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« Dans les forêts d’Adjarie… » : Franchir la frontière turco-soviétique, 1922-1937 étienne foRestieR-peyRat la fin de mars 1937, un certain Gerhard Rosenberg, qui se présente comme un ouvrier suisse au chô- mage, est arrêté en franchissant la frontière turco- soviétique, dans la région de Batoumi. Racontant son périple depuis la Suisse à travers toute l’Europe centrale et la Turquie, Rosenberg ne parvient cependant pas à convaincre les gardes-frontières de la véracité de ses pro- pos. Ceux-ci le poussent dans ses retranchements en l’in- terrogeant sur la valeur de la livre turque, sur les distances entre les lieux qu’il dit avoir traversés et en viennent enfin à lui demander si la ville de Kars se trouve au bord de la mer. Désarçonné, le prévenu affirme d’abord que oui, avant de se reprendre et de parler d’un « grand lac » 1 . Après plusieurs interrogatoires, le prévenu avoue avoir menti sur son identité et son parcours. Adolf Gatter – tel est son vrai nom – est un communiste autrichien réfugié en URSS après l’écrasement du Schutzbund dans sa patrie en 1934. Déçu par l’Union soviétique, il souhaite repartir en Autriche en 1936, mais l’ambassade lui adresse une fin de non-recevoir. Il décide alors de tenter sa chance en fran- chissant clandestinement la frontière caucasienne, emportant avec lui un guide touristique de la Turquie, dont l’étude lui a permis de donner les descriptions faites au premier interrogatoire. En se faisant passer pour un immigrant, Gatter espérait en réalité se faire expulser d’URSS. à diasporas 23-24 01 diasporas 23_01-21 pages avant 8 12/12/14 11:38 Page164

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« Dans les forêtsd’Adjarie… » :Franchir la frontière turco-soviétique,1922-1937

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soviétique, dans la région de Batoumi. Racontant sonpériple depuis la Suisse à travers toute l’Europe centrale etla Turquie, Rosenberg ne parvient cependant pas àconvaincre les gardes-frontières de la véracité de ses pro-pos. Ceux-ci le poussent dans ses retranchements en l’in-terrogeant sur la valeur de la livre turque, sur les distancesentre les lieux qu’il dit avoir traversés et en viennent enfinà lui demander si la ville de Kars se trouve au bord de lamer. Désarçonné, le prévenu affirme d’abord que oui,avant de se reprendre et de parler d’un «grand lac »1. Aprèsplusieurs interrogatoires, le prévenu avoue avoir menti surson identité et son parcours. Adolf Gatter – tel est son vrainom – est un communiste autrichien réfugié en URSSaprès l’écrasement du Schutzbund dans sa patrie en 1934.Déçu par l’Union soviétique, il souhaite repartir enAutriche en 1936, mais l’ambassade lui adresse une fin denon-recevoir. Il décide alors de tenter sa chance en fran-chissant clandestinement la frontière caucasienne,emportant avec lui un guide touristique de la Turquie,dont l’étude lui a permis de donner les descriptions faitesau premier interrogatoire. En se faisant passer pour unimmigrant, Gatter espérait en réalité se faire expulserd’URSS.

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L’affaire Gatter, en dépit de ses caractères originaux,attire l’attention sur la question, encore trop peu étudiée,des migrations et circulations aux frontières soviétiques.Une vision héritée de la Guerre froide, partiellementreprise par quelques historiens des années 1990, a enra-ciné l’idée d’une frontière très rapidement fermée par lesautorités soviétiques dans les années 1920. L’histoire desfrontières soviétiques était alors « l’histoire de leur ferme-ture »2. Cette théorie était cependant inséparable d’unesurvalorisation du pouvoir concret des autorités sovié-tiques et de la capacité des autorités centrales à faireappliquer leurs décisions sur l’ensemble du territoire. Dansla pratique, les zones frontalières au Caucase, en Asie cen-trale, en Sibérie orientale et en Europe centrale, demeu-rent des zones de circulation intense dans les années19203. Si la frontière européenne du pays voit lescontrôles s’intensifier dès cette époque, en raison de ten-sions politiques et d’un meilleur ancrage du régime, lesmarges « asiatiques » restent des espaces de passage jus-qu’à la fin des années 19304. Le territoire soviétiquedemeure donc, dans ces régions, au cœur de circulationsplus vastes qui parcourent l’espace eurasiatique. Cer-taines, notamment les migrations de travail de ressortis-sants des pays voisins, en particulier chinois, coréens,turcs et persans, remontent au XIXe siècle. D’autres sontliées aux transformations connues par les régions concer-nées lors de la Première Guerre mondiale et de l’entre-deux-guerres.

Toute étude des frontières de l’Union soviétique dansl’entre-deux-guerres invite donc à relire les capacités deprojection de l’État soviétique, les transformations qu’ilexerce sur son territoire politique et économique. Il s’agitdonc de fournir un nouveau regard sur le remodelage spa-tial opéré par le communisme en parallèle de sa révolutionsociale et politique. Dans le même temps, les archivesessentiellement utilisées ici, celles des gardes-frontièressoviétiques de Géorgie, révèlent la grande variété des cir-culations observables au Caucase5. Travailleurs migrants,marchands transfrontaliers, fugitifs politiques, déserteursou criminels constituent le quotidien de cette frontière.Ces groupes disposent de stratégies variées pour franchirla frontière. Lorsqu’ils sont arrêtés et inculpés pour viola-tion de l’article 84 du Code pénal soviétique, concernantle franchissement clandestin de la frontière, les individus

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1. Protocole d’interrogatoire, 25mars 1937, Archives du Ministère del’Intérieur de Géorgie, Fonds duMinistère de l’Intérieur (SSShA ShA),Tbilissi, f. 6, d. 37781-07-147, l. 6-9et 12-16. 2. Pour reprendre un titre de YuriFel’shtinskij, K istorii nashej zakry-tosti, Moscou, Terra, 1991 ; AndreaChandler, Institutions of Isolation:Border Controls in the Soviet Unionand its Successor States, 1917-1933,Montreal, McGill-Queen’s UniversityPress, 1998. 3. Pour les circulations en Ukrainejusque dans les années 1930, voirHiroaki Kuromiya, The Voices of theDead. Stalin’s Great Terror in the1930s, New Haven-Londres, YaleUniversity Press, 2007, passim. 4. Cette question reste très peu étu-diée. Voir cependant Sören Urban-sky, « Der betrunkene Kosake.Schmuggel im sino-russischenGrenzland (circa 1860-1930) », inMartin Aust (dir.), Globalisierungimperial und sozialistisch. Russlandund die Sowjetunion in der Glo-balgeschichte 1851-1991, Franc-fort-New York, Campus, 2013,p. 301-332 ; Charles Shaw, « Friend-ship under Lock and Key: The SovietCentral Asian Border, 1918-1934»,Central Asian Survey, vol. 30, n° 3-4,2011, p. 331-348. 5. Ces fonds, essentiellement rédigésen géorgien et en russe, se trouventaux archives du ministère de l’Inté-rieur géorgien, à Tbilissi. Concernantl’usage des archives d’État sovié-tiques, voir le dossier «Archives etnouvelles sources de l’histoire sovié-tique, une réévaluation », Cahiers dumonde russe, vol. 40, n° 1-2, 1999.

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recourent à une large palette de justifica-tions. Les dossiers d’archives étudiés révè-lent comment, à travers l’interaction entregardes-frontières et violeurs de frontières,se lit l’implantation progressive du pouvoirsoviétique et ses limites.

La région choisie, l’Adjarie, est unecontrée vallonnée et forestière du littoralde la mer Noire. Conquise par les Russesaprès la guerre de 1877-1878, elle changeà plusieurs reprises de mains au cours de laPremière Guerre mondiale et des indépen-dances caucasiennes de 1918-19216. Envertu du traité de Moscou du 16 mars1921, signé entre la Turquie et la Russiesoviétique, l’Adjarie devient une républiqueautonome au sein de la nouvelle Géorgiesoviétique7. Habitée par une populationlinguistiquement et ethniquement appa-rentée aux Géorgiens, mais musulmane,l’Adjarie constitue un des espaces de tran-sition des confins entre Turquie et Russiedepuis la fin du XIXe siècle. Disposant deliens étroits avec les régions turques voi-sins, elle témoigne du maintien, au débutdes années 1920, de découpages écono-miques, géographiques et ethniques qui necorrespondent pas au nouveau découpagepolitique. Du côté turc, elle trouve un équi-valent dans la région côtière du Lazistan,

peuplée elle aussi d’une population cauca-sienne partiellement turcisée, qui reste undéfi pour le nouveau pouvoir kémaliste8.

La vie LoCaLe de La fRontièRe

L’octroi à l’Adjarie d’un statut de répu-blique autonome au sein de la jeune répu-blique soviétique de Géorgie s’inscrit dansun arrangement politique avec la Turquie,qui vise à rendre acceptable l’abandon parles Kémalistes de leurs prétentions sur ceterritoire. Il s’accompagne de dispositionsdestinées à faciliter les circulations trans-frontalières locales, qui sont vues commevitales pour les régions divisées par la nou-velle frontière. En mars 1922, un accordfacilitant les circulations frontalières estsigné entre la Géorgie et la Turquie. Il per-met aux populations d’une bande de 15verstes (16 kilomètres) de large de part etd’autre de se rendre de l’autre côté de lafrontière, pour de courtes durées, sur labase de documents délivrés par les autori-tés locales9. Cet accord permet de mainte-nir, au cours des années 1920, denombreux liens frontaliers à l’échelle dulittoral. La possession de terres agricoles del’autre côté de la frontière demeure cou-

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«L’Adjarie dans son contexterégional (années 1920-1930)».© Carte auteur.

