, « Le Peintre Néo-impressionniste Une Adaptation Anticipatrice

7/21/2019 , Le Peintre No-impressionniste Une Adaptation Anticipatrice

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1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze53 (2007)Emile Cohl

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Denys Riout

Le Peintre no-impressionniste : uneadaptation anticipatrice................................................................................................................................................................................................................................................................................................

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Rfrence lectroniqueDenys Riout, Le Peintre no-impressionniste : une adaptation anticipatrice ,1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 53 | 2007, mis en ligne le 01 dcembre 2010, consult le 14 octobre 2012. URL :http://1895.revues.org/2533

diteur : Association franaise de recherche sur lhistoire du cinma (AFRHC)

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mile Cohl, Destin lexposition de sculpture, comment on fait les jsuites , la Nouvelle Lune, 2 mai 1880


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Le Peintre no-impressionniste :une adaptation anticipatrice

Le Peintre no-impressionniste , produit par les studios Gaumont en 1910, est dat du moisdavril1, un mois qui commence traditionnellement par une prolifration de facties. Est-ce lle rsultat dun heureux hasard ou celui dune volont dlibre ? Peu importe, car il nenreste pas moins qumile Cohl rend ainsi un discret mais transparent hommage lalbum primo-avrilesque dAlphonse Allais dont il ralise une brillante adaptation cinmatogra-phique. Mais loin dtre simplement tourne vers le pass, cette fiction anticipe le succs dungenre pictural qui nest pas encore n, le monochrome. Cest ce qui la rend si savoureuse pournous, aujourdhui, prs dun sicle plus tard. Aux qualits qui taient dj les siennes aumoment de sa cration sadjoignent ainsi les charmes dont lart du XXe sicle la pare.

Une comdie satirique

Le peintre imagin par mile Cohl semble moins tre un adepte du no-impressionnismequun artiste profondment clectique. La premire scne du film le prsente au travail,devant son chevalet. Au mur sont accrochs des paysages qui paraissent conventionnels,

certes, mais aussi fort convenables. Une jeune femme pose en guerrire brandissant, fautede lance ou de javelot, un balai long manche. Curieusement, lartiste qui manifeste unehonorable comptence comme paysagiste la reprsente sur sa toile en adoptant le style

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par Denys Riout

1 Le Peintre no-impressionniste sortit en France le 10 juin 1910, puis il fut export dans de nombreuxpays, en particulier dans le monde anglophone. Pour la version anglaise, The Neo-impressionist Painter , les cartels en franais ont videmment t remplacs. Trois copies du film sont actuellementlocalises. Elles sont conserves respectivement la cinmathque Gaumont, la cinmathque deMontral et au MoMA de New York.


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caractristique des enfants auxquels lcole na pas encore impos les normes des adultes.Le petit conflit qui surgit entre le peintre et son modle sur la pose quelle doit adopter estopportunment interrompu par un coup de sonnette : Cloptre on a sonn. Allezouvrir ! , commande lartiste dont on ne saura jamais le nom.Entre alors un homme qui se prsente comme un client potentiel : Montrez-moi quelquestoiles que je pourrais acqurir , proclame un cartel. Le peintre lui suggre de regarder lespaysages disposs sur le mur, mais, devant leur insuccs, il se dcide lui proposer des ra-lisations autrement audacieuses. La premire est une petite toile, entirement rouge, dontla couleur vive focalise dautant plus les regards quelle sinsre dans une image filmique en

noir et blanc. Prvenant les interrogations du collectionneur, et les ntres, le peintreannonce : Voici dabord une toile reprsentant Un cardinal mangeant une langouste auxtomates sur les bords de la Mer Rouge 2. Le client bnficie ensuite de commentaires sup-plmentaires. Alors que jusqu ce moment, tout avait t film en plan fixe avec des per-sonnages et des objets rels, la squence explicative est entirement dessine. Ce bref des-sin anim, mixte de lignes traces et de silhouettes articules 3, campe le dcor, larrive ducardinal, celle de la langouste, et sa disparition dans le ventre ecclsiastique. La pellicule estalors teinte en rouge. La ligne noire du dessin court dans cet cran carlate, gros plan surla surface du tableau, pour dcrire ce que nous pourrions y voir si, inform par le titre deluvre, nous tions suffisamment attentifs, ou imaginatifs.Lamateur nen croit pas ses yeux. Il essuie ses lunettes tandis que le peintre saisit une autretoile, elle aussi sans cadre, et quil dclare : Celle-ci sintitule Une truite au bleu offre desmyosotis une lavandire passant son linge la gude sur la Cte dAzur. Suit alors une

