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63 La Communication LAURA PYNSON La presse à l’épreuve du web participatif : quand la conversation ne va pas de soi Laura Pynson propose une analyse et une réflexion qui portent sur l’adaptation des médias de presse à la nouvelle donne conversationnelle : comment les titres de la presse généraliste française organisent-ils la participation des lecteurs-contributeurs ? Et comment les lecteurs-internautes évaluent-ils les modes de participation médiatique mis en scène par les titres ? Cet article permet de bien cerner le paradoxe de la « conversation » : elle ne se décrète pas, elle n’est pas naturelle, le média doit l’encadrer pour éviter une perturbation qui pourrait s’avérer gênante pour l’éditeur comme pour les usagers. Autrement dit, la « conversation », au lieu de défaire l’idée de cadre communicationnel imposé, réactive la nécessite des médias de penser leur énonciation éditoriale et de canaliser les modes de participation. En dépit des apparences, la conversation remotive la notion de « contrat » dans le secteur du conseil en communication. Mots clés : contrat de lecture, contrat de conversation, contrat d’écriture, presse quotidienne nationale, participation, sites de presse « Ce qu’on appelle informer d’un point de vue journalistique, en fait n’est pas un acte d’information, mais un acte de communication, qui peut prendre des formes très différentes. » 1 C’est ainsi qu’Eliseo Veron affirme qu’au-delà de ce qui est dit, les titres de presse développent une « façon de dire », une stratégie d’énonciation qui induit une relation, un lien, si possible affectif et durable, avec le lectorat. C’est précisément pour capter et fidéliser ce lectorat déjà volage qu’Eliseo Veron pose, en 1985, la notion de « contrat de lecture » comme une méthode permettant aux titres de presse de positionner plus efficacement leurs produits dans un contexte médiatique hyperconcurrentiel 2 . Cette hyperconcurrence et l’infidélité des lecteurs n’ont fait que s’accentuer et le développement d’Internet a aggravé la situation. Ce à quoi nous nous intéressons ici, ce n’est pas tant aux problèmes de cannibalisation liés notamment à la gratuité, autrement dit la façon dont la presse est menacée par Internet, qu’à l’impact de la transposition d’un écosystème de signes et de sens d’un média, le journal papier, à un autre, le web. Le dispositif matériel et formel clos qu’est la maquette papier est remplacé par un espace réticulaire où le lecteur passe 1. Pierre Gonzales, « Production journalistique et contrat de lecture : autour d’un entretien avec Eliseo Veron », Quaderni, 29, 1996, pp. 51-59. 2. Eliseo Veron, « L’analyse du “contrat de lecture” : une nouvelle méthode pour les études de positionnement des supports presse », Les médias – Expériences, recherches actuelles, applications, IREP, 1985, pp. 203-230. communication & langages – n 169 – Septembre 2011

La presse à l’épreuve du web participatif : quand la conversation ne va pas de soi

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Laura Pynson propose une analyse et une réflexion qui portent sur l’adaptation des médias de presse à la nouvelle donne conversationnelle : comment les titres de la presse généraliste française organisent-ils la participation des lecteurs-contributeurs ? Et comment les lecteurs-internautes évaluent-ils les modes de participation médiatique mis en scène par les titres ? Cet article permet de bien cerner le paradoxe de la « conversation » : elle ne se décrète pas, elle n’est pas naturelle, le média doit l’encadrer pour éviter une perturbation qui pourrait s’avérer gênante pour l’éditeur comme pour les usagers. Autrement dit, la « conversation », au lieu de défaire l’idée de cadre communicationnel imposé, réactive la nécessite des médias de penser leur énonciation éditoriale et de canaliser les modes de participation. En dépit des apparences, la conversation remotive la notion de « contrat » dans le secteur du conseil en communication.Laura Pynson, titulaire d’un Master professionnel en sciences de l’information et de la communication, est directrice d’études chez Think-Out, cabinet conseil en marketing et communication. Elle accompagne des marques et des médias dans la compréhension et l’appropriation des mutations numériques, en mobilisant recherche consommateur, analyse sémiologique et conseil stratégique. Elle a participé au pôle numérique du site nonfiction.fr, à l’organisation de conférences « Médias 2.0 » au sein des événements Paris 2.0, et à plusieurs séminaires de L’IREP (Institut de recherches et d’études publicitaires) sur le web participatif et sur la marque média.

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La Communication

LAURA PYNSON

La presse à l’épreuvedu web participatif :

quand la conversationne va pas de soi

Laura Pynson propose une analyse etune réflexion qui portent sur l’adaptationdes médias de presse à la nouvelledonne conversationnelle : comment lestitres de la presse généraliste françaiseorganisent-ils la participation deslecteurs-contributeurs ? Et commentles lecteurs-internautes évaluent-ilsles modes de participation médiatiquemis en scène par les titres ? Cet articlepermet de bien cerner le paradoxe de la« conversation » : elle ne se décrète pas,elle n’est pas naturelle, le média doitl’encadrer pour éviter une perturbationqui pourrait s’avérer gênante pourl’éditeur comme pour les usagers.Autrement dit, la « conversation »,au lieu de défaire l’idée de cadrecommunicationnel imposé, réactive lanécessite des médias de penser leurénonciation éditoriale et de canaliserles modes de participation. En dépit desapparences, la conversation remotive lanotion de « contrat » dans le secteur duconseil en communication.

