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On ne saurait parler du Christ de Sagesse sans évoquer, bien avant la conver-
sion verlainienne, une "mystique" tout autre, cette "mystique de la sensation" qui
fut celle du poète des Romances sans paroles et qui se fit jour dès les Poèmes
saturniens. On ne peut évoquer Verlaine et son rapport à Jésus sans rappeler —
au moins dialectiquement — son lien avec "le plus beau des mauvais anges" ni
suivre le cheminement qui transforma (mais l'abolit-il tout à fait?) l'ami passionné
de Rimbaud en "amant" du Christ. On ne peut approcher le Christ de Verlaine
sans que cette évocation se donne, en quelque mesure, comme inverse et par là
solidaire du rejet du Christ par Rimbaud. L'appel quasi messianique de Rimbaud
au Génie, (contre-Christ salvateur en dehors de toute figure individuelle), rap-
pelle bien des aspects du Christ romantique. Au contraire, le Christ de Sagesse,
qui se fait souffrance et chair pour le souffrant, qui se fait péché pour le pécheur,
déroute et déjoue tout messianisme; il ne se veut qu'intimité, présence, fusion
quasi charnelle.
L'été 1874, dans la prison de Mons, Verlaine se convertit. Le 8 septembre de
la même année, son ami Lepelletier reçoit de lui un long poème composé de dix
sonnets et intitulé «Final». Il est probable que ce texte est le fruit de cet avatar
spirituel, dû à un incident mystérieux qui l'a surpris dans sa cellule de Monsi. En
raison de leur forme de dialogue entre le sujet et le Christ, les pièces constituant
«Final» sont d'habitude appelées "sonnets au Christ". Dans le canevas conçu
par le poète, elles étaient situées tout à la fin d'un nouveau recueil qu'il projetait:
CellulairemenP. Par la place qu'elles occupaient dans celui-ci et leur titre
«Final», ces sonnets semblent marquer, pour lui, une sorte de zénith dans son
itinéraire spirituel. Voici un tercet qui nous en donne le ton:
1 P. Verlaine, Mes prisons, Œuvres en prose complètes, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade»,1972, pp.347-348. Pour les œuvres en prose de Verlaine, nous nous référons à cette édition.2 J.-L. Steinmetz a entrepris de publier ces poèmes sous le titre: Cellulairement (Le Castor Astral,1992).
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«N'ai-je pas sangloté ton angoisse suprêmeEt n'ai-je pas sué la sueur de tes nuits,Lamentable ami qui me cherches où je suis?»3
Le Christ est présent là où le pécheur le cherche; toutefois, aveuglé par la cons-
cience de ses fautes, il n'arrive pas à le trouver, ce qu'exprimé sans doute le troi-
sième vers*. Nous avons ici affaire à un moment privilégié de l'union entre
l'homme et son Dieu, entrevue comme telle par le poète d'après ce qu'il a réelle-
ment sentis. Léon Bloy dit qu'au lendemain de'sa conversion, Verlaine pouvait
demander pardon au Christ «seulement en se considérant comme une ordure
qui n'a que de l'ordure à offrir»6. Avec le ton passionné, presque délirant qui
caractérise le Christ de Verlaine, les sonnets en question semblent comporter,
nous le verrons, une certaine affinité avec le langage des mystiques chrétiens.
En tout cas, c'est à travers la voix du Christ que la spiritualité verlainienne s'y
manifeste pleinement.
Un peu avant les "sonnets au Christ" se trouve une pièce intitulée «Via dolo-
rosa» commençant par: «Du fond du grabat/ As-tu vu l'étoile/ Que l'hiver
dévoile?». Elle semble anticiper sur la conversion de Verlaine, du moins elle fait
partie des poèmes d'inspiration religieuse, ce qu'attesté le fait qu'elle trouve,
avec «Final», sa place définitive dans Sagesse après le projet avorté de Cellu-
lairemeni. Or, dans l'ordre de ce recueil qui n'a finalement pas vu le jour, cinq
pièces en série viennent s'intercaler entre «Via dolorosa» et «Final»: il s'agit de
«Crimen Amoris», «La Grâce», «Don Juan pipé», «L'impénitence finale» et
d'«Amoureuse du diable», qui seront classées plus tard parmi les poèmes de
Jadis et Naguère. Au moment de la publication de Sagesse, le recueil de sa
conversion, l'auteur ne les a pas considérées comme dignes d'y figurer; et cela,
3 P. Verlaine, Sagesse, 11-4, Œuvres poétiques complètes, Gallimard, «Bibliothèque de laPléiade», 1962, p.268. C'est le Christ qui s'adresse au pécheur. Pour les œuvres poétiques deVerlaine, nous nous référons également à l'édition de la Pléiade.4 Dans les notes de l'édition Garnier Frères, 1969, p. 613.5 P. Verlaine, Correspondance, Slatkine Reprints, 1983,1.1, p.146.6 L. Bloy, «Le lépreux», Belluaires et Porchers, Œuvres, Mercure de France, 1964, t. H,, p.280.
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bien qu'elles se situent entre «Via dolorosa» et «Final» suivant l'ordre de Cellu-
lairement Verlaine étant très attentif à la composition de ses recueil, cette
place qu'elles occupent ne peut être fortuite. Appelées parfois "récits diaboli-
ques", elles ont pour thème commun la figure d'un jeune homme dont les traits
ne manquent pas de rappeler Arthur Rimbaud. Il est donc possible que l'auteur
de Cellulairement tienne la figure de celui-ci pour une tentation, la dernière et la
plus dangereuse, susceptible d'entraver son retour à la foi. Notre étude tentera
donc de chercher la raison pour laquelle son jeune compagnon se transforme
en une sorte de Lucifer séducteur dans son cheminement vers Dieu.
Sagesse s'est vu souvent l'objet de jugements sévères: Jean-Pierre Richard
affirme qu'«après Sagesse, l'être verlainien ne dépouille plus sa particularité
pour tâcher de se dépasser lui-même»8. De même, d'après Jacques Borel, «la
plupart des pièces y relèvent d'un art poétique radicalement opposé à celui des
poèmes antérieurs»9. En tout cas, ce qui est certain, c'est que Sagesse se situe,
pour de nombreux commentateurs de Verlaine, à un tournant de l'art poétique
de celui-ci. "Les sonnets au Christ" non plus ne semblent pas échapper totale-
ment à ces acerbes critiques.
Il est certain que l'accent verlainien des Fêtes galantes et des Romances sans
paroles, tant adoré par des Esseintesio ne subsiste plus après ce recueil de con-
version. Néanmoins, nous pouvons nous poser une question: l'expression
imprégnée de mysticisme des sonnets au Christ s'explique-t-elle uniquement
par les circonstances extraordinaires où fut provoquée la conversion de Verlai-
ne? Si on se rapporte à la biographie comme aux sentiments du converti, ce ton
mystique est-il totalement étranger à sa poétique antérieure? Est-il donc simple-
ment contingent? N'y aurait-il pas un lien qui relie, ne serait-ce que d'une façon
ambiguë, le poète des Romances sans paroles à celui de Sagesse?
7 É. Zimmermann, Magie de Verlaine, Études de l'évolution poétique de Paul Verlaine, Corti,1967, p.269.8 J.-P. Richard, Poésie et profondeur, Seuil, 1955, «Fadeur de Verlaine», p. 184.9 Dans l'Introduction à Sagesse, «Bibliothèque de la Pléiade», p.222.10 J.-K. Huysmans, A Rebours, O. C., t. IV, p.281.
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Notre étude cherchera donc en second lieu à y répondre. À cette fin, nous
aborderons le Verlaine d'avant Sagesse, en ayant recours, comme fil d'Ariane, à
l'expression de Paul Valéry: "la vie extérieure"11, c'est-à-dire cette ouverture
totale à la sensation, cette mystique du sentir que Valéry pose comme aussi pro-
fonde que la plus profonde intériorité, bien que d'un tout autre ordre. C'est ce
dedans/ dehors qui définirait le poète d'avant Sagesse.
11 P. Valéry, «Autour de Corot», Pièces sur l'art, Œuvres, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade»,1960, t. Il, pp.1318-1319.
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1 Verlaine et "le plus beau des mauvais anges"
(1) «Mon cas avec Rimbaud est très curieux...»
La rencontre de Verlaine avec Arthur Rimbaud remonte au mois de septembre
1871. De Charleville, le jeune garçon de seize ans envoie au poète des Poèmes
saturniens et des Fêtes galantes, ses poèmes d'ironie amère et d'accusation vio-
lente dont «Les Effarés», «Accroupissements», «Les Douaniers», «Le Cœur
volé» et «Les Assis». Appréciant profondément les œuvres de cet inconnu,
Verlaine lui répond ainsi, avec ferveur, encouragé par l'accord de certains de
ses amis: «Venez, chère grande âme, on vous appelle, on vous attend»i2. Le
poète savait reconnaître, à juste titre, le don poétique de cet adolescent. Leurs
relations ont alors commencé par l'admiration réciproque qui les unissait.
À l'époque des Romances sans paroles, Verlaine insiste, dans les lettres, sur
son intention de dédicacer son recueil à Rimbaud 13 et en explique à Edmond
Lepelletier les raisons: en premier lieu, c'est, dit-il, "comme protestation", c'est-à-
dire, afin de protester contre ceux qui considèrent leurs relations comme scanda-
leuses; il semble que les rapports d'amitié existant entre ces deux jeunes poètes
aient débouché finalement sur l'homosexualité14. En second lieu, l'assistance de
son jeune compagnon lui était indispensable dans la genèse de son recueil. En
effet, leur différence d'âge et de carrière poétique n'a pas empêché Rimbaud de
devenir en quelque sorte son inspirateur. Enfin c'est pour manifester ses senti-
ments de reconnaissance à son ami dont les soins lui étaient précieux lors de la
maladie grave qu'il eut à Londres au cours du mois de janvier 1873.
Pourtant, ce n'est pas tout, Verlaine lui-même avoue dans une autre lettre à
12 Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1872, p.261 ;dans la lettre de Verlaine à Rimbaud datée de mars 1872. Pour les œuvres de Rimbaud, nous sui-vons l'édition de la Pléiade.13 Correspondance, 1.1, p.101. «Je tiens beaucoup à la dédicace à Rimbaud. D'abord commeprotestation, puis parce que ces vers ont été faits lui étant là et m'ayant poussé beaucoup à les fai-re, surtout comme témoignage de reconnaissance pour le dévouement et l'affection qu'il m'atémoignés toujours et particulièrement quand j'ai failli mourir.»14 A. Buisine, Paul Verlaine Histoire d'un corps, Taillandier, 1995, p. 187.
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Pourtant, ce n'est pas tout, Verlaine lui-même avoue dans une autre lettre à
Lepelletier:
«Mon cas avec Rimbaud est très curieux— également et légalement.Je nous analyserai aussi dans le livre très prochain...»15.
Le livre qu'il évoque ici est un mémoire qu'il compte entreprendre pour son auto-
défense et sa justification contre la médisance. Ce projet n'ayant finalement pas
vu le jour, on ne possède pas, de son côté, de documents détaillés sur leur vie
commune à cette époque, sauf certains poèmes des Romances sans paroles qui
semblent y faire allusionie. Après le drame de Bruxelles, une série de poèmes
intitulée "récits diaboliques" et écrite à la prison de Mons constituera un précieux
témoignage.
Or leur cas que Verlaine trouve "curieux", Rimbaud semble en comprendre la
vraie nature, qu'il relate, bien qu'allusivement, dans certaines pages d'Une Sa/-
son en enfer. Un chapitre intitulé Délires I, est l'histoire de "la Vierge folle",
racontée par elle-même. On sait que cette expression a pour origine la parabole
évangélique dans laquelle les Vierges folles sont présentées comme le symbole
de la négligence spirituelle et punies par la privation du Saluti7;tout en voulant
être fidèles à "l'Époux divin", elles sont pourtant abandonnées par Lui, en raison
de leur manque de volonté. Ce qui diffère du récit biblique dans l'histoire rimbal-
dienne, c'est la présence de "l'Époux infernal", succédané contraire de l'Autre,
qui désigne implicitement l'auteur lui-même.
Le problème se pose à propos de l'identité de "la Vierge folle": il est toujours
possible avec Antoine Adam, de la considérer comme une autre partie de l'âme
de Rimbaudis; ou encore, comme Yoshikazu Nakaji, de voir dans ce drame de
15 Correspondance, 1.1, p. 65.16 Éléonore M. Zimmermann, «Notes sur l'architecture des Romances sans paroles et de Cellulai-rement», Revue des Sciences Humaines, avril-juin, 1965, p.278.17 L'Évangile selon saint Mathieu, XXV, 1-13.18 Dans les notes ajoutées aux Œuvres complètes de Rimbaud («Bibliothèque de la Pléiade»),p.962.
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deux êtres, le conflit intérieur «qui se manifeste dans le dialogue de "je" avec
soi-même»i9; le "je" de la narration se partageant en deux personnages, d'où la
théâtralité du texte que constate le commentateur.
Nous pensons, avec Yves Bonnefoyso, que Délires I suppose la présence
d'une autre personne: évidemment Verlaine. Le texte apparaît comme un jeu
d'échos où les voix rebondissent: la Vierge folle (Verlaine ou le pseudo-
Verlaine, Verlaine tel que le perçoit alors Rimbaud) y parle de l'Époux infernal
(c'est-à-dire de Rimbaud, tel que Verlaine le perçoit, ou plutôt tel que Rimbaud
pense que Verlaine le perçoit). C'est donc à un singulier entrelacement des figu-
res et des voix que nous fait assister ce texte. Par sa mise en œuvre, il rend les
deux figures indissociables l'une de l'autre, tandis que par son contenu au con-
traire, il les dissocie jusqu'à les rendre incompatibles. Rimbaud prête à Verlaine
un être caricaturalement "féminin" et pleurard, tout prédisposé à la repentance,
au don des larmes et à la mïmesis sacrificielle. Par l'image de la Vierge folle
empruntée au Nouveau Testament Rimbaud tente de discréditer d'un même
mouvement Verlaine et l'Évangile. Dans la parabole évangélique, l'époux que
les Vierges folles n'ont pas su attendre est l'époux divin, le dieu d'amour. Au
contraire, l'époux, le dieu véritable que le texte rimbaldien exalte a contrario à
travers les lamentations du pseudo-Verlaine, c'est "l'époux infernal", celui dont la
révolte veut "changer la vie" et que la "vierge folle" ne peut comprendre.
Le sentiment d'amour de la Vierge folle pour son ami est, malgré le ton ironi-
que du récit, créateur du drame: elle dit: «je lui (= à l'Époux infernal) prêtais des
armes, une autre figure»22. L'auteur intègre, en quelque sorte, son propre regard
dans celui de l'autre, l'imagination du premier est donc nourrie par la pensée du
dernier. Ce que relate l'histoire de Délires I, est une expérience vécue à la fois
par l'un et par l'autre: une expérience vue du double regard, basculant entre les
19 Y. Nakaji, Combat spirituel ou immense dérision? José Corti, 1987, p.126.20 y. Bonnefoy, Rimbaud par lui-même, Seuil, 1961, p.94.21 Matthieu, XXV, 1-13; Luc, XII, 35-38.22 Délires I, p. 104.
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deux pôles d'idées et de sentiments.
La trace de l'homosexualité, apparente dans ce texte de Rimbaud, attestée
dans certains passages comme «À côté de son cher corps endormi, que d'heu-
res j'ai veillé... »23, fait voir l'image de Verlaine attiré irrésistiblement par son
jeune compagnon qu'il aima d'un amour passionné. Pourtant, il n'empêche
qu'un abîme d'incompréhension se creuse entre les deux êtres:
«Tristement dépitée, je lui dis quelquefois, "je te comprends." Il haus-sait les épaules»24.
Rimbaud prend ici la voix de Verlaine (caricaturé en Vierge folle) pour parler
de lui-même, Rimbaud, figuré en "Époux infernal", en force incompréhensible à
Verlaine. Cette méconnaissance ne concerne pas seulement le niveau senti-
mental de la part de la Vierge folle, séduite avant tout par le charme de l'Époux
infernal en tant que rénovateur de la vie. En effet, la quête poétique de Rimbaud
avait en vue une transformation radicale de l'existence tout entière; rien d'éton-
nant dans le cas de cet adolescent ayant subi très tôt une forte influence de Vic-
tor Hugo, pour qui le poète devait être un visionnaire, et de ce fait l'initiateur de
l'humanité. Cette mission prométhéenne, Rimbaud l'exalte, on le sait, dès ses
lettres du Voyantss. Et ce trait de lui correspond à ce qu'il relate à travers la voix
de la Vierge folle qui ne le comprend pas:
«Quelle vie! La vraie vie est absente.»«Il a peut-être des secrets pour changer la vie?»«... les lois et les mœurs auront changé — grâce à son pouvoir magi-que—, ...»26.
Aspirant à créer, à travers le bouleversement total de l'être («par le dérèglement
23 Délires I, p. 104.24 ibid., p. 104.25 Dans la lettre de Rimbaud à Paul Demeny datée du 15 mai 1871, p.252; «Donc le poète estvraiment voleur de feu. Il est chargé de l'humanité, des animaux même...»26 Délires I, pp. 103, 104 et 105.
359
de tous les sens»27), une autre forme à la fois d'existence et de poésie: «la vraie
vie», Rimbaud est, en un sens, un des héritiers du rêve romantique de la généra-
tion précédente; tandis que cette conception salvatrice du langage poétique
semble étrangère à Verlaine. L'un et l'autre rêvent une poésie novatrice; mais
l'art nouveau pour Verlaine est lié à l'avènement, par le rythme, par la musique,
par les jeux de l'indirect et de la suggestion, d'une nouvelle sensibilité, d'un nou-
veau rapport au monde. Pour Rimbaud, l'exigence, plus radicale, vise à fonder
un "absolu" dans la vie et dans l'art.
Dans Délires I, perce le sarcasme de l'auteur envers l'autre qui lui attribue une
image charismatique ou plutôt diabolique de novateur; lui-même la tourne en
dérision, à la fois en raillant son ami et en feignant de se condamner, ce que
montre le dernier passage du texte:
«Un jour peut-être il (=l'Époux infernal) disparaîtra merveilleusement;mais il faut que je sache, s'il doit remonter à un ciel, que je voie un peul'assomption de mon petit ami!»28
Tout au long du récit, la Vierge folle est décrite comme un être faible, comme
une femme qui se perd dans l'admiration aveuglante envers son amant, que ce
dernier constate ironiquement. Toutefois, dans la citation ci-dessus, le ton
moqueur dissimule mal un autre élément à discerner: l'emploi du verbe
"remonter" implique la chute précédemment produite et la possibilité de rega-
gner "quelque paradis", même si "un ciel" peut ne désigner nullement le
royaume des cieux. Il y a donc dans la figure de l'Époux infernal l'aspect d'un
être céleste dépravé; d'ailleurs dans le fonctionnement du récit même, c'est une
figure qui remplace l'Époux divin: «C'est un Démon, vous savez, ce n'est pas un
homme»2s. L'auteur de Délires I s'empare du regard de l'autre et s'incarne en
quelque sorte dans l'autre; ainsi devenu une sorte de Lucifer, il ne cesse d'exer-
27 Lettre à Paul Demeny datée du 13 mai 1871, p.249.28 Délires I, p.106.29 fl>/d.,p.103.
360
cer un charme ensorcelant sur la vitime de cette opération littéraire.
Au sujet de «Via dolorosa», on trouve dans l'exemplaire Kessler de brèves
notations ajoutées à chaque strophe par l'auteur lui-même, la première strophe,
par exemple, est définie comme «Impression de Paris en décembre 1871 »so.
Verlaine y raconte ainsi les épisodes de sa vie entre 1871 et 1873, regardés
sous un jour négatif:
«La Chair et le SangMéconnaissent l'Acte."Mais j'ai fait un pacteQui va m'enlaçantÀ la faute noire,Je me dois à monTenace démon:Je ne veux point croire.Je n'ai pas besoinDe rêver si loin!»3i
"L'Acte" signifie "l'Acte de Dieu", c'est-à-dire, la Grâce que Dieu accorde à
I'homme32j tandis que l'instinct charnel ("la Chair et le Sang") empêche celui-ci
d'en jouir. Le cri douloureux que fait entendre cette strophe pourrait déjà être
celui d'un chrétien malgré l'abjuration: «je ne veux point croire», en ce sens que
"je" est déjà conscient d'une voie qui va au-delà de son désir sensuel. Le poème
se termine ainsi:
«Regarde au-dessus..."Est-ce vous, Jésus?"»
Que le poète soit amené à rechercher une réponse du Christ, c'est ce que
30 Dans les notes de l'édition Garnier, p.616.31 Sagesse, III-2, p.277.32 Dans les notes de l'édition Garnier, p.618.
361
suppose cette interrogation. Toutefois, dans l'ordre de Cellulairement, elle est
immédiatement suivie par les poèmes appelés "récits diaboliques" ou "cycle
Rimbaud".
Dans «Villon et Verlaine», Paul Valéry insiste sur le fait qu'une part très
importante de leurs œuvres se réfère à la biographiess. En effet, plusieurs vers
des poèmes en question sont révélateurs des incidents qui auraient eu lieu au
cours de la vie partagée des deux poètes et, de ce fait même, nous renvoient à
certaines lignes de Délires I. Voici un passage d'«Amoureuse du diable»:
«... Absent souvent trois jours sur quatre,II rentrait ivre, assez lâche et vif pour la battre,Et quand il voulait bien rester près d'elle un peu,II la martyrisait, en manière de jeu,Par l'étalage de doctrines impossibles».