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rante et reste intégrée dans les stratégies fami-liales et matrimoniales, puisqu’elle sert parfois àlotir un enfant de la famille10. Se poursuivent demême la transhumance pastorale et les circula-tions commerciales et religieuses. Cette persis-tance a été soulignée dans l’ouvrage consacré à lafrontière adjare contemporaine par l’anthropo-logue Mathijs Pelkmans. Sur la base d’entretiensavec les habitants les plus âgés du village géorgiende Sarpi, il souligne le maintien jusqu’au milieu desannées 1930 de liens forts entre Sarpi et Hopa, lesdeux localités frontalières de la côte11. Jusqu’en1924, les enfants du côté soviétique continuentainsi à se rendre à la madrasa en Turquie et lecimetière se trouve dans le village turc de Hopa. LaTurquie continue à fournir la majorité des mollahsservant en Adjarie, ce qui alimente les craintes desautorités locales du Parti sur le maintien d’in-fluences religieuses extérieures12. Sur le plan desrelations sociales, Mathijs Pelkmans met en avantle maintien de mariages transfrontaliers.Entre 1920 et 1937, ces mariages représentent àSarpi 36 % du total, contre 57 % pour les mariagesinternes au village13.

Le maintien de ces circulations révèle une poli-tique générale de tolérance, aux différents éche-lons du système soviétique. Au niveau central, lemaintien d’une politique d’ouverture vise à concré-tiser les bonnes relations avec la Turquie kémalistedans la première moitié des années 1920. Cesbonnes relations découlent de l’alliance « anti-impérialiste » nouée au début des années 1920 etse traduisent pendant la première moitié de ladécennie par de nombreuses coopérations dansl’arène internationale14. Au niveau le plus local, lecontrôle souple des circulations frontalières faitfigure de ressource politique exploitée par lesnotables et fonctionnaires du Parti et de l’État15.Ceux-ci, habilités à délivrer les laissez-passer, enfont fréquemment l’instrument de création etd’entretien d’une clientèle16. Les divergences socio-économiques croissantes entre les deux côtés de lafrontière, caractérisées par un niveau de vie globa-lement plus élevé du côté soviétique mais des

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6. La ville est successivement occupée par lesOttomans, les Britanniques et les Géorgiens.Mustafa Sarı, Türkiye-Kafkasya IlișkilerindeBatum (1917-1921), Ankara, Türk TarihKurumu, 2014. 7. Sur les transformations subies par l’Adjariependant la période tsariste, voir Jemal Kara-lidze, Ach’ara 1878-1903 ts’lebshi : Polit’ikuri,ekonomikuri da sotsialuri vitareba, Batumi,Shota Rustavelis sakh. sakhelmtsipo universi-teti, 2009 ; J.H.R., « The Russo-Turkish Boun-dary of 1921 », The Geographical Journal,vol. 61, n° 3, mars 1923, p. 209-212.8. Alexandre Toumarkine, Les Lazes en Turquie(XIXe-XXe siècles), Istanbul, Isis, 1995. 9. Accord de circulation frontalière entre laRSS de Géorgie et la Turquie, mars 1922, Poli-tisches Archiv des Auswärtigen Amts (PA AA),R. 243.740.10. Déposition d’Ahmet Pagava, non daté,circa octobre 1932, SSShA ShA, f. 6, d. 3232-14, l. 11-12. 11. Mathijs Pelkmans, Defending the Border.Identity, Religion, and Modernity in theRepublic of Georgia, Ithaca-Londres, CornellUniversity Press, 2006, p. 26-28. 12. Décision du chef du bataillon frontalier deBatoumi, 13 mai 1927, SSShA ShA, f. 6,d. 27464-69, l. 21-22. 13. Mathijs Pelkmans, op. cit., p. 54-55. 14. Samuel Hirst, « Transnational Anti-Imperi-alism and the National Forces. Soviet Diplo-macy and Turkey, 1920-1923», ComparativeStudies of South Asia, Africa and the MiddleEast, vol. 33, n° 2, 2013, p. 214-226. 15. Se comportant ainsi en « frontalierstransnationaux », selon la formule d’OscarMartínez, Border People: Life and Society inthe U.S.-Mexico Borderlands, Tucson, TheUniversity of Arizona Press, 1994, p. 59-60. 16. Plus généralement, les dignitaires locauxdu Parti se font remarquer par leurs interven-tions auprès de la Tchéka en faveur d’indivi-dus arrêtés pour contrebande ou violation dela frontière : Protocole N° 9 du Comité duParti d’Adjarie, 17 mars 1924, Archives duMinistère de l’Intérieur de Géorgie, Fonds duParti communiste (SSShA PA), f. 14, op. 2,d. 72, l. 35.

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pénuries de nombreux produits disponiblesdu côté turc, accentuent les ressourcesassociées aux trafics transfrontaliers. Cet« effet frontière » accroît le pouvoir desélites locales et les violations des règlesgénérales de circulation17. L’implicationdes dignitaires locaux du Parti est si fortequ’elle donne lieu à une critique en règleen 1925, lorsqu’une commission sur lalutte contre la contrebande établie auprèsdu Comité régional du Parti de Transcauca-sie dresse l’inventaire de leurs méfaits. Ladistribution indue de laissez-passer à desindividus qui n’habitent pas la zone-fron-tière constitue une des principales cri-tiques, car elle mine les intentions initialesdes accords frontaliers18.

Ces violations du régime administratifde la frontière s’inscrivent dans le champplus vaste des multiples détournements quifont de l’Adjarie un des principaux pointsde passage de la contrebande vers etdepuis le Caucase19. Pour les six derniersmois de l’année 1925, la douane deBatoumi ne rapporte par exemple que290091 roubles de droits de douane, ceque les douaniers locaux expliquent parl’énorme proportion du commerce effec-tuée en contrebande. Selon eux, près de90 % des biens importés dans la région leseraient en contrebande20. Les produits fai-sant l’objet d’un monopole d’exportationdu côté soviétique, notamment le sucre etl’essence, sont particulièrement prisés parles contrebandiers qui font d’importantsbénéfices en Turquie21. L’exportation clan-destine de devises et de monnaies horsd’URSS constitue un autre poste importantde contrebande. À l’inverse, l’importationen Union soviétique de produits agricoles,de textiles divers et de menus articles deconsommation constitue le gros du traficdepuis la Turquie. La contrebande commer-ciale est indissociable de l’échange de nou-

velles politiques, économiques, person-nelles, entre les deux côtés de la frontière.À mesure que les années avancent, cesnouvelles semblent de plus en plus pré-cieuses pour les commerçants et contre-bandiers, car elles permettent d’anticiperdes pénuries et de préparer des « coups ».Ainsi, en août 1927, le commerçant deHopa Kur Ahmet OÏlu est informé d’unehausse brusque du prix du bétail àBatoumi. Il franchit aussitôt la frontièreclandestinement afin de vérifier ces infor-mations sur les marchés de la ville et fairepasser, le cas échéant, ses troupeaux22. Larumeur est étroitement liée à la situationfrontalière et à la circulation asymétrique,entrecoupée et inégale des nouvelles.

La tolérance des autorités soviétiquesenvers la contrebande et les circulationsfrontalières en général découle en partied’un constat pragmatique, celui de leurincapacité à la contrôler. Le dense couvertforestier et la topographie irrégulière desvallées du Chorokh (Çoruh, en turc) et del’Adjaris-Tskhali compliquent fortement letravail des gardes-frontières, qui doiventétablir leurs postes en retrait de la lignefrontalière23. Il est facile pour les individuscapturés immédiatement sur la frontièred’affirmer qu’ils se sont égarés à cause dubrouillard ou de l’invisibilité de la frontière,et n’avaient pas l’intention de faire de lacontrebande24. De part et d’autre, les auto-rités policières et judiciaires semblent éga-lement satisfaites des différentes formesd’exil volontaire que choisissent les délin-quants et criminels. La traversée de lafrontière apparaît comme un quasi-substi-tut à la sanction pénale. Lorsqu’ils revien-nent dans leur village d’origine, aprèsquelques mois passés de l’autre côté de lafrontière, les individus sont rarementinquiétés par les autorités. Le franchisse-ment de la frontière représente donc une

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des formes de régulation sociale et policièredes zones-frontières.

Les circulations pénitentiaires de délin-quants et de criminels ne sont cependant tolé-rées que dans la mesure où elles n’alimententpas le banditisme transfrontalier, qui constitueune préoccupation majeure pour le pouvoirsoviétique des années 192025. Si la propagandesoviétique présente volontiers l’impérialismebritannique ou les émigrés caucasiens commeles instigateurs de ces mouvements, le bandi-tisme semble bien plus fortement enracinédans un contexte local, où les ressources sontrares et les tensions entre villages autour desterres et du bétail anciennes26. La surreprésen-tation des Kurdes dans les bandes, qui s’ex-plique en partie par la continuité avecl’avant-guerre, est alimentée par les discrimi-nations dont ils sont victimes pour le partagedes terres en Adjarie soviétique, car ils ne fontpas partie de « l’ethnie titulaire » locale27. Lafuite de déserteur constitue un autre vivierpour les bandes frontalières28. La soviétisationet le nouveau tracé de la frontière constituentdes ressources supplémentaires en mêmetemps que des obstacles pour les bandits. Lazone frontalière turque assure aux brigands unespace de repli et une protection juridique, enraison de la réticence des autorités turques àsévir contre des infractions commises hors deleur territoire. Quelques bandes bien structu-rées causent des soucis particuliers aux Sovié-tiques, comme celle de Kaslm Kaya, activependant toutes les années 1920 près d’Akhalt-sikhe. La bande se spécialise dans l’enlèvementde bétail dans les pâturages de la région etdans la contrebande de textile29.