Mots clés : contrat de lecture, contrat deconversation, contrat d’écriture, pressequotidienne nationale, participation,sites de presse

« Ce qu’on appelle informer d’un point de vuejournalistique, en fait n’est pas un acte d’information,mais un acte de communication, qui peut prendredes formes très différentes. »1 C’est ainsi qu’EliseoVeron affirme qu’au-delà de ce qui est dit, les titres depresse développent une « façon de dire », une stratégied’énonciation qui induit une relation, un lien, si possibleaffectif et durable, avec le lectorat. C’est précisémentpour capter et fidéliser ce lectorat déjà volage qu’EliseoVeron pose, en 1985, la notion de « contrat de lecture »comme une méthode permettant aux titres de pressede positionner plus efficacement leurs produits dans uncontexte médiatique hyperconcurrentiel2.

Cette hyperconcurrence et l’infidélité des lecteursn’ont fait que s’accentuer et le développement d’Interneta aggravé la situation. Ce à quoi nous nous intéressonsici, ce n’est pas tant aux problèmes de cannibalisationliés notamment à la gratuité, autrement dit la façon dontla presse est menacée par Internet, qu’à l’impact de latransposition d’un écosystème de signes et de sens d’unmédia, le journal papier, à un autre, le web. Le dispositifmatériel et formel clos qu’est la maquette papierest remplacé par un espace réticulaire où le lecteur passe

1. Pierre Gonzales, « Production journalistique et contrat de lecture :autour d’un entretien avec Eliseo Veron », Quaderni, 29, 1996,pp. 51-59.

2. Eliseo Veron, « L’analyse du “contrat de lecture” : une nouvelleméthode pour les études de positionnement des supports presse »,Les médias – Expériences, recherches actuelles, applications, IREP, 1985,pp. 203-230.

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insensiblement d’un émetteur à un autre. En interrogeant des lecteurs s’informantgrâce à ces deux supports, on s’aperçoit qu’en réception l’écosystème de chaquetitre sur le web est affaibli, au profit de la construction d’un écosystèmeplus vaste, celui de « la toile », qui semble absorber et indifférencier sesconstituants.

Le passage d’un titre à l’autre, voire d’un titre à tout autre chose, est insensiblecar il est techniquement facile et symboliquement anodin. La consultation decontenus en ligne n’est pas un acte aussi engageant, financièrement, identitairementet socialement, que l’achat d’un journal. Les lecteurs interrogés cumulentvolontiers les sources, consomment en ligne des titres qu’ils ne liraient pasautrement, comparent, complètent, découvrent un site au hasard d’un moteur derecherche ou d’un portail. Ils se dispersent, ils zappent. Souvent, leur utilisationd’Internet est motivée par la recherche d’informations dites brutes, rapides, entemps réel, plutôt que d’une analyse et d’un point de vue ; n’importe quelle sourcefait donc l’affaire.

Les internautes ont le sentiment que sur Internet tous les titres se ressemblent.Le passage d’un émetteur à un autre est imperceptible en raison d’un phénomènede lissage et de dilution des identités éditoriales : les internautes arguent que lerédactionnel sur le web perd la spécificité, la couleur propre à chaque titre. Surle site de leur journal préféré, ils ne retrouvent pas ou peu les signatures, le style,l’organisation, les repères, la « grammaire » qui peuvent créer l’attachement enversion papier – et pour cause : les équipes sont rarement les mêmes. Sur tous lessites, ils ont l’impression de lire les mêmes dépêches ; au final, ils ne distinguentplus les « univers construits » par chaque titre, mais lisent un compte renduuniformisé du monde réel.

Il semble que les internautes recherchent et perçoivent moins les propositionsde valeur et le lien imaginaire spécifiques à chaque titre, qui s’affaiblit en tantque marque et n’engendre plus le même sentiment d’appartenance. Internet metdonc à mal ce qu’il est convenu de désigner comme « contrat de lecture », dusimple fait de l’environnement médiatique qu’il constitue. À ceci s’ajoutent lesfonctionnalités du « web 2.0 ». Le « participatif » est un vaste phénomène quirepose sur des dispositifs techno-sémiotiques de recueil et de publication de laparole des internautes (forums, blogs, commentaires. . .) ainsi que sur la volonté decertains acteurs de mettre en place ces outils afin d’instaurer de nouvelles situationscommunicationnelles. Le « participatif » est aussi une idéologie, une vision desrapports humains et sociaux, en affinité avec les mythes fondateurs d’Internet telsque l’horizontalité, la réciprocité, la liberté.

On peut distinguer un participatif « technique » (le niveau zéro des outils),un participatif « déclaratif » (le niveau un de la proposition et de l’intention ducôté de l’émetteur du dispositif) et un participatif effectif (le dernier niveau durésultat, du côté des utilisateurs). Il est essentiel de bien distinguer la potentialitéparticipative de son effectivité et de faire l’hypothèse d’un décalage possible entre lavolonté première des instigateurs et la mise en pratique : si le web 2.0 est participatifpar nature et par principe, la participation n’est peut-être ni si évidente ni sigénéralisée. Dans le cas des sites de presse, comme dans celui de toute institution,l’appropriation du phénomène est un challenge, non tant au niveau de l’intégration

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des outils, qui se caractérisent tous par une grande facilité d’implémentationtechnique, qu’à celui de l’acceptation des usages potentiels.

