71

- ekladata.comekladata.com/.../Patient-Grand-corps-malade.pdf · Alors pourquoi tant d’embarras face à un mec ... La vie c’est gratuit je vais me resservir et tu devrais faire

Embed Size (px)

Citation preview

www.donquichotte-editions.com

©DonQuichotteéditions,unemarquedeséditionsduSeuil,2012.

ISBN:978-2-35949-117-3CedocumentnumériqueaétéréaliséparNordCompo

Touteressemblanceavecdespersonnesexistantesouayantexistén’estenaucunefaçonlefruitduhasard,maisbienceluidemamémoire.

Seulscertainsnomsontétéchangéspourpréserverleuranonymat…etéviterlesennuis.

SixièmesensLanuitestbelle,l’airestchaudetlesétoilesnousmatent,

Pendantqu’onkiffeetqu’onapprécienosplusbellesvacances,Lavieestcalme,ilfaitbeau,ilestdeuxheuresdumat,Onestquelquessouriresàpartagernotreinsouciance.

C’estcemoment-là,horsdutemps,quelaréalitéachoisi,Pourmontrerqu’elledécideetquesielleveutellenousmalmène,

Elleainjectédansnosjoiescommeuneanesthésie,Souviens-toidecessourires,ceseraplusjamaislesmêmes.

Letempss’estaccéléréd’uncoupetc’esttoutmonfuturquibascule,Lesenvies,lesprojets,lessouvenirs,dansmatêtey’atropdepenséesquisebousculent,

Lechocn’aduréqu’unesecondemaissesondesnelaissentpersonneindifférent,«Votrefilsnemarcheraplus»,voilàcequ’ilsontditàmesparents.

Alorsj’aidécouvertdel’intérieurunmondeparallèle,Unmondeoùlesgensteregardentavecgêneouaveccompassion,

Unmondeoùêtreautonomedevientunobjectifirréel,Unmondequiexistaitsansquej’yfassevraimentattention.

Cemonde-làvitàsonproprerythmeetn’apaslesmêmespréoccupations,Lessoucisontuneautreéchelleetunmomentbanalpeutêtreunetrèsbonneoccupation,

Cemonde-làrespirelemêmeairmaispastoutletempsaveclamêmefacilité,Ilporteunnomquifaitpeurouquidérange:leshandicapés.

Onmetdutempsàacceptercemot,c’estluiquifinitpars’imposer,Lalanguefrançaiseachoisiceterme,moij’airiend’autreàproposer,

Rappelle-toijustequec’estpasuneinsulte,onavancetoussurlemêmechemin,Ettoutlemondecriebienfortqu’unhandicapéestd’abordunêtrehumain.

Alorspourquoitantd’embarrasfaceàunmecenfauteuilroulant,Oufaceàuneaveugle,vas-ytupeuxleurparlernormalement,

C’estpascontagieuxpourtantavantderefairemespremierspas,Certainssaventcommemoiqu’yadesregardsqu’onoubliepas.

C’estpeut-êtreunmondefaitdedécence,desilence,derésistance,Unéquilibrefragile,unoiseaudansl’orage,

Unefrontièreétroiteentresouffranceetespérance,Ouvreunpeulesyeux,c’estsurtoutunmondedecourage.

Quandlafaiblessephysiquedevientuneforcementale,Quandc’estleplusvulnérablequisaitoù,quand,pourquoietcomment,

Quandl’enviedesourireredevientuninstinctvital,Quandoncomprendquel’énergieneselitpasseulementdanslemouvement.

Parfoislavienoustesteetmetàl’épreuvenotrecapacitéd’adaptation,Lescinqsensdeshandicapéssonttouchésmaisc’estunsixièmequilesdélivre,

Bienau-delàdelavolonté,plusfortquetout,sansrestriction,Cesixièmesensquiapparaît,c’estsimplementl’enviedevivre.

JedorssurmesdeuxoreillesJ’aiconstatéqueladouleurétaitunebonnesourced’inspiration,Etqueleszonesd’ombredupassémontrentaustyloladirection.

Lacolèreetlagalèresontdessentimentsproductifs,Quidonnentdesthèmespuissants,quoiqu’unpeutroprépétitifs.

Àcroirequ’ilestplusfaciledelivrernospeinesetnoscris,Etqu’enunbattementdecilsuntextetristeestécrit.

Onselaisseallersurlepapieretonemploietropdemétaphores,Pourtantjet’aidéjàditquetoutcequinenoustuepasnousrendplusforts.

C’estpourçaqu’aujourd’huij’aidécidédechangerdethème,D’embrasserlepremierconnardvenupourluidirejet’aime.

Deslyricspleinsdevieavecdesrimespleinesd’envie,Jevois,jeveux,jevis,jevais,jeviens,jesuisravi.

C’estpeut-êtreuntextetropcandidemaisilestpleindesincérité,Jel’aiécritavecunecopine,elles’appelleSérénité.

Toitudisquelavieestdureetaufonddemoijepensepareil,Maisjegardelesidéespuresetjedorssurmesdeuxoreilles.Évidemmentonmarchesurunfil,chaquedestinestbancal,

Etl’existenceestfragilecommeunevertèbrecervicale.Ont’apasvraimentmenti,c’estvraiqueparfoistuvassaigner,

Maisdanschaqueputaindevie,y’atellementdechosesàgagner.J’aimeentendre,raconter,j’aimemontreretj’aimevoir,

J’aimeapprendre,partager,tantqu’yadel’échangey’adel’espoir.J’aimelesgens,j’aimelevent,c’estcommeça,jejouepasunrôle,

J’aienvie,j’aichaud,j’aisoif,j’aihâte,j’aifaimetj’ailagaule.J’espèrequetumesuis,danscequejedisy’ariendetendancieux,

Quandjefermelesyeux,c’estpourmieuxouvrirlescieux.C’estpasunereligion,c’estjusteunétatd’esprit,

Y’atellementdechosesàfaireetçamaintenantjel’aicompris.Chaquepetitmomentbanal,jesuiscapabled’enprofiter,

Danslaviej’aitellementdekifsquejepourraipastouslesciter.Moienétéjemesensvivre,maisenhiverc’estpareil,

J’aitoutletempsl’œildutigre,etjedorssurmesdeuxoreilles.C’estpasmoilepluschanceuxmaisjemesenspasleplusàplaindre,Etj’aicomprislesrèglesdujeu,maviec’estmoiquivaislapeindre.

Alorsjevaisymettrelefeuenajoutantpleindecouleurs,Moiquandjeregardeparlafenêtrejevoisquelebétonestenfleur.J’aienvied’êtreaucœurdelavilleetenvied’êtreauborddelamer,

DevoirledeltaduNiletj’aienvied’embrassermamère.J’aienvied’êtreaveclesmiensetj’aienviedefairedesrencontres,

J’ailesmoyensdemesentirbienetçamaintenantjem’enrendscompte.Jevoulaispasécrireuntexte«petitemaisondanslaprairie»,

Maisj’étaisdebonnehumeuretmêmemonstylom’asouri.Etpuisjemesuisdemandésij’avaisledroitdepasêtrerebelle,

D’écrireuntextedeslampouraffirmerquelavieestbelle.Situmechambresjem’enbatslesreins,parfoisjemesensinattaquableParcequejesuisvraimentsereinetjesuispasprèsdepéteruncâble.

Laviec’estgratuitjevaismeresservirettudevraisfairepareilMoijemecoucheaveclesourireetjedorssurmesdeuxoreilles.Laviec’estgratuitjevaismeresserviretceseratoujourspareilMoijemecoucheaveclesourireetjedorssurmesdeuxoreilles.

J’aienviedevomir.

J’ai toujours été engalèredans lesmoyensde transport, quelsqu’ils soient. J’aimal aucœur enbateau,biensûr,maisaussienavion,envoiture…Alorslà,allongésurledosàcontresensdelamarche,c’estunvraicalvaire.

Noussommesle11aoûtetildoitbienfaire35degrésdansl’ambulance.Jesuisensueur,maispasautant que l’ambulancier qui s’affaire au-dessus demoi ; je le voismanipuler des tuyaux, des petitespochesetpleind’autrestrucsbizarres.Iladel’eauquiluiglissesurlevisageetquiformeauniveaudumentonunpetitgoutte-à-gouttebiendégueulasse.

Je sors tout juste de l’hôpital où j’étais en réanimation ces dernières semaines. On me conduitaujourd’hui dansungrand centre de rééducationqui regroupe toute la crèmeduhandicapbien lourd :paraplégiques,tétraplégiques,traumatiséscrâniens,amputés,grandsbrûlés…Bref,jesensqu’onvabiens’amuser.

Lemoteurs’éteintenfin.Laportearrières’ouvre,lesgestess’enchaînentdansunecertaineurgence,etjesensquelebrancardsurlequeljesuisallongéglissehorsdel’ambulance.Jemeprendslesoleilenpleinegueule,impossibledegarderlesyeuxouverts.J’ail’impressionqu’onm’appuiesurlespaupières.Çafaitunmoisqu’onnes’estpasrencontréscommeça,lesoleiletmoi,etlesretrouvaillessontunpeuviolentes.

D’un pas décidé, l’ambulancier pousse le brancard, on passe une porte. En pénétrant dans cenouveaubâtiment,jeretrouveenfinunpeudefraîcheur.Ontraversedescouloirsinterminables,lesnéonsfixésauplafonddéfilentparflashs,l’ambulanciers’arrête,j’attends.Denouvellestêtessepenchentsurmoipourmesaluer,onredémarre!Ons’engouffreàl’intérieurd’unascenseurgrandcommeunesalleàmanger et on traversedenouveaud’autres couloirs, encoreplus longs. Je crois que l’architectede cecentreavaitunepassiondepuistoutpetitpourlescouloirs.Onfinittoutdemêmepararriverdanscequidevrait être ma chambre pour les prochains mois. Deux aides-soignants arrivent en renfort pour metransférersurmonlit.Pourça,ilsglissentleursbrassousmoncorpsetcomptentbienfort:«Un,deux…Trois!»Surletrois,ilsmesoulèventd’uncouppourmedéposersurlelit.J’avaisdéjàvufaireçadansUrgences.Cettefois,c’estmoiquisuisdanslasérie…Çafaitunmoisquejesuisdansl’urgence.

Jesavourelafraîcheurdemesnouveauxdrapsetdécouvremonnouveauplafond.

Il fautsavoirque,quandtuesallongésur ledosdans l’incapacité totaledebouger, tonchampdevision doit se satisfaire du plafond de la pièce où on t’a installé, et du visage des personnes qui ontl’amabilitédesepenchersurtoipourteparler.

Enréanimation,leplafondétaitjaunepâle…Enfin,jepensequ’àlabaseilétaitblanc,maisiladûsefatigueràforcederegarderdesmecsengalère,destuyauxpleinlabouche.

Je connaissais mon plafond de réa dans les moindres détails, chaque tache, chaque écaille depeinture.Ilyavaitunnéonmasquéparunegrandegrillerectangulaire.Lagrilleétaitcomposéedequatrecent quatre-vingt-quatre petits carrés. Je les ai comptés plusieurs fois pour être sûr. En réanimation,quandonestconscient,onaletempsdefairepasmaldetrucsessentiels…

Monnouveauplafondestbeaucoupplusblanc,plusprocheaussi.Jesuisdansunevraiechambre,justepourmoi.

Aprèsl’arrivéedemesparents,quiontrouléderrièrel’ambulance,jereçoislavisitesuccessivedestrois personnes qui s’avéreront indispensables à ma rééducation : la médecin en chef, le kiné etl’ergothérapeute.Ilsm’auscultentbrièvement,chacunàleurfaçon,etm’expliquentenquelquesmotsleurrôleetcommentsedéroulerontlesprochainsjours.

Danscescirconstances,malgrécequ’onpeutcroire,onnepensepasbeaucoupàl’avenir,mêmetrèsproche. Depuis un mois, je suis trop occupé par la recherche, souvent vaine, du bien-être physiqueimmédiat,tropdérangéparlesaléasduprésentpourm’occuperdufutur.Lemanquedemobilitécréeuninconfortquasipermanent.Comment fait-onpour segratter le sourcilquandonnepeutpasbouger lesbras?

Bref,àcetinstantprécis,cequisepasserademainouaprès-demainestlecadetdemessoucis.Majournéeaétédifficile,j’aieuenviedevomirpendantdeuxheures,ungrosambulancierm’asuédessuspendanttoutlevoyage…

Alorslà,j’aienviequ’onmelaissetranquille,çafaitbeaucoupd’informationsetdenouveautésentroppeudetemps.

Déjàquej’aiunnouveauplafond…

Lepremierjour,àl’aube,jefaislaconnaissancedel’aide-soignantquis’occuperademoitouslesmatins.

C’estunpetithommed’unequarantained’années(cinquantepeut-être).Ernestestantillaisetonmeleprésentetoutdesuitecommelemeilleuraide-soignantdel’étage.On

meditqu’ilest«trèsdoux»…

Trèsdoux?!Jenecomprendspastroppourquoionmeditça.Jem’enfousqu’ilsoitdoux,onn’estpaslàpoursefrotterl’unàl’autre!Onvapartagertantdechosesqueça?

Eh bien, en ce premiermatin, au centre de rééducation, tandis que le soleil prend tranquillementconfiancedel’autrecôtédelafenêtre,jedécouvrevitequeoui:onvapartagertantdechosesqueça.Etonnevapasêtretrèsloindesefrotterl’unàl’autre.

C’estErnestquivagérermaviequotidiennedumatinet,enquelquesjours,notredegréd’intimitévadépassertoutcequej’imaginais.

Dèslors,cen’estquandmêmepasplusmalqu’ilsoitdoux.

Un apprivoisement réciproque est nécessaire entre un aide-soignant et son tétra. Ernest nes’approchepastoutdesuite.Ilcommenceparouvrirlesvoletsetdéposelepetitdéjeunersurlapetitetableàroulettequ’ilpositionnedevantmoi.Ilinclinelatêtedulittrèslégèrement(jecommenceàavoirledroitdemeredresser),s’assoitauborddulitetmefaitmanger.Ahoui,pourtouslesringardsd’entrevous qui n’ont jamais été tétraplégiques, sachez quemanger seul pour un tétra est aussi facile que devolerpourunhommevalide.

Il faut trouver le bon rythme entre chaque bouchée, la bonne inclinaison du verre pour chaquegorgée.Chaquegesteprenddeuxàtroisfoisplusdetempsquesitulefaisaistoutseul.Audébut,jenesuispastrèsàl’aiseetjeremercieErnestpresqueàchaquefoisqu’ilmetendquelquechoseàlabouche,maisjecomprendsvitequecetexcèsdegratituderallongeencoreletempsdupetitdéjetqu’Ernestsefoutcomplètementd’êtreremercié.

Ernest ne parle pas beaucoup. Il fait. Il sourit légèrement pour te mettre en confiance, il estsympathiquemaissansenrajouter.Ilnevapasteraconterunebonneblague, te taperdansledoset tedirecequ’ila faithier soir. Iln’apas le temps. Ilest làpours’occuperde toiet il le faitbien,avecdélicatesse.Ilcontrôlechacundesesmouvements.Tusensqu’ilfaitcesmêmesgestesdepuisunpaquetd’années.

Aprèslepetitdéj,c’estl’heuremerveilleused’alleràlaselle.Enfinlemot«aller»estunpeufort,puisque tout se passe sur ton propre lit (évidemment, les draps sont protégés par une espèce d’alèzejetable). On te positionne en chien de fusil, sur le flanc, les jambes repliées (sensation d’ailleursextrêmement agréable quand tu es sur le dos depuis unmois). Et comme l’étendue de tes possibilitésmusculairesnepermetpasl’actionde«pousser»,ont’introduitunpetitlavement,sortedesuppositoire,

et,vingtminutesplustard,l’aide-soignantoul’infirmière,dûmentmunidegantsjetables,vientt’aideràévacuertoutcequ’ilyaàévacuer.(Momentdel’histoireàlireendehorsdesheuresderepas.)

Passécegrandmomentdelajournée,c’estl’heuredeladouche.Maisladouchedanscecentrederééducationestbiendifférentedecellequej’aiconnuejusqu’alors.

Ernestmedéshabilleet,aidéd’unautreaide-soignant,ilmetransfèresurunbrancard:«Un,deux,trois!»

Ce brancard est un peu particulier. Il est intégralement bleu, recouvert d’une matière plastiqueimperméable.Unefoissurmonnouveaumoyendetransport,Ernestmemetundrapsurlecorpspourquejenecaillepastropetmebaladedanslescouloirs,directionladouche.Enfin,lasallededouche.Cettesalleestaumoinsaussigrandequel’ascenseurgrandcommeunesalleàmanger.C’estcequejedevine,parceque,de làoù jesuis, jevoissurtout lehautdesmurset leplafond.Cettepièceest trèssombre,l’éclairagetrèsglauque.Surlesmurs,ilyadetouspetitscarreauxd’unmarroncafardeux.Etiln’yfaitpaschauddutout.Ondiraitlesvieillesdouchesdéprimantesdel’anciennepiscinemunicipaledeSaint-Denis,cellesoùongrelottaitsousunmaigrefiletd’eautiède.

Ernestbloquelebrancardaucentredelapièce,enlèveledrapquiétaitsurmoi,attrapelapommededouche,ungant,unmorceaudesavon,etc’estparti.Quandjevousdisaisqu’onallaitêtreintimeavecmonpetitErnesto.

Ilmelaveminutieusement,sansétatd’âmeetdanslesmoindresrecoins,puismebrosselesdents.Quelledrôledesensationdesefairelaverlesdents,allongésurunbrancardaubeaumilieudesdouchesdelapiscinedeSaint-Denis…Maispasletempsdeprendredureculsurlasituationcar,déjà,Ernestmedemandesijeveuxqu’ilmeraselabarbe.J’hésiteavantdedirenon.Gardonsunpeudenouveautépourdemain.

Ernest me sèche et me ramène dans ma chambre. Avant de me remettre au lit, c’est l’heure dem’habiller.Lesimplefaitdem’enfilerdesvêtementsestunevraiegalèrepournousdeuxcarjenepeuxfaire aucun mouvement qui puisse l’aider. C’est comme s’il devait habiller une poupée mais, là, lapoupéemesureunmètrequatre-vingt-quatorze.

L’épreuvede l’habillagepassée,unnouvelaide-soignantnousrejointpourme transférersur le lit(«Un,deux,trois!»).

MerciErnest,aurevoiretàdemain.

Unebonnedemi-heurepourlepetitdéj,autantdetempspouralleràlaselleetsûrementmêmeunpeupluspourladoucheetl’habillage,j’ail’impressiond’avoircouruunmarathon.Jesuisépuiséetilestseulement 9 h 30. D’un autre côté, ici il se passe des choses. Qu’est-ce que j’ai pu m’ennuyer enréanimation!Jereprendsmonsoufflepeuàpeu.Jemerepasselamatinée.

Eh ben, elle va être chelou cette vie au centre de rééducation.Mais qu’est-ce que je fous là ?L’aspectsurréalistedemonnouveauquotidienmepermetd’atténuerlesentimentdouloureuxdelapertetotaled’intimité,voiremêmededignité,qu’imposelasituation.

Jedécouvrelesjoiesdel’autonomiezéro,del’entièredépendanceauxhumainsquim’entourentetquejeneconnaissaispashier.

Cequirendlasituationàpeuprèsacceptable,c’estlecaractèreprofessionneldesgestesd’Ernest.

Jesensqu’ilexécutechaquemouvementdefaçonautomatique,qu’iln’yaaucunaffectdanssonattitude.Ilaccomplitcesmêmesgestesdepuistellementdetemps,tantdecorpssontpassésavantlemiensoussesmainsexpertes,quel’aspectgênantdisparaîtassezvite.Etpuis,detoutefaçon,l’incomparablecapacitéd’adaptationdel’hommevaopérersibienqu’aufuretàmesuredesjourstouslesgestesqu’Ernestfaitpourmoivontmedevenirfamiliers,voirenaturels.

Machambreestsituéeaupremierétaged’unedesailesducentrederééducation.

Ce large et long couloir regroupe dans un alignement de chambrées tous les patients hommes,accidentésdepuisquelques semainesouquelquesmois et devenusparaplégiques (paralysésdubasducorps) ou tétraplégiques (paralysés des quatre membres ou, plus précisément, paralysés de tous lesmusclesducorpssituésendessousducou).

Laplupartdesgarsquidormentdanscecouloirnerécupèrentaucunemobilité.Ilsneseremettrontjamaisdeboutet,danscescas-là,larééducationconsisteàexploiteraumaximumlepeudemobilitéqu’illeur reste pour retrouver un tout petit brin d’autonomie dans les gestes du quotidien : se déplacer enfauteuil,passerdufauteuilaulitoudulitaufauteuil,mangerouboireavecdescouvertsadaptés…

Cettepériodepermetausside«préparerlasuite»,c’est-à-direorganisersonfuturlieudevieaprèslecentrederééducation.Pourceuxquiontdel’argent(ouquionttouchéunebonnesommedel’assuranceaprèsleuraccident),ilpeuts’agirdefairedestravauxpouradaptersamaisonousonappartementàunenouvellevieenfauteuilroulant.Çapeutêtreaussiengageruneaideàdomicile.Maisleplussouvent,ils’agitdetrouverunestructured’accueilspécialiséequihébergedespersonneshandicapéesàvie.

Ilyadoncicitoutunserviced’assistancesocialequiaidelespatientspourlesuividelapaperassequ’engendrenttoutescesdémarches.

Pourmapart, je suisdevenu« tétraplégique incomplet» suite àunplongeon tropàpicdansunepiscinepasassezremplie.Matêteafrappélefonddelapiscineet,au-delàdem’avoirlégèrementouvertlecrâne, lechocaprovoqué la fractured’unevertèbrecervicalequiestalléese logerdans lamoelleépinière.

Jepensaisêtreundesseulssur terreàavoireuunaccidentaussicon,mais j’aivitecomprisquec’étaitextrêmementcourant.Ilparaîtmêmequelesaccidentsdeplongeon(enpiscine,enrivièreouenmer)sontladeuxièmecausedetétraplégieaprèslesaccidentsdelaroute.Plustard,pendantmonannéederééducation,jecroiseraitroismecsquiontsubicemêmetypedemauvaisplongeon.

« Tétraplégique incomplet », ça veut dire que je suis un tétraplégique qui commence à pouvoirbougerànouveauquelquespartiesdesoncorps,enl’occurrencecertainsmusclesdelamain,delajambeetdupiedgauches.Unetétraplégieincomplètesous-entendquelesprogrèspeuventtrèsbiens’arrêterlàou se poursuivre jusqu’à retrouver la quasi-totalité de sa mobilité. Aucun pronostic définitif n’estpossible.

Lapremièrefoisquej’aire-bougéquelquechose,j’étaisenréanimationdepuisdeuxsemaines.Unmatin, jeme suis aperçuque j’arrivais à remuer le gros poucedupiedgauche.Comme je nepouvaisévidemmentpasvérifierdemesyeuxcettegrandenouvelle,j’aidûdemanderàuneinfirmièredemeleconfirmer.

Toutes les cinq minutes, je remuais mon pouce pour m’assurer que j’étais capable de ce petitmouvement-là.Peudegenssurterreontbougéleboutdupiedavecautantdeplaisir.Lesmédecinsontalorsditàmesparentsqu’àpartirde làonnepouvait rienpronostiquerdesûr,maisqu’onnepouvaitplusaffirmerqu’iln’yavaitpasd’espoir…Defait, jusqu’àcematin-là, lemoinsquel’onpuissedire,

c’estquelesmédecinss’étaientmontréstrèspessimistes:mesparentsnem’enavaientpasparlémaisonleuravaitannoncéquejeneremarcheraispas.

