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70 RÉTROVISEUR RÉTROVISEUR 71 ARRÊT SUR IMAGE NOVEMBRE 2015 NOVEMBRE 2015 DISCUSSIONS ET DISPUTES À LA CONCORDE Récit Robert Puyal – Illustrations Alain Bouldouyre Né en 1895, l’Automobile-Club de France élisait trois ans plus tard domicile au 6, place de la Concorde. Une adresse prestigieuse ne met pas à l’abri des scènes de ménage. Il y en eut beaucoup, mais l’ACF est toujours là… Les 120 ans de l ’ACF Jusque-là, la Place de la Concorde paraissait monumentale. L’automobile va très vite s’occuper de la rétrécir et bientôt en exclure acres, chevaux et piétons. Les bâtiments durent plus longtemps que les voitures et tandis qu’elles leur tournent autour, ils leur servent de témoins. Ici, devant l’ACF, la cérémonie du centenaire du premier Grand Prix de l’histoire, remporté par la Renault de Ferenc Szisz, à côté de la F1 d’Alonso, une Renault aussi.

Automobile Club de France 120 d'histoire

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NOVEMBRE 2015NOVEMBRE 2015

DISCUSSIONS ET DISPUTES

À LA CONCORDE

Récit Robert Puyal – Illustrations Alain Bouldouyre

Né en 1895, l’Automobile-Club de France élisait trois ans plus tard domicile au 6, place de la Concorde.

Une adresse prestigieuse ne met pas à l’abri des scènes de ménage. Il y en eut beaucoup, mais l’ACF est toujours là…

Les 120 ans de l’ACF

Jusque-là, la Place de

la Concorde paraissait

monumentale. L’automobile

va très vite s’occuper de

la rétrécir et bientôt

en exclure fiacres,

chevaux et piétons.

Les bâtiments durent plus longtemps que les voitures et tandis qu’elles leur tournent autour, ils leur servent de témoins. Ici, devant l’ACF, la cérémonie du centenaire du premier Grand Prix de l’histoire, remporté

par la Renault de Ferenc Szisz, à côté de la F1 d’Alonso, une Renault aussi.

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En France, l’Automobile a commencé sa carrière par le haut. Ce sont des gens huppés, parmi les plus grosses fortunes du temps, qui veillent d’abord à son avenir. Ils n’en étaient pas moins d’authentiques passionnés et ils dotèrent la nouvelle invention d’une demeure à la mesure des ambitions qu’ils nourrissaient pour elle. Après quelques années d’errance (les premières réunions ont lieu chez le Comte de Dion, quai d’Orsay, puis dans une villa du Bois de Boulogne) le tout jeune Automobile-Club de France a l’opportunité d’acheter un hôtel particulier de belle apparence au 6 Place de la Concorde, à condition de se décider très vite. Trois jours plus tard, via un aristocrate fortuné qui a bien voulu “faire l’avance”, le bâtiment est acquis.

1900 Il reste à s’apercevoir qu’il est à peu près à reconstruire, ce qui prendra encore quelques mois. Garages, bureaux, terrasse avec vue sur la Place, le Louvre, le Grand Palais, la Tour Eiffel… L’inauguration des locaux a lieu en juillet 1900. Repas fins, orchestre tzigane, décor soigné, l’ACF devient un lieu couru, vite à l’étroit. Il faut acheter l’hôtel voisin, au n°8, pour répondre à l’affluence. Les activités de plaisance, y compris un cercle de jeux introduit après absorption du Yacht-Club de France, occupent l’ACF comme tout autre club ; pour certains membres, c’est l’essentiel. Mais pour d’autres

(cf. De Dion !), c’est avant tout le lieu de rencontres fécondes pour l’avenir de l’automobile. L’aristocratie traditionnelle, qui règne encore sur les usages, et l’élite des entrepreneurs, sont rapprochées par la Société d’Encouragement, une antenne du Club. C’est souvent dans les salons de l’ACF que les idées s’échangent contre de l’argent et que de simples discussions d’après repas se concrétisent en courses, en salons, voire en firmes automobiles quelques mois plus tard. Tout premier club automobile du monde, l’ACF tient alors le rôle d’une vigie pour l’avenir de l’invention. D’ici, on oriente les marques françaises, qui sont alors de très loin les premières du monde, produisant à elles seules autant que l’ensemble des autres nations. Amis chauvins, si l’occasion vous en manque aujourd’hui, réjouissez-vous de cette image de domination tranquille, un peu ancienne mais désormais historique.

