tous les renseignemens né

cessaires.

On trouve dans le même Laharpe (Histoire

générale des voyages; Amérique) la prédiction

de l'arrivée d'un vaisseau, faite à des voyageurs

anglais, par trois jongleurs américains; avec de

telles circonstances , qu'il est impossible d'en

méconnaître la réalité.

Page 82: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

— 77

percent lés voiles de l'avenir dans des intentions

mauvaises , et dans ces cas évidemment leur science

ne provient point de Dieu directement.

Telles sont les considérations que la philosophie

nous permet de faire sur Ja connaissance des choses

futures en général , et la manière dont celle des

futurs libres peut descendre du Créateur jusqu'aux

mortels. On demande maintenant s'il peut être

avantageux pour l'homme de pénétrer dans le sanc

tuaire de l'avenir. Nous répondons : Sous certains

rapports , oui ; sous d'autres, non. Connaître, par

exemple , des malheurs futurs et inévitables , ne

serait qu'un tourment de plus. Un inconvénient

prévu et auquel il est possible d'échapper , offre un

avantage évident. En morale de même , il y aurait

un avantage incontestable à être averti d'avance

d'une faute à commettre, pour pouvoir l'éviter*

Mais c'est dans cette partie aussi que devient plus

épineuse que jamais la difficulté de déterminer , et

plus encore celle d-influencer la conduite future de

l'homme. Non-seulement la préscience de ses fautes

a l'inconvénient de gêner plus un moins la liberté

de l'individu , qui serait bien plus louable de se

bien conduire par ses propres forces, et sans ce levier

étranger ; mais il peut encore , après coup , pré

tendre avoir été entièrement dénué de liberté, en

voyant que ses fautes avaient été prévues et pré

dites. — L'homme prévenu ainsi extraordinairement

pourrait même faire servir sa liberté à contrarier,

à dénaturer, de propos délibéré, certains événemens ;

Page 83: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

78

ce qui serait d'autant plus criminel que l'avertisse

ment serait parti d'une source plus sacrée.

Nous sommes donc forces, ici, de nous res

treindre à dire , que la connaissance préalable de sa

conduite morale ne peut être avantageuse que pour

un esprit déjà bien disposé ; mais qu'alors aussi elle

devient la chose la plus précieuse. Un tiers même,

initié à l'état moral d'un de ses semblables, et averti

des fautes auxquelles il est exposé , peut alors venir

à son secours et l'aider à s'en garantir. On verra

ailleurs que les prédictions de cette nature doivent

nécessairement être faites de manière à gêner le

moins possible la liberté des individus , et que pour

cette raison elles doivent toujours laisser un certain

voile sur les événemens avant leur réalisation. La

langue de la nature dont nous parlerons plus bas est

en général le seul mode approprié à ces sortes de

communications. Et les oracles obscurs dont se

plaignaient les anciens , n'étaient un mal pour eux

que parcequ'ils y cherchaient autre chose que leur

perfectionnement moral.

Nous ne dirons pas qu'un homme de bien , ainsi

prévenu extraordinairement, évitera toutes les fau

tes ; au contraire, nous sommes persuadés, vu l'ex

trême faiblesse du cœur de l'homme, et l'extrême

mobilité de son esprit, qu'il tombera encore bien

souvent dans les fautes mêmes qui le chagrineront

le plus; mais enfin, il y tombera avec moins de

précipitation ; il regrettera plus promptement et plus

amèrement ses malheureuses chûtes ; et avec le tems

Page 84: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

il parviendra à s'en guérir tout-à-fait. Dans tous

les cas,, ce ne sera pour l'individu un mérite d'éviter

les pièges dont il aura été averti , ou de s'en retirer

plus vite, qu'autant qu'il n'aura désiré connaître ses

fautes d'avance, que dans la seule intention de leur

échapper. , ■

Nous avons déjà dit qu'au milieu de tous ces

combats de l'homme vertueux, l'action de Dieu,

aidant sa faiblesse, était continuelle, quoiqu'il ne

s'en apperç.oive pas: en définitif donc, tout le bien

doit être attribué à Dieu ; il ne reste à l'homme que

le simple consentement , la simple volonté d'être un

instrument du bien. Et ce consentement encore

nous ne balancerions pas à le rapporter à la source

éternelle de tout ce qui est bon et parfait , si nous

savions expliquer autrement l'origine du mal, quidoit

provenir nécessairement d'un refus de se soumettre

à l'action salutaire de l'Etre créateur , lequel ne dé

sire , ne veut et ne peut vouloir que la perfection et

le bonheur de toutes ses créatures.

Les chapitres suivants mettront sur la voie de

la manière dont l'homme est parvenu quelquefois

à pénétrer dans le sanctuaire des événemens futurs.

Page 85: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

80

CHAPITRE XL

Vhomme matériel et l'homme spirituel.

On se persuade d'ordinaire que la vie future est

complètement différente de la vie présente , que ces

deux espèces d'existence n'ont aucun rapport entre

elles , et qu'aucun des objets de la nature visible ne

se retrouve au-delà du tombeau : et cette persuasion

cadre parfaitement avec la définition que nos théo

logiens et nos moralistes ont donnée de l'âme. L'âme

humaine, disent-ils , est une substance immatérielle,

invisible , impalpable , qui n'a ni couleur nifigure,

et ne peut tomber sous aucun de nos sens. Com

ment avec de pareilles idées, avec des idées aussi

incomplètes , l'univers ne tomberait-il pas dans le

vague relativement à la croyance d'une vie future?

C'est de là , n'en doutons pas , que vient cette dou

leur excessive de la plupart de nos contemporains ,

à la mort de ceux qui leur sont chers; l'idée de

l'anéantissement enveloppe comme d'un crêpe toute

la nature pour les personnes qui ne sont point par

venues à se former des notions plus positives sur

un sujet si important ; et tout en se répétant : nos

biens-aimés ne sont point anéantis, elles les pleurent

réellement comme s'il ne leur restait aucun espoir.

Il faut le dire, les campagnards, les bonnes-femmes

et les enfans , ont des idées plus philosophiques sur

ce point. Le paradis , dans leur persuasion , n'est

qu'un lieu de délices dans le genre de ceux qu'offre

Page 86: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

81

la belle nature, et où l'on se retrouve tel qu'on s'est

perdu de vue au moment de la mort ; où par con

séquent on se reconnait , où l'on se témoigne sa joie

et son affection à la manière ordinaire , seulement

avec un peu plus d'intensité. C'est de cette per

suasion aussi , autant que d'une pauvreté qui détache

de la vie , que viennent les larmes plus douces qu'ils

versent sur la tombe de leurs parents et de leurs

amis défunts , et les consolations plus promptes qui

suivent ces larmes.

Dans le fond, la vie future ne saurait être

qu'une continuation de la vie présente, sur un autre

théâtre, avec un léger changement de décorations.

Rien ne se fait par sauts et par bonds dans la na

ture, a dit Leibnitz avec tous les penseurs. La

nature procède en tout par nuances insensibles,

par progrès imperceptibles , comme nous l'avons

déjà rémarqué. Les jours et les ombres sont telle

ment ménagés partout , et partout si bien fondus ,

qu'on passe des uns aux autres sans pouvoir assigner

au juste le point qui les sépare. Dans la vie future

doivent donc se retrouver la plupart des objets qui

nous entourent dans ce monde, avec une légère

variété en mieux , du moins pour les Etres bons ;

et, de plus, on ne doit point avoir besoin , pour y

entrer, d'être lancé sur quelque autre planète,

comme se le sont persuadé quelquefois ces philoso

phes qui cherchaient à corroborer par là leur foi à

la vie future. Les espaces sont plus habités que ces

petits globes massifs, créés par soustraction selon

4*

Page 87: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

82

l'expression profonde de Saint-Martin , perdus dans

l'immensité , et simples pépinières des cieux , d'où

s'élancent incessamment des myriades d'Etres trans

formés, sans cesser pour cela de se voir entourés

d'objets semblables à ceux qui les entouraient sur

le point matériel de leur départ. Qui ignore que

les grandeurs ne sont que relatives ? Les images

de nos pensées embrassent à la fois un horizon en

tier, peuplé de mille Etres divers, sans que la na

ture matérielle y mette le moindre obstacle; et, de

plus, ces images, dans l'état de songe , ou d'exalta

tion extatique , deviennent substantielles au point

de ne pouvoir être distingués par nous de la matière.

Et pourquoi donc cette admirable nature , cette

étonnante création , qui cause ici-bas notre ravisse

ment, et qui nous donne seule les idées sublimes

que nous nous sommes formées de la puissance et

de la magnificence du Créateur , pourquoi s'efface

rait-elle? en quoi gênerait-elle notre bonheur? ou

plutôt comment ce bonheur existerait-il sans elle?

Pourquoi vouloir nous débarasser d'un ensemble

d'images sans lesquelles une existence heureuse n'est

pas même concevable? — Comment ! je ne verrais

plus ce soleil , cet astre admirable qui anime , qui

nourrit toute la nature , et qui par sa chaleur et sa

lumière offre une image si admirable d'un Dieu qui

n'est qu'amour et que vérité? Je ne verrais plus

ces plaines incommensurables du firmament, par

semées de tant de myriades de globes étincelants ?

Je ne verrais plus la verdure des prairies et des

Page 88: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

85

forêts ; l'étonnante variété et l'éclat des fleurs et dès

fruits , ni le tableau mouvant du règne animal ?

Tout s'effacera , tout disparaîtra ! Mon œil sera

ténèbres et la lumière elle-même sera éteinte ! —

Quelle idée grand Dieu ! Et à quoi donc vous aura

servi votre grande œuvre, votre œuvre de six jours?

Heureusement que cette idée est aussi fausse et

aussi peu philosophique qu'elle est désolante. N'esl-il

pas d'une évidence mathématique, que, dans le ciel,

ou nous verrons des objets ayant quelques-unes des

figures géométriques que nous connaissons, et quel

ques nuances des couleurs essentielles à la lumière,

ou bien que nous ne verrons plus rien ? — Et ,

dans le premier cas , ces objets ne sont-ils pas abso

lument analogues à ceux que nous voyons sur la

terre? Ne laut-il pas, de toute nécessité, qu'ils

tiennent du cercle, de l'oval , du carré, du triangle,

ou du losange ; et qu'ils se rapprochent du noir ,

du blanc, ou de quelque autre teinte lumineuse,

s'ils doivent être quelque chose de plus que de purs

Etres de raison ?

La nécessité, d'un autre côté, que ce que

nous appelons âme, et qui n'est que le moi humain,

se présente encore dans la vie à venir sous la forme

et l'apparence d'un corps pourvu de tous ses orga

nes , prouve jusqu'à l'évidence qu'elle doit se voir

entourée d'objets analogues à ceux qu'elle voit ici-

bas. Et qui oserait nier que l'âme doive être pour

vue de cet appareil d'organes? Chaque sens, chaque

membre , chaque muscle , ne sont-ils pas le moyen

Page 89: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

indispensable de la manifestation de quelque nuance

de vie et d' activité, comme le corps complet l'est de

la révélation de la vie entière ? Comment se repré

senter l'existence humaine .sous la seule idée du moi?

Cela est-il vraiment possible ? Je le demande à tout

homme tant soit peu réfléchi.

