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Le don dans les Romances trinitaires de Jean de la Croix

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Dans ce travail, on parcours les Romances trinitaires de saint Jean de la Croix en suivant le langage du don, en tous ses éléments essentiels : les sujets, les objets, les destinataires, les effets et les intentions de l’action de donner.

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Page 1: Le don dans les Romances trinitaires de Jean de la Croix

COUVENT DES CARMES BRUXELLES

Page 2: Le don dans les Romances trinitaires de Jean de la Croix

22 3131

Nous reproduisons ici le texte intégral d’un travail écrit du séminaire “Incarnation duVerbe, divinisation de l’homme” (IET 2005-2006/1) écrit par fr. Giacomo Gubert ocd.

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"Car Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais ait la vie éternelle. " Jn 3,16" Mais à tous ceux qui l'ont accueilli, il a donné pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom. " Jn 1,12 .

Introduction: « In principio erat Verbum »

Dans ce travail, on entend parcourir les Romances1 trinitaires

de saint Jean de la Croix en suivant le langage du don, en tous

ses éléments essentiels : les sujets, les objets, les destinataires,

les effets et les intentions de l’action de donner. Cette lecture

panoramique s’articulera autour des deux dons suprêmes du

Père et du Verbe selon l’évangile de saint Jean, à savoir « le Fils

unique » et « le pouvoir de devenir enfant de Dieu ».

L’action théologique et christologique de donner, signifiée par

le verbe « διδωµι », occupe une place importante dans le qua-

trième évangile, qui est le principal arrière-fond scripturaire des

Romances. Dominique Poirot écrit: «Jean de la Croix intitule le

romance I, et sans doute donne-t-il pour titre à l’ensemble de

ses romances: Romances sur l’évangile “In principio erat

Verbum’’ au sujet de la très sainte Trinité »2. Le verbe «διδωµι»

dans l’évangile de Jean indique des relations et des révélations.

Les sujets de ces actions sont le Père et le Fils en tant que don-

neurs et le Fils, les disciples, les croyants et le monde en tant

que destinataires. Jésus Christ est au centre : il est destina-

taire, don et donneur en tant que Fils. Dieu le Père est la source

unique, qui ne tolère pas de devenir destinataire de l’action de

«διδωµι» ; il a donné son Fils unique-engendré au monde afin

que le monde, celui qui répond à ce don, ne périsse pas.

295Parmi d'aucuns animaux qui, d'aventure, là se trouvaient.Les hommes disaient chansons, les anges mélodie chantaient,

Faisant fête aux épousailles 300qu'entre deux tels il y avait.

Or, Dieu, en la crèche, là, pleurait et gémissait:

C'étaient les joyaux que l'Epouséeaux épousailles apportait

305Et à voir un tel troc, la Mère était pâmée:

Les pleurs de l'homme en Dieu, et la liesse en l'homme,Ce qui à l'un et l'autre,

310tant étrange était en somme!

Le don dans les Romances trinitairesde Jean de la Croix

Table des matières

Introduction: « In principio erat Verbum » 3

Le don et l’échange 4

Excursus: donner 9

L’immanence réciproque: introduction 10

Le sujet 11

L’objet 14

Les possessions 16

Le don du Père en raison du Fils 16

Le don du Père au Fils 17

Le don du Fils 18

Le monde, la chair et l’attente de l’Époux 19

Le travail des hommes 21

La promesse de l’Esprit Saint 22

Le don de la ressemblance 22

Le don au Verbe 23

Conclusion 24

Bibliographe 24

Notes 25

Les Romances trinitaires 26

Page 4: Le don dans les Romances trinitaires de Jean de la Croix

Jean de la Croix écrivit les Romances pendant son enferme-

ment à Tolède, probablement au temps de l’Avent et de Noël

1577. La plupart de son ouvrage poétique voit la lumière pen-

dant ces neuf mois que le poète passe, à l’instar du prophète

Jonas, dans le ventre de la baleine (plus exactement, « d’une

poisson »3). Même étant une production dite mineure, les

Romances jaillissent donc de la source originaire de la fécondité

spirituelle sanjuaniste. On peut donc les lire et les interpréter

sans anachronisme à la lumière de l’ensemble de la production

de Jean de la Croix, qui naît de cette « heureuse aventure ». À

ce propos Federico Ruiz écrit: « L’interprétation fondamentale

et décisive de l’événement (l’emprisonnement à Tolède, NdR)

restera celle donnée par frère Jean de la Croix lui-même à trois

niveaux distincts: celui de la générosité divine: “une seule grâce

de celles que Dieu m’a faites en ce lieu pourrait se payer par plu-

sieurs années de cachot”; celui de l’attitude personnelle: “je

crois que tout a été voulu par Dieu; là où il n’y a pas d’amour

mettez de l’amour et vous récolterez de l’amour”; celui de la

responsabilité des faits: “ils ont agi ainsi parce qu’ils pensaient

bien faire” »4

Le don et l’échange

Tous les dons divins que Jean de la Croix énumère dans les

Romances semblent être orientés vers l’échange final entre Dieu

et l’homme; le jour des fiançailles, l’épouse ne se présente pas

aux mains vides: elle apporte des joyaux pour son Époux. Si la

femme de Samarie de l’évangile de Jean, la mieux placée pour

pouvoir donner quelque chose à Dieu, n’avait pas su donner à

boire à Jésus, mais avait abandonné sa cruche pour revenir dans

son village annoncer la présence du Messie, l’épouse des

Romances se laisse prendre par son Époux, qui descend la cher-

44 2929

ROMANCE VII SUITE DE L'INCARNATION

Or, étant advenu le temps où se faire convenaitle rachat de l'Épouse qui en rude joug servait,

225 dessous la loi que lui départit Moïse,le Père, en tendre amour, disait en cette guise:

"Tu vois bien, Fils, que ton Épouse230J'avais fait à ta semblance.

Semblable à Toi, à Toi elle a bonne convenance.

Mais elle diffère en la chair qui en ton Etre simple n'est admise.

235 Or, en les parfaites amours, cette loi est requise:

que devienne semblablel’amant à celle qu’il aimait, car la ressemblance plus grande,

240plus grande délice contenait.

Et sans doute en ton Épouse, le délice grandement croîtrait,Si, comme elle, vêtu de chair elle Te voyait."

245Et le Fils répondait: "Ta volonté est la Tienne,Et ma seule gloire est que ta volonté soit la Mienne.

A Moi convient, Père, 250ce qu'a dit ton Altesse,

car, de cette guise, mieux se verra ta tendresse,

Se verront ta grand puissance, justice et sapience.

255J'irai les dire au monde et lui baillerai science

De ta beauté et douceur et magnificence.

J'irai chercher mon Épouse 260et sur Moi prendrai

ses fatigues et travaux où tant elle peinait.Et afin qu'elle vive, pour elle Je mourrai,

265et la tirant de la fosse, à Toi Je la rendrai."

ROMANCE VIII SUITE

Lors, Il appela un archange à qui Gabriel nom était,Et l'envoya à une pucelle

270qui "dame Marie" se nommait,

Laquelle consentante, se faisait le mystère,Au sein de qui la Trinité vêtit le Verbe de chair.

275Les Trois cette oeuvre firent: mais en un seul elle se fit.Et incarné demeura le Verbe au doux sein de Marie...

Et Lui qui n'avait qu'un Père 280eut depuis une Mère,

Mais tant différente de celle qui d'homme concevrait!

Car de ses seules entrailles Il recevait sa chair

285Ce par quoi "Fils de Dieu" et "Fils de l'homme" Il Se disait.

ROMANCE IX NATIVITÉ

Or, étant advenu le temps où naître Il devait,Comme un Époux,

290de son lit Il sortait

Étreignant son Épouse qu'en ses bras Il enserre .Et en une crèche Le déposait la gracieuse Mère,

Page 5: Le don dans les Romances trinitaires de Jean de la Croix

2828 55

vienne à s’achever.

Qu’alors ils se réjouiraient ensemble,en éternelle mélodie,pour ce qu’il est la tête

150 et l’Épouse qu’il S’est unie.

A laquelle tous les membres des justes Il joindrait,qui sont le corps de l’Épouse, et qu’il la prendrait,

155 Lui, dans ses bras, tendrement, et là son amour lui donnerait,et qu’ainsi, tous en un, au Père Il la conduirait.

Là où de la même délice 160dont jouit Dieu jouit, elle jouirait.

Car comme le Père et le Fils et Celui qui d’Eux vient procéder

vivent l’un dans l’autre, ainsi l’Épouse serait:

165 car, absorbée en Dieu, vie de Dieu elle vivrait.

ROMANCE V DES DÉSIRS DES SAINTS PÈRES

Avec cette bonne espérance qui d’en-haut vers eux descendait,le dégoût de leurs travaux

170 plus léger se faisait.

Mais l’espérance qui tardait et le désir qui croissaitde s’éjouir avec leur Époux sans cesse les affligeait.

175 C’est pourquoi avec oraisons, avec soupirs et agonie,avec larmes et gémissements, nuit et jour ils Le priaient

qu’Il se décidât enfin 180 à leur donner sa compagnie.

«Oh! si l’allégresse en mon temps allait être!» les uns disaient.

D’autres: «Achève, Seigneur; Celui que tu dois envoyer, envoie-le.»

185 D’autres: «Oh! si tu déchirais ces cieux, et si je voyais,

de mes yeux que tu descendes, mes sanglots cesseraient.""Nuées, oh! faites pleuvoir d'en haut

190 celui que la terre demandait

et qu'Il consume enfin la terre qui nous produisait des épines,et qu'elle produise cette fleur dont elle sera fleurie!"

195 D'autres disaient: "Oh! heureux celui qui en tel temps vivraqu'il mérite de voir Dieu, avec ses yeux à lui,

de Le toucher de ses mains 200et d'aller en sa compagnie,

et de jouir des mystères que pour lors Il disposera!"

ROMANCE VI SUITE

En ces requêtes et autres telles, un long temps s'était passé.

205Mais grandement croissait la ferveur en les dernières années.

Quand le vieil Siméon brûlait tout en désir,requérant Dieu que de lui laisser

210 voir ce jour Il eût bon plaisir.

Et ainsi l'Esprit-Saint au bon vieux répondait,Engageant sa foi, que la mort il ne verrait

215 avant de voir la vie qui de là-haut descendait,et que lui, en ses mains mêmes, Dieu même prendrait,

et qu'il Le tiendrait en ses bras 220 et en ses bras L'étreindrait.

cher. L’épouse ne fait pas tomber à terre ses fatigues mais

s’abandonne elle-même dans les bras de son Époux pour lui

apporter une sorte d’eau vive, ses larmes qui lui « si étrangè-

res d’ordinaire étaient ».

Jean de la Croix écrit deux fois de cet échange: dans le qua-

trième Romance, où il dit: « ... et que Dieu serait homme / et

que l’homme Dieu serait »; et dans le neuvième, comme nous

venons de l’entendre: « Et la Mère s’émerveillait, / de ce qu’un

tel échange elle voyait, / les pleurs de l’homme en Dieu / et dans

l’homme l’allégresse, / chose qui à l’un et à l’autre / si étrangère

d’ordinaire était ». Dans le premier cas, le Fils, qui s’est fait en

tout semblable aux hommes, leur demande de l’accueillir pleine-

ment dans son propre appartement (pour habiter, parler-écou-

ter, manger et boire ensemble); dans le second cas, on assiste

à l’échange des dons des fiançailles entre l’ Époux et l’épouse:

le Fils reçoit les pleurs de l’homme, symbole à la fois de toute la

bassesse de la nature humaine, qui vient de sa composition de

chair et d’esprit, et de ses conséquences (le service sous le dur

joug de la loi que Moïse avait donnée). De la joie promise,

l’épouse reçoit l’allégresse que la Mère avec stupéfaction voit

dans l’homme le jour de Noël; une allégresse qui lui « si étran-

gère d’ordinaire était » et qu’on voit résonner dans tout le

palais de l’épouse, « les hommes disaient des cantiques, les

anges une mélodie », même si elle n’est pas encore dans « la

chambre nuptiale ».

L’amour est la cause de cet échange, dont l’agir obéit à une

lois « tout-puissante », comme le Père dit au Fils dans le sep-

tième Romance: « Dans les amours parfaites / cette loi était

nécessaire, / que devienne semblable / l’amant à celle qu’il

aimait ». La raison de cette loi de l’amour est le bonheur, auquel

l’amour vise; ainsi donc le Père poursuit son explication: « Car

Page 6: Le don dans les Romances trinitaires de Jean de la Croix

la ressemblance plus grande / plus de joie contenait ». Comme

on le verra au mieux dans Le Cantique spirituel (CS) et La vive

flamme (VF), le langage qui exprime cette puissance de l’amour,

qui divinise la nature humaine, dépasse le langage ontologique,

sans pour autant le nier, autant que l’union d’amour dont parle

Jean de la Croix présuppose l’union substantielle. Dans La

Montée du Carmel (S), le poète l’affirme explicitement: « Pour

comprendre quelle est cette union dont nous sommes en train

de parler, il faut savoir que Dieu, en quelqu’âme que ce soit, fût-

ce celle du plus grand pécheur du monde, demeure et se tient

substantiellement. Et cette manière d’union est toujours réalisée

entre Dieu et toutes les créatures; en elle, il leur conserve l’être

qu’elles ont; de manière que si elle venait à leur manquer de

cette manière, aussitôt elles s’anéantiraient et cesseraient

d’être. Et ainsi, lorsque nous parlerons de l’union de l’âme avec

Dieu, nous ne parlons pas de cette union substantielle qui est

toujours faite, mais de l’union et transformation par amour de

l’âme avec Dieu qui n’est pas toujours faite, mais seulement

lorsqu’il vient à y avoir ressemblance d’amour; et pour autant

elle s’appellera union de ressemblance, comme l’autre se nom-

mera union essentielle ou substantielle. Celle-là est naturelle;

celle-ci surnaturelle. Elle est quand les deux volontés, à savoir

celle de l’âme et celle de Dieu, sont conformes en un, n’y ayant

aucune chose en l’une qui répugne à l’autre. Ainsi, quand l’âme

ôtera entièrement de soi ce qui répugne et n’est pas conforme à

la volonté divine, elle demeurera transformée en Dieu par amour

(II Montée du Carmel 5, 3). Max Huot de Longchamp affirme:

«Les êtres ne sont là que comme monnaie d’une rencontre qui

les transforme en échange vital, voilà ce qu’exprime l’image de

l’incandescence (dans La vive flamme NdR). Ceci posé, Jean de

la Croix ne tarira pas sur la totalité de cet échange et la récipro -

66 2727

Celui qui T’aimerait, Fils, à lui Je Me donnerais Moi-Même,Et l’amour que J’ai en Toi, celui-là même en lui le mettrais,

75 Pour ce qu’il aurait aimé qui J’aime tant Moi-même.»

ROMANCE III DE LA CRÉATION.

