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(in : Niewiadomski C.; Delory Momberger C. (dir.) (2013) La mise en récit de soi. Lille. Presses
universitaires du Septentrion. pp. 21-40)
Chapitre 1
Les territoires d’investigation de la recherche biographique.
Christophe Niewiadomski
En première intention, on peut indiquer que la recherche biographique se définit avant tout
par son projet, qui, rappelons-le, s’organise autour du souci de mieux comprendre les processus de
constitution de l’individu et de son inscription temporelle dans l’existence par l’étude des formes
narratives qu’il donne à son expérience. En d’autres termes, il s’agit d’interroger ici les rapports que
l’individu entretient avec les choses, avec lui-même et avec les autres dans le monde historique et
social. La recherche biographique conçoit de ce fait l’activité narrative comme la condition même
d’une connaissance de l’être humain dans les sciences sociales en s’attachant à mobiliser et à étudier
les processus de réflexivité biographique.
Ainsi décrit, l’amplitude de ce projet pourrait faire craindre une telle dispersion d’approches
qu’il s’en trouverait alors considérablement affaiblit. Nous verrons que cette prolepse cède le pas dès
lors que l’on examine dans le détail l’ensemble des pratiques qui peuvent se réclamer de ce champ.
Celles-ci, très diversifiées, tant dans leurs méthodes, leurs visées et leurs étayages théoriques, sont
en effet bien codifiées et s’accordent toutes à porter attention à l’élaboration du récit, qu’il soit oral,
écrit, individuel ou collectif, en tant que celui-ci va constituer le matériel de recherche sur la base
duquel vont se donner à connaître les processus permettant d’accéder à une dialectique
herméneutique entre vie, récits et contextes.
Il nous revient, dans ce premier chapitre, de préciser les territoires d’investigation de ce
champ de recherche. A cette fin, nous interrogerons au préalable, dans le champ social, ce que nous
identifions comme une transformation de la notion d’individu en tentant d’éclairer les contradictions
qui se rattachent aujourd’hui à cette notion et qui permettent de mieux comprendre le sens et les
conditions d’émergence des pratiques réflexives se rattachant au champ de la recherche
biographique. Sur ces bases, nous présenterons ensuite plusieurs ensembles de pratiques qui
développent des modalités d’intervention et de recherche utilisant le recueil et l’analyse de récits de
vie de sorte de proposer au lecteur une cartographie des champs d’investigation de la recherche
biographique aujourd’hui. Ce développement nous conduira enfin à interroger le statut qui peut être
accordé à l’activité biographique et réflexive de l’individu.
4
L’individu contemporain face aux exigences de la « condition biographique ».
Fort éloigné de la conception antique (l’individu caractérisé par sa place dans le Cosmos et
soumis aux impératifs de son essence), de la perspective chrétienne (l’individu pensé dans son
rapport à Dieu), ou encore de la perspective sociologique fonctionnaliste (l’acteur social comme
unité élémentaire d’une société l’inscrivant dans l’ordre de la reproduction de structures sociales
préexistantes), l’individu contemporain semble désormais marqué par une identité plurielle,
composite, conséquence d’affiliations plurielles, d’appartenances multiples et parfois
contradictoires. Alors que son existence se trouve de moins en moins prédéfinie par ce qui l’a
précédé, sa trajectoire sociale, apparaît de plus en plus affectée par les impératifs de la flexibilité et
de la mobilité.
Si l’étymologie du terme individu, (du latin individuum), dénote son caractère indivisible, il
reste que celui-ci apparaît aujourd’hui à bien des égards en quête d’une appréhension de lui-même
moins morcelée et plus stable. Christine Delory-Momberger souligne combien l’individu
contemporain se trouve désormais affecté par « un renversement du rapport historique entre
l’individu et le social, dans lequel les conséquences sur les existences individuelles des contraintes
sociales et économiques et des dépendances institutionnelles sont perçues comme relevant d’une
responsabilité individuelle et d’un « destin personnel » (…) Dès lors, chacun est renvoyé à la
construction réflexive de sa propre existence, à sa biographie (…) Les rapports sociaux et les espaces
qui leur correspondent ne sont plus conçus comme le fait de déterminations externes, ni même
comme résultant de l’intériorisation de normes collectives, ils font l’objet d’une élaboration et d’une
productivité individuelle, ils participent du processus de construction du moi et de l’existence. »1
Ce renversement, selon l’auteur, fait ainsi entrer l’individu contemporain dans l’espace de ce
qu’elle nomme « la condition biographique ». On s’accordera en effet à reconnaitre ici combien les
mutations sociales observées depuis la seconde moitié du vingtième siècle ont bouleversé la nature
des liens que l’individu entretient avec la société et avec lui-même. De très nombreux auteurs2 ont
ainsi parfaitement bien montré comment l’effritement progressif des grands récits de légitimation
qui trouvaient partie de leurs sources dans l’héritage des lumières, les phénomènes de
désinstitutionalisation, l’effondrement de la société salariale, la dislocation progressive des systèmes
sociaux sous la poussée des modèles économiques néo-libéraux, le sentiment « d’accélération du
temps », l’amplification de la mobilité géographique et sociale… ont conduits, entre autres
phénomènes, à une montée significative de l’individualisme. Ce processus historico-social, qualifié
de « post-moderne » à partir des années 1970, puis « d’hyper-moderne » à partir du début du XXI
éme siècle montre que la période contemporaine est sans doute moins marquée par une rupture
d’avec le programme de la modernité qu’elle n’en est finalement la conséquence, voire le
paroxysme, et que ce n’est qu’au prix d’un examen des formes d’organisation sociétale promues par
1 Delory Momberger C. (2009) La condition biographique. Essai sur le récit de soi dans la modernité avancée.
Paris, Téraèdre. pp. 22-23. 2 Aubert N. (sous la direction de…) (2004) L’individu Hypermoderne. Paris ; Erès ; Castel, R. (1995). Les
métamorphoses de la question sociale. Paris : Fayard ; Gaulejac V. (de) (2009) Qui est « Je » ? Sociologie
clinique du sujet. Paris, Seuil ; Giddens, A. (1994). Les Conséquences de la modernité, Paris : L’Harmattan ;
Lyotard J.F. (1979) La condition postmoderne. Paris, Editions de Minuit ; Maffesoli M. (1998) Le temps des
tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse. Paris, Meridiens Klincksieck.
5
la modernité que peuvent être éclairées les configurations culturelles contemporaines. Si rupture il y
a, c’est dans le déplacement des unités traditionnelles d’intelligibilité de l’activité sociale,
conséquence de l’intensification de la diffusion culturelle et de l’interdépendance croissante des
« théâtres sociaux »3. L’hypermodernité, ou la modernité avancée, désigne dès lors l’exacerbation de
ces phénomènes et l’assujettissement de l’individu à ce que l’on pourrait qualifier de « civilisation de
l’excès ». Contraint de s’adapter sans cesse à la course au changement et à l’exigence de
performance, l’individu contemporain tente ainsi de conjuguer autonomie, liberté, créativité et
« réalisation de soi » dans tous les registres de son existence, alors même qu’il intériorise dans le
même temps un système de normes culturelles et sociales qui définissent la recevabilité sociale de
comportements supposés singuliers. Dès lors, plus l’individu vise à affirmer la singularité dont il se
doit désormais d’être porteur et plus il se soumet à l’exigence de conformité et à la massification des
modes de vie véhiculée par les valeurs de la société contemporaine. Le développement de cet
« individualisme de masse » contribue ainsi à standardiser comportements et existences, en
cherchant à formater le désir d’individus bientôt réduits à l’état de consommateurs. Freud, dans
« Malaise dans la civilisation »4, évoquait déjà le risque de « misère psychologique de masse »,
lorsque, à l’échelle d’une société, les membres de celle-ci s’identifient massivement les uns aux
autres. Selon B. Stiegler, l’homogénéisation planétaire des comportements de consommation si
caractéristique des sociétés de la modernité avancée « fait ainsi peser de graves menaces sur les
capacités intellectuelles, affectives et esthétiques de l’humanité. » 5 Néanmoins, malgré ce sinistre
constat, Vincent de Gaulejac nuance sa perspective alarmante et souligne : « ce monde tant décrié
est aussi celui où l’individu peut exprimer sa liberté. La réalisation de soi-même est une chance et un
fardeau (…) Si le moi de chaque individu est devenu un capital qu’il faut faire fructifier, tous les fruits
ne sont pas amers »6.
En résumé, en quelques décennies, l’individu est passé d’un type de société où les trajectoires
sociales étaient relativement stables et institutionnalisées, vers une « société des individus »7
marquée par le développement de l’individualisation des parcours, de sorte qu’il se construit sans
doute moins aujourd’hui à partir de statuts institutionnellement assignés qu’à partir de l’injonction
sociale à devenir « lui-même ». Dans ce contexte où chacun se trouve aujourd’hui renvoyé à soi-
même pour construire le sens de son existence, « l’obligation à la réflexivité » devient donc un enjeu
majeur pour tenter de redéfinir en permanence les contours d’une identité sans cesse remise à la
question. Confronté à la liberté, à l’autonomie, à la mobilité, à la responsabilité, à la prise de risque
et à l’insécurité mentale qu’imposent les incessants changements auxquels il se trouve soumis,
l’individu se trouve donc aujourd’hui contraint d’estimer en permanence l’orientation de son action
et de son « destin », de sorte que l’interrogation sur soi est sans doute devenue l’un des traits
principaux de la modernité : « Chacun est renvoyé à la construction réflexive de sa propre existence,
à sa biographie, - entendue ici non pas comme le cours réel, effectif de la vie, mais comme la
3 Giddens, A. (1994). Les Conséquences de la modernité, Paris : L’Harmattan.
4 Freud S. (1992) Malaise dans la civilisation. Paris : PUF.
5 Stiegler B. (2004) Le désir asphyxié, ou comment l’industrie culturelle détruit l’individu. in : Le Monde
Diplomatique. Juin 2004. 6 De Gaulejac V. (2005) L’hypermodernité ou la société paradoxale. in : Revue Sciences de l’homme et sociétés.
N° 75, p. 23. 7 Elias N (1991) La société des individus. Paris, Fayard
6
représentation construite que s’en font les acteurs-, et à sa capacité de biographisation des
environnements sociaux »8.
Dès lors, on voit combien l’attention portée à la singularité constitue aujourd’hui l’une des voies
possibles pour tenter de mieux comprendre comment les individus biographient leurs expériences,
leurs environnements sociaux et comment ils se construisent en se racontant, tout en éclairant la
manière dont la recherche biographique et les approches qui s’en réclament permettent de rendre
compte d’un fait social venant traduire la montée et les conséquences de cet individualisme réflexif.
Approches biographiques et recherche biographique
La notion « d’approches biographiques » doit ici être distinguée de la recherche
biographique. Les premières renvoient en effet, nous le verrons, à des pratiques plurielles et parfois
assez hétérogènes tant dans leurs méthodes que dans leurs objectifs, alors que la seconde spécifie
un champ de recherche qui englobe les premières en tant qu’elles convergent toutes vers l’attention
portée à la narration et au récit de l’histoire d’un ou de plusieurs individus pour finalement
privilégier, en première instance, l’expérience vécue des individus en situation sociale. En d’autres
termes, les approches biographiques se définissent avant tout par leur usage du récit à des fins
d’intervention et/ou de recherche alors que la seconde fait de celui-ci le cœur de sa réflexion
épistémologique et considère que « les mutations sociales et les transformations qu’elles entrainent
depuis une quarantaine d’années dans les modes de vie et les modèles d’existence dessinent les traits
d’une nouvelle configuration de l’individu à la société, dans laquelle la biographie en tant que
processus de construction de l’existence individuelle devient le centre de production de la sphère
sociale. »9
Rappelons cependant que les approches que nous regroupons ici dans le périmètre de la
recherche biographique et qui mettent en perspective la dimension d’un sujet susceptible de porter
un regard réflexif sur sa propre individualité s’enracinent historiquement dans le contexte de la
philosophie individualiste et plus particulièrement à partir des travaux de Montaigne10 et du
« cogito » de Descartes au XVIIéme siècle. C’est donc « l’invention du sujet » qui va permettre de
créer les conditions d’un rapport direct de l’individu à lui-même, ouvrant ainsi la possibilité de
l’émergence d’écrits biographiques non réductibles au seul témoignage de l’existence de grandes
figures de l’histoire. Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut aujourd’hui distinguer au moins six
ensembles de pratiques11 qui développent des modalités d’intervention et de recherche utilisant le
recueil et l’analyse de données biographiques :
8 Delory Momberger C. (2009) Op. Cit. p.23.
9 Delory Momberger C. (2009) Op. Cit. p 13
10 Montaigne M. (de) (1979) [1595] Les Essais. Livre III. Paris, Garnier Flammarion
11 Les catégories qui suivent, quoique dans un ordre quelque peu différent, ont initialement été identifiées dans
l’ouvrage suivant : Niewiadomski C. (2012) Recherche biographique et clinique narrative. Toulouse, Erès.
7
La « psychobiographie »
Si les expressions « autobiographie », « récit de vie » ou encore « histoire de vie »,
classiquement référées au domaine des approches biographiques, ne sont qu’exceptionnellement
employées par les professionnels du champ de la psychologie clinique, convenons que leur activité
professionnelle les confronte fréquemment à la narration des difficultés existentielles de leurs
publics, c'est-à-dire à la mise en œuvre de ce que nous nommerons ici des pratiques de
« psychobiographie ». Ce premier ensemble, particulièrement protéiforme, concerne donc le
domaine des pratiques psychothérapeutiques qui se déploient en réponse à une demande visant à la
prise en compte d’une souffrance psychique dont l’intensité subjective déborde la seule « difficulté à
être au monde » que rencontre tout être humain. Ces approches convoquent alors le sujet de la
narration dans une relation « clinique » visant à l’apaisement ou à la levée du symptôme et, dans un
certain nombre de cas, l’invitent à un travail de relecture de sa trajectoire biographique lui
permettant de se situer face à la question du sens de son existence.
S’il est impossible d’évoquer ici les multiples formes que peuvent prendre ces approches12,
c’est sans aucun doute vers la psychanalyse qu’il convient de se tourner pour examiner la nature des
liens qui se sont étroitement tissés avec le discours biographique : « Seule voie d’accès à l’histoire du
sujet, le discours réflexif est originellement et historiquement consubstantiel avec la méthodologie
psychanalytique elle-même : il est épistémologiquement admis en partie parce qu’il est
procéduralement inévitable. Dès lors, le recul épistémologique sur le statut du discours se confondrait
à priori avec un débat sur l’ensemble de la méthode psychanalytique. Ainsi, la psychanalyse apparait
de loin comme la discipline qui a le plus intégré et théorisé une pratique du discours de type
« autobiographique » dans ses normes et ses pratiques internes de production de sens. »13
Ainsi, si l’on excepte les approches se référant à la psychologie expérimentale qui
considèrent généralement que les données issues de l’introspection sont par nature suspectes car
invérifiables et non objectivables, psychologie clinique et approches psychanalytiques s’attachent au
contraire à prêter attention au récit. Dès lors, la parole subjective de l’individu devient centrale en
tant que ce dernier est porteur d’une histoire singulière qui tisse la trame temporelle d’une existence
se donnant à entendre au travers d’un discours biographique qu’il convient de décoder de sorte
d’accéder à la logique de l’inconscient du sujet.
Concernant la relation plus spécifique entre récit de vie et approche clinique dans une
perspective psychobiographique, l’on peut ici prendre pour exemple les travaux pionniers menés par
l’équipe des praticiens œuvrant dans le cadre des consultations psychologiques spécialisées à
L’université Catholique de Louvain la Neuve. Ces consultations, crées en 2002 à l’initiative de Michel
Legrand14, visent à accueillir en consultation des personnes qui souhaitent travailler à l’élucidation
12
On estime à près de quatre cents le nombre de techniques psychothérapeutiques actuellement utilisées dans les
seuls pays occidentaux. Très classiquement, ces approches se répartissent en cinq grands courants:
psychanalytique, humaniste-existentiel, cognitivo-comportemental, systémique et multi référentiel. 13
Bouilloud J-P (2009) Devenir sociologue. Histoires de vie et choix théoriques. Toulouse, Erès. p 62 14
Legrand M. (1993) L’approche biographique. Paris, Desclée de Brouwer.
8
d’une problématique existentielle à partir d’un travail approfondi sur leur histoire de vie. Cinq
psychologues, intervenants à partir de référentiels pluriels (psychanalyse, approche systémique,
sociologie clinique…) travaillent ainsi sur la spécificité de l’utilisation du récit de vie dans une
perspective qui entretient manifestement des rapports parfois très étroits avec le champ
thérapeutique. Evoquant les demandes des consultants, l’une des praticiennes de l’équipe précise
: « En fait, je reçois essentiellement deux types de demandes : la première, que je définirais comme
non thérapeutique, consiste, par exemple, dans le souhait d’une personne d’évaluer son projet
professionnel, de faire un bilan de sa vie amoureuse ou un bilan de son existence, ou encore
d’analyser la manière dont elle agit dans la vie. La seconde, plus en rapport avec le fonctionnement
psychique de la personne, consiste plutôt dans le désir de faire un travail sur son histoire personnelle
en raison de sentiments dépressifs, d’un manque de confiance en elle-même, ou en raison de
problèmes relationnels, d’émotions trop mal maitrisées… Dans les deux cas, le souhait explicite est de
ne pas faire une thérapie mais un travail sur l’histoire personnelle qui pourrait conduire à un
changement ou, éventuellement, plus tard, à une thérapie. Ce dernier aspect soulève assurément ce
que les systémiciens appellent la « dimension paradoxale de la demande », et qui pourrait aussi être
compris par la psychanalyse comme une résistance à l’entreprise proprement thérapeutique.
Toutefois, notre contrat reste l’analyse de l’histoire. »15
Comme on le voit ici, la question des frontières entre récits de vie, effets d’allègement du
symptôme et thérapie reste ici particulièrement vive et il n’est pas certain qu’une orientation
s’appuyant sur la distinction entre une « souffrance existentielle » qui relèverait de la nature même
de la condition humaine et une « souffrance psychique » relevant plus spécifiquement de la
nosologie et de la sémiologie psychopathologique, permette de trancher définitivement cette
épineuse question des délimitations16 entre thérapie et récit de vie.
Recherche qualitative et récits de vie
en ethnologie et sociologie
Le second ensemble concerne plus particulièrement les chercheurs qui utilisent le récit de vie
comme technique de recueil de données dans le cadre de recherches sociologiques et ethnologiques.
Leurs travaux s’inscrivent dans la perspective ouverte par une sociologie d’influence ethnologique
apparue aux Etats-Unis à la fin du XIXè siècle. Au plan méthodologique, l’utilisation du recueil de
récits de vie à des fins de recherche allait ainsi permettre aux anthropologues de restituer le mode
de vie des populations observées comme une totalité signifiante et non plus comme un simple
agglomérat d’éléments artificiellement juxtaposés (l’habitat, la nourriture, l’habillement, les rituels
communautaires, etc.). L’usage de récits de vie à des fins de recherche allait ainsi poser de manière
15
Vargas-Thils M. (2008) Le récit de vie comme pratique clinique. Une expérience aux consultations
psychologiques spécialisées en histoires de vie. In : Gaulejac V (de) & Legrand M. (dir.) Intervenir par le récit
de vie. Entre histoire collective et histoire individuelle. Toulouse, Erès, p. 270 16
Sur ce point précis, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à l’ouvrage de synthèse suivant :
Niewiadomski C. & De Villers G., (2002) Souci et soin de soi. Liens et frontières entre histoires de vie,
psychothérapie et psychanalyse. Paris : L’Harmattan.
9
frontale le problème épistémologique de la validité du témoignage de l’expérience vécue au service
de la connaissance scientifique d’une culture ou d’un système social et ouvrir ainsi à des débats loin
d’être clos aujourd’hui.