Et plus loin:
«Ainsi de suite, et sa fade ironieN'épargnait rien de rien dans sa blague infinie»34.
Comme Délires I représente Verlaine dans le portrait d'une femme, ce dernier
se décrit, dans ce poème de "la série Rimbaud", également sous la figure fémini-
ne. Pareille à la Vierge folle, l'héroïne y demeure fortement éprise de son amant
jusqu'à admirer chez l'autre une virilité presque cruelle:
«...Et pâleDe mâle joie et d'audace infernale,Le grand damné, royal sous ses haillons,Promène autour son œil plein de rayons,»35.
33 P. Valéry, «Villon et Verlaine», Variété, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1957,1.1,p.429. É. Zimmermann, elle aussi, constate, dans son article déjà cité, la portée des éléments bio-graphiques chez Verlaine (p.269).34 «Amoureuse du diable», Jadis et Naguère, pp.395 et 396.35 «Don Juan pipé», Jadis et Naguère, p.392.
362
Rappelons-nous aussi que Rimbaud avait seize ans, lorsqu'il rencontra
Verlaine pour la première fois; la jeunesse du premier le séduit avant tout par
son apparence physique: «La Grâce» raconte le conflit intérieur d'une femme
déchirée entre son dévouement au Seigneur des chrétiens et son amour charnel
envers son mari défunt, revenu sur la terre sous la figure de Satan afin de la per-
dre par la luxure. Elle s'adresse ainsi à la tête décapitée de son époux; la trace
d'homosexualité s'y révèle clairement:
«Comte Henry, votre boucheSe transfigure rouge aux deux arcs palpitantsDe lèvres qu'auréole un duvet de vingt ans,»36
En outre, le pouvoir privilégié de la jeunesse chez l'un fait entrevoir à l'autre
une hallucinante perspective à la fois de l'être et de la poésie:
«Mais lui, Don Juan, n'est pas mort, et se sentLe cœur vif comme un cœur d'adolescent,Et dans sa tête une jeune penséeCouve et nourrit une force amassée;»3?
Ainsi, la fascination d'un jeune corps s'associe, dans Rimbaud, à une puissance
spirituelle due essentiellement à sa juvénilité; d'ailleurs celui-ci est beau d'une
«beauté problématique»38. C'est cette alliance des deux qualités physique et
morale qui fait de lui un être hors de commun aux yeux de Verlaine.
Aspirant à un idéal qui puisse rivaliser avec la figure christique (comme le
montre un poème des Illuminations: «Génie»), la recherche du poète-Voyant
dépasse la dimension d'un simple anticléricalisme exacerbé, pour devenir la
quête d'un salut, que le christianisme ne peut plus donner aux hommes.
Verlaine le comprend, et un passage de «Don Juan pipé» décrit ce trait de Rim-
36 «La Grâce», Ibid., p.384.37 «Don Juan pipé», Ibid., p.390.38 «Amoureuse du diable», Ibid., p.395.
363
baud:
«... s'étant découvert meilleur que Dieu,II résolut de se mettre en son lieu»39.
Le côté emphatique et quelque peu dramatisé de ces vers ne saurait, nous
semble-t-il, écarter totalement l'hypothèse que son ami acquiert à un moment
donné la figue d'un jeune dieu à ses yeux éblouis. Verlaine chante ainsi dans
«Crimen Amoris»:
«Or le plus beau d'entre tous ces mauvais angesAvait seize ans sous sa couronne de fleurs».
Et celui-ci crie plus loin:
« Oh! Je serai celui-là qui créera Dieu!»40
Nous ne pensons pas qu'à l'époque où ils menaient une vie commune,
Verlaine conçût une telle vision quasi religieuse de l'autre, encore que, comme
Rimbaud s'en aperçoit et le relate dans Délires I, il idolâtrât en ce temps-là son
jeune amant. Plus tard, dans les Confessions, il se souviendra ainsi de leur
passé partagé:
«II ne s'agissait en principe, non pas même d'une affection, d'une sym-pathie quelconque entre deux natures si différentes que celle du poètedes Assis et la mienne, mais bien d'une admiration, d'un étonnementextrêmes en face de ce gamin de seize ans qui avait dès alors écrit deschoses, a dit excellemment Fénelon, "peut-être au-dessus de lalittérature"...
39 «Don Juan pipé», Jadis et Naguère, p.390.40 «Crimen Amoris», Ibid., pp.378-379.41 Confessions, p. 548.
364
Lors des "récits diaboliques", c'est la perspective de la conversion qui modèle
de façon ambiguë la figure de celui-ci, mué en un jeune dieu rivalisant avec le
Christ. «L'impénitence finale» montre une pécheresse esclave de son désir
charnel: elle se perd dans son amour adultère malgré le conseil de Jésus
apparu devant elle:
«Elle vit Jésus-Christ avec les traits humainsEt les habits qu'il a dans les tableaux d'église»42.
Cette vision, elle l'oublie rapidement pour ne plus penser qu'à son amant. Cette
pièce exprime-t-elle le sentiment de l'homme tourmenté encore par le souvenir
des anciens jours de luxure qu'il a passés avec son compagnon? Pourquoi a-t-il
recours, au seuil de sa conversion, à la figure de Rimbaud en la transformant en
une sorte d'antéchrist, comme si ce détour était indispensable afin d'atteindre le
moment suprême de la rencontre avec le Dieu chrétien?
Il nous semble nécessaire, pour y répondre, de jeter un coup d'œil sur la sai-
sie rimbaldienne du Christ.
(2) Le Christ de Rimbaud
C'est en rapport avec notre étude de Verlaine que nous nous attachons au
Christ ou plutôt au contre-Christ de Rimbaud, mais il importe de le souligner,
nous ne considérons pas ce Christ rimbaldien (ni par la chronologie ni par le
sens et la couleur) comme une variante du Christ fin-de-siècle. Telle qu'elle
transparaît dans le poème en prose «Génie», elle serait bien plutôt une réactiva-
tion de l'énergie romantique. Nous l'abordons essentiellement pour mieux saisir
par contraste certains aspects du Christ de Verlaine. Nous avons d'autre part
déjà souligné l'impossibilité de séparer Verlaine et Rimbaud pour accéder à l'un
42 «L'impénitence finale», Jadis et Naguère, pp.386-387.365
ou à l'autre. Enfin, comme nous tenterons de le montrer, le souvenir du lien avec
Rimbaud reste irréductiblement lié à la sensibilité de Verlaine, jusque dans ses
efforts pour s'absorber dans le Christ à travers le dialogue de Sagesse.
Léon Bloy remarque au sujet de Lautréamont que celui-ci n'adresse jamais
ses imprécations au Christ43; tandis que, on le sait, dans les blasphèmes de
Rimbaud, le Christ n'est pas épargné.
Son hostilité contre Dieu semble avoir pris racine très tôt, ce que suggère une
pièce des Poésies: «Les Poètes de sept ans», où il avoue ses sentiments d'en-
fant:
«II craignait les blafards dimanches de décembre,Où, pommadé, sur un guéridon d'acajou,II lisait une Bible à la tranche vert-chou;Des rêves l'oppressaient chaque nuit dans l'alcôve.Il n'aimait pas Dieu; ...»44
L'image de Dieu demeure pour lui inséparablement liée à la Bible, aux «églises
des villages»45 et au catéchisme qu'il a suivi. Il est possible de penser que les
sentiments révoltés chez l'adolescent modifient son portrait d'enfance. À propos
des «Premières Communions» où Rimbaud est encore plus violent dans l'ex-
pression de sa haine de Dieu, Verlaine croit reconnaître l'influence de Miche-
Iet46. En tout cas, l'environnement religieux de son enfance est très différent, par
exemple, de celui de Nerval tel qu'il est décrit dans Aurélia*?.
Dans «Soleil et chair», un des poèmes qui nous est connu de l'écolier-poète,
43 LBIoy, «Le cabanon de Prométhée», Belluaires et porchers, Œuvres, Mercure de France, t. Il,p. 193.44 «Les poètes de sept ans», Poésies, p.44.45 «Les Premières Communions», Poésies, p. 60.46 p. Verlaine, «Arthur Rimbaud», Les Poètes maudits, p.654; «Maintenant quel avis formuler surles Premières Communions, (...) ,qui nous paraît dériver d'une rencontre malheureuse avec leMichelet sénile et impie...». Ces lignes ont été écrites en 1883, donc longtemps après que sa con-version avait modifié complètement son opinion sur divers points.47 G. de Nerval, Aurélia, Garnier Frères, 1966, p. 797: «Mes premières années ont été trop impré-gnées des idées issues de la Révolution, mon éducation a été trop libre, ma vie trop errante, pourque j'accepte facilement un joug qui, sur bien des points, offenserait encore ma raison».
366
Rimbaud oppose à l'hymne à la divinité antique (Vénus Anadyomène) son senti-
ment d'amertume causé par la religion chrétienne:
«...—Oh! la route est amèreDepuis que l'autre Dieu nous attelle à sa croix;»48
II use donc du symbolisme de la croix afin de représenter la captivité doulou-
reuse de l'homme aliéné par la religion. Au demeurant, lorsqu'il insulte l'inter-
cesseur chrétien, il conçoit celui-ci tel qu'il est défini par l'Église. Ses impréca-
tions contre Dieu s'adressent alors naturellement au Christ.
Elles renferment en elles trois points essentiels: en premier lieu, après une
enfance contrainte par l'environnement familial et religieux, les événements
sociaux et politiques marquent le poète d'une façon définitive; en second lieu, il
éteint difficilement son sentiment de colère contre la religion qui réprime les ins-
tincts naturels et les forces vitales de l'homme; enfin, en tant qu'artiste, il l'accuse
d'étouffer les libres essors de l'imagination.
Dans «L'Homme juste», le Christ appelé ainsi, entretient un rapport d'oppres-
seur et oppressé avec le sujet "je":
«Juste! plus bête et plus dégoûtant que les lices!Je suis celui qui souffre et qui s'est révolté!»49
En mai 1871, Rimbaud fut de passage à Paris et se trouva au milieu des troubles
de la Commune; il passa par de rudes épreuves en un temps de crise où seul un
changement brusque, une transformation rapide auraient pu être efficacesso. La
déception provenant de l'échec de la révolution sociale, ne la retourne-t-il pas
en une fureur corrosive envers "le fils de l'homme", dont la position statique se
voit violemment condamner dans «L'Homme juste» écrit vers juillet 1871 aussi-
48 «Soleil et chair», Poésies, p. 8.49 «L'Homme juste», Poésies, p.54.50 J. Bourguignon etCh. Houin, Vie d'Arthur Rimbaud, Payot, 1991, pp.75-78.
367
tôt après l'écroulement de la Commune :
«Le Juste restait droit sur ses hanches solides:
Et le Juste restait debout, dans l'épouvanteBleuâtre des gazons après le soleil mort:»5i
Tout ce qui est immobile, incapable d'agir, fait horreur au poète, ce que nous
révèlent «Les Assis» et «Accroupissements»; de telle sorte que le Christ privé
d'actions lui paraît inacceptable jusqu'au dégoût. L'impuissance et la passivité le
caractérisent: il n'accomplit pas son rôle d'intermédiaire et, de plus, n'intervient
pas au moment même où les hommes écrasés par les injustices sociales invo-
quent intensément un secours52.
En outre, l'accusation de Rimbaud se porte sur l'Homme-Dieu qui renie les
instincts naturels et les forces vitales en l'homme, dont il se sent lui-même la vic-
time:
«J'étais bien jeune, et Christ a souillé mes haleines.
Et mon cœur et ma chair par ta chair embrasséeFourmillent du baiser putride de Jésus!»53
À travers son psychisme profondément empreint de l'horreur de la chair, le
Christ, cet «éternel voleur des énergies»54, lui apparaît comme un être de chair;
la détestation qu'il éprouve envers lui donne l'impression d'être presque physi-
que.
5"i «L'Homme juste», Poésies, pp. 53-54.52 Remarquons pourtant qu'il y a une ambiguïté dans la figure christique chez Rimbaud; dans lepoème qui commence par : «Morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize», il désigne lessoldats morts pour la Révolution comme «million de Christs aux yeux sombres et doux» («Morts deQuatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize», Poésies, p.20). D'après A. Adam, l'expression"sombres et doux" provient directement des Mages de Victor Hugo (notes de l'édition de la Pléia-de, p. 858).53 «Les Premières Communions», Poésies, pp.64-65.54 Ibid, p.65. D'ailleurs, rappelons-nous que cette pièce a été écrite également après l'échec dela Commune.
368
En tant que poète, il conçoit la religion comme une entrave à l'imagination: le
Jésus qui «rêve en haut, jauni par le vitrail livide»55 à l'intérieur d'une église
symbolise la stagnation de la foi, rendue encore plus sensible par la pauvreté
des images religieuses.
Jésus, laid et passif, qui n'en peut plus, se trouve réduit à une posture stati-
que, à une image privée de voix; muet, il ne s'adresse plus à ses fidèles; alors
que résonne seulement le cri du blasphémateur: «Je suis maudit, tu sais! je suis
soûl, fou, livide,/Ce que tu veux!»56.
Quant à la présence du christianisme dans Une Saison en enfer, Danielle
Bandelier la définit comme non-référentielle57. Elle insiste sur l'inutilité de
regrouper les passages qui se rapportent à la religion «pour en dégager le
sens». Il est vrai que les énoncés s'y contredisent les uns les autres: à peine le
sujet s'est-il laissé prendre par l'aspiration vers Dieu, qu'il renie avec un senti-
ment d'auto-accusation, et ce genre d'abjuration se réitère à plusieurs endroits
du texte.
Tout de même, constatons qu'Une Saison en enfer montre le Christ à travers
des images; fait également observable dans les Proses évangéliques, écrites à
la même époquess, où les quelques rares mots prononcés par le Sauveur
n'étant qu'accessoires, la description de ses gestes et de ses mouvements sert à
suggérer une image de lui par des données physiques:
«Jésus retira sa main: il eut un mouvement d'orgueil enfantin et fémi-nin».«Le divin maître se tenait contre une colonne: ...»59.
55 «Les Pauvres à l'église», Poésies, p.46.56 «L'Homme juste», Poésies, p.54.57 D. Bandelier, Se dire et se taire, Neuchâtel, la Baconnière.1988, p.105: «Ses propos (du nar-rateur) sur la foi et le christianisme ne peuvent plus être déchiffrés comme un reflet de son opinion.La religion devient un motif récurrent,... on est dans le domaine de la non-référence».58 Pour P. Brunel, les Proses évangéliques constituent «l'état intermédiaire d'un projet qui trouveson aboutissement (...) dans Une Saison en enfer». Voir son édition critique d'Une Saison, JoséCorti, 1987, p.134.59 Proses évangéliques, pp. 163 et 164.
369
L'auteur emprunte ses histoires à l'Évangile selon saint Jean; les termes
employés montrent qu'il suit fidèlement la transcription de Le Maistre de Sacyeo.
En revanche, les notations sur le mouvement corporel de Jésus consistent, dans
le texte rimbaldien, à renforcer son caractère contre-évangélique6i: la seconde
citation nous renvoie à «L'Homme juste», où le poète flétrit, nous l'avons déjà
constaté, la posture immobile du Christ symbole de son impuissance.
Quant à Une Saison en enfer, ce texte révèle, si ce n'est le sens de la religion,
du moins l'importance de l'imagerie chrétienne chez Rimbaud. Le deuxième
chapitre intitulé Mauvais sang, met la figure du Christ en rapport avec celle de
grands seigneurs du moyen âge:
«Je ne me vois jamais dans les conseils du Christ; ni dans les conseilsdes Seigneurs, — représentants du Çhrist»62.
Par révocation de ces grands seigneurs féodaux, croyants fervents de la reli-
gion, et qui rappelle l'idée de la chevalerie, le Sauveur chrétien, leur chef spiri-
tuel, semble acquérir une image pittoresque mais bien peu évangélique. Ensui-
te, le troisième chapitre, Nuit de l'enfer, décrit le Christ marchant à la surface de
l'eau: une image hallucinatoire provenant de l'Évangile selon saint Jeanes;
«Jésus marche sur les ronces purpurines, sans les courber...Jésus marchait sur les eaux irritées. La lanterne nous le montradebout, blanc et des tresses brunes, au flanc d'une vagued'émeraude...»64.
Il existe d'autres endroits où le narrateur évoque par exemple, «la croix consola-
trice» qui se lève sur la mer65, et «le culte de Marie» et «l'attendrissement sur le
60 p. Brunel, op. cit., p. 129.61 Ibid, pp. 142-143.62 Mauvais sang, p. 95.63 Jean, VI, 16-21.64 Nuit de l'enfer, p. 101.65 Délires II, p.111.
370
crucifié» qui s'éveillent «parmi mille féeries profanes»66. Dans tous ces passa-
ges, ne s'observe aucun recours aux paroles du Christ; les images prédominent
et le sarcasme du narrateur prend appui sur les représentations imagées qui se
dégradent au fil du texte.
Ce qui reste caractéristique chez l'auteur d'Une Saison, c'est que les images
de Marie et de Jésus sont celles qu'un enfant aurait conçues: le Christ chef des
seigneurs de la chevalerie, cette image, ne comporte-t-elle pas un côté quelque
peu infantile? Jésus, être supraterrestre, marchant sur la mer est susceptible de
captiver l'attention d'un'enfant. Dans la citation ci-dessous, D. Bandelier remar-
que l'emploi d'une langue familière67, voire drolatique:
«Je ne me crois pas embarqué pour une noce avec Jésus-Christ pourbeau-père»68.
Des éléments évangéliques constitutifs de l'idée métaphorique: embarquement,
noce et beau-père (pas «beau-père» évidemment, mais l'idée du père), le narra-
teur se sert comme si, pour affirmer son reniement métaphysique, il était incapa-
ble de faire appel à d'autres termes plus abstraits. L'imagerie chrétienne est
ainsi liée au thème de l'enfance, définie implicitement dans Une Saison en
enfer, comme une sorte de réservoir d'images d'abord fraîches et apaisantes,
puis fantastiques. L'enfance se retourne contre elle-même tout en se prenant
malgré tout aux charmes de ses sortilèges:
«Pitié! Seigneur, j'ai peur. J'ai soif, si soif! Ah! l'enfance, l'herbe, lapluie, le lac sur les pierres, le clair de lune quand le clocher sonnaitdouze ... le diable est au clocher, à cette heure. Marie! Sainte-Vierge!...— Horreur de ma bêtise»69.
66 Mauvais sang, p.95.67 D. Bandelier, op. cit., p.49.68 Mauvais sang, p.99.69 Nuit de l'enfer, p. 100.
371
Certes, par cette exclamation ultime: «Horreur de ma bêtise», l'ensemble de
l'enfance perdue se voit renier avec toute aspiration envers les figures divines.
S. Bernard suppose que Rimbaud a lu la Vie de Jésus de Renan, publiée en
186370; suggestion intéressante, si on se rappelle l'interprétation présentée par
Renan des miracles de Jésus7i. L'auteur des Proses évangéliques, lui, ironise
sur les faits miraculeux, comme si Jésus n'était en rien concerné par les résultats
produits. Son attaque vise à ridiculiser l'incapacité du "divin maître", plutôt qu'à
les réduire à des faits absurdes.
Or, Nuit de l'enfer contient un curieux passage, où la parole du sujet nous rap-
pelle immanquablement celle de Jésus en raison d'expressions telles que «la foi
(qui) soulage, guide, guérit» et «le cœur merveilleux»:
«Fiez-vous donc à moi, la foi soulage, guide, guérit. Tous, venez, —même les petits enfants, — que je vous console, qu'on répande pourvous son cœur, — le cœur merveilleux! — Pauvres hommes, travail-leurs! Je ne demande pas de prières; avec votre confiance seulement,je serai heureux»72.
Peut-on y voir, avec D. Bandelier, le drame bouffon et le tragique dérisoire73?
Margaret Davies signale un ton théâtral qui anime tout le récit à'Une Saison et
remarque, dans ce passage, que «le Voyant, Jésus, Satan, ne sont que des
rôles assumés par l'acteur et fondus ensemble dans son jeu de cabotin»74.
Signalons pour notre part que «le cœur merveilleux» suggère qu'il s'agit du
culte du Sacré-Cœur apparu dès le dix-septième siècle, mais propagé rapide-
ment en France surtout après 1871. L'image de Jésus entouré d'enfants se
répandit parmi les fidèles avec d'autres objets de piété75. Comme nous l'étu-
70 Dans son édition de Classiques Garnier, p.454.71 Voir supra, pp. 12-16.72 /vu;ïefe/'enfer,p.101.73 D. Bandelier, op. cit., pp.59-60.74 M. Davies, "Une Saison en enfer" d'Arthur Rimbaud, Analyse du texte, Minard, "Archives deslettres modernes", 1975, p.52.75 Voir infra, p.404.
372
dions plus loin, cette dévotion populaire, étrangère à une idée plus haute de la
religion, demandait aux croyants avant tout de se repentir et d'adorer leur Dieu.
