La Belgique de Kadhafi

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International Libye

14 La Libre Belgique - lundi 15 avril 2013 15lundi 15 avril 2013 - La Libre Belgique

La Belgiquede Kadhafi

l En 1986, Reagan l’avait taxéde “chien fou du Proche-Orient” avant d’envoyer l’USAir Force bombarder la Libye.

l L’opération “El DoradoCanyon” sera suivie d’unembargo sévère jusqu’en 1999.

l Cinq ans plus tard, MouammarKadhafi parvient toutefois àplanter sa tente dans les jardinsde Val Duchesse, à Bruxelles.

Khalid El-Moutaani (à gauche), “facilitateur de liaisons” entre la Belgique et la Libye, tente d’approcher Mouammar Kadhafi, le 27 avril 2004 lors de la venue du guide à Bruxelles.

REUT

ERS

Confidencesbelgo-libyennesPlus d’un an après la fin de la guerrecivile, “La Libre” consacreune semaine d’enquêtes et dereportages à la Libye d’hier etd’aujourd’hui. “La Belgique deKadhafi”, premier volet de cettesérie, explore la trame de l’histoireet les liens qui unissaient la Libye àla Belgique.

En France, la presse a largementouvert d’obscurs financements decampagne, la signature d’unmémorandum d’accord sur lenucléaire civil ou la vente d’unlogiciel d’interception decommunications Internet de lapopulation libyenne. Les révélationsen Suisse, en Italie, aux USA, auRoyaume-Uni ou au Canada sesuccèdent. Qu’en est-il de laBelgique ?

Khalid El-Moutaani, “facilitateur deliaisons” entre la Belgique et la Libyetémoigne. Il prétend avoir négociéun titre honoris causa pour MoussaKoussa, alors directeur des servicesde sécurité et du renseignementextérieur libyen, en échange d’uninvestissement de 30 à 40 millionsd’euros dans la recherchescientifique belge. Avec l’aide d’undiplomate, il aurait également –etillégalement– livré des munitionsnon létales belges à Tripoli.

Cette enquête s’inscrit dans unprojet intitulé “Objectif Kadhafi”(www.objectif-kadhafi.be) et financépar le Fonds pour le journalisme del’AJP.

Repères “Objectif Kadhafi” (1/5)

Enquête Aurélie MoreauEnvoyée spéciale en Libye

La première visite officielle deMouammar Kadhafi en Occi­dent –depuis 1989– fut réser­vée à Bruxelles, centre diplo­matique mondial, les 26 et

27 avril 2004. Reçu avec les honneurspar le chef du gouvernement Guy Ve­rhofstadt, le guide de la révolutionde 1969 réalise un parcours sans fau­tes en dépit des critiques émanant desorganisations de défense des droits del’homme, du CDH et d’Ecolo.

Javier Solana, alors chef de la diplo­matie européenne; Herman De Croo,président de la Chambre et Louis Mi­chel, ministre des Affaires étrangères,s’empressent également d’organiserdiverses rencontres. Accueillit dès sasortie de l’avion par le président de laCommission européenne en personne,Romano Prodi (appuyé par l’Italie, pre­mier partenaire commercial de la Li­bye), Mouammar Kadhafi est reçu,deux jours durant, au cœur de ce quiconstitue l’un des piliers de la politi­que paneuropéenne: la Commission.

Il est 14 heures, le 27 avril 2004, lors­que les deux hommes échangent uneénième poignée de main à l’attentiondes photographes. C’est à cet instantqu’un inconnu tente d’approcher leguide libyen, affolant les services desécurité. L’événement apparut anecdo­tique et personne, y compris la presse,ne s’en formalisa. Pourtant, ce Belged’origine marocaine, était le relais dehautes personnalités libyennes en Bel­gique. L’homme représentait notam­ment Sadegh Krema, le directeur dudépartement des Relations internatio­nales libyen (ministère des Affairesétrangères), mais pas seulement. Ils’appelle Khalid El­Moutaani.