En ce qui concerne l’utilisation de récits de vie en sociologie, il importe de rappeler ici la
place occupée aux Etats Unis par « l’école de Chicago » au début du XX éme siècle. L’étude la plus
connue est sans conteste celle qui sera menée par William Thomas et Florian Znaniecki : « The Polish
paesan in Europe and America »17. Ces deux chercheurs, l’un aux USA et l’autre en
Pologne, utilisèrent massivement les documents autobiographiques pour étudier le vécu
d'immigrants polonais d'origine paysanne à Chicago. Leur ouvrage, considéré comme l'acte
fondateur de la sociologie américaine, rencontrera un très grand succès. Dans les années 1920, à la
suite de Thomas et Znaniecki, de nombreux sociologues de l'école de Chicago utilisèrent le recueil de
récits de vie afin d'expliciter certains faits sociaux. Pourtant, dès 1940, l'approche biographique
perdra son droit de cité en sciences humaines sous la poussée des travaux de « l'école de Columbia »
qui, s’appuyant sur les découvertes liées à l’application du calcul de probabilité, vont privilégier
l'approche quantitative du recueil de données sous forme d'enquêtes par questionnaires. Les
sociologues disposent alors d’outils méthodologiques qui leur permettent d’extrapoler des données
concernant un échantillon dit « représentatif » à l’ensemble d’une population. La volonté de faire des
sciences sociales des disciplines véritablement « scientifiques » les conduit alors à privilégier ces
méthodes destinées à quantifier les faits sociaux et à abandonner presque totalement l'utilisation
des récits de vie ou à les cantonner à une perspective purement exploratoire. En France, l’usage du
récit de vie en sociologie réapparaitra au décours des années 1970. En effet, alors que les mutations
socioculturelles de la seconde moitié du vingtième siècle avaient conduit à la transformation de pans
entiers de l’organisation culturelle et sociale, la mémoire de modes de vie antérieurs semblait
inexorablement devoir s’éteindre en raison d’une rupture dans la transmission de la tradition orale.
Dans ce contexte, certains sociologues vont donc avoir recours aux récits de vie afin de rendre
compte et de garder trace de ces univers sociaux en voie de disparition : « Nous nous trouvons en
présence des « derniers témoins » d'une logique sociale et d'une conception de la vie dont la mémoire
même risque de disparaître avec ceux qui en sont les ultimes détenteurs. Nous trouvons là
l'explication de l'intérêt qui depuis plus d'une décennie s'attache à la réalisation des récits de vie; la
sensibilité collective a perçu, sans doute confusément, qu'il était nécessaire de prendre le relais de la
transmission orale autrefois indéfiniment répété, et aujourd'hui défaillante."18
Par ailleurs, à la même période, la spécificité épistémologique et méthodologique de l’usage
des récits de vie en sociologie sera tout particulièrement travaillée par des chercheurs tels que Daniel
Bertaux.19 En effet, à la faveur des changements socio-politiques de l'après 68, toute une culture
populaire militante cherche alors à s'exprimer et va intéresser ainsi les sociologues qui tenteront de
traiter ces faits sociaux (culture ouvrière, féminisme...) non plus seulement dans une perspective
17
Thomas W. & Znaniecki F. (1998) Le paysan polonais en Europe et en Amérique - Récit de vie d’un migrant.
Paris, Nathan (Trad. par Y. Gaudillat du livre III de l’œuvre originale en cinq volumes : Thomas W. & Znaniecki
F. (1918-1920. The Polish peasant in Europe and in America, Monograph of an immigrant group . New York,
Octagon .) 18 Poirier J. ; Clapier-Valladon S. ; Raybaut P. (1983) Les récits de vie. Théorie et pratique. Paris, PUF. p
20-21.
19 Bertaux D. (1997) Les récits de vie. Paris : Nathan.
10
quantitative, mais aussi qualitative. Daniel Bertaux, mènera ainsi plusieurs recherches pionnières
dans ce domaine.20 Attribuant trois fonctions au récit de vie, (exploratoire, analytique et expressive),
l’auteur résume comme suit les objectifs du récit de vie en sociologie : « Dans la perspective que j’ai
proposé d’appeler « ethnosociologique »,, les sujets prennent le statut d’informateurs sur leurs
propres pratiques et sur les contextes sociaux au sein desquels elles se sont inscrites ; on accorde à
priori à leurs témoignages un statut de véracité, que l’on vérifie néanmoins en les comparant
systématiquement et en recoupant leurs dires avec d’autres sources. »21
Actuellement, ce courant de la recherche en sociologie s’inscrit plus particulièrement dans
les champs de la sociologie compréhensive22, des théories microsociologiques ou encore de
l’ethnométhodologie.23
La sociologie clinique
Le troisième ensemble recouvre le travail des praticiens et des chercheurs œuvrant dans le
domaine de la sociologie clinique et qui mobilisent le recueil et l’analyse de données biographiques
dans le cadre de l’animation de séminaires d’implication et de recherche thématiques regroupés
sous l’intitulé « roman familial et trajectoire sociale ». Ces séminaires s’articulent avec de nombreux
travaux qui, dès les années 70, ont permis d’ouvrir, à l’initiative principale de Vincent de Gaulejac, un
nouveau champ de réflexion et d’intervention en sociologie : la sociologie clinique. Empruntant ses
fondements théoriques et cliniques à plusieurs courants des sciences humaines et sociales24, la
sociologie clinique tente de travailler sur la valence respective des facteurs économiques,
historiques, sociologiques, idéologiques et psychologiques, dans les trajectoires individuelles des
acteurs, en cherchant à éviter le double écueil du « psychologisme » et du « sociologisme ». Dans
cette perspective, Vincent de Gaulejac, s’est, entre autres recherches, particulièrement intéressé aux
conflits d’identité liés aux changements de classe sociale25 et aux répercutions existentielles de
l’humiliation et de la honte qui affectent les groupes dominés dans les sociétés développées.26 Il
insiste sur les déterminations multiples et croisées qui permettent de mieux comprendre ces
phénomènes en suggérant les principes d’une analyse dialectique fondant ses bases sur les cinq
principes suivants :
Le « pluralisme causal » qui montre combien les conduites humaines se trouvent
conditionnées par une multiplicité de déterminations, « la problématisation multiple » qui privilégie
une approche conceptuelle multipolaire, « l’autonomie relative » qui souligne les lois spécifiques de
fonctionnement de chaque discipline tout en précisant leur indépendance partielle, la « réciprocité
20
La plus connue d’entre-elles, appuyée sur le recueil de récits de vie d’ouvriers et de jeunes apprentis, porte sur
la boulangerie artisanale.
Bertaux D. Bertaux-Wiame I. (1980), Une enquête sur la boulangerie artisanale,
rapport au CORDES. 21
. Bertaux D. (1997) Ibid. p 118 22
Kaufmann J.C. (1996) L’entretien compréhensif. Paris : Nathan. 23
Lapassade G. (1996) Les Microsociologies. Paris : Anthropos. 24
Sociologie bourdieusienne, psychanalyse freudienne et psychosociologie pour ne citer que les trois référents
les plus saillants. 25
Gaulejac V. (de) (1987) La névrose de classe. Paris, Hommes et groupes. 26
Gaulejac V. (de) (1996) Les sources de la honte. Paris, Desclée de Brouwer.
11
des influences » qui précise le jeu de la combinatoire et des compensations qui s’opèrent entre
différents registres théoriques, et enfin la « causalité dialectique » qui s’organise autour d’un double
principe d’interactivité et de récursivité. Soulignant l’existence d’une complémentarité constitutive
entre psychisme individuel et structures sociales, l’auteur insiste sur l’importance de parvenir à
identifier des articulations processuelles situées « au carrefour du subjectif et de l’objectif, du
psychique et du social, du concret et de l’abstrait, du pouvoir et du désir… qui sont l’objet de la
sociologie clinique. » 27
Les séminaires organisés par ce courant constituent tout à la fois des groupes d’implication
personnelle au service de la formation et du développement personnel des participants et une
méthode d’investigation et de recherche destinée à l’analyse des interactions entre facteurs
psychologiques et sociologiques. Dans ces groupes, les hypothèses de travail élaborées à partir des
récits des participants sont construites avec les personnes concernées. Ces modalités de travail
rompent assez nettement avec des pratiques de recueil de données où le chercheur traite seul le
matériau biographique. Le sujet qui socialise son récit se trouve en effet ici « sujet » et « objet » du
processus de recherche, produisant non seulement la « matière première » nécessaire, mais
réfléchissant du même coup à son traitement en effectuant un travail théorique non réductible à sa
seule histoire singulière puisque s’inscrivant dans un contexte socio-historique. De la sorte, il s’agit
de permettre à l’individu de mobiliser conjointement différentes figures du sujet (le sujet social, le
sujet existentiel, le sujet réflexif, le sujet acteur)28 , pour lui permettre d’advenir et de se dégager des
éventuelles pesanteurs liées aux influences sociales et psychologiques qui l’affectent. En ce sens, ce
projet entretient sans aucun doute des affinités avec la psychanalyse existentielle Sartrienne29 dont
nous rappellerons simplement ici qu’elle vise à la recherche d’une « découverte existentielle » chez
le sujet.30
Histoires de vie en formation et recherche
biographique en éducation
Le quatrième ensemble s’intéresse aux travaux menés dans le domaine de la formation par les
praticiens chercheurs regroupés autour de l’ASIHIVIF (Association Internationale des Histoires de Vie
en Formation). Cette association, créée en 1990 à l’initiative de Gaston Pineau à Tours (France), de
Pierre Dominicé à Genève (Suisse) et de Guy de Villers à Louvain la Neuve (Belgique), part du postulat
selon lequel le recours aux histoires de vie en formation d’adultes permet à l’apprenant de mener un
travail de conscientisation de son expérience, de ses modes d’apprentissages et de ses « savoirs
insus » en les transformant en savoirs explicites et mobilisables dans le processus de formation dans
27
Gaulejac V. (de) (1993) La sociologie et le vécu. In : Gaulejac V. (de) & Roy S. (sous la direction
de…)Sociologies cliniques. Marseille :Hommes et perspectives. Paris : Desclée de Brouwer. p321 28
Gaulejac V. (de) (2009) Qui est je ? Sociologie clinique du sujet. Paris : Seuil. 29
Sartre J.P. (1943) L’être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique. Paris, Gallimard. 30
Concernant l’apport spécifique de la réflexion de Jean Paul Sartre à la recherche biographique, nous invitons
le lecteur intéressé à se reporter au chapitre 5 de l’ouvrage suivant : Legrand M. (1993) L’approche
biographique. Paris, Desclée de Brouwer.
12
lequel ils se trouvent engagés. Dans cette perspective, le domaine de la formation des adultes ne
saurait être réduit à la seule dimension de la « formation professionnelle » entendue comme
ajustement des savoirs et savoir-faire d’un individu au métier qu’il souhaite exercer ou qu’il exerce
déjà. D’une autre manière, ce qui mobilise l’attention de ce courant relève de l’étude des questions
relatives à la formation expérientielle, à l’autodidaxie et, plus généralement aux particularités de
l’apprentissage des adultes dans une perspective émancipatrice de conscientisation de son
expérience. Alex Lainé remarque à ce propos : « La mise au jour, par un sujet, des savoirs « insus »
qui sont les siens et qui restent en friche, ou du moins sous-utilisés - parce qu’ils sont largement
méconnus de lui- est, en soi, une action sociale à portée émancipatrice. La méconnaissance et la sous-
estimation, par un individu, de ce que ses expériences et sa vie recèlent de savoir, de savoir-faire et de
culture constituent à la fois des inhibitions de son potentiel de création et une aliénation au modèle
académique, savant, universitaire de la culture. (…) L’un des effets manifestes de la méconnaissance
et de la sous-estimation des savoirs dont pourtant je dispose, c’est le maintien dans la position sociale
et culturelle que j’occupe. »31
L’orientation privilégiée est donc celle de l’appropriation par le sujet de son « pouvoir de
formation », c’est à dire de sa capacité à « donner forme » à son projet de formation via le travail
réflexif que le narrateur va opérer sur son récit socialisé. Très inspirés par le projet émancipatoire des
courants de l’éducation permanente et de l’éducation populaire, les praticiens et les chercheurs de
cette association ont longtemps centré leur activité de recherche autour de deux registres : le
repérage et l’observation fine du poids des apprentissages informels dans l’étude des processus de
formation des adultes d’une part, et l’étude des effets réflexifs liés à la prise de conscience de ces
« compétences cachées » sur le processus de formation d’autre part. Ainsi, pour les tenants de cette
approche, l’usage du biographique favorise un travail d’exploration réflexive et de réappropriation du
parcours de formation d’apprenants en interrogeant la question des rapports entre théorie et
pratique et en montrant comment l’individu apprend également en dehors des dispositifs formels de
formation. L’étude des rapports entre hétéro-formation et processus d’auto-formation,
l’identification des spécificités de la formation des adultes, l’analyse des pratiques de reconnaissance
et de la validation des acquis32, l’étude des démarches de bilan et d’orientation, etc. recouvrent des
objets d’investigation historiquement fortement investis par ces chercheurs. Pour exemple, dans le
domaine des sciences de l’éducation, Pierre Dominicé et ses collaborateurs ont accumulé depuis trois
décennies une grande expérience de la « biographie éducative » auprès d’adultes en formation,
allant même jusqu’à introduire de manière optionnelle la démarche des histoires de vie dans certains
programmes de l’université de Genève. Partant de l’hypothèse selon laquelle il existe une relation
étroite entre formation et trajectoire biographique, Pierre Dominicé précise : « Un apport éducatif ne
peut jamais être interprété indépendamment des circonstances de vie qui justifient le déclenchement
d’une transformation personnelle. Les adultes considérés comme sujets de leur formation sont ainsi
devenus pour moi le véritable lieu de l’évaluation, et leur histoire personnelle, le contexte à partir
duquel identifier les raisons ainsi que le sens de ce qu’ils ont appris. »33
Enfin, les praticiens et chercheurs de ce courant insistent beaucoup sur la dialectique
« production orale /production écrite » dans le travail d’histoire de vie. En effet, l’énonciation orale
31
Laine A. (1998) Faire de sa vie une histoire. Paris, Desclée de Brouwer. p 102-103. 32
Pour une synthèse de cette question voir l’ouvrage suivant : Laine A. (2005) VAE, quand l’expérience se fait
savoir. Paris, Erès 33
Dominicé P (1992) L’histoire de vie comme processus de formation. Paris, L’Harmattan. p. 66
13
du récit initial va fréquemment constituer un préalable à l’écriture d’un texte, opérant une première
réorganisation des matériaux biographiques, puis donner lieu à de multiples va et vient entre
production orale, échanges avec les autres participants et travaux d’écriture aux fins d’analyse et
d’élaboration herméneutique.
Cependant, l’association qui fédère les orientations de ce courant connait depuis quelques
années une réorientation significative en termes d’ouverture de ses domaines de recherche et
d’intervention. Celle-ci s’est enrichie en 2008 de l’ajout d’un sous-titre, devenant ainsi l’ASIHIVIF-RBE
(Association Internationale des Histoires de Vie en Formation et de Recherche Biographique en
Education). Cette modification, loin d’être anecdotique, découle de la volonté de s’ouvrir à d’autres
domaines de la recherche biographique et de développer plus avant ses liens en termes de
collaborations de recherche au niveau international.
Les histoires de vie de collectivité
Le cinquième ensemble renvoie à l’émergence relativement récente des pratiques d’histoires
de vie de collectivité et de leur place dans l’étude des modalités actuelles de construction du lien
social. Dans le contexte de l’examen des phénomènes regroupés plus avant sous le terme de
« modernité avancée », les histoires de vie de collectivité permettent de se pencher sur l’histoire de
collectifs humains, (tels que des entreprises, des quartiers, des associations…) via l’étude des
trajectoires individuelles et collectives des individus impliqués dans ces collectifs, en cherchant à
identifier des « définitions de situations »34. Dans cette perspective, il s’agit alors de s’appuyer sur
les représentations des acteurs sociaux pour tenter de comprendre comment ces derniers vivent et
ressentent les situations dans lesquelles ils se trouvent placés, tout en prenant en considération le
fait que ces définitions de situations ne correspondent généralement pas aux caractéristiques
objectives de la situation telles qu’un observateur pourrait à priori les définir. La filiation avec les
travaux de la « grounded theory »35 sont ici tout à fait patents. Sur ces bases, on considère alors les
savoirs scientifiques peuvent se co-construire avec les acteurs sociaux et qu’il peut se révéler
particulièrement heuristique de chercher à exploiter des savoirs dits « profanes » aux fins de
production de connaissances.
A titre d’exemple, outre nos propres travaux réalisés en milieu hospitalier36, nous voudrions
brièvement évoquer ici le remarquable travail mené par Isabelle Seret dans le cadre d’une mission de
consultance en journalisme et récits de vie menée en République démocratique du Congo en février
2011. Ce projet consistait à former et accompagner neuf femmes journalistes de la région des Grands
Lacs - Burundi, Rwanda, Congo - afin de mener une campagne médiatique sur les violences sexuelles
en tant qu’arme de guerre. Cette recherche-intervention, basée sur le recueil croisés de témoignages
34
Digneffe F. 1989 Ethique et délinquance. La délinquance comme gestion de sa vie. Genève : Meridiens
Klincksieck 35 Glaser, B.G., & Strauss, A.L. (1967). The Discovery of Grounded Theory: Strategies for Qualitative
Research. Chicago, IL : Aldine.
36 Niewiadomski C. ; Bagros P. ; (dir.) (2003) Penser la dimension humaine à l’hôpital. Paris : Seli Arslan
14
de femmes ayant vécu des violences sexuelles, vient de donner lieu à la publication d’un très bel
ouvrage collectif. 37 L’avant- propos de ce courageux travail précise : « Le témoignage oral acte de ce
qu’une personne a vécu et offre une source précieuse d’informations, non pas tant par sa teneur
factuelle (évènements, dates…) que par sa valeur personnelle, c’est-à-dire les perceptions et les
sentiments que ces phénomènes engendrent chez l’individu. Chaque témoignage lie le témoin aux
évènements sociaux et politiques qui codifient la production de son récit. Ces récits ont souvent la
particularité de vouloir signifier que quelque chose peut encore advenir (…) Je peux, grâce au
témoignage, aller ainsi du plus intime au plus politique, du singulier au général. Le terme témoigner
est à entendre ici comme « devenir le témoin du témoin » (…) Etre le témoin du témoin signifie que je
vais me porter garant de ce témoignage auprès de la société. Le témoignage prend alors une forme et
une fonction analogique à ce qu’il peut opérer en justice. »38
Dès lors, l’on comprend ainsi comment les histoires de vie de collectivité, en permettant
l’accès à la subjectivité individuelle et collective des acteurs sociaux, permettent de saisir la manière
dont les individus vivent et se représentent les situations expérientielles parfois dramatiques dans
lesquelles ils se trouvent impliqués. Dans cette perspective, il s’agit alors de mettre en rapport des
données empiriques avec des constructions théoriques prenant en considération le fait que la réalité
observée ne saurait être pensée en dehors du système d’acteurs qui la produit. En effet, l’articulation
individu-collectif se trouve ici convoquée en tant qu’elle permet d’accéder à une réalité biographique
qui dépasse le narrateur et qui contribue à le façonner comme sujet social. Comprendre comment la
subjectivité des acteurs sociaux s’objective dans des actes, mais aussi dans des représentations,
permet ainsi de mieux appréhender la logique de certaines situations historico-sociales ou encore de
formuler des hypothèses sur la manière dont s’organisent les communautés de vie et de travail
auxquelles les individus appartiennent et ce, au-delà même de la singularité de leurs trajectoires.
L’autobiographie
Le dernier ensemble que nous pouvons rattacher au champ de la recherche biographique
concerne l’étude des pratiques « d’écriture de soi » et vise à expliciter les formes et les objectifs que
prennent aujourd’hui les pratiques autobiographiques dans notre monde contemporain. Ces
configurations littéraires, longtemps considérées comme un genre mineur, fréquemment entachées
du soupçon d’auto-complaisance, représentent pourtant aujourd’hui un véritable phénomène de
société. Témoignant de la richesse mais aussi des contradictions qui traversent des vies singulières,
les écrits autobiographiques représentent sans aucun doute l’une des clefs actuelles d’accès à
l’analyse des formes de l’individualisme contemporain.
L’on sait que les pratiques « d’écriture de soi » trouvent historiquement un essor sans
précédent dans le contexte de l’apparition de l’autobiographie au milieu du XVIII éme siècle. Alors
que se développe aux Etats-Unis, puis en Europe, l’idée de démocratie, surgit ce que Philippe Lejeune
nomme « le phénomène radicalement nouveau de l’autobiographie ». 39 Daniel Bertaux précise à ce
37
Seret I. (2012) Sortir de l’ombre. Le témoignage, une victoire morale. Paris, Institut Panos. 38
Seret I. (2012) Ibid. p 17-19. 39
Lejeune P. (1971) L’autobiographie en France. Paris, A. Colin.