LA PARTICIPATION, ENTRE MIRACLE ET MENACE

Le participatif pourrait se poser comme une solution salvatrice pour recréerdu lien entre le titre et son lectorat, réinjecter de l’émotion, de l’affinité,refonder un contrat, en modifiant « l’acte de communication », en ajoutantau traditionnel « contrat de lecture » et à la relation descendante etdistante auteur-producteur/récepteur-consommateur de nouvelles relations, plussymétriques, plus proches, potentiellement plus fortes. En effet, si le fait deconsommer des contenus de presse sur Internet est généralement perçu commefaiblement engageant, le fait de participer est a priori beaucoup plus impliquantet fidélisant : il réinscrit littéralement le consommateur comme partie d’un tout,comme ingrédient de l’écosystème, et non comme simple visiteur. Il peut doncconstituer une véritable opportunité non seulement de renouvellement de l’imagedu titre, mais aussi de captation, en incitant le lecteur à sélectionner et à s’installer.La participation serait l’occasion de renforcer le contrat de lecture, de donner à lacontractualisation jusqu’ici symbolique un contenu concret, repérable aux textesproduits par le lecteur-internaute.

La participation constitue en même temps une menace potentielle, et c’estsemble-t-il le plus souvent en ces termes qu’elle est appréhendée par lesjournalistes : elle implique en effet la publication au sein de l’espace propre autitre de contenus externes, étrangers, qui n’ont pas été pensés par ce garantcollectif de l’identité du titre qu’est la « rédaction ». Comment s’assurer queles internautes (qui en outre ne sont pas toujours le lectorat traditionnel dujournal papier) respectent les valeurs, le style, l’intégrité du titre dans leursécrits ? Comment ne pas craindre que ces contributions altèrent au lieu de laprolonger une ligne éditoriale déjà « floutée » par la transposition sur Internet ?Pour que la polyphonie qui résulte de l’ouverture à la participation ne tournepas à la cacophonie et au contraire joue le rôle qui en est attendu, à savoirune augmentation de leur proposition de valeur, les entreprises médiatiques, aupremier rang desquelles les responsables des rédactions, sont donc contraintes deréfléchir sérieusement à leur stratégie participative. Nous pouvons formuler undouble paradoxe ; d’une part entre un contrat de lecture potentiellement autantsuractivé que délité, d’autre part entre l’intention de favoriser une conversationlibre et la nécessité d’encadrer des prises de parole susceptibles de nuire à l’imagedu titre.

Les analyses qui suivent s’appuient à la fois sur une analyse sémiotique de sitesde presse et sur une étude qualitative auprès d’internautes lecteurs de la pressepapier et web. Elles visent à caractériser la façon dont le public utilise et perçoit leparticipatif tel qu’il est mis en œuvre et en scène par les médias, afin de donnerdu corps à cette « conversation » tellement objet de discours qu’on en viendrait àne plus vraiment distinguer ce à quoi elle réfère. Précisons que cet article s’inscritdans une démarche de consultante en activité, qui cherche à conseiller les marqueset les médias dans leur stratégie.

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L’analyse sémiotique porte sur un corpus de onze sites web associés aux titresde presse suivants : Libération, Le Monde, Le Figaro, Le Parisien, Les Échos, 20minutes, Métro, L’Express, Le Nouvel Observateur, Le Point, Courrier International,sur le dernier trimestre 20083. Nous avons laissé de côté des sites de pureplayers s’étant construits nativement sur Internet et ayant d’emblée intégré leparticipatif, comme Rue 89 et Mediapart. Nous interrogeons la tension éditorialequi résulte du mariage de la participation avec un système médiatique qui lui estantérieur. C’est pourquoi nous avons choisi la presse d’information généralisteet en particulier des titres ayant développé des marques fortes via leur éditionpapier : leur positionnement éditorial est lié à la représentation des journalisteset du journalisme, leurs contrats de lecture sont fondés sur un rapport de véritévérifiée au réel et sur un professionnalisme qui rend particulièrement délicatel’intégration de la parole non professionnelle des lecteurs. Il s’agit donc d’un terrainparticulier ; les observations qui en sont issues peuvent néanmoins servir utilementà l’analyse critique de dispositifs installés par d’autres médias, voire par desmarques.

Deux focus groups de huit personnes chacun ont été constitués à Paris : ungroupe de lecteurs de 20 à 35 ans et un groupe de 36 à 45 ans. Dans chaque groupe,tous les participants étaient lecteurs de certains des titres appartenant au corpusdans leur version papier et web, et une partie seulement avait déjà été contributeurssur ces mêmes sites. Ils ont été invités à raconter leurs perceptions des sites webd’information, de leurs pratiques de lecture et le cas échéant d’écriture sur ces sites,ainsi que de l’impact rationnel et émotionnel que le participatif pouvait avoir surleur expérience de consommateur de titres de presse.

UN PARTICIPATIF PLÉBISCITÉ, DES PARTICIPATIONS LIMITÉES

En faisant parler des lecteurs internautes de l’idée du participatif sur les sites depresse, on observe d’abord un impact positif. . . en surface. Le principe mêmeproduit l’effet bénéfique que le titre pouvait escompter sur l’image de sa marque : leparticipatif est signe d’adaptation au web (l’entreprise de média n’a pas seulement« numérisé » le journal mais bien réinterprété le dispositif d’information enexploitant des possibilités spécifiques au web) et donc de modernité. Ensuite, laposture de co-énonciation est interprétée comme une marque d’humilité et degénérosité, puisqu’elle signifie a priori l’ouverture, l’écoute, l’horizontalisation dela relation, une plus grande place et une certaine confiance accordées au lecteur.Ce dernier aime qu’on lui donne la parole, même lorsqu’il ne souhaite pas laprendre ; idéologiquement, il y voit un gage de transparence, de démocratie ;narcissiquement, il y lit aussi une reconnaissance de son importance. Le participatif« déclaratif » est donc une réussite.