1914Peu avant la guerre qui va tout changer, le club vit les années dorées de son existence. Au cercle de jeux s’ajoutent une piscine et des salles de sport très courues, où l’on ne s’adonne évidemment pas à l’automobilisme mais surtout à l’escrime ! Qui n’en est peut-être pas si éloignée après tout : il y faut la hardiesse, le talent, le sens de l’équilibre et surtout un joli mépris du danger.

D’autres genres de véhicules se pressent sur la place le 25 août 1944. C’est un char des FFL

qui démolit la façade de l’ACF, que la guerre épargna et que la paix massacre.

Dans les moments de désordre, manifestants ou militaires aiment à transgresser les interdictions

ordinaires. Les alliés colonisent joyeusement la Concorde.

Premier club automobile du monde, l’ACF tient le rôle d’une vigie pour l’avenir de l’invention.

Déjà, en 14/18, le même processus avait été constaté. Paris se donnait des airs de base arrière du front et les camions affrétés par l’ACF dérangent ce qu’il reste de circulation quotidienne.

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En 1914, les membres allemands, austro-hongrois, turcs et bulgares sont aussitôt priés de s’abstenir de fréquenter le Cercle, les familles des employés mobilisés (53 sur 102 !) bénéficient d’un fonds de secours, un hôpital de l’ACF est créé, une partie des locaux cédée à l’Armée pour son service de propagande. Et surtout, l’ACF met en œuvre l’automobile pour assurer l’acheminement jusqu’au front des colis de vêtements ou de ravitaillement qui ont pu être collectés. Parmi les bonnes œuvres, celle de “La Cigarette du Soldat” ; ce bien de luxe, qui se vend à l’unité, est recueilli, conditionné, expédié. La guerre des tranchées fera beaucoup pour l’expansion du tabagisme !

1944Vingt ans après la “der des ders”, la guerre est revenue, puis l’occupation a figé Paris. La Wehrmacht réquisitionne une partie de l’immeuble, payant rubis sur l’ongle les frais d’occupation. Après leur départ, dans un coffre oublié, les employés découvrent une somme quarante fois supérieure ! Elle est remise à la Banque de France. Les journées de guerre de la Libération laisseront des traces bien tangibles ! Parmi les chars de la 2e DB, le Sherman d’un lieutenant des FFL est en poste au bas des Champs-Elysées. Quelques miliciens font encore le coup de feu, depuis les toits de l’Hôtel Crillon. Parmi la foule qui s’abrite derrière le tank, un civil s’écrie : “C’est la cinquième colonne !”. Pour tout Parisien occupé, l’expression

désigne à l’évidence ces forces plus ou moins secrètes, alliées à l’occupant, et qui tirent leurs dernières cartouches. Mais le jeune Lieutenant l’entend au pied de la lettre et déclenche le tir sur… la cinquième colonne de la prestigieuse façade ! Les tankistes ont mal compris mais visé juste et la colonne s’effondre sur une limousine oubliée là par un général de l’armée en déroute. Pour les sentimentaux, précisons que c’est une rare Cadillac Serie 75 Fleetwood. C’est-à-dire la version longue, et même très longue (empattement, 3,35 m ou peut-être même 3,58 m !) de la 60 Special, premier dessin marquant du jeune Bill Mitchell pour la GM. La guerre, grand malheur…