15
propos : « Le principal effet culturel de la philosophie individualiste est de transformer, voire de créer
le rapport de soi à soi... Dans les sociétés traditionnelles, l'action du sujet pour améliorer ses
conditions d'existence pour réaliser ses projets passe nécessairement par le groupe. Voilà ce qui les
différencie des sociétés modernes. La modernité, par contre, fait du rapport de soi à soi un rapport
direct... C'est seulement lorsque le rapport de soi à soi est devenu un rapport direct que l'on peut
peser sa vie comme le produit de ses actes, et que peut naître l'autobiographie. »40
Cependant, les caractéristiques que nous avons précisées plus avant à propos des effets de la
modernité avancée sur les individus déterminent aujourd’hui des phénomènes de quête identitaire
qui trouvent sans aucun doute l’une de leurs modalités d’expression dans les pratiques « d’écriture
de l’intime. » La multiplication des pratiques d’ateliers d’écriture en est sans doute l’un des exemples
les plus caractéristiques. A ce propos, des auteurs tels qu’Anne Marie Trekker41 qui anime depuis de
nombreuses années des dispositifs de « tables d’écriture », montrent comment l’écriture
autobiographique, en tant que mode d’accès privilégié à la réflexivité, favorise « l’advenue du sujet à
lui-même. »42 En effet, dans le travail autobiographique, la notion « d’effet-sujet »,43 corrélative de la
fonction instituante de l’énonciation, se trouve ici renforcée par le travail scriptural. En effet,
s’engager dans l’écriture de son histoire, c’est sans doute faire plus clairement encore l’expérience
de la division fondamentale de notre être, c’est à dire l’expérience de la séparation de soi d’avec soi,
élément fondateur notre identité personnelle. En effet, l’écriture, en ce sens qu’elle laisse une trace
sur laquelle il est facile de revenir pour travailler à nouveau, permet de mesurer l’inadéquation
foncière de notre production langagière à notre être. Le décalage entre « ce que j’écris de ce que je
suis » et « ce que je suis » apparaît alors de façon privilégiée. Toutefois, cette attention portée à
l’écriture et aux processus qu’elle favorise ne doit pas conduire à un asservissement du sujet à
l’image de lui-même que produit le texte écrit. Car, comme le rappelle Henri Desroche : « Il y a
d’abord la déperdition ou, comme on dit actuellement l’entropie liée à l’écriture. C’est à dire : il y a
moins dans la parole que dans la pensée, moins dans la pensée que dans la vie et l’action, et peut être
finalement moins dans toutes ces expressions rhétoriques ou opérationnelles que dans les silences. »44
Néanmoins, au fil de l’écriture autobiographique un énoncé performatif auto-référentiel se construit
alors que le « je », se référant à une réalité nouvelle qu’il contribue à façonner lui-même, permet au
narrateur d’accéder plus aisément au statut de sujet analytique mais aussi critique à l'égard de sa
propre histoire.
40 Bertaux D. (1989) Les récits de vie comme forme d’expression, comme approche et comme
mouvement. In : Pineau G. & Jobert G. (coordonnateurs) (1989) Histoires de vie. Paris, L’Harmattan.
Tome I , p 22.
41 Trekker A-M. (2009) Des femmes s’écrivent. Enjeux existentiels et relationnels d’une identité narrative.
Paris : L’Harmattan. 42
De Gaulejac V. (2009) Qui est je ? Sociologie clinique du sujet. Paris : Seuil. 43
« Chaque fois qu’un sujet de la parole surgit au champ du langage, il s’en produit un effet, que nous appelons
“ l’effet sujet ”, c’est à dire un effet de production du sujet même qui parle. » De Villers G. (1996) L’approche
biographique au carrefour de la formation des adultes, de la recherche et de l’intervention. le récit de vie comme
approche de recherche-formation. In : Desmarais D. & Pilon J.M. (1996) Pratiques des histoires de vie. Paris,
L’Harmattan. p 114 44
Desroche H. (1984) D’une écriture autobiographique à une procédure d’autoformation. Revue Education
permanente n° 72-73 : mars 1984, p 124.
16
Quel statut accorder à l’expérience subjective de l’individu contemporain ?
A l’issue de cette rapide cartographie qui n’a par ailleurs pas prétention à l’exhaustivité, l’on
voit combien la recherche biographique, déborde les seules frontières académiques disciplinaires et
trouve aujourd’hui à se développer largement dans de nombreuses disciplines des sciences sociales.
Alors que les dernières décennies ont été marquées par un infléchissement des approches
structuralistes au bénéfice d’un « retour du sujet » et d’une attention portée aux approches
narratives, la recherche biographique contribue à rendre compte de la multiplicité des manières dont
les individus perçoivent et ordonnent leurs expériences, leurs représentations du monde, en
fonction d’une compréhension narrative de l’existence. Pour Christine Delory Momberger, cette
attention portée à l’étude du singulier se trouve ainsi légitimée par la dimension résolument
anthropologique du biographique. Elle précise : « Cette capacité anthropologique selon laquelle les
hommes perçoivent leur vie et ordonnent leur expérience dans les termes d’une raison narrative doit
être ici entendue comme une attitude première et spécifique du vécu humain : avant même de laisser
de notre vie une quelconque trace écrite, avant tout discours, oral ou écrit tenu sur nous-mêmes, nous
configurons mentalement notre vie dans la syntaxe du récit. La perception et l’intelligence de notre
vécu passent par des représentations qui prêtent une figure narrative aux événements et aux
situations de notre existence. »45
Pour autant, cette orientation n’est pas sans entrainer de redoutables difficultés
épistémologiques. En effet, s’appuyer sur des données biographiques supposées venir traduire la
signification de l’expérience vécue entraine immédiatement une coupure avec la démarche
expérimentale et son idéal de scientificité. Quel « statut de vérité » peut-ont en effet concéder au
discours de l’individu sur sa propre existence ? Dans quelle mesure l’expérience individuelle
s’affranchit-elle ou non de « l’illusion biographique » 46 si judicieusement mise en évidence par Pierre
Bourdieu ?
Il importe de souligner ici combien l’expérience constitue toujours le fait d’un sujet singulier
engagé dans une action finalisée ouvrant à une construction de sens permettant d’établir des liens
entre l’action et les conséquences éprouvées de l’action. Dans cette perspective, l’expérience est
toujours processuelle et doit être clairement distingué du « produit » que constituent, par exemple,
« les acquis de l’expérience ». Si ces derniers peuvent éventuellement être mobilisés, évalués et
transmis, l’expérience en tant que telle reste irrémédiablement celle d’un sujet singulier. Dès lors, la
compréhension de ce processus confronte l’observateur à deux dimensions irréductibles l’une à
l’autre : La première recouvre le registre du vécu de l’action et mobilise alors le registre de la prise en
compte de la subjectivité de l’acteur social. Dans ce cas, si le recueil du discours de l’acteur quant à
la signification de son activité apparait essentiel à la compréhension du processus de construction de
l’expérience, l’on sait cependant combien le registre déclaratif peut parfois s’éloigner du réel de
45
Delory Momberger C. (2009) Op. Cit. pp 29-30. 46
Bourdieu P. (1986) L’illusion biographique. Actes de la recherche en sciences sociales. n° 62-63
17
l’activité dont il est supposé rendre compte. La seconde renvoie au registre de l’activité. Le
déroulement de celle-ci, sous réserve de la mise en œuvre de dispositifs appropriés, peut, dans un
certain nombre de cas, être observé par un tiers. Cependant, si l’activité peut être finement décrite
et objectivée, il reste que le recouvrement entre l’activité observée et le vécu de l’action peut alors
considérablement différer. En ce sens, malgré sa valeur heuristique, le récit biographique ne saurait
évidemment se suffire à lui-même et il nous apparait hautement souhaitable que des dispositifs de
recherche puissent par exemple associer approches narratives et dispositifs d’analyse de l’activité.
De tels problèmes, loin d’être anecdotiques, sont aujourd’hui particulièrement saillants lorsqu’il
s’agit, par exemple, d’étudier et de rendre compte des écarts existant entre « travail réel » et
« travail prescrit » dans les organisations. On ne saurait en effet contourner la prise en compte du
récit d’expérience pour tenter d’identifier et de comprendre la nature et les effets de ces
discontinuités, même s’il importe de se montrer particulièrement prudent et circonspect face aux
phénomènes « d’illusion rétrospective »47 ainsi qu’aux effets des déterminations culturelles et
sociales qui orientent le discours de l’individu et que ce dernier méconnaît habituellement très
largement.
A propos de ces problèmes, un auteur tel que Daniel Bertaux48, a parfaitement montré pourquoi
il convient d’introduire une distinction entre l’histoire vécue par un sujet et le récit qu’il peut en faire.
Selon lui, le récit biographique constitue une description approchée de l’histoire vécue par les
acteurs sociaux. En effet, « l’histoire » désigne tout à la fois « ce qui s’est produit », c’est à dire une
suite d’événements, mais aussi le récit de cette suite d’événements. Dans le premier cas, le terme
renvoie à une réalité factuelle, alors que dans le second cas il évoque une reconstruction des faits où
la subjectivité du narrateur se trouve nécessairement convoquée. Néanmoins, loin d’invalider la
pertinence du récit biographique, l’auteur montre que le recueil de récits de vie dans le domaine de
la recherche en sciences sociales, pour autant qu’il respecte des critères méthodologiques tels que la
variation de l’échantillonnage et la saturation progressive du modèle élaboré par le chercheur, est
susceptible de rendre compte de la réalité vécue d’un monde social ou d’une catégorie de situation
et favorise ainsi le développement d’alternatives fécondes aux enquêtes quantitatives.
Enfin, la suspicion que font légitimement naître les dispositifs de recueil de données utilisant
les catégories du biographique quant à la possibilité de disposer d’un discours de « vérité » nous
semble devoir être sérieusement relativisé afin de contourner l’écueil d’un réductionnisme
positiviste à notre sens tout aussi préoccupant que les catégories de l’illusion qui s’attachent à la
nature même du récit biographique. Jean Philippe Bouilloud remarque à ce propos : « Tout récit
historique, en tant que reconfiguration, présente nécessairement une dimension de rationalisation
par les enchainements qu’il imagine ou met en scène ; ce n’est donc pas une reconfiguration
47
Les phénomènes « d’illusion rétrospective » se donnent à voir et à entendre lorsque le narrateur reconstruit le
déroulement de situations passées en fonction des exigences du présent, de sorte que des événements tout à fait
contingents prennent alors une signification trouvant place dans une reconfiguration narrative s’autorisant
quelque liberté avec l’histoire effectivement vécue. S’ajoute à ce phénomène, celui « d’illusion prospective »,
qui présuppose que l’existence aurait un sens et que l’action s’organiserait de manière lucide en fonction d’une
finalité clairement identifiée. 48
Bertaux D. (1997) Les récits de vie. Paris, Nathan.
18
totalement arbitraire, ni, d’ailleurs, une reconstruction totale ou exhaustive. Car ce n’est pas parce
que tout récit est incomplet qu’il est arbitraire : c’est pour cela qu’il a de la valeur. »49
En effet, ce qu’il importe de recueillir dans un récit n’est pas tant l’expression d’une vérité
factuelle et historique, mais bien la vérité d’un sujet qui livre, à un moment donné et dans un
contexte donné, un point de vue sur un « réel » qui, si l’on en croit systémiciens et psychanalyses, ne
cesse cependant de nous échapper. En d’autres termes, nul n’a jamais véritablement accès à « la
réalité » au sens strict du terme et se trouve contraint de construire une représentation de celle-ci en
fonction de son univers cognitif, affectif, imaginaire, symbolique, social et culturel. Dès lors, cette
variabilité des réalités subjectives, consubstantielle du fonctionnement de l’être humain et à ses
catégories de pensée, requiert de se montrer attentif à cette dimension subjective en tant qu’elle
participe d’une part à la construction du réel et qu’elle est d’autre part toujours agissante dans ses
conséquences pratiques.
Dès lors, si le point de vue d’un individu donné est inévitablement teinté de subjectivité,
parfois incomplet, difficilement vérifiable, il reste qu’il renvoie à une expérience singulière qui
s’inscrit toujours dans un contexte historico-social et culturel qui convoque inévitablement la
dimension de l’intersubjectivité en tant qu’il s’agit d’un discours adressé et donc soumis à la
validation d’autrui. Charge revient alors au chercheur de tenter de composer avec ce syllogisme
réflexif qui lui impose de pactiser avec sa propre expérience d’une réalité qui se donne en partage.
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Desmarais D. & Pilon J.M. (1996) Pratiques des histoires de vie. Paris, L’Harmattan.
20
21
(in : Niewiadomski C.; Delory Momberger C. (dir.) (2013) La mise en récit de soi. Lille. Presses
Universitaires du Septentrion. pp. 41-52)
Chapitre 2
Recherche biographique et récit de soi dans la modernité avancée.
Christine Delory-Momberger
Je mesure tout l’honneur qui m’a été donné de prononcer, avec Vincent de Gaulejac, les
conférences inaugurales du colloque international de Lille consacré aux enjeux et perspectives de la
recherche biographique – le premier de cette dimension organisé en France.
Je dois avouer que, malgré le titre avancé pour mon exposé et la sorte de programme auquel
il m’engageait, j’ai hésité jusqu’au bout sur la forme qu’il devait prendre, sinon sur les contenus que
j’allais y développer. Je me disais d’une part qu’il fallait poser un cadre, proposer des éléments
d’explication et de définition, indiquer des perspectives, autrement dit m’engager dans une tentative
de présentation de ce qu’est ou pourrait être la recherche biographique ; d’autre part, j’hésitais
devant la prétention de cette entreprise et aussi devant la forme d’illogisme qu’il pouvait y avoir à
vouloir formuler des réponses préconçues en ouverture d’un colloque destiné précisément à
interroger les fondements théoriques et les pratiques d’un courant de recherche dont nous
pourrions dire qu’il est encore dans sa phase instituante, dans la phase dynamique et questionnante
de sa propre institution.
C’est à cette position questionnante que j’ai choisi finalement de me tenir, ce qui ne
m’interdira pas d’indiquer les éléments de situation et de cadrage nécessaires à contextualiser et à
asseoir ce questionnement. Mon exposé s’articulera de fait autour de deux questions
complémentaires : la première interrogeant dans le contexte de notre modernité les relations entre
le récit de soi et ce courant dit de la recherche biographique ; la seconde commençant à interroger le
positionnement et l’espace auxquels ce courant pourrait prétendre dans les sciences humaines et
sociales.
22
I. Quelles relations du récit de soi dans les formes de société contemporaine à la recherche
biographique ?
Si j’ai choisi pour commencer d’examiner le lien entre récit de soi et recherche biographique,
c’est que la relation entre eux me semble d’origine et d’institution. Récit personnel, récit
biographique, récit de vie, histoire de vie, autobiographie – quels que soient les termes sous lesquels
on le désigne, quels que soient les formes et les usages distinctifs auxquels ces termes peuvent
renvoyer – le récit de soi constitue à la fois le matériau, le support, la cible, le champ, le territoire de
la recherche biographique. Bien entendu, cette relation demande à être questionnée et approfondie,
elle constitue même un des lieux d’interrogation épistémologique et méthodologique de la
recherche biographique. Il faut se demander en particulier pourquoi le récit, en tant que production
discursive, est ainsi constitué en objet symptomatique, nodal, propre à susciter un type de recherche
spécifique dans les sciences sociales.
Cette question interroge l’émergence récente – au moins en France – de la recherche
biographique50. Le récit de la vie a vécu une très longue carrière sans qu’il soit question à son propos
de recherche biographique au sens où nous l’entendons aujourd’hui. En revanche, d’autres
approches et prestigieux compagnonnages ne lui ont pas manqué : la morale et la philosophie,
l’histoire et la critique littéraires, et à des époques plus récentes, la psychologie, la psychanalyse,
l’ethnologie, la sociologie. Enfin, les sciences de l’éducation et de la formation. Dans cette lignée, la
recherche biographique est la dernière venue. Mais comme toutes les disciplines ou tous les
courants disciplinaires qui l’ont précédée, elle se constitue dans un contexte à la fois sociohistorique
et cognitif qui conditionne un certain rapport à l’objet « récit biographique » et un certain usage de
cet objet : la morale et la philosophie pour y chercher des illustrations, des vertus et des vices et en
tirer des leçons de vie et de conduite, l’histoire et la critique littéraires pour y relever des constantes,
établir des règles de genre et étudier leur évolution, et nos modernes sciences humaines et sociales
pour illustrer, étayer, vérifier leurs hypothèses et leurs résultats dans les domaines des
comportements individuels et collectifs, des structures et des fonctionnements des cultures et des
sociétés.
Le rapport au biographique de chacune de ces « sciences », y compris dans le cours de leur
évolution interne, correspond à une configuration historique du rapport de l’individu au social et à la
traduction de ce rapport en un paradigme définissant des modèles de construction scientifique et
agissant également sur les représentations profanes51. Dès lors la question que nous nous posons à
propos de la recherche biographique pourrait se formuler ainsi : dans quelle configuration socio-
historique le récit de soi se trouve-il amené à susciter une approche, celle de la recherche
biographique, qui prétendrait revendiquer un espace spécifique par rapport à d’autres approches et
50
Selon les traditions philosophiques et scientifiques, la recherche biographique peut se prévaloir d’une plus ou
moins longue ancienneté : pour l’Allemagne et les pays germaniques par exemple, on peut faire remonter à
Wilhelm Dilthey, soit au tournant des XIXe
et XXe siècles, le courant de la Biographieforschung, aujourd’hui
largement reconnu au sein des sciences sociales allemandes ; en France, le terme lui-même n’est utilisé que
depuis quelques années (Delory-Momberger, 2005) 51
L’exemple le plus typique est peut-être ici celui de la sociologie, au moins dans sa version française et
durkheimienne, qui est née et s’est développée comme la science d’une Société (avec un S majuscule) qui
n’existe sans doute plus comme telle, ainsi qu’en attestent des travaux comme ceux menés par Alain Touraine,
François Dubet ou Danilo Martuccelli.
23
disciplines des sciences sociales ? Avant même d’interroger la pertinence et la validité scientifiques
d’un tel point de vue, c’est sur ce terrain sociohistorique que je souhaiterais mettre l’accent.
Un « changement de régime » dans le rapport
de l’individu et du social
L’émergence de la recherche biographique est contemporaine de ce que l’on pourrait décrire
comme un « changement de régime » dans le rapport de l’individu et du social, changement de
régime qui transforme le statut et les pratiques du récit de soi. L’idée que je développerai est que,
dans cette nouvelle configuration sociétale, le récit de soi n’est plus seulement le lieu d’un usage
« privé » et d’un enjeu d’expression et de construction personnelles mais se charge d’enjeux
nouveaux en relation tant avec une fonction sociétale d’élaboration de l’expérience individuelle et
collective qu’avec ses usages dans l’espace public.
Pour les remettre rapidement en contexte, ces transformations qui affectent le récit sont
liées au large mouvement d’individualisation et de subjectivation que connaissent les sociétés de
notre proche modernité, mouvement dans lequel les années 1970, comme nous le savons,
constituent une sorte de seuil. Cette décennie inaugure en effet le développement de formes
jusqu’ici jamais atteintes d’« individualisation du social », pour reprendre une expression de Pierre
Rosanvallon (1995), dont le trait fondamental est celui de la massification ou si l’on préfère de la
démocratisation des processus qu’il engage. Ce sont en effet des populations entières qui accèdent à
ces formes d’individualisation sociale, même si à l’évidence cet accès est variable et inégal selon les
positions occupées. On pourrait parler ici d’« individualisme sociétal » pour signifier que cette forme
du rapport des individus au social concerne les membres d’une société tout entière et qu’elle est le
produit d’une genèse particulière liée aux conditions même de la vie dans une société où les grandes
institutions régulatrices (la famille, l’école, l’entreprise, les syndicats, etc.) sont moins prégnantes, où
les assignations sociales et professionnelles s’assouplissent, où les existences et les parcours
individuels sont moins strictement et moins directement déterminés de l’extérieur et acquièrent une
dimension de singularité.
Cette mutation qui affecte les sociétés modernes a fait l’objet d’analyses qui sont maintenant
largement répandues (Touraine, Giddens, Beck, Bauman), dont il ressort que l’individu est devenu en
quelque sorte l’institution centrale de la société et qu’il lui revient, pour reprendre la formule
d’Ulrich Beck, d’être « l’unité de reproduction de la sphère sociale » (2003, p. 280). A la socialisation
conçue comme intégration des normes sociales et accomplissement des rôles sociaux succèdent des
formes nouvelles de sociétisation, faisant une part de plus en plus grande à l’expérience individuelle
et conduisant les individus à se placer eux-mêmes au centre de leur propre plan d’existence52. C’est à
partir d’une description de ces processus de subjectivation de l’existence et de la vie sociale que
Vincent de Gauléjac (2009) a développé son Qui est « je » ? C’est sur le constat et sur l’analyse de
52
« La socialisation, peut écrire Michel Wievorka, (…) est aujourd’hui avant tout le processus dans lequel [un
individu] acquiert et développe sa capacité à maîtriser son expérience, à être sujet de son existence. » (2008, p.