Deuxsemainesaprèscetépisode, lesprogrèsnesontpasflagrantsmais l’espoirpersiste.Jevoisbienquepersonnen’oseseprononcersurmonavenir,maismoi,jesuisplutôtconfiant.J’évitedepenseraupireetjeprendslesprogrèscommeilsviennent.

Ducôtéducouloiroùjemetrouve,iln’yaquedeschambresindividuellescarellesaccueillentlesnouveauxarrivants,lespatientslesmoinsautonomesetquinécessitentleplusdesoin.

Del’autrecôté,ilyadeschambresdedeuxoudequatrepourceuxquisontlàdepuisunmomentetquicommencentàsedébrouillerpourcertainsgestes.Ilssedéplacentseulsdansleurfauteuil,certainsparviennentàmonterdessusdepuisleurlit,d’autrespeuventmêmeselaversansl’aidedepersonne…

Durantlespremiersjours,onmesorttrèspeudemachambrecarjefatigueviteenpositionassise.D’ailleurs,j’aibeaucoupdemalàm’asseoir.Dèsqu’onrelèvetroplatêtedemonlitouqu’onmemetenfauteuil, je fais desmalaises.Onme dit que c’est normal.Quand on est allongé depuis longtemps, latensionchuteviolemmentdèsqu’ontentedemettrelecorpsenpositionverticale.Alorsonmedonnedescachetsàavalerunquartd’heureavanttoutetentativedem’asseoiretonm’enfiledesbasdecontention(descollantsblancsoucouleurchairextrêmementmoulantsquimontent jusqu’enhautdescuisses…un«tuel’amour»imparable).C’estquandmêmeuncomble:çafaitunmoisquejerêvedem’asseoiret,dèsquejesuisassis,jen’aiqu’uneenvie,c’estd’êtreallongé.

Je vais bien galérer pour ces histoires de verticalisation : jemettrai plus d’un an avant que cesproblèmescessenttotalement.

Commejesuissouventallongéaulitetquelesséancesderééducationsontencoretrèscourtes,mespremierscontactsaveclesautrespatientsducentresefontdansmachambre.

Quelquescurieuxviennentrencontrerlenouveau.

Lepremier,c’estNicolas.Avantdelevoirentrerdanslachambre,j’entendsquequelqu’unsecognependant trente bonnes secondes contre la porte et lesmurs. Jeme demande bien ce que c’est que cebordeletcommentonpeutavoirautantdemalàpasseruneporte.Metraversemêmel’idéequeceluiquitentedemerendrevisiteestaveugleenplusd’êtreparalysé…Maisnon,Nicolasn’estpasaveugle, ilgalère,etpourcause:iltentedemanierseulsonproprebrancard,allongésurleventre.

«Salut!ilmelance.–Salut.–Çava?–Ouais…–Tut’appellescomment?–Fabien.–Moi,c’estNicolas.Ben…Bienvenuecheztoi.»

Ilestfoucelui-là,pourquoiilditça?!C’estpaschezmoi,ici.Jenefaisquepasser.Etsitoutvabien,dansquelquessemaines,jemebarre.Jesuispashandicapé,moi,c’estprovisoiretoutça,justeunmauvaismomentàpasser…

«Benmerci…Çafaitlongtempsquet’eslà,toi?–Non,jesuislàdepuisdeuxsemaines,etpaspourtrèslongtemps.–Qu’est-cequet’as?Pourquoit’essurleventre?–J’aiuneeschareaucul,d’ailleursfautquej’ailleauxsoins.Jerepasseraitevoir.Ciao.»

EtvoilàNicolasquitenteunemarchearrièreàl’aveuglesursonbrancard.Ildéfoncelaporteune

bonnedizainedefoisetfinitpardisparaître.S’ilrevientmevoirplusieursfois,ilfaudrarefairel’enduisetlapeinturedel’entréedemachambre.

Jen’aipasbiencomprislesensdesavisite.Çasevoulaitsûrementdelacourtoisie,maisilavaitunair tellementblasé,presquecynique,qu’ilnem’apassemblé trèsaccueillant. Ilm’a regardévraimentcommesij’étaislepetitbleudel’étagequinepigerienalorsquelui,ilsait.Ilsaitcequ’ilfaitlà,ilsaitcequejefaislà,ilsaitcequim’attend…Enfin,jesuispeut-êtreunpeuparano,c’estquandmêmegentild’êtrevenumevoir.Maisjenecomprendspaspourquoiilestrepartisivite.Etpuis,j’airiencomprisàcequ’ilavaitaucul.

C’estlapremièrefoisquej’entendslemot«eschare».Ilmedeviendravitefamilier,jel’entendraipratiquementtouslesjourspendantmonséjouraucentre.

Avoiruneeschareestlagrandepeurdespersonnesimmobilisées.Lorsquequelqu’unnebougepasetqu’ilestenpermanenceenappuisurlamêmepartieducorps,certaineszonesdelapeaunerespirentplusetfinissentparpourrir.Çadonneunepetiteplaiepastrèsjolieàregarder.

Àforced’êtreassissursonfauteuilsansjamaischangerd’unmillimètresaposition,Nicolass’estfait une eschare sur la peau des fesses. Un grand classique… Le seul remède dans ce cas, laisserl’eschare tranquille et neplus s’appuyer dessus.Nicolas vadevoir passer plusieurs jours et plusieursnuitsexclusivementsurleventre.Ilparaîtque,auboutd’unmoment,çarenddingue.

Jen’airecroiséNicolasquedeuxoutroisfoisparlasuite,carilétaitenfauteuilroulantdepuisdesannéesmaisn’étaitaucentrequepourunecourtepériode,letempsdefairesoignersoneschare.

Au-delàdufaitqu’ellem’aapportéunpeud’animation,cettevisitem’afaitdubienfinalement.Jeprendsconsciencequ’ilyadesgenscommemoidel’autrecôtédumurdemachambre,desgensplusoumoinsengalèrequemoi,maisdesgensavecquijevaispouvoirdiscuter,desgensàquijevaispouvoirposer desquestions.Endehorsdemesproches et desblousesblanches, ça fait longtempsque je n’airencontré personne, et ça me manque. Quand je vais pouvoir retrouver ce type de lien, j’aurai déjàl’impressiond’avoirunevieunpeuplusnormale.

Lesdeuxpremièressemaines,toutesortiedemachambreétaitforcémentaccompagnée.Quecesoitpourlessoinsoularééducation,onmepoussaitenbrancardouenfauteuil.Etcomme,enplus,touslesrepassefaisaientdansmachambreavecunaide-soignant,jen’avaisjamaisdemomentàmoiendehorsdesheuresaulit.

Maislemomentestenfinvenupourmoideretrouverunpeud’autonomie.Onvientdem’attribuerunbon gros fauteuil roulant électrique. La première fois qu’on m’installe dedans, je suis à la foisimpressionnéetexcité,commeunmômeàquionamèneunchevalàdompteravantdelemonter.Carsicefauteuilestunsymbolefortdemonimmobilité,ilvaaussimepermettredemeremettreenmouvement.Jeviensdepasserprèsdedeuxmoisau lit,alorssicefauteuilprendsoudainbeaucoupdeplacedans lachambre,ilvaaussienprendrebeaucoupdansmonesprit.

Çayest…J’aimonfauteuil.Aprèsdeuxpetitesséancesavecl’ergothérapeutepourapprendreàlemaîtriseretàleconduire,j’aidésormaisledroitdemebaladerseuldanslescouloirs.

Unkif!Jerouledoncàfond,cheveuxauvent(j’enrajouteàpeine)avec,danslesoreilles,lesbruitsinoubliablesdumoteurélectriqueetdufrottementdespneussurlelinodescouloirs.

Unmoisetdemique jen’avaispaseu le loisirdechoisirmesdestinations.Après lesséancesdekiné,jedécidedoncd’arpenterlesméandresducentrederééducationpourdécouvrirdanslesmoindresdétailsmonnouvelenvironnement.

Aurez-de-chaussée,ilyal’ailedesTC–lestraumatiséscrâniens.Autantdirequecen’estpaslecouloirleplusglamourdubâtiment.

Chez les traumatisés crâniens, il existe autantdecasdifférentsqu’ily ad’individus.Ce sontdesaccidentéstouchésaucerveau,etlecerveauesttellementcomplexequ’aucunpatientneprésentelamêmepathologiequ’unautre.

OntrouvedoncdetoutchezlesTC:desgensquipeuventmarchermaisquinepeuventpasparlerdistinctement,desgensquinepeuventpasdutoutcommuniquer,desgensquiontdegrosproblèmesdemémoire,desgensquinemaîtrisentpasdutoutleursmouvementsetdontlesmainssontsouventtoutestorduesetrecroquevilléessurelles-mêmes,desgenscommedeslégumes,languependante,quiscotchentlesyeuxdanslevide.

LecouloirdesTC,c’estunpeul’ambianceduclip«Thriller»deMichaelJackson,maisdansuncouloiraseptisé.Etmêmesic’estundescheminspossiblespouralleràlasalledekiné,jepensequejenepasseraipastrèssouventparlà.

Il y a des cas presque drôles chez les TC, ceux qu’on appelle vulgairement les « désinhibésfrontaux ». Certains peuvent paraître presque bien portants physiquement mais ils n’ont plus aucuneconscience des conventions sociales, comme si, au niveau du cerveau, l’aire de la politesse avait étéendommagée. Ilsdisentparfoisdes trucssuper-bizarres, toutcequi leurpassepar la tête, sansaucuneformed’autocensure.

Çadonneévidemmentdessituationsétonnantes.Jemerappellecettefemmeàcôtédemoiensallede rééducation. Son kiné était en train de lui mobiliser et de lui assouplir les jambes tandis qu’ellen’arrêtaitpasdediretrèstranquillement:«Arrête,connard,tumefaismal»ou«Putain,qu’est-cequetumefaischieravectestrucs!»

Avantquel’onm’expliquecequ’elleavait,jenecomprenaispasquesonkinéselaisseinsultersansriendire.

Je me souviens aussi d’un autre TC, un grand brun qui marchait à peu près correctement, j’aisupposéqu’ildevaitavoirlesmêmessymptômes,carilparlaittoutletempssuper-fort,faisaitchieràpeuprès toutes les personnes qu’il croisait sur son chemin, leur demandant des chewing-gums et descapotes…Surréaliste!

J’aifiniparsympathiseravecunautretraumatisécrânien,Kévin.Ondiscutedetempsentemps.Ilaencoreuneélocutioncompliquée,maisilprogressevite.Physiquementaussi,d’ailleurs,ilparvientmêmeàsereleverdesonfauteuiletàfairequelquespas.

SouventlesTC,d’unpointdevuemoteur,ontdesprogrèsbeaucoupplusrapidesquelestétrasoulesparas,maislesséquellesauniveaudulangage,delamémoireoudelaconcentrationsontbeaucoupplustenaces.

Kévin,lui,adegrosproblèmesdemémoire.Ilserappellebiendupasséàlongterme(ilestcapabledeteracontersonenfance)maisiladegrossesdifficultéspourtedirecequ’ilafaitlaveilleouilyaàpeineuneheure.Ilamisplusieurssemainesàsesouvenirdemonprénom.Toutyestpassé:Stéphane,Fabrice, Benjamin…À chaque fois, je lui répétais sur le même ton, pour que ça rentre : « Fabien,Kévin…jem’appelleFabien.»

Unjour,ensortantdelasalledekiné,jelecroisedanslescouloirs.Jem’arrête(j’entendsencorelepetit«clic»dumoteurélectriquequandlefauteuils’immobilise)etonparledeBobMarley.KévinestconnudanstoutlecentrepourêtreleplusgrandfanaumondedeBobMarley.Ilmeracontequec’estles« grands » de son quartier qui le lui ont fait découvrir quand il avait une douzaine d’années et que,depuis,iln’ajamaiscessédel’écouter.

Puis, ilmedemande:«Ettoi, tuconnais?T’aimesbienBobMarley?»Je lui répondsqueoui,j’aimebeaucoup,que,moiaussi,j’aidansmesdisquesuneoudeuxbonnescompilsdesincontournablesdeBob.

Ladiscussionse termine,Kévins’éloigne.Moi, je resteunpeu là, je regardepar la fenêtre.Àlasortiedelasalledekiné,lescouloirssontvitréset,commeilyaencoredusoleil,jeprofitecinqminutesduplaisird’avoirunpeudelumièrenaturelledanslesyeux.

Pour retourner dans ma chambre, je décide de traverser le couloir des TC. Je passe devant lachambredeKévin,laporteestentrouverteetj’entendsBobMarleychanterqu’ilshooteleshérif.Alors,pourfaireunpetitclind’œilàmonnouveaupote,j’entreetjeluidis:

«Ahbenvoilà,encoreettoujoursBobMarley…»Là,Kévinsetourneversmoid’unairneutreetmelâche:«Oui,j’adore,jel’écoutetoutletemps.Et

toi,tuconnais?T’aimesbienBobMarley?»

Jenesaismêmeplussijeluiairépondu.

J’aifaitladécouverted’unmétiertrèsintéressantdanscecentre,celuid’ergothérapeute.Monergos’appelleChantal.Ellen’aqu’unetrentained’années(malgrésonprénom),c’estunegrandebruned’unmètrequatre-vingt,trèssouriante,trèsgentille,avecunfonddetimiditépermanent.

L’ergo,c’estlapersonnequiassurelarééducationdesmembressupérieurs.C’estdoncavecChantalquejeréapprendsàécrire,quejefaispleindejeuxmanuels,quej’enfiledesperles,quejeplantedesclous…

Maisl’ergo,c’estaussilapersonnequibricole(ausenspropre)pleindechosesdanstonquotidienpourtepermettredetedébrouillertoutseul.C’estChantal,dèsledébut,quiaréglémonfauteuilroulantpourquejesoisleplusàl’aisepossible:l’inclinaisondudossier,lapositionetlatailledelacommandeauniveaudelamain…

Cedernier détail peut paraître anodinmais, quand j’ai commencé à rouler,mesmuscles du brasétaient tellementfaiblesque jenepouvaisactionner lamanettedemonfauteuilélectriqueplusdecinqminutessansm’épuiser.Oncomprendalorsquelapositiondecettemanettedoitêtrerégléeaumillimètre.

Dèsledeuxièmejourdemonarrivéedanslecentre,Chantalm’aaussifabriquéunesortedemanchecolléaucombinédutéléphonedemachambre,quimepermetdedécrochertoutseulenenfilantmamainàl’intérieur–mesdoigtsn’étantpasassezfortspouragripperettenirlecombinénormalement.Çafaisaitlongtempsquejen’avaispastéléphonésansquequelqu’unmetiennel’appareiletquestionintimité,c’estunprogrèsnonnégligeable.

Quand tes doigts ne te permettent plus de tenir tes couverts, c’est l’ergo qui te fabrique unefourchetteouunecuillèreavecunepetitelanièreencuirqu’onenfileautourdetesphalanges(commeunpoingaméricain)pourtenterdemangertoutseul.

Surlemêmeprincipe,auboutdelalanière,àlaplacedelafourchette,onpeutaccrocherunpetitbâtonenferquitepermetd’appuyersurlestouchesdelatélécommande.

Etça,çachangelavie!Car,quandtun’espascapabledecontrôlerlatélécommandeetquel’aide-soignanttemetunechaîneavantdesebarrerpendantuneheureoudeux,t’asintérêtàavoirdelachancepourlasuitedesprogrammes.

Àtoutmomentdelajournée,onesttrèsdépendantduplanningdesaides-soignants.Ilsontchacunplusieurschambresàgérer,plusieursdouchesàdonner…Sibienquetunepeuxpaslesdérangerpourunouioupourunnon.D’ailleurs,tupeuxtoujoursessayer,ilsnesontpasaugarde-à-vouset,quandtulesappelles, tu peux parfois attendre un bonmoment. Quand tu es dépendant des autres pour lemoindregeste, il faut être pote avec la grande aiguille de l’horloge. La patience est un art qui s’apprendpatiemment.

Moi,lematin,j’aimebienregarderlesclipssurM6.Maisquandtunepeuxpaschangerdechaîne,tuesobligéensuitedetetaper«M6Boutique»enintégralité!Qu’est-cequejepeuxgalérerenvoyantPierreetValérievanterlesméritesdelaceinturequifaitlesabdosouduservicedecouteauxjaponais

quicoupentmêmedespneus…JesuisàdeuxdoigtsderenoncerdéfinitivementàregarderlesclipsdepeurderetombersurPierreetValérie.

Pouvoirzapper,c’estungrandpasversl’autonomie!

Au bout de quelques semaines, je déménage de l’autre côté du couloir. Je quitte le confort deschambresindividuelles,jequitteErnestlemeilleuraide-soignantdel’étage,maisjegagneensociabilité.Jeredécouvrepeuàpeulavieencollectivité.

Jerevisenretrouvantlesjoiesd’unediscussionàplusieurs,enécoutantensilencelaconversationentredeuxautrespatients,enmeprenantmespremièresvannesouenlançantàmontourmespremièreschambrettes.

Onest deuxdansmanouvelle chambre.Mon coloc s’appelleÉric.Toussaint, un autre patient del’étage,répètesouvent:«Éric:vingtansetdéjàbeauf!»

Eh bien, c’est vrai, c’est un peu ça,Éric. Il n’est pasméchantmais pas spécialement gentil, pasdésagréablemais pas très agréable non plus.Onn’a pas vraiment lesmêmes centres d’intérêt.Lui, ilaimelavitesse,lesgrosmoteurs.D’ailleurs,c’estunaccidentdemotoquil’aconduittoutdroitici.Ducoup,onsecôtoiesansvéritablementfaireattentionl’unàl’autre.Ons’entendbiensansavoirderéellesdiscussions.

Éricestparaplégique,avecenplusquelquesproblèmesdansunemainàcaused’unnerfarraché.Ilest donc beaucoup plus mobile que moi. Il se déplace sur un fauteuil manuel car ses deux brasfonctionnentbien.Ilcommencemêmeàpouvoirassurerses«transferts»toutseul,c’est-à-direpasserdulitaufauteuilsansl’aidedepersonne.

En revanche, contrairement à moi qui sens très bien mes jambes, lui n’a aucune sensibilité endessousdubassin.

Un jour, alorsqu’il essayede se redresserdans son lit en tirant sur lepetit trapèze suspenduau-dessusdechaquelitd’hôpital,ilratesoncoupetretombeviolemmentàplatdossursonmatelas.Etlà,ilmedemande:«Fabien!Ellessontoùmesjambeslà?»

Ça,c’estunephrasequ’onn’entendpas souventdans lavraievie,unedecesquestionsqu’onnepeut teposerqu’ici :«Ellessontoùmesjambes?»Jesaisbienqu’ilne lessentpas,mais là,sur lecoup,jemedemandes’ilnesefoutpasunpeudemagueule.

Eh bien non, il est sérieux, voire même un peu inquiet. Dans sa chute, il ne parvient pas à seredresseretnevoitpasoùsontpasséessesjambes.

Reprenantmesesprits,jeluiréponds:«Ben,yenaunesurlelitetuneautrequipendsurlecôté;faisgaffedepasglisser.Bougepas,j’appelleunaide-soignant.»

Elle est marrante aussi, cette phrase réflexe : « Ne bouge pas. » Dans notre situation, elle estcomplètementinappropriée,maisonselasortquandmêmeàtoutboutdechamp.

C’estcommequandtudisàunaveugle:«Onsevoitdemain.»Quandj’étaisenréanimation,j’avaisdroitàquatreheuresdevisitesparjour,cequiestextrêmement

peuettelaisseleloisirdecompterlescarrésdelagrilleduplafonnier.Lesgensquivenaientmevoirnepouvaiententrerdanslapiècequeunparun.C’étaitdoncunpeula

coursecontrelamontreetcertainsnepouvaientresterquedeuxoutroisminutes.J’avais un pote, chaque fois qu’il s’apprêtait à sortir de la salle pour laisser entrer quelqu’un

d’autre,ilavaitceputainderéflexe,ildisait:«Bon,jevaisyaller,nebougepas,jevaisdireausuivantqu’ilpeutentrer.»

Ah!bahmercidemerappelerdenepasbouger,j’allaisjustementfairequelquespaschassésdanslecouloir…

Évidemment,jenepouvaisjamaisluirépondreàcausedestuyauxdanslabouche.Jen’aijamaispumettre fin à cettemauvaise habitude. Finalement, c’était plutôtmarrant, je ne lui en veux pas. C’étaitmêmedevenuunjeu:chaquefoisquejesentaisqu’ilallaitpartir,jemedemandaiss’ilallaitmediredenepasbouger…Ilm’ararementdéçu.

Autre moment caractéristique de ma période avec Éric dans la chambre, c’est le fameux ritueld’« aller à la selle».C’est déjàbien sympathique et bienhumiliant tout seuldansune chambre,maisquandtupartagescepetitplaisiràdeux…

C’estd’ailleurscommeçaqu’onl’aappelé,cemoment,avecÉric:«Onsefaitunpetitplaisirtouslesdeux?»,commedanslapub.

Ilfautnousimaginer,Éricetmoi,allongéschacunsurnotrelit,faceàfacedanslamêmepositionpendantlesvingtminutesdenotrepetitplaisir,etilfautimaginerévidemmentl’odeurquivaavec…ToutçasurfondsonoredelatéléoùPierreetValérievantentgaiementleursproduitsmiracles.

C’estpeut-êtrenotreseulpointcommunavecÉric, le seulmomentoùonsesentvraimentprochel’undel’autre.

Commequoi,quandonestdanslamerde…

Monprocessusdesocialisationatteintsonsommetquandj’ai ledroitd’allermangerà lacantine,plutôtquederesterdansmachambre.Jemefatiguemoinsviteet,mamaingaucheayantbienprogressé,jepeuxdésormaistenirunefourchetteetmangertoutseul.

Onmangeàdegrandestablesdesixouhuit.Àpremièrevue,çaressembleàunecantineclassiquedecollègeoudecolo,maisenyregardantdeplusprès,c’estunpeupluscompliqué.Déjà,unfauteuilélectriqueprendbeaucoupplusdeplacequ’unfauteuilmanuelouqu’unechaise,ilnefautdoncpasqu’ilssoient tous dumême côté. Ensuite, on doit laisser de la place pour deux ou trois aides-soignants quiviennentcoupernotreviande,ouvrirnosyaourts,dépiauternosmédicamentsetfairemangerceuxquisefatiguentleplusvite.Pournevexerpersonne,mieuxvautéviterdesetrompersurun«passe-moileselousers-moidel’eau»,cartousnesontpascapablesdelefaire.

Maisunefoiscescodesdeconduiteacquis,etmalgrél’effortquereprésententtouscesgestesquiparaissentsisimples,lacantineestquandmêmeunmomentagréable.

Comme dans n’importe quelle cantine aumonde, on discute, on se raconte des anecdotes, on sechambre.

Unjour,j’ailoupélacantineàcaused’unlégerproblèmetechnique.Après la séance de rééducation et juste avant le repas du midi, tout le monde repasse dans sa

chambrepourrécupérerlesmédicamentsquelesinfirmièresontpréparéssurnostablesdenuit.Cejour-là,jesuissûrementledernierducouloiràrepasserparlachambre.J’entre,jeroulejusqu’à

la tabledenuit, récupère les troisouquatrepetitespilules, faisdemi-tour, reprends ladirectionde lasortieetlà,aumilieudelachambre,monfauteuils’immobiliseets’éteint.Ilfautsavoirquelesfauteuilsélectriquesontunebatteriedontl’autonomieestassezlimitée.Ilfautdonclesmettreenchargetouteslesnuits.