nouvelle squence explicative de dessin anim se dveloppant sur un fond entirementbleu. La truite sort de leau, tend son bouquet la lavandire qui, de surprise, tombe larenverse. Lamateur parat outr, mais le peintre ne dsespre pas dentraner son adhsioncar il brandit une toile jaune Chinois transportant du mas sur le Fleuve Jaune par untemps dt ensoleill puis une toile noire Ngres extrayant de la houille, de nuit,dans un tunnel du Prigord Noir. Si les explications dessines ont suivi la prsentation etlindication du titre de la scne chinoise, le tableau noir fait lobjet dun plan noir de plu-

sieurs secondes que nul dessin apparent ne vient gayer.Les sayntes filmes sur le vif comportent leur comique propre. Lamateur, troubl, est de

2 Tous les dialogues du film sont insrs sur des cartels, comme il tait alors dusage. Pour ce textecomme pour les suivants, jai conserv les conventions adoptes dans le film, notamment en ce quiconcerne lusage des majuscules.3 Cette technique mixte la ligne qui court et les silhouettes dcoupes, articules, animes de mou-vements , caractristique des procds danimation mis au point par mile Cohl, fait cho lintrica-tion de scnes filmes et de squences dessines, emblmatique de son esthtique.


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plus en plus agit, le peintre ne cache pas quil commence tre excd et le modle, indif-frent ces tensions, lit un journal, confortablement assis dans un fauteuil. Quatre pein-tures monochromes ont t prsentes. Les trois premires affichaient les trois couleurs pri-maires qui ne sont pas encore devenues, en 1910, lun des emblmes de la modernit pic-turale 4. Aprs ces trois primaires , puis le noir, nous nous attendons voir surgir untableau tout blanc. mile Cohl introduit alors une surprise. La toile que saisit lartiste estdivise en deux dans le sens de la longueur. Le bas est bleu vif, mais le haut demeure blanc. Et voici un chameau , annonce le peintre. Alors apparat, en dessin anim, la silhouet-te dun bateau qui se balance au gr des flots et dont la voile arbore un G, emblme de la

socit Gaumont. Vous vous moquez de moi ! Pas du tout si vous retournez la toile, vous avez un vaisseau du dsert !

Et en effet, lorsque le peintre retourne la toile, le bateau cde la place un chameau. Danslatelier, la tension monte encore dun cran. En dsespoir de cause, le peintre sort une toileblanche, Clown et farinier buvant du petit lait par un jour de neige , puis, aprs les expli-

cations dusage, il saisit une peinture verte quil jette sur le sol : Le Diable Vert joue aubillard avec des pommes sur lherbe en buvant une absinthe. Lamateur se tient quatrepattes devant cette uvre. Le peintre irrit commence se diriger vers le modle quandson client empoigne la peinture verte, se redresse et dclare :

Je prends le tout !

Aprs le paiement, rapide, lartiste et son modle ramassent les toiles, les placent sous les brasdu collectionneur, lui posent son chapeau sur la tte et lui confient le balai qui faisait office delance ou de javelot. Lorsquil sort, cest la liesse dans latelier et lon peut imaginer quau momento la lumire revient dans la salle de cinma, un sourire gaie le visage de maint spectateur.

Une uvre Incohrente ?

Toujours efficace, lassociation dun aplat de couleur unie et dun titre qui transfigure cettesurface en une reprsentation parfaitement crdible, bien que paradoxale, avait depuislongtemps acquis ses lettres de noblesse quand mile Cohl ralisa le Peintre no-impressionniste .

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4 Depuis quelles avaient t adoptes par Mondrian, et bien dautres, les trois couleurs primaires jaune, rouge et bleu associes au noir et au blanc taient ce point devenues des emblmes de lamodernit que Barnett Newman peignit en 1966-1967 quatre grandes toiles intitules Whos Afraid of Red, Yellow and Blue ?