319)
24
cette singularisation de l’expérience individuelle à travers les épreuves auxquelles sont confrontés les
individus au cours de leur existence que Danilo Martuccelli (2010) a développé la thèse et les
propositions de son dernier ouvrage, La société singulariste53.
J’ai pour ma part désigné sous le terme de condition biographique (Delory-Momberger, 2009)
cette inflexion du rapport historique entre l’individu et le social, dans laquelle les individus imputent
à une responsabilité personnelle les conséquences sur leurs existences de dépendances et de
contraintes extérieures (institutionnelles, sociales, économiques) et sont enjoints à trouver en eux-
mêmes les ressorts de leur conduite et de leur action. Dès lors, chacun est renvoyé à la construction
réflexive de sa propre existence, à sa biographie – entendue non pas comme le cours factuel de la
vie, mais comme la représentation construite que s’en font les acteurs. Dans cette configuration, la
« société » n’est plus pensée comme un vaste ensemble préexistant, les conduites et les
comportements sociaux ne sont plus conçus comme relevant de déterminations externes ou de
l’intériorisation de normes collectives, mais comme résultant d’un processus continu d’élaboration et
de production individuelle et interindividuelle. Ainsi que l’écrit Danilo Martuccelli, en usant du
langage de la narratologie : « A terme, le monde social est conçu de plus en plus, et en dépit de
maintes opacités, comme une intrigue nourrie d’aventures. Et chacune d’elles engage une épreuve. »
(2010, p. 92)
La centralité sociale du récit biographique
Un tel renversement dans le rapport de l’individu et du social n’est pas exempt d’effets
contradictoires et d’injonctions paradoxales. D’un côté, l’individualisme sociétal s’accompagne d’un
accroissement de la « conscience de soi » et de la représentation partagée selon laquelle les
individus sont capables, par leur activité réflexive et interprétative, d’agir sur eux-mêmes et sur leur
vie, de donner une forme personnelle à leurs inscriptions sociales, de choisir en quelque sorte, sinon
leur destin, du moins leur existence. Ce rapport réflexif se traduit par une aspiration à la réalisation
personnelle et par un regard autre porté sur le déroulement et sur le sens d’une existence ouverte à
de multiples possibles. Mais d’un autre côté, cet individualisme réflexif est prompt à se renverser en
individualisme normatif, dès lors que ses motifs (responsabilité, autonomie, réalisation de soi) sont
récupérés, en particulier par le monde de l’entreprise libérale, à des fins de rentabilité économique
et de « gestion des ressources humaines ». Il se mue alors en idéologie de l’excellence et de la
performance et en instrument de conformation : ce qui était aspirations individuelles se transforme
en schémas et en modèles institués que les individus rencontrent désormais comme des exigences
venues de l’extérieur auxquels ils se doivent de conformer leur parcours, leurs comportements
personnels et professionnels.
Dans ce contexte, le récit de soi acquiert une centralité sociale qu’il n’avait sans doute jamais
eue jusqu’ici : il n’est plus seulement une forme de l’expression personnelle, un lieu d’exploration de
l’intimité et de l’intériorité, un support de connaissance ou de découverte de soi-même – toutes
53
Dans son ouvrage, D. Martuccelli appelle les sociologues à « singulariser [leurs] regards », à « bâtir une
sociologie pour les individus », à passer d’une sociologie de la socialisation à une sociologie de l’individuation
apte à comprendre « les phénomènes collectifs à l’échelle de l’individu» (respectivement pages 8, 9 et 100)
25
pratiques qui en situaient l’usage dans l’espace du privé ; il passe résolument dans la sphère
publique, il devient un instrument essentiel de la médiation, de la reconnaissance, de la contrepartie
sociale (voir les formes de contractualisation biographique à l’œuvre dans les politiques sociales :
donne-moi ton récit et je te donnerai une allocation, un stage, etc.54) ; mais il aussi le lieu où
s’élabore cette « reproduction de la sphère sociale » dont l’individu est devenu lui-même l’unité
(pour reprendre la formulation de Beck) ou encore (cette fois dans le lexique et la grammaire de D.
Martuccelli) le lieu où l’épreuve est « mise à l’épreuve », où s’effectue le processus de genèse socio-
individuelle de l’individu singulier.
Le récit de soi porte ainsi les marques forcément ambivalentes des usages dont il est l’objet,
des fonctions qu’il est amené à investir : tantôt support de construction personnelle, tantôt objet
public formaté et réifié ; tantôt lieu d’élaboration de l’expérience singulière, tantôt lieu de
conformation ; tantôt acte de résistance, tantôt acte d’allégeance ; tantôt récit qui fait advenir un
« sujet », tantôt récit qui assujettit. Le récit de soi semble toujours pris dans une tension entre
assujettissement et subjectivation, entre bio-politique comme gouvernement des corps et de la vie,
comme pouvoir de « conduire les conduites » (Foucault), et auto-bio-graphie comme effort du sujet
de se constituer lui-même et de donner une forme à son expérience.
De cette diversité de formes et de tons, d’usages et de fonctions, de ces différences de
polarité, les conférences et les ateliers de ce colloque donnent un riche tableau : récits de l’ordinaire
et de l’exception, récits de migrants, de précaires, de sans-abri, récits de travailleurs sociaux, récits
d’enseignants et d’étudiants, récits d’élèves et d’adolescents, de décrocheurs et de raccrocheurs,
récits de femmes, récits de parents, récits d’habitants, récits d’écrivains, de prisonniers, de
personnels de santé, de malades, de déportés, de réfugiés, d’entrepreneurs, de gestionnaires – voici
quelques-uns des focus que j’ai pu relever, dans un désordre vivant à la Prévert, à la simple lecture
du vaste programme de notre colloque.
Mais au-delà de cette diversité, au-delà également des nouvelles inégalités liées à la capacité
individuelle et collective de faire récit de sa vie et à celle d’être entendu (et ce n’est évidemment pas
une mince question), ce que je veux retenir ici, c’est cette centralité sociale ou sociétale du récit
biographique, lorsque – pour le dire d’une formule – l’homo socius est constitué en homo narrans.
Dans une société de « rapports sociaux de production de soi » (Franssen, 2006, p. 75), où les
individus sont enjoints de produire le monde social à partir de leurs expériences singulières, les
constructions biographiques selon lesquelles ils travaillent à donner forme à leurs expériences et
participent ce faisant à la production de l’espace social se chargent d’une signification nouvelle et
acquièrent une dimension sociétale. C’est cette centralité du récit de soi, faisant émerger le
biographique comme un fait social à part entière, qui me semble pouvoir expliquer que se développe
dans son entour une approche spécifique, celle que revendique la recherche biographique.
54
Sur ces questions, voir notamment Isabelle Astier, 2007.
26
II. Quel espace pour la recherche biographique dans les sciences humaines ?
J’en viens ainsi à ma seconde question concernant le positionnement et l’espace auxquels
pourrait prétendre la recherche biographique dans le champ des sciences humaines. Cette question
ne peut pas, elle non plus, faire l’économie d’un rappel touchant les origines et les fondements du
courant de recherche qu’elle représente, et qui sont clairement situés dans le champ de l’éducation
et de la formation.
Les filiations et les inscriptions de la recherche biographique par rapport à la formation
Rechercher les filiations et les inscriptions de la recherche biographique par rapport à la
formation et à l’éducation répond au souci de resituer son approche dans le contexte de pratiques et
de théorisation où elle s’est constituée, s’est développée et continue en grande partie à le faire.
Pour rappeler quelques évidences, la recherche biographique a des liens originaires avec le
champ de la formation des adultes, et dans ce champ avec le « courant des histoires de vie en
formation », représenté en particulier par l’Association Internationale des Histoires de vie en
formation (ASIHVIF). Les démarches mises en œuvre dans ce cadre relèvent d’une approche globale
de la formation liée au parcours et à l’histoire individuels : selon cette approche, la capacité d’entrer
dans un processus de changement, de s’ouvrir à soi-même un espace de formation et de projet est
articulée sur la production d’un récit de soi et l’appropriation d’une histoire personnelle.
Retrouvant l’inspiration ancienne des histoires de vie comme « art formateur de l’existence »
(Pineau, 1996), ce courant de formation a eu l’intuition remarquable de comprendre que les
« histoires de vie » sont des « histoires de formation », que lorsqu’on fait le récit ou les récits de son
existence, lorsqu’on élabore l’histoire ou les histoires de sa vie et de ses expériences, on (re)compose
un chemin de formation, on (re)construit les épisodes selon lesquels on a formé son individualité, et
on accède ainsi à une historicité de soi-même ouverte vers l’avenir et le changement.
Ce n’est pas ici le lieu de débattre des présupposés cognitifs et peut-être même
philosophiques et éthiques d’une telle approche – déclinés diversement selon les systèmes de
référence : humaniste, existentiel, psychanalytique – ni du paradigme narratif qui en est la
traduction, et qui renvoie clairement au modèle du récit de formation55. Mon point d’accroche ne
sera pas tant ce débat en interne que le processus sur lequel ces démarches de formation visent à
intervenir. Or il me semble que ce processus traduit et transpose dans le domaine et dans les termes
de la formation un processus plus général, qui est celui de la manière dont les individus se
construisent au sein du monde social.
55
A ce propos et d’une manière incidente, je dirai volontiers combien la recherche biographique a à gagner à
prendre en compte les analyses proposées par Danilo Martuccelli (2010) des schémas idéaux typiques de récit, à
entendre les critiques qu’il porte à l’endroit d’un modèle trop uniment linéaire et volontiers téléologique, et à
répondre à son invitation, à partir de ce qu’il appelle le récit d’épreuve, à ouvrir les schémas narratifs de
référence à la contingence, à la pluralité et à l’ambivalence des expériences.
27
C’est ce processus que nous désignons sous le terme de biographisation. Par ce terme qui
renvoie explicitement à des opérations d’ « écriture de la vie », nous entendons l’activité
d’élaboration, d’interprétation, de construction par laquelle les individus ne cessent de rapporter à
un soi-même, à un « propre » de l’expérience et de l’existence, les contextes et les environnements,
les événements et les situations de leur vie. D’un point de vue strictement sociologique, ces
contextes et ces environnements, ces événements et ces situations peuvent bien être communs à un
nombre indéfini d’individus ; chacun cependant les biographie de manière absolument singulière, en
raison même – et avant toute considération de type psychologique – de la contingence de leur
inscription, de leur succession, de leur articulation dans la vie et l’histoire individuelle.
Le lien originaire et constitutif entre recherche biographique et formation tient ainsi à cette
articulation étroite entre biographisation et formation. L’activité de biographisation se présente
comme un processus généralisé de formation de l’être individuel : par la biographisation, nous ne
cessons de donner forme à notre expérience et à notre existence au sein de l’espace social, nous ne
cessons de travailler à former en nous, selon la formule des sociologues allemands Alheit et Dausien,
« le monde intérieur du monde extérieur » (2000, p. 276). Dans ce sens, et presque par définition, la
dimension de la formation, même si à l’évidence elle prend des significations différentes selon les
contextes et les approches, est toujours présente parmi les objets de la recherche biographique :
dans l’espace social et dans le temps de l’existence, il s’agit toujours de comprendre comment se
forme et se construit l’individu singulier.
Quel objet et quelle légitimité pour la recherche biographique ?
Ces prémisses rapidement rappelées, nous pouvons à présent tenter d’interroger ce qui
serait l’objet spécifique de la recherche biographique et la légitimité qu’elle aurait à développer une
approche et un espace qui lui seraient propres.
1/ L’individu comme être social singulier
Nous l’avons dit, le projet fondateur de la recherche biographique s’inscrit dans le cadre
d’une des questions centrales de l’anthropologie sociale, qui est celle de la constitution individuelle :
Comment les individus deviennent-ils des individus ? Question qui en convoque aussitôt beaucoup
d’autres qui concernent le complexe de rapports entre l’individu et ses inscriptions et
environnements (historiques, sociaux, culturels, linguistiques, économiques, politiques), entre
l’individu et les représentations qu’il se fait de lui-même et de ses relations aux autres, entre
l’individu et la dimension temporelle de son expérience et de son existence.
Sous ces différents aspects, l’objet de la recherche biographique serait d’explorer les
processus de genèse et de devenir des individus au sein de l’espace social, de montrer comment ils
donnent une forme à leurs expériences, comment ils font signifier les situations et les événements de
leur existence. Et conjointement, comment les individus, par les langages culturels et sociaux qu’ils
actualisent dans les opérations de biographisation, – langages pris ici au sens très large : codes,
28
répertoires, figures de discours ; schémas, scripts d’action, etc. – contribuent à faire exister, à
reproduire et produire la réalité sociale. Dans cet interface de l’individuel et du social qui n’existent
que l’un par l’autre, qui sont dans un processus incessant de production réciproque, l’espace de la
recherche biographique serait donc de rendre compte de la relation singulière que l’individu
entretient par son activité biographique avec le monde historique et social et l’étude des formes
construites qu’il donne à son expérience. Pour le dire de manière plus synthétique, l’objet visé par la
recherche biographique, à travers ces processus de genèse socio-individuelle, serait la constitution de
l’individu en tant qu’être social singulier56.
2/ Le temporalité de l’expérience
La question est alors de savoir en quoi la recherche biographique se démarquerait
d’approches disciplinaires qui, tout bien considéré, ciblent apparemment les mêmes questions,
répondent aux mêmes objets. En quoi la recherche biographique se différencierait-elle par exemple
d’une sociologie de l’individu maintenant bien représentée et soucieuse elle aussi de rendre compte
de la subjectivité et de l’expérience individuelle ?
Il me semble que l’on pourrait répondre : en ceci qu’elle introduit la dimension du temps, et
plus précisément de la temporalité biographique de l’expérience et de l’existence. La posture
spécifique de la recherche biographique serait de saisir l’inscription singulière de l’expérience
individuelle dans une temporalité et dans une historicité biographiques.
Je m’explique en usant d’une métaphore que je construis d’ailleurs à partir de la façon elle-
même métaphorique dont nous parlons de la « société ». Nous avons coutume en effet de nous
représenter la « société » comme une figure dans l’espace. Les mots que nous utilisons en
témoignent : nous parlons d’espace social, de milieu social, d’environnement social, et nous
discernons au sein de la « réalité sociale » des relations, des interactions, des réseaux, des
stratifications, des structures, tous termes qui renvoient à un mode d’objectivation spatiale des
phénomènes que nous voulons désigner. Or, si nous prêtons attention à la manière dont les individus
vivent et expérimentent la « réalité sociale », que constatons-nous ? Le mode de présence de
l’individu dans le monde social (autre métaphore spatiale) relève d’une expérience dans le temps :
l’individu vit l’espace social comme une succession temporelle de situations et d’événements.
L’individu, pourrions-nous dire, est dans l’espace social comme le marcheur dans le paysage. Et de
même que, pour le marcheur, le paysage n’existe que dans le déroulement temporel de sa marche,
dans la perception successive et cumulative des points-de-vue qu’il traverse à mesure de son
cheminement, de même, pour l’individu, le monde social ne prend réalité que dans la successivité de
son existence et de son expérience. La recherche biographique se donnerait ainsi pour tâche de
56
Dès 1983, dans son livre fondateur Histoire et histoires de vie, Franco Ferrarotti, empruntant à la théorie
sartrienne de la praxis humaine comme universel singulier, avait proposé une théorisation de ce processus, en
montrant que toute pratique individuelle humaine est une activité synthétique par laquelle l’homme singularise
l’universalité d’une structure sociale, une totalisation active par laquelle il individualise l’histoire sociale
collective: « L’individu n’est pas un épiphénomène du social. Par rapport aux structures et à l’histoire d’une
société, il se pose comme pôle actif, s’impose comme praxis synthétique. Bien loin de refléter le social, l’individu
se l’approprie, le médiatise, le filtre et le retraduit en le projetant dans une autre dimension, celle de sa
subjectivité. Il ne peut en faire abstraction, mais il ne le subit pas passivement, au contraire, il le réinvente à
chaque instant.» (Ferrarotti, 1983, p. 51)
29
comprendre comment « le marcheur construit le paysage » mais tout aussi bien – car c’est la même
chose – comment « le paysage construit le marcheur », autrement dit comment l’individu, au fil de
ses expériences dans le temps, en même temps qu’il produit en lui-même et hors de lui-même
l’espace du social, se constitue lui-même comme individu singulier.
3/ Reconnaître le fait biographique en lui-même
Mais cette dimension de la temporalité de l’expérience une fois reconnue – et des approches
comme celles de la psychologie sociale et de certains courants de la sociologie contemporaine la
prennent tout à fait en compte –, il faut encore la spécifier sous son aspect proprement biographique
au sens fort où nous l’entendons, retrouvant ainsi le paradigme narratif d’où nous étions partis.
Puisant dans une large tradition herméneutique (Dilthey, Gadamer, Ricoeur) et
phénoménologique (Schapp, Schütz, Berger & Luckmann), la recherche biographique fait réflexion de
l’inscription de l'agir et du penser humains dans des figures orientées et articulées dans le temps, qui
organisent et construisent l’expérience selon la logique d’une raison narrative. Selon cette logique,
l’individu humain vit chaque instant de sa vie comme le moment d’une histoire : histoire d’un instant,
histoire d’une journée, histoire d’une vie. Quelque chose commence, se déroule, vient à son terme,
dans une succession, un chevauchement, un empilement indéfini d’épisodes et de péripéties,
d’épreuves et d’expériences. Dans le quotidien de l’existence, un grand nombre de ces opérations de
configuration ont une dimension d’automaticité et ne sollicitent pas une conscience active, parce
qu’elles correspondent aux scripts répétitifs des cadres sociaux et culturels. Elles sont cependant
toujours présentes, assurant l’intégration de l’expérience qui advient dans la temporalité et
l’historialité propre de l’existence singulière.
C’est donc dans le langage du récit et selon cette logique de configuration narrative que se
construisent – que s’écrivent – tous les espaces-temps de l’expérience humaine : c’est dans le
langage et dans la logique du récit que nous rappelons notre vie passée, que nous anticipons l’heure
ou le jour à venir, que nous nous projetons dans l’avenir ; c’est dans le langage et dans la logique du
récit que nous « vivons » les aventures les plus rares et singulières comme les faits les plus quotidiens
et routiniers. Le narratif n'est donc pas seulement le système symbolique dans lequel les hommes
trouvent à exprimer leur expérience et leur existence : le narratif est le lieu où l’expérience et
l’existence individuelle singulière prennent forme et ont lieu. Le recours aux termes de biographie, de
biographique, de biographisation souligne combien cette élaboration de l'expérience ressortit à une
écriture, à un mode d’appréhension du vécu ayant sa dynamique et sa syntaxe, ses motifs et ses
figures.
Il faut bien entendre que ce processus de prise de forme narrative ne renvoie pas au seul
discours, aux seules formes orales ou écrites d'un verbe réalisé, mais relève d’abord d’une attitude
mentale et comportementale, d’une forme de compréhension et de structuration de l'expérience et
de l'action, s'exerçant de façon constante dans la relation de l'homme avec son vécu et avec le
monde qui l'environne. C’est ce processus de préfiguration narrative que Ricoeur a décrit comme le
stade premier de la mimesis (Ricoeur, 1983-1985).
30
Cependant, la parole de soi, en particulier narrative, sous ses formes orales et écrites, joue
un rôle particulier dans l’activité complexe de la biographisation : elle en est la forme la plus
socialisée, puisqu’elle fait appel au système de signes le plus élaboré et le mieux partagé dans une
communauté linguistique donnée. Et ce qu’elle fait apparaître en particulier, c'est la dimension de
genèse socio-individuelle de l’activité biographique, le rôle qu'elle exerce dans la manière dont les
individus se comprennent eux-mêmes et se structurent dans un rapport de co-élaboration de soi et
du monde social (Alheit & Hoerning, 1989 ; Hoerning, 2000). Les « histoires » que nous racontons sur
nous-mêmes et à nous-mêmes et que, pour certaines, nous adressons à d'autres, loin de nous
renvoyer à une intimité inaccessible, ont pour effet d’articuler notre espace-temps individuel à
l'espace-temps social. Effet qui ne peut être obtenu que parce que la séquence narrative que nous
construisons, dans ses formes et ses contenus, implicite une connaissance des contextes, des
institutions, des pratiques, parce qu'elle met en intrigue une rationalité sociale à laquelle nous
sommes mêlés.
Et dès lors, la position de la recherche biographique n'est plus de savoir comment démêler
dans les récits personnels la subjectivité individuelle de ce qui serait l'objectivité sociale, elle ne
consiste plus à interroger la validité du matériau biographique pour la mise à jour de constantes et
de règles générales ; elle consiste prioritairement à prendre en compte le fait biographique lui-
même, à en définir l’espace et la fonction dans le rapport de l'individu et du social, à en interroger les
multiples dimensions – anthropologique, sémiotique, cognitive, psychique, sociale – aux fins d'aider à
mieux comprendre les liens et les processus de production et de construction réciproque des
individus et des sociétés.