Là,visiblement,l’aide-soignantdusoiraoubliédelefaireetmevoilàbloquéaumilieudelapièce,exactement à égale distance des deux lits. Impossible d’accéder aux sonnettes reliées au bureau desaides-soignants et des infirmières, impossible d’atteindre la mienne à proximité de mon lit, ni celled’Éric. Je tente de donner de la voixmais, avecmonmanque d’abdominaux,mes cris souffrent d’unridiculemanquedepuissance.Personnenerépond.Dececôté-làducouloir,touslespatientsdéjeunentàlacantineet tous lesaides-soignants sontdéjà surplace.Quantauxchambres individuelles, elles sonttrop éloignées de moi pour que les aides-soignants qui font manger les patients dans leur chambrepuissentm’entendre.Jetentedecrierànouveaudetoutesmesmaigresforces,maisçanesertàrien.

Audébut,lasituationm’aparucocassemais,rapidement,çanem’aplusamusédutout.Putain,c’estpaspossible,jevaispasresterplanterlàcommeunconpendanttoutlerepas!J’aisuper-faim…Àlacantine,ilyaquelqueshabitudesmaislesplacesauxtablesnesontpasvraimentfixes.Ilsepeuttrèsbienquepersonneneremarquemonabsenceavanttroisbonsquartsd’heure.

J’attends…Aumoins,si j’étais tombéenpannedevant la fenêtre, jepourrais regarderdehors,ceseraitmoinschiant.Maisnon,jesuisassisaumilieudemachambreetj’attendsenfaisant…benrien.

J’ai l’impression d’être Michel Blanc dans Les bronzés font du ski quand il est bloqué sur letélésiègealorsquelanuittombe.Lasituationestàpeuprèsaussiridicule.

Jamaiscettechambrenem’a semblé sigrande. Jene suispasattachéàmon fauteuil, laporteestgrandeouverteetpourtantjesuisprisonnier,enfermédansmonimmobilité.Unefoisdeplusj’attends.

Le sentiment que je ressens à ce moment-là est difficile à décrire. Ça ressemble à un mélanged’impuissanceetdefrustration.

Jemerappellealorsqueladernièrefoisquej’airessenticegenredesentiment,c’étaitbienpire.C’était en réanimation, face à mon plafond jauni. J’étais intubé, c’est-à-dire sous assistance

respiratoireavecdestuyauxdanslaboucheetunesortedebouledanslagorgequim’empêchaitd’avalermasalive.Àcausedecetteincapacitéàdéglutir,j’avaistoujoursuntrop-pleindesalivedanslaboucheetjebavaisbeaucoup.Lesinfirmièresvenaientdoncrégulièrementaspirermasaliveavecunpetittuyau,unpeucommechezledentiste.

À cette époque, j’avais plusieurs ventouses sur la poitrine reliées à des moniteurs chargésd’indiquerlesfameuses«constantes»:fréquencecardiaque,tauxd’oxygènedanslesang,etc.

Quand une de ces ventouses se décrochait, le moniteur se mettait à sonner et une infirmièrerappliquait aussitôt. J’avais mis au point une petite technique pour appeler le personnel soignant quisavaittrèsbienque,quandjefaisaisça,c’étaitquej’avaisbesoinde«mefaireaspirer».Jenebougeaispasencorelesmainsmais jecommençaisàpouvoirmobilisermesbras.Jepositionnaisdoncmamaininertecontreuneventouseetl’arrachaisd’unmouvementsecdemonbrasdroit.

Unjouroùjebavaisparticulièrement,j’aidécidéd’appliquermonpetitsystèmepourquequelqu’unviennem’évacuercetrop-pleindesalive.Lemoniteursonnait,maispersonnenevenait.J’entendaisbienpourtant les allées et venues de l’infirmière dans la pièce, mais elle ne me calculait pas. La salivecommençaitàmecoulersurlesjoues,nonseulementj’avaisbesoinqu’onm’aspiremaisqu’onmepasseaussiungantdetoilettesur levisage.Commepersonnenevenait, j’aidécidéd’arracherunedeuxièmeventousepourdoublerlasonnerie.J’avaismaintenantunflotdebavequimecoulaitdanslecou.C’estalorsquel’infirmièreestapparueau-dessusdemoi.Voyantpourtanttrèsbiencequ’ilsepassait,elleajusteremislesventousesenplace,m’aregardédroitdanslesyeuxenmedisantsèchement:«Écoutez,monsieur,vousn’êtespastoutseulicietmoi,j’aipastrente-sixbras!»

Puiselleestrepartiemelaissantseulavecmestuyaux,mabavedanslecouetmesyeuxremplisdecolèrefixantleplafond.

Àcemomentprécis,j’aivraimenteuenviedelagiflerdetoutesmesforces,maisjenelepouvaispas.Alors j’aipenséà l’insulterde toutes les insultes lesplus salesque jeconnaissais,mais jene lepouvaispasnonplus.Alorsjen’airienfait.

Frustration : nom féminin ; état d’une personne n’ayant pas pu satisfaire un désir ou l’ayantrefoulé.

Ayantpassébeaucoupdetempsenmilieuhospitalier,jepeuxvousassurerdemongrandrespectetdemonéternellegratitudeenverslepersonnelsoignant.Cesontdesmétiersnobles,altruistes,difficilesetpourtantsous-payés.Jemesuisbienentenduaveclagrandemajoritédetoutescellesetceuxquej’airencontrés. Mais je n’oublierai pas que, pendant mon séjour en réanimation, j’ai aussi fait laconnaissanced’unesacréeconnasse.

Connasse : nom féminin ; personne faisant preuve d’un savant mélange de méchanceté et destupidité.

Cesouvenirderéanimationm’aideàrelativiser.Jenesuissommetoutepassimalqueçasurmonfauteuilcoincéaumilieudemachambre.Bon,d’accord,j’aifaimmaisjenebaveplus,jepeuxavalermasalive, je respirenormalement.Simon sourcilmegratte, jemegratte. Jepeux regarderpleind’autreschosesquemonplafond.Siquelqu’unm’emmerde,jen’aipasencoreassezdeforcepourlegiflermaisjepeuxl’insulter…J’ailabellevie,finalement.

Éricrevientasseztôtdelabouffecejour-là.J’airarementétéaussicontentdelevoir.Ilvatoutdesuitechercherunaide-soignant,quimepoussejusqu’àlacantineet,seulpatientdanscetteimmensesalle,pendantquelepersonneldébarrasseetlavelestables,jemangeunboutdepain,dufromageetundessert.

Ça fait plusieurs semaines maintenant que je suis dans le centre. J’y ai désormais mes petiteshabitudesetjeconnaistoutlemonde.

Il y a Jean-Marie, l’aide-soignant dumatin, environ trente-cinq ans, très gentilmais très relou. Ilparletoutletempsenremontantsesgrosseslunettesquiluiglissentsurlenez,ilest toujoursàfondetcommentetoussesgestes:«Bon,jevaisouvrirlesvolets…Voilà…Jevaisapprochertatabledepetitdéj… Voilà qui est fait… » Quand tu viens juste de te réveiller, c’est assez chiant. Et puis, il suebeaucoupet sesbras sont couvertsd’eczéma.Cerise sur leghetto, il faitpartiedecette catégorie trèsspécialedegensquidisent«il»aulieudedire«tu»:«Alors,ilvabien?Ilabiendormi?Qu’est-cequ’ilracontedebeau?»

Jean-Marien’estdoncclairementpasnotrepréférépourlessoinsdumatin,maisilestrelativementefficace.

Moi,j’aimebienChristian,soixanteans,àquelquesmoisdelaretraite.Tusensquelemecestunpeuenboutdecourse.Ilesttoutletempsessoufflé,maisilfaitsontafetons’entendplutôtbien,mêmes’ilpersisteàm’appelerSébastien.Et,commejesuisdevenuplusmobile,c’estdemoinsenmoinsdurpour lui de m’habiller. Christian me fait toujours des compliments : « C’est bien, Sébastien…C’estimpeccable,Sébastien».Christian,tul’entendsarriverdeloindanslecouloir,parcequ’ilesttoujoursentraindechanter lachanson«Autord-boyaux, lepatrons’appelleBruno…».Jepensequ’ilneconnaîtpaslasuitedesparoles,alorsilchantejustecettephrase-là,toutletemps,touslesjours.

Laterreurdumatin,c’estChristiane,connueaussisouslenomde«sanglierdesArdennes»,unpeumoinsdequarantebalais,petite,rondouillarde,leteintrougeaudsousdescheveuxblondfilasse.Elleestgentillemaistrèsmaladroite,avecdesgestessuper-rustres.Quandellet’habille,elleesttoujoursàdeuxdoigtsde te luxer l’épauleoude tefaire tomberdubrancard.Tous lespatients l’insultentgentimentenpermanence. Moi, après l’avoir engueulée comme tout le monde pendant un moment, j’ai essayé dechangerdetactique:jelametsenconfiance:«Allez,maChristiane,onvaseprendreunepetitedouche,çavabiensepasser,voilà…Super,Christiane,doucement,c’estbien…»Çamarcheàmoitié.Quoiqu’ilensoit,aprèsdeuxbonnescoupuressurlevisage,j’aidécidéderefuserdéfinitivementquecesoitellequimerase.

Dans la journée, il y a notremaman à tous, Charlotte, uneAntillaise qui doit peser pas loin dequatre-vingt-dix kilos, avec une poitrine monumentale. Ce n’est pas la plus speed mais elle est trèsagréable,ettrèsdrôle.Onentendsonrirejusqu’àl’étagedesTC.

Etpuis,ilyaFabrice,antillaisluiaussi,plutôtsympa,maiscen’estpasàluiqu’ilfautdemanderquelquechosesituveuxl’avoirrapidement.Cen’estpasqu’ilestlent,maisiltrouvetoujourstroistrucsàfaireavantdeterendreservice.Çamerendcomplètementdingue.Fabriceestundéfipermanentàtapatience.

Etpuis,ilyalesinfirmières.Ellesontunrôleplusmédicalquelesaides-soignants.Pourrésumer,sil’aide-soignantapportelepetitdéjeuner,l’infirmière,elle,faitlesprisesdesang.

Moi, jen’aimepasbeaucoup lagrosseMichèle, l’infirmièredenuit,cinquantepiges, l’air super-sévère.Ellen’estpasdutoutlàpourplaisanter.Et,ducoup,personneneplaisanteavecelle.

Ilyaaussilesinfirmièresdejour,Élisabeth,Carole,Nadine,Josy…Toutd’abord,soyonsclairs,cen’estpaspourlesoffenser,d’autantquecertainessonttrèsjolies,maisquandtupassesplusieursmoisenmilieuhospitalier,lemythedel’infirmière,tuenrevienstrèsvite.

Aurevoirlefantasmedelagrandeetbelleinfirmièrequientreensouriantdanstachambre,lecorpscintrédansunepetiteblouseblanchesexy…BonjourlapetiteJosyquiarriveenfaisantlagueuledanssonespècedebasdekimonojaunâtreetquitedit:«Bon,allez,c’estl’heured’alleràlaselle!»

Jepeuxvousassurerque,trèsrapidement,tutefouscomplètementdecequ’ilya,oupas,souslatenuedel’infirmière.

Dansuncentrederééducationcommecelui-ci,lerapportaveclesinfirmièresdevientviteintime.Etpourcause…J’aidéjàévoquélegrandmomentquotidiend’alleràlaselle,maispasencorelesdélicieuxplaisirsdusondageurinaire.

Quandonpenseauxparaplégiquesetauxtétraplégiques,onpensesurtoutàl’absencedemouvementdes bras et des jambes, rarement au fait qu’il faut aussi desmuscles pour uriner ou déféquer. Je suisdésolé de revenir une nouvelle fois sur ce sujet,mais c’est une triste réalité. Chez les personnes quiviventaveccehandicap,cesujettientuneplaceconsidérableautantdansleplanningquedansleuresprit.

Sixfoisparjour,onseretrouvedoncentêteàtêteavecuneinfirmièrequi,àl’aidedecompressesetdegants stériles,enfoncedansnotrepénisunesondede trentecentimètres.Lasonde,danssonvoyageintérieur,atteintlavessie,etl’urineestaussitôtvidéedansunepocheplastique.

Alain,untétratrèscultivéd’unesoixantained’années,surnommenosinfirmières«lesfemmesauxmilleverges».Ilestvraique,dansunecarrièredeplusieursannéesànotreétage,uneinfirmièreenauravudesvertesetdespasdures…

Lesparaplégiques,quiontl’usagedeleursbrasetdeleursmains,peuventsesonderseulsaprèsunepetite formation. Mais les tétras doivent partager ce moment avec une tierce personne… Détailsupplémentaireàaccepter.

Puisque lemieux est de prendre la chose avec le sourire, il n’est pas rare de croiser dans notrecouloirdespatientsroulantàlarecherched’infirmièresdisponiblesencriant:«Bonjour,mademoiselle,c’estpourunsondage!»

Deplus,laplupartdesparasetdestétrasn’ontaucunemaîtrisedeleurssphincters,et,pouréviterlesfuitesentredeuxsondages,ilsenfilentun«penilex»,sortedepréservatifavecauboutunfintuyaureliéàunepocheurinairequel’onmaintientdansunfiletenrouléauniveaudelacheville.

Ces petits désagréments, invisibles du grand public, représentent souvent la plus grandepréoccupation des gens qui ont une atteinte neurologique, parfois même plus importante quel’impossibilitédepouvoirremarcher.

Touslesjoursetce,pendantplusieursmois,onvitaveclepersonnelsoignant.Unrapportparticuliers’installeentrenous.Cenesontpasnosconjoints,cen’estpasnotrefamille,cenesontpasnosamis,onnelesapaschoisismaisilsnoussontindispensables.Cesontdesrapportsd’êtrehumainàêtrehumain,alorsilsecréeforcémentdesaffinités,destensions,desengueulades.Ilsontunénormepouvoirsurnous.Ondépendd’euxpourlemoindregeste,c’estpourçaqu’ilestimportantdebienapprendreàconnaîtrechacun pour obtenir à peu près ce dont tu as besoin. Il faut composer avec leur état de fatigue, leurhumeur,leursusceptibilité.Et,commelequotadepersonnelsoignantparrapportauxnombresdepatientsestloind’êtreàl’équilibre,onpassebeaucoupdetempsàlesattendre,c’estinévitable.

Pouravoirnossoins,déjeuner,changerdechaîne,selever,selaver,s’habiller,secoucher,couperlaviande,seservirdel’eau,attraperuntrucdansleplacard,fumer,ondoitattendrenotretour.

Quandtun’espasautonome,tupassesplusdetempsàattendrequ’àfaireleschoses.Unbonpatientsaitpatienter.

Jesuissurprisparlenombredegarsquiontlemêmeâgequemoi.Rienqu’ànotreétage,onestseptou huit à avoir une vingtaine d’années. C’est notre génération qui est la plus représentée dans notreservice,etdeloin.

Je ne sais pas si ça veut dire quelque chose. Est-ce que vingt ans est réellement le temps del’insouciance,oùlesgarçonsn’évaluentpaslesrisques,oùilssecroientinvinciblesets’exposenttropfacilementàdessituationsdonnantlieuàdesaccidentsdramatiques?

D’uncôté,c’estencoreplustristedevoir,dansuncentrecommecelui-là,tantdegenssijeunesetdéjàtellementengalère.Àvingtans,onn’arienàfaireàl’hosto.Vingtans,c’estl’âgedessoirées,desvoyages,desnuitsblanchesetdelaséductionpermanente.Vingtans,c’estlerègnedesenviesd’enfantsdansuncorpsd’adulte.Vingtans,c’estl’âgeoùturêvesleplusetoùtutesensleplusapteàatteindrecesrêves.Non,àvingtans,onn’arienàfaireàl’hosto.

D’unautrecôté,vulecontexteducentre,heureusementqu’ilyadesjeunespourmettreunpeudevieetunpeudebordeldanscetuniverssidur.

Jeremarqueaussiquelesjeunesquisontlàviennentdemilieuxtrèspopulaires.Jenesaispasnonplussiçaveutdirequelquechose…

Quandtuvisdansunlieuquiregroupedesjeunesdetonâgependantplusieursmois,tuesobligédete faire des potes.Mais, dans un centre de rééducation comme celui-ci, qui rassemble des mecs quipartagentplusoumoinslesmêmesproblèmesquetoi,leslienssontsinguliers.

Ilssontàlafoistrèsforts,étantdonnélapériodequ’ontraversetous,etassezsuperficiels,commesiles difficultés du quotidien anesthésiaient tout autre développement de sentiment. Il doit être rare dedevenirmeilleursamisenserencontrantdansuncentrederééducation.Ici,onestpotesparcequ’onn’apaslechoix…Onaintérêtàdevenirpotes.Çarendleséjourunpeuplusagréable,mais,unefoisdehors,c’estsouventuneautrehistoire.

À l’inverse, ce qui est pratique, c’est que tu ne peux pas vraiment te faire des ennemis. Il y abeaucouptropdechosescomplexesàgérerchaquejour,tropd’énergieàdépenserpourtasurvie,pourtepermettreleluxededétesterquelqu’un.Lesmecsavecquitupourraist’embrouillerdanslavraievie,ici,tulestolèresnaturellement.Jen’aijamaisvudegrosseshistoiresentrepatients.

Quoiqu’ilensoit, ici, jemesuis faitdeuxvraispoteset jesuis raviqu’ilssoient là.Lepremiers’appelleToussaint.Ilaunehistoiredeouf,Toussaint.

C’estunAfricainquineconnaîtpas sesparents.Personnene saitqui ils sont,d’ailleurs. Il aétéplacétrèstôtdansunfoyer,etleseultrucquesavaientlesservicessociaux,c’estqu’ilétaitnélejourdelaToussaint.

Lapremièrefoisquejel’aivu,ilétaitavecunautrepatientdenotreâge,Steeve.Ilsdiscutaientdanslecouloir,assisdansleurfauteuilàl’entréedelasallefumeurs.Ilsm’ontappeléduregard,jemesuisarrêté à leur hauteur, et on a échangé deux ou trois banalités pour se présenter. Ils sont tous les deuxtétraplégiques.SteeveaeuunaccidentdescooteretToussaint,lui,s’estendormiauvolantdesavoiture.Steeveaunevraietêtedecasse-cou,voiredecasse-couilles.C’estpratiquementécritsursagueulequ’ilena faitvoirde toutes lescouleursà sesparents, et à sesprofs.Toussaintaun regardbeaucoupplusposé, un regard noir sous son crâne rasé qui te perce quand il te fixe. Il a une voix gravemais parle

souvent trèsbas.Quand je l’ai rencontré,àpeinedeuxsemainesaprèsmonarrivéeaucentre, luiétaitdéjàlàdepuisplusdetroismoiset,deparsonanciennetéetsoncharisme,ilfaisaitunpeuchefdegang,parraindelapetitebandedejeunesdel’étage.

Ilneparlepassouventdelui,Toussaint,maisj’aifiniparêtreassezprocheetleconnaîtreunpeu.SiledestinavaitpuprendrelaparoleàlanaissancedeToussaint,illuiauraitdit:«Ehben,toi,

monpetitpote,danslavie,tuvasenchier…»Orphelin,placéenfoyerdansunquartierdifficiledeCorbeil,danslabanlieuesuddeParis,ilaeu

uneenfancemouvementéeetuneadolescenceoùlapetitedélinquancegranditetfrôleparfoislesennuissérieux.

Iladucaractère,Toussaint,etd’aprèscequ’ilm’araconté,onnel’apassouventaidé.Maisils’enestbiensorti, toutseul.Ilaeudumal,maisilamontésapetitesociétéàl’âgedevingtetunans, ilaouvertsapropresalledefitness-musculationdanssaville,toutseul.

Et puis, il y a eu l’accident, il a perdu l’usage de ses jambes, quasiment celui de ses bras, et,aujourd’hui,ilrepartdezéro,toutseul.

Commeils’esttoujoursdémerdésansl’aidedepersonne,c’estvraimentcettedépendancetotalequiluipèseleplus.Nepaspouvoirmarcher,c’estunechose,maisnepaspouvoirselaver,s’habillerniallerauxtoilettessansêtreassisté,ilnel’acceptepas.

J’ai du mal à l’imaginer avant son accident. Il paraît que c’était une véritable masse, limitebodybuilding.C’est dur à croirequand tu levois sur son fauteuil, la peau sur lesos, sans lemoindremuscle,commenoustousici.

C’estétonnantd’ailleursdeconstateràquelpointcehandicapnousrendsiressemblantslesunsauxautres. Tous les paras et les tétras ont les mêmes jambes et le même petit bide dû à l’absenced’abdominaux. Tous les tétras ont les mêmes bras, les mêmesmains et les mêmes positions sur leurfauteuil.Àpartirdumomentoùunmusclenefonctionneplus,c’est impressionnantdevoir lavitesseàlaquelleilfond.Onapresquetouslemêmecorpsdécharné,squelettique.

Je suis souvent assis à côté de Toussaint à la cantine. Il commence à manger seul, avec uneadaptationàlamainpourluitenirsafourchette.Onvoitbienqu’ilgalère,maisçaluifaitquandmêmedubiend’êtreunpeuautonomelà-dessus.

Souvent,quandilfaitbeau,onvaprendrel’air,aprèslerepasdumidi,devantlacantine.Onrejointlesquelquesfumeursquiontréussiànégocieravecquelqu’unpourleurtenirleurcigarette.

C’esticiqu’unjour,touslesdeux,onaeucettediscussionsurleconceptde«gâcher»unmomentdesavie.

Jenesaispluscommentc’estvenu,maisonaimaginéunmecqui,enallantàunesoirée,tombeenpanne d’essence et, au lieu de passer le bonmoment qu’il a prévu, attend qu’on le dépanne pendantplusieursheures.Lemecseditalors:«Putain,j’aivraimentgâchémasoirée…»

Après,onaparlédumecqui,laveilledesasemaineauski,secasselachevilleenjouantaufootavecsespotes.Ilpeutalorslégitimementsedire:«Putain,j’aivraimentgâchémesvacances…»

Ouencorelesportifquisedéchire les ligamentsdugenouà l’aubedesasaisonetquiseplaint :«Putain,j’aivraimentgâchémonannée…»

Bennous,avecToussaint,onaprisunpeudereculsurnotresituation,etensemarrant,maisavecungrandsilencederrière,ons’estdit:«Putain,onavraimentgâchénotrevie…»

C’estl’histoired’unmeccomplètementsaoulquienchaînesonhuitièmeverredansunpetitbarenfacedechezlui.Lepatronl’engueule:«Allez,Pierrot,finistonverreetrentrecheztoimaintenant,ilestdeuxheuresdumat,tafemmevaencoret’insulter.»

Pierrot tentede se lever et s’écrasepar terre commeun sac. Il rampe jusqu’à laportedubar, lapousse et dégringole les deux petitesmarches de l’entrée pour atterrir allongé sur le dos, àmême letrottoir.Ilsetouchel’arcadesourcilière,constatequ’ilsaignemais,sanss’émouvoir,ilseremetsurleventre.Aprèsavoirvomiquelquessecondes,iltraverselarueenrampant.C’estmaintenantsescoudesquisontensangmaisils’accroche,parvientduboutdubrasàouvrirlaportedechezlui,rampedanssoncouloirpuisdanssesescaliers.Aprèsunebonnedemi-heured’efforts,ilsehissesursonlitet,profitantdusommeiltrèsprofonddesafemme,ilparvientmêmeàsedéshabilleretàseglissersouslesdraps.Ils’endortdanslaseconde…

Aupetitmatin,ilestréveilléparsafemmequiluihurledessus:«Pierrot,espècedegrospoivrot!Tut’esencorebourrélagueuleaucaféenfacehier!»

Pierrotbredouille«Maispasdutout,jesuisrentrétardmaisjen’aipasbu,pourquoitudisça?»«Parcequelepatrondubarvientd’appeler.T’asencoreoubliétonfauteuilroulant!»

BlagueracontéeparFarid,patientparaplégique.

Farid,c’estmonautregrandpoteici.Ah!Farid,heureusementqu’ilestlà,celui-là.Ilestarrivéaucentrequelquessemainesavantmoietonafaitconnaissancepetitàpetit,ensecroisantdanslescouloirs.