Rimbaud ne s'y réfère-t-il pas avec un sarcasme qui se manifeste à travers un
antagonisme ambigu maintenu tout au long du récit entre le sujet "je" et l'inter-
cesseur chrétien? Le premier semble s'incarner dans l'image de son adversaire;
et celui-ci lui prête une partie de sa propre figure. Il est évident que c'est un effet
provoqué par le sujet lui-même qui se nomme «maître en fantasmagories»76. ici,
tout n'est qu'hallucinatoire, le contexte de Nuit de l'enfer \e prouve suffisamment.
Pourtant, à travers ce procédé de projection77, la figure du Christ se trouve per-
turbée, détruite, du moins dans son sens chrétien.
Malgré l'affirmation de Matin: «je crois avoir fini la relation de mon enfer» 78 la
démarche du sujet est racontée à nouveau au moyen d'une imagerie empruntée
au christianisme et quelque équivoque y subsiste:
«Du même désert, à la même nuit, toujours mes yeux las se réveil-lent à l'étoile d'argent, toujours, sans que s'émeuvent les Rois de la vie,les trois mages, le cœur, l'âme, l'esprit. Quand irons-nous, par delà lesgrèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagessenouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition,adorer — les premiers! — Noël sur laterre!»79
D'une part, ainsi définie de nouveau, l'idée de Noël ne manque pas de perdre
toute sa signification chrétienne; car "le travail nouveau" semble suggérer la fin
de l'esclavage des hommes dominés par la religion et la société régie par celle-
ci, ensuite "la sagesse nouvelle" s'oppose à la vieille sagesse biblique; enfin par
l'expression "la fin de la superstition", le narrateur ne veut-il pas déclarer l'aboli-
tion totale des tourments spirituels de l'homme dus aux dogmes chrétiens? D'au-
tre part la démarche de "nous" risque, au contraire, de paraître ambiguë par ce
76 Nuit de l'enfer, p. 101.77 Le sens de "projection" est ici proche de celui d' "identification centripète"; Vocabulaire de lapsychanalyse, P.U.F., 1988, p.345.78 Matin, p. 115.79 Ibid.
373
procédé d'emprunt à l'imagerie chrétienne. Le "Noël sur la terre" est l'antithèse
absolue de l'autre Noël, qui en est pourtant l'archétype par l'intuition intense
d'un événement extraordinaire, d'un avenir transfiguré.
Or cet aspect conflictuel du texte rimbaldien entreverra sans doute son dépas-
sement dans un poème des Illuminations'. «Génie».
Que l'illuminisme social ait influencé certains traits de Génie, A. Adam l'indi-
que, en lui donnant pour source, La Femme de Michelet, plus précisément les
chapitres XIII et XIVso. H est possible que le lecteur passionné de La Sorcière ait
été intéressé par d'autres œuvres de l'historiensi. Au Génie rimbaldien qui se
présente comme amour, incarnation de l'amour, Michelet a sans doute prêté
l'idée première:
«Mais l'aimante Unité du monde, loin de la tuer (la = toute vie indivi-duelle), la suscite; c'est par cela que cette Unité est l'Amour»82.
Et ce terme de «l'aimante Unité» est dans le chapitre suivant exprimé autrement:
«la Cause aimante»88, qui, pour l'auteur, constitue avec «les Lois», les deux ver-
sants inséparables de la religion. Dans la citation ci-dessous, opposée aux Lois,
elle est tenue pour unificatrice du monde:
«La science pour le moment n'étant pas centralisée, comme elle lesera bientôt, beaucoup ne voient que les Lois, en oubliant que laCause aimante, imaginant que la machine pourrait aller sansmoteur»8*.
Associé à la Femme chez Michelet, l'Amour prend une figure messianique
chez Rimbaud; messianique en un sens nouveau parce que, premièrement, il80 Dans les notes de l'édition Pléiade, p. 1019.81 «Ô sorcières, ô misère, ô haine, c'est à vous que mon trésor a été confié!» (dans le prologued'Une saison en enfer, p.93).82 J. Michelet, «La communion de l'amour. Offices de la nature », La Femme, O. C., t. XVIII, p.546.83 Ibld., p.551.64 J. Michelet, «Suite — Office de la nature», La Femme, O.C., t. XVIII, p.551.
374
oppose ainsi son Génie au Sauveur chrétien:
«II ne s'en ira pas, il ne redescendra pas d'un ciel, il n'accomplira pasla rédemption des colères de femmes et des gaîtés des hommes et detout ce péché: car c'est fait, lui étant, et étant aimé»Q5.
Le premier a la puissance, contrairement au dernier, de délivrer les hommes de
tout «péché» uniquement par sa présence et son charisme; par l'abolition de
l'idée du bien et du mal, il les émancipe, tout en étant parmi eux, de leur joug
moral.
Deuxièmement, il y a une sorte de réciprocité entre l'amour du Génie pour les
hommes et l'amour envers lui de ceux-ci que le texte désigne par le pronom per-
sonnel "nous". Rimbaud utilise le mot "affection" trois fois, "amour" deux fois et la
variante du verbe "aimer" quatre fois dans un poème en prose de quarante-deux
lignes, et cela en vue de mettre l'accent sur ('unité des deux amours.
«... affection égoïste et passion pour lui, lui qui nous aime pour sa vieinfinie...»
Cette citation ne laisse-t-elle pas voir le contraste existant entre, d'une part le
sentiment des hommes pour le Génie, engendré spontanément par la joie toute
humaine, et d'autre part, leur dévouement au Christ qui s'accompagne de dou-
leurs morales?
«Il est l'amour, mesure parfaite et réinventée»: Rimbaud a déjà évoqué ail-
leurs cet "amour à réinventer'̂ , qui, dans ce poème, se traduit curieusement à
travers une figure salvatrice. L'aspiration vers une sorte de surhomme, le poète
la confesse à certains endroits de ses textes, comme le montre ainsi cette cita-
tion:
«Encore tout enfant, j'admirais le forçat intraitable sur qui se referme85 «Génie», Illuminations, p. 154.86 Délires I, p. 103.
375
toujours le bagne;... je flairais sa fatalité dans les villes. Il avait plus deforce qu'un saint... et lui, lui seul! pour témoin de sa gloire et de sa rai-son »87.
Ce terme du "forçat intraitable" nous fait songer au héros des Misérables de
Hugo («Les Misérables sont, dit Rimbaud, un vrai poème»88), ici, la figure du
bagnard prenant un sens symbolique se conçoit comme un être solitaire que son
destin et une force extraordinaire en lui rendent surhumain. L'idée de force, force
susceptible de «changer la vie», est mise au premier plan dans sa réflexion exis-
tentielle, d'où est née la figure du Génie.
On peut également considérer cet idéal nouveau comme un lieu de la réalisa-
tion des souhaits profonds du poète:
«II est l'affection et le présent... lui qui a purifié les boissons et les ali-ments, ...».
Le Génie est ainsi conçu comme purificateur; Rimbaud lui confie ce rôle qui a
été auparavant confié à la nature (dans «Le Cœur volé» et «Bateau ivre»); chez
lui le dégoût de la réalité se révèle, entre autres, à travers celui des nourritures
grasses («Mon triste cœur bave à la poupe/ Mon cœur plein de caporal: /Ils y
lancent des jets de soupe» 89; «mangeuses de soupe», «senteurs de viande»
pour désigner les assistants de la messeso). Celui qui purifie les boissons et les
aliments est apte à annihiler en lui cette répulsion de la réalité.
Si la dernière ligne de Y Adieu («... et il me sera loisible de posséder la vérité
dans une âme et un corps») suggère son désir d'un corps transformé, «Matinée
d'ivresse» fait voir son exercice d'acquérir "le corps merveilleux" par les effets de
la drogue:
87 Mauvais sang, pp.96-97.88 La deuxième lettre du Voyant, p.253.89 «Le Cœur volé», Poésies, p.46.90 «Les Pauvres à l'église», Poésies, pp.45 et 46.
37i
«Hourra pour l'œuvre inouïe et pour le corps merveilleux, pour la pre-mière fois!»9i
Cette expérience finit pourtant par le rendre à «l'ancienne inharmonie». Et dans
«Solde», on peut lire:
«À vendre les Corps sans prix, hors de toute race, de tout monde, detout sexe, de toute descendance!»92
Un sentiment amer de désillusion que ces citations révèlent se voit compenser
dans la figure du Génie, par la réalisation du "corps merveilleux":
«Son corps! Le dégagement rêvé, le brisement de la grâce croisée deviolence nouvelle!»
Les Illuminations contiennent un autre poème que l'on peut tenir pour une
autre description de l'idéal rimbaldien: appelé cette fois-ci "Une Raison", il sem-
ble s'empreindre de nouveau de la pensée de Michelet:
«Nous ne reviendrons heureux qu'en retrouvant le sentiment du grandmouvement fécond, quand, libres, et pourtant soumis à la haute Raisonaimante, ouvriers de l'amour créateur, nous créerons aussi dans laJoie»93.
Rimbaud, lui, décrit ainsi son idéal:
«Un pas de toi, c'est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche.
Ta tête se détourne: le nouvel amour! Ta tête se retourne: — le nou-vel amour î»9*
II est à noter que cette haute Idée prend ici une figure salvatrice, même s'il ne
91 «Matinée d'ivresse», Illuminations, p. 130.92 «Solde», Illuminations, p. 145.93 Michelet, «Suite. Office de la nature», La Femme, p.551.94 «À une Raison», Illuminations, p. 130.
377
peut s'agir que d'une personnification.
Également appelé «Raison merveilleuse et imprévue», le Génie est essentiel-
lement un être de l'avenir. Cependant, l'emploi majeur du verbe au présent, les
phrases nominales employées en grand nombre situe l'idéal rimbaldien hors de
la continuité du temps; le poète écrit: «II nous a connus tous et nous a tous
aimés». Ainsi, son existence remontant même au passé inaugure le rêve d'un
dépassement du Temps: «lui qui nous aime pour sa vie infinie...». Et quelle
course et quelle vitesse prodigieuses, rendues par le mouvement même du texte
caractérisent le Génie; par vagues successives, le rythme suscite et draine
ensemble les images et les énergies pour aboutir à une sorte d'absolu, d'avène-
ment monosyllabique (son corps, son jour).
«Sachons, cette nuit d'hiver, de cap en cap, du pôle tumultueux auchâteau, de la foule à la plage, de regards en regards, forces et senti-ments las, le héler et le voir, et le renvoyer, et sous les marées et auhaut des déserts de neige, suivre ses vues, ses souffles, son corps, sonjour».
Ce dynamisme n'est-il pas à l'antipode du statisme que Rimbaud prête au
Christ? La révolte de Rimbaud est totale en ce sens qu'il oppose à l'idéal chré-
tien le sien propre, bien que ce dernier se calque fatalement sur le premier, ne
serait-ce que pour l'inverser; de telle sorte que le poète dépasse un simple anti-
cléricalisme jusqu'à paraître aux yeux du converti qu'est Verlaine comme un être
presque diabolique.
L'archétype de son idéal, le Sauveur chrétien, se voit renié de façon intégrale.
Cloué à son gibet, immobile, il y demeure privé de sa mission salvatrice. Toute-
fois, ce Christ si faible, si laid ne rejoint-t-il pas, en quelque sorte, celui de la
décadence? Le Christ que Rimbaud a dénoncé avec virulence anticipe curieu-
sement le Dieu adoré de la mentalité décadente qui ne répugne pas à la laideur,
ni au grotesque de cette présence divine. S'il représente une sorte de double
378
inversé, de contre-épreuve de l'idéal rimbaldien, le Christ de Rimbaud, par là
même, n'a rien de l'image fin-de-siècle de Jésus en laquelle s'exprime la délec-
tation de la souffrance physique et morale, voire l'esthétique ambiguë des corps
torturés. Toutefois la révolte rimbaldienne nous paraît pouvoir éclairer, par
contrecoup, ce qui put, dans l'inspiration et les images de Sagesse, rencontrer
certains aspects de la tentation "décadente".
379
2 Verlaine avant Sagesse: maître de "la vie extérieure"?
(1) Une écriture de la sensation
Dans sa lettre à Mallarmé du 26 octobre 1866, Verlaine avoue à son corres-
pondant son effort vers «l'expression» et vers «la Sensation rendue»95. En effet
la création verlainienne d'avant Sagesse est caractérisée par «une certaine
poésie de sensation» d'après Marcel Raymond98. Certains exégètes comme
Octave Nadal, rapprochent l'art verlainien dont le point de départ réside dans la
sensation de celui des impressionnistes9?.\
La sensation suppose à la fois la présence du monde extérieur qui la provo-
que et le sujet qui l'éprouve. Elle s'accorde chez Verlaine, signale Marcel Ray-
mond, avec le dessein de l'art moderne de faire entrer dans l'œuvre «une
charge accrue de réel»98. Son avis est partagé par Guy Michaud, lorsque ce der-
nier remarque que le poète montre de plus en plus son attachement au monde
extérieur". Verlaine écrit, dans une lettre à Emile Blémont datée du 5 octobre
1872: «Mon petit volume est intitulé: Romances sans paroles ... l'ensemble est
une série d'impressions vagues, tristes et gaies» 100. Ce passage semble révéla-
teur de la portée accordée par lui au monde extérieur dont on reçoit toute
impression.
En outre, comme dans la peinture impressionniste, les choses tendent à per-
dre, chez Verlaine, leur renvoi précis à la réalité. Chez certains impressionnistes,
notamment Monet, les effets de la lumière font apparaître vain à leurs yeux ce
95 Citée par Octave Nadal dans son article «L'impressionnisme verlainien», Mercure de France,mai 1952, p.61.96 M. Raymond, «Verlaine, les figures de la poésie», Vérité et poésie, Neuchâtel, la Baconnière,1964, p. 179.97 O. Nadal, op. oit, p. 60.98 M. Raymond, op. cit., p.179.99 G. Michaud, Message poétique du symbolisme, Nizet, 1947, p. 120.100 Correspondance, 1.1, p.300.
380
besoin de référence rigoureuse à la réalité. Il nous semble s'agir, chez le poète,
de la particularité du sujet dans sa façon d'être:
«Une aube affaiblieVerse par les champsLa mélancolieDes soleils couchantsLa mélancolieBerce de doux chantsMon cœur qui s'oublieAux soleils couchants»ioi.
Dans cette pièce «Soleils couchants» des Poèmes saturniens, le moment pré-
cédant le lever du soleil, "une aube", se fond avec celui du son coucher^. L'im-
pression d'un temps crépusculaire domine et perturbe l'idée de l'écart temporel
qui sépare les deux crépuscules du jour. Si nous examinons ce poème selon la
double relation du monde par rapport à la sensation et de celle-ci par rapport au
sujet, nous pouvons constater ceci: en premier lieu, du dehors contemplé, le
sujet reçoit la sensation, et à travers elle, il reconstitue le monde extérieur pour le
faire passer dans l'espace poétique. Dans ce schéma, le sujet est tellement
dominé par la sensation («Mon cœur qui s'oublie» ) qu'il renonce à la maîtriser,
ou plutôt il ne la maîtrise qu'en l'égarant, par l'art du langage, qui joue la perte
des repères. C'est l'art savant de l'imprécis voulu, de l'indécis, de l'indirect pour
suggérer le vertige ou la dissolution du moi dans la "sensation" même. Le mot "la
mélancolie" semble se rapporter à l'état d'âme du sujet, envahi entièrement par
l'impression transmise par les sens et reçue du dehors. Un va-et-vient se fait
entre le moi et les choses, unis et abolis dans la sensation.
En outre, celle-ci maintient un lien particulier avec les choses: ce poème
«Soleils couchants» nous rappelle l'idée de Jean-Pierre Richard, selon qui,
dans les textes caractéristiques de Verlaine, les sensations ne renferment en
101 . «Soleils couchants», Poèmes saturniens, p.69.102 Voir I. Fonagy, «À propos de la transparence verlainienne», Langages, 1973, N°31, p. 97.
381
elles aucun renvoi précis à leur origine concrète. Il ajoute que leur charme tient
justement à ce qu'elles abolissent toute référence à un monde réeM°3. Encore
que le monde extérieur soit la cause première dont elles émanent, elles arrivent
à vivre une vie autonome, séparées de leur origine. Cette particularité chez
Verlaine semble tenir, en même temps, au fait que le sujet renonce quasi volon-
tairement au pouvoir de reconstitution du monde; de sorte que l'objet (=le
monde), à travers elles, finit par envahir la conscience du sujet. C'est ce à quoi
Jean-Pierre Richard fait allusion par l'expression: "la porosité" de l'être verlai-
niento4.
Référons-nous à nouveau aux propos de Guy Michaud en le citant, cette fois,
intégralement: «Verlaine s'attache de plus en plus à la nature, aux paysages et
au monde extérieur vus à travers l'âme»''05: si l'on se rapporte à la définition de
"l'âme" fin de siècle ainsi présentée par l'exégète lui-même: «quelque chose
d'insaisissable, des nuances, des émotions, des sensations, moins que cela
encore: une atmosphère, une tonalité, une teinte proprement indicible» ,̂ ne
s'accordent-ils pas parfaitement avec l'état évanescent du sujet verlainien qui se
laisse inonder par le monde?
Certains poèmes des Fêtes galantes sont également révélateurs de cet état
de fusion du sujet avec les choses. Dans ce recueil dont le thème et les images
sont empruntés soit aux tableaux réels de Watteau, soit à une certaine vision
que le dix-neuvième siècle attribuait à ce peintre, les éléments contribuent
essentiellement à suggérer l'atmosphère quasi légendaire du début du dix-
huitième siècle à la manière de Watteau:
«Votre âme est un paysage choisiQue vont charmant masques et bergamasquesJouant du luth et dansant et quasi
103 j.-p. Richard, op. cit. p. 166.104 Ibid.
1°5 G. Michaud, op. cit., p. 120. C'est nous qui soulignons.106 ibid, p. 150.
382
Tristes sous leurs déguisements fantasques»^?.
Ce poème «Clair de lune» n'est pas la simple description d'une fête à la Wat-
teau: il s'agit d'un certain état psychique du sujet comme le révèle le premier
vers, et cela malgré l'adjectif pronominal de la deuxième personne "votre". Tou-
tefois, ici, le sujet nous montre sa curieuse façon d'être: on ne sait pas si une
vague tristesse émane de l'atmosphère de la fête au siècle révolu, ou si elle
désigne le sentiment du sujet. Le décor auditif et visuel (le son du luth, les berga-
masques, masques et déguisements) n'est pas, en soi, foncièrement triste. Ce
n'est sans doute pas non plus que le sujet projette son propre sentiment sur le
monde à la Watteau, puisque l'adverbe "quasi" rend la tristesse tellement indé-
cise qu'elle s'appliquerait, en quelque sorte, mal à l'état affectif du sujet. Celui-ci
se laisse imprégner par l'impression qu'il a reçue du paysage légendaire, et qu'il
renonce, avec la conscience de soi en état d'affaiblissement, à son pouvoir de
restituer le monde quand il fait entrer celui-ci dans l'espace poétique. Les objets
introduits dans la poésie verlainienne finissent ainsi par être dépourvus de réfé-
rence à une réalité précise, échappant par conséquent à leur matérialité. Cela
semble donner aux meilleures œuvres de Verlaine une ambiance vaporeuse et
évanescente.
Ce qui est curieux et franchement original chez lui, c'est cet état du sujet qui
n'essaie nullement de se situer ni de se fixer, comme s'il acceptait d'être
entraîné par les sensations. Précisons, pourtant, qu'il ne s'agit pas de l'état psy-
chique d'un homme asservi totalement par tout ce qu'il sent. On ne saurait inter-
préter les sensations chez Verlaine au sens du pur sentir: Huysmans, dans A
Rebours, cite un quatrain des «Ingénus», en affirmant: «Tout l'accent de Verlaine
était dans ces admirables vers des Fêtes galantes»^-.
«Le soir tombait, un soir équivoque d'automne:Les belles, se pendant rêveuses à nos bras,
1 °7 «Clair de lune», Fêtes galantes, p. 107.108 J.-K. Huysmans, A Rebours, p.281.
383
Dirent alors des mots si spécieux, tout bas,Que notre âme, depuis ce temps, tremble et s'étonne»iQ9.
Des Esseintes y admire «certains au-delà troublants d'âme». La scène amou-
reuse qui se déroule avec des femmes coquettes et des jeunes hommes inex-
perts en amour est située au crépuscule du soir d'automne, au moment et à la
saison préférés du poète. Le texte tout entier se teint d'une ambiance de vague
rêverie suggérée par les adjectifs: "équivoque", "rêveuses" et "spécieux". Au
terme "âme" du dernier vers, devenu un mot-clef à la fin de son siècle, Verlaine
apporte des nuances de l'ordre de l'indicible. Le mot "âme" apporte ici à la fois
un approfondissement de l'émotion, et une connivence de cette émotion avec
tout ce qui reste l'extérieur, le monde des choses et de l'artifice: les "belles" et
leur langage "spécieux" renvoient à tout un univers du stéréotype galant, avec
ses formes de beauté et sa rhétorique amoureuse. Et pourtant ce monde, tout
d'extériorité, semble-t-il, a sa profondeur: il éveille "l'âme", un au-delà de lui-
même. En même temps, le mot "l'âme", qui appelle à la profondeur, n'est pas
dépourvu ici d'une certaine ironie. C'est tout l'ambigu d'une profondeur de l'ex-
tériorité, d'une "ârne" apparue comme par surprise dans ce qui semblerait, sinon
la nier, du moins la mettre en veilleuse.