Mais dans la pratique, lorsqu’il s’agit d’évaluer le résultat effectif de cetteouverture, force est de constater que l’enthousiasme est beaucoup plus mesuré. Lesparticipants, ceux qui passent de la lecture à l’écriture, sont une minorité. Mêmesur des sites considérés comme très participatifs, tels rue89.com, ils représentent

3. Les sites ont pu évoluer depuis.

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moins de 3 % de l’audience du site4. C’est néanmoins ce petit nombre qui va, parses agissements sur chaque site, donner chair et couleur à la participation. Afind’établir une typologie desdits participants, de leurs comportements et de leursmotivations, nous avons analysé des commentaires d’articles sur les sites de presse

Rapport à l’information

Postureénonciative

Postureénonciative

Rapport à l’information

réaction subjective sur le sujet, dérive par rapport à l’article

apport informatif sur l’article, discours argumenté et critique

pas ou peude signes

de synchronisationavec les autres

participants,intervention

unique, insulaire

interpellationset interlocutions

entreparticipants,interventions

répétées au filde la discussion

Émotionnel

Monologue Dialogue

Rationnel

Figure 1

Rapport à l’information

Postureénonciative

Postureénonciative

Rapport à l’information

L’éditorialisteExprimer son opinion

et son sentimentExutoire

Lien passionné au sujet

Émotionnel

Monologue Dialogue

Rationnel

Le correcteurRétablir la « vérité »Prétention à un satut

journalistiqueLien moral au titre

Le provocateurProduire de la réaction

et de l’actionDivertissement

Lien distendu au sujet

Le commentateurApprofondir la réflexion

S’inscrire dansune communauté

Lien identitaire au titre

Figure 2

4. 1/3 des 45 000 inscrits ont déjà posté, pour 600 000 lecteurs mensuels, chiffres recueillis en mai-juin2008 par Rue 89 : http://www.rue89.com/making-of/2008/07/24/riverains-de-rue89-qui-etes-vous

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de notre corpus, avant de les croiser avec les perceptions des lecteurs. Nous avonsdistingué deux axes.

L’axe monologue/dialogue concerne la posture énonciative, le rapport auxautres. Les contributeurs s’inscrivant dans le monologue donnent peu ou pas designes de synchronisation avec les autres participants, leur intervention est souventunique, au contraire de ceux qui s’inscrivent dans le dialogue, dans l’interpellation,avec des interventions répétées au fil de la discussion. On ne peut en aucunemanière parler de « conversation » pour caractériser les prises de parole despremiers.

L’axe émotionnel/rationnel concerne le rapport à l’information. Un rapportémotionnel est caractérisé par des réactions très subjectives, spontanées, de l’ordredu ressenti, qui peuvent s’éloigner de l’article d’origine, tandis qu’un rapportrationnel se traduit par un apport de données, un discours argumenté et critiqueancré dans le cadre d’origine. Dans l’axe dialogue/émotionnel nous avons placéle participant de type « provocateur », qui cherche la réaction et l’action enattaquant soit l’article soit un commentaire précédent par des interpellationscourtes et parfois grossières. C’est le profil le moins désirable du point de vuedes journalistes : la participation indifférente, voire hostile à l’intégrité du titre. Àl’opposé, dans l’axe monologue/rationnel, le « correcteur » s’applique à rétablir lavérité ou à poser une question quand une information lui semble inexacte. Là oùla provocation est de l’ordre du divertissement, la correction prétend à un statutjournalistique et témoigne d’un lien moral au titre – c’est souvent directementau journaliste que le correcteur s’adresse. Les deux autres figures sont celles del’« éditorialiste » et du « collaborateur ». Le premier se situe dans le monologueet l’émotionnel : dans un lien passionné au sujet, il exprime longuement sonopinion personnelle, se sert du commentaire comme d’un exutoire, sans chercherà échanger avec d’autres. Le « collaborateur », au contraire, s’inscrit dans unecommunauté ; c’est souvent un habitué, qui commente régulièrement, interpellele titre ou un autre contributeur pour approfondir la réflexion, partager son avis.C’est le profil de contributeur le plus abouti, vers lequel sont susceptibles d’évoluer« l’éditorialiste » ou « le correcteur » dès lors qu’ils tissent des relations avec d’autresparticipants ; la participation n’est plus alors une réaction exceptionnelle à unarticle précis, mais un mode de consommation de l’information. C’est ici quepoind le modèle attendu du participant engageant des conversations avec d’autresinternautes au sein du média, et même entretenant des conversations avec le médialui-même.

Ces quatre figures du contributeur témoignent d’une diversité d’intentionset de relations, d’une pratique d’écriture hétérogène, au sein d’un même espacede prise de parole, qu’il s’agisse du commentaire, du forum ou du blog. Ellescorrespondent non seulement à des personnalités différentes, sur lesquelles le titrene peut évidemment agir, mais aussi à des postures communicationnelles diversesvoire divergentes et facteurs potentiels de dissociations et distorsions au sein ducontrat de lecture : adresse au journaliste ou au titre (logique verticale), adresseaux lecteurs ou aux autres commentateurs (logique horizontale), apport de faitsobjectifs (logique d’information) ou d’opinions (logique de discussion). En l’état

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actuel, toutes ces logiques plus ou moins compatibles cohabitent, au risque de secannibaliser et de se dévaloriser.