Faridestparaplégiquemais,contrairementàtouslesautrespatients,cen’estpasnouveaupourlui.Ilaeusonaccidentàl’âgedequatreans.Ilagrandienfauteuildansunegrossecitéd’Aubervilliers,enSeine-Saint-Denis.Ilestderetourdansuncentrederééducationàcaused’unproblèmeàlahanche.Ils’est fait opérer pour ça ; il va devoir être suivi par un kiné et rester alité une bonne partie de sesjournéespendantplusieursjours,voireplusieurssemaines.

OnvoittoutdesuitequeFaridn’estpasundébutantdanslehandicapàlafaçondontilconduitsonfauteuil.C’estunvirtuose,ilvabeaucoupplusvitequetoutlemonde,tournesurlui-mêmeetpeutroulerunbonmomentuniquementsurlesrouesarrière…C’estqu’ilaplusdeseizeansdepratique,Farid.

L’autredifférenceentreFaridetnous,c’estqueluisaitparfaitementcequ’ilfaiticietpourquoiilestlà,tandisquenousautres,quiavonseunotreaccidentilyamoinsdetroismois,essayonsencoredecomprendrecequinousarriveetnousdemandonsencorebeaucoupcequinousattend.

Faridn’estplusdanscegenredequestionnement, il a acceptédepuis longtemps sonétat (s’il estpossiblede l’accepterunjour).Etc’estpeut-êtreaussiçaquifaitqueFaridrayonnedifféremmentdesautrespatients.Ildégageunebelleénergie,ilauneaurasuper-positive.

Pourtant, commeonpeut l’imaginer, iln’apas franchementeu lavieque l’onpeut souhaiteràungamin. Il a connu les centres pour enfants handicapés, les tentatives difficiles d’intégration dans unsystème scolaire classique. Si tu ajoutes à ça une famille dans une situation sociale et financière trèscompliquée,tuobtienslaréalitédemonpoteFarid.

Ilm’apprendbeaucoupdechosessurlehandicap:lavied’unenfanthandicapé,lesdifficultésdespersonneshandicapéesensociété,lafaçondontellessontperçues.Iln’yaqueluiquipeutmeracontertoutçacar,misàpartNicolasquej’aitrèspeuvu,Faridestleseulhandicapéducentreàavoirvécusonhandicapendehorsdumilieuhospitalier.C’estleseulquisaitcommentsepasselavraievieenfauteuilroulant.

Etben,çan’apasl’aird’êtreterrible…Un jour, ilm’a dit : «Tu vas voir, le regard des gens sur unmec handicapé se fait en plusieurs

temps.Quandlesgensterencontrentlapremièrefois,tun’esriend’autrequ’unhandicapé.Tun’aspasd’histoire,pasdeparticularités,tonhandicapesttaseuleidentité.Ensuite,s’ilsprennentunpeuletemps,ilsvontdécouvrirunefacettedetoncaractère.Ilsverrontalorssituasdel’humour,situesdépressif…Enfin,ilsverrontpresqueavecsurprisequetupeuxavoirunevraiepersonnalitéquis’ajouteàtonstatutd’handicapé:unhandicapécaillera,unhandicapébeauf,unhandicapébourgeois…»

J’aitrouvéçaintéressantettrèsutilepourlasuite.Pourceuxquin’ontpasl’habitudedelecôtoyer,le statut d’handicapé (surtout en fauteuil roulant) est tellement marquant (effrayant, dérangeant) qu’ilmasque complètement l’être humain qui existe derrière. On peut pourtant croiser chez les personneshandicapéeslemêmegenredepersonnalitésqu’ailleurs:untimide,unegrandegueule,unmecsympaouungroscon.

J’ai d’ailleurs rencontré dansmon centre de rééducation un bel échantillon représentatif de cettediversité…

AvecFarid,jeretrouveunecomplicitédignededeuxvraispotes.Onserejointtoutletempsaprèsnosséancesdekiné,ouaprèslesrepas.Onanospetitsmomentspourdébrieferetcommentercequisepasseautourdenous.Onchambrepasmallesaides-soignants,onparledesmeufsducentre,mêmes’iln’yenapasbeaucoup.Ona lemêmeâgeet, sans seconnaître,onagrandidans lamêmebanlieue, àquelqueskilomètresl’undel’autre,alorsonapasmaldepointscommuns.Onécoutebeaucoupderaptouslesdeux,onconnaîtlesmêmeschansonsparcœur.

LesnombreuxjoursoùFariddoitresteralité,ildemandeauxaides-soignantsqu’ondéplacesonlitdanslecouloirousurlaterrasselesjoursdesoleilpournepaspéterlesplombsenrestanttoutletempsseuldanssachambre.Et,commeFarid jouede laguitare,çametde l’ambianceà l’étage. Il joueet ilchanteFrancisCabrel,SteevieWonder,KeziahJones.Depuis,jen’entendsplusjamais«Lacorrida»deCabrel sans penser àFarid. Il a du talent, en plus, ce con, lui qui n’a jamais appris lamusique et neconnaîtrienausolfègemaisquijoueàl’oreille,àladébrouille,unpeucommetoutlerestedesavie.

Farid,ils’emmerdetellementquandildoitresteraulitalorsquetouslesautrespatientspartentenrééducation, qu’il a inventé le concept de « niquer une heure ». Il est à l’affût de tout ce qui peutcontribuer à faire passer le temps. Bien sûr, l’idéal, c’est le sommeil. Si tu fais une bonne sieste, tu«niques»uneheurefacilement.Unbonfilmàlatélépeuttepermettrede«niquer»unebonneheureetdemie.Unlongcoupdetéléphonepeutêtreutilepour«niquer»vingtminutes…Ilestmarrant,ceFarid.

Moi,j’ailachanced’êtretrèsentouré.J’aidesvisitespresquetouslesjoursdelasemaine,aprèslerepasdu soir, et tous lesweek-ends. Il y amesparents,ma sœur,macopineet tousmespotesqui serelaientpourquej’aietoujoursdumondequiviennemevoir.

Cen’estpaslecasdeFarid.Ilfautdireque,quandtuesenfauteuilroulantdepuisplusdequinzeans,çaémeutmoinstonentouragedetesavoirencentrederééducation.Lepirepourlui,c’estleweek-end. Il n’y a aucune séance de rééducation et certains patients ont le droit de rentrer chez eux.Là, lecentre paraît complètement désert. Alors Farid est à la recherche perpétuelle de tout ce qui pourraitniquerlamoindreseconde.C’estvraipourtoutlemondedanslecentremaispourFarid,plusquejamaispendantcesjours-là,unmomentbanalcommemangerouselaverreprésenteunetrèsbonneoccupation.

À l’inverse d’à peu près tous les êtres humains dans le monde, il attend le dimanche soir avecimpatience.

QuandFaridaeuledroitdes’asseoirànouveaudanssonfauteuil,ons’estbeaucoupbaladétouslesdeux.Quandilfaitbeau,onvafaireletourduparcquientourelecentre.Quandilnefaitpastrèsbeauaussi,d’ailleurs.J’aitoujoursaiméêtredehors.Jedoisavoiruncôtéclaustrophobe,dèsquejesensunpeud’airetdevent,jemesensbien.Etpuis,allerdansleparc,çanoussortunpeudel’odeurdemortquiempestenotreétage.Mêmesionyesthabitué,c’esttoujoursagréabledechangerd’air,depasserdecemélanged’odeurdebouffe,depansementetd’eaudejavelàuneodeurd’arbresmouillésetdegazonfraîchement tondu. Il est super-grand, ce parc, des chemins bordent de grandes pelouses, d’autress’enfoncentdansdessous-bois.Pourmoi,c’estfacile,jen’aiqu’àactionnerlamanettedemonfauteuilélectrique,maispourFarid,enfauteuilmanuel,c’estdusport.Çatombebien,ilaimeça,lesport,iladesbrasimpressionnants.Jenel’aijamaisvuperdreunbrasdefer,danstouslesconcoursquiontpuêtreorganisésaucentre.

Pendantcesviréesàl’extérieur,Faridparticipeàmonperfectionnementdelaconduiteenfauteuil,ilm’explique les trajectoires à prendre, les degrés de pente à éviter, me montre comment négocier untrottoir.Mêmes’iln’ajamaisconduitdefauteuilélectrique,ilacôtoyétellementdegensquienonteuqu’ilestquandmêmeexpert.

Souvent, arrêté aumilieudu cheminquimènevers le bois, on croiseM.Amlaoui, tout seul, toutmaigresursonfauteuilélectrique, lesmainssur lesgenoux. Il regardedans levidequand ilouvre lesyeux.Souvent,illesgardefermésfaceausoleil.Quandonlecroise,ilnousdituntoutpetit«bonjour»avecsonaccentdeblédard.M.Amlaouiesttoujourstoutseul,avecenpermanenceunpetitsouriregênéetunregardpleindetristesse.M.Amlaoui,tuasenviedeleprendredanstesbrasetdeluidirequetueslàpourlui,quetoutvabiensepasser.Ilal’airtellementseul.Jen’aijamaissucequiluiétaitarrivé.Ilparlemallefrançais.Etpuis,detoutefaçon,ilneparlejamaisàpersonne.

AvecFarid,cequ’onaimebienfaireaussi,c’estsepromenerdanslescouloirs,lesoir,quandtoutlemondeestcouchéetqueleslumièresdesespacescommunssontéteintes.Onal’impressiondefairedestrucsuntoutpetitpeuinterdits,commeencolo,quandtut’échappaisdetachambreoudetatenteetquelesmonostecherchaientpartout.Tusavaisquetun’avaispasledroitdefaireça,maistusavaisaussiquecen’était pasbiengraveet que tun’allaispas te fairevirerpour autant.Farid, lui, il s’en fout, il estcapabledesedéshabilleretdesecouchertoutseuldiscrètementmais,moi,j’aibesoindel’aide-soignantde nuit, alors je sais pertinemment qu’en rentrant àmon étage je vaisme faire engueuler.Tant pis, lapetitecavalevautbienunpetitsermon.Etpuis,jen’aijamaiseutrèspeurdesengueulades…

Notrecentreestgrandcommeunpaquebotdecroisièreetceterraindejeudenuitassezflippant.Laplupart du temps, nous n’entendons aucunbruit, si ce n’est celui dupetitmoteur demon fauteuil et lefrottementdespneussurlesol.Mais,parfois,enpassantàproximitédel’ailedesTC,ilyaaussidesgrandscris.Lesentendre résonner le longdescouloirsobscurssuffitànousprovoquer lepetit frissond’adrénalinerecherché.Onsesentunpeuenexpédition.Cegrandpaquebotnousestsoudainementoffert,ilronfleàsonrythmedecroisière,renfermantensonantreplusieurscentainesdevoyageursendormis.

Personnedanscebateaunesaitvraimentquandcevoyages’arrêteraetjusqu’oùilvanousmener.

AvecFarid,c’estlorsd’unedenosexpéditionsnocturnesqu’onafaitlaconnaissancedeFred.Ce soir-là, on va à l’autre extrémité du centre, après le couloir des amputés, jusqu’à l’aile des

grandsbrûlés.Fredestunpatientdecetteaile,ilestentraindediscuteravecunmecenfauteuildontlajambe est amputée au-dessus du genou. Ils se demandent bien ce qu’on fout chez eux, à cette heuretardive. On discute et sympathise rapidement avec Fred. Je l’ai déjà croisé deux ou trois fois lessemainesprécédentes.C’estungrandNoird’àpeuprèsnotreâge.Sijel’aidéjàvu,c’estparcequ’ilaledroitde sortirde son serviceet, s’il a cedroit, c’estqu’il compteparmi lesmoinsbrûlésdesgrandsbrûlés.Laplupartdesgenshospitalisésdansceservice,onnelesvoitjamais,niàlacantinenidanslesespacescommuns.

Lesgrandsbrûléssontpresquetoujoursensoinet,detoutefaçon,vuleurétatesthétique,ilsn’ontcertainementpasenviedesebaladerdanslescouloirs.

Déjà,Fredestassezimpressionnantàregarder.Lapremièrefoisquejel’aicroisédanslagrandecafétériacommuneàtouslesservicesetauxvisiteurs,jenepeuxpasmentir,j’aieufroiddansledos.Jen’avaisjamaisvudegrandsbrûlésauparavant.Ilavaitdesbandagesauxdoigtset,visiblement,ilenavaitperduunoudeux.Onnevoyaitquelapeaudesonvisage,quiétaittrèsamochée.Unepeaunoirebrûléeau troisième degré, c’est difficile à décrire. Certaines parcelles sont décolorées, presque blanches,d’autressontrougefoncéettoutesboursouflées.

Souvent, Fredporte unmasque enplastique transparent qu’il doit garder collé à sonvisagepourmainteniretraffermirlapeau.

Ilestmarrant,Fred,unmecsûrdeluiquin’aenapparenceaucuncomplexeparrapportàsonvisage,cequilerendpresquenormalàregarder.

Ilaunegrandegueule,unpeutropmême.Unefois,ilasifflédeuxdemescopinesvenuesmerendrevisite. Quand je l’ai appris, j’ai décidé de lui mettre un petit coup de pression, pour le principe, etsûrementaussipourmesentirunpeudanslavraievie.J’aifaitmacailleraàdeuxballesetluiaiditquej’avaispasmaldepotesetque,s’ilvoulaitquetoutsepassebien,ilferaitbiendevitearrêtercegenredefamiliarité.Jepensaisqu’ilallaitréagirunpetitpeu,maisilabaissélesyeuxets’estexcusécommeunpetitgarçon.

Ducoup,quandj’airacontéçaàFarid,jeluiaiditquejem’envoulaisetquej’avaisététropduraveclui.Farids’estfoutudemagueuleenmevoyantculpabiliseretm’aditqu’enfindecompte,Fredetmoi, on était deux petits agneaux et que ce n’est pas avec nous qu’il allait y avoir enfin un peud’animation.Ilamêmeajouté,suruntonironique,qu’ilauraitbienaimévoirunebonnebagarreentreuntétraplégique et un grand brûlé, que l’embrouille aurait eu de la gueule, que ça auraitmis un peu depimentdansnotreroutine…«Maisbon,sivousvoulezpasqu’ons’amuse,sivousvoulezqu’onsefassechiercommedesratsmorts,c’estbien,continuezàêtregentils!»

Avantd’atterririci,Fredavaitdéclenchéunincendiedansunpetitgarageenessayantderéparerunemobylette.

Lefeul’avaitencerclé,etils’étaitbrûlétoutlecorpsenessayantdesesauver.Ilasubiplusieursgreffesdepeau(âmessensibles,allezauparagraphesuivant).Unegreffedepeau

consiste à prélever sur son propre corps une couche de peau saine, un peu comme si on épluchait un

légumeavecunéconome.Onétendensuiteaumaximumlapeauprélevée,elledevientcommeungrillagemicro perforé, puis on la greffe sur la partie brûlée.Normalement, cette peau peut se reconstituer.Leproblème,chezlesgrandsbrûlés,c’estqu’iln’yaparfoispratiquementaucunezonedepeausaine.

Ensalledekiné,ilyasouventdesstagiairesquipassentdeserviceenservice,unesemainecheznousenneurologie,unesemainechezlesamputés,unesemainechezlesgrandsbrûlés,puisilsreviennentcheznous. Ilsnousracontentalors leurpassagechez lesgrandsbrûlés. Ilparaîtquec’estextrêmementdifficile ; le premier jour, de nombreux stagiaires font des malaises. Les personnes brûlées passentbeaucoupde temps dans des bains pour ramollir leur peau.En salle de kiné, ils passent beaucoupdetemps lesmembres attachésdans certaines postures pour étirer les zonesdepeau les plus touchées etéviterqu’ellesneserecroquevillent.

Lesstagiairesnousdisentquel’odeuresttrèsparticulièredansceslieuxdesoins.Audébut,c’esttrèsdur.Etpuisilss’habituent.

Toutlemondes’habitue.C’estdanslanaturehumaine.Ons’habitueàvoirl’inhabituel,ons’habitueà vivre des choses dérangeantes, on s’habitue à voir des gens souffrir, on s’habitue nous-mêmes à lasouffrance.Ons’habitueàêtreprisonniersdenotreproprecorps.Ons’habitue,çanoussauve.

Cette cafétéria où l’on occupe pas mal de notre temps libre, elle nous paraît presque normale.Pourtant,quandlafamilleoulespotesviennentnousrendrevisitepourlapremièrefoisetqu’ensembleonsquatteunpeuici,jevoisbiendansleursyeuxqu’ellen’estpasdutoutnormale,cettecafétéria.Onycroisedesgensenshortquisedéplacentsuruneseulejambe,onycroisedesmomiesenrouléesdansdesbandages qui ne laissent apparaître ici et là que quelques zones de peau complètement brûlées, on ycroisedesvisiteurspoussantdansleurfauteuilroulantdeszombiesàlatêtedetravers,laboucheouverteetleregardperdudanslevague…

Ça doit faire bizarre de découvrir d’un coup d’un seul l’ensemble du tableau. Nous, on s’esthabitués.Toutlemondes’habitue.

Dehors, à quelques kilomètres de notre centre, il y a des cafétérias où les gens ont des visagesnormaux,ilssontdeboutavecdesdémarchesnormales,ilssontbienhabillés,biencoiffés.

Onoublieraitpresquequ’elleexiste,cettevie-là,ailleursquedanslesclipsdeM6.

Endehorsdesheuresderééducation,onnerestepasuniquementàlacafétéria.Onvadehorssiletempslepermet,ontraînedanslasallefumeursouonsquattetoutsimplementdansuncoindecouloir.L’avantage,c’estqu’onnerecherchepasforcémentunlieuavecdesbancsoudeschaises.Nous,quelquesoitlelieuoùl’onva,onestdéjàassis.

Ilyaunebonneambianceentretouslesjeunesdel’étage.Çachambre,çarigole,onseracontenosanecdotesdujouroucellesdenotrepassé.C’estcommeuneambiancedecoloniedevacances,saufquelesactivitésproposéesdanscettecolosontunpeuparticulières…C’estcommeunebandedemecsquitraînentenbasd’unbâtiment,saufquetouslesvoisinsportentuneblouseblanche.Etpuis,commedanscettebandeonatousàpeuprèsvingtans,unpasséplusoumoinsmouvementéetducaractère,forcément,danslesvannes,onnesefaitpasdecadeau.Çatorpilledanstouslessens,aveclapetitedosedecynismesupplémentaireliéeànotresituation:

Toussaint:«C’estquoicettepecou,Steeve?»Moi:«C’estvraiça,Steeve,déjàquetoncorpsestfoutu,aumoinsvachezlecoiffeur!»Farid :«Moi, si j’étais tonkiné, je refuseraisdem’occuperde toi tantque t’aspas faitquelque

chosepourtescheveux.»Steeve:«Eh!Maisfermezvosgueules,leshandicapés,vousêtessuper-agressifsdepuisquevous

pouvezplusvousbranlertoutseuls!»

Finesseetfraîcheurdelagentmasculine.

Unautretrucmarrantaussi,c’estlatétra-boxe.Onorganisedanslescouloirsdespetitscombatsdeboxe entre tétraplégiques, comme si la violence physique nousmanquait presque autant que le fait depouvoir marcher ou courir. Je ne pense pas que la Fédération française de handisport aurait envied’homologuernotretétra-boxemaisnous,ons’amusebien,ons’est trouvénosrègles:unemainsurlacommandedufauteuil,l’autreprêteàmettredescoups,etc’estparti.Onsetourneautouretonessaietantbienquemaldesemettredescoupsdansletorseoudanslesbras.Évidemment,çaressembleàtoutsaufàdelaboxe.Déjà,untétraestincapabledeserrerlepoing.Ensuite,lemusclequisertàtendrelebrass’appelleletriceps,etlaplupartdestétraplégiquesensontcomplètementdépourvus.Quandjesuisdanslapartie,lecombatestassezdéloyalcarj’airetrouvéuneforcenonnégligeabledansmontricepsgauche.Jepeuxdoncmettredesvrais«directs»tandisquelesautrestententdejeterleurbrasendirectiondel’adversaireàlaforceuniquedesmusclesdel’épaule.

Tétra-boxe:subtilitéettendressedelagentmasculine.

Ilestvraique,contrairementauxautres,jeregagnedeplusenplusdemobilité(essentiellementducôtégauche).Jelevoislorsdesséancesderééducation,lorsdemescombatsaveclesautrestétras,maisaussi à chaque moment de la journée. Je change de chaîne très facilement, dès que le générique de

«M6Boutique»commence, jemangeplus facilementet jepeuxmême tenirma fourchettede lamaingauchesansavoirrecoursàuneadaptation.M’habiller,pourunaide-soignant,devientuneformalité.

Surtout, grande nouveauté, je m’aperçois que, quand je suis allongé sur mon lit, je parviens àbasculeretàmemettretoutseulsurmonflancdroit…Ungrandkif!Prèsdetroismoisquejepassaisl’intégralité de mes nuits sur le dos. La qualité de mon sommeil va faire un bond extraordinaire. Jen’arrive pas encore àmemettre surmon flanc gauche,mais qu’importe, j’ai désormais deux optionsquandjemecouche.

Un autre lieu sympa pour niquer une heure à plusieurs, c’est la salle fumeurs de notre étage.NiToussaint,niFarid,nimoinefumonsmaisonaccompagneSteeve.Etpuis,danslasallefumeurs,ilyaunvieuxposteoùonpeutécouterdelamusique.

Danscettesalle,ilyatoujourslegrosMax,unpatienttétraplégiqueunpeuplusâgéquenous.Onl’appelle«legardien»parcequ’onn’estjamaisentrédanscettesallesansqu’ilsoitlà.Ilfumetoutletemps,toutcequ’onveutbienluidonner:descigarettes,dutabacàrouler,dushit,del’herbe.Maxneparlepasbeaucoup,iln’estpastrèsexpressif,ilerreàsonrythme,d’unehumeurrégulière.D’ailleurs,cettehumeurestdifficileàdéterminer.Onnesaitpastrops’ils’agitd’unedoucetristesse,d’unsentimentdefatalitéousimplements’ilsefoutdetoutcequisepasseautourdelui.Dansledictionnaire,pourlemot«nonchalance»,ilyaunephotodugrosMaxdansunnuagedefuméedeshit.Lesaides-soignantssaventtrèsbientoutcequ’ilfume,maisilsnedisentrien.Simplement,quandilfumeautrechosequ’unesimpleclope,Maxnedemandepasàunaide-soignantde lui tenir le joint.Danscecas-là, ildemandeplutôtàRichard,lepatientparaplégiquequipartagesachambre.

Richard est unAntillais d’une quarantaine d’annéesmais il en paraît aumoins dix de plus. Sescheveuxsonttoutblancs.Ilnousaditque,justeavantsonaccident,ilétaitbrunetquesescheveuxontblanchienquelquesjours.Jenesaispassic’estpossible.

Son accident, c’est en fait une balle qu’il s’est prise alors qu’il tentait de s’interposer entre unejeunefilleetsonagresseur,tardlesoir,àlasortiedumétro.

Richardestleseulpatientréellementdépressifdel’étage.Jenel’aipasvusourireuneseulefois.Chaquejour,ilaunpeuplusderidesetbaisseunpeupluslatêtequandil traînesonfauteuildanslescouloirs. En plus, il souffre de ce qu’on appelle des « douleurs neurologiques » apparemmentinsupportables. Je n’ai jamais bien compris d’oùviennent cesdouleurs et pourquoi lui, enplusd’êtreparalysé, se tape ces crises terribles, comme des coups d’électricité qui parcourent tout son corps.Commelaplupartdesgens ici, ilsaitqu’ilneremarcherapaset,visiblement, iln’estpasenpassedel’accepter.