Quel crédit et quelle pertinence peut-on accorder à un tel positionnement ? Du côté des
sciences de l’éducation, la recherche biographique ne court-elle pas le risque de se voir reprocher
d’introduire des considérations et des perspectives dont on ne discerne pas clairement le lien avec
les objets de l’éducation et de la formation ? Du côté des sciences humaines et sociales, de
s’entendre objecter qu’on ne saisit pas bien sur quelle frontière vague et insaisissable elle
prétendrait se situer, entre sciences sociales, sciences psychologiques, sciences cognitives, etc. Ne
faudrait-il pas alors qu’elle puisse mieux faire entendre que, précisément, elle ne se situe pas entre
ces approches et que, si elle revendique un objet et un espace autonome, c’est qu’elle voit dans le
biographique le phénomène même à étudier et à interpréter et que cet objet est à la fois de nature
sociale, psychique, cognitive, sémiologique, discursive, etc. ? Puis-je faire le vœu que ce colloque ait
pu contribuer à nous aider à préciser ce questionnement et commencer à y apporter quelques
éléments de réponse.
Références bibliographiques
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Biographicität des Sozialen. In E. Hoerning (Hrsg.). Biographische Sozialisation. Stttugart : Lucius &
Lucius.
31
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lebensgeschichtlicher Erfahrung. Frankfurt/New York : Campus.
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Delory-Momberger, C. (2005). Histoire de vie et recherche biographique en éducation. Paris :
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Delory-Momberger, C (2009). La condition biographique. Essais sur le récit de soi dans la modernité
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Ferrarotti, F. (1983). Histoire et histoires de vie. La méthode biographique dans les sciences sociales.
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La société biographique. Une injonction à vivre dignement (pp. 75-104). Paris : L’Harmattan.
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Hoerning, E. (Hrsg) (2000). Biographische Sozialisation. Stuttgart : Lucius & Lucius.
Martuccelli, D. (2010). La société singulariste. Paris : Armand Colin.
Pineau, G. (1996). Les histoires de vie comme art formateur de l’existence. Pratiques de
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Chapitre 3
Produire une histoire et chercher à en devenir le sujet :
pour une clinique de l’historicité
Vincent de Gaulejac
Entre fiction et réalité, entre roman familial et histoire sociale, entre illusion biographique et
enquête sur le passé, le récit est un outil privilégié pour construire une sociologie du sujet, parce qu’il
est l’expression des différents registres qui le constituent : le sujet qui parle, qui se pose en auteur
sinon de sa vie du moins du récit qu’il en fait ; le sujet sociohistorique, inscrit dans une histoire dont il
est à la fois produit et producteur ; le sujet désirant, aux prises avec ses fantasmes, ses angoisses, ses
désirs inconscients ; le sujet émotionnel, dans la singularité subjective de ses sentiments, de ses
affects face à l’amour et la haine, la honte et la fierté, l’envie et la gratitude, la joie et la tristesse ; le
sujet acteur qui se révèle dans ses actions, dans ses œuvres, dans ce qu’il fait de ce qu’on a fait de
lui.
Mais parce qu’il est porteur d’une multiplicité de sens, l’utilisation du récit de vie comme
révélateur des existences humaines, est jalonnée de pièges et d’illusions pour le narrateur, en quête
de compréhension et de reconnaissance, comme pour le chercheur, en quête de rigueur et
d’objectivité. Il est un outil précieux dans l’exploration des profondeurs de la subjectivité humaine.
Mais à quelles conditions ? Par quelle alchimie pouvons-nous transformer un récit en outil
d’investigation clinique afin de construire une conjonction de sens entre le narrateur et le
chercheur ?
34
Entre un individu et sa vie, qui produit l’autre ?
Certains pensent que l’homme est un acteur, un sujet, une personne capable de se construire
et d’agir de manière relativement autonome sur le monde qui l’entoure. D’autres le considèrent
comme un organisme biologique, programmé socialement et déterminé par une boite noire interne
appelée Inconscient. Entre la position humaniste et la position déterministe, on peut refuser de
choisir en considérant que l’individu est à la fois le produit de ses conditions sociales d’existence et
un sujet qui se construit en affirmant ses choix. Dans cette quête d’autonomie, qu’on la considère
comme nécessaire ou illusoire, il s’affirme comme existant et de cette affirmation peut naître un
récit qui exprime la possibilité d’une distance entre le poids du réel et la subjectivité du vécu. Une
histoire de vie condense les articulations entre des phénomènes objectifs, des déterminations
inconscientes et l’expérience subjective. L’analyse du poids respectif de ces différents composants
confronte à bien des questions sur le statut de l’histoire, entre « ce qui s’est passé » et ce qui est
raconté, sur le statut du récit, entre fantasme et réalité, sur le sens du récit et sur le statut de
l’interprétation.
Entre l’histoire vécue et l’histoire qui se raconte
Jean Paul Sartre écrit dans La nausée : « il faut choisir : vivre ou raconter ». Et pourtant,
combien de gens vivent en se racontant et combien se racontent pour essayer de vivre. Il y a un
rapport étroit entre la vie telle qu’elle se déroule et la vie telle qu’on se la raconte, mais ce rapport
est ambigu. « On parle d’histoires vraies. Comme s’il pouvait y avoir des histoires vraies ; des
événements se produisent dans un sens et nous les racontons en sens inverse. » (Doubrovsky, 1989)
Il y a une inversion entre l’histoire telle qu’on la raconte dans un récit et l’histoire comme suite
d’évènements et de situations. Cette inversion révèle une différence essentielle entre le temps
social, dominé par la chronologie, et le temps psychique qui ouvre la possibilité d’une récursivité.
Dans l’activité fantasmatique, le présent, le passé et le rêve se confondent. Le temps imaginaire
échappe à la contingence chronologique. Par ailleurs, la vie conduit à « réécrire », à « reconstruire »,
à réélaborer autrement ce qui a été vécu auparavant. En ce sens le présent change le passé. En fait,
ce n’est pas le passé qui change, mais le rapport qu’un sujet entretient avec son histoire, comme
produit et comme producteur de celle-ci.
L’histoire, comme suite d’événements, ne peut-être racontée que quand elle est achevée,
c’est-à-dire a posteriori. On ne la comprend qu’après coup, ce qui la soumet au risque de l’illusion
rétrospective57, illusion que l’historien tente de combattre en cherchant, sans jamais l’atteindre, « la
vérité » du passé. Deux questions centrales sont alors soulevées. D’une part sur la production de
l’histoire - qui et comment se fait l’histoire ? - d’autre part sur le sens de l’histoire, comme
orientation et comme signification.
57
Pierre Bourdieu, l’illusion biographique, Actes de la recherche en sciences sociales, N° 62/63, 1986.
35
« Personne n’est l’auteur et le producteur de l’histoire de sa vie » écrit Hannah Arendt (1958,
p. 243). L’homme peut être l’auteur d’un récit, c’est-à-dire inventer des histoires, ou même raconter
son histoire, mais l’Histoire n’a pas d’auteur, elle est le résultat de multiples facteurs qui déterminent
l’action collective des hommes, c’est-à-dire de l’action politique. L’histoire doit bien son existence
aux hommes, affirme Hannah Arendt, mais elle n’est pas faite par eux, au sens où ils ne la fabriquent
pas. « La distinction entre une histoire vraie et une histoire inventée est précisément que cette
dernière a été “fabriquée” ou “forgée”, tandis que l’autre n’a pas été faite du tout ». L’histoire
inventée est comme le roman, elle révèle un créateur « pour tirer les ficelles et ménager
l’intrigue ». Alors que l’histoire résultant de l’action n’a pas d’auteur. « L’histoire de l’individu est une
sorte de compromis issu de la rencontre entre les évènements initiés par l’homme, en tant qu’agent
de l’action, et le jeu de circonstances induit par le réseau des réactions humaines (…) Le résultat est
une histoire dont chacun est le héros sans en être l’auteur », écrit Paul Ricœur dans sa préface à
l’ouvrage d’Hannah Arendt.
La conception d’Hannah Arendt s’oppose à l’idée marxiste de « faire l’histoire » qu’elle
considère comme une illusion. « Seules des configurations (patterns) peuvent être “faites”, tandis
que des significations (meanings) ne le peuvent : comme la vérité, elles ne sauraient que se
manifester ou se révéler elles-mêmes » (Arendt, 1961). L’histoire ne ressort pas du registre du faire,
mais plutôt de celui de l’action politique. Le « faire » concerne le monde de l’œuvre, des objets
durables, des documents et des monuments qui résistent à l’érosion du temps. L’action est plus
fugace. Elle n’existe qu’aussi longtemps que les acteurs l’entretiennent, elle s’évanouie dès qu’ils
arrêtent, elle est profondément liée à « la fragilité des affaires humaines ».
C’est la raison pour laquelle l’histoire est toujours incertaine, jamais acquise, soumise à
aucune loi définitive et qu’elle est l’objet d’interprétations sans cesse renouvelées. D’où un certain
scepticisme à l’égard d’historiens positivistes et de tous ceux qui prétendent accéder à une vérité en
ce domaine. L’histoire ne peut-être objective, puisqu’elle est fondée sur des interprétations a
posteriori de faits dont on ne peut jamais saisir la totalité, ce qui conduit l’historien à en compléter la
trame avec sa propre subjectivité, à partir de ses capacités d’imagination. De même, pour l’acteur, le
sens de l’acte, ne peut résider dans l’histoire qui suit l’acte, dans la mesure où il ne peut en prédire
toutes les conséquences. L’acte est un instant fugace, dont le sens ne se révèle que dans l’après-
coup. « La lumière qui éclaire les processus de l’action, et par conséquent tous les processus
historiques, n’apparaît qu’à la fin, bien souvent quand tous les participants sont morts. L’action ne se
révèle pleinement qu’au conteur, à l’historien qui regarde en arrière (…) Même si les histoires sont
les résultats inévitables de l’action, ce n’est pas l’acteur, c’est le narrateur qui voit et qui “fait”
l’histoire » (Arendt, 1958, p. 251).
Étrange paradoxe selon lequel l’histoire est le produit de l’action des hommes alors qu’elle
ne devient réalité que par ceux qui la racontent. Au cœur de l’existence humaine, ce paradoxe
explique pourquoi les hommes sont parfois moins préoccupés de vivre que des traces qu’ils vont
laissées dans leur vie et de la façon dont elles seront « racontées » et transmises aux descendants. En
conséquence, la « réalité » d’une histoire ne renvoie pas tant à ce qui s’est passé dans « la réalité »
qu’à la façon dont elle a été enregistrée et transmise à d’autres. La question du sens de l’histoire
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s’inscrit alors dans ce travail de narration et de transmission, individuel et collectif, que les hommes
effectuent sur leur histoire.
Le sens est une reconstruction
Le postulat que la vie a un sens, relève de la foi, mais pas de la sociologie. Pourquoi la vie
aurait-elle un sens ? Elle peut aussi bien en avoir plusieurs qu’en avoir aucun. Le sens est toujours
une reconstruction. Le terme de « vocation », souvent utilisé dans les biographies pour tenter
d’expliquer la destinée par un appel extérieur au sujet, appel qui aurait déterminé sa conduite, est un
bon exemple de ces reconstitutions a posteriori. En fait une vie n’obéit jamais à un processus causal
purement linéaire. Si l’on peut toujours repérer quelques déterminations, celles-ci sont multiples et
hétérogènes. C’est dire qu’elles ne poussent pas toutes dans le même sens. Et c’est au point
d’intersection de ses influences multiples que se construit le sujet, qui tire sa liberté du fait qu’il est
multi-déterminé et qu’il est en permanence confronté au risque de l’imprévu et de l’indéterminé.
Entrer dans la complexité d’une vie, c’est analyser l’ensemble des influences plus ou moins
contradictoires auxquels le sujet a été confronté au cours de son existence. Comment il s’est
« fabriqué » une identité propre à partir de son identité familiale et sociale qui lui assigne une place
dans l’ordre des sexes, des classes, des générations, des cultures, des nations. Comment il a été
produit par les multiples contradictions qui ont traversé l’histoire de son groupe d’appartenance, de
sa famille, de son existence ; contradictions externes propres au contexte socio-historique dans
lequel il naît et grandit, contradictions liées à son groupe familial, mais également contradictions
internes dans la mesure où il intériorise le monde auquel il appartient, et qu’elles s’étayent au plus
profond de la psyché, sur les conflits rencontrés dans son développement psychique.
Ce faisceau croisé de contradictions multiples et les réponses qu’un sujet apporte aux
impulsions qu’elles suscitent, rend la vie imprévisible. Alain Robbe-Grillet, cité par Bourdieu dans son
article sur l’illusion biographique, évoque le caractère aléatoire et chaotique de l’existence humaine.
« l’avènement du roman moderne est précisément lié à cette découverte ; le réel est discontinu, formé
d’éléments juxtaposés, sans raison dont chacun est unique, d’autant plus difficile à saisir qu’il surgit
de façon sans cesse imprévu, hors de propos, aléatoire » (A. Robbe-Grillet, 1984). Cela explique
l’incapacité des sciences dites exactes pour rendre compte des conduites humaines, tant qu’elles
restent dans des modèles linéaires, déterministes, et non aléatoires.
Tout récit opère une reconstruction, et sur ce point les psychanalystes et les sociologues
s’accordent volontiers avec les littéraires. Le récit a de multiples facettes, au même titre qu’un
roman, qu’il soit autobiographique ou non. Entre le témoignage et le fantasme, les mots disent ce qui
s’est passé (c’est la réalité) et transforment cette réalité (ce ne sont que des mots), ne serait-ce que
parce qu’ils changent le rapport du sujet à cette réalité. En parlant de « son » histoire, l’individu la
(re) découvre. C’est dire qu’il fait un travail sur lui-même qui modifie son rapport à cette histoire.
37
En définitive l’histoire de vie désigne, d’une part ce qui s’est « réellement » passé au cours de
l’existence d’un individu (ou d’un groupe), c’est-à-dire l’ensemble des événements, des éléments
concrets qui ont caractérisés et influencés la vie de cet individu, de sa famille et de son milieu ; et,
d’autre part, l’histoire qui se raconte sur la vie d’un individu (ou d’un groupe), c’est-à-dire l’ensemble
des récits produit par lui-même et/ou par d’autres sur sa biographie. Le premier aspect est du
domaine de l’analyse historique et sociologique : tentative de reconstruction « objective » et
recherche des déterminismes, des différents matériaux à partir desquels une vie se fabrique. Le
second aspect est du domaine de l’analyse clinique : tentative de compréhension de la façon dont
l’individu vit cette histoire, dont il est « habité » par elle sur les plans affectif, émotionnel, culturel,
familial et social dans leurs dimensions conscientes et inconscientes.
Les deux aspects sont continuellement intriqués. Les histoires de familles décrivent à la fois
des scénarios sur le passé familial et des récits mythiques, des « racontars » sur la saga familiale
construite sur le modèle du Roman familial tel que le définit S.Freud (1909). Le roman familial est un
fantasme qui permet de combler un manque, supporter une injustice, une frustration par une
représentation de la réalité qui permet de la corriger et de satisfaire ainsi ses désirs inconscients. Plus
largement il exprime la façon dont une famille reconstruit en permanence son histoire à travers les
récits transmis aux générations suivantes.
Le récit de vie se construit dans un espace, entre le fantasme et la réalité, sachant que l’un et l’autre
sont tout aussi vrais. « Mon existence, JE ne peux la penser : c’est ELLE qui pense à travers moi, elle
qui me pense » (Doubrovsky, 1989, p. 110). C’est pour cela que la sociologie est tout aussi
incontournable que la psychanalyse pour comprendre le statut d’un récit. Il faut comprendre ce qui
détermine la façon dont on se raconte. On retrouve ici les positions de P. Bourdieu à propos de
l’illusion biographique (1986) et des « objets qui parlent ». Le sujet admet difficilement que ce soit
son existence qui pense à travers lui alors qu’il voudrait en être le créateur. De même, comme le
disait Marx, que le paysan croit posséder sa terre alors que c’est elle qui le possède, l’individu dit
qu’il a une histoire alors que c’est son histoire qui le possède.
Mais peut-on opposer pour autant ce qui serait de l’ordre des faits « objectifs » à ce qui
serait de l’ordre des fantasmes et de la subjectivité ? La vie comme le récit est une totalité
sociopsychique dont les deux scènes sont indissociables. « Je peux raconter deux vies qui sont les
miennes et pourtant différentes, et pourtant tout aussi vraies l’une et l’autre : celle que je me suis
construite (ou qu’on m’a construit en analyse, sur le divan, articulée autour de l’œdipe), et celle qui
résulte de mon être de classe et de race… Je suis quelque part à l’intersection de schémas qui ne sont
pas superposables. Je gis sous un œdipe gros comme une montagne. Je geins dans l’étau des
contradictions de classe et race ». (Serge Doubrovsky, 1989, p. 276). Une science des récits de vie
doit permettre de rendre compte de cette « intersection » en se situant aux niveaux des faits, de
leurs significations inconscientes et de leur expression subjective.
38
Des conflits d’interprétation
Si pour Doubrovsky ces schémas ne sont pas superposables, il convient pourtant de penser
comment ils se recouvrent, les influences réciproques entre les deux. Nous saisissons, là encore, la
tension entre l’irréductible social et l’irréductible psychique. Il y a une différence radicale sur la façon
d’interpréter le récit de vie selon la problématique dont on s’inspire et les orientations théoriques
qui la fondent.
L’explication sociologique suppose que l’on dispose de théories conçues à partir de causes
purement sociales et que l’on puisse faire abstraction du côté subjectif, des émotions et des
capacités mentales des individus (S. Moscovici, 1988). Est-il nécessaire de rappeler ici l’une des règles
formulée par E. Durkheim : « toute explication psychologique des faits sociaux est fausse ». Sans
reprendre la polémique contre toutes les formes de sociologisme auquel peut conduire une telle
position, on doit retenir le projet, à travers un récit de vie, de comprendre les déterminations
contextuelles et socio historiques des conduites humaines et des représentations que l’individu s’en
fait. Cela suppose que l’on accepte l’existence d’une « réalité », la société, qui préexiste au sujet,
conditionne son existence, et influence le sens de ses actes. Le récit permet d’accéder à cette
« réalité » en tant qu’il révèle « l’incarnation sociale » de l’individu.
Pour la psychanalyse, le sens du récit ne peut être référé qu’au sujet lui-même dans ce qu’il
révèle de son fonctionnement inconscient. L’important n’est pas de savoir si le récit correspond à ce
qui s’est réellement passé. Le récit est interprété comme un fantasme et il est « vrai » dans la mesure
où il est produit par un sujet qui parle. Mais cette « vérité » a pour référent le travail effectué par un
sujet dans son rapport avec l’inconscient. Dans la cure, « on sera témoin d’une transformation
décisive chaque fois que fondant sa vérité à lui, le patient aura pu établir qu’il est à l’origine des actes
dont il a eu à souffrir », rappelle Conrad Stein (1984). On comprend qu’il ne peut y avoir
« transformation décisive », pour la psychanalyse, que fondée sur ce postulat (cette illusion ?) que le
patient est le sujet de son histoire. Qu’il soit atteint d’un cancer, qu’il se casse une jambe, qu’il soit
licencié, qu’il échoue à un examen ou qu’il tombe amoureux, tous les événements de son existence
sont interprétés à travers le prisme de désirs inconscients.
Cette posture fonde le processus analytique. Elle oblige le sujet à advenir comme producteur
de son existence. Mais elle devient intolérable lorsqu’elle conduit à nier le poids des déterminations
sociales et à renvoyer chacun à sa responsabilité individuelle. Chacun est renvoyé à son propre Moi
et à son inconscient comme explication ultime des aléas de son existence.
Certains auteurs ont montré comment l’interprétation Freudienne du destin d’œdipe
conduisait à sexualiser les enjeux politiques et à réduire la destinée humaine à sa dimension
familiale. Comme le souligne Jacqueline Barrus Michel, Œdipe est d’abord un drame de la fatalité
avant d’être celui de la culpabilité. Ce n’est pas le désir qui guide œdipe dans un premier temps, ce
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sont les Dieux et la malédiction dont il est l’objet « Il ne s’agit pas dans le mythe d’œdipe, ou dans la
tragédie de Sophocle, ni de révéler les désirs profonds d’œdipe, ni de les imputer projectivement à
des puissances occultes, mais plutôt de montrer comment le héros, un être humain, est ou n’est pas
maître de son destin. Ce n’est pas le désir qui intéresse Sophocle mais beaucoup plus la tragédie qui
fait que l’homme le dépasse alors même qu’il croit la transformer » (J. Barrus Michel, 1990, p. 172).