Une épouse qui T’aime,mon Fils, l’aimerais Te donnerQui, grâce à Toi, vivre avec nous

80 (elle) puisse mériter,

Et manger à la même table du même pain dont Je Me nourris,Pour qu’elle connaisse les biens que J’ai en un tel Fils,

85 Et que, de ta grâce et de ta vigueur,avec Moi elle s’éjouisse.Je T’en rends grâces, ô Père, (le Fils Lui répondait).

A l’épouse que Tu Me donneras, 90 la mienne clarté le donnerai,

Pour qu’elle puisse voir tout le prix de mon Père,Et comment l’être que Je possède, de son être Je l’ai hérité.

95 Sur mon bras Je la pencherai: de ton amour elle s’embrasera,Et en éternel délice, elle exaltera ta Bonté.

ROMANCE IV SUITE DE LA CRÉATION

«Ainsi donc soit fait, dit le Père, ton100amour bien le requiert.»

Et disant cette parole, Il avait créé l’univers.

Palais pour l’Épouse, en grand sapience fait,

105Lequel en deux logis, haut et bas, se divisait.

Le bas logis se composait de différences infinies;Mais le haut Il embellissait

110 d’admirables pierreries.

Pour que l’Épouse connût l’Époux qu’Elle avait,Dans le haut Il logeait des anges la hiérarchie.

115 Mais l’humaine nature Il plaçait dans le bas logis,Car, en sa fissure, un peu moindre valeur elle avait.

Et quoique l’Etre et les lieux 120 Il leur partageait pour lors,

Néanmoins, de cette Épouse, ils sont tous l’unique corps.

Car l’amour d’un même Époux, une seule Épouse les faisait.

125 Ceux d’en-haut l’Époux dans l’allégresse possédaient.

Ceux d’en-bas, en une espérance de foi qu’il leur versait,leur disant qu’un temps viendrait

130où Il les exalterait.

Et que leur bassesse Il élèverait,en sorte que nul plus ne la mépriserait.

135 Parce qu’en tout semblable à eux Il se ferait.Qu’il viendrait avec eux, qu’avec eux Il demeurerait.

Et que Dieu homme serait 140 et que l’homme Dieu serait.

Qu’il vivrait avec eux, qu’avec eux Il mangerait.

Et qu’avec eux pour toujours Il allait demeurer,

145 tant que ce siècle fluant

Page 7: Le don dans les Romances trinitaires de Jean de la Croix

cité permanente de cette rencontre: L ‘amour produit une telle

sorte de ressemblance en la transformation de ceux qui s’aiment

qu’il se peut dire que chacun est l’autre et que tous les deux

sont un. Le raison en est que dans l’union et transformation

d’amour, l’un donne possession de soi à l’autre; et ainsi chacun

vit dans l’autre, et l’un est l’autre, et les deux sont un par trans-

formation d’amour.(Ct 11,7) »5.

On voit à l’œuvre la double dynamique, subjective et objec-

tive, du don. La première, c’est-à-dire le fait que le donateur

désire se communiquer personnellement au destinataire au

point que il préférerait être le don qu’il fait, pour s’unir à lui, plu-

tôt que rester le donateur, séparé du destinataire6, exige de

s’achever dans l’échange des dons, qui signifie l’insertion du

destinataire dans la même logique du donateur. À l’épouse, qui

doit « mériter grâce au Fils » de « tenir compagnie » à Dieu

Trinité (cf. R3:77-80), Jean de la Croix montre la voie qui mène

à l’union en décrivant les dialogues intra-trinitaires qui sont à

l’origine de toute histoire cosmique et humaine.

La seconde dynamique concerne les objets du don. Selon le

dicton, on ne peut donner que ce qu’on a: les dons de l’échange

final (les pleurs et l’allégresse) révèlent alors à la fois ce que les

deux donateurs ont de mieux à offrir et indiquent surtout le

point de vue du poète dans les Romances. Jean de la Croix écrit

en étant sur le sommet du mont Carmel, où on sait que Dieu

seul peut donner l’allégresse aux hommes. Mais en étant là, il

écrit pour inviter tout homme à le rejoindre sur cette sainte

montagne; comme Edith Stein dit: « Ce qu’il voulait au fond,

c’était comme l’Aréopagite le dit de lui-même, « conduire par la

main », c’est-à-dire compléter par ses écrits son oeuvre de

directeur d’âmes »7. Pour cette raison, l’épouse apporte aux

fiançailles des joyaux qui, encore qu’ils ne sont rien en compa-

2626 77

Les Romances trinitaires

ROMANCE I

Sur l’Évangile «In principio erat Verbum»concernant la sainte Trinité.

1 Au principe demeurait le Verbe, et en Dieu vivait,où son bonheur infini Il possédait.

5 Le Verbe même était Dieu, puisqu’il s’est nommé «Le Principe»Il demeurait dans le Principe, mais Il n’avait de principe.

Il était le Principe même,10 et pour cela, de principe Il n’avait.

Fils est le nom du Verbe, puisque du Principe Il naît.

Toujours Il L’a conçuet Il Le conçoit toujours.

15 Toujours Il Lui donne sa substance et Se la garde toujours.

Et ainsi la gloire du Fils est celle qu’en son Père Il avait,et toute sa gloire, le Père

20 dedans son Fils possédait.

Comme l’aimé en son ami, l’un en l’autre demeurait.Et cet Amour qui Les unit, la même valeur possédait

25 Que l’un et l’autre et la même égalité.Entre tous Trois il y avait trois Personnes et un être aimé.

Et un amour en Elles 30 toutes un seul ami Les faisait,

et l’ami est l’aimé en qui chacun d’Eux vivait.

Car l’être que les Trois possèdent, chacun d’Eux le possède,

35 et chacun d’Eux aime la personne

qui possède cet être.

Cet être est chacune d’Elles et Lui seul Les unissaiten un lien ineffable

40 que dire on ne saurait.

Ce pourquoi était l’amourinfini qui Les unissait:Car un seul amour ont les Trois,qui «leur essence» se disait:

45 Car l’amour, tant plus il est un,tant plus amour il se fait.

ROMANCE II DE LA COMMUNICATION DES

TROIS PERSONNES.

En cet immense amour qui procède des Deux,Le Père au Fils disait

50 propos grandement savoureux,

De si profond délice que nul ne les entendait.Seul s’en éjouissait le Fils, à Qui le Père les adressait.

55 Mais ce qu’on en peut entendre, Il le disait ainsi:«Rien ne Me contente, Fils, hors ta compagnie.

Et si quelque chose Me contente, 60 c’est en Toi que Je l’aimerais.

Celui qui Te ressemble le plus, le plus Me satisferait.

Et qui ne Te ressemble en rien, rien en Moi ne trouverait;

65 En Toi seul Je trouve mon gré, ô vie de ma vie.

De ma lumière Tu es la lumière, Tu es ma sapience,L’image de ma substance,

70 en qui J’ai bonne complaisance.

Page 8: Le don dans les Romances trinitaires de Jean de la Croix

raison à la richesse qu’est Dieu, deviennent objectivement pré-

cieux par l’obéissance du Fils, dont le poète écrit dans le sep-

tième Romance, où on lit: « Ma volonté est la tienne / -le Fils

lui répondait - / [...] / J’irai chercher mon épouse / et sur moi je

prendrais / ses fatigues et ses peines / dans lesquelles tant elle

souffrait ». D’un côté alors, c’est l’Époux qui donne valeur préa-

lablement aux dons de l’épouse, de l’autre c’est en offrant ces

dons que l’épouse apprend à se donner à l’Époux. Ainsi elle

mérite grâce au Fils la compagnie des trois Personnes divines.

Jean de la Croix choisit dans les Romances un registre psycho-

logique prédominant qu’il faudra situer entre la symbolique de la

croix, qui est très proche, et celle de la nuit, qui n’est pas tout

à fait absente dans ces poèmes. À ce sujet, Edith Stein écrit

dans La Science de la Croix: « Nous sommes à présent en

mesure de résumer brièvement la différence qui sépare le carac-

tère symbolique de la Croix de celui de la nuit. La croix est le

signe qui nous représente tout ce qui se rapporte à la Croix du

Christ, qu’il s’agisse d’un rapport de cause ou d’un rapport his-

torique. La nuit par contre est l’indispensable expression cosmi-

que du monde mystique tel que l’envisage sain Jean de la Croix.

La prédominance du symbole de la nuit est un indice que, dans

les écrits du saint Docteur de l’Église, ce n’était pas le théolo -

giens, mais le poète et le mystique qui avaient la parole, alors

même que le théologien surveillait consciencieusement les pen-

sées ainsi que leur expression »8.

On remarquera enfin que cet échange résume les deux dons

fondamentaux de l’évangile de Jean: l’ Époux est le Fils donné

par le Père et, par l’union amoureuse avec son Époux, l’épouse

reçoit «-le pouvoir de devenir enfant de Dieu ».

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POIROT, D. (éd. et trad.), Les Romances, Orbey, Arfuyen, 2004.RUIZ, F. (éd), Dieu parle dans la nuit, Arenzano, Ed. Teresiane, 1991.SALINAS, P., La voce a te dovuta, trad. E. SCOLES, Torino, Einaudi, 1979. SICARI, A., La vie spirituelle du chrétien, trad. F.-A. COSTA, Luxembourg,Editions Saint-Paul, 1999. STEIN, E., La science de la croix, trad. ETIENNE DE SAINTE MARIE,Beauvechain, Nauwelaerts, 1998.TAVARD, G., Jean de la Croix, poète mystique, Paris, Cerf, 1987.

Notes1 On adopte la forme masculine « le Romance » en suivant D. POI-

ROT, Jean de la Croix, poète de Dieu, Paris, Cerf, 1995, p. 168 quiécrit: « Spécifiquement espagnol, le romance est un bref poèmeépique, formé d’octosyllabes dont les vers pairs sont assonancés. Ence sens, le terme ancien romance est toujours employé au mascu-lin. ». On adopte la suivante façon d’abréger: R n° du Romance : n°du vers selon la division de A. CAPOCACCIA QUADRI, L’opera poe-tica di Giovanni della Croce, Milano, Ancora, 1977.

2 D. POIROT, Les Romances, Orbey, Arfuyen, 2004, p. 87.3 Cf. Jon 2,2 où le substantif « poisson » est au feminin, un hapax

du TM. Pour les citations scripturaires, on adopte ici la TOB, saufindications contraires.

4 F. RUIZ, Dieu parle dans la nuit, Arenzano, Edizioni Teresiane, 1991,p.74.

5 M. HUOT DE LONGCHAMP, M., Lectures de Jean de la Croix, (coll.Théologie historique 62), Paris, Beauchesne,. 1981, p. 109.

6 P. SALINAS, La voce a te dovuta, Torino, Einaudi, 1979, p. 89, écrit: « Regalo, dono, offerta ? / Simbolo puro, segno / che voglio darmia te. / Che dolore, separarmi / da ciò che ti offro, / che ti appartiene/ senz’altra meta ormai / che essere tuo, di te / mentre io resto /sull’altra riva, solo, / ancora così mio. / Come vorrei essere / quelloche io ti do / e non chi te lo dà. »

7 E. STEIN, La science de la Croix, trad. ETIENNE DE SAINTE MARIE,Beauvechain, Nauwelaerts, 1998, p. 35.

8 Ibid., p. 41.9 A. SICARI, La vie spirituelle du chrétien, trad. F.-A. COSTA,

Luxembourg, Editions Saint-Paul, 1999, p. 329.10 JEAN DE LA CROIX, Écrits divers, (coll. Oeuvres complètes, 6),

trad. MÈRE MARIE DU SAINT-SACRÉMENT, Cerf, Paris, 1986, 208, écrira: «Le Père n’a dit qu’une parole (cf. Jn 1,18) à savoir son Fils et dansun silence éternel. Il la dit toujours: l’âme aussi doit l’entendre ensilence (cf. Sg 18,14-15) ».

11 M. HUOT DE LONGCHAMP, op. cit., p. 55.

Page 9: Le don dans les Romances trinitaires de Jean de la Croix

n’étant désormais qu’une même volonté et un même consente-

ment prompt et libre, elle vient à avoir Dieu par grâce de volonté

- tout autant qu’il se peut par la voie de la volonté et de la grâce

- et en cela consiste le don que Dieu fait, dans son «oui» à elle,

du « oui » véritable et entier de sa grâce. » (VF 3,25).«Par le

consentement de celle-ci / le mystère s’accomplit» (R8:271s.).

Conclusion

En raison du parcours fait dans les Romances trinitaires, on

croit pouvoir donner la suivante paraphrase sanjuaniste des

deux dons suprêmes du Père et du Verbe selon l’évangile de

saint Jean.

Dieu le Père a tant aimé son Fils qu’il lui a donné une épouse,

afin que le Fils puisse manifester la folie de son amour pour le

Père (« faire plus d’amour ») en s’abaissant pour lui rendre

l’épouse que le Père lui avait donnée. Le Fils a tant aimé son

épouse qu’il a accepté de être fait semblable en tout à elle afin

que son amour, ainsi rendu parfait, puisse transformer parfaite-

ment l’aimée en son amant (« Car l’amour plus il est un ... »).

BibliographieBALTHASAR, H. U. v., Gloria – Stili laicali, trad. G.SOMMAVILLA, Milano,Jaca Book, 1976. BARSOTTI, D., La teologia spirituale di san Giovanni della Croce, Milano,Rusconi, 1990.BERNARD, CH. A., Le Dieu des mystiques, Paris, Cerf, 1994.BORD, A., Les Amours chez Jean de la Croix, Paris, Beauchesne, 1998. CAPOCACCIA QUADRI, A., L’opera poetica di san Giovanni della Croce,Milano, Ancora, 1977.GOEDT, M. D., Le Christ de Jean de la Croix, Tournai, Desclée, 1993.HUOT DE LONGCHAMP, M., Lectures de Jean de la Croix, (coll. Théologiehistorique 62), Paris, Beauchesne,. 1981. JEAN DE LA CROIX, Oeuvres complètes, trad. MÈRE MARIE DU SAINT-SACRÉ-MENT, Cerf, Paris, 1982-1986.POIROT, D., Jean de la Croix, poète de Dieu, Paris, Cerf, 1995.

Excursus: donner

L’analyse de l’acte de donner peut nous aider à bien situer la distinc-

tion entre langage ontologique et langage de l'amour. Nous reconais-

sons dans cet acte trois niveaux qui peuvent être mis en lien avec les

trois évidences primaires de l’expérience du réel.

1. Le premier niveau concerne la matérialité. Le " donner " ins-

taure une relation entre deux sujets par l'intermédiaire d'une chose.