Unsoiroùjen’avaispasdevisites,j’ailonguementparléavecluiàlacafétéria.Lui,desvisites,iln’en a jamais. Il n’a pas de femme, pas d’enfant, et le reste de sa famille habite aux Antilles ou enprovince. J’ai réussi à le faire parler de son passé, lui qui n’est habituellement pas très loquace, et,commecesoir-làlesdouleursonteul’airdelelaissertranquille,j’ail’impressionqu’ilapasséunbonmoment.Jen’iraipasjusqu’àdirequ’ilasourimaisilaunpeudéfroncélessourcils.Pendantquelquesminutes,jecroisqu’ilapenséàautrechosequ’àsonhandicap,etjel’aisentipresquedétendu.

Unautrepatientquisaitqu’ilneremarcherapas,c’estJosé.Etpourtant,ilaunepêcheincroyable.Avecsonénormeaccentportugais, ilpasseson tempsà raconterdeshistoiresdrôlesousesancienneshistoiresdecul.Joséaenvironquaranteansetsaprincipalepréoccupation,c’estsonérection.Elleavait

disparuaprèssonaccidentmais,depuisquelemédecinluiaprescritdesinjectionsdejenesaisquoi,ilbandeànouveau.Et,croyez-moi,àl’étage,toutlemondelesait.Déjàqu’ilétaitplutôtdebonnehumeur,là,avecleretourdecequ’ilappelle«savirilité»,ilestauxanges.Ilfaitlescentpas(lescentroues?)danslecouloirenchantantàtue-têtedeschansonsportugaises.

Jeme rappelle qu’un jour Josém’a affirmé sur un ton solennel : « Tou chais, Fabien,moi,mesjambes,jepeuxm’enpacher…Mais,chijenebandeplous,jepréfèrecrever!»

Enparlantd’érection,ilfautsavoirquelaplupartdesgensquiontuneatteinteneurologiqueontundérèglementtotaldelafonctionérectile.Engros,quandtudevraisêtreexcité,riennesepasse,mais,enplus,alorsquerienn’estlàpourtemettreenjoie,tupeuxtetaperunegaulecomplètementincontrôlée.

J’aieulachancedepassertrèsvitecettepériodequipeuts’avérertrèsgênante.Maisc’estsurtoutlesgarsquinerécupèrentaucuncontrôlede leurcorpsquicontinuentd’encaissercesympathiquepetitdésagrément.

Enkiné,parexemple, tout lemondeesten jogging ;à la findesséances,onnousattachesurdestablesdemassagequ’oninclineplusoumoinsenavantpourréhabituernoscorpsàlapositionverticale.

C’est ainsi que parmi les scènes traditionnelles du centre, pourtant surréalistes sorties de leurcontexte, j’ai vu des mecs à la fin des séances de kiné, attachés à leur table, discuter des qualitésdéfensivesdeDidierDeschampsavecuneferveursouslejoggingtoutàfaitinappropriée…

Lasalledekinéestunegrandesallecarréerempliedemobilieretdematérielderééducation:destables demassages, des bancs de différentes tailles et hauteurs, des poulies, des haltères, des barresparallèles…Ilyrègnetoujoursuneactivitétrèsintense.Entrelesalléesetvenuesdesfauteuilsroulants,leskinés,lesaides-soignantsquiépaulentleskinéspourinstallerlespatientssurlestables,cettesalleestunevraieruche.

Au début de mon séjour, je n’avais qu’une séance par jour, mais dès que j’ai été un peu plusrésistant,j’aieudroitàuneheurelematinetuneheurel’après-midi,enplusdelaséanced’ergoetdel’éventuelpassageàlapiscineouàlabalnéo.

Comme jecontinuede récupérerunpeudemamobilité,mes séancesdekinéontpasmal évoluéavec le temps. Elles commencent toujours par une longue séance d’étirements et demobilisation desjambes,desbrasetdesmainspouréviterquesecréentdesrétractionsmusculaires.

Dans la foulée, on enchaîne sur toutes sortes d’exercices : renforcement desmuscles (au départ,quandilssonttrèsfaibles,ils’agitjusted’essayerd’accompagnerlemouvementquecréelekinésurunbrasouunejambe),maintiendelapositionassisesansdossier,maintiendelapositionàquatrepattes,mouvementsausol(exemple:passerde«surledos»à«surleventre»)…Puis,laséances’achèvetoujourssurcettefameusedemi-heurede«verticalisation»,lecorpsattachéàunplanincliné.

Monkinés’appelleFrançois.Ildoitavoiràpeinetrenteansmaisiladéjàlecrânebiendégarni.Ilaunebonnegueuleet,dèslepremierjour,j’aicomprisquej’avaisdelachanced’êtretombésurlui.Ilauneénergiedébordanteetcontagieuse.Ilauneconnaissancedesonmétierimpressionnanteetilt’enfaitgénéreusementprofiter,carenfacedeluiiln’apasseulementunpatientmaisbienunêtrehumain–cequi,ilfautl’avouer,n’estpastoujourslecasdanslecorpsmédical.

Jegarded’ailleursunsouvenirsympathiquedecetteabsencetotaledeconsidérationdelapartd’uncertainmédecin.C’était lorsdemontransfertd’hôpital(aprèscinqjoursd’hospitalisationenprovince,j’aichangéderéanimationpourmerapprocherdeParisetdelafamille).J’étaisallongésurunbrancard,dans un couloir.Onm’avait certainement stationné là en attendant de finir de préparer la chambre oùj’allaisêtre installé.Unmédecinétaitpassé, s’étaitpenchéau-dessusdemoietm’avait regardé. Je leregardaisdans lesyeux, ilvoyaitbienque j’étais tout à fait conscient,maisque jenepouvaispas luiparleràcausedestuyauxdanslabouche.Ilm’avaitdévisagé,maisn’avaitaucunementéprouvélebesoindemedirebonjour.Aulieudeça,ilavaitouvertmondossiermédicalposésurlebrancardets’étaitmisàcrierjusteau-dessusdemoi:«Ilestàqui,cetétra,là?»

Jemesouviensquejenesavaispasencorecequeçavoulaitdire«tétra»maisj’avaisbiencomprisquececherdocteur,autactinégalable,parlaitdemoi.

Monkiné,c’estl’opposédeça.Ilteditcequ’iltefaitetilexpliquepourquoi.C’estsuper-agréablede se sentir autre chosequ’uncasmédical face àuneblouseblanche.Etpuis, c’est trèspédagogique.AvecFrançois,j’airévisémonanatomieetj’aibeaucoupapprisenneurologie.

Enplus,ilneparlepasquederééducation.Toutl’intéresse,ilesttrèsbavard.C’estunpassionnédemusiqueetdesport,maisausside théâtreetd’écriture.Chaqueséancedekinéavec luiestunmomentagréable,épanouissantmême.

Pourtant,ilmefaitbosser,François,j’enbaveavecluietce,depuisledébut.Tenterdebougerunepartieducorpsquivientderetrouverunpeudevieestuneffortconsidérableetsurtouttrèsdésagréable(neserait-cequepourfairebougerundoigtsuruncentimètre).Çan’arienàvoiravecuneffortclassiquedemusculation où seuls lesmuscles travaillent. Là, il faut une extrême application pour un résultat àpeinevisible.Ceteffortestdifficileàexpliquer,unensembledeconcentrationetdefrustration.

Je parle de tout ça avec François. C’est une oreille experte et attentive qui peut me répondre,m’expliquer.Ilmeracontesesexpériencesavecdespatientsqu’ilacroisésdanslepassé,ilmedonnedesexemples…

Comme il a ce côté très humain que n’ont pas forcément toutes les blouses blanches que j’airencontrées,jeluiaidemandéunjouroùsesituelalimiteentrel’hommeetlepatientqu’ilaenfacedelui et s’il arrive toujours à garder une relation strictement professionnelle, car j’imaginais bien quedevenirtroppoteestunpiègeàéviter.

Il m’a confirmé que, dans son métier, et plus particulièrement dans ce centre où il travaille enpermanence avec des personnes en grosses souffrances physiques et psychologiques, il faut savoir seprotéger.Onpeutavoirunbonfeelingavecunpatientmais,quoiqu’ilarrive,ilfautsavoirmesurersondegréd’empathie.Etpuis,quandtutravaillesdanscemilieu-là,ilfautsurtoutsavoirraccrocherlablouseàlafindela journée.Quandturentrescheztoi, il faut laisseraucentre lesproblèmesdespatients,sedébarrasserautantquepossibledeleurshistoires,deleursdouleurs.

C’est aussi avecFrançoisque j’ai faitmespremières séancesdepiscine.Commedans toutes lespiscinesdumonde,ilfaitfroiddanslesvestiaires.Onesttroisouquatrepatientsparséance,Toussaintestavecmoi.Toussaint,onsefoutdesagueuleparcequ’ilatoutletempsfroid,alors,pourlui,lapiscineestuncalvaire.

Unaide-soignantnousdéshabille,nousmetenmaillotdebainetnous transfère surunechaiseenplastiquesituéeauboutd’ungrandbrasélectriquearticuléquinousdescendjusquedansl’eau.

Onnouséquiped’uneceinturebouéeetde flotteurs auniveaudeschevilles etducou.La séanceconsisteànagersurledosennousservantdenosbras.Jetrouveçatrèschiant.

Les gens comme nous qui ont des atteintes neurologiques ont également des problèmes dethermorégulation.Quand il fait trèschaud, lecorpsneventilepasbienetmetbeaucoupde tempsà serefroidir.Àl’inverse,quandilfaitfroid,ilmetbeaucoupdetempsàseréchauffer.Dèslors,lesséancesdepiscinenedurentpasplusdevingtminutes,parcequel’eauestassezfraîche.

Unefoisrhabillé,Toussaintpassetoujoursunquartd’heuresouslesoufflechauddusèche-cheveuxmural,immobile,lesyeuxdanslevide,avecuntrèslégersouriredebien-être.Jel’aitellementvudanscetteposition.Àchaquefois,jemedemandeàquoiilpeutbienpenser.Jen’oublieraijamaiscetteimage.

Unjour,danslapiscine,àlafind’uneséance,onm’enlèvelesflotteursquej’aiauxchevilles.Mesjambes coulent aussitôt et mes pieds touchent le sol. Je réussis à mettre un coup d’abdos pour meredresser et je me retrouve à peu près debout, avec de l’eau jusqu’à la poitrine. Je fais des petitsmouvements circulaires avecmes bras pour garder l’équilibre. Grâce àmon pote Archimède et à sapousséemagique,moncorpsesttoutlégeretjeparviensàgarderlaposition.Putain…jesuisdebout,enappuisurmesjambes.C’estunesensationtrèsagréable.Jesuisévidemmenttoutexcité.

Lesséancesdepiscinevontdevenird’unseulcoupbeaucoupmoinschiantes.

Iln’yapasbeaucoupdefillesdenotreâgedanslecentre.Entoutcas,ducôténeurologie,jen’enconnaisquedeux,quidoiventd’ailleursêtreunpeuplusâgées.

Maisunjour,enentrantdanslasalledekiné, j’endécouvreunenouvelle.Elledoitêtreenfindeséance puisqu’elle est attachée sur un plan incliné presqu’à la verticale. Elle ne fait donc rien, elleregardeautourd’elle,l’airserein.Nosregardssecroisentetons’échangeunpetitbonjourdelatête.

Elle est magnifique : une Rebeu d’une vingtaine d’années, les yeux intensément noirs, les traitsdélicatspresquefragilesetlescheveuxbrunsonduléstrèsépaisdechaquecôtédesesjouesquirendentson visage encore plus fin. Son silence et son air confiant, sa façon de poser les yeux sur le tumulteenvironnantluidonnentunebelleprestance,undouxcharisme.

Jusqu’àcequ’ellequitte lasalledekinéce jour-là, j’avoueque jen’arrêtepasde laregarderducoindel’œil,dèsquemaséancedekinémelepermet.

Lesoir,jedemandeàFaridetàToussaints’ilslaconnaissent,maisilsnevoientpasdequijeparle.Lesdeuxsemainessuivantes,onsecroisetouslesjoursdanscettemêmesallemais,àpartunsalut

poli,onnes’adressepaslaparole.C’est à la cafétéria que j’ai enfin l’occasion de discuter avec elle. Je ne l’ai jamais vue ici

auparavant.Elleesten traindeparleravecSteeve(ilest fort,ceSteeve…).Commeiln’yapersonned’autre que je connais autour d’eux, je n’ai aucun scrupule à m’incruster dans leur discussion. J’aid’ailleursl’impressionqueçafaitplaisirànotrebellenouvelle,quim’accueilleavecungrandsourire.

Elles’appelleSamia,ellehabiteParis.Ellenousditavoireuunaccidentdevoiturequil’alaisséeparaplégiqueincomplète,c’est-à-direqu’elleaquelquesélémentsderécupérationmaisellesembleloinderemarcher.

Elleestdoucemaisvive,elleestdrôleaussi.Ons’esttoutdesuitebienentendu.L’airderien,çafaitdubiendeparleràunemeufdanscetuniversdecasernedepompiers.Etelleaussiparaîtcontentedesefairedesconnaissancesdesonâge.

Depuis, on se retrouve régulièrement en fin d’après-midi à la cafétéria avecToussaint, Steeve etFarid.Onadésormaisunefilledanslabande,maisseulementàcemomentdelajournée.Elleestnotrepetitbonus,notresourirededix-huitheures.Steeveaunpetitfaiblepourelle,maisToussaintetFaridmedisentqu’elles’intéresseplutôtàmoi.Et,petitàpetit, j’aibienl’impressionqu’ilsontraison.Moi,jel’aimebien,peut-êtremêmequ’ellenemelaissepascomplètementindifférent,maisdelààimaginerquoiquece soit avec elle, il y a un fossé (que je suis d’ailleurs bien incapable d’enjamber).De temps entemps,ellevientmechercheràlafindemaséancedepiscine.Onrepartdanslescouloirstouslesdeux,puisqueToussaintpréfèrerestersoussonsoufflechaud.CesontlesseulsmomentsoùjesuisseulavecSamiaet,mêmesijedevineunpeusessentiments,jenemesenspasdutoutmalàl’aise.Ellenonplus.Finalement,iln’yapasd’ambiguïté.Ellesaitquej’aiunecopinequim’estindispensable.Ellel’adéjàcroiséed’ailleurs,carmacopinevienttrèssouventaucentrelorsdesvisitesdusoir.Samian’attendriendemoi.Etquandbienmêmenousenaurionsenvie,notresituationphysiquenousinterditd’imaginerquoiquecesoit,sansaucunefrustration.C’est justenaturelqu’onenrestelà.Et,aufond,quoiqu’endisentmespotes,jenesuispassicertaindecequ’ellepeutressentir.

FaridmechambresouventsurSamia:«Allez,elletekiffe…Soissympa,embrasse-laaumoins!»C’estquandilm’aditçapourlapremièrefoisquejemesuisrenducompteques’embrasserpourdeuxpersonnesenfauteuildoitêtreunesacréeépreuvephysique.Et,jusqu’àpreuveducontraire,siquelqu’unpeutaiderunepersonnehandicapéeàmangerouàfumer,personnen’atrouvédesolutionpourt’aideràéchangerunbaiser.

Je connais Samia depuis environ un mois quand j’apprends qu’en réalité elle n’a jamais eud’accidentdevoiture.Elles’estenfaitjetéeparlafenêtredesonappartement.Cen’estpasellequimel’adit,ellenem’enamêmejamaisparlé.

Et,quandonmeditqu’ils’agitapriorid’unetentativedesuicideliéeàunchagrind’amour,jesuistrèscontentqu’ellen’aitpasabordélesujetavecmoi.

J’ignoresic’estliéàcettenouvelledonnéemais,parlasuite,noussommesdevenusmoinsprochesavecSamia.Sonpossibleattachementàmoipourraitêtrelasourced’autresdésillusionsetrenforcerunepérioded’extrêmefragilité.Jen’aiaucunementl’intentiond’êtreaumilieudetoutça.J’aidéjàassezdeproblèmespourrisquerd’encauseràmontour.

Cen’estsûrementpasl’uniqueraisondenotrelégeréloignement.Jepenseque,detoutefaçon,elleamoins lemoral qu’au début de son séjour, et on la voitmoins souvent dans les parties communes ducentre.

Samian’estpaslaseulepensionnairequiaatterrilàaprèsunetentativedesuicide.Ànotreétage,ilyaaussiDallou,unmecd’unebonnequarantained’années,d’origineindienne.Apparemment,ilseseraitjetéd’unpont.Ilestbizarre,Dallou,insaisissable.Unjour,ils’adresseàtoid’unemanièretrèssympa,presquepaternelleet,lelendemain,ilteditbonjourcommes’ilneteconnaissaitpas.L’autresingularitédugrosDallou,c’estqu’ilcrie lanuit.Personnenesaitpourquoi.Est-cequ’iladesdouleurs?Est-cequ’il a des cauchemars ? Quoi qu’il en soit, les premières fois que j’ai entendu un de ses grandshurlementsrésonnerdanslescouloirsenpleinenuit,çam’aglacélesangpendantplusieursminutes.Ducoup,ilaétémisdansunechambreindividuelle.Moi,j’aitoujourspenséqu’ilenrajoute,voiremêmequ’iljouecomplètementlacomédiepourêtresûrdegardersachambretoutseul.

Lesuicideestforcémentunsujetqu’onabordedanscegenred’établissement,etpasseulementparcequedesgenssontarrivéslàaprèsunetentative.Pourcertains,lesuicidepeutégalementêtreunprojet,puisque,lemoinsqu’onpuissedire,c’estquelaparalysiesubiedujouraulendemainn’estpasunechosefacileàaccepter.Enplusd’êtreuneported’entréedansnotrecentre,lesuicidepeutégalementêtreuneportedesortie.

Durantcesmoisde rééducation, j’aidûcroiseraumoins troispersonnesquim’ontditclairementqu’elles attendaient quelques mois pour voir l’étendue de leur récupération physique et qui, sansperspectived’amélioration,comptaientmettrefinàleursjours.

Àmaconnaissance,heureusement,ellesn’ontpasmisleurprojetàexécution.Cequ’ilyadebiendanslefaitd’attendrequelquesmoisavantdeprendreunetelledécision,c’estque,mêmes’iln’yaaucunprogrèsphysique,minederien,cesquelquesmoispermettentd’accepterprogressivementsonnouvelétat,defaireledeuildelavied’avant.Cesquelquesmoisd’incertitudesauventdesvies.

Etpuis,ilyaceuxquin’enparlentpas…

Unmidi,àlacantine,Steeven’estpaslà.Notreaide-soignanteCharlotte,quis’enaperçoit,remonteànotreétagepourlechercher.Ellerevientsansluietpersonnenesaitoùilest.

Je le vois arriver à la findu repas aumomentoù jemedirigevers la sortie de la cantine. Je lereconnais àpeine.Sonvisage est tout gris, le blancdesyeux rougi et cesmêmesyeuxparaissent êtrecomplètementenfoncésdansleurorbite.Ilaletorsetouttordudanssonfauteuiletlatêtelégèrementdetravers.Ilrouleenregardantdroitdevantlui.

«Çavapas,Steeve?»Ilnemerépondpas,ilpassedevantmoisansaucuneréaction.Jecroisqu’ilnem’amêmepasentendu.Jem’arrêteuninstantpourlesuivredesyeux.Ils’arrêteàlapremièretable.Alors,Charlotte s’approchede lui l’air inquiet, elle essayede luiparlermais luine répondpas.Elleapprocheunemainvers sonvisagepour luimettre quelques petites claques, commepour le réveiller.Finalement,jelavoisquimetsonfauteuilélectriqueenpositionmanuellepourpouvoirlepousser.Tousdeuxrepassentdevantmoi.Steeven’atoujourspasl’aird’êtreconscient.

J’ai appris qu’il a vraiment perdu connaissance quelques minutes plus tard, alors que Charlottel’emmènevoiruneinfirmière.

Steevevientdetomberdansuncomaéthylique.Ilesttransféréimmédiatementenréanimationdansunhôpitalvoisin.

Unedemi-heureplustôt,ils’étaitcachédansunesallededoucheetavaitvidéd’unetraiteunlitrede vodka.Labouteille vide est retrouvée sur place. Je n’ai jamais su qui lui a ouvert cette bouteille.Steeveestcapabledeporterunebouteilleàsabouche,enlatenantdesdeuxmains,maisabsolumentpasdel’ouvrir.

Beaucoupdegensontinterprétécegestecommeunetentativedesuicide.Moi,jenesaispas.Peut-êtrea-t-ilseulementvoulusedéconnecterquelquesheuresdesatristeréalité.

ToutlemondeparlebeaucoupdeSteevecejour-là,lelendemaindéjàunpeumoins.Etpuis,laviereprendsamarchenormaleànotreétage.Joséparadedanslecouloirenchantantenportugais,Maxfumeses splifs dans la salle fumeurs, Richard grimace en poussant les roues de son fauteuil,M. Amlaouiregardetristementparlafenêtre,lesaides-soignantsnousaidentàvivre,les«femmesauxmilleverges»noussondentetPierreetValérievendentleursproduitsimprobables.

Même Toussaint, Farid et moi parlons peu de Steeve, peut-être trop occupés par notre luttequotidienne.Detoutefaçon,personnen’adenouvelles.

Ilestrevenuaucentreunebonnedizainedejoursplustardavecunemeilleuregueulequelorsdesondépart.Quandonévoquel’événementaveclui,ilditqu’ilnesesouvientplustrèsbiendecequ’ils’estpassé.Onsentbienqu’ilneveutpasapprofondirlesujet.Alorsonnel’ajamaisapprofondi…

C’est l’histoired’unesortiedegroupedansuncentrederééducationpourpersonneshandicapées.Le car est là, son chargement est toute une galère. On monte les patients, on range les fauteuils àl’arrière…

Lecardémarre,rouleetatteintunepetiteroutedemontagne.Touslespatientsdanslecarunissentleurvoixpourchantersurl’airde«AllezlesBleus!»:«Plus

vitechauffeur,plusvitechauffeur,plusvite!»Dansunpremier temps, le chauffeurn’yprêtepasattention,mais lespatients insistent et chantent

leurchansondeplusenplusfort.Pourlesamuser,lechauffeurprofited’unelignedroiteetmetunpetitcoupd’accélérateur.Lemoteur

vrombitpourleplusgrandplaisirdespassagersquichantentdeplusbelle.Pluslarouteestétroiteetleslacetsserrés,plusleschantss’accélèrent.Lechauffeurseprendaujeu

etmaintenant,dèsquelaroutelepermet,ilaccélère.Lespatientschantentalorsdetoutesleursforcesetlechauffeuraccélèremêmedanslesvirages.

Lespassagerssontsurexcitésethurlenttoutcequ’ilspeuvent.Lespneuscrissentdanslesvirages,lechauffeurprendtouslesrisquesetcequidevaitarriverarrive:ilperdlecontrôledesonvéhicule.

Lecartombedansleravinetfaitplusieurstonneauxavantdes’immobilisersurletoit.Touslespatientschantentalorsauchauffeuruneautrechanson:«Ilestdesnôôôtres!»

BlagueracontéeparJosé,patientparaplégique.

Detempsentemps,lesoir,ilyadesanimationspourlespatients:piècesdethéâtre(parfoisjouéespar le personnel soignant), soirées cinéma avec projection d’un film assez récent, soiréesmusicales,soiréesjeux…

Je me souviens d’un petit duo guitare-voix qui était venu animer une soirée dans la cafétéria.J’espéraisqu’ilsn’étaientpas tropmalpayés.Çadoitêtre trèsdurpourdesmusiciensdeseproduiredevantdesgenscommenous.Ilfautavoirunefibrehumaineetsocialebeaucoupplusdéveloppéequelafibreartistique,danscegenredesoirées.D’abord,nousétionspeunombreuxàfaireledéplacement.Surl’ensemble du centre, nous devions être à peine trente, dont un bon tiers dans l’incapacité physiqued’applaudir. On peut décemment rêver d’un meilleur public… Les artistes ne s’étaient pas laissédémonter et avaient fait preuved’une belle volonté pour instaurer un air de fête…mais,malgré leursefforts, l’ambianceétaitassezmorose.Ànotredécharge, il fautbienavouerquelespectaclesurscènen’étaitpasnonplusd’unequalitéàcouperlesouffleetque,eneffet,lepetitduoétaitbienplushumanistequemusicien.