S. Freud remplace la tragédie humaine d’être ainsi soumis à des forces et des événements
« tragiques » (la mort, la déchéance, l’injustice, l’inégalité, la misère…) par une autre tragédie : nous
sommes en fait inconsciemment responsables de ce qui nous arrive parce que nous sommes agis par
des désirs irrépressibles. L’inconscient remplace ainsi le destin et les enjeux politiques du mythe
œdipien deviennent des enjeux essentiellement psychologiques.
Le réductionnisme psychologisant a été bien souvent dénoncé par des sociologues (en
particulier R. Castel, 1973) et par les psychanalystes eux-mêmes. Gérard Mendel (1988) parle à ce
propos de « maladie professionnelle » chez le psychanalyste du fait de son contact quotidien intense
avec l’inconscient qui produit une baisse du sens de la réalité, une « déréalisation relative » (p. 85).
L’important pour le psychanalyste c’est le fantasme. Les événements concrets qui ont marqué la vie
du patient ne sont entendus qu’à travers le filtre des fantasmes que ces événements ont engendré et
tels qu’ils sont repris dans le récit qu’il produit. En conséquence le principe de réalité tend à se
réduire à cette réalité subjective.
Nous convenons volontiers que la réalité subjective est agissante au sens où elle produit des
effets sur les conduites. L’individu est continuellement acteur de sa propre vie et il est essentiel pour
lui de comprendre en quoi il est intervenu dans les événements qui composent son existence, a
fortiori lorsque ces actions sont inconscientes. La subjectivité et l’intériorité sont des registres de « la
réalité » qui interfèrent dans la vie d’un homme au même titre que les événements objectifs et
extérieurs. « Quand les hommes considèrent certaines situations comme réelles, elles sont réelles
dans leurs conséquences. » (Thomas, cité par Merton, 1947)
Les oppositions entre subjectivité et objectivité, entre réalité intérieure et réalité extérieure
sont fondamentalement relatives. Une histoire de vie se construit dans l’interaction constante entre
l’influence des structures sociales tel que l’individu les rencontre et les structures psychiques qui
absorbent ces influences. La notion même d’inconscient doit être revue. Il n’est pas dans notre
propos de nier l’importance de la sexualité dans la structuration de l’appareil psychique (Gaulejac,
1987). Il nous semble cependant qu’à côté des enjeux psycho-sexuels que la psychanalyse a mis en
lumière, il convient de mieux comprendre les enjeux psycho-sociaux. « L’inconscient n’est pas
seulement structuré comme un langage, il est structuré par une histoire » (Doubrovsky, 1989,
p. 271). Et cette histoire ne peut se réduire à celle des premières relations infantiles. L’histoire est
comme la personnalité, elle doit être appréhendée dans sa totalité, c’est-à-dire au niveau individuel
mais également familial et social. L’inconscient concerne également l’ensemble des éléments qui
contribuent à la production sociale d’un individu.
Il ne s’agit pas non plus pour autant de considérer que « l’individu social n’est rien d’autre
qu’un décalque ou un produit intériorisé des formes historiques de l’individu, ou qu’une incarnation
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réplicative d’un habitus de classe » (Legrand, 1989), mais plutôt de construire une méthode qui
prenne en compte la personnalité socio-historique dans ses diverses composantes.
Le récit de vie comme support de développement de l’historicité
Raconter son histoire est un moyen de « travailler » sa vie, de jouer avec le temps de la vie,
de reconstruire le passé, de supporter le présent et d’embellir l’avenir :
travail sur le passé afin de restaurer, de réparer, de relier… Par exemple, en dénouant la honte d’un secret de famille qui perturbe la transmission inter générationnelle, en réhabilitant telle ou telle lignée oubliée ou invalidée, en renouant les fils de la mémoire pour revivifier « le temps perdu ».
travail sur le présent, sur l’histoire « incorporée », c’est-à-dire sur la façon dont elle est agissante en soi, aujourd’hui. Si on ne peut changer le passé, on peut changer son rapport à ce passé, en comprenant en quoi cette histoire est toujours présente en soi.
travail sur l’avenir en tant que celui-ci est déterminé par l’histoire. C’est de la capacité des hommes de se situer par rapport à leur passé que dépend leur capacité de se projeter dans un avenir
En fait, dans le roman comme dans l’autobiographie, on commence toujours par la fin. C’est en
effet la fin qui est l’élément structurant du récit. Ce que l’on vit « hic et nunc » structure le regard
que l’on porte sur sa propre histoire. C’est le prisme par lequel on reconstitue la trame de l’existence.
Le passé n’est accessible qu’à travers le regard d’aujourd’hui. « À cet égard, une autobiographie est
encore plus truquée qu’un roman. Un roman, on peut concevoir qu’on l’invente à mesure que
l’auteur ignore ce qui va arriver au chapitre d’après. » (Doubrovsky, 1989). Dans le récit de vie, non
seulement on connaît l’aboutissement, même si celui-ci est provisoire, mais c’est lui qui conditionne
la trame de la narration.
La vie est plus proche du roman que de la biographie. Comme dans le roman, on ignore ce qui va
se passer après. Même si l’histoire qui précède détermine le futur, des imprévus et des ruptures
peuvent arriver à tout moment. Un événement peut provoquer une rupture biographique. Chaque
vie peut « basculer » à tout instant. Fantasme ? Réalité ? Il faut convenir que malgré ces possibles
basculements, leur probabilité est faible et que l’observation attentive des vies de nos concitoyens
montre des régularités objectives fortes. En dehors de périodes de crises profondes comme les
guerres et les révolutions, les vies sont relativement tracées et prévisibles.
La vie est à la fois totalement probable et totalement improbable. Elle est déterminée par toute une
série de facteurs parfaitement identifiables et totalement indéterminée, aléatoire, soumise à des
aléas totalement imprévisibles.
Il y a là un paradoxe : chaque existence est unique, singulière, imprévisible, nouvelle,
inimaginable, et pourtant nos vies se ressemblent étrangement jusqu’à obéir à des cycles, à des
scénarii répétitifs, à des régularités objectives. Chacun semble passer par les mêmes épreuves, les
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mêmes expériences. Beaucoup de nos vies sont « ordinaires ». Et ne voyez dans ce propos aucune
connotation péjorative. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous sommes friands de vies
extraordinaires, exceptionnelles, hors du commun. C’est-à-dire de vies qui soient l’objet de romans…
D’un côté la vie est comme déterminée par l’héritage génétique, économique, social, culturel,
matrice originaire qui génère la trame de l’existence. Et d’un autre côté la vie est une suite
d’événements et de choix infinis, aléatoires et largement imprévisibles. On ne peut donc
certainement pas réduire le possible au probable, mais force est de constater que le probable
s’impose le plus souvent au possible !
La sociologie n’est ni une science exacte ni une science prédictive. Pourtant elle permet de
dégager des lois qui, malgré leur caractère relatif, révèlent des déterminations fortes. Elle suscite
alors bien des désillusions. L’homme a besoin de croire à d’autres possibles et à besoin de penser
qu’il peut « changer de vie ». Il a besoin de s’affirmer comme sujet en entretenant l’idée qu’il
maîtrise son existence. Est-ce l’idéologie qui interpelle ainsi l’individu comme sujet ? (Althusser). Ou
bien le désir, comme le suggère la psychanalyse ? Ou bien l’évolution sociale marquée par
l’individualisme et l’idéologie de la réalisation de soi-même ? Il n’y a qu’un pas entre la vie et le
roman, au sens ou Marthe Robert en parle : le roman ne cherche pas tant à reproduire la réalité qu’à
« remuer la vie pour lui recréer sans cesse de nouvelles conditions et en distribuer les éléments. Ce
n’est pas sans raison qu’on lui reconnaît généralement une double vocation sentimentale et sociale,
sans toutefois démêler clairement la solidarité de ces deux sortes d’intérêts ; en effet il a besoin de
l’amour comme du moteur puissant des grandes transformations de l’existence qu’il transcrit avec
prédilection dans ses pseudo états-civils ; et il a directement à faire avec la société puisqu’elle est le
lieu où s’élaborent toutes les catégories humaines, toutes les positions qu’il se propose de
déplacer ». (Marthe Robert, 1977, page 38). Déplacement, le mot est lâché. Le roman est alors ce qui
permet de sortir de la contingence, de changer de place, de bouleverser le poids des déterminismes,
de s’inventer une vie meilleure.
Le roman est un outil d’historicité, au même titre que la thérapie. Il permet de renoncer à
l’idée que la vie à un sens, tout en jouant à lui en donner : en racontant des histoires, on produit du
sens. Dans la plupart des familles, certains membres « font des histoires ». L’expression désigne aussi
bien ceux qui racontent des choses à la fois vraies et fausses, suscitent des conflits, montent les uns
contre les autres, donnent une vision désagréable des personnes et des situations, que ceux qui
conservent la mémoire familiale et n’ont de cesse de dénouer les nœuds de l’histoire pour mieux en
retisser les fils. Le sociologue clinicien peut jouer un rôle équivalent, à ces rempailleurs d’histoires.
N’acceptant ni le rôle du chercheur indifférent réfugié dans une neutralité distante, ni le rôle des
acteurs immergés dans leur vécu, ils peuvent être de véritables agents d’historicité en aidant ceux
qui le souhaitent à comprendre en quoi l’histoire est agissante en eux.
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Zorn
44
45
(in : Niewiadomski C.; Delory Momberger C. (dir.) (2013) La mise en récit de soi. Lille. Presses
universitaires du Septentrion. pp. 127-144)
Chapitre 9
Avant-propos
Christophe Niewiadomski
Le chapitre dont le lecteur va désormais prendre connaissance nécessite le recours à un bref
propos introductif afin de contextualiser l’intention de l’auteur. En accord avec celui-ci et les
membres de l’équipe de l’association Laisse Ton Empreinte, nous avons en effet souhaité préserver
ici la configuration narrative d’un texte qui se présente sous forme d’un conte venant relater
l’histoire du travail d’implication biographique que mènent les membres de cette association depuis
plus d’une décennie. Le lecteur trouvera donc ici le récit de la naissance de ce collectif et des
rencontres qui ont ponctué l’élaboration progressive du travail d’intervention mené par ses
membres auprès de populations en situation de souffrance et/ou de précarité.
Luc Scheibling, « le petit homme blessé », Catherine Carpentier, « la femme savante » et
Céline Martineau, « la jeune exploratrice », personnages du texte qui va suivre, n’ont en effet eu de
cesse, depuis des années, de concevoir des outils d’analyse et d’intervention à partir d’enquêtes de
terrain menées dans les territoires en déshérence et auprès de publics qui cumulent des difficultés
liées à la persistance voire au développement contemporain des inégalités sociales matérielles et
culturelles qui les affectent. En d’autres termes, les publics avec lesquels sont amenés à travailler
cette équipe subissent de plein fouet les effets d’un renforcement cumulatif de la fragilité de leur
position objective dans l’espace des positions sociales et de l’atteinte parfois très profonde de
l’estime d’eux-mêmes. Dans ce contexte, la démarche que poursuit cette équipe peut paraître
simple et classique. Elle consiste en effet à ouvrir des espaces de parole thématiques individuels et
/ou collectifs à propos de sujets tels que l’éducation, le malaise des jeunes, le décrochage scolaire,
l’exclusion, la relation parents-adolescent, etc.
46
Cependant, qu’on ne s’y trompe pas. Si la finesse, l’expérience et la compétence des
intervenants constituent des facteurs essentiels dans ce type de démarche, l’originalité de ce travail
tient avant tout à l’usage des données recueillies. En effet, à partir des témoignages recueillis, des
supports pédagogiques vont ensuite être créés afin de restituer l’épaisseur biographique des récits
mobilisés sous forme de chansons, de cahiers thématiques, de bandes dessinées… Ces supports,
soigneusement validés par les publics et les professionnels enquêtés, sont ensuite destinés à
favoriser prises de conscience et changements au-delà même du contexte de leur élaboration. En
outre, ces productions serviront ensuite de base empirique pour des projets de formation destinés
aux professionnels souhaitant s’approprier ces outils.58La dimension biographique s’inscrit donc ici au
cœur d’une démarche originale en tant qu’elle s’affranchit des cadres habituellement utilisés dans
les recherches faisant recours à l’usage des récits de vie.
S’il serait hasardeux de vouloir tenter d’expliquer ici le succès que rencontrent régulièrement
leurs interventions, deux dimensions nous paraissent cependant tout à fait exemplaires de la nature
particulière des dispositifs d’intervention mis en œuvre sur leurs terrains d’investigation : la finesse
du travail de restitution réalisé auprès des populations visées et la place centrale occupée par une
figure improbable et chimérique, le « Professeur Zoulouck », métaphore clownesque de « l’expert
donneur de leçons », qui permet à l’équipe de contourner avec adresse les nombreux écueils
intersubjectifs qui accompagnent généralement la réalisation d’un tel projet auprès de populations
en grande difficulté. A notre sens, la force et la pertinence d’un tel personnage tient à la nature
même de ses manques et faiblesses. Celles-ci favorisent en effet une ouverture dédramatisée des
échanges sur le mode salutaire de l’humour et de la dérision, permettant ainsi à l’équipe d’adopter
une position congruente fort éloignée d’une posture d’expertise ou de démagogie complaisante
finalement parfaitement cynique. En outre, cette manière de procéder leur permet de composer
avec l’embarras et le doute permanent qui ne manque pas de naitre lorsqu’il s’agit de travailler sur
des sujets aussi sensibles et malaisés à aborder de manière frontale.
Si l’utilité sociale d’un tel projet semble ainsi faire sens et trouver pertinence dans les
territoires investigués par ce collectif, il reste que la portée illustrative et anthropologiquement
partagée du récit, trouve ici une évidente portée. « Chaque homme porte en soi la forme entière de
l’humaine condition »59 écrivait Montaigne. S’il fallait à la phrase du philosophe trouver exemple, le
travail réalisé par l’association « Laisse ton empreinte » constituerait assurément l’un des plus
pertinents.
58
Il est bien évidemment impossible de rendre compte ici de la forme précise que peuvent prendre de telles
productions. Nous invitons donc le lecteur intéressé à se reporter à la visite du site suivant pour plus de plus
amples précisions : www.laissetonempreinte.fr 59
Montaigne M. (de) (1979) [1595] Les Essais. Livre III. Paris, Garnier Flammarion
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Le petit homme blessé.
Intervenir auprès de populations en situation de précarité.
Luc Scheibling
Le petit homme blessé
Il était une fois un petit homme blessé, malade de lui-même. Un petit homme qui ne s'aimait
pas. Sans doute avait-t-il manqué de beaucoup d’amour et de reconnaissance dans son enfance pour
en être rendu là. Toujours est-il que partout où il allait, il se sentait transparent aux yeux des autres.
Il avait un mal de chien à faire la moindre conversation, à rencontrer quelqu’un tout simplement. Il
gardait toujours au fond de lui cette impression d’être de trop, décalé… Comme il le disait lui-même :
« je n'ai pas la clé de contact ». Et puis la nuit, il y avait ces souffrances qui le hantaient parfois et
semblaient venir de très loin. Le petit homme vivait donc le plus clair de son temps dans son monde,
replié sur lui-même et quand on venait le déranger, il pouvait se montrer fort ombrageux. Il soufflait
le chaud, le froid, au gré de ses humeurs. Parfois même, il devenait indifférent, désaffecté, comme
un pantin désarticulé. Comme s’il perdait son humanité. Son cœur devenait sec et un vent glacial
soufflait alors sur la maison. Pour son entourage, le petit homme blessé était donc souvent bien
difficile à vivre. De temps à autres, il était capable d’implication et de générosité, notamment quand
il s’agissait de nobles causes. On le disait particulièrement sensible au sort des personnes en
difficulté. Il avait œuvré dans sa jeunesse en faveur des exclus et dans son travail, c'est également ce
qu'il tentait de faire, mais de façon insatisfaisante ou maladroite le plus souvent. Les années passant,
le mal s’était fait plus pesant, l’insatisfaction plus profonde. Il traînait sa vie comme un vieux cheval
sa charrue.
La vie passait ainsi sans que le mal du petit homme ne disparaisse. Un jour pourtant, premier
coup de tonnerre. Vers 33 ans, sans que personne ne s’y attende, notre petit homme se mit à écrire
des chansons. Certes comme tant d’autres, il avait appris à jouer de la guitare à l’adolescence, mais
pour les mots, c'était venu comme ça d'un coup, alors qu'il n'avait jamais écrit une phrase de sa vie.
C'était comme un appel, une explosion dans sa tête, un truc incroyable. Dans ses chansons, au
travers des personnages qu'il mettait en scène, il était beaucoup question d'exclusion, de folie, de
refuge dans des mondes imaginaires pour échapper à la réalité souvent sordide et cruelle. Il ne savait
pas d’où venaient ces images qui le submergeaient. Toujours est-il qu’à un moment, ces chansons qui
s’amoncelaient sur sa table de travail, il lui avait bien fallu les faire vivre devant les autres. Parce
qu’une chanson, c’est fait pour ça, pour être partagée, sinon à quoi ça sert ? Des amis musiciens, sa
petite femme, l'avaient poussé à le faire. Alors, il s'était lancé. Mais à l'instant où il avait posé son
pied sur la scène, il avait retrouvé sa blessure initiale… celle qu’il avait pour un temps oubliée. Il
48
n'avait pas la clé de contact, coupé qu’il était des autres et de lui-même. Et naturellement, ça se
voyait gros comme une maison quand il était sur scène. Il restait là planté devant le public, comme
une âme en peine, entre deux mondes. A la fois là et pas là… C’était comme ça, il semblait n'y avoir
rien à faire. Et le fait d’être à nouveau confronté à son étrange absence à lui-même le désespérait.
Son mal de vivre pesait désormais des tonnes. Un jour, à bout de forces, il décida de déposer son
fardeau. S'ensuivirent de longues années de descente au plus profond de lui-même. Il cherchait,
creusait, pour tenter d’y voir plus clair, comprendre qui il était et d’où lui venaient ces souffrances.
Aidé par quelques spéléologues compétents, il descendit marche après marche dans les entrailles. Il
ne pensait pas descendre aussi loin. Il ne pensait pas non plus qu'il portait tout ça… Parfois dans les
recoins, il fit des trouvailles, découvrit des trésors mais aussi des cadavres à l'odeur repoussante. Peu
à peu, il progressa dans l'ombre, en silence. Il fit le tri, balaya devant sa porte. Mais s'il comprenait
mieux l'origine de sa souffrance, s'il faisait des découvertes importantes sur son histoire, il demeurait
malade du contact… et ne savait toujours pas quoi faire de sa peau.
La rencontre avec David
Et puis un jour, deuxième coup de tonnerre. Comme le petit homme blessé jouait plutôt bien
de la guitare, il lui arrivait d’être sollicité pour donner quelques cours ici où là. Un matin, David vint
frapper à sa porte. C’était un jeune garçon de 14 ans originaire du Chili qui souhaitait apprendre la
guitare pour pouvoir jouer par la suite des musiques de son pays d’origine. C’était un beau projet. Le
petit homme blessé accepta d’autant plus qu’il avait toujours été sensible à la culture andine. Il lui
donna son premier cours. Cependant, au fil des semaines il fut bien obligé de constater que
l’adolescent ne travaillait pas beaucoup. Vu son absence de progrès, le petit homme lui proposa
d’arrêter là les cours. Silence… Dans les yeux de l’adolescent, le petit homme blessé lut le regret. « Tu
veux continuer ? » dit le petit homme, « mais à quoi bon, vu que tu ne joues pas? ». Le jeune garçon
éprouva le besoin de se confier. Il raconta que les relations avec ses parents adoptifs étaient
compliquées. Il rajouta qu’au collège, il avait du mal avec les profs, avec les autres jeunes, avec la vie
quoi. Il se sentait perdu. Le petit homme blessé eut soudain une intuition. Il proposa à David de
l’aider à écrire une chanson autour de son histoire. Ce serait sa chanson, et ce serait lui
naturellement qui l’interprèterait. Le jeune fut enthousiasmé par ce projet. Il se mit à parler avec
émotion et gravité de sa vie d’avant au Chili, de ses premières blessures d’enfant. Il évoqua aussi sa
surprise, son incompréhension quand ses parents adoptifs étaient venus le chercher avec sa petite
sœur à l’orphelinat. Les mots coulaient de sa bouche, se déversaient comme si le barrage qu’il avait
mis en place cédait doucement. C’était la première fois qu’il parlait autant. Le petit homme blessé
l’écouta attentivement. Au passage il prenait quelques notes. De temps en temps il l’interrompait
pour demander une précision, afin de mieux comprendre. Lui qui d’ordinaire était si souvent absent
était pour le coup totalement présent.