Cette médiation fondamentale est à l'origine de la construction de la

personne, de son autoreconaissance. La première évidence, l'" ego

sum" dépend à la fois de la parole et du don, comme bien l’éclaire

l'image de l'enfant, qui grandit grâce aux mots et grâce au lait de sa

mère et de son père. Il est vrai que la parole aussi est toujours un don

et que chaque don est une parole. Il est vrai que la distinction est

imparfaite. Cependant sans cette distinction la puissance d'extériorisa-

tion de la parole obscurcirait trop précocement la signification de la

chose même, qui, dans un sens, précède la parole.

2. Le deuxième niveau est celui de l'intentionnalité.

L'intentionnalité de la connaissance ne peut pas être séparée de l'inten-

tionnalité de l'acte de recevoir : le sujet peut connaître réellement la

chose parce que la chose en soi est donné au sujet. Autrement dit, la

conscience ne gagnerait jamais la deuxième évidence (le monde existe)

sans l'expérience physique de recevoir et de donner. Le sensorium de

cette expérience est clairement le corps que l'on est.

3. Le troisième niveau est celui de la gratuité (la liberté du don).

Dans la prise de conscience du monde (l'ouverture) et du soi, à côté de

l'élément de l'intentionnalité, il y a l'élément de la gratuité. Les deux

verbes latins "dare" et "donare" indiquent cette distinction. Le passage

de la conscience du monde comme "datum" à la conscience du monde

comme "donatum" a une nature nécessairement théologique, selon

l'objet: avec cette conscience nous nous trouvons déjà au-delà de la

2424 99

Page 10: Le don dans les Romances trinitaires de Jean de la Croix

troisième (quasi) évidence (Dieu existe). Ici notre connaissance est

déjà dans le domaine de la révélation, plus ou moins explicite. Il y a là

une analogie de proportionnalité entre d'une part la conscience du

"donatum" et les multiples dons et d'autre part la conscience de la

parole et les paroles : de même que toutes les paroles, dans la mesure

où elles participent de la parole, la révèlent, ainsi tous les dons révè-

lent quodammodo le don premier. Ce progrès advient en même temps

dans la conscience du monde et dans la conscience de soi : dans le

royaume de la liberté de l'être, l'expérience particulière et universelle

de l'ego, qui se découvre "donatus", est indiquée par le mot "enfant".

L' "être enfant" est en fait la condition la plus personnelle et la plus

commune parmi les hommes et en même temps la participation la plus

haute au monde en tant que don. On peut la dire "la plus haute" parce

que elle signifie la libre union de deux libertés, union qui devient unité

dans une autre personne, l'enfant. Dans l'action, nous avons un autre

cas d'unité humaine. Le troisième niveau nous conduit vers l'unité du

"dare-donare" par la parole : il n'y a que la parole qui puisse nous

transporter du dare à donare. Et cela ne se produit pas seulement sous

la forme d'une "declaratio extrinseca" de gratuité mais ne peut se pro-

duire sans que le donateur se révèle lui-même dans la gratuité du don.

Il ne peut donc que se révéler comme étant “intrinsice donum”. Le don

d'une part est donc "auto-logique" et d'autre part il exige la parole, qui

l'extériorise avec sa puissance au delà des limites de la matérialité.

Ceux qui emploient la distinction entre langage ontologique et lan-

gage de l'amour reprennent donc autrement la distinction entre "dare"

et "donare". Ils risquent cependant de tomber sur la pierre d'achoppe-

ment qui est la plurivocité constitutive du mot "ontologique".

L’immanence réciproque: introduction

L’ouverture du premier Romance est éloquente sur ce passage

de “datum” à “donatum”: l’affirmation johannique «ün ¢rcÍ Ãn Ð

l’épouse qui a perdu l’image ou la ressemblance, mais c’est

l’Époux qui, comme un amant parfait doit se rendre ressemblant

à celle qu’il aime. C’est en prenant chair que le Fils donne à

l’épouse le pouvoir de devenir semblable au Fils et par là, la

«Bien-aimée » du Père.

Le don au Verbe

Le Verbe reçoit la chair, qui a voulu prendre en obéissance

d’amour, des entrailles d’une jeune fille qui s’appelait Marie. En

recevant la chair en lui par l’œuvre de toute la Trinité, il reçoit

une Mère, lui qui avait seulement un Père. La Trinité donne Marie

au Fils et demande à Marie d’exercer le ministère du don de la

ressemblance: elle donne à l’Époux celle chair que l’épouse

n’avait pas en son Époux. Si l’épouse ne donnera à l’Époux que

ses uniques joyaux, les larmes, la mère lui donne la chair, tout

ce dont il a besoin afin que son amour soit parfait. Ce mystère

s’accomplit par le consentement de Marie: parmi ceux d’en-bas

qui possèdent l’Époux dans l’espérance de foi, il y a une jeune

fille qui sait donner son consentement à Dieu. La long travail sur

le désir de l’épouse parvient à son sommet: Marie ne veut pas

simplement « le Verbe incarné » mais elle veut ce que Dieu

veut accomplir en elle. Le Père veut donner une épouse qui

l’aime à son Fils, Marie veut donner une épouse qui l’aime à son

Fils.

Dans La vive Flamme, Jean de la Croix écrira: «Tout de même

(ni plus, ni moins), quand l’âme est arrivée à une si grande

pureté, tant de soi-même que de ses puissances, que la volonté

soit fort bien purgée de tout autre désir et de tout autre appétit

extérieur - tant en ce qui est de la partie inférieure que de la

supérieure - et qu’elle a entièrement donné son « oui » à Dieu

en tout ce que dessus, la volonté de Dieu et celle de l’âme

1010 2323

Page 11: Le don dans les Romances trinitaires de Jean de la Croix

ques des Saintes Écritures. Le désir devient des plus un plus

conscient de ce qu’il demande et donc il devient aussi de plus en

plus incarné: la dernière prophétie voit déjà le mystère de

l’Incarnation: « ...Oh! Bienheureux / celui qui en tel temps

vivrait / où il mériterait de voir Dieu / avec les yeux qu’il avait,

/ de le toucher de ses mains / et de marcher en sa compagnie,

/ et de jouir des mystères / qu’alors il disposerait! » (R5: 195b-

202). On contemple ici le fruit du travail des hommes: l’épouse

a appris à désirer « le Verbe incarné ».

La promesse de l’Esprit Saint

Les temps sont murs, la ferveur s’accroît: la longue attente

semble devoir terminer. Un vieillard, Siméon est « en travail »

et la mort s’approche. Mais l’Esprit Saint lui donne sa parole qu’il

ne verra la mort avant de voir (naître) la vie « qui d’en haut

descendait » (R6:216). Celui qui reçoit cette dernière parole de

l’Esprit Saint avant de la descente de la Parole est un « bon

vieux » qui « de désir se consumait » (R6:208). En Siméon,

l’épouse semble donc être prête à recevoir l’annonce du don de

l’Époux. Mais ce ne sera pas un vieillard qui pourra donner à

l’Époux ce dont il a besoin pour aimer parfaitement son épouse.

Le don de la ressemblance

Jean de la Croix présente ici un second dialogue entre le Père

et le Fils. Si le premier semblait se situer plutôt dans le « tou-

jours » divin, ceci advient au temps opportun et favorable,

quand « il convenait que se fit / la délivrance de l’épouse »

(R7:221s.). Le Père parle au Fils en noms de l’épouse qui ne

trouve pas la chair dans l’être simple de son Époux. Il rappelle

au Fils sa promesse de se rendre en tout semblable à ceux d’en-

bas, comme on a vu dans le quatrième Romance. Ce n’est pas

lÒgoj ka@ Ð lÒgoj Ãn prÕj tÕn qeÒn ka@ qeÕj Ãn Ð lÒgoj», transformée par

l’amour, devient: «En el principio moraba / el Verbo, y en Dios

vivía, / en quien su felicidad / infinita poseía. » Jean de la Croix

dit la présence du Verbe en Dieu par les mots qu’il utilise pour

exprimer l’union d’amour de l’âme avec Dieu; le moyen stylisti-

que qu’il choisit est le climax « demeurer, vivre et posséder son

bonheur infini », qui rend évident le dépassement du langage

ontologique. La possession de sa félicité infinie paraphrase le

johannique « être tourné vers Dieu » du Verbe (qui était déjà

l’image d’une relation de connaissance substantielle, c’est-à-dire

face-à-face, qu’il faut comprendre en opposition avec la connais-

sance de dos que Dieu donna à Moïse et Elie) et fait inclusion

avec l’échange des fiançailles entre l’homme et Dieu du neu-

vième Romance. Les fiançailles sont pour les noces et pour

l’union que déjà on contemple dans les cieux. Antonio Sicari

commente: « Jean de la Croix reprend le prologue de saint Jean

pour le transformer en un dialogue d’amour entre Dieu le Père

et le Fils; il évoque ensuite la naissance de Jésus telle qu’elle est

décrite dans les évangiles. Toute l’histoire de l’humanité est vue

comme célébration nuptiale (le Père offrant sa création à son

Fils) et comme offrande nuptiale (le Fils offrant son corps pour

sauver la création et la rendre à son Père) »9. Mais le premier

don est encore plus fondamental: il est au coeur de la Trinité. En

fait, dans le premier Romance, où les Personnes de la Trinité

sont les seuls protagonistes, Jean de la Croix décrit en quatre

vers (R1:13-16) une seule action de donner, unique et fonda-

mentale: la conception du Verbe. Ce quatrain à structure paral-

lèle est facilement repérable grâce à la quadruple répétition de

l’adverbe « siempre » (quatre occurrences sur cinq se trouvent

ici) et grâce aux deux assonances (hale-dale; concebía-tenía).

2222 1111

Page 12: Le don dans les Romances trinitaires de Jean de la Croix

Le sujet

Le sujet de l’action, qui reste totalement inexprimé, comme

si Jean de la Croix voulait garder le silence autour de cet événe-

ment mystérieux10, est « Dieu le Principe », qui n’a pas encore

reçu le nom du Père, de la même manière que dans l’évangile

de Jean. Du Verbe, au contraire, on à déjà dit qu’il « se nomme

Fils ». Dans le trois premiers quatrains, Jean de la Croix joue

avec le mot «principio », qui indique d’abord Dieu (R1:1.7),

après le Verbe (R1:6) et ensuite le commencement temporel

(R1:8). Cette amphibologie est reprise entièrement dans le troi-

sième quatrain (R1:9-12) où la première occurrence du mot

indique le Verbe (R1:9), le pronom référé au mot « principio »

(R1:10) signifie le commencement et enfin la seconde occur-

rence est le nom de Dieu. On remarquera ici, avec plus de pré-

cision, une double amphibologie, l’une enchâssée dans l’autre:

en fait les deux occurrences du mot « principio » qui semblent

se référer au Verbe sont elles-mêmes ambiguës. Dans les deux

cas le sujet du prédicat peut être à la fois Dieu et le Verbe. Ainsi

le poète exprime verbalement à la fois ce qu’on appelle l’imma-

nence réciproque du Père et du Fils et l’indicible relation entre

«être l’origine », « avoir une origine », « venir de l’origine »

et « se nommer “origine” ».

Le quatrième quatrain du Romance éclaircit les relations

parmi les trois significations du mot « principio » de la double

amphibologie. Quatre « siempre » répondent positivement aux

deux expressions négatives sur le principe en tant que commen-

cement (le « non-avoir » et la « carence » du Verbe): le

Principe opère dans un « toujours ». Il engendre continuelle-

ment « le Verbe qui se nomme Fils »: l’action « sans principe

» du « Dieu principe » rend celui qui naît du principe « prin-

tions nécessaires à la réception du don. L’épouse doit « mériter

grâce au Fils » la compagnie trinitaire (cf. R3:79-80) et le Fils a

déjà mérité cette épouse par sa disponibilité à la secourir dans

ses besoin (R4:99-102). Le don semble donc exiger un double

travail: le travail de l’épouse semble être une longue attente

pleine de désir de l’Époux et le travail du Fils consiste en rendre

semblable à lui la partie composite de son épouse en se rendant

en tout semblable à elle. Un travail, c’est une question des

temps: le kairos de l’enfantement « maintenant que le temps

était arrivé » (R7:221 et R9:287) et la durée du travail de désir.

Ces deux temps parcourent les Romances IV-IX.

Une fois accepté l’infinie variété de la composition de la créa-

tion, qui est bien une expression raisonnable d’une simplicité

infinie, la sagesse du dessein trinitaire est assez claire: d’un côté

une partie de l’épouse doit apprendre à aimer; de l’autre l’amour

du Fils, « plus il est un, d’autant plus d’amour il (doit) faire ».

La travail des hommes

Dans les Romances V et VI, Jean de la Croix ne parle plus de

l’épouse mais seulement des hommes. « Ceux d’en-bas »

deviennent les protagonistes de l’histoire de l’épouse: ce sont

eux qui travaillent et c’est pour eux qui le Fils travaillera. Le «

moindre valeur » qui les caractérise ne signifie donc pas du tout

un moindre rôle dans cette histoire d’amour.

L’espérance que le Fils leur a donné d’en haut produit un dou-

ble effet: d’une part elle « le chagrin de leurs peines / plus léger

pour eux [...] faisait » (R5:169-170) mais d’autre part « l’es-

pérance à long terme / et le désir qui croissait / de se réjouir

avec leur Époux / sans cesse les affligeaient; » (R5:171-174).

Ils prient nuit et jour leur Époux de se déterminer « à leur don-

ner sa compagnie » (R5:180), selon les promesses prophéti-

1212 2121

Page 13: Le don dans les Romances trinitaires de Jean de la Croix

partageât / tous sont un seul corps / de l’épouse qu’il disait; /

car l’amour d’un même Époux / une seule épouse les faisait »

(R4:119-124). La « création épouse » est donc située double-

ment à l’intérieur des échanges d’amour trinitaires.