DU « CONTRE-POUVOIR » AU « CAFÉ DU COMMERCE »Nous avons interrogé les lecteurs-internautes sur leur perception de ces pratiquesavérées de participation. Quelles représentations ont-ils des commentaires et desforums sur les sites de presse ? Les imaginaires se situent entre deux extrêmes.L’imaginaire positif du « contre-pouvoir », versant idéologique et théorique duparticipatif, propose une vision idéale, où le participatif mène à la co-constructiond’une information « plus objective ». Il s’enracine dans une démocratisationde l’expertise et place le lecteur-contributeur dans un rapport de force avec lejournaliste, qui peut être corrigé/complété/questionné par le public, désacralisantainsi l’autorité et la toute-puissance des médias. Cet idéal est illustré par lescontributions des correcteurs et des collaborateurs, bien que celles-ci soient,dans les esprits et dans les faits, souvent noyées dans tout le reste. L’imaginairemajoritaire est donc celui, péjoratif, du « café du commerce ». Pour les lecteurs,les participations sont surtout des réactions subjectives du tout-venant, desconversations gratuites décrites comme un « défouloir » : ceux que nous désignonscomme les « provocateurs » et les « éditorialistes » sont considérés comme desparasites. En raison des nombreuses contributions jugées « déplacées » et de laprésence de contributeurs développant des idées parfois contraires aux positionsattendues du titre (notamment sur le plan politique), les espaces participatifs sontvus comme un lieu de passage et de brassage qui ne reflète pas le lectorat et nefait que rarement avancer la réflexion. Les contributions ne sont généralementpas perçues par les lecteurs comme susceptibles d’informer sur le sujet ; tout auplus donnent-elles un aperçu des mentalités et des réactions de la population surune thématique. Il s’agirait donc moins d’un espace de conversation dans lequels’agréger que d’un espace de juxtaposition d’opinions à observer de loin.

LA PARTICIPATION TENUE À DISTANCE

Peu de lecteurs prêtent réellement attention aux contenus générés par lesutilisateurs (UGC)5 sur les sites de presse. Nous n’avons pas rencontré de lecteursinconditionnels des participations. Tout au plus note-t-on une attirance instinctivepour les contenus générant de nombreux commentaires : ces derniers sont unesorte de baromètre, leur quantité indique en un coup d’œil si l’article soulève undébat ou touche un point sensible. Le nombre élevé de commentaires attise donc lacuriosité pour l’article qui les a suscités. Reste que l’intérêt pour les commentaireseux-mêmes, ou pour tout contenu généré par les utilisateurs, s’avère plutôt mitigé.Certains lecteurs disent apprécier le caractère humain des contributions, dont latournure est de fait plus naturelle et spontanée que les articles, et les considèrentcomme un facteur de proximité susceptible de créer du lien et de l’affect. Maisdans l’ensemble, le regard sur la qualité de l’UGC reste très critique, et c’estce même côté « humain », derrière lequel il faut aussi entendre « amateur »

5. UGC (user generated content), contenu généré par les utilisateurs.

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par opposition à « professionnel », qui peut être mis à distance – et inciter àgarder ses distances. Ainsi, les non consommateurs les plus distants, majoritaireschez les femmes, se positionnent généralement dans un rapport plus scolaireà l’information : ils ou elles cherchent des figures d’autorité, considèrent quel’amateur n’apporte rien de plus, voire n’est pas légitime. Chez ceux qui y jettent unœil, l’usage reste très modéré : il concerne presque exclusivement les commentaires(les forums, blogs, chats et autres « rubriques outils » sont beaucoup moinsconsultés) sur certains sujets « chauds » ou très impliquants, et avec une lecturede survol, non exhaustive. Parmi ces consommateurs modérés, nous distinguonsdes comportements différents. Nous nommons « voyeurs » toute une catégorie delecteurs, plutôt jeunes, adoptant une posture assez cynique, de second degré, faceau participatif comme spectacle divertissant (on retrouve l’imaginaire du café ducommerce). Ces « voyeurs » recherchent les échanges agonistiques sur les sujetspolémiques, s’amusent des disputes entre contributeurs-provocateurs et rentrentdans la lecture des commentaires par un effet d’engrenage, comme s’ils suivaientun feuilleton. De l’autre côté du spectre se trouvent les « veilleurs », généralementplus âgés, plus impliqués dans l’information, qui se placent plus volontiers dansla vision idéaliste du contre-pouvoir et du prolongement de l’information, etrecherchent les développements élaborés des correcteurs ou des collaborateurs, defaçon très sélective, pour approfondir.

Les internautes parlent de l’hétérogénéité des participations. Ils pointent dudoigt la cohabitation néfaste de logiques incompatibles au sein d’un mêmeespace : ils regrettent par exemple que les commentaires, où l’on attend plutôt descontributions rigoureuses étroitement connectées à l’article, se transforment en« forums », ce par quoi ils entendent un espace de conversation plus libre. Les pluspositifs peuvent voir dans cette hétérogénéité même une forme d’enrichissementou du moins d’élargissement du champ : les points de vue divers constituentautant d’« éclairages » qui permettent au lecteur de se positionner par rapportà l’information d’origine. Mais finalement, l’impression dominante pour lesinternautes face aux dispositifs participatifs sur les sites de presse est celle d’unflottement, d’un laisser-faire menant au laisser-aller, se concluant souvent par ledésintérêt.