Le financementde la campagne présidentielle française

Il y a peu, un vent favorable nousadressait la copie d’un procès­verbalrédigé par l’antenne de police de Welk­enraedt (pays de Herve)(*) dans lequel

un certain Khalid El­Moutaani dépo­sait plainte contre le Conseil nationalde transition (CNT), organe politiquedes rebelles durant la révolution li­byenne. Peu avant le début du soulève­ment le 17 février 2011 à Benghazi,l’Etat libyen lui aurait été redevabled’une somme de 30 millions d’euros. Ils’agissait d’une indemnisation accor­dée par l’un des fils du guide, Moatas­sem Billah, le 16 février 2011 à Bab Al­Azizia, caserne et résidence fortifiée– quoiqu’aujourd’hui en ruines – duclan Kadhafi à Tripoli. “Suite à mon ar­restation en 2007 à l’aé­roport de Zaventem parla police antiterroriste,sur base de fausses dé­nonciations formuléespar le chef des services desécurité libyen de l’épo­que Moussa Koussa, j’aidéposé plainte et obtenula reconnaissance du pré­judice subi concernantma réputation. L’ancienrégime libyen a convenude m’indemniser. Mais larévolution a tout bous­culé. Aujourd’hui, j’estimeque c’est au nouvel Etatlibyen de s’acquitter desdommages et intérêts quime sont dus”, estimeM. El­Moutaani.

Dans le même PV,alors qu’il évoque lescirconstances de l’inci­dent qui lui valut sonarrestation à Zaventem,“le facilitateur deliaisons” mentionne lecontenu d’une conver­sation troublante concernant le finan­cement de la campagne présidentiellefrançaise: “Un peu plus tôt, en 2007 […],je rencontre Moussa Koussa en tête à têtedans son bureau pendant plus ou moinsune heure et demie. On parle de tout et enmême temps il regarde dans plusieursdossiers. Dans la discussion, il me de­mande ce que je pense de Nicolas Sarkozyet je lui réponds que ce n’est pas ma tassede thé et à mon tour je lui demande pour­quoi il me pose cette question […] Et là,

comme dans un moment d’inattention, ilme dit : ‘Car nous l’avons financé poursa campagne en 2007 à concurrence de40 millions d’euros pour qu’il nousaide à rétablir l’image de la Libye enFrance et en Europe.’ Alors, je lui ai ré­pondu que 40 millions ce n’était pasbeaucoup à ce stade et il me rétor­que : ‘C’est ce qu’ils m’ont de­mandé.’ Ensuite il a levé la tête vers moi,quitté ses dossiers et j’aperçois dans sonregard qu’il vient de faire une gaffeénorme.”

La faculté polytechniquede Mons et Moussa Koussa

Grâce à son frère aîné,Khalid El­Moutaani in­tègre en 1995 d’énigma­tiques “comités révolu­tionnaires d’origine arabeet africaine, ici en Europe”dont il prétend devenirl’un des dirigeants. “Çapeut paraître effrayantcomme ça mais l’objectifde ces comités était sur­tout de mettre en relationla jeunesse africaine etarabe ici en Europe avec lajeunesse libyenne. C’esttout”, poursuit­il.En 2010, “pour devoirs etservices rendus”, il reçoitd’Abdillahi Iftin, com­mandant du Mouve­ment djiboutien de libé­ration nationale, la“Grande étoile” du gou­vernement djiboutien enexil à Bruxelles (GED).

Grâce à ces nouvellesrelations, il devient “faci­

litateur de liaisons” entre la Libye et laBelgique. Fidèle au “Livre vert” et à la“Troisième théorie universelle”(l’idéologie de Mouammar Kadhafi, àqui Khalid vouait une véritable admi­ration), il est bientôt approché parMoussa Koussa. “J’ai d’abord été convo­qué pour le rencontrer à l’hôtel Conrad àBruxelles lors de la venue du guideen 2004. C’est dans ce cadre­là que j’aidéveloppé des relations étroites avec lui.En 2005, il m’appelle et me demande un

entretien. Lorsque je le rencontre à Tri­poli, il me fait part de son souhait d’obte­nir un titre d’honoris causa auprès d’uneuniversité européenne. Il ne pouvait paspasser par le canal diplomatique officielcar ça serait remonté en haut lieu. C’est­à­dire auprès de Kadhafi, qui je l’apprendsalors, n’est visiblement pas au courant.Mais aucune université n’allait s’impli­quer pour les beaux yeux de MoussaKoussa. L’idée d’investir 40 millionsd’euros dans la recherche scientifiquebelge en contrepartie m’a donc paru êtreune bonne idée.”

