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De la main : Heidegger, le travail et le management
Par Baptiste Rappin
Maître de Conférences à l’IAE de Metz, Université de Lorraine
J’adresse tout d’abord mes sincères remerciements aux organisateurs pour m’avoir invité à
prononcer cette conférence, et plus particulièrement à François De March qui se trouve
directement à l’origine de ma présence aujourd’hui.
C’est d’ailleurs ce même François De March, qui vous entretint lors du cycle précédent de
Georges Bataille, qui me demanda d’intervenir, parmi toutes ces conférences « Phil’o
Boulot » qui prennent pour fil directeur un philosophe, sur Martin Heidegger, et non pas sur
Hannah Arendt comme il eût été, à première vue, plus facile de le faire. Alors je dois tout de
suite préciser qu’il ne sera pas possible d’exposer, ici et aujourd’hui, de façon claire et
concise, la pensée du travail dans l’œuvre de ce philosophe ; je n’évoquerai donc pas :
1) la catégorie du « travail » qu’il identifie comme étant le cœur de la science physique
moderne ;
2) le rapport de Heidegger à Ernst Jünger, auteur en 1931 d’un ouvrage intitulé Le
Travailleur, dont Heidegger reconnut la dette dans l’élaboration de sa pensée de la
technique moderne comme provocation du monde et mise en disponibilité de la
nature ;
3) de l’insigne rôle de la cybernétique que Heidegger définit, en 1964, dans la
conférence La fin de la philosophie et le tournant, comme « la théorie de la
planification et de l’organisation du travail », c’est-à-dire du management.
« Alors, me rétorquerez-vous à juste titre, de quoi donc, au diable, allez-vous nous
parler ? ». Eh bien face à mon incapacité à vous rendre compte de la pensée du travail de
Heidegger en 20 minutes, je voudrais me contenter plus modestement de tirer un fil et de faire
appel au philosophe souabe pour commencer à penser ce que Pierre-Yves Gomez a nommé la
1
« disparition du travail » (je fais ici référence à un livre paru en 2013 intitulé Le travail
invisible. Enquête sur une disparition). Si le travail a disparu, en ce sens qu’il se donne
aujourd’hui à voir dans les tableaux de bord et les référentiels de compétences et non pas dans
son épreuve charnelle comme le dit le philosophe Thierry Berlanda, ce fait est à relier à un
autre constat : parmi les étudiants de France en particulier, et du monde occidental en général,
1 sur 5 étudie la gestion et le management. Autrement dit, à mesure que le travail se fait
invisible, se développe parallèlement toujours davantage ce que Galbraith nommait la
technostructure, c’est-à-dire le management. L’objectif de cette conférence est d’inscrire cette
relation entre travail et management, qui relève à ce moment précis du constat et de la
description, dans la nécessité d’une indissoluble tension. Et pour cela, le thème de la main
chez Heidegger constituera notre entrée en matière, le leitmotiv de notre exposé et le lieu de
cette tension entre maintien, entendez le travail, et mainmise, entendez le management.
Les premiers mots de la fameuse Lettre sur l’humanisme, envoyée à Jean Beaufret en guise
de réponse à un courrier que ce dernier envoya à Heidegger à l’automne 1946, sont consacrés
à l’agir :
Nous ne pensons pas de façon assez décisive encore l’essence de l’agir. On ne connaît l’agir que
comme la production d’un effet dont la réalité est appréciée suivant l’utilité qu’il offre.1
Tout domaine de l’action humaine semble aujourd’hui rentrer dans giron de la rationalité
instrumentale qui cherche les moyens idoines en vue de l’atteinte d’un objectif. Ce faisant,
nous perdons de vue ce qui caractérise l’homme en propre : ce que Heidegger nomme la
factivité2, c’est-à-dire notre condition d’homo faber toujours en train de faire quelque chose.
Ce qui fait notre vie, c’est certes ce que nous faisons, mais plus simplement, et plus
profondément, c’est que nous faisons. Le factif se situe en deçà de toute effectuation pour
porter les choses à leur plénitude. Le début de la Lettre sur l’humanisme se poursuit ainsi :
Mais l’essence de l’agir est l’accomplir. Accomplir signifie : déployer une chose dans la plénitude
de son essence, atteindre à cette plénitude, producere. Ne peut donc être accompli proprement que
ce qui est déjà.3
Qu’est-ce qu’accomplir ? Écoutons le philosophe décrire l’activité du menuisier :
1 « Lettre sur l’humanisme », dans Questions III et IV, Paris, Éditions Gallimard, « Tel », 1990, p.67.2 Ontologie. Herméneutique de la factivité, traduit de l’allemand par Alain Boulot, Paris, Éditions Gallimard, « nrf », 2012, p.25.3 « Lettre sur l’humanisme », op. cit., p.67.