À l’issue de l’entretien, le petit homme blessé donna rendez-vous à David pour la semaine
suivante. Entre temps, il se mit à réfléchir. Il relut les quelques notes qu’il avait prises. En réécrivant
certains passages, en les agençant convenablement, à n’en pas douter, on pouvait faire une chanson.
Les paroles finies, il prit sa guitare et se mit à jouer un peu au hasard en lisant à voix haute le texte de
David. Peu à peu, une mélodie apparut, une mélodie aux accents sud-américains qui semblait aller
49
comme un gant avec l’histoire de David. En deux heures à peine, la chanson fut bouclée. Pas de
doute, l’histoire de ce jeune l’avait fortement inspiré. Quelques jours plus tard, il lui présenta en
s’accompagnant de sa guitare. David fut profondément ému. Non seulement, il se reconnaissait, mais
en plus, il était touché par le regard qu’avait porté le petit homme blessé sur son histoire. David
s’empara de cette chanson et la fit sienne immédiatement. Puis, il se dépêcha de la faire entendre à
ses parents. En l’écoutant, ils eurent les larmes aux yeux. Et David, les voyant ainsi, pleura à son tour.
Cela faisait des mois que le contact était rompu entre eux et soudain, par la grâce de cette chanson,
c’était comme un tour de magie qui s’opérait dans cette famille. Les parents envoyèrent une lettre
bouleversante à l’homme blessé pour le remercier. Puis une autre pour donner des nouvelles. David
allait mieux, faisait des projets, l’ambiance à la maison s’améliorait notablement.
Le petit homme blessé, en lisant ces lettres, était profondément touché. Comprenant que ce
qu’il avait fait était allé bien au-delà de ses intentions, il se mit alors à réfléchir. Son souhait, en fin de
compte aurait été de pouvoir offrir ce type de rencontre à beaucoup d’autres personnes. Des
personnes blessées comme lui ou comme David, des personnes qui n’avaient pas les mots pour se
dire… Il s’enferma alors des semaines durant pour réfléchir, passant des heures dans son atelier à
tenter de mettre au point une formule qui puisse l’aider dans son entreprise. Un soir, il fit un rêve. Il
était forgeron et face à lui, un mage lui tendait un miroir tout en récitant la formule :
« D’abord je récupère, j’extirpe des entrailles les carcasses disloquées
Puis de toute mon âme, je chauffe la ferraille aux rouages grippés
Je souffle, je rassemble, je réchauffe, je ranime la flamme, la flamme
La force du miroir, la force du regard et le souffle revient dans le corps oublié »
Le lendemain au réveil, les phrases dansaient encore dans sa tête. Il savait qu’il ne les
oublierait plus. Et même s’il ne comprenait pas tout du sens de ce petit poème, il le sentait, ce serait
désormais sa formule magique à lui. Le temps était compté. Il fallait avancer sans tarder pour lancer
son projet. Ce fut le moment où il se forma sur des machines étranges pour devenir vraiment
opérationnel. Sa petite femme l’encourageait en ce sens, ses enfants aussi. Ah sa petite femme,
heureusement qu’elle était là ! Sans elle rien de cela n’aurait été possible. Elle le soutenait dans
l’ombre depuis le début. Elle avait été la seule à percevoir en lui autre chose que ce spleen qui lui
bouffait le visage. Dès leur rencontre, elle avait été profondément touchée par ce petit homme
blessé. A tel point même qu’elle le trouvait beau. C’est dire…
Fort du soutien familial, il démissionna de son travail et se lança. Très vite, la chance lui
sourit. Des professionnels travaillant auprès de personnes blessées l’interpellaient. Ils voulaient
tenter l’expérience avec leur public. En moins de deux ans, il fit des dizaines de chansons avec toutes
sortes de gens. Ça allait des adolescents rageurs dressant leur poing à tout bout de champ aux
adultes réservés, parfois mêmes emmurés… jusqu’aux aînés qui malgré leurs blessures passées
délivraient un message de joie et de paix. Ce qui était étonnant, c’est que tous se confiaient à lui sans
problème. Certains lui confiant même à l’occasion leurs secrets pour la toute première fois. Ce qui
était fou, c’est que tous se reconnaissaient dans la chanson que le petit homme blessé créait pour
eux. Elle devenait dans la seconde leur chanson et c’est pour cette raison que tous l’interprétaient
avec autant de force et d’émotion. Ce qui était fou également, c’est qu’à la suite de cette expérience,
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les personnes en ressortaient parfois profondément changées. Comme si elles n’attendaient que ça
de parler, de se confier. Et le plus étonnant, c’était que tout cela se faisait en trois coups de cuiller à
pot. Autour de lui, des artistes, des journalistes, des chercheurs commençaient à s’interroger sur
cette curieuse expérience.
La rencontre des femmes voilées
Un jour, dans un centre de formation, il rencontra un groupe de femmes voilées venues
d’autres pays, au-delà de la Méditerranée. Ces mères de famille étaient là pour apprendre le français.
Dans un premier temps, elles refusèrent de le rencontrer simplement parce que chez elles, cela ne se
faisait pas de parler à un homme. La formatrice insista, disant qu’elle l’avait rencontré et qu’elle avait
confiance en lui. Sa parole avait du poids, c’était une femme qui avait su par sa gentillesse et son
expérience gagner la confiance de toutes. Du bout des yeux, elles acceptèrent la rencontre. En
présentant son projet, le petit homme blessé n’en menait pas large. Les femmes baissaient la tête.
Une s’insurgea : «Une chanson ? C’est impossible ! Et puis d’abord, jamais je ne me dévoilerai devant
les autres ! ». Le petit homme blessé continua doucement. Il leur fit écouter une chanson qu’il avait
fait peu de temps auparavant avec une mamie de 75 ans prénommée Gisèle. C’était une chanson
gaie dans laquelle cette femme évoquait malgré ses blessures de jeunesse et sa souffrance passée
son bonheur d’être en vie. En l’écoutant, certaines sourirent, se reconnaissant un peu. D’autres
relevèrent la tête imperceptiblement. D’autres encore acquiesçaient en silence. Le petit homme
blessé poursuivit en expliquant que Gisèle au départ avait eu les mêmes réticences qu’elles. Il rajouta
que comme le projet était ici de faire une chanson collective, on pouvait peut-être partir des raisons
qui avaient amenées chacune d’entre elles à vouloir reprendre le chemin de l’école. Ce fut le déclic !
Une femme se lança. Elle expliqua que si elle était venue dans ce centre, c’est que son fils aîné l’y
avait poussée à la mort de son mari. Il s’inquiétait qu’elle reste seule et passe ses journées entières
prostrée à la maison. Elle ajouta timidement que quand elle sortait, elle se perdait souvent dans le
bus parce qu’elle ne savait pas lire. Encouragées par ce témoignage, une autre renchérit, puis une
autre et une autre encore. Peu à peu les masques se mirent à tomber. Chacune de ces femmes était
à la fois surprise et touchée par l’histoire de l’autre, se reconnaissant en elle. Chercher son chemin,
avouer qu’on ne sait pas lire, avoir peur du regard de l’autre, voilà ce qui les rassemblait. Il n’y avait
aucune moquerie, aucun jugement. Comme cela faisait du bien de ne pas se sentir seule avec ça !
Finalement, chaque femme évoqua son parcours, ses difficultés et tous les efforts qu’elle avait dû
accomplir pour arriver jusqu’ici. La dernière, celle qui montrait le plus de réticences au départ, parla
enfin. Son histoire ne fut pas la moins émouvante. Chacune mesurait la force, le poids, la vérité des
paroles prononcées. C’était impressionnant. On prit rendez-vous pour la semaine suivante. Le petit
homme blessé retourna dans son antre. Lui aussi était touché par l’authenticité de ces femmes. En
outre, il était ébranlé par le changement d’attitude du groupe. Nul doute, c’était bien la chanson de
Gisèle qui avait déclenché la première prise de parole, la première prise de confiance. Ensuite, une
fois que le premier témoignage était parti, tout s’était enchaîné, c’était clair. Il se mit au travail et
commença à construire la chanson. Très vite, il eut le refrain et le début de mélodie :
« Arouah, arouah, courage, un mot après l’autre, on apprend à lire. Allez, allez courage, un
jour après l’autre, et ça fait plaisir… »
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Et pour les couplets, il suffisait de reprendre des extraits de leurs témoignages, ils étaient si
parlants ! Une semaine après, il revint. Il commença par leur faire écouter le refrain avec le début du
texte qu’il avait enregistré. Et entre deux refrains, il relisait leur témoignage sur la bande musicale.
L’émotion était palpable. Parfois, quand l’une d’entre elles se reconnaissait soudain au détour d’une
phrase, un petit rire gêné venait déchirer le silence. À la fin de la lecture, certaines éprouvèrent le
besoin de rajouter un détail, une anecdote supplémentaire. Le petit homme blessé prenait note.
Quand la séance fut terminée, la formatrice éprouva le besoin de se livrer elle aussi. Pour elle, le
groupe changeait à vue d’œil, il était plus soudé, plus convivial, plus confiant. Vint ensuite la séance
d’enregistrement. Un moment magnifique. Chacune de ces quinze femmes vint dire face au micro
son petit bout de témoignage. D’abord en tremblant, disant qu’elle en était bien incapable, puis peu
à peu, encouragée par les autres, elle allait jusqu’au bout. Toutes sans exception.
De retour dans son antre, le petit homme blessé se rendit compte soudain qu’il s’était laissé
grisé par son enthousiasme lors de l’enregistrement. Sans s’en rendre compte, il avait enregistré
chacune de ces femmes pendant 5 bonnes minutes au moins or une chanson dure moins de quatre
minutes et… son sang se glaça, ça paraissait impossible de contenter tout le monde. Il ne savait plus
par quel bout prendre les choses. Surtout, il était en colère contre lui-même, parce que si c’était pour
créer de la frustration, ce n’était pas la peine, hein ! Il savait en effet que leurs attentes étaient
grandes, désormais. La plupart en avaient déjà parlé à leur entourage. Il ne pouvait les décevoir.
Heureusement lui revint en mémoire…
« D’abord je récupère, j’extirpe des entrailles les carcasses disloquées
Puis de toute mon âme, je chauffe la ferraille aux rouages grippés »
Ce jour-là, il mesura vraiment la force de cette formule. Car après l’avoir récitée, l’inspiration lui vint.
Parmi les heures d’enregistrement et les dizaines de bouts de témoignages, il fit les bons choix
rapidement. Et la chanson belle et émouvante émergea du fatras.
Une semaine après, le petit homme blessé revint pour la présenter au groupe de femmes.
Pour décrire ce qui se passa, les yeux brillent et les mots manquent. Sachez simplement que chacune
de ces femmes a fait sienne cette chanson et l’a gravée dans son cœur, au plus profond. Il y eut
ensuite un autre moment magique, ce fut lorsque ces femmes présentèrent leur chanson aux autres
stagiaires lors de la fête du centre. Elles qui restaient assises se levèrent, elles qui ne parlaient pas
témoignèrent, elles qui baissaient les yeux regardèrent l’assistance droit dans les yeux en souriant. À
la fin de la chanson, elles furent longuement ovationnées par des dizaines de personnes. Des
personnes comme elles, émues, qui se reconnaissaient dans leur chanson…
« La force du miroir, la force du regard, et le souffle revient dans le corps oublié… »
Après la représentation, la formatrice confia au petit homme que ces femmes à son grand
étonnement avaient fait des progrès importants en français depuis la chanson. Pour certaines
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d’entre elles, les avancées étaient mêmes spectaculaires. Ce qui avait également frappé la
formatrice, c’était le changement dans leur attitude. Elles riaient plus souvent, parlaient entre elles,
mais aussi avec les autres stagiaires. Manifestement, elles semblaient désormais fières de leur
parcours, redressaient la tête. Quelques-unes avaient même procédé à des mises au point
importantes jusque dans leur vie de famille… et la formatrice chevronnée, rien que d’évoquer cet
aspect des choses, frissonnait. A n’en pas douter, il s’était passé quelque chose d’important. Le
directeur du centre et d’autres formateurs qui avaient été témoins de cette métamorphose vinrent
confirmer les propos de leur collègue. Le petit homme blessé en les écoutant, et même s’il avait mis
le meilleur de lui-même dans cette affaire, se sentit encore une fois bien dépassé par son projet. Car
même si on louait son intervention, il savait bien au fond que ce n’était pas de lui dont il était
question. Depuis, le départ, il le pressentait, ce projet était plus grand que lui… Et heureusement, il
n’était plus seul désormais à se poser ces questions. De nouvelles personnes s’étaient rapprochées
de lui.
La femme savante
Parmi elles la femme savante. Pourtant, la première fois qu’il l’avait rencontrée, ça avait
plutôt pris l’allure d’un fiasco. C’était deux ans plus tôt, à l’occasion d’une réunion autour des
personnes âgées. Le petit homme blessé avait été présenté un peu hâtivement à cette femme
comme étant un musicien qui faisait rapper les petits vieux sur leur histoire… Elle l’avait toisé
rapidement de haut en bas avec une moue hautaine et s’était retournée dans la seconde en claquant
des talons en murmurant à l’oreille de sa copine : « du rap pour les personnes âgées ? N’importe
quoi ! Qu’est-ce que c’est que ce clown ! ». A sa décharge, il faut reconnaître qu’en matière
d’histoires de vie, elle était une des spécialistes incontournables de la région. Le petit homme
blessé avait été un peu affecté par l’attitude de cette femme, mais en même temps, cela n’était pas
la première fois qu’il suscitait ce genre de réactions. Notamment auprès des gens brillants,
extrêmement cultivés, ou spécialistes des « choses artistiques ». Il ne payait pas de mine, il le savait
et manifestement, il lui manquait des codes pour parler la même langue qu’eux. De surcroît, les rares
fois où il avait tenté de s’en approcher, il s’était pris une telle joute qu’il avait décidé de ne plus s’y
frotter. Quand on est vilain petit canard, il ne faut pas s’aventurer à jouer dans la cour des cygnes !
Cependant, la vie réserve toujours des surprises car la femme savante, au-delà de son
apparence racée était une femme en mouvement. En quête d’essentiel, elle s’interrogeait sans cesse
sur elle et sur les autres. Et depuis un moment, elle remettait en question son approche de la
rencontre. Celle-ci était en effet très codifiée, très maîtrisée afin de déjouer les multiples pièges que
l’ensemble des spécialistes du récit de vie avaient méthodiquement répertoriés depuis de longues
années. Imaginez la chose : chacun part faire son entretien individuel avec un micro et un magnéto.
L’entretien dure des heures. Ensuite il faut le retranscrire. Cela prend à nouveau des heures car il faut
veiller à respecter scrupuleusement chaque mot, chaque tournure de phrase employée par la
personne, jusqu’à ses silences. On retourne voir la personne pour lui remettre son livret. Ensuite, on
analyse l’ensemble des histoires collectées et on les classe par thématique. Du point de vue de
l’éthique et de la morale donc, tout semble parfait. Mais néanmoins, depuis peu, la femme savante
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avait la sensation qu’il manquait quelque chose entre elle et la personne. Comme s’il subsistait
malgré tout un léger filtre à la rencontre. Voire un soupçon de frustration réciproque…
Un jour, lassée de tout ce protocole, elle décida de se lancer dans l’inconnu. Elle prit contact
avec ce centre de formation ou justement le petit homme sévissait de temps à autre et qui était
connu pour être un lieu un peu à part où l’on tentait de nouvelles expériences. La femme savante
proposa au directeur du centre de monter un atelier qu’elle nommait joliment « Les jardiniers de la
mémoire ». Au vu des états de services de la femme, le responsable s’empressa d’accepter. Dans cet
atelier, chaque participant était invité à raconter son parcours devant les autres. L’ambiance y était
bonne, la convivialité régnait… Malgré tout quelques stagiaires ne parlaient pas beaucoup, et parmi
eux, le moins bavard d’entre tous qui se prénommait Salvatore. Les rares fois où il avait tenté de
s’exprimer, il avait buté sur les mots, s’était emberlificoté dans ses pensées si bien que les autres
avaient fini par sourire. Il s’était promis de ne pas recommencer. Pourtant quelques semaines plus
tard, Salvatore prit soudain la parole d’une voix forte mais tremblante. Malgré son émotion, visible, il
semblait décidé et souhaitait disait-il, faire écouter sa chanson. Le groupe semblait incrédule.
« Salvatore ? Une chanson ? Qu’est-ce c’est que cette histoire ? ». Salvatore sourit. Il alla chercher un
lecteur CD et glissa son disque à l’intérieur. A la fin de la chanson, le groupe était sous le choc. Il
applaudit longuement et chaleureusement l’interprète. Dans sa chanson, celui-ci évoquait l’histoire
de sa famille, une histoire d’immigration toute simple mais dans laquelle beaucoup d’hommes et de
femmes du groupe pouvaient se reconnaître. Et puis, il y avait sa voix, celle que d’ordinaire on
n’entendait pas et qui vibrait, là, si présente, si émouvante… Tout le monde était touché, et la femme
savante, peut-être encore plus que les autres. Elle était bouleversée de voir Salvatore pour une fois si
fier au milieu du groupe. En même temps, il y avait quelque chose qu’elle ne comprenait pas. Le
texte de la chanson était conséquent, or jusqu’à preuve du contraire, Salvatore ne lisait pas. Elle
demanda à ce dernier comment il avait fait. Celui-ci répondit brièvement qu’il avait vu un homme,
trois fois une heure et que voilà, ça donnait ça, la chanson. La femme savante insista, elle voulait
comprendre ce qui s’était passé plus en détail. Salvatore lui livra bien quelques rudiments
d’explications supplémentaires, mais comme il n’était pas très à l’aise avec les mots, il finit par lui
dire : « M’dame, peut-être que le plus simple, c’est d’aller voir monsieur… de ma part ! »
En entendant son nom, son sang ne fit qu’un tour. Elle venait de reconnaître le petit homme
blessé. Elle décida d’aller à sa rencontre sur le champ, bien décidée cette fois-ci à en savoir un peu
plus sur son compte et sur la façon dont il menait ses entretiens. Après tout, n’était-elle pas
ethnologue de formation ? Donc apte à étudier les comportements les plus inattendus. Et
manifestement, ce lascar faisait partie d’une tribu un peu spéciale.
La jeune exploratrice
Pendant ce temps-là, une autre personne cherchait. C’était la jeune exploratrice. Vaillante et
têtue, elle avançait dans la vie, cherchant à comprendre le monde qui l’entourait. Parmi les humains,
ceux qui l’intéressaient le plus étaient les écorchés, les abîmés, les exclus de tous poils. Elle avait fait
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des études sur le sujet, plutôt sérieuses d’ailleurs. Mais cela ne lui suffisait pas, elle avait besoin de se
rendre compte de visu, besoin de sentir par elle-même. En un mot, besoin de rencontres. Elle avait
aussi un mal de chien à tenir en place. Dès qu’elle avait un moment de libre, elle éprouvait le besoin
de bouger, de changer d’air. Alors elle partait en voyage, n’importe où, n’importe quand mais
toujours les oreilles et les yeux grand ouverts. Pour la guider dans ses voyages, elle s’était choisi deux
maîtres à penser, deux phares qui l’éclairaient de loin : Albert Jacquard et Théodore Monod, excusez
du peu.
Naturellement, les artistes l’attiraient en tout premier lieu car elle avait vite perçue que dans
ce petit monde, les écorchés s’y ramassaient à la pelle. Alors elle s’était rapprochée d’eux pour
tenter de mieux les comprendre. Avec des amis, elle s’était mise à organiser des spectacles ce qui lui
avait permis de les observer de près. Au début, elle était fascinée, surtout quand ils montaient sur
scène. Quel talent, quelle imagination, quels mondes étranges et beaux ils donnaient à voir ! Et
quelle souffrance métamorphosée ! Mais elle s’était aperçue également qu’ils avaient du mal à
quitter la scène. Leur mal de vivre et leur besoin de reconnaissance permanent étaient usants. Alors
à force de les voir tourner sur eux-mêmes comme des toupies, la jeune exploratrice avait fini par se
lasser. Plus que lassée même, elle en avait attrapé des boutons. Un soir, elle avait craqué s’écriant:
« mais vous êtes tous les mêmes, les artistes, des vrais nombrils sur pattes ! ». Et elle les avait plantés
là.