Durantmonséjouraucentre,ilyaeuégalementdeuxsoiréeskaraoké.Danslemondeduhandicap,commedanstoutautremonde,plusc’estbeauf,pluslesgenssedéplacentet,parmitouteslesanimations,c’estsûrementlekaraokéquiattireleplusdepatients.

Évidemment, Toussaint, Farid et moi sommes là et, en bons banlieusards (surtout en bons adosattardés),nousrestonstoutelasoiréedansuncoindelacafétériapourcommenterlepassageaumicrodesunsetdesautres.Unesoiréekaraoké,çafouttoujoursunpeulecafardmaisalors,danscecontexte-là,onbatdesrecords.Lesparticipantschantenttousàpeuprèsaussifauxlesunsquelesautres.Ilyaceux quimanquent tellement de souffle qu’on les entend à peinemalgré lemicro, il y a ceux qui nepeuventmêmepastenirlemicro…Bref,ilvautmieuxenrireetça,onsaitlefaire.

Kévin,letraumatisécrânien,n’estpastrèsloindenous.J’aienviedeluidemanders’ilvachanterunechansondeBobMarley,mais j’ai troppeurqu’ilmeréponde :«Oui, j’adore,et toi, tuconnais?T’aimesbienBobMarley?»

Fred,notrepotegrandbrûlé,estpasséquelquetempspourécouternosconneries.Maiscessoiréessont tellementglauquesqu’ellesontmêmeraisondenotrepouvoirdechambrette.Auboutd’unedemi-heure à peine, nous n’avons plus d’inspiration pour vanner les prestations, souvent pitoyables, de noschanteursenfauteuil.

Onespère aumoins croiserSamiapourqu’elle semêle ànos sarcasmes.Dansnotre enviede lafaire rire, sa simple présence boosterait notre inspiration.Mais, contrairement à nous, Samia sembleaimersecouchertôt.

Onrestequandmêmejusqu’àlafindelasoirée,commesionavaitpeurdelouperquelquechose.Aumomentoùl’animateurrangetéléetmicroetoùtoutlemondesedirigeversleschambres,onnégocieavecunaide-soignantpourprendrel’aircinqminutesdevantlacafétéria.«OK,cinqminutesmaispasplus,aprèsc’estaulit!Jevousfaisconfiance!»

Ben,parfois,fautpasfaireconfiance…

Onestdehors,àregarderlanuitdepuisunedizainedeminutes,quandSteeveaunedesesbonnes

idées:«Venez,onvasebaladerdanslaforêtlà-bas!»(Ilyadespetitssous-boisàl’extrémitéduparcentourantlecentrederééducation.)Farid:«Ilestmarrant,lui,ilfaitnoir,c’esttoutmoulà-bas,onvas’embourber…»Steeve:«Justement,c’estçaqu’estmarrant!»Toussaint:«Ilaraison,c’estçaqu’estmarrant!»

Et d’un seul coup,Toussaint, à notre grande surprise, démarre son fauteuil pour enclencher notre

expédition,nenouslaissantd’autrechoixqueceluidelesuivre.Ilestétonnant,Toussaint…Ilauncôtétrèscalme,trèsposé.Iladansleregardquelquechosequi

vousdit:«Moi,j’aitoutvécuetplusriennevam’exciter»,et,detempsentemps,aumomentoùons’yattendlemoins,ilsetransformeengrandadolescentcapabledespiresgamineries.

Ons’enfoncetantbienquemaldanscettepetiteforêt.Souslesarbres,onnevoitpresqueplusrien.Onsesuitsansparler,attirésparlesendroitsoùilestleplusdurderouler.Enpleinejournée,pourdespersonnes qui marchent, cette aventure pourrait être risible, mais en pleine nuit, dans nos fauteuilsabsolument pas conçus pour ce type de terrain, une petite adrénaline est bien palpable… mélanged’excitationetd’appréhension.

Toutestpossible:unenlisementdefauteuil,unechute,unepannedebatterie(caronestenfindejournée)etseulFaridpourraitêtred’unepetiteaidesiunedecesmésaventuresarrivait.

On s’arrête quand on ne voit plus les lumières du centre. On éteint nos fauteuils et on semet àdiscuter : d’abord de l’engueulade qu’on va se prendre en rentrant à l’étage, puis de la journée dulendemain…puisdelasemained’après…

Et,pourlapremièrefois,onparled’avenir.Maiscettefois,onneparlepasd’avenirpoursevanner,oupourseprouveraveccynismequ’untelestdanslamerde,quel’autreestfoutu.Non,onparled’aveniravec sincérité, en se livrant, comme si l’atmosphère de notre sous-bois et le fait de ne pouvoir seregarderdanslesyeuxpermettaientunefranchiseetuneimpudeurjamaisrévéléesjusque-là.

Toussaintnousditqu’iln’espèreplusremarcher,quesonseulsouhaitdésormaisestderetrouverdel’autonomie pour tout ce qui concerne le fait d’aller aux toilettes. Il se demande bien où il va vivre,comment,avecqui…Iln’apaslamoindreidéed’oùilseradansunan.Ilnousditqu’iladéjàabandonnél’idéed’avoirun jourunenfant,qu’ilnesupporteraitpasdenepouvoir luidonnersonbiberon,denepouvoir l’habilleret l’accompagnerà l’école,denepouvoir joueraufootaveclui.Ilnepeutaccepterl’idéequ’àl’âgededeuxoutroisanssonenfantsoitcapabledefairebeaucoupplusdechosesquelui,etquecenesoitdéjàplusàluides’occuperdesonenfant,maisàsonenfantdes’occuperdelui.

Ilparledesavoixgrave,maissontonestpresqueneutre,sanstraced’émotion,commesi toutçaétaitaccepté,assuméetréfléchidepuislongtemps.

Steeve aussi a compris qu’il ne se remettrait pas debout, en tout cas pas tout seul. Mais il estpersuadéque les progrèsde la sciencedans les années àvenir permettront aux cas comme le sienderetrouverdelamobilité.Jenesaispass’illepensevraimentousic’estunemanièredenepastireruntraitdéfinitifsursesespoirs.

Enrevanche,Steeveveutdesenfants,lui.IlrépondàToussaintqu’ilestfoudenepasenvouloir,quec’estlaseulebellechosequ’ilnousreste.Alors,ilnesaitpasavecqui,ilnesaitpascommentily

arrivera, avec son système de procréation bien déglingué, mais avec les progrès de la science(heureusementqu’elleestlà,celle-là),ilyarrivera.

Pour Farid, c’est différent. Sur son fauteuil depuis plus de quinze ans, il sait à peu près ce quil’attendquandilsortiraducentre.Ilestsurunplanpourhabitersonpropreappartement,ilaaussidécidédepasserprochainementsonpermis.Etpuis,Faridveutdesenfants,etilenaura,c’estcertain.

Aucoursdecettesoirée,jesuissûrementceluiquiparlelemoins.Bienentendu,monaveniràmoiaussiestunpointd’interrogationgéant,maisjesuisenpleinerécupération.Jebougebienmesbras,mamainetmajambegaucheset,mêmesijecommenceàaccepterl’idéedeneplusfairedesportdehautniveau, jecompteme remettredebout,marcher,conduire, retrouverune indépendance totale,avoirdesenfants…Alors, je suispresquegênéd’avoir ledroitd’espérer tout ça. Jene saispas si j’ai ledroitd’exprimerpleinementmapeinedenepluspouvoirjoueraubasket,jenesaispassijepeuxmepermettred’exprimermescraintesetmesincertitudesquantauxannéesàvenir.

Oncommenceàavoirfroiddansl’humiditédenossous-bois.Ondécidederentrer.Lecheminduretoursedéroulesansencombre,sansunmotetsansaucunepeurdesefaireengueuler.

C’est la panique à l’étage, tout le monde nous cherche. L’aide-soignant de la nuit nous insultecopieusementennousvoyantarriversurnosgrosfauteuilstoutboueux,ilnouscriequeçanevapasenresterlà,qu’ilvademanderdessanctions,maisseshurlementsglissentsurnoussansnousatteindre.Onacertainementencorelatêtedansnotreforêt,l’espritdansnosconfidencesetl’humeurdanslagravitédumomentqu’onvientdepartager.

Depuisquelquessemaines,oncroiseunenouvelletêteàl’étage,ungrandmétisàpeineplusâgéquenous.Jusque-là,ilétaitducôtédeschambresindividuelles,mais,commemoncolocÉricquittelecentre(ons’estd’ailleursditadieusansgrandeémotion),c’estmoiquirécupèrelenouveau.

Il s’appelle Eddy, il vient de Deuil-la-Barre, dans le 95, à quelques kilomètres de chezmoi. Àl’occasiondesonchangementdechambre,jevoisarriversursatabledenuitunebonnepiledeCDderap français : NTM, IAM, Ärsenic, Ministère A.M.E.R… J’ai moi-même dans mes tiroirs une bellecollection dumême type, que j’écoute régulièrement sur un lecteur offert parma sœur, petit appareilportablequejeposesurmesgenouxquandjeparsenbaladeàl’extérieurouàlacafétéria.Étantdonnéqueleseulsonqu’aimaitÉric,c’étaitlemoteurdesmotos,jemedisqu’avecEddy,çavachangerunpeuetqu’onadéjàunpointcommun.

Endiscutant avec lui, dès lepremier jour, je constatevitequ’Eddyest cequ’onpourrait appelerdans notre joli jargon « une bonne grosse caillera ». La panoplie est complète : embrouilles de cité,traficsentoutgenre,potesenprison…D’ailleurs,siEddys’estretrouvététraplégiqueincomplet,c’estàlasuited’unrèglementdecompte.Ensortantd’unesoirée,unmecl’amenacéavecungun.Commelavued’unearmeàfeunel’apasémuoutremesure,ilacontinuéàfairelechaudetàmonterenpressionavecson agresseur. Celui-ci a fini par tirer et Eddy a pris la balle dans le cou. Pendant sa période enréanimation, ilaretrouvérapidementpasmaldeforcedanssamaindroite,maislerestenebougepasd’uncentimètre.

Eddy,malgrésonjeuneâge,aunenfantd’environquatreansquivientrégulièrementavecsamèremettre une pagaille bien sympathique dans notre chambre. Ça fait du bien de voir autant de vie etd’innocencefranchirleseuildenotrechambre.Lepetitestsuper-beaugosse,ilnousmetbienengalèreennousposantdesquestionstrèsspontanéesetbiendérangeantessurnotrehandicap:

«Ehmais,papa,c’estquandqu’ilvaseremettredebout?–Euh…Jesaispastrop…Bientôt,j’espère…»Parfois,pourlaisserEddyunpeuseulavecsameuf,j’emmèneleurfilssurmesgenouxpourrouler

le plus vite possible dans les couloirs et essayer de faire des dérapages.Le petit a un caractère bienaffirmé. Quand il s’embrouille avec sa mère, je ne vois pas tout le temps qui est l’adulte et qui estl’enfant.Elleal’airsouventdépasséeetjenepeuxpasm’empêcherdepenserque,quandilauraquinzeans,çarisqued’êtretrèscompliquépourelle.

Ons’entendbienavecmonnouveaucoloc,ilaunsensdel’humourbienplusaffûtéquemonancienvoisinmaissonmoraln’estpassouventàlafête.Eddyesttrèslunatique.Ilyadesjoursoùilestbavard,ilsortpleindevannes,etdesmatinsoùilneparlepresquepas,netouchepasàsonpetitdéjeuner,nejettemêmepasunœilà la télébranchéesur lesclipsdeM6.Apparemment,enkiné, ilnemontrepasbeaucoupdemotivation.Ilyadesjoursoùiln’yvamêmepas.

Dans cesmoments-là, j’essaie de le bousculer un peu. Je lui rappelle que, dans notre cas, c’estsurtoutaucoursdelapremièreannéequ’onpeutespérerrécupéreretque,passédeuxans,onn’aplusaucunechancederetrouverdelamobilité.J’essaiedeleconvaincreques’ilnesebatpasmaintenant,ilestmort, qu’il aura tout le reste de sa vie pour déprimermais que, la première année, c’est celle ducombat.Touslesmédecins,tousleskinésnousmettentengarde:c’estunecoursecontrelamontre,«lesprochainsmoisdéciderontdurestedevotrevie».

Ilmeditquej’airaison,maisjevoisbienqueçanevapaschangergrand-chose.

Unsoir,àl’heuredesvisites,jevoisdébarquerdansnotrechambrecinqpotesd’Eddy,cinqmecsde

sonquartieraubonlookbanlieusard.Ilssontvenusluiparlerdumecquiluiatirédessus.Ilsontretrouvésatrace.Audébut,ilsmeregardentunpeudetraversetn’osentpastrops’étalerdevantmoi,maisEddyleurditqu’iln’yapasdesoucisdececôté-làetqu’ilspeuventracontersanscrainte.

Lelendemainducoupdefeu,lemecquiashootéEddyseseraitsauvéaubled.Mais,deuxmoisplustard,quelqu’unl’auraitaperçuàParis,dansledix-neuvième.EtcommeEddysaitoùhabite legars, laquestion du soir, c’est : est-ce qu’on prévient la police ou est-ce qu’on monte une opération«vengeance»(etsioui,dequellenature)?

Letrucdefou,c’estquevisiblementlemecquiatirésurEddyestdeCorbeil,dumêmequartierqueToussaint,etToussaintleconnaît.

Undespotesd’Eddyditqu’il faut le shooter toutde suite,d’autrespréconisentunbonpassageàtabacavantd’appelerlapolice.Eddyparlepeu.

Jesorsdelachambreenleslaissantàleursintensesdiscussions,jevaismangeràlacantine.Plustard,danslasoirée,alorsquenoussommestouslesdeuxdansnotrelit,jedemandeàEddys’il

saitcequ’ilsvontfaire.Ilmeditquerienn’aétédécidé,qu’ilfautdéjàvérifiersi lemecestbienlà,qu’unevengeancepersonnelleesttrèsrisquée,parceque,sielledégénèreenguerredesgangs,lameufd’Eddyseraittropexposée,tropfacileàtrouver.

Jen’aipas revu lespotesd’Eddyet apriori le fugitifn’a jamais réapparu.Lepeude foisoùonévoquecetteaffaire,Eddyestimequec’estpeut-êtremieuxcommeça,carmêmesic’est lapolicequiretrouvaitlemec,latentationdesevengerseraittoujourslà,mêmedesannéesplustard.

Je n’ai pas l’impression qu’Eddymemente. Je pense qu’il veut vraiment enterrer cette histoire,commes’ilyavaitdéjàeuassezdesangetdelarmes.

Une fois parmois, chaquepatient denotre étage a rendez-vousdans le bureaude la patronne, lagrandemédecinenchefduserviceneurologie,MmeChalles.Lebutdecetterencontreestdefairelepointsurnotreétatphysiqueetmental,notrerééducation,nosprogrès…ToutlemondeapeurdeMmeChalles,aussi bien les patients que le personnel soignant. Elle est très froide, très stricte. Elle n’a pas besoind’élever la voix pourmettre des coups de pression quand elle nous rend visite dans les étages. Elleengueulelespatientsquiselaissentaller,quivontenkinésansmotivation,ellerecadrelesinfirmièresetlesaides-soignantsquandelleestimequequelquechosebatdel’ailedansleservice.Ducoup,lestroprares foisoùelledit unmot sympathiqueetoùelle lâcheun sourire, çanous fait unbien foueton latrouvegéniale.Car,malgré cette sévérité affichée, la plupart des patients l’aiment bien,Mme Challes.C’estunexcellentmédecin,charismatique,etquetoutlemonderespecte.

Mais,quandmême,lavisitemensuelledanssonbureaufaitpeuràtoutlemonde…Car,au-delàdecette rigidité,MmeChallesaun franc-parler sur l’étatet l’avenirdespatientsqui

peutparfoisêtreduràdigérer.

Moi,alorsquemesprogrèsenrééducationmepermettentencorederêverunpeuàunavenirsportif,c’estaprèsunedecesvisitesquejecomprendsqu’ilesttempsdevoirlavéritéenface.MmeChallesalesmotsjustespourteremettrelespiedssurterre.

Non,jenerecourraipas.Non,jeneremarcheraijamaisnormalement.Maisoui,sij’aimelesport,ilyauraencoredespossibilités.Elleadéjàvudespatientscommemoirefaireduvéloparexemple…

Voilààpeuprèscequiressortdemadernièrevisitedanssonbureau.Autantdirequelerestedelajournéeesttrèssombreetqu’àmontourjenesuispastrèsbavardlesheuresquisuivent.J’enveuxàtoutlemondeetparticulièrementàMmeChalles.Jeretournedansmachambre,jeneveuxvoirpersonne.J’aienviedem’allongeretdemettrelatêtesousl’oreiller,seulementvoilà,lesaides-soignantssontdéjàtouspartisàlacantinedumidi.Alorsjeresteassissurmonfauteuil,àcôtédemonlit.Jen’aipasfaim,j’aiunebouleauventrecommejen’aijamaiseuauparavant.Jeregardelapluietomberdehors,jemesensvidé,épuisé.J’observelesarbressouslaflotte,ilsontl’airpresqueaussitristequemoi.Jepenseàtousceseffortsfournisdepuisdesmoispour,enfindecompte,aboutiràcetteconclusion-là.JenecomprendspascommentMmeChallesapum’annoncercettenouvelledecettefaçon.Jen’arrivepasàlacroireet,pourtant,jesaisque,siellemel’aditsiclairement,c’estquec’estlavéritéetqu’iln’yaplusdedoute,plusd’espoir.C’esttoutunmondequibascule…C’esttoutmonmondequis’effondre.MmeChallesvientd’étranglerenmoilesdernièrestracesdel’innocence.J’aivingtanset,àpartird’aujourd’hui,lavieneseraplusjamaislamême.

C’est plus tard, avec pas mal de recul, que je comprends que ce médecin est en fait une finepsychologueetqu’ellesaitdécelerlesmomentsoùilfautfaireentendreraisonauxpatients,quitteàcequ’ils traversentparunmomentdifficile.Cettevisitem’avraiment faitmalmaisau finalellem’a faitavancer.Si,enrééducation,onprogresseparétapes,jepensequed’unpointdevuepsychologiqueilfautaussisavoirpasserdespaliers.MmeChallesadécidéqu’ilesttempspourmoidepasseraupalierdelaréalité.

Enparlantdepsychologie,ilyadansnotrecentre,commesouventdanscegenred’établissement,unevraiepsychologue.Ellecollaboreavec lesdifférentsmédecinset intervientauprèsdespatientsensouffrance psychique ou carrément déprimés. Elle répète à tout lemonde que son bureau est toujoursouvertetque,mêmesansrendez-vous,onestlesbienvenuspourdiscutertranquillement.Ellesebaladerégulièrementdanslesétagespouralleràlarencontredesgens,notammentdesnouveauxarrivants.

Lapremièrefoisquejel’aivue,elleadébarquédansmachambreunedizainedejoursaprèsmoninstallationici.J’étaisencoredansunechambreindividuelleet,quandelleestentrée,jediscutaisavecmonpoted’enfance,trèsproche,venumerendrevisite.Elles’estprésentée,puism’aditqu’elleaimeraitdiscuterunmomentavecmoimaisque,comme j’étaisaccompagné,elle repasseraitplus tard.N’ayantpas un a priori très bienveillant sur les psys et pensant qu’on pouvait peut-être s’amuser un peu, j’airéponduquemonpoteétaitcommemonfrèreetqu’onpouvaitsansproblèmediscuterdevantlui.Jenelasentaispastrèsfutée,alorsavecmonpote,commeonaunecertaineaisanceàsefoutredelagueuledesgens,jesentaisqu’ontenaitlàunebonnecible…

Aprèsdeuxoutroisbanalitéssurmonarrivéeetleconfortdelachambre,lapsyademandésijemesentaisenconfiancedansmonnouvelenvironnement.Jeluiairépondutrèssérieusementquej’avaispeurdesgensquejeneconnaissaispasetque,surtout,lesblousesblanchesmeterrorisaient…«Pasàcauseducôtémédical,maisàcauseducôtéesthétique.»Lapsym’adévisagélonguement,l’airperplexe.Monpote a ajouté que, depuis ma plus tendre enfance, j’avais toujours eu la phobie des blouses et quepersonne ne savait pourquoi. Je fixais la psy et évitais de croiser le regard de mon pote de peurd’exploserderire.

J’ai pensé unmoment qu’elle allait enlever sa blouse pourme rassurer. J’espérais qu’elle ne leferaitpascar,là,onn’auraitpaspuseretenir.

Puisellem’ademandésijedormaisbien.«Non,jefaisbeaucoupdecauchemars.»Monpote,fanducomiquederépétition,apréciséquejefaisaisdescauchemarsdepuismaplustendreenfanceetquepersonnenesavaitpourquoi.J’aiajoutéquec’étaitdepuisl’âgedemesseptans,aprèsavoirvuunfilmquim’avait traumatisé.Lapsym’ademandési jemerappelaisdequelfilmils’agissait.Jeluiaidit :«Oui:Oùestpasséela7ecompagnie?avecJeanLefebvre.»

Là,jen’aipasrésistéetj’aijetéunbrefcoupd’œilàmonpote.Ilsemordaitleslèvresenregardantparlafenêtrepouressayerdegardersonsérieux,jevoyaissesyeuxseremplirdelarmes.

Lapsym’ademandéquelles sortesde cauchemars je faisais en cemoment. J’avaisbiendeuxoutrois conneries à lui dire,mais je n’y arrivais pas. Je sentais que si j’ouvrais la bouche, je risquaisd’éclater de rire. J’ai fini par bredouiller en évitant son regard que je préférais ne pas en parlermaintenant.Lapsyaditqu’ellerepasseraitunautrejour,qu’ellevoulaitmelaissertranquilleetprofiterdemonami.Quandelleestsortie,onn’aévidemmentpastenuplusdecinqsecondesavantdepleurerderire.

Surlemoment,j’aibiencruquelapsyétaitassezconpourgobernoshistoiresmais,quelquesmoisplus tard, elle et moi, on a discuté un court instant dans le couloir alors que j’étais d’une humeurnettement moins euphorique. Toute en subtilité, un léger sourire sur les lèvres, elle m’a alors faitcomprendrequ’ellen’avaitpasétédupedemes«confessions»lorsdenotrepremièrerencontreetque,

visiblement,jen’avaispaseutrèsenviedeluiparlercejour-là.Puiselles’estéloignée,enmerappelantgentimentquesonbureauétaittoujoursouvertsij’enavaisbesoin…

Moiquilaprenaispouruneidiotedepuisdesmois,jel’airegardéed’unautreœil.C’estjamaisinintéressantdeprendreunebonneclaquesursespropresidéesreçues.

Çafaitplusieursmoismaintenantquej’habitedanscecentre.Questioncasmédicaux,ici,jepenseavoirtoutvu.Maisjen’aipasencorefaitlaconnaissancedePatrice.

Patriceavingt-quatreanset,lapremièrefoisquejel’aivu,ilétaitdanssonfauteuilinclinétrèsenarrière. Ilaeuunaccidentvasculairecérébral.Physiquement, ilest incapabledumoindremouvement,despiedsjusqu’àlaracinedescheveux.Commeonleditsouventd’unemanièretrèslaide,ilal’aspectd’un légume : bouche de travers, regard fixe. Tu peux lui parler, le toucher, il reste immobile, sansréaction,commes’ilétaitcomplètementcoupédumonde.Onappelleçalelockedinsyndrome.