Pour les Soviétiques, le banditisme fronta-lier constitue un phénomène politiquementambigu. D’un côté, il témoigne de l’incapacité àcontrôler la frontière, due au faible nombre degardes-frontières, à leur intégration limitée à lasociété locale et au relief désavantageux. D’unautre côté, le banditisme constitue une occa-

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17. Sur la question des modifications de frontièreset de régimes dans la production d’effets fron-tières dans l’entre-deux-guerres, voir NikolausWolf, « Path dependent border effects: the case ofPoland’s reunification (1918-1939) », Explorationsin Economic History 42, 2005, p. 414-438. 18. Protocole N° 13 de session du présidium duComité régional transcaucasien du Parti, 10-11 mars 1926, Archives d’État de Géorgie (SUITsA),f. 804, op. 1, d. 675, l. 3-4. 19. Décision du Comité régional transcaucasiendu Parti, non daté (décembre 1924), SSShA PA,f. 13, op. 2, d. 18, l. 204-205.20. Rapport de l’Administration transcaucasiennedes douanes pour la période juillet-décembre 1925, février 1926, SUITsA, f. 617, op. 1,d. 860, l. 2-5. 21. Décision du bataillon frontalière de Batoumiconcernant Celal Tatar OÏlu et Abdul Vaidj OÏlu,29 mars 1932, SSShA ShA, f. 6, d. 3238-15, l. 26. 22. Protocole d’interrogatoire de Kur Ahmet OÏlu,22 septembre 1927, SSShA ShA, f. 6, d. 27353-58,l. 4-5. 23. Merab Vachnadze, Vakhtang Guruli (dir.),Ach’ara rusi diplomat’is tvalit 1921-1922. K. Iust’ismokhseneba, Tbilissi, 1998, p. 22. 24. Protocole d’interrogatoire d’Ismail Mashkha-tidze, 6 mai 1927, SSShA ShA, f. 6, d. 27467-69,l. 7. 25. Protocole d’interrogatoire de Hamit MehmetOÏlu, 12 mai 1928, SSShA ShA, f. 6, d. 2839-7,l. 109. 26. Pour une intéressante comparaison avecl’exemple grec, voir Michael Herzfeld, « “As in yourown house”: Hospitality, Ethnography, and theStereotype of the Mediterranean Society », inDavid Gilmore (ed.), Honor and Shame in the Unityof the Mediterranean, Washington, AmericanAnthropological Association, 1987, p. 75-89.27. A.D. Chernev (dir.), « sekretno » : Lubjanka-Stal-inu o polozhenii v strane (1922-1934 gg.), T. 4, P. 1,Moscou, Institut Historii RAN, 2001, p. 385 et 434. 28. Interrogatoire de Mustafa Sof OÏlu,6 novembre 1927, SSShA ShA, f. 6, d. 2825-4,l. 10. Sur la question du lien entre désertion etbanditisme, voir les remarques faites à propos ducas chinois dans Phil Billingsley, Bandits in Repu-blican China, Stanford, Stanford University Press,1988, p. 27. 29. Témoignages des habitants des villages d’Intel,Dibet, Agara et Khrian sur l’activité de la bande deKasim Kaya, avril 1928, SSShA ShA, f. 6, d. 2839-7, l. 80-101.

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sion de nouer des relations avec la popula-tion civile locale, fondées sur la protectiondes biens et des personnes30. Cette occa-sion est précieuse pour des gardes-fron-tières largement isolés de la populationlocale. Issus en presque totalité des régionsslaves de l’URSS, ils ne maîtrisent que peules langues et coutumes locales31. Cet iso-lement est illustré très directement par lesdossiers conservés dans les archives géor-giennes, qui révèlent un recours systéma-tique à des traducteurs depuis le turc et legéorgien32. Les gardes-frontières, dans leurtravail auprès de la population locale, sontainsi appelés par les autorités du Parti àmontrer la communauté d’intérêts entrel’État et les citoyens de la zone-frontière33.Les affaires de violence commises par lesbandes contre des individus sont mises enavant par les fonctionnaires soviétiques.Dans l’affaire de la bande de Kaslm Kaya, leviol et le meurtre de la fille d’un paysan dela région d’Akhaltsikhe, Suleyman YusufOÏlu, figurent en tête des chefs d’accusa-

tion, devant d’autres cas de violence contrela population locale. C’est ainsi l’antago-nisme entre les brigands et la populationcivile qui est mis en avant et non pas celuiavec le pouvoir soviétique34. Cette approcherévèle une politique plus générale qui vise àéviter les affrontements directs, au profitd’une modification socio-économique de lazone-frontière et de formes plus discrètesde contrôle frontalier35.

des MigRations ouBLiées :Les tuRCs en unionsoviétique

Les circulations locales autour de lanouvelle frontière s’articulent étroitement

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«Paysage frontalier adjar». W. Rickmer Rickmers,«Lazistan and Ajaristan», The Geographical Journal,

Vol. 84, N° 6 (Déc. 1934), p. 469.© W. Rickmer Rickmers.

«Formulaire soviétique d’enregistrement des étrangers»,1927 (SSShA ShA, Fonds 6, Dossier 27463-69).© Archives du ministère de l’Intérieur de Géorgie.

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à des circulations à l’échelle de la Transcauca-sie, voire du territoire soviétique entier. Le pas-sage par l’Adjarie apparaît fréquemment, pourles migrants originaires de Turquie, comme uneétape vers le reste de la Géorgie, l’Ukraine ou laRussie. Ces migrations proviennent essentielle-ment des régions du littoral turc et d’Anatolieorientale, où les conditions économiquesdemeurent extrêmement difficiles dans les pre-mières années de la république. L’ampleur deces migrations est attestée par le consul bri-tannique à Trébizonde, Matthews, qui fait àl’été 1928 une tournée dans la région de Rize,près de la frontière. À Hopa, il s’entretient avecle sous-préfet (kaymakam) local, Ahmed Bey,qui lui explique que beaucoup d’hommes de larégion se rendent en Russie pour y trouver dutravail. La plupart d’entre eux y exercent la pro-fession de boulanger et certains « [se rendent]jusqu’à Moscou, qui est une ville plus grandeque la Moscou d’avant-guerre et où le manquede logements se fait cruellement sentir »36. Letravail en Russie est nettement plus rémunéra-teur que celui qu’ils peuvent trouver en Anato-lie orientale. Cependant, les travailleursmigrants se heurtent à des difficultés pourrapatrier leurs gains en Turquie, car les Russesinterdisent l’exportation de devise. Heureuse-ment, conclut le kaymakam, « ils [arrivent] fré-quemment à les faire sortir clandestinement ».

La question des migrations turques en Rus-sie et en Union soviétique demeure largementinexplorée. Elle n’est pas sans précédent,puisque les dernières années de l’époque tsa-riste voient d’importantes migrations suive lesmêmes itinéraires. Travailleurs arméniens, grecs,assyriens ou lazes se rendent ainsi dans les villeset campagnes de l’Empire russe, où ils disposentfréquemment de spécialisations profession-nelles37. Les migrations des populations musul-manes depuis la Turquie vers la Russiedemeurent cependant moins étudiées que cellesen sens inverse, qui voient les musulmans deRussie chercher un refuge dans l’Empire otto-

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30. Suivant un schéma classique développé parCharles Tilly, «War Making and State Making asOrganized Crime», in Peter B. Evans, DietrichRueschmeyer, Theda Skocpol (dir.), Bringing theState Back in, Cambridge-New York, CambridgeUniversity Press, 1985, p. 169-191. 31. Cela les isole aussi des institutions soviétiqueslocales elles-mêmes, où le russe n’est que partiel-lement maîtrisé. Protocole n° 43 du présidium duComité du Parti d’Adjarie, 8 novembre 1926,SSShA PA, f. 14, op. 3, d. 73, l. 146-147. 32. De manière plus diffuse, on remarque de trèsnombreuses erreurs dans le report de l’onomas-tique aussi bien géorgienne que turque, ainsi quedans la transcription de certains termes du quoti-dien, évoqués à l’occasion d’affaires précises. 33. La position soviétique consiste à nier l’exis-tence d’un «banditisme social » et à présenter lesbandits comme des tenants de l’ordre établi. Para-doxalement, un même débat a eu lieu entre EricHobsbawm et Anton Blok sur l’existence du «ban-ditisme social ». Eric Hobsbawm, Bandits, Londres,Weidenfeld & Nicolson, 1969 ; pour une vision cri-tique, voir Anton Blok, « The Peasant and the Brig-and: Social Banditry Reconsidered », ComparativeStudies in Society and History, vol. 14, n° 4, Sept.1972, p. 494-503.34. Témoignage de Suleyman Yusuf OÏlu, 29 mars1926, SSShA ShA, f. 6, d. 2839-7, l. 67. 35. Le développement de réseaux frontaliers derenseignements s’inscrit dans cette politique« préventive ». Rapport du plénipotentiaire duCommissariat au Commerce extérieur en ZSFSR,Ivanjan, juillet 1924, SUITsA, f. 804, op. 1, d. 487,l. 106.36. Rapport du consul Matthews à Sir G. Clerk,Trébizonde, 7 juillet 1928, Archives nationales duRoyaume-Uni (TNA), FO 424/269, p. 17-18.37. Pour un aperçu des mouvements migratoiresdepuis et vers la Russie tsariste, voir Lutz Häfner,«Russland und die Welt : Das Zarenreich in derMigrationsgeschichte des langen 19 Jahrhun-derts », in Martin Aust (dir.), op. cit., p. 64-83.

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man38. Dans un espace connexe, les migra-tions de travailleurs iraniens vers le Cau-case russe ont fait l’objet de travaux plusnombreux39. En revanche, la question desmigrations de travail vers l’Union sovié-tique n’est abordée que de manière annexedans les travaux sur la période. Comme l’in-dique le rapport du consul Matthews, l’im-migration vers l’URSS demeure pourtant unphénomène important dans les pays voisinsdu Caucase soviétique. Si cette immigrationrepose sur la permanence de réseaux anté-rieurs, elle est également soutenue et enca-drée par le pouvoir central soviétique, quicrée en 1922 une Commission pour l’immi-gration et l’émigration agricoles et indus-trielles40. Mais cette commission estessentiellement tournée vers les relationsavec les pays européens et les États-Unis,alors que les formes encadrées de migra-tions vers le Caucase soviétique sont géréesau niveau régional. L’initiative de l’appel àla main-d’œuvre étrangère est fréquem-ment le fait d’organisations locales. C’estainsi qu’en 1926 le Conseil des commis-saires du peuple abkhaze dépose auprès dugouvernement de Transcaucasie unerequête pour faire venir cent pêcheursexpérimentés du Lazistan turc, pour mettreen place une industrie de pêche au dau-phin41.