Du coup, elle était repartie illico en voyage. Dans la file du guichet où elle attendait de
prendre son billet pour le Moyen Orient, elle se remémorait la scène en souriant. En fin de compte,
sa conclusion, c’était que les artistes, il fallait juste éviter de trop s’en approcher. Là-bas c’est sûr, au
Liban, les hommes et les femmes seraient différents, moins égoïstes, plus… En réfléchissant, elle se
rendit compte tout à coup qu’elle ne se posait jamais et qu’elle rejouait sans cesse la même
histoire... Elle commençait par être fascinée par l’autre, sa culture, ses différences, ses difficultés
aussi. Pour mieux le comprendre, elle partait donc à l’abordage et au début, c’est vrai que les
relations étaient enthousiasmantes. Mais il arrivait toujours un moment où l’échange se compliquait.
Un moment où l’autre se méprenait sur ses intentions. Les premiers malentendus surgissaient qui se
transformaient parfois en véritables murs d’incompréhension. L’autre en définitive, quel qu’il soit, se
révélait différent de ce qu’elle avait imaginé. L’échange montrait ses limites. La glace, un temps
rompue, se reformait doucement. Et de ça, elle revenait toujours insatisfaite. Triste même. Que
cherchait-elle en fin de compte ? Elle ne le savait pas. Décidément, le monde était bien difficile à
comprendre. Elle avait bien été tentée d’appeler l’un de ses illustres guides, mais ils étaient fort
occupés et très difficiles à joindre. Elle décida de reporter cette fois-ci son voyage et de se poser un
peu pour réfléchir. La semaine suivante, l’une de ses formatrices lui parla du petit homme blessé…
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Apprentissage de la rencontre
Aussi incroyable que cela puisse paraître, la femme savante et la jeune exploratrice
décidèrent d’aller voir le petit homme le même jour, à la même heure. Devant la porte de son atelier,
les deux femmes se jaugèrent d’un air méfiant tout d’abord, chacune s’interrogeant sur les
motivations réelles de cette rivale potentielle. Néanmoins, comme elles étaient intelligentes, elles
décidèrent sur le champ de faire de ce hasard un atout. Elles s’avouèrent qu’elles étaient assez
intimidées à l’idée de rencontrer le petit homme et, dans ces cas-là, comme on dit, l’union fait la
force ! En quelques minutes, sur le pas de porte, elles dévoilèrent leurs intentions respectives : elles
voulaient en savoir plus sur la méthode utilisée par le petit homme pour créer ses chansons. Non pas
qu’elles fussent musiciennes, non, mais elles avaient l’intuition qu’il y avait quelque chose
d’intéressant à découvrir là-dessous. Quelque chose dont elles pouvaient peut-être s’emparer un
jour...
Elles frappèrent à sa porte à l’unisson. Le petit homme vint leur ouvrir en écarquillant les
yeux. Il n’était pas habitué à ce qu’on vienne le déranger dans son antre, encore moins à ce que ce
fut deux femmes, jolies de surcroît. Ceci dit, il faut reconnaître qu’elles tombaient à pic ! D’abord
parce qu’il avait toujours pensé que ce projet ne lui appartenait pas et puis aussi parce que depuis
quelque temps, des notables de la région ayant eu vent de certaines de ses actions le tarabustaient
pour qu’il forme des personnes à sa méthode particulière. Ils avaient même mis de l’argent sur la
table en disant : « prenez le temps qu’il faut, mais tâchez de faire école ! Nous avons besoin de
nouvelles actions en faveur des personnes en difficulté. »
Faire école ? Allons donc, comme ils y allaient ! Et quelle ironie ! On n’allait tout de même
pas lui demander à lui qui avait tant de mal à vivre au quotidien avec les autres, d’enseigner sa
science de la rencontre ! Et puis d’abord, il n’avait pas de recettes. Il se jetait à l’eau, un point c’est
tout. Ce n’était tout de même pas compliqué à comprendre ! C’est du reste ce qu’il répondit aux
femmes lorsqu’elles lui annoncèrent le but de leur visite. « Ok pour travailler ensemble, mesdames,
mais vous savez, ma méthode est très simple, il suffit de plonger dans la rencontre ! ». La femme
savante sentit que la moutarde lui montait au nez. Elle n’avait pas fait tous ces kilomètres pour
s’entendre dire ce genre de banalités ! Elle était scientifique et comme tout scientifique qui se
respecte, elle avait besoin d’observer, d’analyser des faits tangibles pour comprendre. Alors ce genre
d’image à deux balles, non merci hein ! La jeune exploratrice quant à elle voyait une fois de plus
l’occasion de confirmer son opinion sur les artistes : « des nombrils sur patte, je vous dis ! »
Sur ce point, elle n’avait pas tout à fait tort ; encore que justement, s’il y avait bien un endroit
où le petit homme était capable de s’oublier, c’était précisément lorsqu’il créait ces chansons. Lui
d’ordinaire si maladroit, si pathétique même tant son besoin de se faire aimer frisait parfois le
ridicule devenait soudain un autre homme. Lorsqu’il rencontrait pour la première fois une personne,
il changeait de registre, de braquet, de nature. L’égocentrique devenait bienveillant, attentif, tendu
vers la personne, presque en état d’hypnose, cherchant de toutes ses forces à comprendre ce qui
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l’animait. De surcroît, à tout moment, il pouvait parler à cœur ouvert de ses propres blessures, de ses
propres zones d’ombre. Non pas par complaisance ou par exhibitionnisme, mais parce qu’il avait
compris qu’on ne pouvait pas demander à quelqu’un de se dévoiler si soi-même on n’était pas prêt à
le faire. C’était la clé de la rencontre. Et chaque personne le ressentait immédiatement, comme par
magie. C’était donc un échange sans filet qui se produisait entre deux êtres, entre deux mondes,
entre deux âmes, au plus profond. Et une fois que l’étincelle de la rencontre avait lieu, le reste n’était
souvent qu’un jeu d’enfant. La musique se mettait en place naturellement, venant saupoudrer d’un
brin de gaieté, de soleil et d’espérance ces morceaux de vie souvent charbonneux. Ce type de travail
s’apparentait finalement un peu à celui d’un guide spéléo. On ne pouvait accompagner une personne
dans ce type de descente que si on l’avait soi-même préalablement parcourue, digérée. Devant la
détermination affichée par les femmes, le petit homme impressionné prit donc le temps d’expliquer
longuement sa méthode. Il termina en avouant qu’avant de partir pour chaque rencontre, il récitait
intérieurement sa formule magique comme un mantra. « D’abord je récupère, j’extirpe des entrailles
les carcasses disloquées, Puis de toute mon âme, je chauffe la ferraille aux rouages grippés… »
En l’entendant expliquer sa méthode, elles eurent l’impression que le sol se dérobait sous
leur pas. En effet, c’était simple et vertigineux à la fois… comme se retrouver face à l’abîme ! Mais
comme elles étaient courageuses, elles décidèrent de se mettre au travail en se promettant de ne
pas sortir de l’atelier avant d’avoir expérimenté chacune à leur tour la posture du petit homme. La
femme savante commença la première. Elle interrogea la jeune exploratrice en laissant pour la
première fois au vestiaire son micro, son magnéto, sa grille d’entretien. Certes, elle fut désarçonnée
au départ par cette absence de plan de travail mais peu à peu, elle se mit à suivre son intuition qui
était redoutable à partir du moment où elle la laissait s’exprimer. Elle se mit à écouter la jeune
exploratrice parler de son histoire avec une attention nouvelle. Elle procédait comme le petit
homme, prenant quelques notes sans jamais quitter son interlocutrice des yeux. Elle rebondissait
également à propos pour poser une question importante, proposer des liens entre deux évènements
lointains. Bref, elle s’impliquait corps et âme et plus elle s’impliquait, plus la jeune exploratrice
donnait d’elle-même. L’une et l’autre commençaient à toucher du doigt ce que signifiait le fait de
plonger dans la rencontre. Elles firent une pause rapide et repartirent aussitôt à l’abordage en
invertissant les rôles. Elles semblaient galvanisées. En interrogeant la femme savante à son tour, la
jeune exploratrice fut étonnée de constater à quel point elle se sentait dorénavant à l’aise avec elle
malgré la différence d’âge et de statut. Les préjugés qu’elle avait à son encontre s’étaient envolés.
Elle avait une envie frénétique de connaître son histoire…
A la fin de ces entretiens réciproques, les deux femmes étaient émues car elles avaient
l’impression de se connaître depuis toujours. Mais il restait à accomplir la deuxième phase, celle
qu’elles redoutaient le plus : la restitution. N’étant pas musiciennes, elles ne pouvaient transformer
cette matière première en chanson. La seule façon de pouvoir retourner l’entretien était de le faire
sous la forme d’un récit ou d’un conte. Or ni l’une et l’autre n’avaient pratiqué ce type d’écrit
auparavant et elles avaient de ce fait une peur bleue de ne pas être à la hauteur du trésor qui leur
avait été confié. Elles avaient également peur d’être ridicules comparé à ce que lui pouvait faire dans
ces créations. Bref, au moment fatidique, elles envisagèrent de renoncer. Elles retournèrent voir le
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petit homme en lui faisant part de leurs doutes. Il soupira longuement. Elles commençaient à le
fatiguer avec leur besoin constant d’être rassurées. Il était clair que depuis qu’elles étaient là, il avait
beaucoup perdu de sa tranquillité. Lui qui aimait par-dessus tout travailler en solo était servi. Il leur
avait pourtant bien dit qu’il n’était pas pédagogue ! « Vous voulez un dernier conseil ? Je crois que
vous être trop craintives pour ce genre de job. Alors, arrêtez de me bassiner, cessez de tourner autour
du pot. Lancez-vous ou sortez de mon atelier ! »
Outrées par la brutalité de ces propos, elles commencèrent par claquer les talons. Puis dans
la seconde qui suivit, elles se ravisèrent. Ce petit monsieur qui jouait les machos tentait de les piquer
au vif ? Très bien, il n’allait pas avoir affaire à des ingrates ! Etant par nature l’une et l’autre fière et
susceptible, elles décidèrent de retourner sur le champ travailler. Elles ne surent jamais si c’était le
but recherché, mais elles mirent un tel point d’honneur à contrecarrer les propos du petit homme
qu’en moins d’une journée, elles réussirent à trouver un ton émouvant pour retracer le parcours
l’une de l’autre. Bien sûr, il y avait des maladresses dans leur texte, mais il y avait également une telle
énergie que celle-ci emportait tout sur son passage. Pas de doute, elles étaient bel et bien lancées !
Durant les mois qui suivirent, en accord avec le petit homme avec lequel elles s’étaient
finalement rabibochées, elles peaufinèrent leur technique en proposant à des amis volontaires de
venir pratiquer avec elles. C’est durant cette période qu’elles apprirent véritablement le métier. A
l’instar du petit homme, elles devinrent de bons artisans de la rencontre. Lors de l’entretien, elles
savaient désormais prendre le temps. Entre deux soupirs, deux silences, elles avaient appris à sentir
l’instant précis où l’entretien bascule subitement dans un pur moment de vérité, de confidence. Lors
de la phase de restitution, chacune avait désormais trouvé son style et savait reconstituer les
morceaux du puzzle rapidement, en faisant des recoupements, des liaisons, des assemblages. Ce
n’était plus le patchwork du début mais un texte ciselé, structuré, original, émouvant. A partir d’un
témoignage authentique, elles savaient désormais sculpter histoire d’une personne. Il suffisait de
voir leurs réactions pour mesurer la qualité de leur travail.
Il était temps pour elles de partir à la conquête du monde. Les demandes ne manquaient pas, car
partout dans les périphéries des bourgs, affluaient des êtres en détresse. La crise était profonde,
chaque jour de nouvelles personnes erraient sur le chemin sans savoir où aller, sans savoir à quelle
porte frapper. Elles étaient surtout en recherche d’un regard, d’un espace de parole, d’une forme de
reconnaissance. Mais on manquait cruellement de ce genre d’endroit dans ce pays. Il y avait bien des
spécialistes de l’exclusion, de la maladie mentale ou des comportements à risque, mais ils faisaient
peur en général. Les personnes en situation de fragilité craignaient en effet une fois franchi leur
porte, de se retrouver catalogué, étiqueté, réduits en somme à la somme de leurs difficultés. A n’en
pas douter, l’intervention proposée par le petit homme et les deux femmes venaient combler un
manque, quand bien même celle-ci semblait parfois obscure pour celles et ceux qui l’observaient de
loin. Car il ne faut pas croire que les actions menées par le trio déclenchaient l’unanimité, loin s’en
faut ! Les personnes étaient divisées à leur propos et on entendait souvent des remarques du type :
« bon, d’accord, ils font des chansons ou des livrets en trois rencontres, mais bon, ils ne sont pas les
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seuls à faire ce genre de chose. Il n’y a pas de quoi fouetter un chat ! D’autres rajoutaient : « ils
avancent masqués ! En vérité, ils sont en recherche de légitimité et de reconnaissance et se servent
des gens en difficulté pour se valoriser eux-mêmes ! ». D’autres renchérissaient en disant : « ils n’ont
pas passé les diplômes nécessaires pour ce genre de pratique, ils ne maîtrisent pas ce qu’ils font, ce
sont des usurpateurs, des charlatans qui risquent de déclencher des catastrophes ! ». Certains allaient
même jusqu’à dire : « et si c’était une secte, hein ? Parce que chez eux aussi, il y a un gourou, des
adeptes, et des valeurs un peu nébuleuses, hein ! ».
Pour être tout à fait juste, ils bénéficiaient également de soutiens inconditionnels. Certains
puissants de la région, des artistes et puis aussi bien entendu les professionnels qui avaient été
témoins directs des effets générés par leur action sur leur public. Depuis peu, un groupe de
thérapeutes intrigués par ces olibrius avait décidé de suivre de plus près cette expérience originale…
Le besoin de parole était immense en cette période agitée. C’est pourquoi, en dépit des
réserves formulées par certains, quelques seigneurs de la région leur demandèrent de transmettre à
d’autres leur démarche particulière. Après tout, il existait bien toutes sortes d’Apprentissages,
pourquoi ne pas tenter de proposer aussi celui de la Rencontre ? Séduits par cette proposition, nos
trois compères se mirent en route dès le lendemain. Durant les semaines qui suivirent, ils allèrent de
maisons d’accueil en refuges, de centres de prévention en centres de formation afin de transmettre
aux professionnels qui le souhaitaient leur démarche particulière. Ils procédaient toujours de la
même façon. Pas besoin de blablas pour expliquer en quoi consistait la rencontre. Le mieux était de
plonger directement dedans ! Ils formaient avec les participants des doublettes en laissant le hasard
faire son choix… toujours judicieux. Chaque doublette expérimentait ensuite chacune à son tour la
posture d’intervieweuse et d’interviewée. Pour finir chaque membre de la doublette devait lire à son
vis-à-vis son histoire devant les autres, naturellement, après avoir obtenu sa validation. Les premiers
effets de ces rencontres étaient magiques. Des professionnels qui ne se connaissaient pas ou si peu
voyaient en quelques heures tous leurs préjugés tomber. Et l’ambiance au sein de la collectivité s’en
ressentait immédiatement, prouvant une fois de plus s’il en était besoin, que c’est la peur du regard
de l’autre qui empêche d’avancer.
Mais si les conséquences en termes de climat de travail étaient immédiates, on ne pouvait
pas dire pour autant que l’objectif était atteint. En effet, à quelques exceptions près, les
professionnels une fois formés n’osaient pas se servir de ce qu’ils avaient appris. Ils semblaient
intimidés, impressionnés, en tout cas pas suffisamment rassurés pour partir seuls au front de la
rencontre. Par ailleurs, ils ne se sentaient pas capables de restituer une forme de récit qui soit à la
hauteur des attentes supposées de leur public. Le désir de changer de posture se heurtait à des peurs
si profondes qu’ils ne pouvaient tout simplement pas lutter…
En constatant ce fait, nos trois acolytes étaient désemparés. Surtout que la nouvelle de cet
échec était parvenue aux oreilles des puissants qui avaient initié l’opération. Du coup, certains
d’entre eux se faisaient plus pressants : « alors petit homme, qu’est-ce à dire ? On ne vous finance
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pas pour ce résultat-là. Vous allez donner raison à celles et ceux qui soulignent le côté nébuleux de
votre entreprise et qui vous prennent pour un clown ! » C’était la deuxième fois qu’on le traitait de
clown. Le petit homme blessé était écœuré. A nouveau, il était rattrapé par ce manque de légitimité
qu’on lui renvoyait régulièrement à la figure. La femme savante et la jeune exploratrice
s’interrogeaient elles aussi. Avaient-elles eu raison de suivre le petit homme dans cette aventure ?
N’allaient-elles pas finalement se perdre en route elles aussi ? En réalité, les uns et les autres avaient
tout simplement sous-estimé l’ampleur de la tâche à accomplir. En outre, ils avaient manifestement
oublié le temps que chacun avait dû passer pour parvenir à maîtriser un tant soit peu cet
apprentissage. Sans parler du temps que chacun avait mis pour explorer en solitaire sa propre
histoire. Ainsi, par certains côtés, ils avaient fait preuve d’un manque de professionnalisme mais
aussi d’un trop plein d’optimisme. Un doute profond planait sur le petit artisanat…
La nuit suivante, le petit homme passa une nuit très agitée. Entre deux cauchemars, des mots
semblaient revenir en leitmotiv…clown, Zoulouck... Il se réveilla alors en sursaut, comme en apnée,
hurlant qu’il n’y comprenait rien, qu’il n’était pas un clown et que… Chut, sa petite femme lui
épongea le front et il replongea illico dans le sommeil. Le matin, il se réveilla, trempé de sueur. Le
soleil brillait derrière la fenêtre. Son esprit était clair. A la lumière de cette nuit ombrageuse, il venait
soudain de comprendre qu’il était peut-être... un clown ? Du bouffon en effet, il avait ce besoin de
reconnaissance qui lui tordait le ventre et le poussait si souvent à en faire trop. Il avait également ce
côté donneur de leçon vitupérant, passionné, fatigant mais également parfois source d’entraînement
pour les autres. Mais surtout, il induisait sans le savoir de la proximité avec les personnes qui étaient
en souffrance. Elles se reconnaissaient sans le dire dans sa maladresse, son besoin d’exister, de crier.
Elles se reconnaissaient aussi dans sa bobine car ça se voyait sur sa tête qu’il avait dû morfler. Les
gens se disaient : « A lui, je peux parler sans crainte, il est comme moi… Et certains rajoutaient « et
puis si lui peut y arriver, pourquoi pas moi ? ». Et puis le clown a des avantages. Il n’a pas besoin de
tout le temps prouver sa légitimité. Il existe, point ! Il comprit également que dans les chansons,
c’était la musique qui venait mettre sur ces histoires de vie souvent difficiles une once de légèreté,
de joie, de distance aussi, et que c’était dorénavant ce qui manquait. En un mot, ce qu’ils proposaient
en trio était trop lourd à porter, à partager, à digérer pour être repris tel quel. Il était urgent d’alléger
la formule !
Il eut alors la vision d’un volatile, sorte de grand échassier à la croisée des chemins entre la
cigogne alsacienne et le marabout africain. Un oiseau improbable se faisant appeler Professeur alors
qu’il n’en avait pas les diplômes. Un volatile qui volait en montgolfière parce qu’il ne savait pas voler.
Un oiseau à son image, péremptoire, décalé, tête à claques. A la fois donneur de leçon et attachant.
Un être comme lui… sans l’être tout à fait. Un personnage comme une métaphore, une synthèse, une
forme d’enflure de lui-même. Bref, il avait trouvé son clown. Le dénommé Zoulouck !
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Il l’avait dans la tête, précisément, il ne restait plus qu’à le dessiner. Il fit appel à une amie,
illustratrice de son état qui avait un sacré talent. Elle le dessina mieux qu’il n’avait pu l’espérer. Sous
sa plume, il devint carrément vivant. En le voyant incarné de la sorte, le petit homme ne put
s’empêcher de lui inventer un univers, une histoire, un métier, celui d’enquêteur. Mieux, un jour, il
lui donna une voix, la sienne, un peu transformée certes pour que la confusion ne soit pas totale. Les
Carnets du professeur Zoulouck étaient nés ! La femme
savante, qui avait rapidement compris le bénéfice qu’elle
pouvait tirer de ce personnage farfelu, formait
désormais des professionnels à ces carnets, qui de ce
fait, ne restaient plus dans les tiroirs. Quant à la jeune
exploratrice, passé un petit temps de blocage vis-à-vis de
ce nouveau « nombril sur patte ! », elle s’était
finalement entichée de cet olibrius puisqu’elle s’occupait
de sa promotion. Et dorénavant grâce au Professeur
Zoulouck, à Laisse Ton Empreinte, plus rien ne serait tout
à fait pareil…
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