2
Un apprenti menuisier par exemple, quelqu’un qui apprend à faire des coffres et choses
semblables, ne s’exerce pas seulement dans cet apprentissage à manier avec habileté les outils. Il
ne se familiarise pas non plus seulement avec les formes usuelles des choses qu’il a à construire. Il
s’efforce, quand il est un vrai menuisier, de s’accorder avant tout aux diverses façons du bois, aux
formes y dormant, au bois lui-même tel qu’il pénètre la demeure des hommes et, dans la plénitude
cachée de son être, s’y dresse. Ce rapport au bois est même ce qui fait tout le métier, qui sans lui
resterait enlisé dans le vide de son activité. Ce à quoi l’on s’occuperait alors n’est plus déterminé
que par le seul profit. Tout travail de la main, tout agir de l’homme est exposé toujours à ce
danger. 4
Bien sûr, le travail relève d’une maîtrise et d’une habileté patiemment acquises tout au
long des essais, des succès et des erreurs qui jalonnent, jusqu’à s’inscrire dans la mémoire
d’un homme, les années d’expérience ; évidemment, le savoir-faire est indispensable à
l’exercice du métier qui, sans l’apprentissage préalable des techniques, ne pourrait s’élever à
la fabrication d’une œuvre. Mais partout où elle le peut encore, notre main recherche la
singularité de l’étant, et le travail consiste à en accomplir, par le geste technique, l’essence. Le
travail est donc, avant toute recherche d’utilité voire d’efficacité, une affaire de vérité : Le
travail parachève la venue à l’être des choses, il l’accompagne sans la provoquer.
Dans le cours de 1942-1943 consacré à Parménide, la main est tout d’abord mise en
rapport avec l’écriture et la parole, puis avec le rapport à l’être dans son entièreté :
La main, comme la parole, prend en garde le rapport de l’être à l’homme et, par là même, d’abord,
la relation de l’homme à l’étant. La main manie. Elle prend soin du maniement, de ce qui est
manié et manœuvré.5
Quand l’on dit de nos enfants qu’ils sont « entre de bonnes mains », l’on ne se soucie pas
d’abord des activités concrètes que la grand-mère ou la gardienne réalisera avec eux : car l’on
sait que, quels que soient l’endroit, l’heure et l’occupation, soin, attention et bienveillance leur
seront prodigués. Il peut en être de même lorsque nous confions un meuble de famille à un
menuisier en vue d’une restauration, ou même de notre voiture que nous remettons à notre
garagiste avant de prendre la route pour un long trajet. Plus qu’au savoir-faire, c’est d’abord à
la façon de leur main, à leur manière, que nous nous rapportons.
Un peu plus de dix ans plus tard dans Was heisst Denken ?, la main devient le pivot de
l’agir humain :
4 Qu’appelle-t-on penser ?, traduit de l’allemand par Aloys Becker et Gérard Granel, Paris, Presses Universitaires de France, « Quadrige », 1999, p.88.5 Parménide, traduit de l’allemand par Thomas Piel, Paris, Gallimard, « nrf », 2011, p.139.
3
La main est une chose à part. La main, comme on se la représente habituellement, fait partie de
notre organisme corporel. Mais l’être de la main ne se laisse jamais déterminer comme un organe
corporel de préhension, ni éclairer à partir de là. […] Seul un être qui parle, c’est-à-dire qui pense,
peut avoir une main et accomplit dans un maniement le travail de la main.6
Dans Le geste et la parole, l’anthropologue André Leroi-Gourhan fait également état de
cette alliance de la main et du langage issue de la station verticale : pour le dire avec lui,
« outil pour la main et langage pour la face sont deux pôles d’un même dispositif »7. Loin de
se réduire à la préhension ou à la force motrice, la main est également ouvrage (Handwerk),
mais encore salut, offrande ou dissimulation, étreinte, caresse ou coup, remerciement, pacte et
serment, prière, rituel, meurtre. Ce que les mains accomplissent a en premier lieu à voir avec
la communauté, avec le souci mutuel qui habite l’homme et révèle son humanité : en ce
qu’elle œuvre, la main ouvre le monde des objets dans lequel les communautés inscrivent leur
histoire, elle engendre le solide cadre dans lequel l’action et la parole humaines, pour
reprendre ici les célèbres catégories d’Hannah Arendt, peuvent prendre place afin de
constituer la πόλις. L’œuvre, fruit du travail, façonne la vie humaine en l’extirpant de la
précarité biologique et cyclique de la part animale de notre condition : ce à quoi, nous apprend
Arendt, nous reconduit la modernité en ayant placé une main invisible au cœur de l’économie
fondée sur la division du travail, la spécialisation des tâches et la séparation de la conception
et de l’exécution. C’est donc la main comme tournemain, comme maintenance et maintien du
monde des œuvres, comme marge de manœuvre également, qui se trouve mise à mal par
l’arrivée de ce qu’il est convenu de nommer « le management scientifique ».
L’enquête étymologique laisserait pourtant accroire, de prime abord, que le management
signifie le grand retour de la main dans les affaires humaines. En effet, à suivre le
Dictionnaire historique de la langue française,
Manager est un emprunt graphique à l’anglais manager "celui qui s’occupe de quelque chose",
"qui conduit", de to manage "diriger un cheval, mener", mot probablement emprunté à l’italien
maneggiare, dont le déverbal maneggio a donné manège.8
6 Qu’appelle-t-on penser ?, Ibidem, p.90.7 André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole. 1. Technique et langage, Paris, Albin Michel, « Sciences d’aujourd’hui », 1964, p.34.8 Alain Rey, (dir.), entrée « Manager » dans Dictionnaire historique de la langue française, Tome 2, op. cit., p.2113.