Le Père a déjà donné une épouse à son Fils mais l’épouse ne

possède pas encore tout à fait cet Époux: « Ceux d’en-haut pos-

sédaient / l’Époux dans l’allégresse; / ceux d’en-bas dans l’es-

pérance / de foi qu’il leur infusait » (R4:124-127). Ceux d’en-

bas ne possèdent l’Époux parce qu’il ne sont pas encore « en

tout semblable » au Fils, selon la condition que le Père avait

posée dans le deuxième Romance: ils doivent attendre sa venue

promise. En fait en leur donnant « l’espérance de foi », le Fils

leur a dit que « ... un temps viendrait / où il les grandirait / et

que cette bassesse leur / il la relèverait / en sorte que personne

/ plus ne la reprocherait; / parce qu’en tout semblable / à eux il

se ferait / et qu’il s’en viendrait avec eux, / et avec eux habite-

rait ». Par ailleurs, le Père créa le monde comme « un palais

pour l’épouse, fait en grande sagesse »: la division « en deux

appartements » est donc voulue et sage. La sagesse du Père

créateur est le Fils; dans le deuxième Romance, on l’avait

entendu dire: « Tu est lumière de ma lumière / Tu es ma

sagesse ». La bassesse de l’épouse fait alors partie d’un dessein

trinitaire que l’homme ne peut pas comprendre mais qu’il peut

savoir provenant d’une sagesse divine. Comme l’épouse court le

danger même d’oublier « quel époux elle possédait », le Père

dans sa sagesse, qui est le Fils, « embellit l’appartement du

haut d’admirables pierres précieuses »; comme l’épouse se fati-

gue dans sa condition composite qui est « un peu de moindre

valeur », le Sagesse leur infuse l’espérance de foi, dont on

décrira le double effet dans le cinquième Romance.

Cette ineffable sagesse du Père pose la question des condi-

cipe lui-même ». La conception unifie, presque identifie, les

trois significations du mot « principio ». Le verset Jn 5,17

résonne ici: « Mon Père, jusqu’à présent, est à oeuvre et moi

aussi je suis à oeuvre »: en répondant aux Juifs, Jésus dévoile

le mystère de « l’être principe » qui précède toute chose,

même le sabbat, parce que tout de là procède.

Mais il n’y a que le présent qui ne limite pas la puissance tem-

porelle d’un toujours. Le poète le sait et il fait nous désirer la

pleine révélation du mystère de l’engendrement: d’abord il parle

d’une conception qui a ponctuellement toujours eu lieu dans le

passé, après il écrit de la répétition passée, dans un toujours, de

cet engendrement et enfin, là où il faut utiliser un verbe au pré-

sent si on ne veut pas tuer ces toujours, là Jean de la Croix nous

donne le présent espéré d’un verbe inattendu: « dale siempre

su sustancia ». Toujours (il) lui donne sa substance.

Si celui qui est engendré suit, logiquement et même tempo-

rellement, celui qui engendre et même l’engendrement, le don

au contraire présuppose l’existence du donateur et du destina-

taire. En fait, l’autre, « celui qui était le principe lui-même »

était déjà là: « le Verbe demeurait dans le principe...» (R1:1),

« le Verbe était tourné vers Dieu » (Jn 1,1b) et « le Verbe se

nomme Fils »(R1:11). Il semble donc que le don, encore plus

que la conception, soit capable d’exprimer l’unification des trois

signification du mot « principio ». Dieu qui donne toujours est

toujours ce qu’il donne. Dieu qui reçoit toujours est toujours ce

qu’il reçoit. Ce qui est donné toujours est toujours ce qui est

reçu toujours. Seulement après cela, le poète dévoile le nom de

Dieu: le Dieu qui reçoit est le Fils et le Dieu qui donne sa subs-

tance en la gardant entièrement est le Père. Le Père possède en

fait toute sa gloire (à partir de la gloire du nom) dans le Fils: il

est le Principe sans principe parce qu’il est le Principe qui donne.

2020 1313

Page 14: Le don dans les Romances trinitaires de Jean de la Croix

« Et maintenant, Père, glorifie-moi auprès de toi de cette gloire

que j’avais auprès de toi avant que le monde fût » (Jn 17,5): le

Fils est le Principe qui reçoit toujours sa substance et donc sa

gloire du Père. On remarquera comment le “homoousios” est

transformé de “datum” à “donatum”.

L’objet

Il faut alors prendre en considération l’objet de cette action

de donner. À premier vue, l’expression de Jean de la Croix sem-

ble paradoxale: Dieu donne sa substance et il la garde toujours.

Mais si on considère la nature du don, on verra aisément qu’au-

cune contradiction subsiste. Comme l’objet donné n’est pas une

chose, Dieu peut donner totalement sa substance et en même

temps il peut la garder entièrement: le don originaire de Dieu

n’est donc pas limité. On peut le comprendre facilement grâce à

l’analogie avec les dons spirituels, que les hommes peuvent par-

tager sans les perdre. Par ailleurs, si Dieu qui donne est ce qu’il

donne, il doit être toujours ce qu’il est pour pouvoir toujours

donner ce qu’il est. « Garder sa substance » est alors la condi-

tion du don de la substance: cela explique le temps imparfait du

verbe « tenir », au delà de la rime pauvre avec « decía »: il

faut que la rime soit raison.

L’arrière-fond scripturaire de ce don de Dieu au Fils semble

être Jn 5,26 (« Car, comme le Père possède la vie en lui-même,

ainsi a-t-il donné au Fils de posséder la vie en lui-même »).

Jésus « prend la parole » pour répondre aux Juifs qui l’accusent

« non seulement de violer le sabbat mais encore d’appeler Dieu

son propre Père, se faisant ainsi l’égal de Dieu » (Jn 5,18). « Le

Fils ne peut rien faire de lui-même, mais seulement ce qu’il voit

faire au Père: car ce que fait le Père, le Fils le fait pareillement»

(Jn 5,19). Jésus répond donc qu’il peut appeler Dieu son propre

démon et celles qui viennent de Dieu: « Les vision qui ont le

démon pour auteur produisent la sécheresse dans la relation à

Dieu, une pente à s ‘estimer soi-même, à faire cas de ces

visions et à les admettre volontiers; elles ne donnent en aucune

manière la douceur de l’humilité et l’amour de Dieu. La forme

des objets qu’elles ont montrés ne reste pas non plus gravée

dans l’âme avec cette suave clarté que laissent les visions

venant de Dieu; elle s’efface promptement, à moins que l’âme

en fasse grande estime, car alors l’estime en ravive le souvenir

d’une façon naturelle: toutefois c’est d’une manière sèche et

sans cet effet d’amour et d’humilité [...] » (2S 24,7). Le Fils est

d’abord révélateur: le Père ne se fait connaître par l’épouse que

dans le Fils. Dieu le Père envisage une création besogneuse de

son Fils: sans lui, elle n’aurait ni lumière ni stabilité; l’épouse

séparée de l’Époux est perdue. Mais le Fils aime l’épouse que le

Père lui donne et sait qu’il devra « l’appuyer sur son bras ».

Ainsi la promesse du Père de se donner soi-même s’accomplira:

son amour fera brûler l’épouse, qui, pleine de joie, exaltera la

bonté paternelle. Le Fils sait, dés le début, que le don d’une

épouse qu’il reçoit, exigera du travail. Il accueille donc l’épouse

par amour du Père, qui la lui a donnée.

Le monde, la chair et l’attente de l’Époux

L’amour du Fils mérite la création: le projet du Père est réalisé:

« Que cela soit, dit le Père ». Les mérites de l’Époux (c’est-à-

dire l’amour du Fils pour le Père) sont un fondement solide pour

l’existence de l’épouse. Comme l’unité de la création est toute

relative au Créateur, qui sont le Père et le Fils dans leur amour

réciproque, comme le mot « créature » indique, ainsi l’unité de

l’épouse vient immédiatement de l’amour d’un seul Époux pour

elle-même. « Et bien que l’être et les lieux / de cette sorte il

1414 1919

Page 15: Le don dans les Romances trinitaires de Jean de la Croix

qui t’aime, / mon Fils, je voulais te donner ». Ainsi le Père mani-

feste non seulement son amour pour le Fils mais aussi le sérieux

de son projet d’« offrande de soi»: il n’attend pas que quelqu’un

aime son Fils mais il lui donne lui-même, en la créant, une

épouse. Sa tout puissance créatrice est ordonnée au Fils. S’il

s’est auto-posé des conditions, c’était seulement par amour de

son Fils, le seul qui mérite ses dons et l’unique qui peut obtenir

que son épouse les mérite. La création est alors à la fois le don

du Père au Fils et le début réel de l’offrande de soi que le Père

a promis à ceux qui ressembleront par transformation d’amour

à son Fils. Cette offrande s’accomplira quand le Père, le Fils et

son épouse pourront s’asseoir manger le même pain à la même

table. À cette table, l’épouse se réjouit avec le Père en contem-

plant le Fils et les bien qu’en lui le Père possède; dans cette

«compagnie » tous les regards sont donc tournés vers l’Époux.

Le don du Fils

Le Fils répond à la proposition du Père: pour la première fois,

on entend ses paroles. Quand le Père et le Fils parlent d’elle,

l’épouse est donc déjà présente, d’une certaine manière. Le Fils

communique au Père ce qu’il entend donner à son épouse: il

veut lui donner sa lumière (mi claridad). Cette lumière de

l’Époux sert à l’épouse pour connaître le Père, Dieu qui donne,

et le Fils, Dieu qui reçoit. La symbolique de la nuit apparaît ici:

le Fils ne donne à l’épouse ni la gloire qu’il a dans le Père

(R1:17-20) ni la sa lumière, dont le Père avait dit: « Tu es

lumière de ma lumière » (R2:67), ni non plus une «clarté natu-

relle ». Il lui donne « sa clarté » sans laquelle l’épouse reste-

rait dans les ténèbres de la non-connaissance de Dieu. La clarté

divine touche l’âme: dans La Montée du Carmel, par exemple,

Jean de la Croix écrira en comparant les visions produites par le

Père parce que lui, qui est « le Verbe tourné vers Dieu » (Jn

1,1) « dans le principe » (Jn 1,2), il contemple l’action du Père

et reçoit de lui tout son être et tout son agir. La réponse aux juifs

est très nette: c’est le Père qui le fait l’égal de Dieu, en lui don-

nant « la vie en lui-même ». Mais le discours de Jésus contient

bien plus que cette réponse polémique: ici Jésus semble faire

sien le prologue de l’évangile de Jean en tant que Fils tourné

vers le Père et il s’en fait l’exégète.

De façon analogue dans ce Romance, Jean de la Croix établit un

lien entre son prologue, qui décrit ce que le Fils possède en

Dieu, à savoir « sa félicité infinie » et la génération-don, où on

découvre, du côte du Principe, ce que le Fils possède en lui: «su

sustancia » (1R:15). Le Verbe, qui demeure et vit en Dieu, pos-

sède son bonheur en celui qui lui donne sa substance. On a ici

le fondement du sens anthropologique du mot “substance”, que

Max Huot de Longchamp décrit ainsi: « Le mot appartient

simultanément à deux registres sémantiques qu’il va permettre

de croiser: opposée aux parties de l’âme qui lui sont périphéri-

ques, la substance en est un lieu, au moins virtuel dans sa ponc-

tualité; opposée à sa non-passivité, elle indique qu’en ce point

tout l’âme ne subsiste et n’existe que suspendue en Dieu »11. À

l’intérieur de là Trinité, où l’amour est substantiel et hypostati-

que, Dieu se révèle Père en donnant « su sustancia » au Fils. Il

lui donne en fait le lieu de sa demeure entièrement gratuite, et

donc bienheureuse, en lui, par l’Esprit Saint. Si on garde cette

image de la maison paternelle, il faut alors ajouter que Dieu ne

lui en donne pas seulement l’accès mais aussi la possession

essentielle et la cause première, étant lui-même la maison qui

accueille le Fils. Le langage du don de la substance relie le

niveau théologique et sotériologique du discours (il est donc pro-

prement mystique) dévoilant le caractère nettement christologi-

1818 1515

Page 16: Le don dans les Romances trinitaires de Jean de la Croix

que de la communication «de substance nue à substance nue»

entre Dieu et l’homme.

Les possessions

« Comme l’aimé en son amant »: le poète introduit le langage

de l’amour pour montrer comme les dons, qui viennent de

l’amour originaire, retournent à l’amour. Le Verbe, qui demeure

dans le Principe, qui vit en Dieu et qui possède en Lui sa félicité

infinie, et qui reçoit de Dieu sa substance, « découvre » la

liberté qui est à l’origine de ces « données ». Le poète appelle

« amour » cette liberté qui veut le bien de l’autre: le Dieu qui

donne est alors comme un amant et le Dieu qui reçoit comme

un aimé; les troisième est l’amour qui les unit et qui convient à

l’un et à l’autre. Mais l’amant, l’aimé et l’amour non seulement

se transforment l’un dans l’autre mais encore transforment leur

unité en un seul aimé, un amant et un amour. L’être que les trois

Personnes possèdent « en commun et en propre », qui est rai-

son d’amour réciproque l’une pour l’autre, est transformé par là

en « un seul amour ». « Car l’être que les trois possèdent /

chacun le possédait / et chacun d’eux aime / la personne qui cet

être possédait »(R1:33-36). « Car les trois ont un seul amour

/ que l’on disait leur essence. / Car l’amour tant plus il est un, /

d’autant plus amour, il faisait »(R1:43-46). La transformation

est complète: ce qu’on est, est fruit d’un amour, ce que l’autre

est, est raison d’amour, l’unité d’être que l’amour fait, est un

seul amour qui multiplie l’amour.

Le Don du Père en raison du Fils

Comme un seul don du Père au Fils caractérisait tout le déve-

loppement du premier Romance, ainsi il advient dans le

deuxième (Romance), où le Père envisage de se donner à tous

ceux qui aiment son Fils tant aimé, auquel il donne toujours «

sa substance ». Cette intention du Père n’est que ce qu’on com-

prend d’un ineffable discours d’amour entre le Père et le Fils. Les

deux Personnes divines s’échangent « dans un immense amour

qui procède d’eux » des paroles « régalées » (palabras de gran

regalo), c’est-à-dire qui donnent un grand plaisir et un bonheur

si profond que personne ne les peut comprendre. Seulement le

Fils jouit de ce discours, qui à lui seul convient. Jean de la Croix

voit un Dieu Père tourné vers le Fils qui cherche son Fils avec

désir et même dans le besoin. Le Dieu qui donne aime donner à

celui seul qui sait recevoir, le Fils. La ressemblance au Fils est

donc une condition d’existence divino-paternelle à la fois subjec-

tive (le Père aime donner à son Fils, cela le satisfait) et objec-

tive (un être, qui n’aurait pas de ressemblance avec le Fils, ne

trouverait rien dans le Père, qui est celui qui donne l’être; sans

la ressemblance, on ne peut pas être). Celui qui aime le Fils est

rendu ressemblant au Fils par cet amour: à lui le Père donne «

soi-même », en lui il met le même amour que le Père a dans le

Fils. Le don du Père à ceux qui aiment son Fils est, si cela était

possible, encore plus grand que le don de Dieu au Fils, selon ce

qu’on vient de lire dans le premier Romance. L’union d’amour

produit un amour encore plus grand: « Car l’amour tant plus il

est un, / d’autant plus amour, il faisait » (R1:45-46).

Le don du Père au Fils

Dans la premier partie de son discours au Fils, le Père a

énoncé les conditions pour recevoir ses dons: la ressemblance

au Fils. Le troisième Romance décrit la seconde partie du dis-

cours du Père, où il envisage de donner une épouse à son Fils.