Il nous semble que Huysmans perçoit, au-delà de la scène amoureuse, un
autre murmure, celui de l'âme anonyme qui «tremble et s'étonne». Ce trouble et
cet étonnement sont le signe de l'état d'âme du sujet qui se laisse subsister au
gré des sensations jusqu'à devenir, par ce fait même, impersonnel. La sensibilité
ordinaire qui réagit aux effets de l'extérieur par leur biais suppose, a priori, l'exis-
tence du sujet en tant qu'individu; provoquées de l'extérieur, elles se voient
déterminées par le psychisme de l'homme qui les reçoit. Tandis que, chez
Verlaine, l'être est au moins en apparence marqué d'impersonnalité110.
109 «Les ingénus», Fêtes galantes, p. 110.110 j.-p. Richard, op. cit., p. 176. Nicolas Ruwet constate également l'indermination du sujet à pro-pos de «Walcourt» des Romances sans paroles (N. Ruwet, «Musique et vision chez Verlaine»,Langue française, N°49, 1981, p.98).
384
Dépourvu de sentiment et de souvenirs personnels, l'être anonyme constitue un
espace vide où la sensation seule est dominatrice, au point de faire vaciller tout
l'être. Le mot de Huysmans: «certains au-delà troublants d'âme» ne s'applique-t-
il pas à cette singularité de l'être chez Verlaine?
Les Romances sans paroles restent de divers points de vue le recueil le plus
représentatif de l'art verlainien d'avant Sagesse. Le poète y tente, constate P.
Mathieu, tous les mètres, pairs et impairs, justement à l'époque où l'alexandrin
perd quelque peu de son privilège avec le déclin du Parnasse111. Ce fait semble
provenir surtout du sentiment tout verlainien que la saisie d'une sensibilité fugiti-
ve, incertaine, ne peut que disloquer les mètres reconnus, au nom de la fluidité
rythmique qui suggérera un rapport nouveau de l'être et des choses, saisis dans
leur dissolution. Verlaine lui-même reconnaît dans sa lettre à Lepelletier les
«hérésies» de versification de son recueil112. || est certain qu'à l'époque des
Romances sans paroles, il s'efforce de parfaire son art poétique avec le plus de
hardiesse, pour rendre un état nouveau du sensible.
En ce qui concerne le procédé de création également, existent, dans sa cor-
respondance quelques passages intéressants. Au cours de l'année 1872, celle
où Verlaine commence à rédiger certains poèmes des Romances sans paroles,
il écrit: «J'attends, et en attendant, comme Mérat, je "recueille des impres-
sions!"»1^. La lettre à Emile Blémont datée du 5 octobre 1872 que nous avons
déjà citée plus haut révèle le même point de vue11*. Ces passages de sa corres-
pondance nous permettent d'apercevoir d'une part, l'importance des impres-
sions dans la saisie verlainienne, d'autre part la disposition du créateur qui s'en
laisse pénétrer; le monde extérieur dépose alors librement des empreintes sur le
sujet qui ne fait que les recevoir dans une attitude d'apparente passivité. C'est
ce à quoi nous fait penser l'emploi du terme "impressions" chez Verlaine. La
111 P. Mathieu, «Essai sur la métrique de Verlaine (II)», Revue d'Histoire littéraire de la France,1932, n°39, pp.551-552.112 Correspondance, 1. 1, p. 102.113 Ibid., p. 63.
Voir supra, p.379.385
pièce VIII des «Ariettes oubliées» est un exemple révélateur de ce point de vue:
«Dans l'interminableEnnui de la plaineLa neige incertaineLuit comme du sable.
Corneille poussiveEt vous, les loups maigres,Par ces bises aigresQuoi donc vous arrive?»n5
Ce poème est constitué de six strophes, dont les deux citées ci-dessus sont
respectivement la première et la cinquième (la sixième est la reprise de la pre-
mière). Dans «Soleils couchants» que nous avons précédemment étudié, "la
mélancolie11 appartenant originellement à l'élément naturel ("la mélancolie des
soleils couchants") semble finir, à travers la structure syntaxique, par désigner
l'état d'âme du sujet : «Mon cœur qui s'oublie». À la différence de cette pièce
des Poèmes saturniens, le sujet n'apparaît pas ici d'une façon explicite en raison
de l'absence de la première personne. Toutefois, le lecteur est naturellement
amené, par l'emploi du mot "ennui" qui se rapporte à un état d'âme, à supposer
la présence d'un sujet sous-jacent. Le jeu poétique se complique autour du
terme "ennui", puisque d'une part, celui-ci désigne un sentiment, tout en concer-
nant syntaxiquement "la plaine", et, que d'autre part, l'adjectif "interminable" cor-
respond syntaxiquement à "l'ennui", mais sémantiquement à "la plaine". De sorte
que par cette figure d'hypallage, l'état d'âme du sujet latent arrive à se suggérer
seulement à travers l'objet.
Ensuite, dans le troisième vers de la strophe liminaire, l'adjectif "incertain" a
deux sens l'un subjectif et l'autre objectif: ou bien "la neige" est "incertaine" au
sens archaïque du mot (qui signifie: dont la forme, la nature n'est pas nette,
115 «Ariettes oubliées» VIII, Romances sans paroles, pp. 195-196.386
claire), ou encore cette incertitude est celle du poète face à "la neige"ii6. Prove-
nant surtout de l'usage d'adjectifs volontairement inadéquats, ce genre de
"méprise", fréquent chez Verlaine, semble servir, ici, à susciter l'imbrication du
psychisme du sujet avec l'objet.
Tout devient alors incertain et cette incertitude, due à l'ambivalence de celui
qui sent, est précisément créatrice du moment poétique de la fusion du sujet
avec le monde; "Quoi donc vous arrive?", cette question est le signe que le poète
tente de percer «le mystère inquiétant de l'indermination sensible»n7 d'après
Jean-Pierre Richard, qui a ainsi recours au terme "mystère" afin de désigner cet
état extraordinaire de l'être verlainienns. Tout ce que l'être sent devient vague et
incertain, par suite du fait, semble-t-il, qu'il renonce à être soi, c'est-à-dire à maî-
triser les sensations qu'il éprouve et à reconstituer le monde à travers elles.
Quant à Nicolas Ruwet, il remarque dans «Walcourt» l'indétermination du
«Briques et tuiles,O les charmantsPetits asilesPour les amants!
Houblons et vignes,Feuilles et fleurs,Tentes insignesDes francs buveurs!
Guinguettes claires,
116 L'analyse de ce poème se réfère aux notes prises durant le cours de stylistique françaisedonné à l'université Lyon II par M. Dazard (1983-1984).117 j.-p. Richard, op. cit., p.180.118 Pour G. MichaudetO. Nadal, la subjectivité, bien qu'ambiguë, n'en disparaît pas pour autant:Tennui de la plaine" n'est pas, pour le premier, une simple figure poétique, mais «l'expressiond'une réalité, d'une vision, comme d'une perception subjective d'un monde». "Corneille" et "loupsmaigres" sont, précise le second, «la projection sensible de l'ennui, du grelottement de l'âmeorpheline du poète».119 N. Ruwet, «Musique et vision chez Verlaine», Langue française, n°49, 1981, p.98.
387
Bières, clameurs,Servantes chèresÀ tous fumeurs!
Gares prochaines,Gais chemins grands...Quels aubaines,Bon juifs-errants!» 120
En effet nulle part n'apparaît dans le poème ni la première personne ni la
deuxième. Il est donc impossible de savoir si "je" sous-jacent fait partie des
"amants, des "francs buveurs" et des "bons juifs" et à qui attribuer l'allégresse
exprimée. Si on se réfère à la biographie personnelle du poète, on pourrait pren-
dre "les amants" et les "juifs-errants" pour lui et Rimbaud, étant donné que le
poème a été écrit pendant le voyage en Belgique qu'il faisait en compagnie de
son ami. Cependant la structure interne du texte laisse persister l'ambiguïté sur
la façon d'être du sujet.
En outre, le retour fréquent des rimes dû à la forme courte (quatre syllabes) y
donne une allure de rapidité allègre. La construction sans verbe, faite presque
entièrement de syntagmes nominaux, nous fait penser à un procédé pictural de
notation.
Prenons, comme autre exemple, le poème liminaire des Romances sans paro-
les, la première "Ariette":
«C'est l'extase langoureuse,C'est la fatigue amoureuse,C'est tous les frissons des boisParmi l'étreinte des brises,C'est, vers les ramures grises,Le chœur des petites voix»i2i.
120 «Walcourt», Paysages belges, Romances sans paroles, p. 197.121 «Ariettes oubliées l », Romances sans paroles, p. 191.
388
Cette strophe fait allusion, en son début, au corps alangui, sans doute après des
ébats amoureux. Pourtant on ne peut savoir, par l'emploi du présentatif non ana-
lysable avec le verbe "être": "c'est", à qui attribuer cette "extase" et cette "fatigue".
La sensation est ici marquée d'anonymat.
Or il résulte de la reprise de "c'est" au troisième vers que la volupté amou-
reuse précédemment suggérée s'identifie ensuite à un élément de nature totale-
ment différente ("les frissons des bois"), même si le terme "frissons" évoque aussi
les tremblements qu'éprouvé le corps humain, et "l'étreinte", l'acte charnel, en
servant à intégrer, à dissoudre l'être dans le monde extérieur. Il nous semble y
avoir, dans cette strophe, une sorte de transmutation du senti, réalisée par le
moyen d'un procédé syntaxique (la répétition de "c'est") et par l'emploi de mots
s'appliquant à la fois à l'homme et au monde. Aussi la sensation préliminaire
("l'extase langoureuse" et "la fatigue amoureuse") glisse-t-elle vers une autre for-
me, en traversant une étape de fusion transitoire. Cette observation prouve que
chez Verlaine s'opère une sorte de sublimation constante du senti immédiat,
indissociable de sa recherche poétique.
La seconde strophe commence ainsi:
«Ô le frêle et frais murmure!Cela gazouille et susurre,Cela ressemble au cri douxQue l'herbe agitée expire...Tu dirais, sous l'eau qui vire,Le roulis sourd des cailloux».
D'où vient ce "frêle et frais murmure"? À cette indétermination de l'origine,
s'ajoute celle de la désignation par le présentatif "cela": ce tour familier, qui ren-
voie normalement au vers précédent, au " frêle et frais murmure" introduit dans le
poème un ton indéterminé et équivoque. Quelque chose ou quelqu'un fait un
léger bruit, peut-être le chant lointain d'un oiseau ("cela gazouille"), ou bien le
chuchotement d'une femme. Ce peut être l'un et l'autre simultanément, ou ni l'un
389
ni l'autre, ou encore autre chose. À travers cette imprécision, ce "murmure" finit
par fusionner avec le bruit que les herbes exhalent et avec la vibration que les
cailloux transmettent sous la pression de l'eau. Les objets du monde finissent
par se mêler, et leurs murmures se confondent dans cette rêverie sensorielle du
poète.
Cet état poétique est comparable, nous semble-t-il, à la conception même de
certains tableaux impressionnistes où les choses de l'extérieur apparaissent
comme si, leur distinction s'atténuant, elles se dissolvaient sous l'effet de la
lumière. Huysmans compare l'art verlainien à celui de Whistler en songeant aux
paysages de ce peintre:
«Artiste, extra-lucide, dégageant du réel le suprasensible, M. Whistlerme fait penser avec ses paysages à plusieurs poésies d'une douceurmurmurante et câline, comme confessée, comme frôlée, de M. Verlai-ne. (...) M. Verlaine est évidemment allé aux confins de la poésie, là oùelle s'évapore complètement et où l'art du musicien commence»122.
L'art verlainien tend donc, comme celui du peintre, au suprasensible; il s'oriente
vers les confins à la fois de son propre domaine et de la perception sensorielle.
(2) "La vie extérieure" dans la poésie verlainienne
Un passage de Paul Valéry sur Corot attire notre attention: à propos de cet
artiste, Valéry insiste sur la portée extraordinaire des sensations dans un certain
art pictural:
«On sent, à feuilleter ces pages étonnantes, que cet homme(=Corot) avécu dans la vue de choses de nature comme vit un méditatif dans sapensée (...)
Je tiens qu'il existe une sorte de mystique des sensations, c'est-à-
122 J.-K. Huysmans, «Whistler», Certains, p.65.390
dire une «Vie Extérieure» d'intensité et de profondeur au moins égalesà celles que nous prêtons aux ténèbres intimes et aux secrètes illumi-nations des ascètes, des soufis, des personnes concentrées en Dieu
Valéry se sert de l'expression: "la vie extérieure" pour désigner l'ensemble de la
créativité liée essentiellement aux sensations. D'après lui, "la vie extérieure",
autrement dit "une sorte de mystique des sensations", a une telle profondeur et
une telle intensité qu'elle rivalise avec la vie intérieure "des ascètes et des
soufis", de tous ceux qui vivent dans la méditation mystique. La même idée
d'une "vie extérieure" se trouve dans un discours consacré à Gœthe où il la com-
pare de nouveau «aux ténèbres intimes et aux secrètes découvertes des ascè-
tes et des soufis»i24. || est particulièrement intéressant que Valéry, en vue de
définir une activité créatrice constituée de sensations, ait recours plus d'une fois
à un concept transcendant à l'entendement humain: la mystique. Ce recours au
terme religieux paraît déconcertant à première vue puisqu'il est question des
"sensations" considérées d'habitude, comme un phénomène physiologique
immédiat.
Néanmoins, ce qui rapproche la vie de l'artiste de celle du contemplateur de
Dieu serait, d'après lui, une certaine analogie existant dans l'attitude de ces
deux êtres vis à vis de la nature et du monde. Ébloui par la lumière naturelle, le
peintre subit les sensations comme s'il recevait une révélation. Le monde, tout
en restant comme tel, apparaît transfiguré à travers la perception artiste, alors,
«les objets éclairés perdent leur nom»i25. Valéry dit métaphoriquement que les
premiers accents du jour pour un aveugle-né sont justement ce que la révélation
divine est pour un conternplatifi26. Un peintre tel que Corot ne vise pas à cher-
cher un autre monde au-delà du nôtre, mais, finalement, par le canal de la sen-
123 p. Valéry, «Autour de Corot», Pièces sur l'art, Œuvres, Gallimard, «Bibliothèque de laPléiade», 1960, t. Il, , pp.1318-1319.124 p. Valéry, «Discours en l'honneur de Gœthe», Variété, 1.1, p.542.125 p. Valéry, «Autour de Corot», Pièces sur l'art, t. Il, p.1319.126 p. Valéry, «Discours en l'honneur de Goethe», Variété, 1.1, p.542.
391
sation, il parvient à créer l'éblouissement par et dans le réel lui-même.
Or, au sujet de l'impressionnisme également, Valéry énonce un avis analo-
gue:
«L'impressionnisme introduit une vie spéculative de la vision: unimpressionniste est un contemplatif dont la méditation est rétinienne: ilsent son œil créer, et en relève la sensation à la hauteur d'une révéla-tion» 127.
Selon Valéry («Au sujet de Berthe Morisot»), l'impressionnisme va, par son des-
sein et par ses moyens de création, à rencontre de la poésie absolue rêvée par
son maître Mallarmé. «La vie spéculative de la vision», autrement dit, «la vie
vouée aux couleurs et aux formes»i28 de l'impressionniste finit par atteindre, à
travers sa tentative créatrice, «une sorte de mystique»i29 des sensations.
Nous avons constaté dans les œuvres de Verlaine que les éléments du
monde extérieur tendent à occuper entièrement l'espace poétique en en
excluant au moins en apparence le sujet avec ses sentiments et sa mémoire130.
C'est ici une aventure poétique destinée à introduire au sein de la poésie un
moment de transformation du monde et du moi à travers la sensation. En cet ins-
tant créateur, l'art verlainien ne participe-t-il pas de la "vie extérieure" érigée en
une sorte de révélation par Valéry?
Certes, cette notion de "vie extérieure", celui-ci ne l'applique pas à Verlaine,
qu'il oppose à Mallarmé pour n'offrir au premier qu'une admiration réticente:
«Son œuvre (de Verlaine) ne vise pas à définir un autre monde pluspur et plus incorruptible que le nôtre et comme complet en lui-même,
127 p. Valéry, «Au sujet de Berthe Morisot», Vues, La Table Ronde, 1948, p.340.128 p. Valéry, «Berthe Morisot», Pièces sur l'art, Œuvres, t. Il, p. 1306.129 p Valéry, «Au sujet de Berthe Morisot», Vues, p.340.130 Le poème «Almanach pour 1874» qu'il a envoyé à Lepelletier de la prison de Mons semblecorrespondre également à cette particularité du sujet verlainien:
Automne«Les choses qui chantent dans la têteAlors que la mémoire est absente,» («Vendanges», Jadis et Naguère, p.331).
392
mais elle admet dans sa poésie toute la variété de l'âme tellequel le» 131.
Tout de même, il affirme que Verlaine continue Baudelaire dans l'ordre du senti-
ment et de la sensation. S'il reste à l'antipode de Mallarmé, l'art impressionniste
également contraste avec la poésie mallarméenne. Et cette "variété" que Valéry
lui reconnaît ne consiste-t-elle pas, en partie, en sa créativité due aux sensa-
tions?
Comme nous l'avons déjà observé dans la première "Ariette", le monde entier
se transforme en un murmure confus et indistinct; le poète ne sait plus si le su-
surrement vient de l'extérieur, ou bien, de l'intérieur de lui-même. Égaré dans un
univers de sensibilité, il est amené à confondre le bruissement lointain du
dehors avec sa voix intérieure, avec le murmure sourd qui vient du tréfonds de
son âme. "L'âme" est justement un mot-clef de la troisième strophe d'«Ariette I»:
«Cette âme qui se lamenteEn cette plainte dormanteC'est la nôtre, n'est-ce pas?La mienne, dis, et la tienne,Dont s'exhale l'humble antiennePar ce tiède soir, tout bas?»
Ce qui est remarquable chez le poète des Romances sans paroles est que cette
"lamentation" et cette "plainte" n'appartiennent pas à l'ordre du sentiment, mais
de l'existence pure et simple, où le sujet se perçoit comme lieu de fusion, de
confusion et non comme principe d'identité. Nous assistons ici à un processus
d'intériorisation à travers la sensation. L'apparition du terme "âme" dans l'ultime
strophe du poème ne demeure pas un fait fortuit, et cela en ce sens que, teintée
de nuances et d'imprécision chez Verlaine, "l'âme qui se lamente" implique le
dépaysement de l'être tout entier, sa non-définition. L'être y est profondément en
131 P. Valéry, «Passage de Verlaine», Variété, t. I, pp.713-714.393
jeu. En ce moment poétique, le monde lui est dévoilé, à travers la sensation,
comme une sorte de révélation inopinée provoquant en lui la fusion du dehors et
du dedans. La poésie du Verlaine d'avant Sagesse semble se résumer dans
cette ambivalence que comporte, chez lui, "la vie extérieure".
Des Romances sans paroles aux poèmes de la conversion, la poétique verlai-
nienne se modifie en profondeur. Pourtant, si la rédaction de «Final» (les son-
nets au Christ) se situe encore à proximité de l'époque des Romances sans
paroles, ce n'est pas un hasard: le drame de Bruxelles et ses conséquences
désastreuses, le choc spirituel que le poète a subi devant l'image du Sacré-
Cœur, ces incidents qu'il a vécus après sa rencontre avec Arthur Rimbaud en
1872, n'expliquent pas à eux seuls sa conversion.
Les murmures des Romances contiennent déjà le germe d'une effusion, alors
moins religieuse qu'existentielle. "L'âme" y est engendrée paradoxalement, à
travers "la poésie de sensation". De manière tout ambiguë, elle s'affirme néan-
moins. Avec les poèmes de la conversion, elle changera d'expression et de
nature.
394
3 Le «Cœur qui rayonne et qui saigne» — le Christ de Verlaine —
(1) Le Catéchisme de persévérance et la dévotion au Cœur du Christ
Le récit de la conversion dans Mes prisons rapporte le moment du boulever-
sement spirituel du poète, et avoue que cet instant a été suscité par le Caté-
chisme de persévérance de M9r Gaumei32. Complètement découragé par la
rupture avec sa femme Mathilde et par le jugement en séparation de corps,
Verlaine avait fait appel à l'aumônier de la prison de Mons, qui lui conseilla la
lecture de ce livre d'instruction religieuse, répandu largement à cette époque
dans le milieu catholique. Pourtant, en raison de son écriture médiocre et de ses
preuves peu convaincantes, l'argumentation de ce prélat sur l'existence de Dieu
et l'immortalité de l'âme ne le persuada point tout d'abord. C'est que Verlaine
restait Verlaine, c'est-à-dire, selon ses propres termes "un littérateur", qui goûte
«toute la cuisine du style» et a «horreur de toutes platitudes écrites» 133. Aussi,
revenant sur son passé dans Mes prisons, il se plaît à souligner tout l'inattendu
de son revirement intérieur. Il reprend le fil du dialogue avec Jésus, non plus
dans l'ordre de l'expansion comme dans Sagesse, mais selon le paradoxe
d'une spontanéité réflexive, d'analyse et de recul: c'est encore le Verlaine littéra-
teur qui perce à travers elle, dans la tournure archaïque et le jeu de mots: la for-
mule se veut incertaine, voire bégayante:
«Jésus, comme vous vous y prîtes-vous pour me prendre?»134
Dans un indécidable mélange de malice et de conviction il désigne l'instrument
de sa conversion: « (...) en dépit d'un art déplorable en fait d'écriture et d'une
132 Mes prisons, p.347. À propos de MQr Gaume et de son Catéchisme de persévérance, voirsupra, pp.158-161.133 Mes prisons, p. 346.134 ibid. (c'est nous qui soulignons).