Il apparaît à ce stade difficile d’établirdes chiffres sur le nombre de migrantsturcs en Union soviétique dans l’entre-deux-guerres, mais il faut sans doute par-ler de plusieurs milliers d’individus. Laquantification est compliquée par lescaractéristiques de cette diaspora. D’unepart, elle n’hésite pas à se rendre, au-delàdu Caucase, jusqu’en Ukraine, en Russieméridionale ou à Moscou. De plus, lesmigrants turcs sont essentiellement repré-sentés dans des professions artisanales etindividuelles, plus difficiles à saisir par la

statistique que les grandes usines, lesmines ou les champs de pétrole qui attirentles migrants iraniens en Azerbaïdjan sovié-tique. Enfin, la circulation spatiale desmigrants turcs s’opère par des déplace-ments successifs de courte distance, qui lesamènent à alterner séjours dans les cam-pagnes et dans les villes. On peut citer lecas de Mehmet Sarı OÏlu, né en 1910 àRize. Interrogé par les inspecteurs del’OGPU, il affirme être entré en 1925 enURSS, illégalement. Il séjourne pendantquatre mois en Abkhazie, où il travaillecomme journalier au noir, dans une planta-tion privée de tabac. Il se rend ensuite àRostov-sur-le-Don, en Russie méridionale,où il travaille dans une coopérative turquede boulangers. Après y avoir travaillé septmois, il migre à nouveau vers le nord, enUkraine orientale et finit par se rendredans la région de Moscou. Là, il estemployé, à la fin des années 1920, commeboulanger dans un des combinats créés parla politique stalinienne d’industrialisa-tion42.

Si les migrations depuis la Turquieorientale vers la Russie ne constituent pas,comme on l’a dit, une nouveauté, les récitsdes migrants interrogés par la garde-fron-tière soviétique révèlent le tournant queconstitue fréquemment la Première Guerremondiale. En raison des revirements dufront caucasien, des déplacements depopulation et des violences de masse per-pétrées, de nombreux individus voientleurs trajectoires individuelles brusque-ment modifiées. De nombreux migrants,déjà installés en Russie, ont été victimes dedéportations comme « sujets d’une puis-sance en guerre », ce qui a fortement modi-fié la géographie des sujets ottomans dansl’Empire tsariste43. Les prisonniers deguerre ottomans en Russie tsariste, estimésà 50000, constituent un groupe dispersé

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sur l’ensemble de la Russie européenne et de laSibérie44. Parfois logés en petits groupes dans lesvilles elles-mêmes, les prisonniers ottomans voientla pression se relâcher soudainement lors des révo-lutions de 1917. En dépit des politiques mises enplace par l’Empire ottoman puis la Turquie kéma-liste pour assurer leur rapatriement, nombred’entre eux décident de rester en Russie bolche-vique. Interrogé en 1929 sur son parcours, SarıMahmut Zade raconte avoir été capturé au Cau-case en 1916 après avoir servi comme caporal dansl’armée ottomane. Envoyé à Bakou, il y aurait passésept mois, vraisemblablement sur l’île de Nargin oùétaient confinés les prisonniers turcs45. De là, iltransite vers Vladikavkaz, où il est libéré lors de larévolution d’Octobre et s’installe chez un compa-triote comme boulanger46. En raison de l’effondre-ment des structures administratives et politiquesdans la région à partir de 1917, les fonctionnairesde l’OGPU n’ont guère les moyens de vérifier lesdires des prévenus relatifs à leur vie à cettepériode. Tout au plus peuvent-ils les croiser avecdes témoignages extérieurs. Les migrants turcsarrêtés profitent manifestement de cette opportu-nité pour présenter leur arrivée initiale en Russiecomme contrainte ou en tout cas légitime auregard des circonstances exceptionnelles del’époque.

une ReMise en Causedes CiRCuLations

L’évocation de la Première Guerre mondiale etde la période de guerre civile en Russie – ou de sonpendant, la « guerre d’indépendance » kémaliste de1919-1922 – apparaît également comme une stra-tégie pour des individus tenus de justifier leur pré-sence sur le territoire russe, en infraction fréquentedes lois en vigueur. La majorité des Turcs d’URSSretournent régulièrement dans leur région d’ori-gine. Il s’agit pour eux de rendre visite à desparents malades, de rapporter l’argent gagné ouencore de séjourner chez eux à l’occasion d’une

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38. James H. Meyer, « Immigration, Return,and the Politics of Citizenship. Russian Mus-lims in the Ottoman Empire, 1860-1914»,International Journal of Middle Eastern Stu-dies, vol. 39, n° 1, Feb. 2007, p. 15-32.39. Voir par exemple Hassan Hakimian,«Wage Labor and Migration: Persian Workersin Southern Russia, 1880-1914», Interna-tional Journal of Middle East Studies, vol. 17,n° 4, Nov. 1985, p. 443-462 ; Kerim KaramOÏlu Shukjurov, Otkhodnichestvo vZakavkazj’e iz Juzhnogo Azerbajdzhana(vtoraja tret’XIX v.-1905 g.), Bakou, Thèse nonpubliée, 1984 ; Touraj Atabaki, «DisgruntledGuests : Iranian Subalterns on the Margins ofthe Russian Empire », International Review ofSocial History, vol. 48, 2003, p. 401-426. 40. Andrea Graziosi, « Foreign Workers inSoviet Russia, 1920-1940: Their Experienceand Their Legacy », International Labor andWorking-Class History, vol. 33, March 1988,p. 38-59. 41. Lettre du Conseil des commissaires dupeuple abkhaze au Conseil des commissairesdu peuple transcaucasien, 6 février 1926,SSShA PA, f. 13, op. 4, d. 85, l. 56. 42. Acte final de l’enquête concernant Meh-met Sarı OÏlu, 6 août 1932, SSShA ShA, f. 6,d. 3229-14, l. 14. Les noms turcs sont repro-duits ici tels que transcrits dans les actesd’interrogatoire.43. Eric Lohr, Nationalizing the RussianEmpire. The Campaign Against Enemy Aliensduring World War One, Cambridge (Ma.)-Lon-dres, Harvard University Press, 2003, p. 128et 159-160. 44. Yücel Yanıkda�, «Ottoman Prisoners ofWar in Russia, 1914-1922», Journal of Con-temporary History, vol. 34, n° 1, Jan. 1999,p. 69-85 ; Nuri Köstüklü, « I. Dünya SavașındaRusya’nın Ukrayna ve DiÏer BölgelerindekiTürk Savaș Dair Bazi Tespitler », AtatürkAraștırma Merkezi Dergisi, vol. 83,juillet (Temmuz) 2012, p. 1-16. 45. Elsa Brändström, Unter Kriegsgefangenenin Russland und Sibirien 1914-1920, Berlin,Deutsche Verlagsgesellschaft für Politik undGeschichte, 1922, p. 64. 46. Décision de l’officier de la garde-frontièreParaskevopulo, 11 mars 1929, SSShA ShA,f. 6, d. 29241-24, l. 1.

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maladie qui les empêche de travailler47.Cependant, leur région d’origine ne semblepas constituer un véritable « espaceinvesti » par ces migrants, qui n’y ontmanifestement pas de projets d’avenir48.Le retour est vu comme temporaire et lesmigrants qui tentent de retrouver uneplace dans leur région d’origine finissentsouvent par repartir pour l’Union sovié-tique. Ces circulations alternées devien-nent de plus en plus délicates à partir dela fin des années 1920. Au début de l’an-née 1926, la GPU de Transcaucasie prendl’initiative de mesures contre les migrantsiraniens et turcs. Tchitchérine, commis-saire du peuple aux Affaires étrangères,intervient cependant auprès des autoritésde Transcaucasie pour faire suspendre lesmesures. Il craint en effet l’impact detelles mesures sur les relations avec deuxÉtats qui sont au cœur de la stratégiesoviétique d’influence au Proche etMoyen-Orient49.

Si la GPU doit renoncer à des expul-sions de masse, on observe néanmoins unnet durcissement dans l’octroi de visasd’immigration par les consulats soviétiquesen Turquie50. Le pouvoir soviétique exigedes autorités consulaires turques qu’ellessoient plus regardantes dans l’octroi decertificats d’identité, pour ne pas en faireprofiter des escrocs ou criminels51. Lesexpulsions d’immigrants illégaux se multi-plient, fréquemment combinées à desdétentions de plusieurs mois visant à dis-suader les individus de revenir. Dans les casoù les individus sont soupçonnés d’espion-nage ou suspects du point de vue politique,des peines plus sévères encore sont pro-noncées, comme la déportation vers laRussie centrale, notamment la région d’As-trakhan et la Sibérie occidentale, ou l’envoien camp de concentration52. L’ambassadeturque déplore cette politique, qui pousse

les migrants potentiels à la violation de lafrontière et à la clandestinité53. Celle-ciexpose les migrants aux brimades et auchantage de la part de leurs employeurs oudes autorités. Le consulat-général turc àTiflis souligne les difficultés posées par letravail au noir et la fragilité des migrantsface aux arrestations arbitraires.

De fait, les conditions de plus en plusdifficiles d’obtention de visas et de docu-ments de séjour encouragent, dans un pre-mier temps, le passage à la clandestinité demigrants auparavant en règle. Les migrantsinvoquent aussi le coût excessif des visaset passeports, ou la durée des procéduresadministratives. Ainsi, Mehmet Sarı OÏluexplique qu’il vit depuis 1925 en Unionsoviétique avec des documents de séjouren ordre. Boulanger à Rostov puis Moscou,il devient membre du komsomol en 192954.En novembre 1931, il obtient un visa del’ambassade turque pour aller visiter safamille et s’embarquer à Odessa. De retourà Rize, dans sa région natale, il fait l’objetd’une surveillance policière et demande auconsulat soviétique un visa de retour enURSS, qui lui est refusé. Cela explique,selon lui, sa traversée clandestine de lafrontière en juin 193255. On peut ainsi par-ler d’un processus de construction de laclandestinité, alors que les années 1920voyaient une série de mécanismes de régu-larisation, en particulier pour les individusayant franchi clandestinement la frontièresoviétique, qui pouvait être régularisésauprès des consulats turcs et des départe-ments de surveillance des étrangers de laGPU56.