Ou si quelque philosophe prétendait pouvoir

comprendre que le moi est l'homme tout-entier,

commente oncevrait-il alors le bonheur de ce moi, et

ses relations avec les Etres , nécessaires à ce bon

heur? Suffit-il de pouvoir dire moi , pour vivre, et

pour goûter la félicité? Quelle absurde métaphy

sique ! Quand on accorderait qu'un Etre peut se

sentir exister et être heureux, rien qu'en pouvant

penser, moi, comment un autre Etre sensible sau

rait-il qu'il y a un de ces moi métaphysiques près

de lui ? Je dis penser , et non dire ; car pour dire

moi il faudrait une langue , la langue supposerait

une bouche , la bouche une tête , et la tête un

corps , aucun de ces objets ne pouvant rester isolé

dans l'air. Le corps exige même le sol où les pieds

puissent poser et se mouvoir , afin de ne point rester

pendants ;* et le sol suppose tout l'horizon, et jus

qu'à la voûte céleste qui le couvre. Quand il serait

possible qu'un moi, ou une âme, vît sans le secours

des yeux, et entendît sans le secours des oreilles,

comment une autre âme saurait-elle que la première

la regarde, l'écoute? — Enfin comment deux de

ces moi métaphysiques pourraient-ils se témoigner

le moindre sentiment d'amitié, incapables qu'ils sornt

Page 90: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

85

de se serrer même la main ? — Ces réflexions sont

triviales, je le sens; mais est-ce ma faute? Elles

ne font que. la suite nécessaire d'absurdités méta

physiques mises en avant comme autant de vérités

éternelles.

Une âme ne saurait donc jamais etre séparée de

l'appareil des organes qui révèle sa vie et sa pré

sence ; et c'est par la figure , les manières et le lan

gage que les hommes-esprits se reconnaissent et sont

en rapport les uns avec les autres , tout comme le

sont ici-bas les hommes de chair et d'os. Un mode

différent de commerce mutuel entre les intelligences

n'est pas concevable , n'est pas possible. Le corps

humain, d'ailleurs, pris dans son ensemble, est

géométriquement parlant la forme la plus parfaite

sous laquelle un Etre intelligent et sensible puisse

se produire. Quand les détails curieux et innom

brables de chaque organe , si admirablement appro

priés à la manifestation variée de la vie ne le prou

vaient pas aux yeux d'une raison rigoureuse , le fait

seul du choix qu'a fait le Créateur , de cette forme ,

le prouverait. Or ce Créateur est le Dieu de la vie

future comme de celle-ci ; et il faut que la même

forme s'y reproduise. Cela est vrai au point que

la Divinité elle-même est obligée de révêtir cette

forme dans ses communications directes avec ses

créatures. Comment en adopterait-elle une autre

après avoir reconnu qu'elle est la plus propre à

transmettre les pensées et les sentimens d'une in

telligence à une autre ? Je ne sais quel philosophe

Page 91: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

86

I

a prétendu calculer géométriquement l'époque de

l'extinction du christianisme : mais nous ne nous

rencontrons guère ; je crois au contraire qu'en appli

quant la rigueur géométrique au christianisme , on

trouvera qu'il n'existe point d'autre philosophie.

S'il est vrai que la Divinité s'est quelquefois mani

festée aux hommes sous des formes moins parfaites

que la forme humaine ; c'est que les hommes étaient

devenus indignes de lui parler face à face, et in

capables de la reconnaître dans le langage simple

d'un ami parlant à un ami, ou d'un père parlant

à son enfant. C'est la faute des hommes, et non

celle de la Divinité , s'ils attachaient des idées plus

grandes, et quelque chose de plus miraculeux et

de plus divin, à des apparitions plus simplifiées,

telles que des phénomène? particuliers dans la na

ture , ou des voix mystérieuses se faisant entendre

sans la présence d'un Etre visible.

Si, pour le dire en passant , nous ne concevons

pas comment il se peut faire que Dieu varie à l'infini

une belle figure humaine, sans que la même nuance

revienne , phénomène qui pourtant est incontes

table , nous concevons très bien que nous aimerions

encore mieux revoir ceux qui nous étaient chers,

sous les traits imparfaits qui nous étaient connus ,

que sous des traits absolument différents, fussent-ils

ceux d'un Apollon ou d'une Diane. Le feu intérieur

d'une belle âme , l'innocence , la bonté , la sagesse

peuvent donner des charmes irrésistibles à toute

espèce de figure humaine tout soit peu régulière.

Page 92: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

87

Enfin si l'on prétendait qu'un corps spirituel

ne serait plus un corps , mais seulement Yapparence

d'un corps , dont les âmes seraient révêtues ; nous

dirions , qu'importe ! Pourvu que nous croyions

avoir un corps , cela nous suffit. Il est difficile de

montrer la différence entre ces deux espèces de

corps, savoir le corps matériel et Yapparence du

corps , si ce dernier a en même temrYapparence

de la solidité. Il est plus que probable , que le

monde matériel n'est, lui-aussi, qu'un monde phé

noménal. La philosophie ne saurait le nier: nous

en avons déjà dit un mot, et nous y reviendrons

dans le chapitre suivant.

Nous terminerons celui-ci par une réflexion,

simple encore jusqu'à la trivialité , et qui pourtant,

par un travers inconcevable de l'esprit humain,

échappe à une infinité de personnes. Elle s'adresse

à cette classe de chrétiens qui ne doutent pas le

moins du monde que Jésus-Christ ne soit ressuscité

avec le même corps qu'il avait sur la terre , et qui

avec cela craignent de se représenter leurs parents

défunts avec des corps analogues , et ont recours à

une résurrection des cadavres matériels, nécessaires,

selon eux, à la vie céleste; qui n'osent croire que

dans le monde spirituel , il y ait encore un sol sur

lequel on converse avec le Seigneur comme l'ont

fait sur la terre ses disciples après sa résurrection,

et que ce sol étale parconséquent toutes les autres

richesses , et de plus grandes encore , que celles qui

le couvrent et l'ornent dans ce monde matériel. Je

Page 93: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

88

le demande , y a-t-il quelque chose de plus absurde

que de se représenter ce même corps de Dieu-

Rédempteur , qui se laissait voir , toucher et ma

nier, comme perdu maintenant dans les espace»

imaginaires , ne posant jamais sur rien , n'étant

plus utile à rien ? A quoi donc aurait servi au

Seigneur de revêtir ce corps , par lequel il est entré

en contact avec nous , dans lequel il a contracté

avec nous des rapports éternels damour et de re

connaissance ? A quoi aurait servi de glorifier ec

corps , et de lui transmettre toutes les qualités des

esprits , si le Seigneur ne devait plus y agir comme

tout autre individu, dans ses rapports avec les esprits

bienheureux? J'aimerais presque autant renoncer

à toutes mes convictions chrétiennes , que de

m'exposer au reproche d'une pareille contradiction.

Il est donc conforme à l'Evangile lui-même, de

croire qu'à mesure que les hommes se métamor

phosent , ils apparaissent aussitôt dans le monde

des esprits avec leur forme corporelle, et continuent

d'être en rapport avec la nature spirituelle comme

ils l'étaient avec la nature matérielle , quoique leurs

organes terrestres et grossiers se dissolvent et retom

bent en poussière.

Page 94: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

89

CHAPITRE Xtl.

Nature des songes.

D'après ce qui vient d'être dit , il est clair que

l'existence de l'homme se révèle sous deux apparen

ces diverses, l'apparence corporelle et l'apparence

spirituelle ; mais l'une et l'autre de ces apparences

supposent la présence de tout l'appareil organique.

C'est donc dès le premier moment de son existence

que l'homme est double. Il nait à la fois homme

corporel et homme spirituel. Il a cette écorce exté

rieure que nous appelons corps de chair, destinée

à le mettre en rapport, pendant une soixantaine

d'années , avec les objets matériels , et cet autre

appareil d'organes plus délicats et pour ainsi dire

plus aériens , appelé par un apôtre corps spirituel,

et destiné à le mettre en rapport avec les objets im

matériels , et avec les Etres immortels pendant toute

l'éternité : appareil dont il crée lui-même la nuance

particulière , puisqu'il n'est que le reflet de son prix

moral et individuel. Le songe le plus simple en

peut fournir la preuve. Jamais dans l'état de songe

nous ne nous voyons sans forme : et , presque sans

exception , nous nous voyons sous notre forme cor

porelle ordinaire , avec les légères nuances qu en

traine noire état moral du moment. Il en est de

même quand nous rêvons de nos' parents ou de nos

amis. Nous les voyons presque toujours sous leurs

formes accoutumées , avec quelques légers change

Page 95: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

90

mens, soit dans leurs personnes, soit dans leur:

alentours : changemens qui doivent être attribués

à la meme cause , savoir à l'étal moral dans lequel

ils sont représentés pour le moment. Ces circons

tances bizarres qui portent les philosophes à attri

buer les songes à Yimagination , prouvent précisé

ment, à nos yeux, que ce n'est pas l'imagination

qui les produit , puis qu'évidemment celle-ci retra

cerait les images telles qu'elle les voit dans lejour,

plutôt que d'y ajouter des circonstances dont il n'a

jamais été la moindre question.

Quelques philosophes superficiels souriront,

en voyant traiter sérieusement la question du sooge\

mais pourquoi ce phénomène ne deviendrait-il pas

l'objet des méditations et des recherches du sage

comme tous les autres phénomènes de la nature?

Ce phénomène nous toucherait-il par hazard de

moins près que l'électricité ou le galvanisme? La

philosophie n'a pas toujours été si dédaigneuse:

les Platon, les Plutarque, les Pline, les Ciccron

avaient aussi quelque raison , ce semble, de se

piquer de philosophie; et toutefois ils n'ont pas

craint d'aborder cette matière : le dernier lui a con

sacré un ouvrage entier. Aussi , plusieurs philo

sophes modernes ont repris ce sujet abandonne.

Dans l'école écossaise on a osé lui consacrer un cha

pitre ; léger encouragement pour nous , si nous en

avions besoin.

Disons donc toute notre pensée : Le songe offre

d'ordinaire une existence réelle; c'est un prélude de

Page 96: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

91

t'immortalité , un avant-goût de la vie future, un

commencement de l'existence que nous appelons

immatérielle. Les personnes défuntes dont nous

rêvons, un père, une mère, un enfant, un ami sont

souvent ces individus eux-mêmes qui se communi

quent à nous autant que leur nouvel état le permet.

L'infortuné Silvio Pellico a senti cette vérité comme

par instinct ; car ce n'est point le raisonnement ,

mais le sentiment qui lui a fait dire en parlant de

son pauvre ami Oroboni , mort au Spielberg : « Je

rêvai souvent de lui, je le voyais qui priait pour

moi ; et j'aimais à me persuader que ces songes

n'étaient point un jeu du liazard , mais plutôt de

vraies manifestations de mon ami, permises par

Dieu pour me consoler *). » Et si nous ne saisissons

pas toujours clairement ce qu'ils nous veulent; ou

si au réveil nous ne nous le rappelons pas , ce n'est

pas une raison de croire que leur visite n'ait eu

aucune utilité. La naissance de nos pensées et de

nos affections est encore un mystère, qu'y a-t-il

donc de plus naturel que de les faire dériver de ces

sortes de communications ? Le germe d'une bonne

idée sera jeté ainsi dans notre âme à notre insu :

au tout de quelque tems, cette idée se développera, et

nous la croirons une production de notre propre crû.