Après avoir manifesté l’intention de se donner aux éventuels

amants du Fils, le Père donne au Fils une amante. « Une épouse

1616 1717

Page 17: Le don dans les Romances trinitaires de Jean de la Croix

que de la communication «de substance nue à substance nue»

entre Dieu et l’homme.

Les possessions

« Comme l’aimé en son amant »: le poète introduit le langage

de l’amour pour montrer comme les dons, qui viennent de

l’amour originaire, retournent à l’amour. Le Verbe, qui demeure

dans le Principe, qui vit en Dieu et qui possède en Lui sa félicité

infinie, et qui reçoit de Dieu sa substance, « découvre » la

liberté qui est à l’origine de ces « données ». Le poète appelle

« amour » cette liberté qui veut le bien de l’autre: le Dieu qui

donne est alors comme un amant et le Dieu qui reçoit comme

un aimé; les troisième est l’amour qui les unit et qui convient à

l’un et à l’autre. Mais l’amant, l’aimé et l’amour non seulement

se transforment l’un dans l’autre mais encore transforment leur

unité en un seul aimé, un amant et un amour. L’être que les trois

Personnes possèdent « en commun et en propre », qui est rai-

son d’amour réciproque l’une pour l’autre, est transformé par là

en « un seul amour ». « Car l’être que les trois possèdent /

chacun le possédait / et chacun d’eux aime / la personne qui cet

être possédait »(R1:33-36). « Car les trois ont un seul amour

/ que l’on disait leur essence. / Car l’amour tant plus il est un, /

d’autant plus amour, il faisait »(R1:43-46). La transformation

est complète: ce qu’on est, est fruit d’un amour, ce que l’autre

est, est raison d’amour, l’unité d’être que l’amour fait, est un

seul amour qui multiplie l’amour.

Le Don du Père en raison du Fils

Comme un seul don du Père au Fils caractérisait tout le déve-

loppement du premier Romance, ainsi il advient dans le

deuxième (Romance), où le Père envisage de se donner à tous

ceux qui aiment son Fils tant aimé, auquel il donne toujours «

sa substance ». Cette intention du Père n’est que ce qu’on com-

prend d’un ineffable discours d’amour entre le Père et le Fils. Les

deux Personnes divines s’échangent « dans un immense amour

qui procède d’eux » des paroles « régalées » (palabras de gran

regalo), c’est-à-dire qui donnent un grand plaisir et un bonheur

si profond que personne ne les peut comprendre. Seulement le

Fils jouit de ce discours, qui à lui seul convient. Jean de la Croix

voit un Dieu Père tourné vers le Fils qui cherche son Fils avec

désir et même dans le besoin. Le Dieu qui donne aime donner à

celui seul qui sait recevoir, le Fils. La ressemblance au Fils est

donc une condition d’existence divino-paternelle à la fois subjec-

tive (le Père aime donner à son Fils, cela le satisfait) et objec-

tive (un être, qui n’aurait pas de ressemblance avec le Fils, ne

trouverait rien dans le Père, qui est celui qui donne l’être; sans

la ressemblance, on ne peut pas être). Celui qui aime le Fils est

rendu ressemblant au Fils par cet amour: à lui le Père donne «

soi-même », en lui il met le même amour que le Père a dans le

Fils. Le don du Père à ceux qui aiment son Fils est, si cela était

possible, encore plus grand que le don de Dieu au Fils, selon ce

qu’on vient de lire dans le premier Romance. L’union d’amour

produit un amour encore plus grand: « Car l’amour tant plus il

est un, / d’autant plus amour, il faisait » (R1:45-46).

Le don du Père au Fils

Dans la premier partie de son discours au Fils, le Père a

énoncé les conditions pour recevoir ses dons: la ressemblance

au Fils. Le troisième Romance décrit la seconde partie du dis-

cours du Père, où il envisage de donner une épouse à son Fils.

Après avoir manifesté l’intention de se donner aux éventuels

amants du Fils, le Père donne au Fils une amante. « Une épouse

1616 1717

Page 18: Le don dans les Romances trinitaires de Jean de la Croix

qui t’aime, / mon Fils, je voulais te donner ». Ainsi le Père mani-

feste non seulement son amour pour le Fils mais aussi le sérieux

de son projet d’« offrande de soi»: il n’attend pas que quelqu’un

aime son Fils mais il lui donne lui-même, en la créant, une

épouse. Sa tout puissance créatrice est ordonnée au Fils. S’il

s’est auto-posé des conditions, c’était seulement par amour de

son Fils, le seul qui mérite ses dons et l’unique qui peut obtenir

que son épouse les mérite. La création est alors à la fois le don

du Père au Fils et le début réel de l’offrande de soi que le Père

a promis à ceux qui ressembleront par transformation d’amour

à son Fils. Cette offrande s’accomplira quand le Père, le Fils et

son épouse pourront s’asseoir manger le même pain à la même

table. À cette table, l’épouse se réjouit avec le Père en contem-

plant le Fils et les bien qu’en lui le Père possède; dans cette

«compagnie » tous les regards sont donc tournés vers l’Époux.

Le don du Fils

Le Fils répond à la proposition du Père: pour la première fois,

on entend ses paroles. Quand le Père et le Fils parlent d’elle,

l’épouse est donc déjà présente, d’une certaine manière. Le Fils

communique au Père ce qu’il entend donner à son épouse: il

veut lui donner sa lumière (mi claridad). Cette lumière de

l’Époux sert à l’épouse pour connaître le Père, Dieu qui donne,

et le Fils, Dieu qui reçoit. La symbolique de la nuit apparaît ici:

le Fils ne donne à l’épouse ni la gloire qu’il a dans le Père

(R1:17-20) ni la sa lumière, dont le Père avait dit: « Tu es

lumière de ma lumière » (R2:67), ni non plus une «clarté natu-

relle ». Il lui donne « sa clarté » sans laquelle l’épouse reste-

rait dans les ténèbres de la non-connaissance de Dieu. La clarté

divine touche l’âme: dans La Montée du Carmel, par exemple,

Jean de la Croix écrira en comparant les visions produites par le

Père parce que lui, qui est « le Verbe tourné vers Dieu » (Jn

1,1) « dans le principe » (Jn 1,2), il contemple l’action du Père

et reçoit de lui tout son être et tout son agir. La réponse aux juifs

est très nette: c’est le Père qui le fait l’égal de Dieu, en lui don-

nant « la vie en lui-même ». Mais le discours de Jésus contient

bien plus que cette réponse polémique: ici Jésus semble faire

sien le prologue de l’évangile de Jean en tant que Fils tourné

vers le Père et il s’en fait l’exégète.

De façon analogue dans ce Romance, Jean de la Croix établit un

lien entre son prologue, qui décrit ce que le Fils possède en

Dieu, à savoir « sa félicité infinie » et la génération-don, où on

découvre, du côte du Principe, ce que le Fils possède en lui: «su

sustancia » (1R:15). Le Verbe, qui demeure et vit en Dieu, pos-

sède son bonheur en celui qui lui donne sa substance. On a ici

le fondement du sens anthropologique du mot “substance”, que

Max Huot de Longchamp décrit ainsi: « Le mot appartient

simultanément à deux registres sémantiques qu’il va permettre

de croiser: opposée aux parties de l’âme qui lui sont périphéri-

ques, la substance en est un lieu, au moins virtuel dans sa ponc-

tualité; opposée à sa non-passivité, elle indique qu’en ce point

tout l’âme ne subsiste et n’existe que suspendue en Dieu »11. À

l’intérieur de là Trinité, où l’amour est substantiel et hypostati-

que, Dieu se révèle Père en donnant « su sustancia » au Fils. Il

lui donne en fait le lieu de sa demeure entièrement gratuite, et

donc bienheureuse, en lui, par l’Esprit Saint. Si on garde cette

image de la maison paternelle, il faut alors ajouter que Dieu ne

lui en donne pas seulement l’accès mais aussi la possession

essentielle et la cause première, étant lui-même la maison qui

accueille le Fils. Le langage du don de la substance relie le

niveau théologique et sotériologique du discours (il est donc pro-

prement mystique) dévoilant le caractère nettement christologi-

1818 1515

Page 19: Le don dans les Romances trinitaires de Jean de la Croix

« Et maintenant, Père, glorifie-moi auprès de toi de cette gloire

que j’avais auprès de toi avant que le monde fût » (Jn 17,5): le

Fils est le Principe qui reçoit toujours sa substance et donc sa

gloire du Père. On remarquera comment le “homoousios” est

transformé de “datum” à “donatum”.

L’objet

Il faut alors prendre en considération l’objet de cette action

de donner. À premier vue, l’expression de Jean de la Croix sem-

ble paradoxale: Dieu donne sa substance et il la garde toujours.

Mais si on considère la nature du don, on verra aisément qu’au-

cune contradiction subsiste. Comme l’objet donné n’est pas une

chose, Dieu peut donner totalement sa substance et en même

temps il peut la garder entièrement: le don originaire de Dieu

n’est donc pas limité. On peut le comprendre facilement grâce à

l’analogie avec les dons spirituels, que les hommes peuvent par-

tager sans les perdre. Par ailleurs, si Dieu qui donne est ce qu’il

donne, il doit être toujours ce qu’il est pour pouvoir toujours

donner ce qu’il est. « Garder sa substance » est alors la condi-

tion du don de la substance: cela explique le temps imparfait du

verbe « tenir », au delà de la rime pauvre avec « decía »: il

faut que la rime soit raison.

L’arrière-fond scripturaire de ce don de Dieu au Fils semble

être Jn 5,26 (« Car, comme le Père possède la vie en lui-même,

ainsi a-t-il donné au Fils de posséder la vie en lui-même »).

Jésus « prend la parole » pour répondre aux Juifs qui l’accusent

« non seulement de violer le sabbat mais encore d’appeler Dieu

son propre Père, se faisant ainsi l’égal de Dieu » (Jn 5,18). « Le

Fils ne peut rien faire de lui-même, mais seulement ce qu’il voit

faire au Père: car ce que fait le Père, le Fils le fait pareillement»

(Jn 5,19). Jésus répond donc qu’il peut appeler Dieu son propre

démon et celles qui viennent de Dieu: « Les vision qui ont le

démon pour auteur produisent la sécheresse dans la relation à

Dieu, une pente à s ‘estimer soi-même, à faire cas de ces

visions et à les admettre volontiers; elles ne donnent en aucune

manière la douceur de l’humilité et l’amour de Dieu. La forme

des objets qu’elles ont montrés ne reste pas non plus gravée

dans l’âme avec cette suave clarté que laissent les visions

venant de Dieu; elle s’efface promptement, à moins que l’âme

en fasse grande estime, car alors l’estime en ravive le souvenir

d’une façon naturelle: toutefois c’est d’une manière sèche et

sans cet effet d’amour et d’humilité [...] » (2S 24,7). Le Fils est

d’abord révélateur: le Père ne se fait connaître par l’épouse que

dans le Fils. Dieu le Père envisage une création besogneuse de

son Fils: sans lui, elle n’aurait ni lumière ni stabilité; l’épouse

séparée de l’Époux est perdue. Mais le Fils aime l’épouse que le

Père lui donne et sait qu’il devra « l’appuyer sur son bras ».

Ainsi la promesse du Père de se donner soi-même s’accomplira:

son amour fera brûler l’épouse, qui, pleine de joie, exaltera la

bonté paternelle. Le Fils sait, dés le début, que le don d’une

épouse qu’il reçoit, exigera du travail. Il accueille donc l’épouse

par amour du Père, qui la lui a donnée.

Le monde, la chair et l’attente de l’Époux

L’amour du Fils mérite la création: le projet du Père est réalisé:

« Que cela soit, dit le Père ». Les mérites de l’Époux (c’est-à-

dire l’amour du Fils pour le Père) sont un fondement solide pour

l’existence de l’épouse. Comme l’unité de la création est toute

relative au Créateur, qui sont le Père et le Fils dans leur amour

réciproque, comme le mot « créature » indique, ainsi l’unité de

l’épouse vient immédiatement de l’amour d’un seul Époux pour

elle-même. « Et bien que l’être et les lieux / de cette sorte il

1414 1919

Page 20: Le don dans les Romances trinitaires de Jean de la Croix

partageât / tous sont un seul corps / de l’épouse qu’il disait; /

car l’amour d’un même Époux / une seule épouse les faisait »

(R4:119-124). La « création épouse » est donc située double-

ment à l’intérieur des échanges d’amour trinitaires.

Le Père a déjà donné une épouse à son Fils mais l’épouse ne

possède pas encore tout à fait cet Époux: « Ceux d’en-haut pos-

sédaient / l’Époux dans l’allégresse; / ceux d’en-bas dans l’es-

pérance / de foi qu’il leur infusait » (R4:124-127). Ceux d’en-

bas ne possèdent l’Époux parce qu’il ne sont pas encore « en

tout semblable » au Fils, selon la condition que le Père avait

posée dans le deuxième Romance: ils doivent attendre sa venue

promise. En fait en leur donnant « l’espérance de foi », le Fils

leur a dit que « ... un temps viendrait / où il les grandirait / et

que cette bassesse leur / il la relèverait / en sorte que personne

/ plus ne la reprocherait; / parce qu’en tout semblable / à eux il

se ferait / et qu’il s’en viendrait avec eux, / et avec eux habite-

rait ». Par ailleurs, le Père créa le monde comme « un palais

pour l’épouse, fait en grande sagesse »: la division « en deux

appartements » est donc voulue et sage. La sagesse du Père

créateur est le Fils; dans le deuxième Romance, on l’avait

entendu dire: « Tu est lumière de ma lumière / Tu es ma

sagesse ». La bassesse de l’épouse fait alors partie d’un dessein

trinitaire que l’homme ne peut pas comprendre mais qu’il peut

savoir provenant d’une sagesse divine. Comme l’épouse court le

danger même d’oublier « quel époux elle possédait », le Père

dans sa sagesse, qui est le Fils, « embellit l’appartement du

haut d’admirables pierres précieuses »; comme l’épouse se fati-

gue dans sa condition composite qui est « un peu de moindre

valeur », le Sagesse leur infuse l’espérance de foi, dont on

décrira le double effet dans le cinquième Romance.

Cette ineffable sagesse du Père pose la question des condi-

cipe lui-même ». La conception unifie, presque identifie, les

trois significations du mot « principio ». Le verset Jn 5,17

résonne ici: « Mon Père, jusqu’à présent, est à oeuvre et moi

aussi je suis à oeuvre »: en répondant aux Juifs, Jésus dévoile

le mystère de « l’être principe » qui précède toute chose,

même le sabbat, parce que tout de là procède.