Cette nouvelle politique s’explique tantpar les évolutions générales de l’Unionsoviétique, que par des transformationsplus spécifiques à la Transcaucasie. Auniveau de l’URSS, l’année 1926-1927 cor-respond à ce que l’historiographie anglo-

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saxonne a qualifié de «war scare », ensemble de rumeurs de guerre sur fond de tensionsaccrues entre l’URSS et le Royaume-Uni57. Ces années voient aussi les premières brèchesdans l’édifice de la NEP et une remise en cause progressive du rôle du secteur privé, quitouche fortement les marchands iraniens et turcs installés en URSS, mais aussi les simplesmigrants employés par des entrepreneurs privés. À l’échelle du Caucase soviétique, ces dif-férentes évolutions trouvent un écho important. Le «war scare » s’accompagne de mesuresaccrues de mobilisation de la population, de contrôle des circulations et de lutte contrel’espionnage. La Tchéka transcaucasienne multiplie au cours de l’année 1926 les rapportssur la menace posée par l’influence culturelle et politique kémaliste parmi les musulmansdu Caucase58. En juin 1927, une nouvelle loi sur la frontière d’État, plus stricte dans ses dis-positions, est adoptée par le gouvernement soviétique. Elle donne lieu au Caucase à la sup-pression de certains régimes simplifiés de franchissement de la frontière, en particulier à lafrontière entre Perse et Azerbaïdjan59.

Le contexte caucasien, comme celui de l’Asie centrale, favorisent des craintes trèsconcrètes associées à la possibilité d’insurrections antisoviétiques dans les confins,appuyées sur des solidarités transfrontalières. Quelques années auparavant, la révoltenationaliste géorgienne d’août 1924 s’est appuyée sur le retour d’émigrés antisoviétiqueset sur les réseaux de contrebandiers en Turquie60. En mars 1929, une nouvelle révolte éclatedans la région frontalière située entre Batoum et Akhaltsikhe. Le facteur déclencheur

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47. Acte final d’accusation de Hasan Arap OÏlu, 14 novembre 1929, SSShA ShA, f. 6, d. 29241-45, l. 23. 48. Pour reprendre la distinction effectuée par Paul-André Rosental entre « espace vécu » et « espace investi » dansl’étude des trajectoires de migrants. Voir Paul-André Rosental, «Maintien/rupture : un nouveau couple pour l’ana-lyse des migrations », Annales : Économies, Sociétés, Civilisations, vol. 45, n° 6, 1990, p. 1403-1431. 49. Lettre du plénipotentiaire du NKID à Tiflis au Comité régional transcaucasien du Parti (Zakkrajkom), 16 février1926, SSShA PA, f. 13, op. 4, d. 85, l. 45. 50. Eric Lohr, Russian Citizenship. From Empire to Soviet Union, Cambridge (Ma.)-Londres, Harvard University Press,2012, p. 166-172. 51. Dès 1923, le Département des relations extérieures de Transcaucasie propose une modification de la conven-tion consulaire pour limiter les distributions de passeport par le consulat turc. Lettre au Conseil des commissairesdu peuple de Transcaucasie, 29 janvier 1923, SUITsA, f. 617, op. 1, d. 148, l. 359. 52. Extrait de protocole d’une session spéciale du collège de l’OGPU, 6 avril 1928, SSShA ShA, f. 6, d. 2825-4,feuillet non numéroté. 53. Note verbale de l’ambassade turque à Moscou au NKID (Commissariat aux affaires étrangères), 6 janvier 1926,SSShA PA, f. 13, op. 4, d. 85, l. 47-48. 54. Décision du bataillon frontalier de Batoumi, 6 août 1932, SSShA ShA, f. 6, d. 3229-14, l. 14. 55. Protocole d’interrogatoire de Mehmet Sarı OÏlu, 6 juin 1932, SSShA ShA, f. 6, d. 3229-14, l. 7. 56. Décision du chef du bataillon frontalier de Batoumi, non datée, circa novembre 1927, SSShA ShA, f. 6,d. 27350-58, l. 22. 57. John P. Sontag, « The Soviet War Scare of 1926-27», Russian Review, vol. 34, n° 1, January 1975, p. 66-77 ;Anna di Biagio, «Moscow, the Comintern, and the War Scare, 1926-1928», in Silvio Pons, Andrea Romano (éds.),Russia in the Age of War, 1914-1945, Milan, Fondazione Giacomo Feltrinelli, 2000, p. 83-102.58. Ces craintes sont notamment exprimées à l’occasion du congrès de turcologie de Bakou, auquel participentdes intellectuels de Turquie. Voir Musa Qasımlı, Azerbaycan Türklerinin millî mücadele tarihi 1920-1945, Istanbul,Kaknüs Yayınları, 2006, p. 267-268. 59. Protocole du présidium du Comité régional transcaucasien du Parti, 2 juillet 1927, SSShA PA, f. 13, op. 5, d. 21,l. 138-140. 60. Georges Mamoulia, Les combats indépendantistes des Caucasiens entre URSS et puissances occidentales. Le casde la Géorgie (1921-1945), Paris, L’Harmattan, 2009, p. 88-91.

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immédiat de la révolte est la campagne dedévoilement des femmes lancée par le Partien Transcaucasie61. Les autorités perdent lecontrôle sur la région pendant plusieursjours et des forces de la GPU envoyées surplace sont suppléées par des membres dukomsomol et du Parti62. Dans le village deKhulo, un des cœurs de la révolte situé àquinze kilomètres de la frontière, le mou-vement prend l’allure d’une revanche descontrebandiers et des brigands, qui mena-cent de leurs armes les éléments prochesdu pouvoir soviétique63. Après l’écrasementde la révolte, nombre d’entre eux émigrentvers la Turquie, tout en continuant àconserver des liens étroits avec le côtésoviétique64. Cet événement, qui s’inscritdans un contexte plus général de troublesdes confins caucasiens en 1929-1931 enlien avec la collectivisation et la dékoula-kisation, contribue significativement àlégitimer un contrôle renforcé de la fron-tière turco-soviétique65.

Les éCheLLes de La fuite

Les révoltes des années 1929-1931s’accompagnent d’un mouvement de fuitede nombreux citoyens soviétiques horsd’URSS. Si les années 1920 connaissentdéjà des formes d’inquiétude du pouvoirsoviétique face aux velléités d’émigration,celles-ci concernent surtout des popula-tions frontalières directement exposéesaux influences étrangères et des groupesminoritaires, notamment certaines sectesorthodoxes66. À partir de 1929, les sourcestant soviétiques qu’étrangères témoignentde la nouvelle ampleur du phénomène.L’Ukraine, le Caucase et l’Asie centraledeviennent des espaces privilégiés de fuiteà l’occasion de la collectivisation67. Làencore, les travaux demeurent trop peu

nombreux et les archives pertinentes troppeu accessibles pour tracer un tableaud’ensemble du phénomène, au-delà d’allu-sions dans de nombreux travaux. La fron-tière méridionale, en raison de sa longueur,de sa topographie et de sa faible sur-veillance, apparaît comme particulière-ment propice à la fuite. Sur la frontièresoviéto-iranienne, des incidents éclatentlorsque les forces soviétiques tentent depoursuivre certains fugitifs et les consulsétrangers notent l’importance numériquedes évasions hors d’URSS68. Afin de mieuxsaisir ce mouvement, on s’intéressera suc-cessivement à la géographie de la fuite,aux raisons invoquées et aux modes d’or-ganisation.

L’origine géographique des individusjoue naturellement un rôle dans le choixdu lieu de la fuite. La fuite par la frontièrela plus proche apparaît comme un choixlogique. Pourtant, la militarisation précocedes frontières européennes pousse un cer-tain nombre de fugitifs à choisir des itiné-raires détournés pour quitter le pays69. Iln’est pas toujours facile de déterminer lapart du hasard et de l’anticipation dans lechoix des parcours. Des rencontres impré-vues, à l’occasion d’un voyage en train,peuvent bouleverser les projets initiaux.C’est ainsi que la gare de Tiflis (Tbilissi)apparaît comme un lieu-clef, où les che-mins bifurquent entre ceux qui choisissentla fuite par l’Adjarie, ceux qui se rendent àBakou et ceux enfin qui préfèrent l’Armé-nie. À côté de cette dimension de contin-gence, il existe néanmoins de véritablessavoirs populaires sur la fuite. Ainsi, à uncamarade qui hésite sur la possibilité defuir, Boris Luganskij raconte son expé-rience, puisqu’il a manqué quelques annéesplus tôt sa chance de fuir sur la frontièreafghane qui est, note-t-il, encore moinssurveillée que la frontière turque70. De

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même, la jeune Tamara Sukhodol’skaja, Russo-polonaise de 19 ans, originaire de Kiev,explique en 1935 aux enquêteurs qu’elle n’a pas choisi la région de Batoum par hasard :«Mon père disait qu’il était beaucoup plus difficile de franchir la frontière avec la Pologneou la Roumanie que celle avec la Turquie, car il affirmait que les frontières polonaises etroumaines étaient surveillées de manière plus étroite »71. Fille d’un ancien propriétaire fon-cier privé de ses droits civiques et licencié en 1933, Sukhodol’skaja se rend avec lui àBatoum. Lors du trajet, père et fille se perdent. Après avoir erré dans la région frontalière,elle part pour Bakou, où elle rencontre une certaine Vera Selimova avec laquelle elle fuiten Perse par le Turkménistan. Ramenée à la frontière par les gardes-frontières persans, elleest emprisonnée à Ashkhabad pendant plusieurs semaines, avant d’être libérée et de repar-tir avec un inconnu pour Tbilissi puis Batoumi. Là, elle tente de passer la frontière et elleest arrêtée par les soldats du bataillon frontalier72.