) Moite volte sognai di vederlo, che pregasse per

me, e que' sogni io amava di persuadermi che

non fossero accidentali , ma bensi vere manifesta-

zioni sue, permesse da Dio per consolarmi. (Le

mie Prigioni. Capo LXXVII.)

Page 97: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

Ou si on nous objecte que l'on rêve aussi quel

quefois de personnes vivantes , nous dirons que ce

sera là également ou une secrète communication des

âmes; ou quelqu'une de ces images parlantes dont

il sera question tout-à-l'heure ; ou enfin un exercice

de notre propre imagination , que nous ne vouions

sans doute pas entièrement banir, puisqu'il faut bien

qu'elle aussi prélude à ses facultés immortelles et

commence à essayer ses forces.

Si jamais notre état de transformation nous sur

prend , nous osons le dire , ce ne sera que par une

simplicité qui nous le fera paraître une chose déjà

parfaitement connue. Forcés que nous sommes

d'avouer qu'un songe qui se prolongerait ne saurait

plus être distingué de l'état de veille , comment se

rions-nous en droit de nier l'identité , ou la grande

analogie , des ces deux modes d'existence. Sou-

tiendra-t-on toujours, contre toute raison , que c'est

l'imagination seule qui produit toutes ces étonnantes

créations des songes ? Mais d'abord , quand cela

serait, quand l'imagination serait en état de nous

créer ainsi une nouvelle existence , aurions-nous un

mot à rabattre de nos prétentions ? Pourvu que je

croye être éternellement heureux , cela ne me suffit-

il pas? L'explication de la vie future par l'imagi

nation aurait même cela de commode , que, comme

nous venons de le dire, elle rendrait ce point de

doctrine tout-à-fait simple , tout-à-fait concevable.

Mille fois , en ce cas , l'homme se serait vu dans

son état de transformation, soit par le songe, soit

Page 98: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

par l'extase , soît même par l'exaltation de la fièvre,

avant de passer à cet état pour toujours, et avant d'y

rester définitivement.

Il est certain , toutefois , que l'imagination ,

telle qu'on l'entend communément , n'est point en

e-tat de produire les songes. Ceux qui le prétendent

ne font que répéter une locution admise dans le

monde depuis des siècles, mais que personne n'a

jamais approfondie; et ils se font sans le savoir

l'écho d'une erreur Lien plus pernicieuse qu'ils ne

le pensent, puisqu'elle conduit droit au matérialisme.

Quoi de plus favorable , en effet , au matérialisme ,

que la prétention que des pensées, et des pensées

revêtues de formes substantielles , puissent se pro

duire dans une âme sans elle, et souvent malgré

elle? Si c'était toujours Yâme ou le moi qui formât

volontairement les songes, s'en donnerait-elle de

terribles et d'abominables comme souvent elle en

éprouve P — Et si ce n'est pas l'âme qui se les

donne, c'est donc ou quelque intelligence supérieure,

ou bien c'est la matière, il n'y a point de milieu.

L'imagination n'est donc en général ici qu'un mot

vide de sens dont le monde couvre son ignorance ,

et qui n'explique aLsolument rien.

Pour peu qu'il y veuille apporter de l'attention

chacun reconnaît facilement une différence essen

tielle entre les créations de l'imagination et celles

du songe. Où est le poète , à l'imagination la plus

vive et la plus enflammée que vous supposiez , qui

puisse parvenir à voir les oLjets qu'il imagine r1 Dans

Page 99: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

94

l'état de veille l'homme cherche simplement à se

rendre présentes les images des objets absents aux

quels il pense fortement ; mais dans le songe il les

voit. Imaginez une rose dans l'état de veille , elle

restera dans le vague, ce ne fera qu'une rose en

général ; mais rêvez d'une rose , vous la verrez , la.

toucherez , la sentirez ; vous distinguerez toutes ses

feuilles , ses épines , les nuances de ses couleurs ; ce

sera en un mot une rose individuelle ; vous y apper-

cevrez jusqu'aux taches et aux dégradations qui y

auront été faites.

Que si quelques philosophes se retranchent à

expliquer ce phénomène, non par l'imagination

simple, mais par l'imagination échauffée , exaltée;

en seront-ils plus avancés ? Ces épithètes rendent-

elles leurs explications plus satisfaisantes? Échauffé

sent absolument le matérialisme , et exalté, si je ne

me trompe , ne sent rien du tout. On n'est jamais,

ce me semble, moins exalté que dans le songe,

quand on est plongé dans un profond sommeil. —

Si l'on reconnait d'ailleurs , qu'il ne tombe pas un

cheveu dè notre tête sans la Providence , qu'il ne

tombe pas une feuille d'un arbre sans des règles

invariables et sagement établies , comment accorder

que ce bouleversement de nos idées et de nos senti-

mens pendant le sommeil, que ces images riantes

ou sombres, qui ont souvent une si grande influenee

sur notre santé et sur nos dispositions morales , n'en

reconnaissent ou n'en suivent aucunes ? Comment

se persuader qu'une pareille crise est entièrement

Page 100: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

95

abandonnée au Lazard ? Si hazard il y a , et si ce

mot n'est pas une nouvelle expression inventée pour

couvrir notre ignorance.

Le songe est donc au fond un des phénomènes

les plus intéressans que le philosophe puisse obser

ver 4 il touche immédiatement à l'empire de la pen

sée. Il est même, sous un rapport, plus curieux

que celle-ci ; car étant un état anormal , il est plus

rare , et il peut servir à jeter du jour sur l'état nor

mal. Il est donc digne aussi du philosophe d'en

examiner la nature de plus près , de le suivre dans

les caractères bizarres , quelquefois enchanteurs ,

quelquefois terribles , qu'il revêt, et d'en recbercber

les causes. Il doit être donné à l'homme de tirer

de ce singulier phénomène quelque utilité , comme

il en tire de tous les autres phénomènes de la nature.

La faculté d'exister et d'agir indépendamment des

organes matériels doit pouvoir être soumise à un

perfectionnement ; l'état de songe doit être suscep

tible d'une certaine éducation , laquelle en fera res

sortir à la fin tout autre chose que ce qu'on en

aurait attendu dans le premier moment. Si en

observant l'attraction d'une paille légère par la cire

à cacheter , on est parvenu à maîtriser le tonnerre ,

de quoi doit-on désespérer. Déjà dans ce moment,

et dans l'état actuel de la science, le plus léger

phénomène du songe , du somnambulisme naturel

qui n'en est qu'une variété, aussi bien que du

somnambulisme artificiel, est plus intéressant que

toutes les découvertes sur l'électricité. Quelques

Page 101: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

96

unes de ces crises, de ces extases, offrent tous les

caractères de l'ancienne magie; il y est souvent

question de la connaissance instinctive des maladies

et de leurs remèdes ; il y est question de vers faits

par des personnes qui ne sont pas poètes ; de vision

sans le secours des yeux, de rapports avec les morts,

avec les esprits supérieurs, de la connaissance des

choses cachées et des événemens futurs ; il y est

question ....

Mais arrêtons nous , il est douteux, même après

tout ce qui a été dit , que certains esprits , prétendus

philosophiques, soient en état d'entendre ces choses

de sang froid. Ils résistent aux faits les plus pal

pables en ce genre , qu'ils voient de leurs propres

yeux , et que vingt fois ils ont eux-mêmes vérifiés ,

concernant se rendraient-ils à de simples raisonne-

mens? Retournons donc encore, en attendant, à

quelques autres considérations générales, se liant au

même sujet : peut-être après avoir encore pris une

idée plus claire de ce que nous appelons la langue

de la nature, ces hommes à préjugés deviendront

plus traitahles.

CHAPITRE XIIL

' La première langue.

On a beaucoup parlé de l'origine des langues:

on est allé jusqu'à en faire une espèce de révélation,

dans l'espoir d'étayer par là le christianisme ; on n'a

Page 102: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

pas vu qu'on s'appuyait sur un fondement ruineux.

Il n'y a que des révélations directes qui puissent

prouver le christianisme ; et tout dans la nature est

pour nous révélation indirecte, nos pensées et nos

sentimens autant que notre langage. Il n'est point

philosophique, d'ailleurs, de supposer que Dieu

n'ait point accordé à l'homme toutes les ressources

aécessaires à la vie sociale , et que deux enfans jetés

dans les forets produiraient nécessairement un peuple

de muets.

ta question, toutefois, de la première langue,

abstraction faite du tems auquel elle aurait été intro

duite, et sous ce rapport comme pure hypothèse,

n'est point une question infinie ou insoluble ; il est

très permis à la philosophie de l'aborder. En sup

posant le premier homme créé dans un état de déve

loppement convenable, ce qui n'a rien que de

philosophique , il a pu et dû s'entretenir avec son

Créateur. Car le Créateur a eu nécessairement avec

lui le double rapport dont nous avons souvent parlé ;

le premier , comme être invisible , agissant sur son

âme et le faisant penser , rapport que nous appelons

indirect ; le second , comme être visible , et dis

tinct de l'homme, rapport que nous appelons direct.

Ces deux rapports de la Divinité, désignés dans

l'Ecriture sainte par le Père et le Fils , sont égale

ment indispensables. Sans le second il n'y aurait

même point de rapport réel , le premier n'étant

qu'indirect et ne constituant point un rapport

proprement dit; puisque l'homme peut se persuader

5

Page 103: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

98

qu'il pense par lui-même. Cela est si vrai que l'in

dividu qui n'aurait éternellement avec Dieu que des

rapports indirects , demeurerait un véritable athée.

Il ne suffit point à un homme de dire : il y a un

Dieu , pour que lui en ait un ; et celui qui se con

tenterait de dire: il y a une nature, uneforce éter

nelle qui produit tout , serait tout aussi avancé.

Il s'agit donc seulement de savoir quels moyens

auront été employés dans la première communica

tion directe de Dieu avec l'homme. Or on en peut

distinguer trois : Premièrement , à côté de la simple

pensée imprimée dans l'âme comme sienne, la

conscience que c'est un Etre différent qui forme

l'interlocuteur. Cette manière de s'entretenir avec

le Créateur ne saurait être méconnue par les philo

sophes : elle devient assez saillante quand il s'agit

de cette voix importune qui gourmande nos pas

sions , qui se fait entendre sans nous , et malgré

nous, et qui prpvjent toujours plus ou moins directe

ment du Créateur. Secondement, une langue arti

culée analogue à toutes nos langues conventionnelles,

mais réunissant la plus grande richesse à la plus

grande simplicité ; car cette réunion se trouve dans

toutes les productions de Dieu: c'est elle, c'est cet

admirable moyen terme , qui rend en tout sa marche

à la fois si merveilleuse et si naturelle , qui cache la

Divinité aux yeux de l'homme superficiel , et la fait

paraître d'autant plus admirable aux yeux du vrai

philosophe. Cette langue eût été alors ce que l'on

pourrait appeler une langue naturelle par sons arli

Page 104: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

99

ailés. Troisièmement enfin la langue de la nature

proprement dite ; langue plutôt vue que. parlée ,

qui consiste en images prises dans la nature visible,

dont il suffit de connaître la signification pour les

comprendre , et que l'homme primitif aura pu pro

duire comme nous le concevons de l'ange et de

l'homme réhabilité , ou comme nous-mêmes les pro

duisons encore d'une manière plus ou moins dés

ordonnée dans nos songes.