Mais il n’y a que le présent qui ne limite pas la puissance tem-

porelle d’un toujours. Le poète le sait et il fait nous désirer la

pleine révélation du mystère de l’engendrement: d’abord il parle

d’une conception qui a ponctuellement toujours eu lieu dans le

passé, après il écrit de la répétition passée, dans un toujours, de

cet engendrement et enfin, là où il faut utiliser un verbe au pré-

sent si on ne veut pas tuer ces toujours, là Jean de la Croix nous

donne le présent espéré d’un verbe inattendu: « dale siempre

su sustancia ». Toujours (il) lui donne sa substance.

Si celui qui est engendré suit, logiquement et même tempo-

rellement, celui qui engendre et même l’engendrement, le don

au contraire présuppose l’existence du donateur et du destina-

taire. En fait, l’autre, « celui qui était le principe lui-même »

était déjà là: « le Verbe demeurait dans le principe...» (R1:1),

« le Verbe était tourné vers Dieu » (Jn 1,1b) et « le Verbe se

nomme Fils »(R1:11). Il semble donc que le don, encore plus

que la conception, soit capable d’exprimer l’unification des trois

signification du mot « principio ». Dieu qui donne toujours est

toujours ce qu’il donne. Dieu qui reçoit toujours est toujours ce

qu’il reçoit. Ce qui est donné toujours est toujours ce qui est

reçu toujours. Seulement après cela, le poète dévoile le nom de

Dieu: le Dieu qui reçoit est le Fils et le Dieu qui donne sa subs-

tance en la gardant entièrement est le Père. Le Père possède en

fait toute sa gloire (à partir de la gloire du nom) dans le Fils: il

est le Principe sans principe parce qu’il est le Principe qui donne.

2020 1313

Page 21: Le don dans les Romances trinitaires de Jean de la Croix

Le sujet

Le sujet de l’action, qui reste totalement inexprimé, comme

si Jean de la Croix voulait garder le silence autour de cet événe-

ment mystérieux10, est « Dieu le Principe », qui n’a pas encore

reçu le nom du Père, de la même manière que dans l’évangile

de Jean. Du Verbe, au contraire, on à déjà dit qu’il « se nomme

Fils ». Dans le trois premiers quatrains, Jean de la Croix joue

avec le mot «principio », qui indique d’abord Dieu (R1:1.7),

après le Verbe (R1:6) et ensuite le commencement temporel

(R1:8). Cette amphibologie est reprise entièrement dans le troi-

sième quatrain (R1:9-12) où la première occurrence du mot

indique le Verbe (R1:9), le pronom référé au mot « principio »

(R1:10) signifie le commencement et enfin la seconde occur-

rence est le nom de Dieu. On remarquera ici, avec plus de pré-

cision, une double amphibologie, l’une enchâssée dans l’autre:

en fait les deux occurrences du mot « principio » qui semblent

se référer au Verbe sont elles-mêmes ambiguës. Dans les deux

cas le sujet du prédicat peut être à la fois Dieu et le Verbe. Ainsi

le poète exprime verbalement à la fois ce qu’on appelle l’imma-

nence réciproque du Père et du Fils et l’indicible relation entre

«être l’origine », « avoir une origine », « venir de l’origine »

et « se nommer “origine” ».

Le quatrième quatrain du Romance éclaircit les relations

parmi les trois significations du mot « principio » de la double

amphibologie. Quatre « siempre » répondent positivement aux

deux expressions négatives sur le principe en tant que commen-

cement (le « non-avoir » et la « carence » du Verbe): le

Principe opère dans un « toujours ». Il engendre continuelle-

ment « le Verbe qui se nomme Fils »: l’action « sans principe

» du « Dieu principe » rend celui qui naît du principe « prin-

tions nécessaires à la réception du don. L’épouse doit « mériter

grâce au Fils » la compagnie trinitaire (cf. R3:79-80) et le Fils a

déjà mérité cette épouse par sa disponibilité à la secourir dans

ses besoin (R4:99-102). Le don semble donc exiger un double

travail: le travail de l’épouse semble être une longue attente

pleine de désir de l’Époux et le travail du Fils consiste en rendre

semblable à lui la partie composite de son épouse en se rendant

en tout semblable à elle. Un travail, c’est une question des

temps: le kairos de l’enfantement « maintenant que le temps

était arrivé » (R7:221 et R9:287) et la durée du travail de désir.

Ces deux temps parcourent les Romances IV-IX.

Une fois accepté l’infinie variété de la composition de la créa-

tion, qui est bien une expression raisonnable d’une simplicité

infinie, la sagesse du dessein trinitaire est assez claire: d’un côté

une partie de l’épouse doit apprendre à aimer; de l’autre l’amour

du Fils, « plus il est un, d’autant plus d’amour il (doit) faire ».

La travail des hommes

Dans les Romances V et VI, Jean de la Croix ne parle plus de

l’épouse mais seulement des hommes. « Ceux d’en-bas »

deviennent les protagonistes de l’histoire de l’épouse: ce sont

eux qui travaillent et c’est pour eux qui le Fils travaillera. Le «

moindre valeur » qui les caractérise ne signifie donc pas du tout

un moindre rôle dans cette histoire d’amour.

L’espérance que le Fils leur a donné d’en haut produit un dou-

ble effet: d’une part elle « le chagrin de leurs peines / plus léger

pour eux [...] faisait » (R5:169-170) mais d’autre part « l’es-

pérance à long terme / et le désir qui croissait / de se réjouir

avec leur Époux / sans cesse les affligeaient; » (R5:171-174).

Ils prient nuit et jour leur Époux de se déterminer « à leur don-

ner sa compagnie » (R5:180), selon les promesses prophéti-

1212 2121

Page 22: Le don dans les Romances trinitaires de Jean de la Croix

ques des Saintes Écritures. Le désir devient des plus un plus

conscient de ce qu’il demande et donc il devient aussi de plus en

plus incarné: la dernière prophétie voit déjà le mystère de

l’Incarnation: « ...Oh! Bienheureux / celui qui en tel temps

vivrait / où il mériterait de voir Dieu / avec les yeux qu’il avait,

/ de le toucher de ses mains / et de marcher en sa compagnie,

/ et de jouir des mystères / qu’alors il disposerait! » (R5: 195b-

202). On contemple ici le fruit du travail des hommes: l’épouse

a appris à désirer « le Verbe incarné ».

La promesse de l’Esprit Saint

Les temps sont murs, la ferveur s’accroît: la longue attente

semble devoir terminer. Un vieillard, Siméon est « en travail »

et la mort s’approche. Mais l’Esprit Saint lui donne sa parole qu’il

ne verra la mort avant de voir (naître) la vie « qui d’en haut

descendait » (R6:216). Celui qui reçoit cette dernière parole de

l’Esprit Saint avant de la descente de la Parole est un « bon

vieux » qui « de désir se consumait » (R6:208). En Siméon,

l’épouse semble donc être prête à recevoir l’annonce du don de

l’Époux. Mais ce ne sera pas un vieillard qui pourra donner à

l’Époux ce dont il a besoin pour aimer parfaitement son épouse.

Le don de la ressemblance

Jean de la Croix présente ici un second dialogue entre le Père

et le Fils. Si le premier semblait se situer plutôt dans le « tou-

jours » divin, ceci advient au temps opportun et favorable,

quand « il convenait que se fit / la délivrance de l’épouse »

(R7:221s.). Le Père parle au Fils en noms de l’épouse qui ne

trouve pas la chair dans l’être simple de son Époux. Il rappelle

au Fils sa promesse de se rendre en tout semblable à ceux d’en-

bas, comme on a vu dans le quatrième Romance. Ce n’est pas

lÒgoj ka@ Ð lÒgoj Ãn prÕj tÕn qeÒn ka@ qeÕj Ãn Ð lÒgoj», transformée par

l’amour, devient: «En el principio moraba / el Verbo, y en Dios

vivía, / en quien su felicidad / infinita poseía. » Jean de la Croix

dit la présence du Verbe en Dieu par les mots qu’il utilise pour

exprimer l’union d’amour de l’âme avec Dieu; le moyen stylisti-

que qu’il choisit est le climax « demeurer, vivre et posséder son

bonheur infini », qui rend évident le dépassement du langage

ontologique. La possession de sa félicité infinie paraphrase le

johannique « être tourné vers Dieu » du Verbe (qui était déjà

l’image d’une relation de connaissance substantielle, c’est-à-dire

face-à-face, qu’il faut comprendre en opposition avec la connais-

sance de dos que Dieu donna à Moïse et Elie) et fait inclusion

avec l’échange des fiançailles entre l’homme et Dieu du neu-

vième Romance. Les fiançailles sont pour les noces et pour

l’union que déjà on contemple dans les cieux. Antonio Sicari

commente: « Jean de la Croix reprend le prologue de saint Jean

pour le transformer en un dialogue d’amour entre Dieu le Père

et le Fils; il évoque ensuite la naissance de Jésus telle qu’elle est

décrite dans les évangiles. Toute l’histoire de l’humanité est vue

comme célébration nuptiale (le Père offrant sa création à son

Fils) et comme offrande nuptiale (le Fils offrant son corps pour

sauver la création et la rendre à son Père) »9. Mais le premier

don est encore plus fondamental: il est au coeur de la Trinité. En

fait, dans le premier Romance, où les Personnes de la Trinité

sont les seuls protagonistes, Jean de la Croix décrit en quatre

vers (R1:13-16) une seule action de donner, unique et fonda-

mentale: la conception du Verbe. Ce quatrain à structure paral-

lèle est facilement repérable grâce à la quadruple répétition de

l’adverbe « siempre » (quatre occurrences sur cinq se trouvent

ici) et grâce aux deux assonances (hale-dale; concebía-tenía).

2222 1111

Page 23: Le don dans les Romances trinitaires de Jean de la Croix

troisième (quasi) évidence (Dieu existe). Ici notre connaissance est

déjà dans le domaine de la révélation, plus ou moins explicite. Il y a là

une analogie de proportionnalité entre d'une part la conscience du

"donatum" et les multiples dons et d'autre part la conscience de la

parole et les paroles : de même que toutes les paroles, dans la mesure

où elles participent de la parole, la révèlent, ainsi tous les dons révè-

lent quodammodo le don premier. Ce progrès advient en même temps

dans la conscience du monde et dans la conscience de soi : dans le

royaume de la liberté de l'être, l'expérience particulière et universelle

de l'ego, qui se découvre "donatus", est indiquée par le mot "enfant".

L' "être enfant" est en fait la condition la plus personnelle et la plus

commune parmi les hommes et en même temps la participation la plus

haute au monde en tant que don. On peut la dire "la plus haute" parce

que elle signifie la libre union de deux libertés, union qui devient unité

dans une autre personne, l'enfant. Dans l'action, nous avons un autre

cas d'unité humaine. Le troisième niveau nous conduit vers l'unité du

"dare-donare" par la parole : il n'y a que la parole qui puisse nous

transporter du dare à donare. Et cela ne se produit pas seulement sous

la forme d'une "declaratio extrinseca" de gratuité mais ne peut se pro-

duire sans que le donateur se révèle lui-même dans la gratuité du don.

Il ne peut donc que se révéler comme étant “intrinsice donum”. Le don

d'une part est donc "auto-logique" et d'autre part il exige la parole, qui

l'extériorise avec sa puissance au delà des limites de la matérialité.

Ceux qui emploient la distinction entre langage ontologique et lan-

gage de l'amour reprennent donc autrement la distinction entre "dare"

et "donare". Ils risquent cependant de tomber sur la pierre d'achoppe-

ment qui est la plurivocité constitutive du mot "ontologique".

L’immanence réciproque: introduction

L’ouverture du premier Romance est éloquente sur ce passage

de “datum” à “donatum”: l’affirmation johannique «ün ¢rcÍ Ãn Ð

l’épouse qui a perdu l’image ou la ressemblance, mais c’est

l’Époux qui, comme un amant parfait doit se rendre ressemblant

à celle qu’il aime. C’est en prenant chair que le Fils donne à

l’épouse le pouvoir de devenir semblable au Fils et par là, la

«Bien-aimée » du Père.

Le don au Verbe

Le Verbe reçoit la chair, qui a voulu prendre en obéissance

d’amour, des entrailles d’une jeune fille qui s’appelait Marie. En

recevant la chair en lui par l’œuvre de toute la Trinité, il reçoit

une Mère, lui qui avait seulement un Père. La Trinité donne Marie

au Fils et demande à Marie d’exercer le ministère du don de la

ressemblance: elle donne à l’Époux celle chair que l’épouse

n’avait pas en son Époux. Si l’épouse ne donnera à l’Époux que

ses uniques joyaux, les larmes, la mère lui donne la chair, tout

ce dont il a besoin afin que son amour soit parfait. Ce mystère

s’accomplit par le consentement de Marie: parmi ceux d’en-bas

qui possèdent l’Époux dans l’espérance de foi, il y a une jeune

fille qui sait donner son consentement à Dieu. La long travail sur

le désir de l’épouse parvient à son sommet: Marie ne veut pas

simplement « le Verbe incarné » mais elle veut ce que Dieu

veut accomplir en elle. Le Père veut donner une épouse qui

l’aime à son Fils, Marie veut donner une épouse qui l’aime à son

Fils.

Dans La vive Flamme, Jean de la Croix écrira: «Tout de même

(ni plus, ni moins), quand l’âme est arrivée à une si grande

pureté, tant de soi-même que de ses puissances, que la volonté

soit fort bien purgée de tout autre désir et de tout autre appétit

extérieur - tant en ce qui est de la partie inférieure que de la

supérieure - et qu’elle a entièrement donné son « oui » à Dieu

en tout ce que dessus, la volonté de Dieu et celle de l’âme

1010 2323

Page 24: Le don dans les Romances trinitaires de Jean de la Croix

n’étant désormais qu’une même volonté et un même consente-

ment prompt et libre, elle vient à avoir Dieu par grâce de volonté

- tout autant qu’il se peut par la voie de la volonté et de la grâce

- et en cela consiste le don que Dieu fait, dans son «oui» à elle,

du « oui » véritable et entier de sa grâce. » (VF 3,25).«Par le

consentement de celle-ci / le mystère s’accomplit» (R8:271s.).

Conclusion

En raison du parcours fait dans les Romances trinitaires, on

croit pouvoir donner la suivante paraphrase sanjuaniste des

deux dons suprêmes du Père et du Verbe selon l’évangile de

saint Jean.

Dieu le Père a tant aimé son Fils qu’il lui a donné une épouse,

afin que le Fils puisse manifester la folie de son amour pour le

Père (« faire plus d’amour ») en s’abaissant pour lui rendre

l’épouse que le Père lui avait donnée. Le Fils a tant aimé son

épouse qu’il a accepté de être fait semblable en tout à elle afin

que son amour, ainsi rendu parfait, puisse transformer parfaite-

ment l’aimée en son amant (« Car l’amour plus il est un ... »).