2006Une date inoubliable pour l’ACF, qui fête le centenaire du tout premier Grand Prix de l’ACF et premier Grand Prix de l’histoire, organisé par ses soins au Mans. La victoire de Renault, en l’espèce celle de Ferenc Szisz sur une AK 90 HP, à la moyenne déjà vertigineuse de 101,2 km/h valait bien une cérémonie, à laquelle est forcément associée sa très lointaine descendante, la Renault R26 championne cette année-là aux mains de Fernando Alonso. Un noble fil rouge dont l’ACF tient les deux extrémités. Dans une époque compliquée, les firmes et les hommes cherchent leur légitimité dans leur fidélité au passé. L’ACF comme Renault aiment à s’enorgueillir de leur statut incontestable de pionniers de la course et de l’industrie. Passionnés de pétrole, intoxiqués au CO2, épris de moteurs à

explosion, certains d’entre nous voient avec désolation la voiture électrique prendre ses positions au cœur de la bien-pensance. Bientôt, un port d’armes sera nécessaire à la possession d’un carburateur, sans parler d’en envisager l’usage… Mais il est vrai que l’on serait malvenu de taxer d’opportunisme l’Automobile Club de France : l’électrique faisait parler, au 6 place de la Concorde, dès 1900 !

2015N’oublions pas que le Comte de Dion et son compère Georges Bouton, qui ont commencé par la vapeur ici même, devant la grille des Tuileries (cf. Rétroviseur n°308) ont aussi exploré les possibilités de l’électricité. Pour que l’électrique puisse nous transporter un peu, au-delà des limites d’un terrain de golf, il faut un véhicule et il faut un réseau. Quant au deuxième de ces éléments, l’effort des constructeurs est inutile sans les pouvoirs publics. Entre les deux, une instance semi-officielle comme l’ACF, qui trône face à l’Assemblée et à deux pas de l’Elysée peut beaucoup pour convaincre peu à peu les élus d’une collaboration efficace. Beaucoup aussi en direction de l’opinion (nous en sommes), qu’il tâche de convaincre par son arme habituelle : la compétition. Et de fait, quel que soit le moteur qui propulse les concurrents de la Formula E ou des nombreux rallyes “énergies renouvelables” auxquels l’ACF prête son concours, la course est toujours la course, qui voit un conducteur se colleter avec les lois de la

physique et les caractéristiques de sa machine pour obtenir le déplacement le plus fluide et le plus rapide…

2095Electriques ? Thermiques ? Magnétiques ? Atomiques ? Quand le passionné projette vers l’avenir ses fantasmes de locomotion, cette énorme question tend à devenir secondaire. L’essentiel, c’est de savoir si le principe même de la possession et de l’usage d’un véhicule individuel ou familial sera toujours toléré. Au vu des progrès incessants des automatismes et des aides à la conduite dans nos petites autos de 2015, qui savent toutes à propos vous prendre le volant des mains pour se garer seules, seul un feu vert juridique leur interdit de faire de même en pleine route et tout au long du “voyage”, qui dès lors ne serait plus qu’un trajet. Bien joli si, avant de prendre la route, il n’est pas exigé de chaque usager qu’il dépose un “plan de vol” et fasse viser la translation par quelque robot policier, éventuellement intégré à la machine elle-même. Perspective effrayante pour qui aime à décider de sa destination à chaque carrefour et de son allure à chaque virage. La vision optimiste de l’affaire serait que nos augustes inventeurs aient trouvé de nouvelles façons de voyager (la téléportation des piétons !) ou d’excellentes raisons de rester sur place (le deux-pièces cuisine à paysage modulable intégré !) et que les incorrigibles épris du vice de la conduite, puissent s’esbaudir plus librement que jamais sur des routes à présent désertées… En ce cas, il y aurait fort à parier que ces derniers automobilistes soient membres de l’ACF…

Electriques ? Thermiques ? Magnétiques ? Atomiques ? Quand le passionné projette vers l’avenir ses fantasmes de locomotion, il trouve la question secondaire.

Suggestions pour le bicentenaire.

Obtenir l’autorisation

de faire rouler à nouveau

une “voiture conduite”, en

s’engageant à ne pas quitter

la Grande Coupole de la Concorde.

Finissons l’évocation des 120 ans de l’ACF par la 120e année et la promotion active de l’électrique.