Nous croyons pouvoir forcer la philosophie

d'admettre une langue de cette dernière espèce.

En effet, n'est-il pas de toute évidence que Dieu

ne saurait créer des objets de fantaisie; et que

les moindres détails de la nature visible doivent

avoir un rapport direct, un rapport raisonné avec

le Créateur, aussi bien qu'avec l'homme sa plus

parfaite image , pour lequel seul cette nature a reçu

l'existence ? Et n'est-il pas prouvé , par là même ,

que chaque objet visible, depuis le soleil jusqu'au

grain de sable et au brin d'herbe, à côté de son

utilité naturelle , doit avoir une signification morale

ou spirituelle , qu'il suffit de retrouver pour arriver

à une langue de la nature ? L'histoire , au lieu de

nous contredire confirme cette théorie dans tous ses

points : elle nous apprend que la langue de la na

ture a réellement existé sur notre terre. L'Ecriture

sainte est conçue d'un bout à l'autre dans cette lan

gue; les traces s'en retrouvent dans la plupart des

livres regardés comme révélés chez les divers peuples;

elle est la mère de toutes les mythologies anciennes

Page 105: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

traces dans l'extase religieuse, dans l'extase magné

tique ou provoquée, et jusque dans les songes les

plus ordinaires.

La moindre attention , la moindre tonne foi

conduisent à reconnaître la vérité de ces assertions,

du moins en thèse générale. Il faudrait une bien

grande présomption pour prétendre que tous les

anciens étaient complètement fous , que leurs mys

tères , leurs initiations n'étaient qu'un tas d'absurdi

tés ne reposant absolument sur rien ; que jamais

rien d'extraordinaire ne s'est présenté dans leurs

temples, ni sous le rapport de guérisons particulières,

ni sous celui de connaissances secrètes. Il faudrait

une bien grande présomption pour rejeter plus long-

tems toutes les prétentions des magnétiseurs moder

nes , depuis que tant d'hommes distingués se sont

mêlés parmi eux , et qu'une célèbre académie a été

forcée de reconnaître la vérité de tant de phéno

mènes merveilleux qui ont étonné le siècle des

lumières *).

Il suffit de jeter un coup d'oeil philosophique

sur la manière dont toutes nos notions morales et

métaphysiques sont entés sur les phénomènes na

turels , sur la vie , les appropriations , les assimi-

¥) Voyez les Rapports et Discussions de tacadémie royale

de médecine sur le magnétisme animal. Par Mr. Foissac.

Paris, chez £aillère, t833.

Page 106: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

101

lalions , lesfonctions des sens et lejeu des organes,

sur la force , la croissance , la végétation , la lu

mière , les ténèbres, et jusque sur Yattraction, la

répulsion, X élévation et la chute des corps, pour

reconnaître que les images naturelles ont été par

tout la première base de nos pensées morales, et

parconséqucnt des expressions dont nous nous ser

vons pour les rendre. Pour ne citer ici que deux

ou trois exemples , force et vertu, lumière et intelli

gence, chaleur et amour se correspondent, aussi

bien que leurs opposés ; et bassesse et élévation ,

humilité et hauteur, attachement et éloignement,

sont des mots identiques dans le sens moral et dans

le sens physique. Nous ne pouvons entrer ici dans

les détails immenses qu'entrainerait un examen ap

profondi de cette matière. Nous les avons donnés

dans un autre ouvrage. Ici nous sommes forcé de

nous en tenir à l'énoncé des principes généraux;

mais ils doivent suffire pour des philosophes; un

ouvrage de philosophie ne devant être en général

qu'une réunion de synthèses , fruit de plus longues

méditations.

Il ne nous reste donc qu'à voir quelles sont les

conjectures les plus naturelles à former sur celui des

trois modes de communication qui aura été employé

le premier.

Toutes les langues articulées paraissent pauvres

à côté de la langue de la nature. Il faut que je

connaisse d'avance une langue conventionnelle pour

savoir ce crue veut dire un son articulé qui n'a pas

Page 107: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

plus de rapport avec son objet que mille autres;

sans cela impossibilité complète de me faire la

moindre idée de ce que l'on me veut. Il y a plus ,

en entendant prononcer , même dans une langue

connue, par exemple les mots rose, rocher, mon

tagne, je ne prend de ces objets qu'une idée vague ,

tandis qu'en langue de la nature ils me sont rendus

individuellement présents , avec leurs détails sans

nombre. Dans cette langue un paysage tout entier

m'est présente pour ainsi dire en un seul mot ; tan

dis qu'il faudrait remplir des volumes , ou parler

pendant des heures entières, pour me dire tout ce

qu'il renferme ; et encore m'en ferais-je à la fin une

idée différente de celle de la personne qui aurait

voulu me le faire connaître. Telle est la richesse de

cette langue.

Nous nous croyons parconséquent en droit de

soutenir que la véritable langue primitive n'est autre

que la langue de la nature. Non-seulement Dieu

a dû parler au genre humain indirectement par l'en

semble de la création, les choses visibles étant en

tout, selon l'expression d'un apôtre, le type des

choses invisibles , il a dû encore présenter transitoi-

rement aux premiers humains toutes les images

naturelles capables de les instruire sur leur état mo

ral , état que l'homme au milieu des illusions de son

amour propre est loin de démêler clairement par ses

propres pensées. La nature, ou le paradis qui

entourait les premiers mortels , ne devait être alors

que le reflet du prix moral de leur Etre ; sans cela

Page 108: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

m

évidemment il y eût eu dans l'œuvre de Dieu des

images defantaisie et parconséquent de Yarbitraire.

En accordant en outre aux hommes primitifs, comme

nous l'avons dit , la faculté de produire eux-mêmes

des images analogues, telles qu'elles se voient en

core dans le songe et l'extase , véritable faculté créa

trice secondaire que Dieu n'a pas dû leur refuser, ils

ont pu s'entretenir de même entre eux ; et au lieu de

dire, par exemple, rose, ils l'auront fait voir; ce

qui offre tous les caractères d'une langue véritable

et même parfaite en son genre. Et nous le répétons,

ce que nous disons ici est loin d'offrir des conjectures

aussi vaines qu'on pourrait le croire. Les traditions

des plus anciens peuples , examinées avec impar

tialité, et sans préjugés, confirment l'existence réelle

d'un pareil genre de communication. Ce n'est que

par là que peut s'expliquer l'existence de ces mythes

étonnants, de ces mille fables ingénieuses trouvées

chez tous les peuples naissants , et que la mythologie

a plutôt corrompues qu'embellies. Toutes les anna

les des anciens peuples font mention, nominative

ment, de correspondances entretenues entre les hom

mes matériels , vivant encore sur la terre , et les

hommes esprits passés à l'état immortel; or ces

correspondances n'ont généralement on lieu que

moyennant la langue de la nature et par ces images

parlantes communiquées par des hommes spirituels

à des hommes matériels qui se trouvaient dans l'état

de songe ou d'extase ; c'est à dire , quand par l'as

soupissement des sens extérieurs les facultés immor

Page 109: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

telles de ces derniers s'étaient développées , et qu'ils

étaient devenus impressionnables. Cazotte, ainsi

qu'on l'a vu l'a encore déclaré formellement La

dégradation du genre humain avait rendu ces sortes

de communications difficiles et dangereuses; l'his

toire le dit aussi ; mais l'abus d'une chose ne prouve

pas qu'elle n'ait point eu de réalité) au contraire-

En second lieu toutefois, nous sommes forcés

d'avouer que pour exprimer nos vérités abstraites

et métaphysiques , les langues parlées deviennent

indispensables. Comment , par exemple , Dieu au

rait-il pu représenter en images naturelles à Moyse

]"équivalent de ces mots: Je suis Celui qui est?

L'esprit humain n'en conçoit pas la possibilité, s'il

n'a pas recours en même tems à l'impression immé

diate sur la pensée dont nous parlions tout-à-l'heure,

mais qui ne constitue plus un langage à part. Et

il en faut sans doute conclure que le principal but

de la Divinité , en créant l'homme , n'avait pas été

d'en faire un métaphycisien ; qualité, sans laquelle,

en effet , on conçoit très bien le bonheur ; car le bon

heur est un sentiment, et non un raisonnement.

En résumé donc , ce qu'il y a de plus philoso

phique à avancer dans cette matière délicate , c'est

de dire , que Dieu , dans sa première manifestation

directe s'est servi pour les vérités ordinaires et les

choses de sentiment, de la langue de la nature , et

pour les vérités abstraites, d'une langue articulée,

parfaite dans son genre, accompagnant en même

tems chaque articulation de sons , des impressions

Page 110: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

nécessaires, en tant que Dieu invisible et inabor

dable 5 ce qui , nous l'avouons sans peine, était bien

une espèce de révélation, mais toute différente des

révélations chrétiennes et ne pouvant rien prouver

pour elles.

Cette dissertation du reste , comme chacun le

sent , est plutôt curieuse qu'utile ; chacun est libre

de croire à cet égard ce qu'il juge à propos. Rien

n'empêche de regarder ces paroles : Je suis Celui

qui est, comme les premiers sons articulés que la

Divinité ait fait entendre aux ' hommes sur notre

globe ; car pour ce qui est de ses communications

éternelles avec les Etres sensibles , elles doivent etre

regardés comme un véritable mystère. Quoique

l'on ne conçoive pas un autre genre d'Etres sensibles

que l'bomme, ou l'ange, c'est à dire, un Etre in

telligent et aimant comme l'est Dieu lui-même , on

conçoit une très grande différence quant à Yespèce

de ces Etres ; et Dieu a pu avoir avec eux des rap

ports à l'infini , qu'il n'est pas donné à l'esprit hu

main de suivre.

Nous devons seulement ajouter cette réflexion

plus essentielle et plus immédiatement liée avec la

morale, que dans sa première communication di

recte avec l'homme, et en langue articulée , Dieu a

dû lui parler avec la plus grande simplicité, comme

un égal parle à son égal, ou un père à son enfant

quand il lui explique la modération nécessaire à

garder dans la poursuite du bonheur de la vie; qu'il

n'a pas dû lui donner la solution de toutes les

S*

Page 111: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

questions philosophiques; qu'il n'a pas même dû

entrer en discussion avec lui , non-seulement parce

que l'homme n'eût pas été en état de le comprendre,

et que la discussion eût été interminable ; mais sur

tout parce que ces questions philosophiques devaient

être réservées pour la masse entière du genre hu

main , auquel elles, devaient être communiquées

successivement et par la pensée , de manière que les

individus pussent se les approprier , les croire de

leur crû-, et jouir ainsi du plaisir de l'invention.

CHAPITRE XIV.

Le malheur éternel.

Le bonheur et le malheur futurs sont une suite

nécessaire de l'immortalité et de la liberté des hom

mes. Le malheur s'attache à la poursuite du vice,

et le bonheur suit les pas de la vertu. Aucun phi

losophe , que je sache, n'a été choqué de cette dis

position ; le bonheur éternel surtout n'a jamais

occasionné de plainte. Il n'y a donc ici que deux

questions à examiner, la qualité des tourmens du

méchant dans l'autre monde, et leur durée. Quant

à la qualité, ce serait un point fort peu important

à discuter, si le fanatisme ne s'était quelquefois

obstiné à mettre exclusivement en avant un feu

matériel: prétention absurde, prétention infernale

-si vous y ajoutez la durée éternelle , et qui a porté

Page 112: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

407

une infinité de personnes, têtes faibles dans un sens

opposé, à rejeter toute espèce de tourment réserve

au crime.