395
syntaxe à peine en vie, M9rGaume fut pour moi, pourri d'orgueil, de syntaxe et
de parisienne sottise, I'apôtre»i35.
Car ce n'est pas à M9r Gaume qu'il se convertit, c'est au Christ — ou plutôt,
comme l'a souligné Jacques Borel, le Christ se présente alors à lui comme la
seule chance de retrouver une direction, une directive, dans le désarroi qui dé-
sagrège alors son être intime, sa volonté136. Comme Mathilde au temps des fian-
çailles, la figure christique le dote d'un "moi" provisoirement plus ferme, plus
assuré. Comme le remarque encore Jacques Borel, l'amour pur au temps des
fiançailles, l'amour divin au temps de la conversion structurent l'être intime de
Verlaine mais au prix d'une solidification de son art, de sa sensibilité poéti-
quei37. La Bonne chanson régresse sur les expériences d'indicible des Fêtes
galantes, Sagesse (mises à part les pièces antérieures à la conversion qui y
sont insérées) ne s'inscrit plus dans "l'indécis", dans l'intérieur-extérieur que
nous avons analysé dans les Romances sans paroles.
Écrit en 1893, le texte de Mes pr/sonsfait voir, remarque Emmanuelle Laurent,
le sentiment d'échec du poète condamné sans cesse à la retombée de la foi
qu'il a si douloureusement reconquise vingt ans auparavant 138. Certes son opi-
nion sur MQr Gaume mise sous un jour négatif se voit décalée par rapport à celle
qu'il énonce à l'époque du Voyage en France par un Français (1880)139. En tout
cas, comme il l'avoue lui-même dans Mes prisons, vu l'état déplorable où il se
trouva à ce moment, les pages sur l'Eucharistie du Catéchisme de persévérance
sont susceptibles d'avoir joué un rôle éminent dans sa conversion en 1874. Ce
que M9r Gaume a perdu dans son raisonnement, il l'a gagné alors dans l'exalta-
tion du mystère.
Le chapitre de l'Eucharistie insiste sur la valeur du pain et du vin transformés
135 Mes prisons, p. 347.136 j. Borel, Introduction à Sagesse, dans l'édition de la Pléiade, pp.226-227.137 ibid., p.219-220, 223 et 226.138 E. Laurent, «Mes prisons: récit d'une conversion», Spiritualité verlainienne, Actes du collo-que international de Metz (nov.1996), Klincksieck, 1997, p.42.139 Voyage en France par un Français, p. 1028.
396
«vraiment, réellement et substantiellement» 140 en corps et sang du Christ. L'idée
de transsubstantiation se trouve réitérée au cours de ces pages, qui, à force de
répétition, visent à persuader le lecteur de la présence presque matérielle du
corps et du sang du Seigneur dans la nourriture eucharistique: «Or, ce n'est pas
la figure du sang de Jésus-Christ qui a été versé pour nous. Puis donc que le
corps et le sang que Jésus-Christ nous donne dans l'Eucharistie sont le même
corps qui a été livré et le même sang qui a été répandu pour nous, ...»141. La
noce de Cana, la transformation de l'eau en vin y sert de meilleur exemple: ce
pain n'est donc pas du pain «encore que le goût juge que c'est du pain» et ce
vin n'est pas du vin «quoique au goût il semble être du vin»i42; dépourvus de
preuve gustative, ce n'en est pas moins le vrai corps et le vrai sang du Christ.
Conforme au dogme catholique, l'argumentation du prélat en diffère par son ton,
par son besoin de se faire convaincante, pour s'en prendre au scientisme de
son siècle; afin de lutter contre ce courant moderne, ne tend-t-elle pas à accen-
tuer le côté substantiel de l'Eucharistie? Ainsi «le grand Mystère d'amour»i43
s'accomplit entre l'homme et son Dieu:
«...le Fils unique de Dieu a voulu contracter, dans l'incarnation, unealliance corporelle et spirituelle avec la nature humaine. Mais, dans cemystère, il ne s'était uni qu'avec le corps et avec l'âme d'un seul hom-me. Il a donc établi le Sacrement de l'Eucharistie pour s'unir de corpset d'esprit avec tous ceux qui communient, et pour les engager, parcette double parenté, à l'aimer parfaitement»!44.
Ce qui a captivé le poète, c'est sans doute l'idée même de l'union intense et
presque charnelle de l'homme avec Dieu. D'ailleurs, son goût pour une spiritua-
lité semblable se voit avouer dans ses Confessions: aveu qui fait penser, encore
140 Mgr Gaume, Catéchisme de persévérance, t. IV, p. 108.141 foid, p. 105.142 ibid., pp.106-107.143 ibid., p. 101.144 ibid., p.111.
397
qu'il s'agisse de sa première communion, aux premiers temps de sa conversion
à Mons et à l'ascendant de l'écrit de M9r Gaume sur Iuii45;
«Et ma première communion fut "bonne". Je ressentis, alors, pour lapremière fois, cette chose presque physique que tous les pratiquantsde l'Eucharistie éprouvent, de la Présence absolument réelle, dansune sincère approche du Sacrement. On est investi. Dieu est là, dansnotre chair et dans notre sang»i46.
Un autre phénomène important demeure également révélateur de la mentalité
religieuse de son siècle: le culte du Sacré-Cœur. Une expression de Sagesse:
«mon cœur qui rayonne et qui saigne» se rapporte à cette dévotion, comme
nous pouvons le savoir d'après le passage de Mes prisons:
«II y avait depuis quelques jours, pendu au mur de ma cellule, au-dessous du petit crucifix de cuivre semblable à celui dont il a été précé-demment parlé, une image lithographique assez affreuse, aussi bien,du Sacré-Cœur: une longue tête chevaline de Christ, un grand busteémacié sous de larges plis de vêtement, les mains effilées montrant lecœur
Qui rayonne et qui saigne,comme je devais l'écrire un peu plus tard dans le livre Sagesse.
Je ne sais quoi ou Qui me souleva soudain, me jeta hors de mon lit,sans que je pusse prendre le temps de m'habiller et me prosterna enlarmes, en sanglots, aux pieds du Crucifix et de l'image surérogatoire,évocatrice de la plus étrange mais à mes yeux de la plus sublime dévo-tion des temps modernes de l'Église catholique» 147.
Remarquons-le, l'image est donnée par lui dans l'ordre de la laideur, et il insiste
sur un côté de dramatisation quasi expressionniste. L'explosion intime se fait en
lui sous le choc d'une image "assez affreuse" — cette force envoûtante,
145 Dans les notes de l'édition de la Pléiade par Jacques Borel, p. 1305.146 Confessions, p.473.147 Mes prisons, p. 347.
398
entraînante, de la laideur est constitutive de la sensibilité post-baudelairienne.
En elle triomphe l'étrange.
Il nous semble nécessaire, à propos de cette dévotion à la fois "la plus étrange
et la plus sublime des temps modernes", de saisir ce qu'il y a de correspondant à
la spiritualité verlainienne. Nous avons déjà constaté plus haut combien était
grand l'impact que les événements des années 1870 et 1871 eurent sur la psy-
chologie des Français de cette époque. Les catholiques ayant pris l'initiative de
la construction de la basilique du Sacré-Cœur à Montmartre partageaient le
même sentiment de la défaite de leur patrie, qu'ils tinrent pour le châtiment divin,
ce que le texte du Vœu national exprime nettement:
«Nous nous humilions devant Dieu, et, réunissant dans notre amourl'Église, notre patrie, nous reconnaissons que nous avons été coupa-bles et justement châtiés»i4Q.
Verlaine, d'abord de sympathie communarde, évolua de plus en plus vers cette
forme de mentalité, qu'exprimé hyperboliquement le Voyage en France par un
Français (1880).
L'idée de la France, entité presque organique, considérée comme une per-
sonne qui devait jouer un premier rôle dans l'Histoire, cette idée soutenue par
les penseurs du dix-neuvième siècle tels que Joseph de Maistre149 conduit les
catholiques à penser que leur pays a commis des fautes durant son histoire,
d'où résultent ses malheurs actuels. Celles-ci se sont accumulées surtout en leur
siècle à la suite de la Révolution: les diverses mesures de sécularisation appa-
raissent à leurs yeux autant de péchés, causes de l'échec de leur patrie, que
celle-ci doit elle-même expieriso. Retenons d'abord que l'idée de patrie demeure
148 Cité dans l'ouvrage de Jacques Benoist: Le Sacré-Cœur de Montmartre de 1870 à nous jours,Éditions ouvrières, 1992, p.209. Pour l'analyse du culte du Sacré-Cœur, nous nous appuyonsessentiellement sur ce livre.149 J. de Maistre, Considérations sur la France, Slatkine, 1980, p. 69: «Chaque nation, commechaque individu, a reçu une mission qu'elle doit remplir. La France exerce sur l'Europe une vérita-ble magistrature, qu'il seroit inutile de contester, dont elle a abusé de la manière la plus coupable».150 D'OÙ un autre souhait du Vœu national : la délivrance du souverain pontife de sa captivité.
399
éminemment présente au sein du culte du Sacré-Cœur, tel que l'a développé la
fin du dix-neuvième siècle.
Il va de soi que le sentiment des péchés commis introduit la nécessité d'y
remédier par le moyen d'une pénitence. Ce qui est caractéristique au cas de
cette dévotion est que l'accent se voit porter sur le retournement du cœur du
pécheur, sur son amour envers le Sauveur, si bien que la pénitence est définie
comme «un acte d'amour inverse du péché» 151. Plus que tel ou tel acte expiatoi-
re, le repentir et l'amour en réponse à l'amour infini du Christ sont tenus pour les
plus importants, car le salut de la France que le Vœu national demande à Dieu
dépend de l'amour du Christ; il sera bien l'œuvre de celui-ci: «...il y a dans le
Cœur de Jésus-Christ des torrents d'amour qui jaillissent jusqu'au iieu sacré où
s'allument les colères d'un Dieu outragé, pour les apaiser et les éteindre»152.
Les catholiques croient essentiel, pour faire amende honorable de leurs
péchés et obtenir l'infinie miséricorde du Sacré-cœur de Jésus-Christ, de lui
dédier un sanctuaire. Cette idée de dédicace au Cœur du Christ n'est évidem-
ment pas une trouvaille fortuite des promoteurs du Vœu national: cette dévotion
presque inexistante en 1789 sauf parmi les royalistes153, prit son essor pendant
les années révolutionnaires; on sait que les Vendéens portèrent l'image du
Sacré-Cœur comme emblème et comme talisman pour se protéger des balles
ennemies154. Au lendemain de la Révolution et de l'écroulement du premier
Empire, époque où la plupart des catholiques étaient monarchistes, l'idée du
salut de la France avec l'espoir du retour d'un prince catholique se vit associer à
la consécration de leur pays au Cœur de Jésus155. Le vœu censé être prononcé
par Louis XVI, le roi-martyr, vœu dont l'authenticité reste douteuse, contribua à
lier le culte à l'histoire de la famille royale. Certains religieux concoururent au
151 J.Benoist, op.cit, p. 148.152 «Discours lors de la bénédiction de la basilique», dans le Bulletin du Vœu national, 1891, parP. Monsabré, cité par J. Benoist, op. cit., p. 139.153 F.-p.Bowman, op. cit., p. 126.154 Ibid., p.34.155 J.Benoist, op. cit., p. 173.
400
renforcement de cette croyance, telle la sœur Marie de Jésus, religieuse de la
congrégation des chanoinesses régulières de Saint-Augustin, qui certifia le vœu
du roi au nom du Christ à la suite des expériences mystiques qu'elle eutise.
Adrien Dansette signale les influences romantiques et ultramontaines sur le
développement de cet ordre d'idées vers 1840157; son apogée avant 1871 sera
la béatification de Marie Alacoque en 1865, suivie de la publication des lettres
de celle-ci à Louis XIV censées écrites en vue d'obtenir du roi la consécration de
la France au Sacré-Cœuriss. Reconnaissons que tous ces événements prennent
sens après 1870-1871, pour la redécouverte de «la vocation chrétienne de la
France et des Français»i59 qui aboutira à l'érection d'une basilique à Montmar-
tre, dont la loi fut votée à l'Assemblée nationale en 1873.
L'origine de ce culte répandu au dix-neuvième siècle remonte à la fin du dix-
septième siècle: Jésus apparut à une visitandine Marguerite-Marie Alacoque et
lui montra son cœur sanglant couronné d'épines. La Vie de sainte Marguerite-
Marie Alacoque écrite par elle-même renferme la parole du Christ demandant à
cette dernière l'inauguration d'une fête particulière pour honorer son Cœur «en
lui faisant réparation d'honneur par une amende honorable»160. Or, si d'un côté
le culte se développait, de l'autre, la mystique de cette religieuse était tenue en
suspicion par de nombreuses personnes, même par des catholiques. Hello
reconnaît que la visitandine demeure un objet de moquerie pour un grand nom-
bre de ses contemporains16i; tout en acceptant l'authenticité du message de
Jésus-Christ transmis par elle, il demeure presque gêné par «la grossièreté de
la nature» 162 en elle, susceptible d'en dégrader sinon le contenu, du moins le
156 j. Benoist, op. cit., pp. 182-183.157 A. Dansette, op. cit., p.341.158 J. Benoist, op. cit., p.187. L'authenticité de ces lettres demeurent assez douteuse; seulimporte ici le retentissement de ces éléments au dix-neuvième siècle.159 J. Benoist, op. cit., p. 187.16° Vie de sainte Marguerite-Marie Alacoque écrite par elle-même, Éditeur J. de Girord, 1945,p.119.161 E. Hello, Physionomies de saints, p.299.162 ibid., p.309.
401
ton et l'expression. Il affirme alors de façon catégorique que, comparée à sainte
Thérèse d'Avila, elle constitue «un défi lancé à l'esprit humain»i63. D'un tout
autre point de vue Michelet dans son Histoire de France commente ainsi l'évé-
nement survenu à la sœur Alacoque: «S'il y eût eu l'ombre de doctrine, de spiri-
tualité mystique, ils (les Jésuites, directeurs des visitandines) eussent été plus
prudents. Mais ce n'étaient qu'un fait, un acte matériel et charnel... Nul besoin du
haut mysticisme»i64.
Certes, l'histoire de sa vie racontée par elle-même contient des passages qui
justifieraient à la fois la gêne d'Hello et la condamnation de Michelet:
«...la nuit ensuite, si je ne me trompe, il (=le Christ) me tint bien environdeux ou trois heures la bouche collée sur la plaie de son Sacré-Cœur».
«... mais que puisque son amour m'avait dépouillée de tout, qu'il nevoulait plus que j'eusse d'autres richesses que celles de son sacréCœur, desquelles il me fit une donation à l'heure même, me la faisantécrire de mon sang, selon qu'il la dictait, et puis je la signai sur moncœur avec un canif, duquel j'y écrivis son sacré Nom de Jésus»i65.
Elle raconte plus d'une fois que, afin de surmonter son dégoût, elle nettoya du
vomissement de malades avec sa langue et cela non sans certaines délicesiee.
Ce besoin de souffrir, excessif en elle lui fait avouer ainsi: «...Je me délecte si fort
en parlant du bonheur de souffrir, qu'il me semble que j'en écrirais des volumes
entiers, sans pouvoir contenter mon désir»i67.
Ces détails de la vie de Marie Alacoque n'étaient sans doute pas connus du
grand public; toutefois, il est indéniable que sa spiritualité a déteint sur celle du
culte propagé au dix-neuvième siècle.
163 E. Hello, Physionomies de saints, p.299.164 Cité par R. Barthes, Michelet, p. 100.165 M-M. Alacoque, Vie..., pp. 87 et 107.166 ibid, pp.86 et 88.167 ibid., p.111.
402
Remarquons que celui-ci met en jeu non seulement le sentiment national,
mais aussi la conscience individuelle et un aspect charnel de l'amour en Dieu.
Dans le cas de certaines femmes dont l'influence était indéniable pour l'exten-
sion du culte, leur relation au Cœur de Jésus révèle un aspect d'intimisme,
même de mystique: l'épouse d'un des promoteurs du Vœu national, Mme Legen-
til, écrit: «...le cœur s'épanche dans le cœur de Jésus: on lui parle de ses peines,
de ses difficultés, de ses luttes journalières (...) et lorsque cette heure d'adoration
est terminée, on descend la chère colline tout réconforté, et encouragé, par Celui
qui est notre force et notre consolation»i68. D'après ce qu'elles racontent elles-
mêmes, une Adèle Garnier a reçu du Christ l'institution d'une adoration perpé-
tuelle du Cœur eucharistique, et Mme Royer (1841-1924) a vu plus d'une fois
apparaître devant elle «un Christ au cœur visible sur la poitrine et aux bras éten-
dus»^.
Le but de la prière à Montmartre est de découvrir la présence réelle du Christ
dans l'hostie, de sentir réellement que «cette hostie, c'est quelqu'un» présent en
son Corps, en son Sang et en son Cœur-organei7o. Affirmer intellectuellement
cette présence ne suffit pas pour les adorateurs et les adoratrices, mais la
"ressentir" est l'objectif de leurs pratiques^.
Le Sacré-Cœur comporte alors deux significations complémentaires: il repré-
sente tantôt la vie intérieure de Jésus-Christ, tantôt son cœur charnel symbole
d'amour. Chez certaines personnes, la dévotion se focalisait sur le Cœur orga-
ne, et leur cas a suscité de vives critiques d'après lesquelles elle signifiait l'ado-
ration d'une chose, certes sainte, mais se rapprochait en ce sens d'une sorte de
fétichisme172. D'autre part, le côté intimiste du culte porte l'accent sur le carac-
tère humain de l'amour du Christ, d'où la mise en relief de sa subjectivité: idée
168 Cité par J. Benoist, op. cit., p.538.169 J. Benoist, op. cit., pp.515, 559 et 560.170 Ibid., p.541.171 Ibid., pp.906 et 907.172 Ibid., pp.626 et 883.
403
susceptible d'introduire la figure mystique de Dieu-Amant s'adressant directe-
ment à rhommei73.
Dans Madame Bovary, parue en 1856, Flaubert écrit à propos du sentiment
religieux de son héroïne aux années de sa vie de pensionnaire: «Au lieu de sui-
vre la messe, elle regardait dans son livre les vignettes pieuses bordées d'azur,
et elle aimait la brebis malade, le Sacré-Cœur percé de flèches aiguës, ou le
pauvre Jésus, qui tombe en marchant sur la croix»i74. Ensuite, Bouvard et Pécu-
chet qu'il rédigea au cours des années soixante-dix évoque la popularité des
images du Sacré-Cœur, très répandues parmi les fidèles175. L'écrivain constate
alors l'ascendant de l'imagerie sur la psychologie religieuse du peuple. En effet
une des particularités de la dévotion montmartroise est qu'elle accorde une
importance à sa diffusion en raison de la conscience nationale qu'elle comporte.
Divers objets de piété étaient d'une grande utilité à cette fin; ils se vendaient
bien auprès des pèlerins venus en masse sur la colline, et par correspondance.
Connues déjà au dix-huitième siècle, les images du Sacré-Cœur appelées
"scapulaires" et plus tard plus justement "sauvegardes" se répandirent au siècle
suivant, surtout celles qui étaient accompagnées du texte: «Arrête! Le Cœur de
Jésus est là» (pi. 1). Les sauvegardes que le Père Voirin a promues vers 1889
avaient à leur centre un cœur qui ressemblait à une planche d'anatomie, avec
les vaisseaux et les gouttes de sang (pi. 2)176. Disparues subitement au bout de
quelques années sans doute en raison de vives critiques qu'elles attiraient77,
elles n'en sont pas moins révélatrices du fait que le Sacré-Cœur signifie avant
tout l'organe physique du Christ fait homme.
Il existe d'autres images largement diffusées après 1871178: la France se voit
représentée sous la figure de Marie-Madeleine se repentant et demandant misé-
es J. Benoist, op. cit, pp.900 et 906.174 G. Flaubert, Madame Bovary, Garnier Frères, 1971, p.37.175 G. Flaubert, Bouvard et Pécuchet, Garnier Flammarion, 1966, pp.263 et 347.176 j. Benoist, op. cit, p.630.177 ibid., p.961.178 En ce qui concerne l'analyse des objets de piété, voir J. Benoist, op. cit., pp. 623, 620-625,958-960.