Dès lors, Khalid El­Moutaani con­tacte Serge Boucher, à l’époque recteurde la Faculté polytechnique de Mons,et l’informe de son intention d’investirdans le centre de recherche Multitel,spécialisé dans les produits dits “dehaute technologie”. Crée en 1994 parla faculté montoise, Multitel devientune ASBL en 1999 et acquiert par con­séquent son autonomie. La faculté po­lytechnique et le centre de recherchemaintiennent toutefois des liensétroits, d’autant que Serge Boucher de­viendra également président de l’ASBL.

“Je suis reçu deux fois par le recteur, leschercheurs et les professeurs. Une fois chezMultitel, accompagné d’un diplomate li­

byen. Une seconde fois dans un restau­rant, dont j’ai encore des vidéos, poursuitKhalid. Je vous passe les détails de la pro­cédure mais je parviens à obtenir plu­sieurs accords : la Libye investit 30 à40 millions d’euros et tire profit de lavente des produits en contrepartie; la fa­culté de Mons s’engage àformer une quinzained’ingénieurs libyens et, en­fin, Moussa Koussa doitobtenir un titre d’honoriscausa. J’ai remis ce docu­ment signé par Serge Bou­cher en mains propres àMoussa Koussa. En revan­che, pour être honnête, lecontrat n’a jamais été ho­noré. Kadhafi avait apprisl’initiative et ça risquaitde faire mauvais genrealors qu’il tentait de nor­maliser les relations avec l’Union euro­péenne.”

Un contrat que Khalid El­Moutaanin’est en outre pas en mesure de présen­ter. En revanche, il nous renvoie vers unextrait de compte daté du 30 novem­bre 2005. Un paiement de 15000 eurosa en effet été exécuté en sa faveur. Etabliau nom de “Jamahiriya Society for

Communication – Tripoli, Libya”, l’or­dre de paiement spécifie: “Nos frais etcommissions à votre charge”(*). SelonM. El­Moutaani, ce paiement aurait étéordonné par Moussa Koussa dans le ca­dre des frais engendrés par la négocia­tion dudit contrat.

Un titre d’honoris causa,certes, mais selonune procédure légale

Serge Boucher l’admet,il a rencontré Khalid El­Moutaani “le 30 novem­bre 2004”. “Dans le cadrede la visite de Kadhafi àBruxelles, je ne me souviensplus par quel biais, nousavons été invités à recevoirdes officiels libyens. Ilsétaient accrédités par l’UEet par leur ambassade. Ils

représentaient Moussa Koussa. Tout étaitofficiel. L’UE avait demandé à la Libye delimiter l’immigration clandestine à tra­vers ses milliers de kilomètres de côtes versMalte et l’Italie. L’une des spin­off de Mul­titel pouvait le faire. On le fait déjà pourune base américaine au Koweït.”

En effet, la spin­off Asic est spécialiséedans la création de logiciels de détec­

tion automatiques de présences, defranchissements de clôtures ou defrontières. “On a aussi parlé d’éventuelséchanges d’étudiants mais il fallaitd’abord qu’ils parlent français et qu’ilspassent des examens d’entrée. Il y a eubeaucoup de discussions mais ça n’atourné à rien.”

Pas un mot sur le titre d’honoriscausa. D’où notre insistance:

– “Avez­vous, oui ou non, signé un do­cument réglant l’obtention de ce titre avecKhalid El­Moutaani ou Moussa Koussa?”

– “Non, je ne crois pas, répond­il. A lalimite, peut­être… Mais je ne me souviensplus, c’était il y a dix ans! Peut­être qu’ilest bien possible que, vu le potentiel quereprésentait Moussa Koussa, j’aidit : ‘Pourquoi pas?’ […] Peut­être ai­je si­gné que si M. Koussa déposait un dossier,ce dernier serait examiné par le conseil dela faculté sur foi d’une commission. C’esttout, car je n’ai pas le pouvoir de décidercela. Il faut respecter une procédure quiinclut un dépôt de dossier et il n’y en a ja­mais eu.”

U (*) Tous les documents spécifiéssont disponibles à l’adressewww.objectif­kadhafi.be

Dansun procès­

verbal rédigépar l’antennede police de

Welkenraedt,“le facilitateur

de liaisons”mentionnele contenu

d’uneconversation

troublanteconcernant

le financementde la campagneprésidentielle

française.

30MILLIONS D’EUROS

L’ancien directeur des servicesde sécurité libyen, MoussaKoussa, se serait engagé àinvestir 30 à 40 millionsd’euros dans le centre de

recherche belge Multitel (lié àla faculté polytechnique de

Mons), en échange d’un titred’honoris causa.

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