Nous croyons pouvoir concilier tous les partis,

et être approuvé de tous les hommes raisonnables,

en admettant , en premier lieu , les tourmens

moraux; le regret , le remords, la colère, la rage.

le désespoir , en un mot le déchirement intérieur

d'un Etre qui voudrait satisfaire toutes ses passions

injustes , dont il s'est fait l'esclave , en même tems

qu'il sent la nécessité de la pratique de la vertu , à

laquelle il ne s'est point accoutumée à sacrifier ;

tourmens tels que le vice les attire généralement

après soi déjà dans cette vie, et qui ne peuvent que

gagner en intensité au moment où l'immortalité se

déploie; et en ajoutant, en second lieu qu'à côté

de ces tourmens moraux toutes les images terribles

de souffrances corporelles qui se voient sur la terre,

et d'autres encore, se reproduisent dans le monde

des esprits, comme types des diverses espèces de

dégradations morales : de sorte qu'un Etre moins

dégradé en puisse , par exemple, voir d'autres

entièrement plongés dans lesflammes, comme reflet

de leurs passions haineuses, sans que ceux-ci aper

çoivent nécessairement leur propre état de la même

manière.

Et que l'on ne croye pas que par là nous pen

sions affaiblir en rien l'intensité des tourmens de

l'enfer ; au contraire , nous sommes persuadés que

les tourmens de l'âme sont bien plus terribles que

Page 113: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

108

les souffrances du corps. C'est une vérité qu'avec

tant soit peu de réflexion chacun peut facilement

reconnaître ; car où est la mère qui ne se jcterait

volontiers dans les flammes pour en retirer le fils

unique qu'elle vient d'y perdre?

Il ne nous reste donc que la question de la

durée ou de Xéternité des peines; et nous traiterons

cette question terrible avec la même franchise , en

avouant sans détour, que nous ne pouvons nous

refuser à admettre le malheur éternel comme fait ;

et cela toujours parce que c'est une suite nécessaire

de l'entière liberté laissée à l'homme, de se perfec

tionner ou de se dégrader indéfiniment, et à volonté.

Plus l'individu restera de tems dans l'état de dégra

dation, plus selon nous, son malheur se prolongera;

et si, par lefait, quelqu'un reste méchant à jamais,

ce qui est exclusivement son affaire , il est malheu

reux éternellement. Nous ne voyons pas moyen

d'échapper à ces conséquences forcées d'une liberté

parfaite; nous pouvons seulement ajouter , qu'il est

à croire qu'en général les Etres intelligens resteront

plus facilement à tout jamais dans le ciel où l'on

est bien, qu'en enfer où l'on ne peut que devenir

malheureux de plus en plus , quelques moyens que

Ton prenne pour assouvir d'abominables passions.

Mais nous nions absohimentlc malheur éternel

avec impossibilité du retour. La nature de la liberté

le prouverait aussi , quand la bonté et l'amour infini

de Dieu ne repousseraient pas comme le plus hor

rible des blasphèmes toute assertion contraire.

Page 114: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

409

Pour les philosophes nous n'avons rien à ajou

ter à cette preuve si simple et si évidente tirée de la

nature même de la liberté , et qui ne le céde en rien

aux preuves géométriques et mathématiques. Com

ment en effet empêcher un damné de revenir sur

ses pas tant qu'il conserve le moindre degré de

liberté ? et comment supposer qu'il ne le conserve

pas sous un Dieu infiniment bon? Que les Etres

infortunés qui se dégradent aient autant de peine

à revenir de leurs égaremens que leurs égaremens

ont été longs , multipliés et profonds , cela est tout

naturel ; mais qu'il y ait pour eux impossibilité ab

solue du retour , cela est une claire absurdité , qui

ne retomberait que sur le Créateur.

Jusqu'ici les philosophes étaient toujours de

meurés dans le vague sur cette grave question de

l'éternité des peines : voici comment en parlait en

core Jean-Jacques : « Ne me demandez pas non plus

si les tourmens des médians seront éternels , et s'il

est de la bonté de l'auteur de leur être de les

condamner à souffrir toujours ; je l'ignore et n'ai

point la vaine curiosité d'éclaircir ces questions in

utiles. Que m'importe ce que deviendront les mé

dians ! je prends peu d'intérêt à leur sort. Toute

fois j'ai peine à croire qu'ils soient condamnés à'dcs

tourmens sans fin. SiMa suprême justice se venge,

elle se venge dès cette vie. Vous et vos erreurs,

a nations ! êtes ses ministres. Elle emploie les maux

que vous vous faites à punir les crimes qui les ont

attirés. C'est dans vos cœurs insatiables, rongés

Page 115: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

110

d'envie , d'avarice et d'ambition , qu'au sein de vos

fausses prospérités les passions vengeresses punissent

vos forfaits. Qu' est-il besoin d'aller chercher l'enfer

dans l'autre vie ? il est dès celle-ci dans le cœur des

médians.»

« Où finissent nos besoins périssables , où ces

sent nos désirs insensés , doivent cesser aussi nos

passions et nos crimes ? De quelle perversité de purs

esprits seraient-ils susceptibles ? N'ayant besoin de

rien , pourquoi seraient-ils méchans ? Si , destitués

de nos sens grossiers, tout leur bonheur est dans la

contemplation des Êtres, ils ne sauraient vouloir

que le bien; et quiconque cesse d'être méchant,

peut-il être à jamais misérable ? Voilà ce que j'ai

dupenchant à croire, sans prendre peine à me déci

der là dessus. O Etre clément et bon ! quels que

soient tes décrets, je les adore : si tu punis éternelle

ment les méchans, j'anéantis mafaible raison de

vant lajustice; mais si les remords de ces infortunés

doivent s'éteindre avec le teras, si leurs maux doi

vent finir , et si la même paix nous attend tous éga

lement un jour, je t'en loue. Le méchant n est-il

pas mon frère 1 combien de fois j'ai été tenté de lui

ressembler ! Que délivré de sa misère , il perde

aussi la malignité qui l'accompagne ; qu'il soit heu

reux ainsi que moi, loin d'exciter ma jalousie, son

bonheur ne fera qu'ajouter au mien.»

Il serait déplacé de chercher la rigueur mathé

matique dans un passage où le sentiment domine,

et où les idées sont si admirablement exprimées

Page 116: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

411

qu'on ne pense pas même au vague et aux contra

dictions qu'elles renferment. Néanmoins des hom

mes qui penseraient et sentiraient de la sorte, ne

seraient point éloignes d'ouvrir entièrement les yeux

à la vérité ; et je ne saurais assez le répéter, Jean-

Jacques était plus chrétien qu'on. s'est plu à le

croire. Mais pour les théologiens scholastiques ,

imbus d'anciens préjugés difficiles à surmonter,

nous devons ajouter quelques réflexions plus adap

tées à leurs idées particulières.

La révélation ne saurait contenir des choses

diamétralement opposées à ce que la raison enseigne

clairement; car la raison, sagement consultée, n'est

autre chose que la lumière de Dieu en nous. Tous

les textes de l'Ecriture, parconséquent , qui semblent

exprimer un malheur éternel absolu, doivent être

expliqués par ceux qui énoncent des vérités plus

clairement en harmonie avec la bonté, avec l'amour

et avec lajustice de l'Éternel. Or les textes de cette

seconde espèce existent en aussi grand nombre,

pour le moins , que les autres, dans l'ancien comme

dans le nouveau Testament; seulement la méchan

ceté du cœur humain a empêché jusqu'ici de les

remarquer autant que les premiers. Partout où

Dieu déclare que sa bonté et sa miséricorde sur

passent toutes ses autres perfections , il se prononce

contre le sens de la théologie scholasiique ; quand

il dit, dans le moment le plus solennel, en promul

guant sa loi écrite, qu'il punit jusqu'à la troisième

et quatrième génération, et qu'il fait miséricorde

Page 117: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

112

jusqu'à la millième, il énonce clairement la vérité

que nous défendons. Quand, devenu Rédempteur,

il promet que les jours de tribulation des derniers

tems seront abrégés dans la vue expresse que toute

chair soit sauvée ; quand il déclare au moment de

sa mort que quand on l'aura élevé sur la croix ,

il attirera tout à lui; — nous avons , pour le moins,

autant de droit de prendre ces déclarations conso

lantes dans le sens absolu , qu'en ont nos adver

saires de prendre ainsi les textes qui paraissent nous

contredire. Tous les textes, les textes mêmes les

plus formellement contre nous en apparence, peu

vent sans la moindre violence être entendus ainsi

dans le sens conforme à l'amour infini. Quand il

est dit , par exemple , des médians , que leur ver

ne meurt point, et que leur feu ne s'éteint point,

on peut, comme on le doit nécessairement, sous-

entendre, tant qu'ils demeureront méchans. Et

comme, d'ailleurs, il y aura toujours quelques

méchans, si ce n'est les uns, du moins les autres,

ces paroles sont vraies même dans le sens absolu.

Prétendre que Dieu , qui déclare en mille en

droits sa bonté et sa miséricorde éternelles et infinies,

les borne ensuite à soixante ans, et sous prétexte de

faire de l'éloquence en abusant de quelques expres

sions de la Bible , lui prêter ce langage : Je vous ai

appelés pendant soixante ans à la vertu et au bon

heur, vous ne m'avez pas écouté; eh bien , main

tenant , à mon tour , je ne veux plus patienter , et

je me moquerai de vous pendant l'éternité (et ego

Page 118: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

115

subsannabo vos — et in interitu vestro ridebo), c'est,

tout que l'on peut faire de plus absurde et de plus

horrible : il faut que la méchanceté se réunisse à la

folie pour prêter à Dieu un langage aussi infernal.

On ne peut véritablement comparer à cette tirade

qui fait frémir , que ce propos dans lequel l'insulte

semble mêlée à l'atrocité , et que vous tiennent cer

tains zélateurs quand vous leur reprochez la dureté

avec laquelle ils damnent à tout jamais des frères

qui ont des convictions différentes des leurs : Ce

n'est pas moi qui les damne , c'est Dieu ! — —

Gomme si le Créateur, le Dieu toute bonté , pouvait

prendre sur lui , une vengeance épouvantable, dont

ils rougissent eux-mêmes !

Encore une fois donc , par tout où le malheur

éternel semble être exprimé sous la forme absolue

dans les saintes Ecritures , et où il est question de

l'impossibilité- où sont les mortels de se sauver,

il faut avoir recours aux autres textes, plus clairs

et plus explicites, pour ne pas manquer le vrai sens.

On peut par tout appliquer ce correctif général:

Cela est impossible, abstraction faite de la Ré

demption, démarche libre du Seigneur, entière

ment indépendante de l'homme, et sans laquelle,

par le fait, il lui était devenu tout à fait impos

sible de se sauver. Mais par le moyen de cette

Rédemption, ce qui était impossible à l'homme, lui

est devenu possible, comme l'Evangile le dit for

mellement: Ce qui est impossible à l'homme est

possible à Dieu ; or à Dieu toutes choses sont pos

Page 119: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

sibles. Et même encore aujourd'hui que la dé

marche matérielle de la Rédemption a eu lieu sur

notre globe , le Seigneur peut continuer à dire , au

tems présent: Le salut est impossible à Fhomme;

car le Seigneur parle dans Yéternité, et tous les

tems sont présens pour lui.

