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1Ce nouveau livre de V. de Gaulejac poursuit le travail d’analyse critique de la gestion et du management mené notamment avec La Société malade de la gestion (2005) ou Le Coût de l’excellence (1991), dans une veine fidèle à la réflexion initiale de L’Emprise de l’organisation (1979). Ce dernier ouvrage, écrit à plusieurs mains, fondait l’approche « clinique » dont se revendique l’auteur. L’organisation y est pensée comme un phénomène « sociopsychique », soit un construit social sous- tendu de processus psychiques (projection, introjection, idéalisation, sublimation, etc.), dont les ressorts sont exploités plus ou moins volontairement par le management pour conduire son action. Ce nouvel opus reprend cette conviction en en systématisant les implications. Structuré en trois parties et 17 chapitres, le mal-être au travail constitue l’objet central de l’analyse. C’est la vague de suicide de salariés dans plusieurs grandes entreprises ces dernières années qui constitue le constat de départ et le motif examiné au long des 335 pages. 2Dans ce livre, conformément à la démarche « clinique », l’individu, sa parole, le sens qu’il donne à ses interactions avec le monde, constitue l’unité d’observation et l’objet d’intervention du sociologue. Mais cette posture est adoptée sans jamais perdre de vue les travaux d’E. Morin, dont les enseignements sous-tendent la réflexion de l’auteur, et pour lequel chaque élément particulier d’un système contient la totalité du système auquel il appartient. Ainsi, pour de Gaulejac, « il y a une continuité entre l’organisation et la psyché de ceux qui en sont membres » (p. 300), et chaque cas

Web viewmondialisée et financiarisée, pour l’élaborer. On doit admettre que l’auteur réussit assez bien ce tour d’horizon difficile. 7Si le travailleur va mal, si

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1Ce nouveau livre de V. de Gaulejac poursuit le travail danalyse critique de la gestion et du management men notamment avec La Socit malade de la gestion (2005) ou Le Cot de lexcellence (1991), dans une veine fidle la rflexion initiale de LEmprise de lorganisation (1979). Ce dernier ouvrage, crit plusieurs mains, fondait lapproche clinique dont se revendique lauteur. Lorganisation y est pense comme un phnomne sociopsychique, soit un construit social sous-tendu de processus psychiques (projection, introjection, idalisation, sublimation, etc.), dont les ressorts sont exploits plus ou moins volontairement par le management pour conduire son action. Ce nouvel opus reprend cette conviction en en systmatisant les implications. Structur en trois parties et 17 chapitres, le mal-tre au travail constitue lobjet central de lanalyse. Cest la vague de suicide de salaris dans plusieurs grandes entreprises ces dernires annes qui constitue le constat de dpart et le motif examin au long des 335 pages.

2Dans ce livre, conformment la dmarche clinique, lindividu, sa parole, le sens quil donne ses interactions avec le monde, constitue lunit dobservation et lobjet dintervention du sociologue. Mais cette posture est adopte sans jamais perdre de vue les travaux dE. Morin, dont les enseignements sous-tendent la rflexion de lauteur, et pour lequel chaque lment particulier dun systme contient la totalit du systme auquel il appartient. Ainsi, pour de Gaulejac, il y a une continuit entre lorganisation et la psych de ceux qui en sont membres (p.300), et chaque cas tudi par le clinicien illustre des processus luvre dans la totalit de lorganisation, de la mme faon que chaque organisation est le produit dune socit quelle contribue produire (p.15). Ce sont alors les boucles de rcursivit et de rtroaction systmique existant entre lindividu, les organisations et la socit quil convient de mettre jour, chaque niveau tant la fois le producteur et le produit des autres niveaux. Une telle posture dtermine un cadre danalyse remarquable de pertinence et de limpidit, il faut le souligner, dont louvrage se charge de dmontrer la fertilit.

3Plus concrtement, si, dans cet ouvrage, cest bien lindividu, en particulier sa souffrance, qui constitue la porte dentre, lauteur tablit que pour comprendre et, ventuellement, radiquer cette souffrance, il faut certes tudier le travail et la faon dont le salari vit sa situation, autrement dit se placer au niveau du registre existentiel de lhomme au travail. Mais sans sy borner cependant. Il convient daccorder toute lattention qui leur revient au registre de la gouvernance, celui prcisment du management et de la gestion, qui structure la vie au travail, mais aussi au registre politique et idologique, celui des thories nolibrales, qui nourrit, informe cette gouvernance, et, enfin, au registre macro-conomique, celui de la globalisation, de la drglementation et de la financiarisation du capitalisme, qui constitue, depuis une trentaine dannes, le pendant macrologique des processus dstabilisants frappant les entreprises et les organisations et, plus bas, lindividu au travail. Ainsi est nonc le programme de travail de lauteur. Programme exigeant qui ne peut saccomplir que grce au rapprochement des disciplines et leur collaboration autour dune uvre de dcryptage mais aussi de transformation commune

4Dans la premire partie, lauteur commence par rappeler ce quest le travail, phnomne sociopsychique total et contradictoire. Ltymologie, on le sait, reconduit le mot travail au latin tripalium, instrument de torture, donc la peine, la souffrance. Mais cette dimension ngative rpond aussi une dimension positive. Dans les socits modernes, la valeur travail tant devenue dominante, travailler cest accder au confort et la richesse, mais aussi un statut, une identit, il permet lindividu de dfinir sa place dans la socit. Le travail se manifeste ainsi sous trois formes: comme savoir-faire technique grce auquel lhomme produit et reproduit son existence, comme avoir, cest--dire, comme source de gain, de rmunration, ouvrant lhomme la sphre de lchange, enfin, comme vecteur didentification et de socialisation, par le travail lindividu dfinit son tre social et sa place dans la socit. Cest dans ces trois registres que se manifeste la crise qui frappe le travail contemporain, et dont les suicides sont lexpression. Cest dans ces trois directions quil faut donc enquter.