404
ricorde au Seigneur (pi. 3); ailleurs, "Jésus parmi les enfants" (pi. 4) indique
l'idée que la France doit aller avec confiance au Sacré-Cœur comme les enfants
allaient à Jésus. D'après la statue exécutée par J.-M. Bonnassieux, membre de
l'Institut (pi. 5), G. Rohault de Fleury grave une image (pi. 6) ayant servi à de mul-
tiples reproductions. Le Sacré-Cœur dit de Mme Royer a pour origine le Christ
apparu dans la vision de celle-ci avec des instruments de la Passion à ses pieds
(pi. 7); son message qu'elle transmet est ainsi: «Vous m'appelez; me voici! C'est
moi, avec mon cœur brûlant d'amour pour vous, et dont les désirs de vous sau-
ver sont encore augmentés par vos supplications. Cependant vos crimes s'oppo-
sent à l'intervention de ma miséricorde en votre ferveur. Ils enchaînent mes
mains et empêchent mon cœur de répandre les trésors qu'il renferme. Aidez-
moi, réunissez toutes les satisfactions dont vous êtes capables». La statue faite
par Gabriel Thomas, membre de l'Institut et inspirée par la vision de Mme Royer
(pi. 8) sert également de modèle aux objets de piété: deux cent mille médailles
et un million cent mille chromos en ont été fabriqués.
Tous ces objets: images de piété, médailles, sauvegardes, bannières, cartes
postales ... s'achetaient abondamment et la ferveur commerciale y contribuait.
La religion, l'art, l'industrie et le commerce s'y mêlent alors sous prétexte de l'ex-
tension du culte; et l'art industriel sulpicien s'installe sur la colline avec la maison
Saudinos venue de la place Saint-Sulpice.
Huysmans dont la critique sévère n'épargnait pas malgré sa foi certains
aspects du catholicisme de son temps demeurait extrêmement hostile au culte
du Sacré-Cœur:
«c'est lui (=le catholique) qui, avec l'aide de son clergé et le secoursde sa littérature imbécile et de sa presse inepte, a fait de la religion unfétichisme de Canaque attendri, un culte ridicule, composé de statuet-tes et de troncs, de chandelles et de chromos; c'est lui qui a matérialisél'idéal de l'amour, en inventant une dévotion toute physique au Sacré-
405
Cœur!»i79
Sa sensibilité artiste ne lui permet d'ailleurs pas de sympathiser avec cette exal-
tation de la foi populaire trop marquée à son sens par le caractère vaniteux et
mercantile:
«...quand je songe au Sacré-Cœur de Paris, à cette morne et pesantebâtisse édifiée par des gens qui ont inscrit leur nom en rouge sur cha-que pierre! comment Dieu s'accommode-t-il d'une église dont les murssont des moellons de vanité, scellés par un ciment d'orgueil, des mursoù l'on voit des noms de commerçants connus, affichés en bonne pla-ce, tels que des réclames! Il était si simple de construire une églisemoins somptueuse et moins laide et de ne pas loger ainsi Nôtre-Seigneur dans un monument de péchés!»180
Au contraire, Verlaine approuve sans réticence l'esprit de ce culte, encore
qu'il ait reconnu lui-même la médiocrité artistique de l'image du Sacré-Cœur
apposée sur le mur de sa cellule à Mons. Mais cette laideur même par un para-
doxe qui n'est qu'apparent, a mobilisé en lui, autour de la figure étrange, toutes
les forces vagues qui cherchaient un point où se concentrer, où se fixer. D'autre
part, né dans une famille bourgeoise dont le père est militaire, il avait dès son
enfance, comme il l'avoue lui-même dans ses Confessions, le sentiment patrioti-
que181; ce sera peut-être une des causes qui l'y ont fait adhérer sans contrainte.
Plus tard, il chantera dans Bonheur.
«L'amour de la Patrie est le premier amourEt le dernier amour après l'amour de Dieu»182.
1?9 J.-K. Huysmans, En route (2), p. 166.1*> J.-K. Huysmans, La cathédrale (1), pp.347-348.181 Confessions, p. 536.î82 Bonheur, p.697.
406
En outre, ayant subi l'influence des écrits de Joseph de Maistreiss, le nouveau
converti partage au moins au temps de Sagesse la pensée de Pultramontanisme
de son siècle, d'où son accusation contre le gallicanisme et le jansénisme au
profit des Jésuites: «le Jansénisme triomphant de fait en 1764..., écrit-il dans Le
voyage en France par un Français publié en 1880, sévit, dès l'expulsion des
Jésuites, à la fois dans l'éducation, dans la chaire et dans le ministère ecclésias-
tique, à couvert sous le nom de gallicanisme, par une hypocrisie et par une
effronterie de plus»i84; et ce christianisme "dégradant" provoqua, d'après lui, la
Révolution de 1789, cause principale du désordre en son siècle .̂
L'anathème lancé sur celle-ci et le désir du retour à la tradition se voient ins-
crits dans la pièce XII de la première partie de Sagesse:
«Redevenez les Français d'autrefois,Fils de l'Église, et digne de vos pères!
L'avenir flotte avec sa fleur charmante
Sur la Bastille absurde où vous teniezLa France aux fers d'un blasphème et d'un schisme, »186.
Le regret de la monarchie religieuse, fille aînée de l'Église, en surimpression
avec la réaction contre le modernisme républicain et scientifique, est justement
le sentiment général du catholicisme de son siècle, que Verlaine partage alors.
Cette mentalité catholique semble s'être cristallisée dans le culte du Sacré-
Cœur.
Un poème d'Amour dédié à Léon Bloy: «Saint Graal» relie le salut de la
France à l'amour du Christ symbolisé par son Sang versé sur la Croix:
183 D'après Underwood, Verlaine avait dans sa bibliothèque au moins trois livres de Maistre (V.-P.Underwood, «Le cahier personnel de Verlaine», Revue des Sciences modernes, avril-juin1955,pp.188 et 212.) Voir également les notes de Jacques Borel dans l'édition de la Pléiade, O.C. (enprose), p. 1450.184 Le voyage en France par un Français, p. 1000.185 ibid., p.1001.186 Sagesse, p.253.
407
«Le sang de Jésus-Christ ruisselle sur la France.
Torrent d'amour du Dieu d'amour et de douceur,
Source vive où s'en vient ressusciter le cœurMême de l'assassin, même de l'adultère,Salut de la patrie, ô sang qui désaltère!»^
L'idée fondatrice du culte ne se manifeste-t-elle pas ici de façon très nette? Le
poète semble avoir été séduit par l'aspect physique du Cœur organe du Christ
symbolisant son amour: un texte d'Amour : «Un crucifix» se réfère à la statue
qu'il a vue à l'église Saint-Géry à Arras:
« "Voilà l'homme!" Robuste et délicat pourtant.C'est bien le corps qu'il faut pour avoir souffert tant,Et c'est bien la poitrine où bat le Cœur immense:Par les lèvres le souffle expirant dit: "Clémence!"
Tandis que, pour noyer le scrupule empêcheurD'aimer et d'espérer comme là Foi l'enseigne,Les pieds saignent, les mains saignent, le côté saigne;On sent qu'il s'offre au Père en toute charité,Ce vrai Christ catholique éperdu de bonté, «188
Même s'il était question dans ce poème d'une statue réellement existante, on ne
saurait nier que le poète ait besoin d'un Christ passionné d'amour envers les
hommes, représenté par l'image sanglant de son corps sacrifié. Il chante ainsi le
mois de juin dans Liturgies intimes:
«Mois du Saint-Sacrement et mois du Sacré-Cœur,Mois splendide du Sang Réel, de la Chair Vraie,»189.
1-87 Amour, p.428.188 Ibid., p.416.189 «Juin», Liturgies intimes, p. 745.
408
Coupable de luxure, il lui fallait, pour se croire pardonné, ce «Cœur brûlant
que le désir dévaste»; c'est le «désir de sauver les nôtres»19o dont il s'agit dans
l'intention voulue du poète. Mais c'est aussi tout l'élan équivoque du repentir. Ce
parfait Amant «éperdu de bonté» dont il réclame la présence réelle, n'en a-t-il
pas puisé l'image dans la figure au Sacré-Cœur?
Au-delà des circonstances historiques, le Christ de Verlaine se constitue
comme intime au cœur parce qu'il donne centre à un être qui vacille. La figure
christique se donne d'abord à travers l'art populaire (une médiocre lithographie)
et l'étrange de la laideur. En somme, à travers cet attrait de la laideur, l'artiste se
renie mais aussi se retrouve (car le "laid" devient une sorte d'excitant esthétique,
il interroge, il retient); mais c'est surtout la présence du corps, du sang, qui, à tra-
vers certaines images du Christ, retient Verlaine: racheté sans doute, l'être char-
nel y reste présent. Dans le dialogue entre "je" et le Christ de la deuxième sec-
tion de Sagesse, apparaît, la soif de régénération de l'adorant: mais toujours à
travers des images qui laissent transparaître tout l'être antérieur de Verlaine.
Être purifié ou qui se veut tel, sans doute. Ce n'est plus l'ami passionné de Rim-
baud; il s'est transfiguré en amant pur, semble-t-il, et pourtant le souvenir du
passé teinte d'une indéniable ambiguïté son désir de régénération, figure par
l'image de l'apôtre Jean, dont la tête reposa sur la poitrine du Christ:
«Est-ce possible? Un jour, pouvoir la retrouverDans votre sein, sur votre cœur qui fut la nôtre,La place où reposa la tête de l'Apôtre?»191
L'exaltation verlainienne de l'amour, dans ces sonnets célèbre la purification ducœur dans l'union au Christ:
«Je vois, je sens qu'il faut vous aimer: ...»192.
190 «Juin», Liturgies intimes, p.745.191 Sagesse, p.271.192 Ibid, p.270.
409
Du verbe "aimer", fondement de tout l'enseignement évangélique, Verlaine
passe aussitôt au substantif "amant", transfiguré selon la spiritualité de la conver-
sion mais qui n'en draine pas moins toutes sortes de souvenirs de l'aventure et
de la sensualité verlainienne:
«mais commentMoi, ceci, me ferai-je, ô Vous, Dieu, votre amant,»i93
La distance entre le moi de Verlaine et le Christ Sauveur ne pourra se réduire et
s'annuler que si le Christ en quelque sorte, se modèle sur le pécheur qu'il doit
sauver, et absorbe en lui avec son péché: le péché, le "vieil homme", la
"sodome" verlainienne, voilà la nourriture dont le Christ a faim pour la transfigu-
rer, dans sa propre incarnation:
«Je suis l'Adam nouveau qui mange le vieil hommeTa Rome, ton Paris, ta Sparte et ta Sodome,Comme un pauvre rué parmi d'horribles mets»i94.
(2) Le choix d'une suite de sonnets
C'est bien un dialogue d'amour que celui du "je" et du Christ dans Sagesse.
C'est à la forme du sonnet (à l'origine liée à la célébration amoureuse) qu'il con-
fie le dialogue mystique. Cette forme est, il est vrai, singulièrement assouplie par
Verlaine.
Vu la place qu'ils occupent dans Sagesse, paru en 1881195, les sonnets au
Christ perdent un tant soit peu de la valeur privilégiée qui était la leur dans Cel-
193 Sagesse, p. 270.194 {ML195 US sont placés à la fin de la deuxième partie du recueil réparti en trois.
410
lulairement. Le ton mystique que l'on trouve dans cette suite de sonnets n'a pas
de prolongement dans Sagesse et laisse place ailleurs à l'expression d'une foi
modérée comme en témoignent d'autres pièces du recueil écrites à l'époque de
son séjour en Angleterre, époque qui suit immédiatement sa sortie de la prison
(de 1875 à 1877). Il s'agit en particulier des numéros XIII et XV de la troisième
partie. Dans ces poèmes, la figure du Christ n'est plus au centre, remplacée par
la Vierge Marie et par le thème de la nature paisible liée à la paix de l'âme.
Citons à titre d'exemple, le début de la pièce XV de la troisième partie, rédigée à
Bournemouth en 1877:
«La mer est plus belleQue les cathédrales,Nourrice fidèle,Berceuse de râles,La mer sur qui prieLa Vierge Marie!»196
Au fur et à mesure que le poète s'écarte du moment fulgurant de sa conversion,
l'effusion mystique en lui inséparable de la figure du Christ semble s'éclipser.
Dédié à sa mère, Sagesse montre la spiritualité verlainienne tendant vers le
côté maternel de la foi catholique, symbolisé par la figure de la Vierge. Cette
aspiration semble rejoindre son désir de retourner à la religion à la fois de son
enfance et de sa mère19?.
Existe-t-il alors en lui deux nuances de la tendance religieuse? Quelle valeur
peut-on accorder à une certaine mystique verlainienne axée sur la figure du
Christ? En tout cas, il nous semble que l'épanchement mystique se distingue, en
lui, de l'élan de son cœur vers la croyance douce et rassurante liée à la recher-
ches de formes, elles-mêmes rassurantes et reconnues198, et cela bien que le
Christ apparaisse dans «Final» comme principe de la stabilité spirituelle. Si le
196 Sagesse, III-XV, p.285.197 J. Borel, dans son Introduction à Sagesse (édition Pléiade), p. 223.198 Ibid, p. 220.
411
poète a, dans ce poème, recours à la forme du sonnet en alexandrins, cela ne
signifie pas, selon nous, qu'il a voulu simplement adopter une forme tradition-
nelle et rejeter résolument toutes ses tentatives de rénovation poétique. Notre
étude tentera d'abord de chercher la raison pour laquelle Verlaine se sert dans
«Final» de la forme du sonnet en alexandrins et, ensuite de divers procédés
d'expressions par lesquels son ambition poétique semble se manifester.
Dans les Romances sans paroles, aucun sonnet n'apparaît. Parmi les trente-
deux poèmes de Cellulairement, il n'y en a presque pas qui soient conformes à
la tradition: «Sonnet boiteux»i99 est, comme l'indique le titre, un texte tout à fait
irrégulier sans rime avec le mètre de treize syllabes. «Vendanges»2ooi révéla-
teur de la poétique de Verlaine avant sa conversion, est un sonnet en vers de
neuf syllabes, et s'écarte ainsi, par l'emploi du mètre impair, de la forme tradi-
tionnelle.
À l'époque de Cellulairement, le poète ne renonce donc pas encore à son
désir d'inventer "un nouveau système" de poésie, auquel il se réfère dans sa let-
tre à Lepelletier2oi, et qui se trouve réalisé, du moins partiellement, dans les
Romances sans paroles. Si l'emploi fréquent du mètre de douze syllabes que
l'on constate dans Sagesse s'explique par sa volonté de s'accorder à îa tradi-
tion, son recours à une suite de sonnets en alexandrins dans «Final» nous sem-
ble d'une autre nature: Verlaine l'a choisie parmi d'autres possibilités en la
croyant conforme au sujet du poème.
Max Jasinski constate que l'histoire du sonnet commence véritablement avec
Pétrarque202; l'amour pur et profond que le poète italien exprime dans les son-
nets de son Canzoniere est un tournant dans l'existence de cette forme poéti-
que. Si, très tôt, existe le sonnet-épigramme, le sonnet destiné à l'expression de
199 Jadis et Naguère, p.323.200 ft>/c/.,p.331.201 Correspondance, 1.1, pp.98 et 130202 M. Jasinski, Histoire du sonnet en France, Slatkine Reprints, 1970 (réimpression de l'éditionDouai, 1903), p.23.
412
l'amour sincère constitue, d'après Jasinski, un tout autre genresos. Toutefois, lors
de son introduction en France, cette forme d'origine italienne est encore consi-
dérée comme un épigramme, une preuve en étant que Clément Marot publie
ses sonnets en les mêlant à ses épigrammes. Selon Jasinski, c'est pour cette
raison que, lorsque Maurice Scève rédige Délie à la manière de Pétrarque, il
opte pour le dizain consacré depuis longtemps aux sujets sérieux.
Mais Olive de du Bellay, le premier des meilleurs exemples du pétrarquisme,
détermine, par rapport au genre de sonnet-épigramme, un autre genre essen-
tiellement amoureux et grave, et formant de longues séries204. Ensuite, après
Les Amours de Ronsard, le poème amoureux constitué de sonnets demeure tel
que ce poète l'a conçu; tous les Ganzoniere français, c'est-à-dire, les recueils de
poèmes amoureux composés de sonnets, s'appellent désormais "Amours"205.
En résumé, la suite de sonnets consacrée au même sujet voit le jour en
France avec des poètes tels que du Bellay et Ronsard, et ces poèmes ont pour
thème majeur l'amour sérieux et solennel. Il est à noter que ces séries n'appar-
tiennent pas à la même catégorie que les sonnets isolés, qui parviennent, eux, à
envahir à peu près tout le domaine de la poésie courante. Elles demeurent,
même après que Magny avec Soupir et du Bellay avec Regrets aient ouvert un
nouvel horizon à leur usage, profondément marquées par le pétrarquisme et par
les divers "Amours".
Pourtant le règne des "Amours" ne dure pas longtemps. Déjà au début du dix-
septième siècle, ils commencent à connaître une décadence. À la suite de la
réforme de Malherbe et du triomphe de l'art dramatique206j HS finissent, vers le
milieu du dix-septième siècle, par devenir de simples recueils de sonnets adres-
sés à plusieurs femmes. Ils tombent bientôt dans l'oubli et le sonnet lui-même
n'est plus à la mode sous le règne de Louis XIV; il ne s'emploie plus couram-
203 M. Jasinski, op. cit., p.58.204 Ibid., , p.56.205 Ibid., p.69.206 Ibid., p.81.
413
ment excepté en de rares occasions2Q7.
Remarquons quand même un fait: avant que le sonnet n'ait vu son déclin, de
nombreux poètes écrivent, en imitation des Sonnets spirituels de Desportes, des
poèmes chrétiens sous cette forme208. || existe donc, bien avant «Final» de
Verlaine, des séries de sonnets religieux.
Le dix-huitième siècle, celui des philosophes de la raison, éteint la poésie,
surtout après 1750, tandis que le siècle suivant la remet en valeur. Alors, par
réaction contre le classicisme et l'antiquité, la poésie française remonte au
moyen âge et à la Pléiade. Lorsque Sainte-Beuve tire le sonnet d'un long oubli,
c'est principalement des œuvres de du Bellay et de Ronsard qu'il s'agit; ce sont
ces "Amours" qu'il fait connaître à ses contemporains; encore que chez lui
l'influence du sonnet anglais ne soit pas négligeable2^.
D'ailleurs Verlaine lui-même pense que le sonnet est à l'origine une forme du
pétraquisme et des "Amours", ce que nous montre, malgré son ton quelque peu
parodique, son sonnet À la louange de Laure et de Pétrarque:
«Chose italienne où Shakespeare a passéMais que Ronsard fit superbement française,«210.
Ce texte suggère, signale André Gendre, que le sujet le mieux approprié à cette
forme poétique est l'amour, dans la juste mesure et la pureté des cœurs2n. Ce
que le dix-neuvième siècle a exhumé, ce ne sont pas des sonnets isolés consa-
crés par un long usage à diverses sortes d'épigrammes, ni des poèmes religieux
en forme de sonnets. Pratiquement inconnus parmi les contemporains de Verlai-
ne, les poèmes religieux composés aux XVIe et XVIIe siècles n'étaient pas à la
portée de sa connaissance2i2. Jasinski qui se montre négatif pour la qualité de
207 M. Jasinski, op. cit., p. 131.208 ibid.,, p.90.209 ibid, p.197.210 «À la louange de Laure et de Pétrarque», Jadis et Naguère, p.320.211 A. Gendre, Évolution du sonnet en France, P.U.F., 1996, p.204.212 M. Raymond, op. cit., p. 183.
A J M
ceux-ci, affirme à propos des sonnets au Christ: «Là où avaient échoué lamenta-
blement les XVIe et XVIIe siècles, un poète réussissait du premier coup au XIXe:
en pleine victoire du naturalisme, il (=Verlaine) créait véritablement le sonnet spi-
rituel»2^. Ce jugement, péremptoire et injuste pour bien des œuvres religieuses
du XVIe et du XVIIe siècles, met bien en valeur en revanche la nouveauté de la
forme et de l'inspiration de Sagesse à travers le "sonnet spirituel".
Notons que, depuis Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme, le sonnet ne
forme pas de séries; ce sont des sonnets isolés comportant des sujets diversi-
fiés. Selon David H. T. Scott, Sainte-Beuve insiste, dans son texte, sur la possibi-
lité du sonnet, apte à couvrir toute la diversité des thèmes214. Par la suite, son
emploi se répand largement, surtout avec la publication des Fleurs du Mal en
1857, dont quarante-quatre pièces sur cent sont des sonnets. Leurs thèmes
demeurent, on le sait, très riches et indépendants les uns des autres; ce que
Baudelaire affirme lui-même dans une lettre:
«Tout va bien au sonnet, la bouffonnerie, la galanterie, la passion, larêverie, la méditation philosophique»2^.
Sous l'influence principale de Baudelaire et des parnassiens qui font égale-
ment grand usage des sonnets isolés, Verlaine, lui aussi, se montre sensible au
renouveau de ceux-ci. Mais après les Poèmes saturniens, comme le précise
Valéry, il réagit contre l'art du Parnasse216; réaction qui le détourne du sonnet. À
l'époque des Romances sans paroles, il adopte une attitude peu enthousiaste
non seulement pour la forme du sonnet, mais aussi pour l'alexandrin; et il est
indéniable que le poète des Romances subsiste encore chez celui de Cellulai-
rement. Vu la composition de ce recueil de la prison, où d'autres formes poéti-
213 M. Jasinski, op. cit., p.226.214 David H. T. Scott, Sonnet Theory and Praotice in Nineteenîh-century France: Sonnets on théSonnet, University of Hull, 1977, p. 17.215 Cité par M. Jasinski, op. cit., p.208.216 P. Valéry, «Villon et Verlaine», Variété, p.442.