- Ce que nous venons de dire aux théologiens

scholastiques , à plus forte raison le disons nous à

ceux des partisans de la Nouvelle Eglise, qui , dans

les explications extraordinaires données par Swéden-

borg, auraient cru apercevoir le dogme contraire,

et seraient étonnés parconséquent de nous voir an

noncer , au nom de cette même Église , que Je

malheur éternel ne saurait être absolu. Si , dans

la réalité , la parole de Dieu elle-même ne renferme

pas ce dogme effrayant , à plus forte raison , ne

doit-il pas se trouver dans son interprète avoué ;

bien que ses expressions matérielles semblent égale

ment l'énoncer en plus d'un endroit. La vérité

d'une rédemption opérée librement par le Seigneur,

absolument indépendante de l'homme, et par la

quelle ce qui avait été rendu impossible est re

devenu possible, domine toujours toute cette grande

question.

On sait du reste aussi , dans combien de sens

différents se prend le mot d' éternité dans les saintes

Écritures. Le plus souvent il n'y signifie que la fin

de la vie, le tems du Jubilée , et celui de la fin du

monde, c'est à dire celui de la fin d'une Église, «t

son renouvellement. De là ces expressions diverses,

Page 120: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

éternité, éternité des éternités , les perpétuelles éter

nités, l éternité et au-delà. Quand la loi déclare, par

exemple , que dans certains cas un serviteur doit

rester esclave éternellement, il est évident qu'il n'est

question de rien moins que d'une éternité absolue.

Il en est de même de nombre cf autres textes , dont

aucun ne saurait contre-balancer la moindre des

raisons que nous avons données. Et quant aux

difficultés de même genre, tirées des écrits de l'a

pôtre moderne , elles se lèvent d'une autre manière

encore. Swédenborg, en effet, déclare formelle

ment que par les tems , mentionnés dans l'Ecriture

sainte , on ne doit jamais entendre que les états

moraux soit des églises, soit des individus ; il en

faut donc dire autant de Yéternité qui pour nous

n'est que le tems prolongé. L'éternité selon Swé

denborg désigne donc un état moral et rien de plus.

Et l'éternité n'étant jamais pour nous que relative,

que successive ; l'éternité n'étant jamais pour nous

absolue ainsi qu'elle l'est pour Dieu , il en faut dire

autant de notre état moral] il ne saurait jamais être

absolument et irrévocablement déterminé *).

*) Pour ne poiat insister ici sur l'argument invincible

de la liberté morale de l'homme que Swedenborg

donne partout comme la chose LA PLUS SACRÉE à laquelle

Dieu s'est fait une loi de ne jamais toucher pendant.

l'éternité, nous ne citerons que son commentaire

sur le llrae verset du chap. XIV. de l'Apocalypse

expliquée, où il dit: Proprie per saecula saecu-

lorum signiflcatur aeternum seu absque fine, sed

in sensu spirituali, qui est absque idea temporis

Page 121: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

416

Quelques esprits conciliants, voulant conserver

un prétendu dogme de l'Eglise, et faire en même

teins la part à la bonté infinie du Créateur, ont

imaginé de représenter l'enfer sous des couleurs

moins rembrunies qu'on ne le représente commune- ,

ment. Cette existence n'est peut-etre pas tout-à-fait

aussi terrible que nous nous le figurons, disent-ils j

après tout, les damnés satisfont leurs penchants,

quelques abominables qu'ils soient; et c'est libre

ment qu'ils se sont décidés à rester dans le mal et

par suite dans la souffrance qu'il entraîne. — Mais

que gagne la morale publique à un pareil système?

Rien. Si la prétention d'une damnation absolue

détruit chez les masses la croyance à des châtimens

quelconques, cette damnation bénigne leur sera

encore plus nuisible ; car les hommes abrutis ne

demanderont pas mieux que d'assouvir éternellement

leurs passions. Et des souffrances indéterminées

quant au genre, et dont la durée pourra, par le

fait , se prolonger à tout jamais , seront bien plus

efficaces; puisque d'un côté la raison ne trouve

guère moyen de les nier , et que de l'autre elles font

plus que contre-balancer les jouissances injustes et

grossières d'un moment. Il n'y a donc pas moyen

aussi d'échapper aux conséquences rigoureuses que

significatur status interius régnons continue.- C'est à

dire un état de tâme non interrompu ; quand le mé

chant ne donne aucune relâche à sa méchanceté.

Or on sait que le sens intérieur forme seul la vraie

doctrine de la Nouvelle Eglise.

Page 122: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

nous avons tirées, en premier lieu, de la nature

de la liberté, et, en second lieu, de l'idée de la

bonté infinie du Créateur et Rédempteur du genre

humain ; et notre thèse demeure inattaquable.

Enfin si on nous demandait la raison pour la

quelle Dieu n'a pas déclaré formellement que le

malheur éternel n'est point absolu, nous répon

drions qu'il ne pouvait ni ne devait le faire , à cause

de la méchanceté des hommes , que la crainte seule

pouvait retenir du mal. Mais des qu'un individu

est assez avancé pour agir exclusivement par amour,

Dieu doit lui avouer aussitôt son secret. Et si ja

mais , par le fait , la masse du genre humain arrive

au même point , et qu'il n'est plus à craindre que

la majorité n'abuse de sa bonté infinie et n'entrainc

l'universalité des Etres, le secret de son amour doit

publiquement lui échapper , et le dernier voile du

mystère doit tomber.

CHAPITRE XV.

La Tolérance.

Il me fâcherait d'être obligé de démontrer la

nécessité d'une tolérance absolue en fait de religion ;

il me fâcherait encore plus d'être contraint de rap

peler toutes les horreurs qu'un zèle affreux a fait

commetttre , les bûchers , les brasiers , les tortures

et les guerres d'extermination que les hommes ont

Page 123: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

118

souvent prépares à leurs frères par charité chré

tienne. Heureusement que le hon sens public au

jourd'hui m'en dispense : le principe d'une tolérance

complète commence à prévaloir partout , même

parmi le peuple , malgré quelques réclamations ab

surdes , et quelques protestations infernales , der

niers échos du moyen âge, et qui seront enfin étouf

fés avec le vice de quelques-unes de nos institutions

surannées. Les haines entre les diverses commu

nions chrétiennes sont presque généralement étein

tes: ce n'est plus que par rapport aux infidèles et

aux Israélites que l'on croit devoir manifester en

core quelque éloignement ; quoique , à une certaine

cpoque , Rome même aimât mieux avoir affaire à

des Turcs qu'à des Protestans.

La charité est plus que la tolérance, celle-ci

aurait donc dû être toujours sans bornes. Quand

Dieu-Rédempteur a abordé notre malheureuse terre

pour la sauver, il savait bien qu'il y aurait du sang

répandu ; mais il n'a répandu que le sien , et il eût

voulu qu'on s'en fût tenu là. S'il a dit: J'ai apporté

le glaive et non la paix , il ne parlait que de la

disposition infernale du cœur humain , qui devait

s'opposer , par le fer et le feu , à toute amélioration

morale. Toutefois cette triste prédiction n'a été

que trop bien accomplie ; espérons que cette autre :

Je vous laisse ma paix , une paix que le monde

ne saurait donner , s'accomplira maintenant à son

tour. . S'il a dit encore : Forcez-les d'entrer , il

n'entendait pas que nous dussions égorger nos frères

Page 124: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

pour les envoyer au ciel ; il voulait simplement que

nous nous forçassions les uns les autres au bien ,

par un excès de bonté et de charité , comme il l'a

fait lui-même; car par là, disait-il, vous amasse

rez des charbons ardents sur la tête de vos ennemis ;

et ils ne pourront vous résister. Personne ne savait

mieux que Dieu-Rédempteur, que texemple seulcon-

vertit , et que la contrainte, ci physique et morale,

ne fait que des hypocrites; personne ne savait

mieux que lui que la contrainte est tout ce qu'il y a

de plus absurde comme de plus infernal en fait de

morale et de religion, et qu'il n'existe rien de plus

efficace pour les détruire l'une et l'autre jusque

dans la racine. Voilà pourquoi il s'est gardé éter

nellement de toucher à cette liberté de l'homme,

qu'il lui a confiée comme un dépôt sacré et à jamais

inviolable: voilà pourquoi il a préféré se soumettre

lui-même à la mort, et à la mort de la croix, pour

lui laisser un exemple efficace de longanimité, de

charité , de patience et d'amour , plutôt que de

changer son cœur sans lui et malgré lui.

Plus donc nos frères sont égarés plus nous

devons avoir de tolérance et de charité pour eux.

C'est le seul moyen de les ramener; il n'en existe

point d'autre. Que dis-je? Nous devons avoir pitié,

même de nos frères criminels : Notre cœur doit être

ingénieux à les disculper; nous devons être per

suadés que des circonstances malheureuses , de mal

heureux penchants apportés au monde, ont été la

seule cause de leurs chûtes et de leurs erreurs , et

Page 125: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

420

que si notre faiblesse eût été exposée aux mêmes

tentations, nous eussions été pires.

Quel triste spectacle a offert à l'univers la con

duite des chrétiens, depuis dixhuit cents ans, envers

ceux de leurs semblables qui n'avaient pas le bon

heur de connaître comme eux le Dieu-Rédempteur!

Il y a de quoi s'étonner qu'avec une conduite aussi

inconcevable , le christianisme ait pu faire les pro

grès qui ont signalé les premiers siècles de son

apparition ; il y a de quoi s'étonner surtout que

dans les derniers siècles il y ait encore une étin

celle de foi ! Il fallut que la racine sortie du grain

de sénevé fût bien vigoureuse ; il fallut que cette

plante divine eût bien de la sève , pour croître dans

une terre aussi ingrate , pour résister à tant d'ora

ges ; quand tout semblait avoir été fait pour l'anéan

tir, et rien pour la conserver! — Voyez seulement

la conduite des chrétiens envers les Juifs, leurs

frères ainés en religion, envers ces membres infor

tunés de la famille de Jésus-Christ selon la chair:

comment haïe, méprisée, repoussée, brûlée, ex

terminée comme elle l'était, cette déplorable nation

eût-elle pu reconnaître la vérité, et s'attacher au

Messie-Rédempteur? Encore aujourd'hui, au siècle

des lumières, on croit faire une merveille, quand

on s'avise de les émanciper, comme on s'exprime,

c'est à dire , de cesser de les traiter comme des ani

maux domestiques ou sauvages. Le cœur saigne,

l'esprit s'indigne à de pareils souvenirs! En vente,

si la vraie tolérance , si la charité chrétienne ne

Page 126: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

devait plus prendre le dessus , sur notre terre , il

faudrait souhaiter son anéantissement ; car son

anéantissement serait préférable!