LES FREINS À UNE PARTICIPATION PROFITABLE :OUVRIR DES ESPACES NE SUFFIT PAS À DONNER DU SENS ET DE LA VALEUR

L’activité d’écriture peut prendre différentes formes, servir des objectifs variés.Pour qui, pourquoi, comment et de quoi parle-t-on ? Des réponses claires à cesquestions guident l’écriture des journalistes, et devraient aussi guider celle descontributeurs. En effet, si la participation est simplement une liberté de « réagir »,de « commenter », sans que soit précisée la nature attendue de ces commentaireset réactions, sans que soit déterminée, qualifiée, responsabilisée et, finalement« contractualisée » la prise de parole, alors on obtient ces espaces « sauvages »,où cohabitent des usages indéterminés et multiples, en rupture avec les espaceséditoriaux maîtrisés et avec la proposition de valeur du titre. Nous en venonsdonc à amorcer l’idée d’un nécessaire « contrat d’écriture », pendant participatifdu « contrat de lecture », qui permettrait au titre d’encadrer l’UGC. Or, nous

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constatons que rien n’est fait pour installer clairement et explicitement ce cadre : lelecteur-contributeur n’est pas guidé. Il ne trouvera presque jamais ni explicationsni consignes pour utiliser les différents outils mis à sa disposition – comme siceux-ci allaient de soi, techniquement et socialement, comme si le dispositif étaitnaturel. Les rares cas de chartes ou règlements ont une vocation disciplinaire derappel de lois et de règles de civilité minimales : en aucun cas le titre ne verbalise sesintentions, ses attentes, sa proposition, sa démarche, en un mot le projet qui appellela participation du lecteur, lui donne un sens, c’est-à-dire à la fois une valeuret une direction. Cette absence de discours d’accompagnement et de règles ditesmène non seulement à l’inévitable confusion des genres décrite plus haut, maisaussi à une forme de déresponsabilisation-irresponsabilité du titre, qui semble secontenter d’ouvrir des portes, des pages, sans pour autant s’engager sur ce qui doit,peut s’y passer. A-t-il finalement un projet ? Sait-il lui-même où il veut aller avec lelecteur-contributeur ? En attendant des réponses, le « contrat d’écriture » n’existepas et la participation est aveugle, ou plutôt borgne, aiguillée par d’éventuelleshabitudes développées ailleurs sur le web (mais celles-ci sont-elles pertinentespour le média ?) et parfois par quelques injonctions impératives, exclamatives etlapidaires (« Donnez votre avis ! » ou « Envoyez vos photos ! ») disséminées çaet là.

De plus, aucun dialogue ou presque n’est établi entre le média et leslecteurs-contributeurs : si le titre est parfois délocuté ou virtuellement allocutairedans les contributions, il n’est jamais réellement interlocuteur. Globalement,le titre, ou plutôt son incarnation qu’est le journaliste, n’est pas impliqué, nerépond pas, ne donne pas de signe selon lequel il lirait les contributions (saufsur quelques blogs de journalistes, sur les rares forums dotés d’un « modérateur »actif et porte-parole du titre, ou encore évidemment sur les chats). Ainsi, larelation n’est ni symétrique ni horizontale ; le titre se positionne comme endehors des espaces participatifs, lointain, surplombant, inaccessible. Ce qui changefondamentalement dans la relation au titre, ce n’est pas un lien resserré, ou un rôleinversé, mais plutôt le passage d’une relation dyadique titre/lecteur à une relationtriadique titre/lecteur/contributeur – sans que soit pour autant clarifiée la relationde ce nouvel entrant avec le titre, le lecteur ou ses homologues contributeurs.

Les relations entre les acteurs restent donc floues ; et en analysant la façon dontles outils et les contenus participatifs sont articulés au rédactionnel, on s’aperçoitque les relations entre les contenus sont distantes. La place – et partant, la valeur –qui est accordée à l’UGC par rapport au reste des contenus, reste pour le moinsmodeste. Sur les pages d’accueil, pour commencer, ils sont très peu promus.Apparaissent assez souvent le nombre de commentaires pour certains articles (sousune forme non cliquable, ou renvoyant à l’article et non aux commentaires) etquelques sondages (forme participative très fermée), mais rarement des liens versles forums, les blogs, ou des articles envoyés ; seul 20 minutes arborait alors unecolonne entière (qui a depuis disparu). Au niveau de l’architecture globale des sitescomme de l’architecture des pages, la participation semble généralement annexéeplus qu’intégrée et, loin d’être tissée à l’éditorial, elle est reléguée comme paratexte,rarement en co-présence. Les commentaires sont le plus souvent séparés des articles(il faut cliquer et aller sur une autre page pour les lire, ou au minimum passer

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par-dessus un bloc de texte ou une publicité intercalés). Les « rubriques outils »(forums, blogs. . .) ne sont pas intégrées au rubriquage thématique (économie,politique, etc.) mais toujours séparées, mises de côté dans un onglet plus ou moinsexplicite et catégorisées par type d’outil, ce qui implique que le lecteur, pour lireune contribution, choisisse délibérément un mode de participation (forum parexemple) avant de choisir un thème – un parcours plutôt improbable. Commeles liens hypertextes renvoyant du rédactionnel vers le participatif sont par ailleursquasi inexistants, de même que toute mise en avant contextuelle ou non, le lecteura finalement peu d’opportunités de croiser de l’UGC, à moins d’aller le chercherdélibérément. Et pour ceux qui le trouvent, se posent des problèmes de lisibilité :en effet, quand les contributions s’accumulent, elles sont uniquement classéespar récence ; rien ne permet de reconstituer de façon synoptique la trame desdébats entre certains contributeurs, ni de faire remonter les contributions les pluspertinentes. Là où le rédactionnel est soigneusement organisé et valorisé, l’UGC estdonné par le titre comme un matériau brut, charge au lecteur s’il en a la patienced’en extraire la valeur. La visibilité du participatif n’est généralement pas meilleuresur la version papier du journal : on relève parfois quelques renvois sur le site webpour participer, mais l’UGC n’est pas directement donné à lire.