415
ques dominent, il est difficile de supposer que Verlaine accorde la préférence au
sonnet en raison uniquement de son désir de trouver ce qui puisse le stabiliser
et le rassurer2i7. L'histoire de la poésie que nous venons de parcourir très rapi-
dement ne nous fournit-elle pas un éclaircissement sur le choix que Verlaine fait
en adoptant, dans «Final», une suite de sonnets? Ce genre poétique ne lui
rappelle-t-il pas avant tout les poèmes des "Amours", en particulier, de Ronsard
qu'il proclame «le plus grand poète français» avec Villon, Racine et
Lamartine?2i8
Afin de mieux saisir le choix de Verlaine, il nous semble utile de nous rappor-
ter aux Théorèmes, l'ouvrage d'un poète de la fin du seizième siècle, Jean de La
Ceppède: presque inconnue au dix-neuvième siècle ({'Histoire du sonnet en
France publiée en 1903 en mentionne seulement le titre en appendices), cette
œuvre a pour sujet la Passion et la Rédemption du Christ que l'auteur retrace
suivant le récit biblique. Pourvue des caractères d'une épopée en tant que des-
cription du chemin de la Croix, elle se voit composée entièrement de sonnets,
forme liée au lyrisme. Avant le vingtième siècle, on l'avait classée parmi les poè-
mes dévots écrits en sonnets par de pieuses personnes aux XVIe et XVIIe siè-
cles, sur la valeur de laquelle Jasinski n'hésite pas parfois bien à tort à se pro-
noncer négativement. Toutefois, à la différence des autres sonnets chrétiens, les
Théorèmes ne sont pas restés sans estime: au début de notre siècle, l'abbé
Henri Bremond, dans son Histoire littéraire du sentiment religieux en France, tire
cette œuvre de I'oubli2i9.
Avant la réévaluation que cette œuvre a connue au cours du vingtième siècle,
les critiques avaient trouvé inadéquate la rencontre d'un sujet centré sur le Nou-
veau Testament avec la forme du sonnet22o. Contrairement à ces jugements,
217 j. Borel, dans son introduction à Sagesse, p.219-220.218 G. Zayed, La formation littéraire de Verlaine, Nizet, 1970, p.56. G. Zayed signale que l'usagedu sonnet chez Verlaine doit essentiellement à l'influence des membres de la Pléiade comme aucas des Parnassiens.219 Voir Yvette Quenot, Introduction aux Théorèmes sur le sacré mystère de nostre rédemption,Nizet, 1988, Livre I, p. 19.220 ibid., p.31.
416
Yvette Quenot, l'auteur des Lectures de La Ceppède, aperçoit, dans le choix du
sonnet, un sens révélateur: selon elle, c'est justement parce que le sonnet est un
"poème stationnaire" (d'après Valéry) que La Ceppède le préfère aux autres for-
mes: «II (=La Ceppède) est hanté par la crainte de l'immobile, du figé, du transi;
il veut partir, suivre le Christ, ... donner vie, mouvement, élan à ce qui stagne ou
croupit:... C'est pourquoi, fasciné par ce qui convertit le cloué en mobile, il tente
cette conversion jusque dans son écriture»22i. D'après Jean Rousset, les Théo-
rèmes sont un véritable accomplissement de la conversion du canzonière pro-
fane de la Pléiade: «Le poète reste un amoureux, avec toutes les véhémences,
les extases et les douleurs de l'amant, il garde les yeux constamment fixés sur
une figure à la fois humaine et céleste, mais il substitue à la femme divinisée le
Christ en passion«222.
Ainsi chez La Ceppède, l'acte poétique de transcrire le texte sacré dans la
forme du sonnet a un rapport avec le sentiment qu'il éprouve envers le Christ. En
un sens, la conception d' "une série de sonnets adressée à l'unique objet de son
amour" s'adopte merveilleusement à la transcription de l'Évangile destiné à
raconter la vie d'un seul Homme. Ce qui lie l'auteur à l'objet de son poème est
l'amour, religieux certes, mais auquel ne manque pas une affinité avec le senti-
ment d'amour profane. La pièce LXVII du second livre présente le Christ dans le
prétoire:
«O Royauté tragique! ô vestement infâme!O poignant Diadème! ô Sceptre rigoureux!O belle & chère teste! ô l'amour de mon âme!O mon Christ seul fidèle, et parfait amoureux»223.
L'union étroite entre le Christ et le poète pécheur se réalise dans le trame du
recueil, précise Jean Rousset, grâce à la forme du sonnet, ce qui fait l'originalité
221 Y. Quenot, Les lectures de La Ceppède, Droz, 1986, pp.220-221.222 j. Rousset, Préface aux Théorèmes sur le sacré mystère de nostre rédemption, Droz, 1966,(3e page de la préface).223 j. de La Ceppède, op. cit., t. Il, p.401.
417
des Théorèmes à la différence des "sonnets spirituels" composés par des poètes
de la même époque en imitation de Desportes224.
Quant à Verlaine, un état de conscience comparable à celui de l'auteur des
Théorèmes ne ramène-t-il pas à exprimer son sentiment envers le Christ dans
une forme lyrique réservée avant tout à l'expression de l'amour? Une passion
presque charnelle, comme les commentateurs de la poésie verlainienne la
remarquent dans les sonnets au Christ225. ici l'ardeur du sentiment ne se dévoile
pas pourtant dans les réponses réticentes du sujet, elle se manifeste à travers
l'appel acharné du Christ. La passion que le poète éprouve envers le sauveur
chrétien se voit transférer sur l'amour éperdu de celui-ci envers le pécheur.
Cette projection du sentiment amoureux du sujet dans l'objet aimé est rendue
possible, au moyen de la forme dialoguée. Cette constatation nous paraît
importante pour la raison que ce transfert de l'affection passionnelle est juste-
ment créateur du mode mystique de l'œuvre verlainienne. Ici, dès la première
pièce, l'appel lancé par le Seigneur envers le sujet suppose un état extraordi-
naire de la Grâce. Ensuite, le schéma du dialogue fait que l'hésitation du
pécheur rend l'appel du Christ plus intense.
Destiné à une sorte d'instruction religieuse, le dialogue semble acquérir un
sens spécifique que de simples argumentations n'atteindraient pas. La persua-
sion est celle de l'intensité, de la voix qui parle au cœur, comme on le perçoit
déjà au Moyen Âge en bien des passages de l'Imitation de Jésus-Christ, où
alternent la voix du disciple et celle de son Dieu. À ce propos, notre réflexion
peut aussi s'approfondir à la lumière du manuel spirituel de Jean-Jacques Olier:
Catéchisme chrétien pour la vie intérieure. Représentant de l'école française de
la spiritualité au dix-septième siècle, ce prélat est connu surtout comme fonda-
teur du séminaire Saint-Sulpice. Il a ouvert des séminaires également ailleurs
en un temps où l'Église souffrait de la qualité problématique de ses prêtres. Pour
224 j. Rousset, Préface aux Théorèmes sur le sacré mystère de nostre rédemption, Droz, 1966,(1ère page de |a préface).225 E. Zimmerraann, op. cit., p. 155. J. Borel, dans son Introduction à Sagesse, p.232.
418
le renouvellement spirituel de sa paroisse Saint Sulpice, il y organisa la prière
liturgique, l'enseignement du catéchisme et l'exercice de la charité envers autrui.
Le Catéchisme chrétien pour la vie intérieure (1656) a pour objectif de donner
aux croyants cultivés de son époque une instruction sur ce qu'il appelait la "vie
intérieure"226.
Ce manuel est présenté sous forme de "demandes" et "réponses", suivant la
méthode didactique en voie de se généraliser à cette époque227. Ce qui est
remarquable dans le livre d'Olier, c'est que chaque "demande", c'est-à-dire cha-
que question posée ne sert pas simplement à préparer à la réponse qui suit;
c'est un véritable dialogue qui se déroule entre deux personnes, un fidèle et son
directeur spirituel, la réponse de l'un suscitant à nouveau une autre intéerroga-
tion de l'autre; il peut même arriver au disciple de manifester de l'étonnement et
de l'émotion, provoqués par les propos de son interlocuteur. Voici un passage
du Catéchisme chrétien pour la vie intérieure:
«D: — Je ne saurais exprimer les sentiments d'estime et de respectque Dieu me donne pour le très saint Sacrement de l'autel. Que c'estun grand trésor que de porter en soi Notre Seigneur Jésus-Christ,rempli de la divinité de son Père et de tous les trésors de sa sagesse etde sa science divine!R: — Je veux encore vous apprendre un beau secret pour augmentervotre amour envers Dieu: c'est qu'il nous a donné son Fils pour habiteren nous, non seulement dans le temps que nous communions à soncorps et à son sang, mais encore dans tous les moments de notre vie.D: — Que dites vous là? Notre Seigneur habite-t-il en nous autrementque par la très sainte communion?»228
En premier lieu, le dialogue en tant que disposition du manuel spirituel fonc-
tionne de telle sorte que celui qui cherche la voie vers Dieu puisse avoir la
réponse s'adressant directement à sa question. Son interlocuteur parle à lui
226 R. Devilte, L'école française de spiritualité, Desclée, 1987, pp.63-79.227 j.-j. Qlier, La sainteté chrétienne, Le Cerf, 1992, p.44.228 j.-j. oiier, op. cit., p.51.
419
seul. C'est un manuel écrit, mais qui se présente comme composé des propos
échangés oralement entre deux êtres. Le lecteur croyant, s'identifiant naturelle-
ment à l'interrogateur, pourrait avoir le sentiment d'être en face de quelqu'un qui
lui réplique. Il lit la réponse comme s'il la recevait à travers la voix de celui-ci,
adressée exclusivement à lui.
En second lieu, la réponse n'est pas toujours faite de façon à ne plus susciter
chez l'autre une nouvelle question sur le même thème. Au contraire, comme
nous l'avons constaté dans la citation ci-dessus, l'interrogateur conçoit un autre
doute et continue à consulter son directeur. Si bien que la réponse demeure
destinée à la fois à résoudre le doute et à provoquer un autre état d'incertitude
plus approfondi. De cette manière, l'initié, dans l'œuvre d'Olier, se trouve
engagé au plus profond de "la vie intérieure".
Le texte de Verlaine semble impliquer des effets lointainement analogues à
ceux qui caractérisent celui du prélat du dix-septième siècle. Le premier sonnet
commence par l'expression: «Mon Dieu m'a dit», suivie de la parole du Christ.
C'est d'abord le Seigneur qui amorce le dialogue, s'adressant au sujet-pécheur.
Son message est transmis à ce dernier à travers sa voix, porteuse du salut. Nous
avons sous les yeux de la langue parlée et transcrite. Et Jésus prononce, dès le
premier sonnet, son commandement suprême: aimer Dieu. L'abondance des ter-
mes désignant les parties de son corps: flanc, cœur, pieds, bras, mains, y donne
l'impression que la voix du Christ jaillit, à travers tout son corps mis en Croix.
Cette présence du corps souffrant est un appel à tous les sens du croyant pour
se pénétrer de l'image même du Crucifié, et pour s'unir ainsi, visuellement, char-
nellement, à sa Passion. Cette participation quasi physique est à la base même
des Exercices spirituels de saint Ignace. Le croyant est appelé en quelque sorte
à devenir l'image qu'il regarde, à ne faire qu'un avec le Christ, dont l'image
devient présence réelle.
Le sonnet II est la parole du sujet: celui-ci avoue sa souffrance de ne pas pou-
voir oser aimer son Interlocuteur, tant il se sent indigne, trop souillé de ses
420
péchés. La forme dialoguée fait que le Christ prête l'oreille aux propos doulou-
reux du sujet et y réplique afin de le persuader d'obéir à son ordre sacré. C'est à
lui seul que la voix du Seigneur est réservée. Le pécheur est entraîné très loin
dans son cheminement spirituel, par ce privilège hallucinant que permet la forme
dialoguée. Celle-ci apparaît donc comme une disposition très profonde, indis-
pensable pour la réalisation de l'union ultime entre le pécheur et son Dieu.
Un dialogue constitué en sonnets, voilà donc le choix formel que Verlaine a
effectué. Toutefois, l'expression du débordant amour du Christ, rendu plus
intense par les réticences de son interlocuteur, Verlaine a-t-il pu la concilier avec
les règles strictes du sonnet? Nous allons tenter d'y répondre en étudiant la ver-
sification de « Final »229.
À propos de l'alternance des rimes, «Final» ne révèle pas de nouveauté nota-
ble. Pour les quatrains, ils sont tous conformes à la règle traditionnelle; à savoir
les rimes se succèdent dans l'ordre: ABBA ABBA. Alors que dans les six derniers
vers, il existe trois combinaisons différentes de la tradition: par rapport à celle-ci:
CCD EED; CCD EDE, les pièces I et II montrent l'alternance CDD CEE, IV, CCD
DEE et X, CDC DEE. Ces trois sortes de schéma "rimique" qui se terminent avec
les rimes plates (EE), on n'en trouve que de rares exemples avant le dix-
neuvième siècle, tandis que celui-ci en fait grand usage, Baudelaire en tête,
excepté le cas de la pièce IV (CCD DEE) qui est une transgression de l'ordre
habituel23o. La pièce V présente CDD CCD et VII, CCD CDD. Ces structures
binaires des tercets, essayées tout au long du seizième siècle malgré le nombre
restreint de leurs exemples, la poésie moderne s'en sert fréquemment. Les for-
mes employées par Verlaine dans «Final»: CDD CCD et CCD CDD sont donc
assez courantes à son époque23i.
229 Avant de procéder à notre examen, précisons la structure de ce long poème: il est constituéde dix sonnets et départagé en neuf sections dont les l, II, III, IV, V et VI contiennent, chacune, unsonnet, tandis que la section VII est composée de trois sonnets et que le sonnet de la huitièmelaisse l'hémistiche de son dernier vers à la section finale.230 A. Gendre, op. cit., p.215.231 A. Kano, Réflexion sur le sonnet moderne en France, Presses universitaires Chuo, 1991,pp.20-25.
421
Pour la variété et la richesse de la rime, Verlaine demeure en général fidèle
aux lois métriques, cela afin de compenser de nombreuses infractions commises
soit à la règle de l'hémistiche soit à l'interdiction de l'enjambement 232. Sur ce
point, précise P. Mathieu, Verlaine atteint l'alexandrin dans sa structure organi-
que; d'après lui, Sagesse est en ce sens «une œuvre rythmiquement capitale»
exprimant la dernière étape de la rénovation prosodique de l'auteurssa.
Suivant la tradition de la poésie française, l'alexandrin est constitué de deux
hémistiches, chacun ayant six syllabes. Même au cas des trimètres romantiques,
dans la mesure où un vers ne peut exister séparément des autres, et qu'il se
trouve encadré des vers de la mesure binaire, il doit naturellement être saisi
dans l'ensemble dont il fait partie. La mesure ternaire s'emploie en général en
vue de produire un effet semblable à celui de la modulation musicale. Le rejet ou
le contre-rejet (nous utilisons ces termes au sens défini par Henri Morier dans le
Dictionnaire de poétique et de rhétorique: ils concernent seulement la césure;
tandis que l'enjambement concerne la fin du vers) provoque un effet, car il est
conçu comme un écart par rapport à la règle de coupe à la césure234.
À ce propos, les sonnets au Christ contiennent des cas intéressants: soit la
coupe médiane partage en deux une unité d'expression, soit elle vient couper le
vers juste après le proclitique, article défini ou adjectif possessif; soit encore elle
sépare un mot au milieu; observation qui nous amène à penser que l'unité
sémantique et l'unité métrique y coïncident mal. On pourrait interpréter ce fait,
comme le dit P. Mathieu en citant justement les vers des sonnets au Christ,
qu'«avec Verlaine, le sens tend à l'emporter sur le mètre»235. Frédéric Deloffre
déclare que Verlaine renonce au principe de l'hémistiche à l'époque de
Sagesse236. Claude Cuénot,, l'auteur du Style de Paul Verlaine, signale que le
poète abandonne totalement, vers la fin de la série des sonnets au Christ, la
232 p. Mathieu, op. cit., pp. 545-549.233 «,/£/., p.541.234 H. Morier, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, P.U.F., 1989, l'article: Césure.235 p. Mathieu, op. cit., p.549.236 F. Deloffre, Le vers français, SEDES, 1973, p. 135.
422
règle de la césure237. Tandis que, pour Benoît de Cornulier, le trimètre n'évacue
pas d'une façon complète la coupe médiane qui définit en totalité la structure de
l'alexandrin et il pose l'hypothèse que «l'existence du ternaire ou de semi-
ternaire apparaît comme suspendue à celle du binaire par une relation d'isomé-
trie»238. Pourtant, si, dans le vers apparaissant à première vue ternaire, on tenait
compte de la règle du point césuriel, on serait amené à accentuer le mot essen-
tiellement atone (proclitique, pronom etc. ); cela bouleverserait inévitablement la
structure au point de vue de la déclamation. Malgré cette constatation, Henri
Morier, lui, pense que l'alexandrin suppose préalablement une coupure au
milieu et que Verlaine met à profit ce principe. Ce critique trouve, dans un vers
des sonnets au Christ, un exemple typique de la césure favorisée par l'auteur et
il l'intitule "césure verlainienne":
0 0 0 $«J'ai l'extase et j'ai la //terreur d'être choisi.»
Le point césuriel vient après l'article "la". Cela entraîne d'une part l'accentuation
de l'article défini "la" qui est un mot atone; et d'autre part, le phénomène du ren-
forcement au début du mot qui suit, c'est-à-dire, dans le vers ci-dessus, la con-
sonne "t" doit être prononcée avec intensité. D'après Morier, cela sert à faire res-
sortir phonétiquement le sens du mot "terreur" (en réalité c'est un type de rejet);
et il nomme ce genre de césure "césure consonantique"239. Suivant cette théo-
rie, le onzième vers du VII «3» participe du même type: «La musique de mes//
louanges à jamais».
«Lamentable ami qui // me cherches où je suis.» (1-14)
«La discordance "qui — me cherches" rend par un effet de boiterie, constate
237 c. Cuénot, Le style de Paul Verlaine, C.D.U. et SEDES réunis, 1963, p.355.238 B. de Cornulier, Théorie du vers, Seuil, 1982, pp. 202-206, 208-209.239 H. Morier, op. cit., pp.189-192.
423
Benoît de Cornulier, la recherche pénible de Verlaine»24o. |Cj, étant donné la
place que le mot proclitique "me" occupe, la consonne "m" se trouve soulignée
selon Morier: un fait à noter: l'accentuation concerne ici la première personne.
Relevons quelques autres vers où la coupe médiane sert également à la souli-
gner d'une certaine manière:
«Et que je sens fluer // à moi le firmament,Et je vous dis: de vous // à moi quelle est la route?» (VI - 7,8)
«...et cette fièvreQui t'agite, c'est moi //toujours! Il faut oser» (III - 3, 4)«Père, Fils, Esprit? Moi, //ce pécheur-ci, ce lâche,» (IV - 9)«Je t'eusse un jour à moi, //frémissant et dompté.» (V -11)
Dans le premier exemple composé de deux vers de suite, la coupure entre: "de
vous (=le Christ)" et "à moi" n'illustre-t-elle pas implicitement le sentiment du
pécheur conscient de l'abîme profond qui se creuse entre lui et son Dieu? Évi-
demment la scansion ternaire s'accorde ici parfaitement avec la structure synta-
xique. La mesure binaire s'applique tout à fait aux trois derniers exemples. Dans
ces citations ci-dessus, nous remarquons l'accumulation considérable de la pre-
mière personne et celle de la sonorité "m11, phénomène qui est dans un rapport
profond avec le thème du texte24i : la consonne "m", dans les adjectifs posses-
sifs: "mon" "ma" "mes" accentue en particulier l'acte de possession par le Christ.
La même consonne est également existante dans le verbe "aimer" et les sub-
stantifs "amour" et "amant", des mots inhérents au thème du poème. Elle est, ici,
liée à l'idée de la possession, de l'identité et de l'amour. Comme c'est un dialo-
gue, la première personne désigne soit le Christ soit le sujet. La circularité ou le
partage du son "m" traduit à la fois la séparation du pécheur d'avec son Dieu et
le désir intense du premier de se faire posséder par le second. Ce son "m" né de
la rencontre des deux lèvres, fait presque sentir, à l'intérieur d'un vers, le mouve-
240 B. de Cornulier, op. cit., p.215.241 E. Zimmermann, Magie de Verlaine, p. 153.
424
ment d'expiration, le souffle de l'amour divin adressé au pécheur:
«Aime. Sort de ta nuit. //Aime. C'est ma pensée» (V -12)
Dans cette citation, le verbe "aimer" est, deux fois de suite, prononcé comme
deux syllabes conformément à la règle du compte syllabique, ce qui sert à mettre
l'accent sur l'appel de l'Amant suprême.