Sous un autre rapport encore le malheureux

peuple juif est une preuve de la nécessité de la tolé

rance : il montre jusqu'à l'évidence combien nous

devons au sang qui coule dans nos veines. Depuis

quatre mille ans les Juifs ont conservé presque in

tacte le caractère moral de leurs ancêtres , aussi bien

que les traits de leur figure; caractère malheureuse

ment le plus éloigné possible de toute vraie religion,

et qui sans doute avait porté le Créateur à s'attacher

ce peuple de préférence à tous les autres , persuade

que s'il avait une fois gagné celui-là, les autres

suivraient d'eux-mêmes. Le côté le plus saillant de

ce caractère est cet amour immodéré des biens ter

restres , qui fait oublier les biens spirituels , et qui

est naturellement accompagné de l'esprit d'exclusion,

de l'esprit de dureté et de persécution. Telle était

l'antique race d'Israël , et tels sont encore en grande

partie les Israélites modernes ; car la finesse et la

souplesse de ces derniers ne date réellement que des

tems de leur oppression. Depuis long-tcms, néan

moins , ce caractère se serait effacé si la tolérance

et l'accueil fraternel des chrétiens eussent permis

que les Israélites se fondissent dans les autres

nations , comme c'était certainement le plan du

Créateur.

Ainsi que nous l'avons remarqué , nos vices

comme nos vertus sont en grande partie hérités:

6

Page 127: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

122

et la culpabilité des crimes, ainsi que le- mérite des

belles actions que les individus font éclater , doivent

être répartis sur un certain nombre de leurs contem

porains et de leurs ancêtres , qui y ont tous plus ou

moins contribué. Comme nul parconséquent ne

sait ce qu'il a hérité , ni ce qui a tenu à son éduca

tion et aux autres circonstances de sa vie , chacun

doit donc toujours penser modestement de lui-même,

et avantageusement des autres ; chacun doit méditer

souvent sur le chapitre des conditionnels ; surtout

quand il est tenté de s'élever au-dessus de qui que

ce soit.

Je me souviens que le Docteur Gall parlait

quelquefois d'un petit monde , que , d'après sa doc

trine , chaque individu doit porter autour de soi ;

monde différent de celui de tous ses voisins , et qui

fait que chacun voit, sent, et juge aussi différem

ment; de sorte qu'il n'est donné à aucun mortel

d'apprécier avec justesse la conduite d'un autre.

Rien ne parait plus philosophique que l'idée de ce

petit monde , de quelque manière qu'on l'explique.

Il est certain que si ces grands criminels dont la

conduite nous effraye quelquefois, pensaient, sen

taient et raisonnaient comme nous , ils ne com

mettraient point les crimes dont ils se souillent;

ou du moins ils ne conserveraient pas l'horrible sang-

froid qu'ils montrent souvent pendant leurs interro

gatoires , au milieu d'un auditoire consterné. Et

c'est une nouvelle preuve de l'indulgence avec la

quelle nous devons juger en tout nos semblables.

Page 128: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

Toutes les branches des connaissances humaines

se réunissent donc pour nous faire toucher au doigt,

l'indispensable nécessité de la tolérance. Et celui

qui n'est pas tolérant au suprême degré, n'est pas

chrétien , il n'est pas homme , et il n'a jamais com

pris un mot de l'Evangile.

CHAPITRE XVI.

La Philosophie et la Théologie doivent-elles

être séparées?

La séparation de la philosophie et de la théo

logie, telle qu'elle subsiste parmi nous est absurde.

Rien n'est plus philosophique que ce qu'il y a de

vrai dans le christianisme : et il n'y a que ce qu'il

a de vrai que le théologien doit admettre et défendre.

Ces deux branches sont donc au fond la même ,

tout en s' étant constituées en un état d'hostilité hai

neuse qui fait du tort à l'une et à l'autre , et qui

les rend injustes et aveugles l'une envers l'autre.

Cette distinction pernicieuse ne date, en effet, que

du moyen âge, de cette époque d'ignorance et de

barbarie, où une autorité absurde, profanant les

choses saintes au point de les faire servir aux gran

deurs mondaines, voulut contraindre les hommes à

admettre toutes les superlétations que la faiblesse

humaine avait mêlées au christianisme , et qui de

puis des siècles, comme un chancre affreux, ronge

Page 129: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

cette institution divine jusqu'à l'os. En France,

elle est plus tranchée encore que partout ailleurs,

la distinction dont nous parlons : le fanatisme ,

s'emparant des armes du progrès des lumières, y a

employé toutes les subtilités de l'esprit humain à

soutenir un édifice gothique menaçant ruine de tous

côtés , mais que la moindre réaction , le moindre

souffle , suffira maintenant à renverser. En Angle

terre , et , si je ne me trompe , sur quelques points

des pays protestants d'Allemagne , la séparation de

la philosophie et de la théologie est un peu moins

admise en principe, puisque c'est par l'usage même

de la raison , par la culture même de la philosophie,

que dans ces pays on cherche à retrouver ce chris

tianisme que les abus de l'ambition et l'ignorance

scholastique avaient presque rendu méconnaissable.

Malgré cela on peut dire qu'en général cette fatale

distinction subsiste encore aujourd'hui , entre les

individus aussi bien qu'entre les principes, et qu'elle

continue à être , comme elle l'a été depuis long.

tems, un des plus grands fléaux de l'univers.

Si cependant les principes généraux que nous

venons d'exposer sont vrais, il faudra aussi que

cette distinction disparaisse ; avec elle il est de toute

impossibilité que le christianisme vienne jamais à

refleurir pour le bonheur du monde : et elle dis

paraîtra quand le monopole de la piété et de la

sagesse aura été entièrement retiré des mains in

habiles qui s'en étaient emparées, et quand, à force

Page 130: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

— m

de raison , et à force de philosophie , nous serons

redevenus chrétiens.

Or nous le demandons , les principes que nous

avons mis en avant, ne sont-ils pas parfaitement

philosophiques ? N'est-il pas parfaitement philoso

phique de distinguer entre la vérité absolue et les

vérités particulières , entre Dieu infini, incompré

hensible , inabordable , et Dieu en rapport avec

nous P — N'est-il pas parfaitement philosophique ,

de reconnaître qu'en fait de restauration inorale des

Etres libres, l'exemple seul peut avoir de l'efficacité,

et que la Divinité elle-même est dans ['impossibilité

d'employer un autre remède? — N'est-il pas par

faitement philosophique , de chercher à ramener les

hommes à des idées plus saines et plus positives sur

leur état d'immortalité, seul levier de la morale et

de la vertu? — N'est-il pas parfaitement philoso

phique de soutenir que nous ne saurions jamais

rien aimer autant qu'une personne , qu'un cœur ne

peut aimer réellement qu'un autre cœur; que Dieu

lui-même ne saurait être aimé comme Etre infini ou

impersonnel; que force a été à lui d'ancrer pour

ainsi dire les destinées de sa vie mortelle au milieu

des nôtres , pour nous attacher à lui par amour ;

et qu'enfin Yamour seul peut faire le suprême bon

heur? — N'est-il pas parfaitement philosophique,

de suivre rigoureusement les conséquences forcées

de notre liberté morale , considérée dans sa nature,

en exposant les destinées futures de l'homme , heu

reuses ou malheureuses, temporelles ou éternelles ;

Page 131: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

126

surtout quand par là on arrive à un système de

morale complet qui ne laisse rien à désirer sous

aucun rapport ; ni sous le rapport de la justesse par

faite des principes , ni sous le rapport plus essentiel

encore des encouragemens de la vertu, manquant

dans tous les autres systèmes? — Nous osons don

ner comme autant d' aphorismes les vérités que nous

venons d'exposer dans ces chapitres; et nous por

tons le défi à tous les philosophes de nous en mon

trer une seule qui ne mérite pas cette dénomination!

Celui de nos principes qui dans le premier moment

aura le plus étonne la philosophie moderne, et

d'après lequel il ne doit plus être reconnu doréna

vant, pour lhomme, d'autre Dieu que Jésus-Chmst,

est même le plus philosophique de tous; puisque

c'est celui-là que tous les autres soutiennent et for

tifient , et que sans lui il n'y a , et il ne peut y avoir,

de système de morale capable de faire le bonheur

de l'univers *).

*) Ce grand principe une fois généralement admis,

on né reverra plus se renouveller le scandale du

Cathèchisme des vrais croyons dans lequel on a ose

avancer tout récemment que Dieu n'est qu'un Être

de raison.

Page 132: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

127

Conclusion.

Le système chrétien , ainsi envisagé , .est réelle

ment le seul système de morale complet. Le célèbre

académicien , qui a développé avec tant d'art , avec

tant de douceur et de suavité, tous les systèmes

avancés jusqu'à ce jour *) , après un moment d'at

tention , le reconnaîtra sans peine , et avec lui tous

les hommes éclairés de l'époque. Je ne connais , en

effet , que le système du devoir absolu de Kant ,

qui valût la peine d'être examiné un instant à côté

de celui de Yamour et du bonheur suprême (que

l'on a cru devoir appeler un système intéressé);

tous les autres systèmes rentrant dans ces deux caté

gories. Mais pourquoi ne pas reconnaître qu'il y a

un intérêt légitime ? Pourquoi vouloir être plus

parfait que Dieu lui-même ne l'a voulu? Dieu n'a

pas exigé de ses créatures qu'elles fussent vertueuses

parceque l'on doit l'être **); mais parceque l'amour

réciproque, ou la vertu, donne seul le vrai bon

heur pour lequel l'homme a été tiré du néant.

L'amour se tient lieu à lui-même de mérite.

Dieu certes n'en est pas moins parfait pour faire

le bien avec un amour sans bornes : au contraire.

Il faut donc en dire autant de l'homme. L'amour,

*) Mr. Droz.

**) Ce pareeque me rappelle toujours, malgré moi,

le fameux pareeque des Petites Danaïtles ; on ne

prononce ce mot que quand on ne trouve plus de

bonnes raisons.

Page 133: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

128

ou la charité chrétienne , n'est point cet amour mon

dain qui ôte tout mérite au sacrifice, mais un amour

raisonné, qui repose sur l'amour du Seigneur,

lequel nous a commandé de l'aimer lui-même par

dessus toutes choses, parcequ'il nous a aimés le pre

mier , et d'aimer ensuite notre prochain comme

nous-mêmes à cause de lui. L'amour a des degrés,

et la perfection morale devient d'autant plus grande

que la vertu vient à coûter moins. Il en est

comme de la foi à Dieu, à l'immortalité et aux

compensations futures, cette foi que l'on a voulu

représenter de même comme anéantissant Je mérite

des bonnes actions , a aussi des degrés ; il y a la foi

morte et la foi vivante nous dit le christianisme.

Et c'est dans le degré d'intensité, dans la vivacité

de cette foi que consiste la perfection , et non dans

cette foi de simple théorie avec laquelle le moraliste

mathématicien parvient en effet à détruire le prix

du dévouement. Sacrifier un avantage présent pour

une récompense éloignée, voilà le seul dévouement

que l'on puisse raisonnablement exiger de l'homme.

Le Créateur n'en a pas demandé davantage. Et s'il

est vrai que les belles actions n'exigent plus de

grands efforts de la part de l'homme vertueux dans

le moment qu'il les accomplit, son mérite consistera

à s'être enraciné dès long-tems dans cette confiance

inébranlable en l'Etre des Etres , laquelle fait que

les sacrifices ne sont plus qu'un jeu pour lui, mais

confiance fondée nécessairement sur un long exer

Page 134: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

cice et sur de profondes méditations, dont elle est

à-la-fois le fruit et la récompense.