Cette absence de synergie entre le participatif et le rédactionnel, online etoffline, de même que la rupture et la hiérarchisation spatiales, et donc symboliques,entre la parole du titre et celle du lecteur-contributeur, indiquent une difficultédes professionnels des médias à s’approprier l’usage, à l’intégrer en profondeur,voire peut-être à assumer ce contenu qu’ils ne maîtrisent pas. On pourrait voirdans cette mise à distance qui poind dans la mise en scène une forme de censuremasquée : derrière des apparences de liberté, une mise en quarantaine. On peutfaire l’hypothèse que l’objectif visé par les responsables du média ne soit pasréellement de donner la parole, mais de se vêtir des atours séduisants d’uneidéologie valorisante pour le consommateur (et plus prosaïquement de suivre unetendance dont ils entendent dire qu’elle est incontournable). La participation n’estalors pas une fin mais un moyen ; l’objet mis en scène n’est pas le « dit » deslecteurs mais le « pouvoir dire » orchestré par le titre et incarné par les outils. Pourpreuve, les appels à la participation sont beaucoup plus visibles que les contenusainsi produits. Et la feinte ne tarde pas à sauter aux yeux.

Le participatif tel qu’il est construit par les sites de presse observés se résumeà des prothèses technologiques dissociées de la marque, des coquilles vides car pasencore investies, par les émetteurs ou par les utilisateurs, d’un réel sens. En l’état,pour le public, les participations ne sont pas perçues comme intégrées et maîtriséespar le titre, mais comme lui échappant, pour le meilleur et pour le pire. Si bien quele participatif reste en pratique un accessoire très secondaire, plus ou moins utile etutilisable, dont le titre n’est pas vraiment perçu comme « responsable », dans tousles sens du terme. En écho (en réponse ?) à la mise à distance par le titre vient doncla mise à distance par les internautes.

Du côté des participants, on s’aperçoit que le frein profond à l’écriture, au-delàdu manque de temps ou du barrage de l’inscription, tient à un sentiment devanité de l’effort dont ils anticipent qu’il ne sera pas récompensé. L’absenced’interlocuteurs de qualité (experts avec qui échanger, journalistes répondant aux

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lecteurs), la cannibalisation des contributions « élaborées » par les conversations« gratuites », l’évanescence spatio-temporelle des commentaires qui disparaissentdans la masse sont autant de raisons de découragement. C’est parce qu’ilconsidère qu’il ne sera pas lu (par le titre, par les autres lecteurs) que souventle lecteur n’écrit pas ; il attend une plus grande fécondité, une participation quiproduise quelque chose, mène quelque part, soit une véritable interaction ; il abesoin d’une finalité et d’un feedback. Parce qu’il échoue finalement, en l’état,à inscrire le consommateur-contributeur comme partie d’un tout, le participatiféchoue également à créer l’implication et la fidélisation que le média pouvaitespérer.

Les lecteurs demandent un filtrage, une gestion de la participation plussélective et organisatrice par le titre. On s’aperçoit vite en les interrogeant qu’ilss’attendent à ce que le contrat de lecture papier fonde un contrat d’écriture encontinuité ; pour eux, les espaces participatifs ne devraient pas être en rupture,mais articulés, intégrés, éditorialisés, de sorte à devenir un complément pertinentd’information. Le parcours de lecture naturel aujourd’hui, qui consiste à passerd’abord par l’éditorial, puis à dériver éventuellement sur l’UGC, est suscité parle dispositif, et semble correspondre à la hiérarchie des valeurs pour l’utilisateur.Mais si le dispositif était différent, la hiérarchie des valeurs n’évoluerait-elle paségalement ?

DU « CONTRAT DE LECTURE » AU « CONTRAT DE CONVERSATION » :POUR UNE VALORISATION MAÎTRISÉE DE LA PARTICIPATION

Pour le public comme pour le titre, il s’agit au minimum d’éviter les contributionsles plus indésirables, c’est-à-dire hors sujet et/ou agressives et/ou vulgaires. Pource faire, les titres adoptent principalement une stratégie répressive : en réponse àces dérives potentielles, et pour juguler les participants les plus « provocateurs »,ils s’appuient sur la modération, a priori (les contributions ne sont publiéesqu’après avoir été lues et approuvées) ou plus souvent a posteriori (les contributionssont publiées instantanément mais peuvent être supprimées par la suite), afinde nettoyer les commentaires offensifs. Sur certains forums, cette modérations’incarne dans la figure du modérateur ou de l’administrateur, qui veille sur leséchanges entre membres. Des systèmes d’« automodération » permettent auxlecteurs-contributeurs de signaler eux-mêmes au titre des écrits qu’ils jugentinacceptables. Enfin, certains titres désactivent d’emblée la fonction commentairessur certains articles trop polémiques et jugés à risque6.