Quandtulevoiscommeça,tunepeuxqu’imaginerquel’ensembledesoncerveauestdanslemêmeétat.Pourtantilentend,voitetcomprendparfaitementtoutcequisepasseautourdelui.Onlesait,carilest capable de communiquer à l’aide du seulmuscle qui fonctionne encore chez lui : lemuscle de lapaupière.Ilpeutclignerdel’œil.Pourl’aideràs’exprimer,soninterlocuteurluiproposeoralementdeslettresdel’alphabetet,quandlabonnelettreestprononcée,Patriceclignedel’œil.

Lorsquej’étaisenréanimation,quej’étaiscomplètementparalyséetquej’avaisdestuyauxpleinlabouche, jeprocédaisde lamêmemanièreavecmesprochespourpouvoircommuniquer.Nousn’étionspastrèsaupointetilnousfallaitparfoisunbonquartd’heurepourdictertroispauvresmots.

Au fil desmois, Patrice et son entourage ont perfectionné la technique.Une fois, ilm’est arrivéd’assisteràunediscussionentrePatriceetsamère.C’esttrèsimpressionnant.

Lamèredemanded’abord:«Consonne?»Patriceacquiesced’unclignementdepaupière.Elleluiproposedifférentesconsonnes,pasforcémentdansl’ordrealphabétique,maisdansl’ordredesconsonneslesplusutilisées.Dèsqu’ellecitelalettrequeveutPatrice,ilclignedel’œil.Lamèrepoursuitavecunevoyelle et ainsi de suite. Souvent, au bout de deux ou trois lettres trouvées, elle anticipe lemot pourgagnerdutemps.Ellesetromperarement.Cinqousixmotssontainsitrouvéschaqueminute.

C’estaveccettetechniquequePatriceaécrituntexte,unesortedelonguelettreàtousceuxquisontamenésàlecroiser.J’aieulachancedelirecetexteoùilracontecequiluiestarrivéetcommentilsesent.Àcettelecture,j’aiprisuneénormegifle.C’estuntextebrillant,écritdansunfrançaissubtil,légermalgré la tragédie du sujet, rempli d’humour et d’autodérision par rapport à l’état de son auteur. Ilexpliquequ’ilyadelavieautourdelui,maisqu’ilyenaaussienlui.C’estjustelajonctionentrelesdeuxmondesquiestunpeucompliquée.

Jamaisjen’aurais imaginéquecetextesipuissantaitétéécritparcegarçonimmobile,auregardentièrementvide.

Avecl’expérienceacquisecesderniersmois,jepensaisêtrecapabledediagnostiquerl’étatdesunsetdesautresseulementenlescroisant;j’aireçuunebelleleçongrâceàPatrice.

Uneleçondecouraged’abord,étantdonnélavitalitédesproposquej’ailusdanssalettre,et,aussi,uneleçonsurmesapriori.Plusjamaisdorénavantjenejugeraiunepersonnehandicapéeàlavueseuledesonphysique.

C’estjamaisinintéressantdeprendreunebonneclaquesursespropresidéesreçues.

Il y a au bout d’un couloir un ascenseur que j’utilise rarement et, au premier étage, en face del’ascenseur, une porte avec écrit dessus « salle de jeux ».Comme la porte reste toujours fermée, j’aitoujours cruque cette salle de jeuxn’existait pas et qu’elle correspondait certainement à unprojet dupassé.

Maisunjour,ensortantdel’ascenseur,jevoiscetteportegrandeouverte.Découvrirunnouveaulieuaprèsavoirtantettantarpentécescouloirsestinespéré.J’entreàl’intérieuretjetombesurtroispatientsen fauteuil, attablés avecdeux jeunesenblouseblanche,ungarçonetune filleque j’aidéjà croisés àquelques reprises dans le centre. Cette vision d’un calme déprimant me fait sourire. J’ai envied’approcherd’euxencriant:«Wouhou!Putain,c’estlefeuici!Quelbordel!Onvousentenddel’autrecôtéduparc.»Jenedisrien,j’hésiteàfairedemi-tourpuisj’avancequandmêmeensilence.Lesdeuxjeunesm’accueillent,ilsseprésentent:cesontdes«animateurssocioculturels»quitravaillentaucentrepar intermittence. Ils sont notamment à l’origine des soirées musicales ou des magnifiques soiréeskaraoké.

Ilyasurlestablesquelquespauvresjeuxdesociétéetdespuzzlesqui,visiblement,ontétéfaitsetdéfaitsplusd’unefois.Finalement,jenemesuispascomplètementtrompé:cettesalledejeuxprésentebienlesréminiscencesd’unancienprojet.

Lademoiselleenblouseblancheaidedeuxpatientstraumatiséscrâniensàfaireunpuzzle(qu’auraitréussi un enfant de cinq ans), tandis que le jeunehomme joue aux échecs avecAlain, le tétra demonétage,celuiquisurnommelesinfirmières«lesfemmesauxmilleverges».

Ilesttrèsgentil,Alain,jel’aimebien,j’aidiscutéplusieursfoisaveclui.Ilm’apparaîtcommeétantlegrandsagedel’étage.Ilal’airdegarderlemoral,répétantqu’ilaeudelachancejusqu’icid’avoirunebellevie.Ilestdevenutétraplégiquecompletentombantd’uneéchelle,alorsqu’iltentaitdecouperdesbranchesd’unarbredanssonjardin.C’estunetête,Alain,trèsvif,trèscultivé,ancienpilotedeligne.Ilm’aexpliquéque,au-delàdesonincapacitéàmarcher,sondrame,c’estdenepluspouvoir liretoutseul.Ilneparvientniàtenirsonlivreniàentournerlespages.Ilditqu’ilexisteunpetitappareilsurlequeltupeuxfixerunlivreetlepositionnerdevanttoi.Avecunepetitepincearticulée,cetappareilestcensépouvoirtournerlespages,maisAlainditqueçamarchetrèsmalet,qu’unefoissurdeuxl’appareiltournedeuxpagesenmêmetemps.

Deparsonétatdedépendancetotale,etaussisûrementdeparsonâge,Alainestrestéducôtédeschambresindividuelles.Safemmevientlevoirabsolument tous les jours,de lapremièreà ladernièreminutedeshorairesautoriséspourlesvisites.Ilsontl’airtrèsamoureuxtouslesdeux,onlavoitsouventdebout,derrièrelefauteuildesonmari,lesmainsposéessursesépaulespourlecaresser,luifairedespetitsmassages.Et,mêmesilasituationesttriste,ilsfontplaisiràvoir.

Alain:«Alors,Fabien!Çafaitplaisirdetevoirlà!Tusaisjouerauxéchecs?»Moi:«Ben…bof…Disonsquejeconnaislesrègles,jesaisdéplacerlespièces.»Alain:«Allez,viens,onvafaireunepartie…»

Etc’estcommeçaqu’àtroisouquatrereprises,aprèslaséancedekinédusoir,jemeretrouveavecAlain,dans l’ambiancedecimetièrede la sallede jeux,à jouerauxéchecs (activité somme toute trèsutile pour « niquer » une heure). Alain ne pouvant pas bouger les pièces lui-même, il me dicte lemouvementqu’ilveutfaire:«MareineenF4…MoncavalierenB5…»

Malgré ses nombreux conseils pourme faire progresser, ilmebat bien entendu à plate couture àchaquepartie.

J’avaisdéjàvutraînercejeud’échecsdanslasallefumeurs.C’estMax(«legardien»)quil’avaitréclamé pour jouer avec Richard. Ils avaient décidé d’entamer une partie mais la concentration étaitdifficile,caronétaitnombreuxdanslasallecejour-là.Toutlemondediscutaitbienfort,lepostehurlaitunbonvieux«BobMorane»d’Indochine.Jemerappellequ’aumilieudecebordelFaridvannaitÉric(monanciencoloc)àcaused’uneaffichedemotoscotchéesurlemurdenotrechambre.

«Nonmais,Éric…jeveuxbienquetuaimeslavitesse,lessensationsfortes,toutça…Maisquelplaisir tu éprouves à voir unemoto sur unposter au-dessusde ton lit ?!C’est quoi, c’est le pneuquit’excite ? Je sais pas, moi, mets une photo d’un beau paysage ou d’une meuf à poil, mais Éric, unemoto?!»

Éric,engalèreetsansgrandargument,abredouilléunevagueriposte:«Maislaisse-moitranquille,toi!Vajouerdelaguitare!»

Qu’est-cequ’ilaimaitsefoutredesagueule,Farid!Éricétaitsonsouffre-douleurpréféré.

Bref,avectoutcebazarplusquelquesjointsbienchargés,MaxetRichardn’avaientjamaisfinileurpartie;jemesouviensquel’échiquierétaitrestéplusieursjoursdanslemêmeétat,piècesbloquéessurleurcase,coupéesdansleurélanenpleinmilieudelapartie,unpeucommenousfinalement.

Aufildesmois,avecmesprogrèsphysiques,laprocédurequotidiennedesgestesdumatinabienévolué.Lepetit déjeunerm’est toujours servi au litmais, grâce àmonbras et àmamaingaucheplusperformants,cemomentestdevenupresqueagréable.

Mais laplusgrosseévolutionrésidedans lefait,nonnégligeable,que jeneresteplusau litpour«alleràlaselle»!Jebénéficiemaintenantdumêmetraitementdefaveurquelespatientsparaplégiques:onmetransfèresurunnouveautypedefauteuil,ils’agitd’unfauteuilmanuel,toutenplastiquevertavecun trou aumilieu de l’assise. Onm’emmène aux toilettes « à la turque », un drap sur les genoux aumomentdetraverserlecouloirpourgarderuneoncededécence,onpositionnelefauteuilau-dessusdutrou et on laisse le lavement agir. Un aide-soignant ou une infirmière, avec ses gants, vient toujoursnéanmoinsfinirletravail…

Aprèscedouxmomentpresquenaturel,onm’emmèneàlasallededouche,surmonnouveaufauteuilenplastique.Finilegrandbrancardenplastiqueimperméablebleu,désormaisonmedoucheassis!Bon,j’ai toujours autantdemal avec leprocessusdeverticalisation, jeprends toujoursdesgouttespour latension un quart d’heure avant de passer au fauteuil,mais cette « nouvellematinée »memotive. J’ail’impressiond’avancer.

Pourallersurlefauteuil,jen’aiplusbesoind’êtreportépardeuxaides-soignants.Commej’aidemeilleurs abdominaux et que, surtout, je peux légèrement prendre appui surma jambe gauche, un seulaide-soignantsuffit.Ilm’aideàm’asseoirauborddulit,lespiedsparterre,positionnelefauteuiljusteàcôtédemoietmetransfèredessusenpassantsesbrassouslesmienspourmesoulever.

Unmatin,c’estlacharmanteChristiane,sonteintrougeaudetsesdeuxmainsgauches,quis’occupentde notre chambre. Malgré son physique de lutteuse gréco-romaine, elle n’est pas très forte et je luidemandesielleestcertainedepouvoirmetransférersurlefauteuildedoucheetsiellenepréfèrepasappelerunhomme.Ellemerépondqueçavaaller,jefaisconfiance.

Ben,parfois,fautpasfaireconfiance…Ellem’aideàmeredresseretàdescendremesjambesdulit,approchelefauteuil,sebaissepour

m’enlacerenpassantsousmesbras,j’appuiesurmajambegaucheaumomentoùellemesoulève,jelasens vaciller, perdre l’équilibre… Et, évidemment, notre petite valse finit par terre. Elle se relève,paniquée,medemandesijevaisbien,criequ’elleestdésoléeetsortdelachambreentrombepourallerchercherquelqu’unquipuissemerelever.

Dans sa précipitation, elle n’a pas pensé à me couvrir d’un drap ou d’une couverture ; je meretrouveàpoil,àmêmelesol,incapabledefairequoiquecesoit.J’attends.

«EhEddy!Tupeuxpasmejetertacouverture?Ilcaille,parterre…»Eddy,avecsonseulbrasvalide,tentedemejetersacouverture,maisellen’arrivepasjusqu’àmoi.

Alorsjerestenucommeunversurlelinoglacédelachambre.Enplusd’avoirfroid,jemedisque,siçasetrouve,jemesuisfaitmal.

Il faut savoir qu’auniveaudes jambes je n’ai pas une sensibilité parfaite. Je sens«où sontmesjambes»,jesensquandonlestouche,maisjenesensnilechaud,nilefroid,niladouleur.N’ayantpasassezdeforcedanslesbraspouramortirlechoc,lamoindrechutepeutêtreassezviolenteetjepeuxtrèsbienm’êtrecasséquelquechosesansm’enapercevoir.

Jemerappelleunpatientparaplégique,Thierry,quiétaittombédesonfauteuilenvoulantmonterun

petittrottoir,dansleparc.Commeilnesentaitrien,ilpensaitquetoutallaitbien,etcen’estquelesoiraumoment de se déshabiller qu’il a découvert qu’il s’était cassé le genou. Il n’arrivait même pas àenleversonpantaloncarsongenouavaitdoublédevolume.

Après cinq bonnesminutes à grelotter sur le sol, j’aperçois la belle Christiane, de sa démarchedélicatede bûcheron suédois, revenir dans la chambre.Elle est avecFabrice pourme remettre sur lefauteuil.Lapetitevérificationsemblepositive,jenemesuisfaitaucunmal.

Christiane, encore plus rouge que d’habitude, n’arrête pas de s’excuser et n’ose même plus meregarderenface.Moi,jesuissoulagédenem’êtreriencasséetneluienveuxmêmepas.C’estlemondeàl’envers:c’estmoiquiaipresquepitiéd’elletellementelles’enveut.

« C’est rien, Christiane, allez viens, on va se laver ! Et puis, prends mon rasoir s’te plaît,aujourd’hui,onfaitlegrandchelem,tuvasmetrancherlajugulaire.»

Aujourd’hui,quandJean-Marieaouvertlesvoletsaprèsavoirdit«jevaisouvrirlesvolets»,j’aivuqueleparcétaittoutblanc.

Lessaisons,çaaideàprendreconsciencedutempsquipasse.Quandjesuisarrivéaucentre,c’étaitlacanicule.Jemesouviensdel’infirmierquidégoulinaitdansl’ambulance.JemerappelleFrançois,monkiné, qui enlevait sa blouse parce qu’il avait trop chaud lors de ses premières apparitions dans machambre. Je revois le soleil qui inondait le parc lors de mes premières sorties en fauteuil et je mesouviensdemafamilleetdemespotesquivenaientmerendrevisiteenshortetendébardeur…

Commeçaparaîtloin,toutça.Ils’estpassétantdechosesdepuis.Aujourd’hui,laneigeatoutrecouvert,etiln’estpasquestionpournousd’allerfaireuntourdehors.

J’aidesfrissonsàlaseulevuedupaysagedel’autrecôtédelafenêtreetàl’idéequejedoisêtreàlapiscinedansuneheureetdemie.J’aiuneénormeflemme…uneflemmed’Antillais,commediraitSteevequandilveutchambrerlesaides-soignantsCharlotteetFabrice.

Pourlaplupartdesgens,lajournéecommencevéritablementquandilsontprisleurpetitdéjeuner,qu’ilssontlavésethabillés.Pournous,quandonafaittoutça,onadéjàfournitellementd’effortsqu’onaenvied’allerserecoucher.

Pourtant, il faut y aller, je lance le processus. Jean-Marie approchema table de petit déj, etmedemandes’«ilabiendormi».J’auraisbienenviedeluirépondre:«Ilabiendormi,maisilenamarreque tu lui dises “il”, ça lui casse vraiment les couilles au bout d’unmoment. »Comme j’ai trop peud’énergie pour commencer la journée par une embrouille et que je n’ai qu’une envie, c’est que Jean-Mariemelaisseprendremonpetitdéjsansparler,jeluirépondsseulement:«Oui,oui,Jean-Marie,ilabiendormi,merci.»

J’entendsEddyqui émerge avec son bâillement caractéristique, celui qui réveille tout l’étage. Jen’enpeuxplusdecebâillement…

Aprèslepetitdéjeuner,Jean-Mariemetransfèresurlefauteuildedoucheenmedemandants’«ilsesentenformeaujourd’hui»etjequittelachambrejusteàtemps,justeavantquePierreetValérietententdemevendreleproduitquinettoielestracesdecambouissurlamoquette.

Unebonneheureplustard,quandj’arrivedanslevestiairedelapiscine,Toussaintestdéjàsouslesoufflechauddusèche-cheveuxmural.Cejour-là,malgréleseffortsdetouspourleconvaincredevenirfairesaséance,ilnequitterapassapositionpréférée.

Ensortantdelapiscine,jetombesurunepatienteparaplégiqued’unebonnequarantained’années,uneblondemenueauvisageassezdoux.J’avaisdéjàdiscutéavecelle,unjour,danslasalledekiné.Ellem’avaitditqu’elleavaiteuunaccident,quesavoitureavaitdérapésuruneplaquedeverglas.

Moi:«Bonjour,vousallezbien?»

Elle:«Bof,ons’accroche.Etvous,çava?…Detoutefaçon,vous,çanepeutqu’aller,j’aivuenkinéquevousbougiezbienvosjambes.Vousnepouvezpasvousplaindre!»

Moi:«Euh…oui,sûrement…»

Je reprends le chemin de ma chambre en pensant à cette phrase : « Vous ne pouvez pas vousplaindre…»

Ellen’apasvouluêtreméchante,alorsjen’airiendit,maisellem’aunpeusaoulé,saremarque.J’auraispuluirépondreque,déjà,jen’avaispasl’habitudedemeplaindremaisque,sijelesouhaitais,jepourraismesentirtrèslégitimedansmesplaintes.J’aieuunaccidentquinzejoursavantmesvingtans,quivam’empêcherdefairedusportlerestedemavie,alorsquec’estprécisémentcequej’avaisdécidédefaire.Danslemeilleurdescas,jevaispasserlessoixanteprochainesannéesavecdesbéquilles.

J’auraispuaussiluidirequec’étaitquandmêmemieuxd’avoircegenred’accidentàquaranteansplutôtqu’àvingt,maisbon,sionn’aplusledroitdeseplaindre…

«Ledroitdeseplaindre»…Çame faitpenseràunaide-soignantdenuitqui s’occupaitdemoipendantmessemainesenréanimation.C’étaitunpetitbrund’unetrentained’années,plutôtbeaugosse…enfin de ce que j’en voyais quand il penchait son visage au-dessus demon lit pourme parler.Quandl’activitédelaréanimationdevenaitpluscalme,quel’ambiancedenuitprenaitledessussurlebordeldujour,cemecvenaitmevoirpourmeracontersavie.Jedevaisêtreleseulpatientàpeuprèsconscientdanstoutelaréanimation,alorsilm’avaitchoisicommeoreilleattentive.Jenepouvaisévidemmentpasluirépondre,maisça,ils’enfoutait,cequ’ilvoulait,c’étaitmeracontersesproblèmes.Ilmedisaitqu’ilétait complètement déprimé, que ça allait trèsmal avec sa copine, et qu’il pensait que la seule issuepossible était la séparation, qu’en plus il avait des problèmes d’argent et qu’il allait devoir faire unprêt…Hallucinant!Lemec,plusieurssoirsconsécutifs,venaitseplaindreauprèsdemoi!J’avaisenviede luidemander s’il étaitvraiment très conou s’il nevoyaitpasdansquel état j’étais. J’auraisvoulusavoircequiluipermettaitdepenserque,moi,paralysédesquatremembres,sousrespirationartificielle,j’étaislabonnepersonnepourencaissersesjérémiades.Évidemment,jenepouvaisrienexprimer,etjesuis resté plusieurs soirées à écouter ce jeune aide-soignant qui, visiblement, avait le droit de seplaindre.

Jecroisque jen’ai jamais repenséà lui jusque-là.Ce souvenir est tellement surréalistequ’ilmedonnelesourire.

J’ai donc sûrement ce petit sourire aux lèvres en sortant de l’ascenseur quand je tombe surM.Amlaoui.Alors,évidemment, jegardemonsourire.FaceàM.Amlaoui, tunepeuxfaireautrementquesouriresincèrementpourmontrerquetuasunevraiesympathiepourlui.J’aienviedediscuterunpeu,sans trop savoir quoi lui dire, alors je lui demande bêtement s’il a vu la neige dehors. Il me sourittimidementenbaissantlatêteetmerépond,avecunfortaccentrebeu,qu’ill’avueetqu’ilnepourrapassortir aujourd’hui. En redémarrant son fauteuil comme pour écourter la conversation, il ajoute :«Aujourd’hui,jevaisregarderletempsparlafenêtre.»

Jemerépèteàvoixbasseplusieursfoiscettephrase:«Jevaisregarderletempsparlafenêtre.»Elle est fascinante, cette expression. Jene saispas s’il parledu temps lié à la saison,du froid,de la

neige,ous’ilparledutempsquipasse.Jenesaispassicettephraseestdueaufaitqu’ilneparlepastrèsbienlefrançaisous’ilutiliseconsciemmentunebelleimagepourdirecombienilvas’emmerder.

Peut-êtrequ’ilparlebiendesdeuxnotionsdu«temps»…Moi-même,cematin,c’estendécouvrantletempsneigeuxquej’airéaliséqueçafaisaitlongtempsquej’étaisarrivédanscecentre.Cen’estpeut-êtrepasunhasardsilalanguefrançaiseachoisilemêmemotpourévoquercesdeuxaspects.

Je regardeM.Amlaoui s’éloigner enmedisant qu’il restera toujours une énigme. Je ne réussiraijamaisàsavoirtoutcequ’ilsepassederrièresonregardsitriste.

Jeredémarreàmontourmonfauteuil,faisundétourparlachambrepourmefairesonderetprendremesmédicaments,avantdedescendreàlacantine.

Ilyadelabonnehumeuràtableaujourd’hui,commesilaneigeavaitrafraîchilesespritsetégayéunpeulequotidien.

Charlotte,notrecorpulenteaide-soignante,nousracontesonrendez-vouscatastrophiquedelaveilleavecunmec tout chétif.Évidemment, les vannes de toute la table fusent : c’était le rendez-vous entreLaurel et Hardy, entre Tyson et la fée Clochette, entre une sumo et un jockey…Sur notre lancée, onimagineleurpremierrapportsexuel…Charlotteritàgorgedéployée.D’ailleurs,jenesaispassielleritdenosconneriesoudusouvenirdecequis’estréellementpassélaveille.

Danslafoulée,Christianecasseunverredansl’assiettedeSteeveenvoulantluiservirdel’eau.Steeve:«EhmaisChristiane,vas-y,tue-noustoutdesuite!Detoutefaçon,çavafinircommeça,tu

vastousnousmassacrerunparun.Gagnedutemps!Enplus,çanousrendraservice.»Steeveestvraimenténervé,cequinousfaitriredeuxfoisplus.

À la sortie de la cantine, je retrouve Farid à la cafétéria. Il me dit qu’il sort du bureau deMmeChallesetqu’ilalaconfirmationqu’ilquittelecentreàlafindelasemaine.

Je suis content pour lui, il va enfin pouvoir se pencher sur son histoire d’appartement et sur sonpermis.Cesontdebonsprojetsquilemotiventpoursortir.

Mais je suis dégoûté pourmoi. Je vais perdre un élément indispensable à la bonne ambiance del’étage,jevaisperdremonassociédesviréesdusoir,jevaisperdremonpote.SansFarid,touscesmoisderééducationn’auraientpasdutoutétélesmêmes.Ilnepeutimaginercombienilestprécieuxpourmoi.Biensûr, jepourrais sûrement luidire toutça,mais,avec lapudeuraffective liéeànotrementalitédechambreursbanlieusardsdevingtans, je lui lâche justeun timide«putain, t’es relou, jevaismefairechier»…

Cheznous,ilyadeschosesqu’onneditpas.Faridsouritetmerépond :«Bah, t’inquiète, tuviendrasmevoirdansmonappartquandtuseras

autoriséàsortirdecetrou.»