BibliographieBALTHASAR, H. U. v., Gloria – Stili laicali, trad. G.SOMMAVILLA, Milano,Jaca Book, 1976. BARSOTTI, D., La teologia spirituale di san Giovanni della Croce, Milano,Rusconi, 1990.BERNARD, CH. A., Le Dieu des mystiques, Paris, Cerf, 1994.BORD, A., Les Amours chez Jean de la Croix, Paris, Beauchesne, 1998. CAPOCACCIA QUADRI, A., L’opera poetica di san Giovanni della Croce,Milano, Ancora, 1977.GOEDT, M. D., Le Christ de Jean de la Croix, Tournai, Desclée, 1993.HUOT DE LONGCHAMP, M., Lectures de Jean de la Croix, (coll. Théologiehistorique 62), Paris, Beauchesne,. 1981. JEAN DE LA CROIX, Oeuvres complètes, trad. MÈRE MARIE DU SAINT-SACRÉ-MENT, Cerf, Paris, 1982-1986.POIROT, D., Jean de la Croix, poète de Dieu, Paris, Cerf, 1995.

Excursus: donner

L’analyse de l’acte de donner peut nous aider à bien situer la distinc-

tion entre langage ontologique et langage de l'amour. Nous reconais-

sons dans cet acte trois niveaux qui peuvent être mis en lien avec les

trois évidences primaires de l’expérience du réel.

1. Le premier niveau concerne la matérialité. Le " donner " ins-

taure une relation entre deux sujets par l'intermédiaire d'une chose.

Cette médiation fondamentale est à l'origine de la construction de la

personne, de son autoreconaissance. La première évidence, l'" ego

sum" dépend à la fois de la parole et du don, comme bien l’éclaire

l'image de l'enfant, qui grandit grâce aux mots et grâce au lait de sa

mère et de son père. Il est vrai que la parole aussi est toujours un don

et que chaque don est une parole. Il est vrai que la distinction est

imparfaite. Cependant sans cette distinction la puissance d'extériorisa-

tion de la parole obscurcirait trop précocement la signification de la

chose même, qui, dans un sens, précède la parole.

2. Le deuxième niveau est celui de l'intentionnalité.

L'intentionnalité de la connaissance ne peut pas être séparée de l'inten-

tionnalité de l'acte de recevoir : le sujet peut connaître réellement la

chose parce que la chose en soi est donné au sujet. Autrement dit, la

conscience ne gagnerait jamais la deuxième évidence (le monde existe)

sans l'expérience physique de recevoir et de donner. Le sensorium de

cette expérience est clairement le corps que l'on est.

3. Le troisième niveau est celui de la gratuité (la liberté du don).

Dans la prise de conscience du monde (l'ouverture) et du soi, à côté de

l'élément de l'intentionnalité, il y a l'élément de la gratuité. Les deux

verbes latins "dare" et "donare" indiquent cette distinction. Le passage

de la conscience du monde comme "datum" à la conscience du monde

comme "donatum" a une nature nécessairement théologique, selon

l'objet: avec cette conscience nous nous trouvons déjà au-delà de la

2424 99

Page 25: Le don dans les Romances trinitaires de Jean de la Croix

raison à la richesse qu’est Dieu, deviennent objectivement pré-

cieux par l’obéissance du Fils, dont le poète écrit dans le sep-

tième Romance, où on lit: « Ma volonté est la tienne / -le Fils

lui répondait - / [...] / J’irai chercher mon épouse / et sur moi je

prendrais / ses fatigues et ses peines / dans lesquelles tant elle

souffrait ». D’un côté alors, c’est l’Époux qui donne valeur préa-

lablement aux dons de l’épouse, de l’autre c’est en offrant ces

dons que l’épouse apprend à se donner à l’Époux. Ainsi elle

mérite grâce au Fils la compagnie des trois Personnes divines.

Jean de la Croix choisit dans les Romances un registre psycho-

logique prédominant qu’il faudra situer entre la symbolique de la

croix, qui est très proche, et celle de la nuit, qui n’est pas tout

à fait absente dans ces poèmes. À ce sujet, Edith Stein écrit

dans La Science de la Croix: « Nous sommes à présent en

mesure de résumer brièvement la différence qui sépare le carac-

tère symbolique de la Croix de celui de la nuit. La croix est le

signe qui nous représente tout ce qui se rapporte à la Croix du

Christ, qu’il s’agisse d’un rapport de cause ou d’un rapport his-

torique. La nuit par contre est l’indispensable expression cosmi-

que du monde mystique tel que l’envisage sain Jean de la Croix.

La prédominance du symbole de la nuit est un indice que, dans

les écrits du saint Docteur de l’Église, ce n’était pas le théolo -

giens, mais le poète et le mystique qui avaient la parole, alors

même que le théologien surveillait consciencieusement les pen-

sées ainsi que leur expression »8.

On remarquera enfin que cet échange résume les deux dons

fondamentaux de l’évangile de Jean: l’ Époux est le Fils donné

par le Père et, par l’union amoureuse avec son Époux, l’épouse

reçoit «-le pouvoir de devenir enfant de Dieu ».

88 2525

POIROT, D. (éd. et trad.), Les Romances, Orbey, Arfuyen, 2004.RUIZ, F. (éd), Dieu parle dans la nuit, Arenzano, Ed. Teresiane, 1991.SALINAS, P., La voce a te dovuta, trad. E. SCOLES, Torino, Einaudi, 1979. SICARI, A., La vie spirituelle du chrétien, trad. F.-A. COSTA, Luxembourg,Editions Saint-Paul, 1999. STEIN, E., La science de la croix, trad. ETIENNE DE SAINTE MARIE,Beauvechain, Nauwelaerts, 1998.TAVARD, G., Jean de la Croix, poète mystique, Paris, Cerf, 1987.

Notes1 On adopte la forme masculine « le Romance » en suivant D. POI-

ROT, Jean de la Croix, poète de Dieu, Paris, Cerf, 1995, p. 168 quiécrit: « Spécifiquement espagnol, le romance est un bref poèmeépique, formé d’octosyllabes dont les vers pairs sont assonancés. Ence sens, le terme ancien romance est toujours employé au mascu-lin. ». On adopte la suivante façon d’abréger: R n° du Romance : n°du vers selon la division de A. CAPOCACCIA QUADRI, L’opera poe-tica di Giovanni della Croce, Milano, Ancora, 1977.

2 D. POIROT, Les Romances, Orbey, Arfuyen, 2004, p. 87.3 Cf. Jon 2,2 où le substantif « poisson » est au feminin, un hapax

du TM. Pour les citations scripturaires, on adopte ici la TOB, saufindications contraires.

4 F. RUIZ, Dieu parle dans la nuit, Arenzano, Edizioni Teresiane, 1991,p.74.

5 M. HUOT DE LONGCHAMP, M., Lectures de Jean de la Croix, (coll.Théologie historique 62), Paris, Beauchesne,. 1981, p. 109.

6 P. SALINAS, La voce a te dovuta, Torino, Einaudi, 1979, p. 89, écrit: « Regalo, dono, offerta ? / Simbolo puro, segno / che voglio darmia te. / Che dolore, separarmi / da ciò che ti offro, / che ti appartiene/ senz’altra meta ormai / che essere tuo, di te / mentre io resto /sull’altra riva, solo, / ancora così mio. / Come vorrei essere / quelloche io ti do / e non chi te lo dà. »

7 E. STEIN, La science de la Croix, trad. ETIENNE DE SAINTE MARIE,Beauvechain, Nauwelaerts, 1998, p. 35.

8 Ibid., p. 41.9 A. SICARI, La vie spirituelle du chrétien, trad. F.-A. COSTA,

Luxembourg, Editions Saint-Paul, 1999, p. 329.10 JEAN DE LA CROIX, Écrits divers, (coll. Oeuvres complètes, 6),

trad. MÈRE MARIE DU SAINT-SACRÉMENT, Cerf, Paris, 1986, 208, écrira: «Le Père n’a dit qu’une parole (cf. Jn 1,18) à savoir son Fils et dansun silence éternel. Il la dit toujours: l’âme aussi doit l’entendre ensilence (cf. Sg 18,14-15) ».

11 M. HUOT DE LONGCHAMP, op. cit., p. 55.

Page 26: Le don dans les Romances trinitaires de Jean de la Croix

cité permanente de cette rencontre: L ‘amour produit une telle

sorte de ressemblance en la transformation de ceux qui s’aiment

qu’il se peut dire que chacun est l’autre et que tous les deux

sont un. Le raison en est que dans l’union et transformation

d’amour, l’un donne possession de soi à l’autre; et ainsi chacun

vit dans l’autre, et l’un est l’autre, et les deux sont un par trans-

formation d’amour.(Ct 11,7) »5.

On voit à l’œuvre la double dynamique, subjective et objec-

tive, du don. La première, c’est-à-dire le fait que le donateur

désire se communiquer personnellement au destinataire au

point que il préférerait être le don qu’il fait, pour s’unir à lui, plu-

tôt que rester le donateur, séparé du destinataire6, exige de

s’achever dans l’échange des dons, qui signifie l’insertion du

destinataire dans la même logique du donateur. À l’épouse, qui

doit « mériter grâce au Fils » de « tenir compagnie » à Dieu

Trinité (cf. R3:77-80), Jean de la Croix montre la voie qui mène

à l’union en décrivant les dialogues intra-trinitaires qui sont à

l’origine de toute histoire cosmique et humaine.

La seconde dynamique concerne les objets du don. Selon le

dicton, on ne peut donner que ce qu’on a: les dons de l’échange

final (les pleurs et l’allégresse) révèlent alors à la fois ce que les

deux donateurs ont de mieux à offrir et indiquent surtout le

point de vue du poète dans les Romances. Jean de la Croix écrit

en étant sur le sommet du mont Carmel, où on sait que Dieu

seul peut donner l’allégresse aux hommes. Mais en étant là, il

écrit pour inviter tout homme à le rejoindre sur cette sainte

montagne; comme Edith Stein dit: « Ce qu’il voulait au fond,

c’était comme l’Aréopagite le dit de lui-même, « conduire par la

main », c’est-à-dire compléter par ses écrits son oeuvre de

directeur d’âmes »7. Pour cette raison, l’épouse apporte aux

fiançailles des joyaux qui, encore qu’ils ne sont rien en compa-

2626 77

Les Romances trinitaires

ROMANCE I

Sur l’Évangile «In principio erat Verbum»concernant la sainte Trinité.

1 Au principe demeurait le Verbe, et en Dieu vivait,où son bonheur infini Il possédait.

5 Le Verbe même était Dieu, puisqu’il s’est nommé «Le Principe»Il demeurait dans le Principe, mais Il n’avait de principe.

Il était le Principe même,10 et pour cela, de principe Il n’avait.

Fils est le nom du Verbe, puisque du Principe Il naît.

Toujours Il L’a conçuet Il Le conçoit toujours.

15 Toujours Il Lui donne sa substance et Se la garde toujours.

Et ainsi la gloire du Fils est celle qu’en son Père Il avait,et toute sa gloire, le Père

20 dedans son Fils possédait.

Comme l’aimé en son ami, l’un en l’autre demeurait.Et cet Amour qui Les unit, la même valeur possédait

25 Que l’un et l’autre et la même égalité.Entre tous Trois il y avait trois Personnes et un être aimé.

Et un amour en Elles 30 toutes un seul ami Les faisait,

et l’ami est l’aimé en qui chacun d’Eux vivait.

Car l’être que les Trois possèdent, chacun d’Eux le possède,

35 et chacun d’Eux aime la personne

qui possède cet être.

Cet être est chacune d’Elles et Lui seul Les unissaiten un lien ineffable

40 que dire on ne saurait.

Ce pourquoi était l’amourinfini qui Les unissait:Car un seul amour ont les Trois,qui «leur essence» se disait:

45 Car l’amour, tant plus il est un,tant plus amour il se fait.

ROMANCE II DE LA COMMUNICATION DES

TROIS PERSONNES.

En cet immense amour qui procède des Deux,Le Père au Fils disait

50 propos grandement savoureux,

De si profond délice que nul ne les entendait.Seul s’en éjouissait le Fils, à Qui le Père les adressait.

55 Mais ce qu’on en peut entendre, Il le disait ainsi:«Rien ne Me contente, Fils, hors ta compagnie.

Et si quelque chose Me contente, 60 c’est en Toi que Je l’aimerais.

Celui qui Te ressemble le plus, le plus Me satisferait.

Et qui ne Te ressemble en rien, rien en Moi ne trouverait;

65 En Toi seul Je trouve mon gré, ô vie de ma vie.

De ma lumière Tu es la lumière, Tu es ma sapience,L’image de ma substance,

70 en qui J’ai bonne complaisance.

Page 27: Le don dans les Romances trinitaires de Jean de la Croix

la ressemblance plus grande / plus de joie contenait ». Comme

on le verra au mieux dans Le Cantique spirituel (CS) et La vive

flamme (VF), le langage qui exprime cette puissance de l’amour,

qui divinise la nature humaine, dépasse le langage ontologique,

sans pour autant le nier, autant que l’union d’amour dont parle

Jean de la Croix présuppose l’union substantielle. Dans La

Montée du Carmel (S), le poète l’affirme explicitement: « Pour

comprendre quelle est cette union dont nous sommes en train

de parler, il faut savoir que Dieu, en quelqu’âme que ce soit, fût-

ce celle du plus grand pécheur du monde, demeure et se tient

substantiellement. Et cette manière d’union est toujours réalisée

entre Dieu et toutes les créatures; en elle, il leur conserve l’être

qu’elles ont; de manière que si elle venait à leur manquer de

cette manière, aussitôt elles s’anéantiraient et cesseraient

d’être. Et ainsi, lorsque nous parlerons de l’union de l’âme avec

Dieu, nous ne parlons pas de cette union substantielle qui est

toujours faite, mais de l’union et transformation par amour de

l’âme avec Dieu qui n’est pas toujours faite, mais seulement

lorsqu’il vient à y avoir ressemblance d’amour; et pour autant

elle s’appellera union de ressemblance, comme l’autre se nom-

mera union essentielle ou substantielle. Celle-là est naturelle;

celle-ci surnaturelle. Elle est quand les deux volontés, à savoir

celle de l’âme et celle de Dieu, sont conformes en un, n’y ayant

aucune chose en l’une qui répugne à l’autre. Ainsi, quand l’âme

ôtera entièrement de soi ce qui répugne et n’est pas conforme à

la volonté divine, elle demeurera transformée en Dieu par amour

(II Montée du Carmel 5, 3). Max Huot de Longchamp affirme:

«Les êtres ne sont là que comme monnaie d’une rencontre qui

les transforme en échange vital, voilà ce qu’exprime l’image de

l’incandescence (dans La vive flamme NdR). Ceci posé, Jean de

la Croix ne tarira pas sur la totalité de cet échange et la récipro -

66 2727

Celui qui T’aimerait, Fils, à lui Je Me donnerais Moi-Même,Et l’amour que J’ai en Toi, celui-là même en lui le mettrais,

75 Pour ce qu’il aurait aimé qui J’aime tant Moi-même.»

ROMANCE III DE LA CRÉATION.