5Aprs avoir justifi thoriquement le recours la notion de mal-tre plutt qu celle officielle de risque psychosociaux, de Gaulejac conduit son investigation dabord dans les entreprises prives. Cest loccasion de revenir sur les suicides nombreux dans les rangs des salaris de France-Tlcom, de Renault notamment, et de mettre en lumire le caractre pathogne des nouvelles organisations du travail dans le priv. Il sintresse ensuite aux institutions publiques. Celles-ci, hlas, ne se rvlent pas moins suicidognes, le New Public Management, la RGPP (Rvision Gnrale des Politiques Publiques) tant passs par l, et ayant consacr les doctrines managriales ducapital humain, de lindividualisation des valuations, de lentrepreneuriat de soi, du downsizing et de la mise en comptition de tous contre tous. En consquence, les fonctionnaires non seulement sont exposs un stress, une souffrance levs et permanents, en tant quils sont comme individus mpriss, nis, mais ptissent surtout de ne plus pouvoir accomplir le mtier qui est le leur Cest en effet parce que le programme institutionnel de leur organisation (dirait Dubet) leur parat invalid que la souffrance est la plus grande. Les nouvelles formes dorganisation empchent de bien faire son travail (p.149). Justice, police, ducation nationale, Ple Emploi, hpital, lauteur passe en revue les diffrents secteurs de ladministration et documente les dgts de la nouvelle gestion publique, en particulier ceux drivs de lobsession de lvaluation, de la tyrannie des nombres.

6Aprs cette premire partie voue aux constats et au positionnement du problme, lauteur cherche remonter aux sources du mal. Pourquoi le dsespoir silencieux, la mort solitaire plutt que la lutte collective? Pourquoi la somatisation, la maladie, la dpression, enfin le suicide, plutt que la parole, la rsistance, la revendication, laction, la colre organises des salaris? Et que peut faire le clinicien pour contribuer librer le travailleur de ce mal de solitude qui le ronge et le conduit au suicide? La rponse ces questions est relativement simple noncer, quoique terriblement difficile dmontrer. Il faut en effet entrer dans les arcanes multiples et complexes de la gestion, du management et, au-del, de lconomie mondialise et financiarise, pour llaborer. On doit admettre que lauteur russit assez bien ce tour dhorizon difficile.

7Si le travailleur va mal, si le travail est devenu une source presque exclusive de souffrance et de mal-tre, si les salaris ne peuvent dire leur tourment et sinsurger, cest tout simplement parce que les organisations et le management qui les anime sont devenus malades eux-mmes et brouillent toute comprhension. Organisations et management sont des systmes paradoxants, nous dit lauteur. En eux, tout est oxymorique, antinomique, contradictoire et controuv. Devenues essentiellement ractives, c'est--dire fermes la rflexion et obnubil par le court terme et la performance, les organisations exposent en permanence les travailleurs des injonctions paradoxales (double blind), des couples de principes contradictoires: le travailleur doit tre responsable dans le temps mme que lentreprise se dsintresse totalement de luiet que la seule responsabilit quon accorde au salari, cest datteindre les objectifs quon lui a fix, sans quil ait jamais pu discuter les moyens quon lui alloue ; il doit viser sans cesse lexcellence, en dpassant mois aprs mois ses limites, autrement dit se situer toujours hors du commun, sexposant la fois linluctabilit de lchec (le dpassement de soi ne pouvant tre permanent), et lexclusion du groupe de pairs (on a besoin des autres pour agir correctement); il doit tre autonome,prendre des initiatives, investir subjectivement sa tche, alors quon lui demande en vrit de se conformer religieusement des prescriptions labores par dautres, comme aux heures triomphales du taylorisme industriel (ainsi les mthodes qualit, les tableaux de bord , les scripts de conduite dentretien, etc.), et surtout aller sans rpit au devant des attentes de lentreprise, ses stratgies, ses objectifs, sans aucune prise sur la direction choisie ; il doit tre adaptable, flexible, c'est--dire se soumettre aux dcisions obscures et erratiques dun management aux ordres de conseils dadministration jouant au Monopoly mondial, au risque dannihiler toute possibilit daccumulation de connaissances, dexpriences, de savoir faire, qui peuvent faire de lui un bon professionnel; il doit enfin se plier la tyrannie de lurgence, gagner du temps sur le temps, sans jamais pouvoir suivre le tempo, press quil est par les impratifs qui sembouteillent au poste de travail, dsesprant de pouvoir faire convenablement un travail dont on nvaluera que les rsultats, jamais les conditions dans lesquelles il se ralise En vrit, le management exalte la libert du travailleur, alors mme quil nencourage et ne rcompense que le conformisme, c'est--dire la soumission des rgles, normes, prescriptionset autres injonctions, sans considration aucune pour leur faisabilit intrinsque. Lchec ne peut plus sexpliquer alors que par un dficit personnel, une incapacit propre, une insuffisance du travailleur, un manque dattention sans doute la valorisation de son capital humain, grce auquel il aurait pu donner son travail la logique qui lui fait intrinsquement dfaut.

8Le plus terrible est sans doute la perte totale de sens qui ravage les organisations sous la pression de la financiarisation. De grands discours sur lthique et la responsabilit sociale de lentreprise peuvent entrer en compl