Une autre stratégie consiste à prendre le problème plus en amont, enrestreignant l’accès à l’écriture afin d’opérer une certaine sélection non pas descontributions mais des contributeurs. Le Monde, par exemple, a fait le choix den’ouvrir la participation qu’aux abonnés payants, soit au lectorat le plus impliquéet le plus susceptible de collaborer de façon constructive. De fait, les lecteursinterrogés tendent à considérer les commentaires sur Le Monde comme plusrespectueux, relativement en phase avec l’identité du titre.

6. C’est le cas notamment des articles concernant le conflit israélo-palestinien.

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PAS DE CONVERSATION BÉNÉFIQUE DANS UN DISPOSITIF MÉDIATIQUE SANS CONTRATSYMBOLIQUE

Nous envisageons ici une solution complémentaire, qui serait de mieux poserles règles et de favoriser les contributions de type réellement conversationnelen responsabilisant les auteurs, en inscrivant la participation dans une logiqueconstructive favorable au sentiment de reconnaissance et d’appartenance, en lasoumettant elle aussi à un contrat, ou à des contrats, qui donnent du sens àl’écriture et déterminent les termes de la situation de communication. Il s’agitde clarifier le projet qui fait aujourd’hui défaut aux espaces participatifs. Il noussemble indispensable de distinguer trois configurations possibles, trois situationsde communication et d’écriture, que nous décririons ainsi : « parler chez le titre »,« parler avec le titre » et « parler comme le titre ». Les deux premières sont deuxformes conversationnelles. « Parler chez le titre » correspond aux échanges entrelecteurs-contributeurs ; le titre joue un rôle d’hôte, une fonction d’accueil, enfournissant un lieu de rencontre, des sujets de discussion, une certaine formed’accompagnement, bref, un cadre pour des conversations motivées par le plaisirde partager des points de vue avec des pairs.

« Parler avec le titre » est un dialogue différent, permettant au lectoratd’entrer en contact avec les équipes, pour interroger les journalistes, exprimersa satisfaction, sa déception ou ses idées sur les productions du titre. Ce derniergarde son rôle traditionnel mais peut modifier réellement son rapport au public s’ilprofite d’Internet pour intégrer ce dialogue avec son lectorat de façon systématique,au-delà des limites du classique « courrier des lecteurs », comme moteurd’amélioration de l’offre et d’approfondissement de la relation au consommateur.

La dernière situation, « parler comme le titre », relève moins d’un modèleconversationnel que de la co-production de contenus journalistiques : leslecteurs-contributeurs proposent des articles, des chroniques, des images ou desvidéos à valeur ajoutée, qui pourront être publiés. Cette forme de partenariat estdélicate car c’est dans ce cadre que peut se reposer le problème de la légitimité ducontenu « amateur » : le titre doit alors être explicite sur les critères de sélection,apposer une sorte de tampon qualité, afin que les contributions fassent réellementpartie de son offre.

Ces trois configurations correspondent à des intentions d’écriture et de lecturetrès différentes et leur cohabitation au sein des mêmes outils n’est pas souhaitable.Une fois les pratiques différenciées, il semble nécessaire de délimiter et de dédier lesespaces participatifs afin que chaque usage ait sa place, en précisant les règles par undiscours d’accompagnement clair. Concrètement, aucun média ne devrait rédigerdes invitations à la participation sous forme d’injonction du type « réagissez » ou« participez », comme c’est souvent le cas, mais des liens hypertextes distinctsrenvoyant lecteurs et contributeurs vers des « échanges et débats entre membres »,« remarques au journaliste/aux équipes » ou « propositions de complémentd’information », etc. En somme, ce sont des formes de conversations qui doiventêtre données à la fois à lire et à écrire, chaque titre pouvant favoriser le typede configuration qui correspond le mieux à son identité et à son lectorat ;« conversez » étant la pire incitation qui soit à la conversation.

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Le deuxième élément crucial dans la contractualisation de la participationconcerne la valorisation de l’UGC. Celle-ci passe pour les contributeurs parune garantie de reconnaissance assurée par une forme de feedback. Lorsque lelecteur-contributeur parle « chez » le titre, ce feedback peut être assuré parune mise en scène des échanges interindividuels et des communautés. Le NewYork Times fut ainsi un des premiers titres de presse à proposer un véritableréseau social, permettant aux membres de créer leur profil, de centraliser leurscontenus, de suivre d’autres membres et de se savoir suivis. La participation n’estalors plus évanescente et vaine, elle est une façon d’exister au sein d’un groupe.Lorsqu’il s’agit de parler « avec » le titre, ce sont l’accessibilité et la réactivité desinterlocuteurs qui permettent de boucler la boucle émission/réception. En ce quiconcerne le parler « comme » le titre, la sélection éditoriale et la mise en avantde certains contenus prouvent que ces derniers sont pris en considération parle titre et seront lus. Pour le lecteur, la valorisation passe aussi par la sélectionet la mise en avant, par des opérations de synthèse qui permettent d’extrairel’information du bruit que peut créer un trop grand nombre de contributions.La qualification, la redistribution, la connexion au rédactionnel de l’UGC doiventdonner une visibilité et une lisibilité qui facilitent la lecture tout en récompensantles contributeurs.

Il est probable que les médias qui se développent sur le web pourraient tirer unbien meilleur parti du participatif en posant clairement qui parle à qui et pourquoi,en assumant et en valorisant la place du public. Si l’on pose que la notion de« contrat de lecture » a un sens, il serait logique de travailler à des contrats deconversation et d’écriture en continuité, soutenus par une énonciation éditorialecohérente et repérable. Contrairement à ce que laisse penser l’imaginaire de laconversation, le participatif ne s’improvise pas.

LAURA PYNSON

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