Une épouse qui T’aime,mon Fils, l’aimerais Te donnerQui, grâce à Toi, vivre avec nous

80 (elle) puisse mériter,

Et manger à la même table du même pain dont Je Me nourris,Pour qu’elle connaisse les biens que J’ai en un tel Fils,

85 Et que, de ta grâce et de ta vigueur,avec Moi elle s’éjouisse.Je T’en rends grâces, ô Père, (le Fils Lui répondait).

A l’épouse que Tu Me donneras, 90 la mienne clarté le donnerai,

Pour qu’elle puisse voir tout le prix de mon Père,Et comment l’être que Je possède, de son être Je l’ai hérité.

95 Sur mon bras Je la pencherai: de ton amour elle s’embrasera,Et en éternel délice, elle exaltera ta Bonté.

ROMANCE IV SUITE DE LA CRÉATION

«Ainsi donc soit fait, dit le Père, ton100amour bien le requiert.»

Et disant cette parole, Il avait créé l’univers.

Palais pour l’Épouse, en grand sapience fait,

105Lequel en deux logis, haut et bas, se divisait.

Le bas logis se composait de différences infinies;Mais le haut Il embellissait

110 d’admirables pierreries.

Pour que l’Épouse connût l’Époux qu’Elle avait,Dans le haut Il logeait des anges la hiérarchie.

115 Mais l’humaine nature Il plaçait dans le bas logis,Car, en sa fissure, un peu moindre valeur elle avait.

Et quoique l’Etre et les lieux 120 Il leur partageait pour lors,

Néanmoins, de cette Épouse, ils sont tous l’unique corps.

Car l’amour d’un même Époux, une seule Épouse les faisait.

125 Ceux d’en-haut l’Époux dans l’allégresse possédaient.

Ceux d’en-bas, en une espérance de foi qu’il leur versait,leur disant qu’un temps viendrait

130où Il les exalterait.

Et que leur bassesse Il élèverait,en sorte que nul plus ne la mépriserait.

135 Parce qu’en tout semblable à eux Il se ferait.Qu’il viendrait avec eux, qu’avec eux Il demeurerait.

Et que Dieu homme serait 140 et que l’homme Dieu serait.

Qu’il vivrait avec eux, qu’avec eux Il mangerait.

Et qu’avec eux pour toujours Il allait demeurer,

145 tant que ce siècle fluant

Page 28: Le don dans les Romances trinitaires de Jean de la Croix

2828 55

vienne à s’achever.

Qu’alors ils se réjouiraient ensemble,en éternelle mélodie,pour ce qu’il est la tête

150 et l’Épouse qu’il S’est unie.

A laquelle tous les membres des justes Il joindrait,qui sont le corps de l’Épouse, et qu’il la prendrait,

155 Lui, dans ses bras, tendrement, et là son amour lui donnerait,et qu’ainsi, tous en un, au Père Il la conduirait.

Là où de la même délice 160dont jouit Dieu jouit, elle jouirait.

Car comme le Père et le Fils et Celui qui d’Eux vient procéder

vivent l’un dans l’autre, ainsi l’Épouse serait:

165 car, absorbée en Dieu, vie de Dieu elle vivrait.

ROMANCE V DES DÉSIRS DES SAINTS PÈRES

Avec cette bonne espérance qui d’en-haut vers eux descendait,le dégoût de leurs travaux

170 plus léger se faisait.

Mais l’espérance qui tardait et le désir qui croissaitde s’éjouir avec leur Époux sans cesse les affligeait.

175 C’est pourquoi avec oraisons, avec soupirs et agonie,avec larmes et gémissements, nuit et jour ils Le priaient

qu’Il se décidât enfin 180 à leur donner sa compagnie.

«Oh! si l’allégresse en mon temps allait être!» les uns disaient.

D’autres: «Achève, Seigneur; Celui que tu dois envoyer, envoie-le.»

185 D’autres: «Oh! si tu déchirais ces cieux, et si je voyais,

de mes yeux que tu descendes, mes sanglots cesseraient.""Nuées, oh! faites pleuvoir d'en haut

190 celui que la terre demandait

et qu'Il consume enfin la terre qui nous produisait des épines,et qu'elle produise cette fleur dont elle sera fleurie!"

195 D'autres disaient: "Oh! heureux celui qui en tel temps vivraqu'il mérite de voir Dieu, avec ses yeux à lui,

de Le toucher de ses mains 200et d'aller en sa compagnie,

et de jouir des mystères que pour lors Il disposera!"

ROMANCE VI SUITE

En ces requêtes et autres telles, un long temps s'était passé.

205Mais grandement croissait la ferveur en les dernières années.

Quand le vieil Siméon brûlait tout en désir,requérant Dieu que de lui laisser

210 voir ce jour Il eût bon plaisir.

Et ainsi l'Esprit-Saint au bon vieux répondait,Engageant sa foi, que la mort il ne verrait

215 avant de voir la vie qui de là-haut descendait,et que lui, en ses mains mêmes, Dieu même prendrait,

et qu'il Le tiendrait en ses bras 220 et en ses bras L'étreindrait.

cher. L’épouse ne fait pas tomber à terre ses fatigues mais

s’abandonne elle-même dans les bras de son Époux pour lui

apporter une sorte d’eau vive, ses larmes qui lui « si étrangè-

res d’ordinaire étaient ».

Jean de la Croix écrit deux fois de cet échange: dans le qua-

trième Romance, où il dit: « ... et que Dieu serait homme / et

que l’homme Dieu serait »; et dans le neuvième, comme nous

venons de l’entendre: « Et la Mère s’émerveillait, / de ce qu’un

tel échange elle voyait, / les pleurs de l’homme en Dieu / et dans

l’homme l’allégresse, / chose qui à l’un et à l’autre / si étrangère

d’ordinaire était ». Dans le premier cas, le Fils, qui s’est fait en

tout semblable aux hommes, leur demande de l’accueillir pleine-

ment dans son propre appartement (pour habiter, parler-écou-

ter, manger et boire ensemble); dans le second cas, on assiste

à l’échange des dons des fiançailles entre l’ Époux et l’épouse:

le Fils reçoit les pleurs de l’homme, symbole à la fois de toute la

bassesse de la nature humaine, qui vient de sa composition de

chair et d’esprit, et de ses conséquences (le service sous le dur

joug de la loi que Moïse avait donnée). De la joie promise,

l’épouse reçoit l’allégresse que la Mère avec stupéfaction voit

dans l’homme le jour de Noël; une allégresse qui lui « si étran-

gère d’ordinaire était » et qu’on voit résonner dans tout le

palais de l’épouse, « les hommes disaient des cantiques, les

anges une mélodie », même si elle n’est pas encore dans « la

chambre nuptiale ».

L’amour est la cause de cet échange, dont l’agir obéit à une

lois « tout-puissante », comme le Père dit au Fils dans le sep-

tième Romance: « Dans les amours parfaites / cette loi était

nécessaire, / que devienne semblable / l’amant à celle qu’il

aimait ». La raison de cette loi de l’amour est le bonheur, auquel

l’amour vise; ainsi donc le Père poursuit son explication: « Car

Page 29: Le don dans les Romances trinitaires de Jean de la Croix

Jean de la Croix écrivit les Romances pendant son enferme-

ment à Tolède, probablement au temps de l’Avent et de Noël

1577. La plupart de son ouvrage poétique voit la lumière pen-

dant ces neuf mois que le poète passe, à l’instar du prophète

Jonas, dans le ventre de la baleine (plus exactement, « d’une

poisson »3). Même étant une production dite mineure, les

Romances jaillissent donc de la source originaire de la fécondité

spirituelle sanjuaniste. On peut donc les lire et les interpréter

sans anachronisme à la lumière de l’ensemble de la production

de Jean de la Croix, qui naît de cette « heureuse aventure ». À

ce propos Federico Ruiz écrit: « L’interprétation fondamentale

et décisive de l’événement (l’emprisonnement à Tolède, NdR)

restera celle donnée par frère Jean de la Croix lui-même à trois

niveaux distincts: celui de la générosité divine: “une seule grâce

de celles que Dieu m’a faites en ce lieu pourrait se payer par plu-

sieurs années de cachot”; celui de l’attitude personnelle: “je

crois que tout a été voulu par Dieu; là où il n’y a pas d’amour

mettez de l’amour et vous récolterez de l’amour”; celui de la

responsabilité des faits: “ils ont agi ainsi parce qu’ils pensaient

bien faire” »4

Le don et l’échange

Tous les dons divins que Jean de la Croix énumère dans les

Romances semblent être orientés vers l’échange final entre Dieu

et l’homme; le jour des fiançailles, l’épouse ne se présente pas

aux mains vides: elle apporte des joyaux pour son Époux. Si la

femme de Samarie de l’évangile de Jean, la mieux placée pour

pouvoir donner quelque chose à Dieu, n’avait pas su donner à

boire à Jésus, mais avait abandonné sa cruche pour revenir dans

son village annoncer la présence du Messie, l’épouse des

Romances se laisse prendre par son Époux, qui descend la cher-

44 2929

ROMANCE VII SUITE DE L'INCARNATION

Or, étant advenu le temps où se faire convenaitle rachat de l'Épouse qui en rude joug servait,

225 dessous la loi que lui départit Moïse,le Père, en tendre amour, disait en cette guise:

"Tu vois bien, Fils, que ton Épouse230J'avais fait à ta semblance.

Semblable à Toi, à Toi elle a bonne convenance.

Mais elle diffère en la chair qui en ton Etre simple n'est admise.

235 Or, en les parfaites amours, cette loi est requise:

que devienne semblablel’amant à celle qu’il aimait, car la ressemblance plus grande,

240plus grande délice contenait.

Et sans doute en ton Épouse, le délice grandement croîtrait,Si, comme elle, vêtu de chair elle Te voyait."

245Et le Fils répondait: "Ta volonté est la Tienne,Et ma seule gloire est que ta volonté soit la Mienne.

A Moi convient, Père, 250ce qu'a dit ton Altesse,

car, de cette guise, mieux se verra ta tendresse,

Se verront ta grand puissance, justice et sapience.

255J'irai les dire au monde et lui baillerai science

De ta beauté et douceur et magnificence.

J'irai chercher mon Épouse 260et sur Moi prendrai

ses fatigues et travaux où tant elle peinait.Et afin qu'elle vive, pour elle Je mourrai,

265et la tirant de la fosse, à Toi Je la rendrai."

ROMANCE VIII SUITE

Lors, Il appela un archange à qui Gabriel nom était,Et l'envoya à une pucelle

270qui "dame Marie" se nommait,

Laquelle consentante, se faisait le mystère,Au sein de qui la Trinité vêtit le Verbe de chair.

275Les Trois cette oeuvre firent: mais en un seul elle se fit.Et incarné demeura le Verbe au doux sein de Marie...

Et Lui qui n'avait qu'un Père 280eut depuis une Mère,

Mais tant différente de celle qui d'homme concevrait!

Car de ses seules entrailles Il recevait sa chair

285Ce par quoi "Fils de Dieu" et "Fils de l'homme" Il Se disait.

ROMANCE IX NATIVITÉ

Or, étant advenu le temps où naître Il devait,Comme un Époux,

290de son lit Il sortait

Étreignant son Épouse qu'en ses bras Il enserre .Et en une crèche Le déposait la gracieuse Mère,

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"Car Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais ait la vie éternelle. " Jn 3,16" Mais à tous ceux qui l'ont accueilli, il a donné pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom. " Jn 1,12 .

Introduction: « In principio erat Verbum »

Dans ce travail, on entend parcourir les Romances1 trinitaires

de saint Jean de la Croix en suivant le langage du don, en tous

ses éléments essentiels : les sujets, les objets, les destinataires,

les effets et les intentions de l’action de donner. Cette lecture

panoramique s’articulera autour des deux dons suprêmes du

Père et du Verbe selon l’évangile de saint Jean, à savoir « le Fils

unique » et « le pouvoir de devenir enfant de Dieu ».

L’action théologique et christologique de donner, signifiée par

le verbe « διδωµι », occupe une place importante dans le qua-

trième évangile, qui est le principal arrière-fond scripturaire des

Romances. Dominique Poirot écrit: «Jean de la Croix intitule le

romance I, et sans doute donne-t-il pour titre à l’ensemble de

ses romances: Romances sur l’évangile “In principio erat

Verbum’’ au sujet de la très sainte Trinité »2. Le verbe «διδωµι»

dans l’évangile de Jean indique des relations et des révélations.

Les sujets de ces actions sont le Père et le Fils en tant que don-

neurs et le Fils, les disciples, les croyants et le monde en tant

que destinataires. Jésus Christ est au centre : il est destina-

taire, don et donneur en tant que Fils. Dieu le Père est la source

unique, qui ne tolère pas de devenir destinataire de l’action de

«διδωµι» ; il a donné son Fils unique-engendré au monde afin

que le monde, celui qui répond à ce don, ne périsse pas.

295Parmi d'aucuns animaux qui, d'aventure, là se trouvaient.Les hommes disaient chansons, les anges mélodie chantaient,

Faisant fête aux épousailles 300qu'entre deux tels il y avait.

Or, Dieu, en la crèche, là, pleurait et gémissait:

C'étaient les joyaux que l'Epouséeaux épousailles apportait

305Et à voir un tel troc, la Mère était pâmée:

Les pleurs de l'homme en Dieu, et la liesse en l'homme,Ce qui à l'un et l'autre,

310tant étrange était en somme!

Le don dans les Romances trinitairesde Jean de la Croix

Table des matières

Introduction: « In principio erat Verbum » 3

Le don et l’échange 4

Excursus: donner 9

L’immanence réciproque: introduction 10

Le sujet 11

L’objet 14

Les possessions 16

Le don du Père en raison du Fils 16

Le don du Père au Fils 17

Le don du Fils 18

Le monde, la chair et l’attente de l’Époux 19

Le travail des hommes 21

La promesse de l’Esprit Saint 22

Le don de la ressemblance 22

Le don au Verbe 23

Conclusion 24

Bibliographe 24

Notes 25

Les Romances trinitaires 26

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Nous reproduisons ici le texte intégral d’un travail écrit du séminaire “Incarnation duVerbe, divinisation de l’homme” (IET 2005-2006/1) écrit par fr. Giacomo Gubert ocd.

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