Sur la cinquantaine de dossiers analysés portant sur des fugitifs, l’Ukraine orientale etla Russie du Sud dominent largement. L’Ukraine est représentée au total par onze dossiers,la Russie méridionale par cinq, tandis que la Géorgie et l’Abkhazie comptent pour neuf dos-siers au total. Moscou, la Sibérie, le Caucase du Nord et la Crimée constituent d’autresfoyers secondaires. Si ces données ne permettent pas d’établir de statistiques de la fuite,elles soulignent néanmoins la diversité des parcours possibles jusqu’à l’Adjarie. L’originegéographique des interpellés recoupe partiellement la ventilation en termes d’ethnicité :

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61. Protocole de la Conférence transcaucasienne sur les districts frontaliers, 8 juillet 1929, session du soir, SSShAPA, f. 13, op. 7, d. 37, l. 164.62. Lettre du consulat-général d’Allemagne à Tiflis à l’ambassade à Moscou, 29 mars 1929, PA AA, Berlin, Lände-rabteilung IV, Russland, R 84152. 63. Lettre de dénonciation d’Abdullah Surmanidze au chef du bataillon frontalier de Batoumi, 18 mars 1930,SSShA ShA, f. 6, d. 3069-21, l. 21 ; Les Soviétiques incriminent en particulier des « koulaks » et «beks » émigrés,notamment la famille de l’ancien président du Sovnarkom adjar, Khimshiashvili, A.D. Chernev (dir.), op. cit. p. 43,85, 108 ; pour un aperçu général des intrigues politiques, appuyées sur des réseaux émigrés, Otar Gogolishvili,Anti’sabchota modzraoba ach’arashi 1921-1929 ts’lebshi, Batoumi, Alioni, 2000.64. Protocoles d’interrogatoire de Bego Gabaidze, 29 et 30 mars 1930, SSShA ShA, f. 6, d. 3069-21, l. 28-29 et30. 65. Pour l’analyse et les leçons tirées par les Soviétiques de la révolte de mars 1929, voir les documents rassem-blés dans les archives du Comité central du Parti géorgien : SSShA PA, f. 14, op. 4, d. 301, l. 1-207. 66. Voir par exemple, pour la secte des molokans au Caucase, Aram Haytian, « The Molokans in Armenia », Iran &the Caucasus, vol. 11, n° 1, 2007, p. 33-44. 67. Terry Martin, The Affirmative Action Empire. Nations and Nationalism in the Soviet Union, 1923-1939, Ithaca,Cornell University Press, 2001, p. 319-321. 68. Miron Rezun, The Soviet Union and Iran. Soviet Policy in Iran from the Beginnings of the Pahlavi Dynasty untilthe Soviet Invasion in 1941, Genève, Institut universitaire de hautes études internationales, 1981, p. 191-193 ;Henry S. Villard, U.S. Vice-consul in Tehran, Iran, to Stimson, April 25, 1930, RG 59, File 861.00/11430, cité parAsgar M. Asgarov, Reporting from the Frontlines of the First Cold War, p. 243-244. 69. Henryk Dominiczak, Granica wschodnia Rzeczypospolitej Polskiej w latach 1919-1939, Varsovie, PWN, 1992 ;Halina Łach, «System ochrony i obrony polskiej granicy wschodniej w latach 1921-1938», in Janusz Gmitruk, Woj-ciech Włodarkiewicz (dir.), Stosunki polityczne, wojskowe i gospodarcze Rzeczypospolitej i Związwku Radzieckiego wokresie międziwojennym, Varsovie-Siedlce, Muzeum Historii Polskiego Ruchu Ludowego, 2012, p. 157-172. 70. Protocole d’interrogatoire de Pavel Morozov, non daté, circa juillet-août 1933, SSShA ShA, f. 6, d. 3367-22, l. 9. 71. Protocole d’interrogatoire de Tamara Sukhodol’skaja, 1er février 1935, SSShA ShA, f. 6, d. 35195-53, l. 22. 72. Décision du chef de la section spéciale de l’UGB, au sein du NKVD adjar, Krulev, 28 février 1935, SSShA ShA,f. 6, d. 35195-53, ll. 13-14.

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13 individus se déclarent russes, cinqukrainiens, quatre géorgiens, trois juifs,polonais et allemands. La faiblesse relativedu nombre de Transcaucasiens parmi lesfugitifs arrêtés s’explique en partie, au-delà d’un facteur numérique absolu, parleur meilleure intégration dans le tissusocial local, qui réduit leurs chances d’êtredémasqués en amont de leur fuite. Lesautorités locales apparaissent en effet par-ticulièrement méfiantes envers les indivi-dus étrangers à la région. Ceux-ci nedisposent que rarement de réseaux locauxsusceptibles de contribuer à leur fuite etsont souvent arrêtés à Batoumi même,alors qu’ils tentent de la préparer.

Les raisons données par les fugitifspour leur départ n’invoquent, à de trèsrares exceptions près, aucun motif denature politique. Les difficultés écono-miques et l’impossibilité de trouver du tra-vail arrivent largement au premier plan,avec près de 18 mentions. Arrive ensuite lamention d’une origine étrangère, qui justi-fie le souhait de retrouver sa famille ou sesproches. Pour nombre d’entre eux, cettefamille est d’ailleurs assez virtuelle en rai-son de l’éloignement temporel. Un Bulgaredu nom de Fedor Stojanov, né en 1883,explique ainsi qu’il a combattu dans l’ar-mée turque en 1916 et a été fait prisonnier.De 1917 à 1930, il a vécu près d’Odessa eta essayé une première fois de s’enfuir versla Bulgarie, en vain. Il affirme avoir unesœur et un frère qu’il n’a pas vus depuisdix-sept ans, ainsi qu’une fille d’un premierlit73. Bien qu’il n’ait plus de contacts aveceux, il espère les retrouver sur place. Mêmedans le cas des fugitifs ayant conservé unlien avec leur famille à l’étranger, celui-ciapparaît souvent ténu. Abraham Mashe-vich affirme ainsi n’avoir plus reçu de lettrede son frère et sa sœur, qui habitent enPalestine, depuis 1923. Cela ne l’empêche

pas de souhaiter ardemment lesrejoindre74.

Les fugitifs les plus jeunes évoquent lacuriosité et l’intérêt pour les pays étran-gers (wanderlust), avec une mention parti-culière pour la France et l’Allemagne75. Lesmotivations politiques elles-mêmes sontrarement formulées telles quelles. Lors-qu’elles apparaissent, c’est à la suite detémoignages extérieurs ou d’informationsfournies par les autorités du lieu d’originedu prévenu, ce qui permet d’apprendre, parexemple, que le travailleur agricoleSchwarzman déclare, lors d’une réunion desovkhoze « que les ouvriers ont faim et quele pouvoir les force à travailler »76. Les indi-vidus privés de droits politiques (lishentsy)ou descendant de catégories socialementcondamnées insistent surtout sur le faitque cette situation leur ferme des portesprofessionnelles et détériore leur positionéconomique. Ils soulignent leurs difficultésà masquer leur origine et l’angoisse danslaquelle ils vivent77. Cette angoisse lespousse à tenter de falsifier des documentspour modifier leur origine sociale et l’émi-gration apparaît comme le prolongementde ces premières transgressions. Les prin-cipes de la justice socialiste s’appliquentlourdement pour ces individus qui appar-tiennent aux classes ennemies du régime etla majorité se voit infliger des peines decamp de concentration de trois à cinq ans78.

Une explication a priori plus étonnanteest celle donnée par les individus qui disentfuir l’Union soviétique à cause de difficul-tés conjugales. Si la motivation relèveapparemment d’une sphère privée qui n’aque peu de choses à voir avec le systèmesoviétique, les déclarations des fugitifspointent aussi vers une rencontre entrepublic et privé. Le nouveau rôle de lafemme dans la société soviétique a mani-festement à voir avec les tensions conju-

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gales. On reproche aux femmes d’être devenues tyran-niques, trop libérées, querelleuses. Les fugitifs énoncentparfois clairement ce lien entre conditions sociales etconjugales. Un certain Afanasij Senakhin se plaint ainsi desa femme qui le persécute « en raison de [son] salaire tropfaible », le « fait d’arriver en retard au travail » et à cause delaquelle il a finalement été licencié de son poste d’ou-vrier79. À la limite, la critique de l’épouse pourrait appa-raître comme une critique voilée, inoffensive, desbouleversements entraînés par le régime soviétique dansson ensemble. Ces déclarations s’assimilent à d’autresformes de rencontre entre vie personnelle et événementssociopolitiques, tels que les souligne Jochen Hellbeck àpropos des journaux intimes de la période stalinienne80.Elles doivent se lire dans le cadre de la forme que consti-tue l’interrogatoire, puisque les interpellés ne peuvent sepermettre un discours trop critique envers le régime, quialourdirait leur condamnation, et insistent sur leur par-cours personnel et les aléas de la vie qui les poussent à lafuite.