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La monochromie figurative est le comble du simplisme en peinture, option qui permetdluder les difficults de la reprsentation un mur dissimule en partie les soldats qui dfilent,la bataille est cache par un bosquet darbres, le brouillard envahit la scne, etc. De tels subter-fuges avaient t employs par les Incohrents, dont mile Cohl fut un minent reprsentant.Fonds en 1882 par Jules Lvy, ex-membres du club des Hydropathes, comme mile Cohl,les Arts incohrents ont organis dans les annes 1880 une srie dexpositions, parodies duSalon, qui connurent un vif succs 5. Lide germinale des Arts incohrents repose sur unprincipe simple : Faire une exposition de dessins excuts par des gens qui ne savent pasdessiner6. En fait, lIncohrence recrutait ses membres parmi les artistes et les bohmes.

Beaucoup dessinaient fort bien, mais tous acceptaient les rgles du jeu. Quand ils ne pr-sentaient pas des caricatures, leurs facties recouraient des mises en scne dobjets, voire la prsence danimaux vivants 7. Nanmoins, ceux qui ntaient pas caricaturistes, peintresou sculpteurs, devaient sortir de leurs emplois habituels, et trouver des subterfuges. La sim-plicit du plan de couleur unie offrait une solution lgante, encore quun peu convenue.Caricaturiste mrite, mile Cohl na pas ddaign cette veine du simplisme radical. lex-position des Arts iIncohrents de 1884, il proposait notamment la Nuit de noces du brave

charbonnier . (Grande composition tragico-comique 8.) Cette uvre na t ni conserve nicommente et son caractre monochromatique, probable, relve tout de mme de laconjecture. En revanche, la prsence dautres monochromes sur les mmes cimaises est av-re. Quelques-uns, dus Alphonse Allais, ont accd une certaine clbrit. Dans le cadrede lexposition des Arts incohrents de 1883, il prsentait une Premire Communion de

jeunes filles chlorotiques par un temps de neige . Luvre fut remarque par Flix Fnon

qui la dcrit ainsi : Sous ce titre suave [], M. Alphonse Allais a coll au mur une feuillede bristol absolument blanche 9. En 1884, lhumoriste rcidivait avec une Rcolte de la

5 Sur les Arts incohrents, longtemps oublis ou du moins trs largement mconnus, voir notamment :Daniel Grojnowski, Une avant-garde sans avance, les Arts incohrents, 1882-1889 , Actes de larecherche en sciences sociales , n 40, novembre 1981 ; Catherine Charpin, les Arts incohrents (1882-1893),Paris, Syros/Alternatives, 1990 ; Arts incohrents, acadmie du drisoire , catalogue de lexposition pony-me, rdig et tabli par Luce Abls et Catherine Charpin, Paris, Runion des muses nationaux, 1992.6 Jules Lvy, LIncohrence, son origine, son histoire, son avenir , le Courrier franais , 12 mars 1885(numro spcial Incohrents ).

7 Flix Fnon dcrit ainsi la composition intitule Lapin : Sur une toile de fond, un boudin etune dame du plus pur ah causent en buvant des bocks ; de la bouche du monsieur part un cordon quisattache au cou dun lapin vivant qui grignote des carottes dans une cage installe devant le tableau.Cette manire allgorique de poser un lapin obtient un vif succs de gaiet ( Les Arts incohrents ,la Libre Revue, novembre 1883, soulign par Flix Fnon) ; cet article est repris dans Flix Fnon,uvres, introduction de Jean Paulhan, Paris, Gallimard, 4 e dition, 1948, p. 98.8 Cf. Catalogue illustr de lexposition des Arts incohrents , Paris, Bernard et Cie, 1884, p. 7. Outrecette uvre, n 53 du catalogue, mile Cohl exposait la Salle Graffard (n 52) et le Pauvre Pcheur danslembarras (n 54). Ces deux uvres font lobjet dune illustration, respectivement p. 112 et p. 125, maisaucune information iconographique ne nous aide visualiser la Nuit de noces [].9 Flix Fnon, Les Arts incohrents , op. cit. , p. 98.