Par la succession des "e" muets, le proclitique au point césuriel, la césure au
milieu d'un mot, et encore l'enjambement entre les vers: par la multiplication de
toutes ces infractions à la versification traditionnelle, les vers de Verlaine s'ap-
prochent de la prose aux yeux de certains critiques. Paul Valéry, lui aussi, recon-
naît cette tendance qu'il trouve presque agaçante242. Paul Viallanex explique
ainsi les sonnets au Christ: «La relative liberté de l'alexandrin ternaire, cher aux
romantiques, ne lui (= Verlaine) suffit plus quand il entreprend de transcrire
musicalement l'agitation de son âme éblouie par la miséricorde du Seigneur. Il
la débride et l'exacerbe, il en rompt les derniers liens»243.
Le poète de Sagesse ne tente-t-il pas de tourner à son profit le principe de
l'alexandrin? En le violant, il transmet le débordement de son sentiment religieux
à travers celui des mots sur la métrique. C'est en même temps le paradoxe d'une
forme fixe qui tend à se déconstruire elle-même, pour trouver son souffle propre,
son rythme, sa liberté.
(3) Langage mystique ou langage amoureux?
Nous avons déjà constaté que l'affection passionnée que le sujet-pécheur
éprouve envers le Christ est transférée sur l'amour du second envers le premier:
c'est l'amour éperdu du Christ qui pousse le sujet à poursuivre sa recherche du
242 P. Valéry, «Passage de Verlaine», Variété, 1.1, p.714.243 p. Viallaneix, «De la musique avant toute chose», La petite musique de Verlaine-Romancessans paroles et Sagesse -, CDU et SEDES réunis, 1982, p.90.
425
salut. Dès lors par quelles expressions Verlaine décrit-il le Christ et son amour?
La comparaison et la métaphore apparaissent ici comme des procédés essen-
tiels pour exprimer l'indicible et désigner le pur Amour. Voici des exemples:
(1 ) «Vous, la source de paix que toute soif réclame,» (II - 5)(2) «... Oui, mon amour monte sans biaiser
Et l'emportera, comme un aigle vole un lièvre.» (III-5 et 7)(3) «Ô vous, fontaine calme, amère aux seuls amants
De leur damnation, ô vous, toute lumière.» (Il -12 et 13)(4) «...Vous, la Rosé
Immense des purs vents de l'Amour....» (IV-3 et 4)(5) «Mon amour est le feu qui dévore à jamais
Toute chair insensée, et évapore commeUn parfum....» (V - 5, 6 et 7)
(6) «...Laisse aller l'ignorance indéciseDe ton cœur vers les bras ouverts de mon ÉgliseComme la guêpe vole au lis épanoui.» (VII - 2, 3 et 4)
Certes, parmi ces comparaisons et ces métaphores, il existe celles dont on peut
indiquer la source: "la source de paix", "fontaine calme" et "toute lumière" s'appli-
quant au Christ nous font penser à des passages de l'Imitation de Jésus-
C/7r/sJ244. De plus "fontaine calme": ce trope non seulement évoque les Psaumes
et les paroles des Évangiles245, mais provient également de saint Jean de la
Croix. Verlaine emprunte aussi à ce mystique du seizième siècle la formule:
l'amour du Christ «qui dévore toute chair insensée»246. Selon C. Cuénot, «la
Rosé immense des purs vents de l'Amour» et «la guêpe (qui) vole au lys épa-
noui» prennent leur source chez Dante247. «Un aigle» provient de diverses
métaphores et comparaisons bibliques qui se rapportent à cet oiseau puissant et
244 c. Cuénot, op. cit., p.92.245 Psaumes, XXXVI.10, Jean, IV.14, Épître à Tite, II, 11.246 J. delaCroix, Cantique spirituel A, Œuvres complètes, Le Cerf, 1990, p.406.247 c. Cuénot, op. cit., pp.183, 186, 198 et 200.
426
majestueux248) j| est en outre traditionnellement le symbole de l'apôtre Jean, "le
disciple bien-aimé". Saint Jean de la Croix utilise également l'expression
«l'aigle divin»249.
Les sonnets au Christ contiennent ainsi des figures ayant pour origine certains
textes préexistants. Pendant son incarcération, Verlaine lisait (pour ne citer que
ses lectures religieuses principales) la Bible, les écrits des Pères, notamment de
saint Augustin, les textes des mystiques espagnols: saint Jean de la Croix et
sainte Thérèse d'Avila, la Somme théologique de Thomas d'Aquin, les Médita-
tions de Bossuet et le catéchisme de M9r Gaume250. Le poète se sert, par rémi-
niscence ou volontairement, de certains termes identiques à ceux des livres reli-
gieux antérieurs (ce qui lui est inévitable, ou même tout naturel) en vue de dési-
gner l'Être divin.
Pourtant il se trouve évidemment des références qu'il n'a pas empruntées: le
second tercet du premier sonnet que nous avons cité au seuil de notre étude sur
Verlaine reste significatif sur ce point:
«N'ai-je pas sangloté ton angoisse suprêmeEt n'ai-je pas sué la sueur de tes nuits,Lamentable ami qui me cherches où je suis?» (I -12,13 et 14)
La voix du Christ parle au sujet souffrant de son passé de luxure, dont l'attrait ne
cesse de l'obséder. Dans ce tercet, d'un côté le verbe "sangloter" évoque, à la
différence de "pleurer", un mouvement respiratoire brusque et répété; de l'autre,
bien qu'habituellement intransitif, il est utilisé ici transitivement, ce qui permet de
relier directement le sujet "je" à l'objet («ton angoisse suprême»). Le premier
vers nous suggère donc par l'emploi spécifique du prédicat l'image du Christ
248 Deutéronome, XXVIII, 49; Les Proverbes,XXIII,5.249 Jean de la Croix, op. cit., p.469.250 A. Adam, Verlaine, Hatier, 1965, pp. 134-136. À propos de saint Augustin, Verlaine écrit ainsidans Mes prisons: «Mes lectures, à partir de cette époque, en outre d'intenses theologies.sereportèrent de l'anglais au latin, non seulement des Pères, saint Augustin, ce sublime congénère,dont j'étais ou me croyais alors l'infime succédané...» (p.350).
427
éprouvant l'angoisse de son interlocuteur, au même moment que celui-ci (et
presque à sa place).
Dans le vers suivant, «tes nuits» fait penser aux nuits réellement vécues par le
sujet-pécheur; tandis que "ta nuit" symboliserait la souffrance métaphysique de
celui qui s'afflige, privé de la lumière divine. Le mot "la sueur" complété par l'ex-
pression «de tes nuits», semble garder son sens propre et concret. À travers le
tour "suer la sueur" (comparable à "vivre la vie"), le Christ apparaît comme s'il
avait vécu lui-même les nuits de débouche du sujet. Celle-ci se confond avec la
sueur de la nuit d'agonie de Jésus à Gethsémani.
Cette image violente du Christ est l'élément majeur qui conduit le sujet-
pécheur à la conversion. Tout à la fin du sonnet II, il fait appel à son Sauveur en
l'appelant «toute lumière»;
«...ô vous, toute lumière,Sauf aux yeux dont un lourd baiser tient la paupière!» (Il -13 et 14)
Se sentant exclu de la lumière divine, le pécheur songe qu'entre lui et son Dieu
se creuse un abîme infranchissable, déterminé par la lourdeur ténébreuse de
ses fautes. À lui, son interlocuteur divin répond:
«— II faut m'aimer! Je suis l'universel Baiser,Je suis cette paupière et je suis cette lèvreDont tu parles, ô cher malade, et cette fièvreQui t'agite, c'est moi toujours!...» (V -1, 2, 3 et 4)
Le Sauveur, en vue de faire disparaître la distance ressentie comme telle par le
pécheur, s'appelle «l'universel Baiser». Cette métaphore du baiser, Le Cantique
des Cantiques s'y rapporte dans le passage suivant:
«Ah! que ne m'es-tu un frère,allaité au sein de ma mèrelTe rencontrant dehors, je pourrait t'embrasser
428
sans que les gens me méprisent»25i.
Dans l'explication de son Cantique spirituel, saint Jean de la Croix cite ce pas-
sage; selon lui, le baiser symbolise dans le texte biblique l'union mystique de
l'âme avec Dieu252. Tandis que chez Verlaine, ce Baiser à majuscule semble
comporter en soi milles baisers impurs, tout en étant le symbole de l'Amour
suprême.
Quand Jésus dit: «Je suis cette paupière», ce mot ne désigne nullement celle
de Dieu qu'un des Psaumes chante («Ses paupières éprouvent les fils
d'Adam»)253j j| fait allusion à l'aveuglement de celui qui est perdu dans la
débauche charnelle, les yeux fermés à la lumière de Dieu: l'amour du Christ
s'intensifie jusqu'à ce que celui-ci s'identifie au pécheur.
«Je suis l'Adam nouveau qui mange le vieil homme,Ta Rome, ton Paris, ta Sparte et ta Sodome,Comme un pauvre rué parmi d'horribles mets». (V - 2, 3 et 4)
L'idée spirituelle de la faim et de la soif dévorante se trouve également chez
saint Jean de la Croix et signifie le désir à jamais inassouvi de celui qui cherche
l'union avec Dieu. Quant à Verlaine, il ose comparer le Christ à un affamé misé-
rable qui se rue sur des ordures. Lui attribuer ainsi l'acte de dévorer des impure-
tés symbolisant les péchés les plus ignobles de l'homme, répond à l'intention du
poète de suggérer la véhémence de l'amour divin envers le pécheur, amour
dont l'intensité même représente pour lui un mystère. Pourtant la pensée de
Verlaine nous semble dépasser de loin la théologie de l'Amour: c'est parce que,
chez lui, l'union de l'homme avec Dieu semble se réaliser dans les ténèbres de
la luxure, à travers la parole du Christ, et que l'acte du Seigneur présente une
parenté infinie avec celui du pécheur. En effet, la comparaison «comme un pau-
251 Le Cantique des Cantiques, VIII, 1.252 Jean de la Croix, op. cit., p. 426.253 Psaumes, XI, 4.
429
vre rué parmi d'horribles mets» ne correspond-elle pas mieux à l'image d'un
pécheur qu'à celle du Christ?
Le quatrain suivant du même sonnet fait entendre la suite de ses paroles:
«Mon amour est le feu qui dévore à jamaisToute chair insensée...... et c'est le déluge qui consommeEn son flot tout mauvais germe que je semais,» (V - 5, 6, 7 et 8)
Ici, l'amour se voit rapprocher par analogie du feu et de l'eau, deux symboles fai-
sant partie intégrante de la liturgie chrétienne, en particulier celle du sacrement
du baptême: c'est du feu lustral et de l'eau purificatrice qu'il s'agit. Mais, curieu-
sement, le Christ se prend, dans ce quatrain, pour le semeur de «tout mauvais
germe», c'est-à-dire, l'origine de tous les maux de l'homme. De l'état de perdi-
tion au salut éclatant, la présence du Christ conçu comme solidaire de tout acte
de l'homme recouvre l'existence tout entière de celui-ci: son Dieu l'accompagne
au pire moment de sa défaillance morale, et se charge de tout pour lui et à sa
place, idée certes contestable du point de vue du dogme chrétien, mais qui pour-
rait dissiper la peur existentielle du pécheur de se voir privé à jamais d'un Par-
don.
Ensuite, à partir de la section VII constituée des trois sonnets consacrés à la
parole du Christ, le poème semble entrer dans une autre phase: le ton du
Rédempteur devient moins haletant, et une nouvelle union de l'homme avec
Dieu se fait pressentir: une sorte d'identification entre l'un et l'autre, de posses-
sion de l'un par l'autre enfin véritable, va s'opérer, suscitée par l'entier abandon
de l'un à l'autre. Mais l'intuition du salut n'efface pas totalement la trace de l'au-
tre union rêvée dans l'ombre des péchés:
«... Garde une foi modeste en ce mystèreD'amour par quoi je suis ta chair et ta raison,
430
Qu'il te soit accordé, dans l'exil de la terre,
Enfin, de devenir un peu semblable à moi
Qui fut, durant les jours d'Hérode et de PilateEt de Judas et de Pierre, pareil à toiPour souffrir et mourir d'une mort scélérate!» (VII 2e -1, 2, 7,11,12,13et 14)
Que signifie l'union avec Dieu chez Verlaine? Avons-nous réellement affaire à
une idée mystique et à un langage mystique?
Le processus de diminuer à l'infini et faire disparaître en définitive la distance
qui sépare l'homme de Dieu se manifeste de deux manières d'après T. Izutu:
l'une est la déification de l'homme; et l'autre consiste à éprouver symbolique-
ment les rapports du "moi" humain avec "l'autre" divin sous la forme de l'amour
passionné254. Le langage qui raconte cette expérience s'empreint inévitable-
ment d'un symbolisme extrême. Ce penseur considère saint Jean de la Croix
comme le représentant le plus remarquable de la seconde manière, car son
texte demeure, en apparence, infiniment proche de la poésie amoureuse:
«Voici que l'épouse est entréeAu beau jardin si désiréEt qu'elle repose à son gréLe cou maintenant incliné,Avec quelle douceur, sur les bras de rAimé»255.
Pourtant ce qui distingue son langage du simple langage amoureux, c'est, en
premier lieu, la polysémie des mots employés: le sens des termes est multiple,
non que ceux-ci comportent quelques signifiés s'étalant côte à côte sur le champ
de la conscience, mais il s'agit bien, selon T. Izutu, de la polysémie verticale qui
traverse en s'immergeant la dimension de l'existence. Dans le Cantique spiri-
254 T. Izutu, Vers le plus profond des sens, Librairie Iwanami, 1985.255 jean de la Croix, op. cit., p.426.
431
iuel, les termes qui désignent les parties du corps: la main, le sein, le cou, le
bras, etc., ceux qui se rapportent aux instincts de la chair: la soif et la faim, et
encore ceux qui impliquent l'acte sexuel: le baiser, le lit etc. sont marqués par
d'autres significations, qu'ils ne possèdent nullement dans le cadre du langage
ordinaire.
Dans la citation ci-dessus, par exemple, "le cou" veut dire, selon l'explication
du moine, la vigueur de l'âme; les bras de Dieu symbolisent à la fois sa force et
sa douceur256. Ainsi il tente quand même d'expliquer l'indicible par des mots.
Nous avons toutefois l'impression que les termes abstraits utilisés (la vigueur de
l'âme, la force et la douceur de Dieu) pour l'éclaircissement des mots concrets
(le cou et le bras) font pressentir au contraire la profondeur vertigineuse de l'inef-
fable. Le langage mystique est donc, en second lieu, caractérisé par la préémi-
nence du signifié par rapport au signifiantss/. "Le cou" qui signifie la vigueur de
l'âme veut dire en même temps la faiblesse de l'âme258: force et faiblesse, ces
deux sens opposés peuvent se rejoindre dans le langage mystique, où les sens
se multiplient et s'approfondissent à l'infini.
Le ton propre à saint Jean de la Croix s'épanouit dans une strophe comme:
«II (=Dieu) est pour moi la nuit tranquilleSemblable au lever de l'auroreLa mélodie silencieuseEt la solitude sonoreLe souper qui récrée, en enflammant l'amour»259.
Un texte de ce genre tend à exprimer, malgré l'impossibilité présupposée, des
sens inconnus au langage ordinaire.
Certes, «Final» est comparable auCantique spirituel en ce sens que, com-
posé des appels réciproques de l'homme et de Dieu, il évoque l'union des deux
256 J. de la Croix, op. cit., pp.479 -478.257 T. Izutu, op. cit., p.227.258 jean de la Croix, op. cit., pp.479-480.259 Ibid, p.349.
432
existences dans un langage qui se rapproche du langage amoureux. La diffé-
rence est que, chez Verlaine, les mots désignant les parties du corps: flanc,
cœur, bras, mains et sein concourent à évoquer le Christ en homme, souffrant et
lumineux à travers son amour envers l'homme. Cette image du Sauveur engen-
dre nécessairement l'adoration du corps d'un Dieu qui, à travers le mystère de
l'Incarnation, n'est, en un sens, autre que le corps humain. Lorsque, à la section
VIII, le sujet se réfère deux fois de suite à la voix du Christ: «votre voix», cette
expression semble utilisée non pour faire allusion à une intervention surnature-
lle, mais pour nous donner l'impression de la présence presque immédiate du
divin et de son immersion en l'homme souffrant.
«Et d'être en moi parmi l'aimable irradianceDe tes souffrances, — enfin miennes, — que j'aimais!» (VII 3e -13 et14)
Le mot "souffrances" ne demeure pas totalement dépouvu de cette nuance phy-
sique et morale.
C'est un Christ dont l'amour va jusqu'au délire; un Christ qui n'hésite pas à se
projeter dans les nuits du pécheur en acceptant de s'y souiller. Le Christ de
Verlaine, dans l'intensité même de son amour, va au-delà d'une certaine con-
ception théologique d'après laquelle il est toujours en Croix continuant à se
sacrifier pour délivrer les hommes de leurs péchés, tant que le Temps existe. Sa
figure dans Sagesse se voit liée au sentiment de culpabilité, à la nécessité d'être
aimé et pardonné; le pécheur réclame du tréfonds de son âme le salut, et cela
jusqu'à se faire accepter en tant que tel, lui, incapable de revêtir un nouvel hom-
me. Toute la mystique verlainienne réside dans cette figure christique dont
l'amour risque de conniver, en quelque sorte, avec «les joies du Vice»2eo. L'ul-
time poème de Liturgies intimes intitulé «Final» contient ce vers:
«Jésus qui sus bénir ma folle indignité,260 L. Bloy, Œuvres, t. Il, p.273.
433
Bénir, soufrir, mourir pour moi, ...»261.
Si l'indignité de l'un est "folle", la bénédiction de l'autre accordée à celle-ci l'est
également. Ce vers qui rappelle le ton de l'autre «Final» révèle à nouveau vingt
ans plus tard ce que fut la sensibilité religieuse chez Verlaine à l'époque de Cel-
lulairement.
Bloy raconte le sentiment d'indignation et de dégoût que Sagesse suscita
chez les fidèles: il dénonce une sorte de conspiration du silence dont «le dernier
poète catholique» aurait été l'objet:
«Le volume de vers intitulé Sagesse a été publié, en 1881, par la"Société générale de Librairie catholique", aux frais de l'auteur, je meplais à le croire. Jamais ce livre ne fut mentionné sur les catalogues dela maison; jamais aucun bibliographe dévot n'en parla; jamais le moin-dre effort commercial ne fut accompli pour en débiter un seul exemplai-re »262.
Préjugé de la société chrétienne bourgeoise envers un ancien prisonnier, «un
poète maudit» homosexuel et dépravé, dont elle n'est à même de comprendre
ni la vie ni l'art, ce sur quoi insiste l'auteur de Belluaires et Porchers. L'avis de
Léon Bloy est partagé par Huysmans: Verlaine reste complètement ignoré et si
bêtement honni, déplore-t-il, des catholiques «auxquels il apportait les seuls
vers mystiques éclos depuis le moyen âge»263. Mais ce Christ qui ne quitte pas
le pécheur jusqu'aux délirantes nuits de débauche, partageant avec lui la sueur
des étreintes charnelles, ce parfait Amant qui n'hésite pas à dévorer l'ordure
que son aimé lui offre comme la seule offrande possible, l'image est tellement
forte qu'elle ne manque pas d'évoquer une sorte de "sodomie spirituelle". Nous
nous demandons si la trace de l'homosexualité vécue avec Rimbaud ne se
reflète pas dans la figure de son Christ. Son Dieu n'est-il pas en un sens le reflet
261 Liturgies intimes, p. 757.262 L. Bloy, «Le lépreux», Belluaires et porchers, p.273.263 J.-K. Huysmans, La Cathédrale (1), p.335.
A1A
transfiguré du "plus beau des mauvais anges", à qui le poète était resté attaché
à travers sa recherche existentielle et poétique?
435
et profane du fonds Michel Oiomarat de la Bibliothèque de'iisj|§:|ïpiî, 1998, p.71)
Nous signalons que les planches 2-8 et leur explication proviennent du livrede Jacques Benoist, Le Sacré-Cœur de Montmartre de 1870 à nos jours.
Planche 2: Plaque de consécration et de sauvegarde du P. Voirin (Original encouleurs)
Planche 3: La France pénitente, présentée par Marie, offre la maquette duSacré-Cœur de Montmartre au Christ (par Henri Imlé)
Planche 4: Consécration des enfants(Dessin par Henri Imlé)
VŒU N A T I O N A LA U S A C R É - C Œ U R D E J É S U S
limr k moi les p«iu cnTinu.
Cœur»or< d* J4.U-. J« m. conuer* «nU4r«m«nt » -rou^ Pn>t«9M 1» ~>lnl«601,.. oon.r. «. .nnom,.. .T« p.ua d. U> Fnuic. «l ÛUl.. qu. J. TU», «im-ehvqu* jour davani«a«.
eoiuocri
Planche 5: Jésus découvrant et montrant son Cœur(par J. Bonnassieux)
Planche 6: Gravure de Georges Rohaultde Fleury d'après le Sacré-Cœur de Bonnassieux
CŒUII SACRÉ BE JÉSUS, AVEZ PITIÉ DE KOUS.
Planche 7: Sacré-Cœur de Mme Royerpour la maison Raffl
Planche 8: Le Sacré-Cœur de G. Thomas(commandé par l'abbé Vasseur,du clergé de Paris)
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