En matière d’organisation de la fuite, rares sont lespersonnes qui procèdent à une planification méticuleuse,sur le plan financier et organisationnel. La décision defuite se cristallise brusquement, après une longue périodede maturation. Le cas d’un Samson Rcheulishvili, quidétourne en 1928 des fonds de la coopérative où il tra-vaille pour financer son départ à l’étranger et se procureun Browning, par l’entremise de son complice VakhtangGarakanidze, apparaît comme une exception81. Cetteexceptionnalité, conjointe aux amitiés menchéviques deGarakanidze, vaut aux deux individus cinq années de campde concentration pour leur tentative de fuite. Dans la plu-part des cas, les individus franchissent seuls la frontière,ou bien avec des compagnons trouvés en chemin et parhasard. C’est le fait de partager un dortoir de la sociétéAzneft, à Batoumi, qui fait se rencontrer Boris Luganskij etPavel Morozov. Dix jours après avoir fait connaissance, ilsdécident de fuir ensemble pour la Turquie82. Rares sont enréalité les individus qui disent avoir eu recours à un pas-seur. Ce sont essentiellement les fugitifs caucasiens, etsurtout ceux originaires de la région frontalière elle-même, qui utilisent ces services83. Cette sous-représenta-tion tendrait à confirmer l’efficacité des passeurs, quiamènent bien en lieu sûr leurs clients. En revanche, on

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73. Protocole d’interrogatoire deFedor Stojanov, 7 août 1933, SSShAShA, f. 6, d. 3358-21, l. 20-21. 74. Décision du bataillon frontalierde Batoumi, 20 octobre 1933,SSShA ShA, f. 6, d. 3371-22, l. 25. 75. Décision du bataillon frontalierde Batoumi, 16 juillet 1933, SSShAShA, f. 6, d. 3368-22, l. 21. 76. Décision du bataillon frontalierde Batoumi, 25 juillet 1933, SSShAShA, f. 6, d. 3365-22, l. 24-25. 77. Sheila Fitzpatrick, Everyday Stal-inism. Ordinary Life in ExtraordinaryTimes. Soviet Russia in the 1930s,New York-Oxford, Oxford UniversityPress, 1999, p. 122-125. 78. Extrait de protocole du collègede la GPU géorgienne pour lesdéportations administratives, 4 mars1934, SSShA ShA, f. 6, d. 3359-21,feuillet non numéroté. 79. Protocole d’interrogatoire d’Afa-nasij Senachin, 6 juin 1933, SSShAShA, f. 6, d. 3369-22, l. 7-8. 80. Jochen Hellbeck, Revolution onmy Mind. Writing a Diary underStalin, Cambridge (Ma.), HarvardUniversity Press, 2006 ; I. Halfin,From Darkness to Light. Class, Con-sciousness and Salvation in Revolu-tionary Russia, Pittsburgh,University of Pittsburgh Press, 2000 ;B. Studer, B. Unfried et I. Herrmann(dir.), Parler de soi sous Staline. Laconstruction identitaire dans lecommunisme des années trente,Maison des sciences de l’Homme,Paris, 2002. 81. Protocole d’interrogatoire deSamson Rcheulishvili, 31 mai 1928,SSShA ShA, f. 6, d. 2804-1, l. 13-14. 82. Protocole d’interrogatoire deBoris Luganskij, non daté(juillet 1933), SSShA ShA, f. 6,d. 3367-22, l. 10. 83. Protocole d’interrogatoire deSefidur Eyüp OÏlu, 20 août 1935,SSShA ShA, f. 6, d. 3582-33, l. 9-10.

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observe dans presque tous les cas la pré-sence dans les groupes de fugitifs d’unindividu disposant d’une « expertise » duterrain, ou plus généralement de la trans-gression, qui donne l’impulsion à la fuite eten élabore les modalités. Il convientcependant de rappeler que les gardes-frontières laissent parfois sciemment pas-ser des groupes de clandestins vers laTurquie, car des agents sont infiltrés parmieux et mènent par la suite une activité derenseignement au sein de la communautéémigrée84.

La tuRquie et La fRontièRe

Ces exemples d’infiltration ne sont bienentendu pas ignorés par les autoritésturques. En octobre 1930, les révélationsdu transfuge soviétique Giorgij Agabekov,ancien agent de la GPU transcaucasienne,lèvent en partie le voile sur l’activisme desservices secrets soviétiques en Turquie eten Iran85. Ces révélations confirment uneinquiétude, déjà existante chez les diri-geants kémalistes, quant à une possiblesubversion politique. La Turquie entre alorsdans une phase paradoxale envers l’URSS.La coopération économique et politiqueentre les deux États connaît un grand acti-visme entre 1929 et 1933, illustré notam-ment par une succession de visitesofficielles, qui culminent avec le trèsmédiatique voyage effectué en Turquie parle commissaire du peuple aux Affaires mili-taires et navales, Kliment Vorochilov, àl’occasion du dixième anniversaire de larépublique turque86. L’URSS octroie à cetteoccasion des aides financières et tech-niques qui soutiennent « l’étatisme» promupar le premier ministre turc Ismet Inönü,dans le cadre d’un plan quinquennal ins-piré du modèle soviétique87. D’un autre

côté, néanmoins, une lutte acharnée estmenée contre les communistes et lesagents soviétiques sur le territoire turc,notamment illustrée en 1928-1929 parune série de procès publics contre des mili-tants supposés du Komintern88. Cette poli-tique a une traduction claire dans leszones-frontières, où les autorités turquesmultiplient les mesures de contrôle de lafrontière et des régions adjacentes.

À un premier niveau, un net renforce-ment du dispositif de surveillance fronta-lière est observable. Le réseau des postesfrontaliers est renforcé au début des années1930 et la frontière turco-soviétique appa-raît en 1935 comme la mieux surveillée desfrontières turques. Dans un rapport pré-senté en décembre 1936, le général SeyfiDüzgören souligne les paradoxes de ce ren-forcement. S’il est en partie dirigé contrel’URSS, il s’inspire aussi largement desméthodes développées par les Soviétiqueseux-mêmes dans la lutte contre la contre-bande, les franchissements clandestins et lagestion des incidents frontaliers. Ce mimé-tisme se traduit jusque dans des aspectssymboliques, puisque le recours à desemblèmes pour marquer le territoire turcn’est développé que sur ce secteur89. À cerenforcement matériel s’ajoutent desconsignes de plus en plus strictes pourempêcher le passage des réfugiés venusd’URSS. Les premiers visés sont les réfugiés«non musulmans», mais à partir de l’au-tomne 1933 l’interdiction est élargie dansun sens ethnique aux réfugiés qui n’appar-tiennent pas à l’ethnie turque90. Si certainsarrangements restent apparemment pos-sibles au niveau local, en particulier pourles populations adjares considérées commeproches culturellement et religieusementdes Turcs, les expulsions vers le sol sovié-tique deviennent presque systématiquespour la majorité des réfugiés. Les Armé-

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niens et Slaves sont particulièrement concernés.Cela débouche parfois sur des situations proches del’absurde, comme dans le cas d’un certain NubarDevletian, né à Istanbul en 1898 et ancien ressor-tissant ottoman. Entre octobre et novembre 1934,les autorités turques et soviétiques se renvoient àplusieurs reprises l’individu, le faisant tomber dansune apatridie de fait. Pour mettre un terme à cettesérie d’expulsions et tout en renonçant à statuer surla nationalité, le commissariat à l’Intérieur deTranscaucasie décide de condamner Devletian àtrois ans de camp à Karaganda91.

Le contrôle des réfugiés ne se limite pas aufranchissement de la frontière, puisqu’un contrôlede la zone-frontière est mis en place. Bien qu’iln’atteigne pas les niveaux d’encadrement socialobservés du côté soviétique, il repose sur desmécanismes de coercition qui visent en particulierles réfugiés originaires d’URSS. C’est ainsi qu’à par-tir de 1930 sont multipliées les mesures de dépor-tation des réfugiés hors des provinces frontières,vers l’intérieur de la Turquie. Ces mesures révèlentl’ambiguïté de la relation qui se noue avec la Rus-sie. Dans les échanges diplomatiques avec ce pays,ces mesures sont présentées comme un acte debonne volonté, pour éloigner des réfugiés « antiso-viétiques » occasionnant des troubles frontaliers.Elles répondent de fait aux demandes expriméespar la diplomatie soviétique envers un grandnombre de ses voisins, accusés d’héberger sur leursol des activités séditieuses et contre-révolution-naires. Dans le même temps, ces éloignementsvisent à empêcher les Soviétiques d’utiliser cesréfugiés à des fins d’espionnage ou d’influence. Ilstrouvent leur pendant dans les obstacles multipliésau fonctionnement des consulats soviétiques dansles provinces d’Anatolie orientale92. Sur le planpolicier également, les autorités turques adoptentde nouvelles mesures de contrôle des populations,pour éviter l’émigration clandestine. Ces mesuresfont pendant à la sévérité accrue des tribunauxsoviétiques envers les violeurs de frontières, de plusen plus condamnés aux travaux forcés ou auxcamps93.

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84. Voir le témoignage d’Ismail Akhmedov, Inand Out of Stalin’s GRU : A Tatar’s Escape fromRed Army Intelligence (1984), cité dans JohnJ. Dziak, Chekisty, a History of the KGB, Lex-ington-Toronto, Lexington Books, 1988,p. 55-56. 85. Taline Ter-Minassian, Colporteurs duKomintern. L’Union soviétique et les minoritésdu Moyen-Orient, Paris, Presses de la FNSP,1997, p. 142-144. 86. Erdal AydoÏan, « Kliment YefromoviçVoroșilov’un Türkiye’yi Ziyareti ve Türkiye-Sovyet Rusya Ilișkilerine Katkısı », Ankara TürkÜniversitesi Türk Inkılâp Tarihi EnstitüsüAtatürk Yolu Dergisi, n° 39, mai 2007, p. 337-357. 87. Samuel Hirst, «Anti-Westernism on theEuropean Periphery. The Meaning of Soviet-Turkish Convergence in the 1930s », SlavicReview, vol. 72, n° 1, printemps 2013, p. 32-53. 88. Sir G. Clerk à Austen Chamberlain, 25 jan-vier 1928, TNA, FO 424/268, p. 32-33 ; Sir G.Clerk à Lord Cushendun, 14 août 1928, TNA,FO 424/271, p. 22 ; Bülent Gökay, Soviet East-ern Policy and Turkey, 1920-1991, Londres-New York, Routledge, 2006, p. 46-47. 89. Rapport du général Seyfi Düzgören à lapremière conférence des inspecteurs-géné-raux, Ankara, 10 décembre 1936 ; CemilKoçak, M. Bülent Varlık (dir.), Umumî Müfet-tișler Toplantı Tutanakları, Ankara, Dipnot,2010, p. 217-218. 90. Ces évolutions s’inscrivent dans le doublecontexte des exigences soviétiques et de laconstruction interne d’une identité nationaleturque : Soner ÇaÏaptay, Türkiye’de Islam,laiklik ve milliyetçilik. Türk kimdir ?, Istanbul,Bilgi Üniversitesi Yayınları, 2006, p. 145-146. 91. Protocole d’une session spéciale du NKVDde Transcaucasie, 4 mars 1935, SSShA ShA,f. 6, d. 3432-11, feuillet non numéroté. 92. Cela vaut en particulier pour le consulatsoviétique à Kars : Note du ministère de l’In-térieur turc à la présidence du Conseil,16 avril 1931, Archives du premier ministrede la République Turque (BCA),30.10.0.0/248.676.4. 93. Verdict du tribunal populaire d’Adigeniconcernant Djafar Murat OÏlu, 22 octobre1935, SSShA ShA, f. 6, d. 3588-22, feuilletnon numéroté ; verdict du tribunal de districtd’Akhaltsikhe contre sept ressortissantssoviétiques, 20 février 1935, SSShA ShA, f. 6,d3463-18, l. 46.