On laissera donc dorénavant de côté toutes ces

questions insolubles, d'une métaphysique inextri

cable qui prétend expliquer Yéternel et Yinfini ; et

on s'attachera à Dieu et au bien avec la simplicité

avec laquelle il s'est lui-même communiqué à nous *).

Le vrai philosophe du dix-neuvième siècle , arrivé

au sabbat de l'esprit humain, abandonnera ces ques-

*) Cette simplicité , dans Jésus-Christ , est allée

jusqu'à une espèce de modestie, ou de pudeur

virginale, qui l'a empêché de répéter dans toutes

les occasions qu'il était le Créateur en personne. 11

ne l'a dit, en effet, qu'une fois en termes for

melles, quand, étant interrogé par Pilate au nom

du Dieu vivant, il ne put reculer : Oui, c'est moi,

dit-il, en saint Marc XIV. , 62. Les autres Évan-

gélistes rendent à la vérité ces mots par ces

autres: Vous Pavez dit; mais il est prouvé que

c'était là la manière d'affirmer reçue dans ce

tems. L'horreur d'ailleurs des grands prêtres en

entendant ce prétendu blasphème, et la peine de

mort dont-il fut puni, montrent assez dans quel

sens ils avaient pris l'assertion de Jésus-Christ.

Us ne l'ont lapidé et attaché à la croix, comme

il est dit ailleurs, que parce qu'étant homme il se

faisait lui-même Dieu (Jean X.} 32). Et dans le fait,

pourquoi une seule assertion solennelle ne suf-

- firait-elle pas dans la bouche de Celui qui a dit:

Que votre manière d'affirmer soit oui, non; et

qui dans -les autres occasions pouvait dire : Les

aveugles voient , les sourds entendent , les boiteux mar

chent, les lépreux sont guéris! Jugez vous-mêmes de qui

de semblables merveilles peuvent provenir ?

Page 135: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

150

tions oiseuses aux jeunes commençaux en philo

sophie ; comme une matière capable d'exercer un

moment la subtilité de leur esprit; mais pour lui,

il n'en parlera que pour en faire sentir l'insolubilité

et l'inutilité ; pour lui il deviendra le chrétien le

plus convaincu qui aura paru sur la terre , parce-

qu'il le deviendra par le seul bon usage de sa rai

son : il exercera par là même une influence aussi

efficace que salutaire sur les masses ; et la moralité,

et par la moralité le bonheur de l'univers, devien

dront enfin des choses possibles.

L'univers est réellement arrivé à une époque

décisive ; il faut , ou jamais , que le mot de l'énigme

soit donné. Tous les systèmes tendent aujourd'hui

à se rapprocher. Ceux qui semblaient les plus in

conciliables de tous , le matérialisme et le spiri

tualisme peuvent se donner la main au sein de la

nouvelle doctrine ! Un seul point modifié suffit

souvent à concilier les prétentions les plus opposées

en apparence. Le système titanique de Hegel, ce

panthéisme-monstre que tous ses disciples suffisent

à peine , dit-on , à expliquer , a lui-même des vues

conciliables avec le christianisme nouveau. Il n'est

pas jusqu'à l'état des inventions faites dans les scien

ces et les arts qui ne semble indiquer ce point cul

minant auquel nous croyons le genre humain par

venu. En y réfléchissant mûrement on voit, en

effet, que les principales branches des inventions

possibles commencent à s'épuiser, et que, sous ce

rapport , le perfectionnement du genre humain tou

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151

che à son zénith. Les métaux, les minéraux les plus

durs , l'air , l'eau , le feu , la lumière , les fluides

les plus subtiles, ont été décomposés, disséqués,

divisés , réunis, recomposés de mille manières ; tous

les objets de la nature se transforment , pour ainsi

dire, en un moment, sous la main habile de

l'homme , et souvent presque sans qu'il y mette la

main *) ; les forces motrices les plus épouvantables

ont été mises en usage ; les produits les plus déli

cats, comme les plus massifs , se multiplient comme

par enchantement,- la terre est remuée jusque dans

ses entrailles; l'atmosphère elle-même est explorée,

et le ciel conserve à peine quelques secrets ! Nous

avons donc devant nous une période unique dans

les fastes de la pensée , et qui devra nécessairement

être marquée par un souvenir éternel.

Néanmoins, nous le répétons, c'est surtout

*) Nous n'en citerons qu'un exemple entre mille : Un

artiste de Paris vous fera en ce moment votre

buste, parfaitement ressemblant, en une séance;

un autre, moyennant une machine, transportera,

cette figure en relief, sur une planche de cuivre

qui fournit une gravure capable de tromper l'œil;

un troisième vous tirera en peu d'heures de cette

gravure même, autant d'exemplaires que vous voudrez.

Il n'est pas dans l'ordre des choses possibles

d'aller plus loin. Nous en concluons deux choses :

1° que les branches des inventions possibles s'é

puisent, puisque ce n'est point là un infini;

2° que le cercle même dans lequel se meut le

perfectionnement d'une branche particulière, se

rétrécit peu à peu.

Page 137: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

dans la métaphysique et la dogmatique qu'il est

tems de plier les voiles : dans cette partie tous les

systèmes ont été rebatus, non pas une fois, mais

mille fois ; dans cette partie il ne reste pas même de

nouvelle subtilité à faire éclore *). Le jésuitisme

a été le dernier essai possible de contrainte politique

et morale pour mettre l'univers sous le joug sons

prétexte de le rendre heureux malgré lui. Cette

immense entreprise de l'orgueil de l'esprit, échouée,

il ne reste plus rien à tenter. (Car, pour la philoso-

*) Quand Mr. de La Mennais a remué recemment

l'univers chrétien, il a peu raisonné; quelques

paroles ont suffi; de simples paraboles ont produit

cet effet prodigieux: preuve que le tems des ar

gumentations est passé. 11 est vrai que ces para

boles ont toute la puissance et tout le caractère

de visions véritables. A cette occasion nous ne

pouvons nous empêcher de remarquer combien

il est singulier qu'il ait paru tant de réfutations

d'un ouvrage qui en était si peu susceptible. Le

désir de faire passer de petits noms à la suite

d'un grand, peut seul expliquer ce phénomène.

Il n'y avait au fond qu'un seul point à examiner

dans les paroles d'un croyant: L'effet qu'elles ont

produit a-t-il été en général plus salutaire que

pernicieux? — Et nous croyons qu'un esprit im

partial ne peut méconnaître un instant que le bien

ne l'ait emporté sur le mal. Des esprits déjà gâtés

ont seuls pu transporter à l'autorité légitime ce

qui n'était dit que de Tabus de l'autorité. L'esprit

de tyrannie est de tous les rangs, de toutes les

classes et de tous les âges; et l'Écriture sainte

prend souvent le mot de roi dans ce sens. Et

quant à l'origine assignée à la fausse royauté par

Page 138: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

phie , séparée de la religion , nous n'en parlons pas ;

elle n'a jamais produit une seule institution pieuse).

Le jour suprême est donc arrivé ! Il est tems d'entrer

dans une voie nouvelle ; il est tems de mettre fin

à cette profanation sacrilège qui fait servir la reli

gion de levier à la politique , au grand détriment

de toute religion et de toute vraie civilisation : il est

tems en un mot d'émanciper l'homme moral et re

ligieux *)! Cette grande démarche encore laite,

à la suite de tant d'autres conquêtes du siècle des

lumières sur la tyrannie des passions humaines , il

restera peu à changer par la suite , dans la théorie

Mr. de La Mennais , cette idée n'est pas de lui,

mais de Grégoire VII. qui avait écrit long-tems

auparavant, et dans des intentions bien moins

' innocentes , ces inconcevables paroles : „Qui

ne sait que les rois et les princes ont tiré com

mencement de ceux qui méconnaissant Dieu,

par l'orgueil, la rapine, la trahison, les meurtres,

en un mot par tous les crimes à la fois, à l'insti

gation du diable, prince du monde, ont prétendu

dans leur aveugle passion et leur intolérable arro

gance, n'étant que des hommes, dominer sur

leurs égaux?"

Si la réforme passionnée du 16me siècle a déjà

eu un effet si salutaire sur ses membres, sous

le rapport de la civilisation, que l'on reconnait

de loin, sur l'ingénieuse carte de Mr. Charles

Dupin, les différents points sur lesquels les pro

testants se sont montrés, ou sur lesquels ils se

sont retirés à la révocation de l'édit de Nantes ;

quel effet ne produira pas sur les masses, une

émancipation religieuse avouée par le ciel, et

digne de tout point du 19me siècle?

Page 139: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

m

générale du bonheur de la terre. Il ne restera qu'à

allumer , à nourrir et à enflammer de plus en plus

dans les cœurs , ce feu sacré du christianisme , sans

lequel , les principes les plus lumineux , les meil

leures lois, et les connaissances les plus profondes

et les plus étendues , ne seraient encore rien pour la

félicité universelle.

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FAUTES A CORRIGER ET RECTIFICATIONS.

Page 10, ligne 6 d'enbas, après le mot Jésus-Christ, ajou

tez: en qui le sentiment de l'adoration se

trouve doublé, par l'abaissement infini d'une

majesté infinie, et en qui la vertu même et

la sainteté deviennent des choses concevables.

— 24, ligne dernière , lisez que thomme au lieu de

de l'homme.

— 25, lisez deux fois dégrader au lieu de dégarder.

— 40, ligne, 7 ôtez autre.

— 66, dans la note, Laharpe, lisez La Harpe.

— 67, ligne 2 d'enbas, Usez conversation au lieu de

conservation.

— 83, ligne 6, de, lisez des.

— 85, ligne 3, font, lisez sont.

— 96, ligne 16, concernant, lisez comment.

— 101, ligne 16, ajoutez en note: Voltaire dit quel

que part, dans toutes les langues le cœur

brûle, le courage s'allume, les yeux étincel-

lent ; l'esprit est accablé, il se partage, il

s'épuise; le sang se glace , la tête se renverse;

on est enjlé d'orgueil, enivré de vengeance,

etc.

11 y a encore quelques autres petites fautes, aux

quelles le lecteur peut suppléer.

Page 141: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835
Page 142: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

PHILOSOPHIQUES

PAR

G. OEGGER,

ANCIEN PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE ET ANCIEN

PREMIER-VICAIRE DE LA CATHÉDRALE DE PARIS.

A TUBINGUE, librairie de Guttenberg.

A PARIS, chez Heideloff et Campé.

A BERNE, chez C. A. Jenni, fils.

1835.

Page 143: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

COMTÇ *(.FRfcD «OULAY 06 t> MÊURrht

WRiLS, 1927

Page 144: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

HARVARD ^^jpT COLLEGE

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PURCHASED APRIL, 1 927

Page 145: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835
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Page 147: Abbé Guillaume OEGGER Nouvelles Questions Philosophiques 1835

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR.

Le vbai messie, etc. avec une introduction sur la Langue

de la Nature. Chez Locquin, imprimeur, rue Notre~

Dame-des-Victoires, N.o 14; Paris.

Essai d'un Dictionnaire de la Langue de la Nature; chez le

méV.e.

Rapports entre les deux mondes, moyennant la connais

sance de la Langue de la Nature. Tubingue, librairie

de Guttenberg.

Le même ouvrage, traduction allemande de Mr. Hofacker ;

à la même librairie.