C’estmarrant,jemesuisaperçuqu’ilparlaitducentrecommeonparled’uneprison.Parlasuite,pouravoircôtoyédesgarsquiavaientfaitquelquesallers-retoursenmilieucarcéral, jemesuis renducomptequ’ilexistaitunparallèleentrelaprisonetunmilieuhospitalieroùtun’aspasd’autreschoixquederesterenfermépendantplusieursmois.Mêmes’ilnes’agitpastoutàfaitdelamêmenotiondeliberté,il y a bel et bien dans les deux cas cettemême sensation demanque de liberté. En prison comme àl’hosto,onattendetons’emmerdeénormément.Etpuis,surtout,onparledel’avenirenutilisantlesmots«sortir»et«dehors».Quandonsera«dehors»,lavraieviepourrareprendre…

SteeveetToussaintnousrejoignentàlacafétéria.Toussaint,depuisqu’ilestsortiduvestiaireetdeson souffle chaud, aoptépourungrosbonnet. Il nousannonceque laveille il a lui aussi eu savisitemensuellechezMmeChallesetqu’ensembleilsontdécidédetenter«l’opérationdutriceps».

Sansentrerdanslesdétails(quejenemaîtrisepas),ils’agitd’uneinterventionchirurgicalequiviseàtransférerunepartiedudeltoïde(lemuscledel’épaulequiestvalidechezlaplupartdestétraplégiques)àlaplacedutriceps,pourretrouverlemouvementtrèsutiledel’extensiondubras.

Sur lemêmeprincipe,Toussaint adéjà subiuneopérationqui consiste à transférerunmuscledel’avant-brasverslamainpourretrouverlemouvementde«lapince»entrelepouceetl’index,actionindispensablepourprendreettenirdesobjets.

PourToussaint,cetteinterventionn’apasétéunfrancsuccès.Ilabeletbienretrouvélapossibilitéde joindre le pouce et l’index,mais cette «pince» est très faible et ne lui permetd’attraperquedeschoseslégères.

Ce genre d’opération est toujours la source d’un grand débat entre un patient et sonmédecin, ouentreplusieurspatients.C’estunedécisiondifficileàprendrecar,siontentecetteopération,çaveutdirequ’on accepte le fait qu’il n’y aura plus jamais de récupération naturelle. Sans compter que ce genred’interventionneréussitpastoujours.C’estl’opérationdeladernièrechanceetiln’estjamaistrèsfaciledeparlerdesesdernièreschances.

Steeve:«Mêmesil’opérationdutricepsmarche,çavateserviràquoidetendrelebraspuisquetu

peuxrienattraper?»Toussaint:«Maissi,jepeuxattraperdestrucs,dispasn’importequoi!Jepeuxpasprendredes

groslivres,maisyadeschosesquejepeuxtenir…Etpuis,aupire,quandjepourraitendrelebras,çameserviratoujoursàtemettredespatatesdanstagueule!»

Onsouritde lavannedeToussaintquandsoudainSamiaentredans lacafétéria.Ons’arrêted’unseul coup. Samia est debout. Elle avance appuyée contre son fauteuil dont elle se sert comme d’undéambulateur.Elleavancetrèslentement,sadémarcheestsaccadéemaiselleestdebout,elleavance,ellemarche.

JesavaisqueSamiarécupéraitbienmais,commenousn’avionspluslesmêmeshorairesensalledekiné,etqueSamiane traînaitplus tropavecnous lorsdesmomentscalmes, j’étais loindem’imaginerqu’elle avait tant progressé.Elle est accompagnée d’une petite dame en blouse blanche, sûrement uneaide-soignante de son service. Elle avance en souriant légèrement. On lit sur son visage un mélanged’effort,d’applicationmaisaussidesatisfactionetdefierté.Nousnesommespastrèsnombreuxdanslacafétériaetjepensequetoutlemondelaregarde.Ilyaungrandsilence.Elleestentréedanscettesallecommeuneapparition.

Je ne sais plus si j’ai jeté un coupd’œil aux trois compères quim’accompagnent ou si je les aiimaginés,maisilmesemblequeFaridsouritsincèrement,queToussaintfixeSamiad’unairimpassible,viergedetouteémotionapparente,etqueSteeveaunairgrave.Jesenschezluidel’étonnement,maisaussicertainementunbrind’envie,peut-êtremêmeunpeudejalousie.

Quantàmoi,jen’éprouvequedubonheurpourelle.Jenepeuxpasressentirlamêmechosequelesautres.Jenepeuxpasêtreenvieux,àlalimitejusteimpatient.Ellenepeutm’inspirerquedel’espoircar,moiaussi,unjourprochain,jemedéplaceraideboutcommeelle.

Sadémarchen’estpasbelle,ellen’estpasfluide,pasrégulière…Elleestpenchéeenavantpourseteniraufauteuilet,pourtant,Samiasembleflotter,quelquescentimètresau-dessusdusol.

C’estlapremièrefoisquejevoisunpatientducentreseremettreàmarcher.

CommesiSamiaavaitdonnédel’élanàmondestin,c’estcetaprès-midi-là,pourlapremièrefois,quemonkinéFrançoisproposedememettreentrelesbarresparallèlespourrefairemespremierspas.Jesuisétonnédecetteproposition,jenesaispasdutoutsijesuisprêtpourça.

Pourcetexercice,jesuiséquipéd’uneorthèseàlajambedroitequ’onamouléesurmesuresurmajambe. Il s’agit d’un appareillage enplastiquequi entoure etmaintient toutema jambe, dudessousdutalonjusqu’enhautdelacuisse.L’orthèseestentièrementfixe,ilyajusteunearticulationauniveaudugenou.Àl’avenir,plusieursmoisdurant,voireplusieursannées,àchaquefoisquejeseraiamenéàêtredebout, il faudraqu’onm’aideàenfilercetteorthèse.François,quiestaussiunbonpsychologue,m’abien « vendu » cette orthèse.Au lieu de la voir commeun truc chiant que je vais devoirme coltinerchaquefoisquejeveuxmelever,ilmel’adécritecommeunealliée,lapartenaireindispensabledemespremierspasversl’autonomie.

Ce jour-là, je ne fais que deux mètres aller, deux mètres retour entre les barres. C’est épuisantphysiquement,mentalement et émotionnellement,mais c’est une belle victoire partagée avec François,celuiquimefaittranspirerdepuisdesmois.J’ail’impressionqu’ilestaussicontentquemoi.

Letrucmarrant,c’estque,pourlapremièrefois,jesuisplusgrandqueFrançois.Çafaittellementlongtemps que je regarde les gens valides d’en bas. Je ne me rappelais plus être si grand. Une foisdebout,lesolmeparaîtsoudainementtrèsloin…

Le lendemain, je ne fais guèremieuxmais, au bout de quelques jours, je peux aller au bout desbarresetrevenir,mêmeplusieursfois.Çayest,jesuisentraindemarcher.J’aienfinatteintunpalierderééducationgratifiant.Jusque-là,toutcequej’aifaitétaittrèsutileetcorrespondaitsûrementàdevraisprogrès,maisc’étaituntravailfastidieux,laborieux,quiavançaitextrêmementlentement.

L’étape d’après, ce sont les béquilles. On m’en donne deux réglées à ma taille. Elles sont grisanthracite,jelestrouvetrèsclasses.

Cesobjetsreprésententl’ultimesymbolederécupérationetd’espoir.Danslecentre,ilyaceuxquiontdesbéquillesetceuxquin’enontpas.

Au-delàdusymbole,ilfautapprendreàs’enservir.Onnepeutévidemmentpass’appuyerautantsurdesbéquillesquesurdesbarresfixes.Audébut,cesbéquillesmesemblentêtreenlaine,et l’exerciceparaîtimpossible.Mais,quelquetempsetquelquesprogrèsplustard,jecommenceàlesapprivoiseretjepassedequelquesmètresàquelquesdizainesdemètres.

Unaprès-midi,lepetitparcoursdemarcheconcoctéparFrançoism’amènedanslescouloirsjusqu’àl’entréedelasalled’ergothérapie,oùChantalm’attendavecungrandsourire…etungrandverred’eau.

Bien sûr, les béquilles ne constituent qu’un exercice de rééducation. Il est indispensable qu’unepersonnesolidesoitlà,prêteàmerattraperencasdeperted’équilibre.Etpuis,jesuisencoreloindepouvoir me lever tout seul à partir d’une position assise. En dehors des séances de kiné, le fauteuilélectriqueestencorepourdenombreuxmoismonuniquemoyendelocomotion.

Lorsdecertainesséancesquimeconduisentàdéambulerdanslescouloirs, ilm’arrivedecroiserdespatientsqui,à leur tour,n’enreviennentpasdemevoirdebout,euxquinem’ontvuqu’enfauteuildepuisdesmois.J’ai,moiaussi,sentilesregardssilencieuxpleinsd’espoiroupleinsdefrustration.

Jesuisdansuntrèsboncycle,motivant,avecdesprogrèsvisibles.Cequin’estpasdutoutlecas

d’Eddy.Çarendlacohabitationdifficile,jemesenspresquecoupabled’avoirlachanced’êtredebout.Commenousn’avonspaslesmêmeshorairesderééducation,onnesecroisejamaisensalledekinéetilnesaitpasquejecommenceàmarcher.Jen’osepasleluidireetneremontejamaislesbéquillesdanslachambre. Il a fini par l’apprendre un jour en captant une conversation entre Farid et moi. Sa seulequestionaété:«Ont’adonnédesbéquilles?»

Jeluiairéponduqueouietplusjamaisonn’aabordélesujet.

Commentpartager ça avec lui ?Eddy traverseunepériode abominable.Enplusdenebénéficierd’aucuneaméliorationphysique,ilachopéuneeschareauxfesses.Ilestdoncalitéenpermanencesurleventreou,aumieux,surlecôté.Mais,àforcedenepasbougeretmalgrélespiqûresd’anticoagulants,ila en plus hérité d’une phlébite à la jambe, c’est-à-dire d’un caillot de sang qui peut s’avérer trèsdangereux s’il se déplace et se rapproche des poumons. C’est « la totale », la galerie complète desgalères d’une personne paralysée.Moralement,Eddy est au bout du rouleau, il amêmedemandé à sacopinedeneplusamenerleurenfant.

Unefind’après-midi,jerentredansnotrechambreaprèsuneséancedekiné,Eddyestàplatventresurunbrancardàcôtédesonlit,ilcommenceàfairesombredehors,etlachambren’estéclairéequeparla lumièrede la télévision.Évidemment,Eddyne la regardepas, il a la têtedans lesbraset songrosbombersposésurledos.Ilnedortpas.Pourlapremièrefois,jel’entendspleurer.

J’essaieuneminutedememettreàsaplace:uneobligationderestersurleventrenuitetjour,uneinterdictiondes’asseoir,uneeschare,unephlébite,une tétraplégiepresque totale avecpas lamoindrechance à l’horizon de retrouver une once demobilité, une incapacité à s’occuper de son fils qui, lui,granditàvued’œil.

Je pense que jamais je n’ai côtoyé d’aussi près une tristesse si profonde et une situation sidésespérée.

Eddym’aforcémententendurentrermaisjen’aipasoséallumerlalumière,jen’aipastouchéàlatélénitentélamoindrephrasederéconfort.Iln’existeaucunephraserefugeàlahauteurdesapeine.

Iln’yarien,cesoir,pourleconsoler.

Lorsdemanouvellevisitedanssonbureau,MmeChallesdécidequejedoischangerdecentre.J’aivingtansetilesttempspourmoidereprendreuneactivitéintellectuelle.Ellemeproposedoncd’intégreruncentrederééducationquidispenseégalementdescours. Ilnes’agitpas,bienentendu,dereprendreencore des études, la rééducation pendant encore plusieurs mois restant la priorité absolue, mais desuivre des cours d’anglais, d’informatique, d’histoire ou de sciences. On en discute ensemble, il mesembleaussiquec’estunebonneidéederéapprendreàréfléchiretàseconcentrersurautrechosequesurmesproblèmesphysiques.

Quelquesjoursplustard,unmatinà l’aube,uneespècedecamionnetteadaptéepouraccueillirdegrosfauteuilsroulantsélectriquesvientmechercherpourallervisitermonfuturcentre.Ilfaittrèsfroid.Christian,quiauboutdesixmoiscommencetoutjusteàm’appelerFabienetnonplusSébastien,m’aideàenfilerunjean,ungrospull,unedoudouneetunbonnet.Mevoicidoncsurmonfauteuil,scelléausolàl’arrièred’uncamion,avecuninconnuauvolantpourallerrencontrerdesinconnusdansunétablissementinconnu.Toutcemystèreestunpeuàl’imagedemonavenirproche.Jemedemandebiencequim’attenddansunautrecentrequelemien.Misàpartlemoisderéanimationoù,detoutefaçon,toncerveauesttrèsembuéparlamorphineetl’assistancerespiratoire,toutcequej’aiconnudepuismonaccident,c’estmoncentre. Je l’ai apprivoisé, je connais chacun de ses couloirs, chacun de ses codes, chacun de sesmembres.J’aidumalàimaginerquejevaisdevoirpartagertouslesgestesetlessoinsintimesdumatinavec toute une nouvelle batterie de personnels soignants que je ne connais pas. En pensant à cedéménagement, jemesenscommeunepersonne trèsâgéecomplètementdéboussoléeà l’idéequ’onvabouleversersespetiteshabitudes.

Finalement, il avait raison,Nicolas, le premier patient qui est venume parler dansma chambre,quandilm’adit:«Bienvenuecheztoi.»

Jesuissurlepointdequittermon«chez-moi»etçafaitunpeuflipper.Lenouveaucentrenem’apasemballé. Il estbeaucouppluspetit, j’ai l’impressionquec’estune

copiedumienenmoinsbien. Ilyapourtant lesmêmes tableset lesmêmesappareilsdans lasalledekiné,ilyalesmêmesbrancardsenplastiquebleuetlesmêmesfauteuilsdedouchevertsàl’entréedessallesdebain, àpeuprès lesmêmesodeursà l’étagedeschambres,mélangedepuréedepommesdeterreetdecompressesstériles…Maiscen’estpasmoncentre.

J’aiquandmêmeacceptécedéménagement.J’aienviedereprendredescours,etpuisc’estpeut-êtrelebonmomentpourtournerunepage,j’aiatteintunpalierimportantdemarééducation,jesuisleseuldemonétageàmeremettredebout.Etpuis,Faridestparti.

Lesdernièressemainesdansmoncentresedéroulentsansémotionparticulière,sansanticipationdenostalgie. On continue à s’enfoncer dans l’hiver et je continue à travailler dur en rééducation, àprogresseràpasdefourmidansl’exercicedelamarche.

Le dernier jour, je dis au revoir à tous ceux que j’ai l’occasion de croiser : l’équipe desergothérapeutes,celledeskinés, lesaides-soignantset les infirmièresdemonétage;enrevenantdelacantine, jecroisemêmelapsychologuequejesalued’unpetitsouriregêné,commepourm’excuserdenotrepremièrerencontre.

Unpeuplus tôtdans la semaine, j’avaisdiscuté avecFredetSamiaet leur avaisditque j’allaispartir,maisjenelesaipasvuscedernierjour.

Je dis au revoir à tous les mecs de mon étage sans leur mentir sur le fait de prendre de leursnouvellesplustard.Leseulquejeprometsderappeler,c’estToussaint.Onsecroiseunedernièrefoisdevantlasallefumeurs.Onsesouhaitemutuellementboncourageetbonnechance.Ilmeditque,depuislapremièrefoisoùilm’avu,ilatoujourssuquejem’entireraisbien.Commejenesaispastropquoiluirépondre,jeluidisdebiensecouvrir…Onsouritpuisons’écartel’undel’autredanslebruitdenosfauteuilsroulants,chacundansunedirection,sansaccoladeoupoignéedemain.

Jemesurprendsàn’avoiraucunpincementaucœurenquittantcetuniversdanslequelj’aivécutantdechoses,danslequeljemesuisreconstruit.

Jecroisque j’aiconscienceque lecombatest loind’êtregagné,que la reconstructionnefaitquecommencer. Je n’ai toujours aucune certitude sur mon avenir proche ou lointain. Alors, tous cessentiments,toutescespréoccupations,prennentlargementlepassurunequelconqueémotionaumomentdudépart.

Mesparentsetmacopinesont là, ils fontmavalise.JesalueEddyen luisouhaitantboncourage,mêmesijesaisqu’iln’enaplusbeaucoup.Puisjetraverseunedernièrefoismonétageendirectiondel’ascenseur.Jesuiscontentdepartir,d’autantqu’avantdem’installerdansmonnouveaucentre jevaispasserquelquesjourschezmoi,monvraichez-moi,enfamille,commeunsoldatenpermissionavantdereprendrelaguerre.

Moi qui ai eu la chance, malgré quelques grosses séquelles, de me relever et de retrouver uneautonomietotale,jepensesouventàcetteincroyablepériodedemavieetsurtoutàtousmescompagnonsd’infortune.ÀpartSamia,peut-être,jesaispertinemmentquelesautressonttoujoursdansleurfauteuil,qu’ilssontcontraintsàuneassistancepermanente,qu’ilsont toujoursdroitauxsondagesurinaires,auxtransferts,auxfauteuils-douches,auxséancesdeverticalisation…Ilssontpourtoujoursconfrontésàcesmotsquiontétémonquotidien,cetteannée-là.

J’ai fait trois autres centres de rééducation par la suite, mais jamais je n’ai autant ressenti laviolencedecette immersiondans lemondeduhandicapque lorsdecesquelquesmois.Jamais jen’airetrouvéautantdemalheuretautantd’enviedevivreréunisenunmêmelieu,jamaisjen’aicroiséautantdesouffranceetd’énergie,autantd’horreuretd’humour.Etjamaisplusjen’airessentiautantd’intensitédanslerapportdesêtreshumainsàl’incertitudedeleuravenir.

Jeneconnaissaisriendecemonde-làavantmonaccident.Jemedemandemêmesij’yavaisdéjàvraimentpensé.Biensûr,cetteexpérienceaussidifficilepourmoiquepourmonentourageprochem’abeaucoup appris sur moi-même, sur la fragilité de l’existence (et celle des vertèbres cervicales).Personned’autrenesaitmieuxquemoiaujourd’huiqu’unecatastrophen’arrivepasqu’auxautres,quelaviedistribuesesdramessansregarderquilesmériteleplus.

Mais,au-delàdeceslourdsenseignementsetdecesgrandesconsidérations,cequimerestesurtoutdecettepériode,cesontlesvisagesetlesregardsquej’aicroisésdanscecentre.Cesontlessouvenirsdecesêtresqui,àl’heureoùj’écrisceslignes,continuentchaquejourdemeneruncombatqu’ilsn’ontjamaisl’impressiondegagner.

Si cette épreuvem’a fait grandir et progresser, c’est surtout grâce aux rencontres qu’ellem’auraoffertes.

Unanetdemiaprèsavoirquitté le centre, jen’étaisplusen fauteuil etm’étaismêmedébarrasséd’unedemesdeuxbéquilles.Jevenaisderepassermonpermisetonadécidé,avecFarid,d’allervoirToussaintquiavaitététransférédansuncentredanslesAlpes.Onaréservéunechambred’hôteadaptéepourlesfauteuilsroulants,justeàcôtéducentre,etonestpartisenmissiondansmavoiturerendreunevisitesurpriseàToussaint.

Commelecentreétaitentourédeneigeetquela températureétait trèsbasse,ons’estditquesoitToussaints’étaitrenforcéetétaitdevenugaillardfaceaufroid,soitilétaitvraimentdanslamerde.

Quandonestentrédanssachambre,onaeularéponsetoutdesuite:ilétaitrecroquevillédansuncoinavecunénormepullcolrouléetunbonnetsursoncrânechauve.

Aumomentoùona franchi leseuilde laporte, ilnousa regardés fixementpendantaumoinsdixsecondesavantdecomprendrequec’étaitbiennous. Iln’en revenaitpasdenousvoir.Aucunede sesconnaissancesdelarégionparisiennen’avaitfaitledéplacementjusqu’àmaintenant.Jevoyaisqu’ilétaittouchédenotrevisite.Ilnousarépétéplusieursfoisqu’onétaitdesoufsd’avoirfaittoutcecheminpourlui.

Ça m’a fait drôle de le retrouver dans ce nouveau décor. Pour moi, l’image de Toussaint étaitforcémentassociéeànotrecentreetnonàceluiquejedécouvraisici.C’étaitcommesionavait«copié-collé»Toussaintdansunnouvelunivers, car luin’avaitpaschangé :même regardpercutant etmêmesérénitédansl’attitude.Ilavaitd’ailleursvisiblementdéjà«desfans»àsonétage,etj’aisentipasmald’admirationpourluichezplusieurspatientsducentre.

Ilavaitfaitfairesonopérationdutriceps,quiavaitàpeuprèsbienmarchémais,àpartça,ilétaitexactementdanslemêmeétatquelejouroùons’étaitquitté,autantphysiquementquementalement.Jelesentaistoujoursaussiblaséetfataliste.

Quoi qu’il en soit, on a passé deux bonnes journées à rigoler en se remémorant lesmois passésensemble.Ons’est racontéunpeunosvies,onarefait lemonde(sansgrandsuccès…),FaridamêmegagnéleconcoursdebrasdeferorganiséparToussaintaveclesgrosbrasdesonétage.L’heuredeseséparerestarrivéetrèsvite.FaridetmoiavionspasmalderouteàfairepourrevenirdansnotrebanlieuenorddeParis.Toussaintabravélefroidpournousaccompagnersurleparking.Ons’estditaurevoirense promettant de rester régulièrement en contact et j’ai vu sa silhouette en fauteuil rétrécir dansmonrétroviseur,seuleaumilieuduparking.

C’est la dernière fois que je l’ai vu. Toussaint est mort quelques mois plus tard d’une crisecardiaque.LedestinadécidéquelaviedeToussaintseraitundramejusqu’aubout.Onaeudumalàycroire, avec Farid. Il y avait chez nous autant de tristesse que d’incompréhension. Je n’ai jamais pum’empêcherdepenserquecettecrisecardiaqueétaitétrangeetqu’onnenousavaitpeut-êtrepasdittoutelavérité.Jen’aiaucunepreuve,aucunindice,jen’aisûrementaucuneraisondepenserça,maisjemedissouventqueToussaintavaitpeut-êtredécidédes’arrêterlà.

ÀpartToussaintetFarid, j’ai revupeudegensdecetteépoquederééducation,mais,moiquinesuispourtantpasphysionomiste,j’aigardédessouvenirstrèsnetsdeleursvisagesetdeleursvoix.

JesuistoujoursencontactavecFrançois,lemecquiresteracommeceluiquim’aremisdebout.J’airevuMmeChalles,lorsdevisitesdecontrôle,quis’estavéréeplussouriantedèslorsquejenefaisais

pluspartiedesespatients.

Jen’aijamaisrevuSamia.Jenesaispasnonpluscequ’estdevenuFredetàquoiressemblelapeaudesonvisageaujourd’hui.

Jen’aipasrevunonplusSteeve,Eddy,M.Amlaoui,José,Alain,Dallou,Richard,legrosMax,Éricet les autres. Ils restent pourtant tous dans mamémoire des sujets très précis, les symboles de cetteépoque que j’ai traversée. Ils sont les parfaits témoins des coups de crasse et des injustices del’existence.Jelesverraitoujourscommedesicônesdecourage,maispasuncouragedehéros,non,uncouragesubi,forcé,imposéparl’enviedevivre.

…ÀNoëletFarid.