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L’action des autorités turques ne selimite pas aux seuls réfugiés soviétiques.Elle vise également les ressortissants turcs.Ceux qui reviennent, d’abord, sont soumisà une surveillance fréquente, en particulierlorsqu’ils ont fait l’objet d’un signalementdes consuls turcs en URSS en raison deleurs sympathies communistes. Ainsi,retournant en Turquie au printemps 1930,le boulanger Ali Çolak OÏlu se voit arrêtéau débarcadère à Constantinople et mènependant plusieurs semaines une vie defugitif, avant de décider de repartir pour leCaucase soviétique. Arrêté par les Sovié-tiques en repassant la frontière, il attribuela traque qu’il a subie au fait que l’ambas-sade turque à Moscou avait noté sonimplication dans l’Interklub de la ville94.Des mesures sont prises, en sens inverse,pour décourager l’émigration de tra-vailleurs. Les migrants du littoral de la merNoire se plaignent ainsi en 1932 des fraisexorbitants prélevés par le gouvernementturc pour délivrer un visa de sortie95. Lesvelléités d’émigration restent cependantimportantes, en raison de l’impact drama-tique de la crise de 1929 sur la Turquie etsur ses provinces orientales en particu-lier96. Aussi, en dépit du renforcement ducontrôle frontalier, les tentatives d’émigra-tion vers l’URSS se maintiennent danstoute la première moitié des années 1930.Interrogés, les ressortissants turcs sontunanimes à dénoncer les « mauvaisesconditions matérielles » en Turquie97. En1935, un certain Mustafa Kulum OÏludéclare ainsi savoir que « les paysanspauvres vivent mieux [en URSS] », car desproches le lui ont dit. « Il y a », poursuit-il,« chez vous beaucoup de travail, qui paiemieux qu’en Turquie98». Les autoritésturques tentent de compenser cetexode par des mesures de développementéconomique local, à travers de grands

projets d’infrastructures urbaines oururales99.

L’action de l’État turc à la frontière, sielle ne doit pas être surestimée dans sonefficacité, entraîne néanmoins un certainnombre de revers pour le fonctionnementdes services soviétiques en Anatolie orien-tale. Les sources révèlent la méfianceaccrue des gardes-frontières soviétiquesenvers les agents qu’ils recrutent. Le cas duressortissant turc Mirza Kasım OÏlu,recruté en 1931 après avoir contribué àl’exfiltration d’un agent de la Tchéka ayanttué deux gendarmes turcs, illustre ces ten-sions. Il reconnaît ultérieurement que lesavantages matériels significatifs offertspar les Soviétiques ont joué un rôle décisifdans son engagement. Mirza Kasım OÏlusert d’agent de liaison pour plusieurs fonc-tionnaires turcs qui informent les Sovié-tiques, dont une source apparemmentimportante dans l’administration fronta-lière, surnommée «Shah ». Néanmoins, lapolitique de mutations fréquentes vouluepar les Kémalistes en Anatolie orientaletend à désorganiser ces réseaux établisdans les années 1920. De plus, MirzaKasym OÏlu est accusé de transmettre desinformations peu fiables sur les attaquesde bandits et de se livrer de manière exces-sive à la contrebande de chevaux et demarchandises100. À l’automne 1932, la GPUd’Akhaltsikhe lui signale qu’il n’est désor-mais plus le bienvenu en territoire sovié-tique. Un retour clandestin lui vaut d’êtrearrêté en janvier 1933 lors d’un séjour prèsd’Akhaltsikhe101. Les gardes-frontières lesoupçonnent d’avoir été retourné par lesTurcs. L’acte d’accusation conclut que « sondernier séjour, qui a manifestement un butde provocation, a été à coup sûr initié parles gardes-frontières turcs », ce qui justifieson expulsion accélérée d’Adjarie vers laTurquie

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ConCLusion

L’étude des archives soviétiques confirme l’existenced’importantes circulations à la frontière turco-soviétiquedans l’entre-deux-guerres. Ces circulations voient uneimbrication de déplacements locaux, qui font partie inté-grante du système frontalier, et régionaux, qui témoignentdu maintien de véritables migrations entre Turquie etUnion soviétique. À travers le port de Batoumi, principaleouverture maritime du Caucase sur le monde extérieur,l’Adjarie sert également de nœud de circulations interna-tionales. L’ouverture de la frontière turco-soviétique dansles années 1920 s’explique en majeure partie par la poli-tique soviétique envers la Turquie. Elle contraste avec lesnombreuses mesures de contrôle frontalier qui caractéri-sent déjà une frontière européenne marquée par de fortestensions politiques, avec la Pologne et la Roumanie enparticulier102. Alors que la frontière européenne de l’URSSconstitue déjà une ligne de démarcation entre mondecommuniste et monde capitaliste, la frontière caucasiennedemeure plus ambiguë. Il faut attendre les années 1930 –et surtout le début de la Guerre froide – pour que cettedimension soit peu à peu affirmée par les autorités sovié-tiques, en lien direct avec l’épisode de fuite de citoyensauquel est confronté le régime. La montée des tensionsinternationales touche également la frontière cauca-sienne, sur laquelle les préoccupations liées à l’espionnageou à la sédition augmentent. Les différentes formes de cir-culation frontalière sont directement affectées par lesnouvelles politiques qui découlent de ces inquiétudes.Cependant, la fermeture de la frontière qui s’observe dansles années 1930 ne peut s’expliquer que par la prise encompte simultanée des intérêts et politiques du côté turc.Pour un État turc en construction et en quête d’affirma-tion de souveraineté dans ses provinces orientales, lemodèle soviétique de contrôle territorial et frontalierexerce dans les années 1930 une influence nette. Lesmesures prises par l’URSS en Adjarie pour réduire les cir-culations frontalières se trouvent ainsi dupliquées par l’É-tat turc, qui contribue à la transition vers une frontièreclose. Si la Turquie ne recourt jamais à un niveau de coer-cition similaire à celui des Soviétiques dans le contrôle dela frontière, elle joue un rôle important dans la productiondu nouveau régime frontalier. Le cas de la frontière adjare

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94. Lettre du chef du bataillon fron-talier de Batoumi au Départementopérationnel de l’OGPU, 18 août1930, SSShA ShA, f. 6, d. 3072-21,l. 5-7. 95. Protocole d’interrogatoire deMevlud Bacak OÏlu, 17 juillet 1932,SSShA ShA, f. 6, d. 3241-15, l. 12. 96. Pour un tableau récent de lacrise en Turquie, voir Alev Gözcü,1929 Dünya Ekonomik Buhranı veTürkiye, Istanbul, Libra, 2013 ; sur lasituation de l’Anatolie orientale, voirpar exemple le Rapport de l’attachémilitaire Helm, juillet 1929, TNA, FO424/271, p. 28-40 ; le Rapport de M.Roberts et M. Ravensdale sur lesvilayets d’Anatolie orientale,juillet 1931, TNA, FO 424/275, p. 6-21 97. Décision du plénipotentiaire dubataillon frontalier de Batoumconcernant Osman Karaba� OÏlu,26 octobre 1932, SSShA ShA, f. 6,d. 3230-14, l. 9.98. Protocole d’interrogatoire deMustafa Kulum OÏlu, 2 mai 1935,SSShA ShA, f. 6, d. 35190-52, l. 49-50. 99. Cemil Koçak, Umûmî Müfettiș-likler (1927-1952), Istanbul, Ileti�imYayınları, 2003, p. 193-197. 100. Acte d’accusation de MirzaKasım OÏlu, 26 mai 1933, SSShAShA, f. 6, d. 3346-18, l. 35. 101. Décision du plénipotentiaire dubataillon frontalier d’Akhaltsikhe,10 mars 1933, SSShA ShA, f. 6,d. 3346-18, l. 7. 102. Voir Sabine Dullin, La frontièreépaisse. Aux origines des politiquessoviétiques (1920-1940), Paris, Édi-tions de l’EHESS, 2014.

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illustre de la sorte deux aspects d’une nécessaire reconsidération historique des frontièressoviétiques. D’une part, la mise en avant de la chronologie fine qui caractérise ces fron-tières dans l’entre-deux-guerres et n’aboutit que progressivement à une fermeture. D’autrepart, l’intégration de cette histoire des politiques soviétiques de contrôle territorial dansune étude plus large des pratiques de contrôle frontalier dans l’espace eurasiatique, pre-nant en compte les coopérations et conflits de l’URSS avec les états voisins. Dans cetteperspective, les multiples dimensions de la frontière apparaissent comme une piste fruc-tueuse de relecture des relations internationales de l’Union soviétique. �

Une version préliminaire de cet article a été présentée en novembre 2014 au séminaire« Le Caucase entre les empires » (EHESS). L’auteur tient à remercier son organisatrice, ClaireMouradian, ainsi que Silvia Serrano et les autres participants du séminaire pour leursremarques et suggestions.

étienne forestier-peyrat

Étienne Forestier-Peyrat est doctorant en histoire contemporaine au Centre d’histoire de Sciences Po(CHSP, Paris). Sa thèse porte sur les transformations des interactions frontalières entre Turquie, Iran etRussie au Caucase, entre 1905 et 1937. Il a récemment publié «Red Passage to Iran: The Baku Trade Fairand the Unmaking of the Azeri Borderland, 1922-1930», Ab Imperio, 4/2013, p. 79-112.

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