4
L’anglais appliqua d’ailleurs le verbe tout d’abord au hippisme en particulier, puis au sport
en général, avant d’étendre son champ d’application à l’économie et aux affaires. Or, le
manège, lieu de dressage des animaux, dérive du latin manus, la main. Le manager serait donc
celui qui, par sa dextérité, prend puis tient le cheval en main. L’extension du sens en ferait,
par un tour assez ironique, l’alter ego du manœuvre, ou de l’ouvrier, qui eux-aussi, excellent
quand ils mettent leurs mains à la tâche. Le Dictionnaire étymologique le confirme, qui
renvoie le manager, que les auteurs situent dans le domaine de l’art (le manager comme
« impresario »), à l’anglais to manage puis à l’italien manegiarre9. Ainsi le management
procède-t-il moins de l’économie que de la fabrication, moins de la gestion que de la
manipulation : il désigne l’opération de maniement. L’analyse lexicale et historique réalisée
par Thibault Le Texier, portant sur plus de six cents ouvrages répartis entre le milieu du XVIe
siècle et le début du XXe, explique que le mot anglais « management » fut tout d’abord utilisé
dans le cadre de la sphère domestique, du ménage, pour désigner le soin pris à l’entretien du
foyer, le travail des « petites mains », principalement féminines, qui prennent en charge, avec
efficacité, l’éducation, l’aménagement et le bonheur de la maison. Les ingénieurs de la fin du
XIXe et du XXe siècle débutant importèrent cet imaginaire de la gestion prudente, tiré des
manuels et des magazines féminins, tout en l’incorporant dans une démarche plus globale et
scientifique.
Mais de quoi le management se peut-il bien faire manipulation puisque le manager,
concrètement, ne fabrique rien de ses mains ? Et allons plus loin : le management est un
métier duquel la main a disparu. Raymond-Alain Thiétard, dans un Que sais-je ? qui fait
référence, présente « la planification, l’organisation, l’activation et le contrôle » comme des
activités qui sont « les bases du management »10. Si Henry Mintzberg se montre rétif devant
cette définition traditionnelle, qu’Henri Fayol déroulait déjà au début du XXe siècle en suivant
le modèle de l’armée, il y substitue « les rôles du manager » qui se déploient dans les relations
interpersonnelles, la gestion de l’information et la prise de décision11. Mais, au fond, que la
définition du management se focalise sur ses fonctions, ou qu’elle fasse état des activités
concrètes des managers, force est de constater l’absence totale de la main : manager, ce n’est
pas faire, c’est bien faire faire, dans un redoublement qui pointe vers le caractère abstrait de
cette activité qui ne consiste plus à pro-duire, mais à orienter le comportement productif des 9 Oscar Bloch et Walther von Wartburg, entrée « Manager » dans Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, Presses Universitaires de France, « Quadrige », 2002, p.386.10 Raymond-Alain Thiétard, Le management, Paris, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 2003, p.8.11Henry Mintzberg, Le management. Voyage au centre des organisations, traduit de l’anglais par Jean-Michel Behar, Paris, Éditions d’Organisation, 2011, p.36 sq.
5
travailleurs manuels. Mais ce faisant, en prenant le travail en main – et c’est là le paradoxe
constitutif du management, et non pas un accident qu’il suffirait de corriger –, le management
a pris le travail des mains du travailleur qui a dû s’en dessaisir, abandonnant la manière et la
manœuvre à la mainmise du pilotage.
En effet, le management contemporain provient de la cybernétique (kybernetes en grec
signifie « pilote ») qui réduit le monde à l’information, et privilégie ainsi le sens de la vue :
manager, c’est avoir les yeux rivés sur des indicateurs, des matrices et des diagrammes pour
prescrire le contenu du travail, et les comportements afférents, en fonction des objectifs
retenus. Dans l’organisation contemporaine, la vue abstraite a pris le dessus sur le toucher
concret, la mainmise des yeux sur le maintien de la main. Cette conclusion permet d’ouvrir
sur deux sujets de débat, très certainement parmi beaucoup d’autres :
- qu’est la souffrance au travail lorsqu’elle se donne à voir, abstraitement et
intellectuellement, dans l’information (arrêts maladie, turnover, suicides) et qu’elle
ne s’éprouve pas ? C’est ici la question éthique.
- quelle est la légitimité de quelqu’un, le manager, qui n’a jamais fait œuvre de ses
mains ? Sans prétendre élever les exemples suivants au rang de norme voire de
modèle, je ne peux que constater que le maître en arts martiaux, le général d’armée
et le chef d’orchestre ont mis la main à la tâche avant que de gagner ceinture,
galons, et baguette. C’est là la question politique.
Je vous remercie, Mesdames, Messieurs, de votre attention, et vous laisse à présent diriger,
de votre bienveillante main, le débat.
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