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tomate sur les bords de la mer Rouge par des cardinaux apoplectiques (Effet dauroreborale ), numro trois du catalogue dans lequel il se prsentait prmonitoirement comme lve des matres du XXe sicle10 .Alphonse Allais na pas conserv ses monochromes originaux, mais il en a repris lidequelques annes plus tard. En 1897, il publia un Album primo-avrilesque 11 qui regroupe sesfantaisies monochrodales exposes aux Arts incohrents et quelques variations com-plmentaires. Il reproduit en outre un Combat de ngres dans une cave pendant la nuit prsent par Paul Bilhaud en 1882.Lalbum dAlphonse Allais contient sept monochromes diffrents. En plus du blanc, du rouge et du

noir dont nous venons de donner les titres, le lecteur en dcouvre un bleu, S tupeur de jeunesrecrues apercevant pour la premire fois ton azur, Mditerrane !, un vert, Des souteneurs, enco-re dans la force de lge et le ventre dans lherbe, boivent de labsinthe , un jaune, Manipulationde locre par des cocus ictriques , et enfin un gris, Ronde de pochards dans le brouillard .Pourquoi mile Cohl na-t-il pas appel son film le Peintre incohrent , se demande DonaldCrafton dans louvrage quil a consacr lhumoriste et qui rserve une place importante son cinma Incohrent 12 ? La question est pertinente, mais le type dhumour qui caractri-

se le Peintre no-impressionniste est moins Incohrent quil ny parat. La raison de cet carttient au contexte historique. Si lIncohrence incarne merveille, dans les annes 1880, uneforme de comique, ltat desprit qui sous-tend les facties monochromatiques sest dve-lopp tout au long de la seconde moiti du XIXe sicle. Les Salons caricaturaux qui se multi-plient dans la presse voient notamment apparatre et se rpandre des fictions de mono-chromes figuratifs. Les Arts incohrents ne font que reprendre un poncif quand ils exploi-

tent cette veine13

. mile Cohl le savait mieux que quiconque et son film, hommage ses

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10 Catalogue illustr de lexposition des Arts incohrents (1884),op. cit. , p. 1. Pour corser encore la plai-santerie, Allais mentionne dans cette notice : Offert S.S. Lon XIII, comme denier de saint Pierre. Outre ce monochrome, Allais exposait Terre cuite. (Pomme de) et les Grandes Douleurs sont muettes . Marche funbre incohrente , qui sera reprise dans l Album primo-avrilesque , sous le titre Marchefunbre compose pour les funrailles dun grand homme sourd (soulign par Allais) : les huit por-tes de la composition, Lento rigolando , ne comportent aucune note.11 Alphonse Allais, Album primo-avrilesque , Paris, Paul Ollendorff, s. d. (1897). Lalbum fut reproduitpar les ditions Bellenand (1962) et par les ditions du Palmier en zinc (1987) avec une prface de PolBury. Les ditions Climat (1991) et Al Dante (2005) en donnent une interprtation approximative.12 Donald Crafton, mile Cohl, Caricature, and Film, Princeton, Princeton University Press, 1990,p. 294 ; la troisime et dernire partie de louvrage est intitule Toward an Incoherent Cinema et le dernier chapitre est consacr au Incoherent Cinema . Le Peintre no-impressionniste y est lob-

jet danalyses attentives, mais lauteur ne fait allusion aucun des tableaux monochromes exposs auxArts incohrents, et il ne mentionne pas lalbum publi par Alphonse Allais en 1897 (en revanche, ilvoque et reproduit, pp. 294-295, le dessin dun Vitrail opaque pour dcoration de chambredaveugle , conu par Paul Le Bouillant pour lexposition des Arts incohrents de 1884).13 Pour plus de prcisions sur les monochromes, fictifs ou exposs, du XIXe sicle, je me permets de ren-voyer le lecteur mon ouvrage, la Peinture monochrome. Histoire et archologie dun genre , ditionrevue et mise jour, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais , 2006.


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prdcesseurs au premier rang desquels il faut mentionner Alphonse Allais, sinscrit dansune tradition dont lIncohrence fut un relais clatant durant environ une dcennie.Les couleurs utilises par Alphonse Allais dans son album de 1897 sont prcisment celles aux-quelles recourt mile Cohl en 1910, lexception du gris quil remplace par un tableau rver-sible mer et bateau ou chameau et ciel. Celui-ci voque lune des plaisanteries de Meilhacet Halvy dans la Cigale, comdie en trois actes donne au thtre des Varits en 1877, aumoment o la troisime exposition des impressionnistes venait de fermer ses portes.Le peintre Marignan, lun des protagonistes de la pice, a dj prsent une variation surla peinture monochrome quand, au troisime acte, il revient avec un tableau tout en lon-

gueur, entour dun cadre blanc, compos uniquement de deux bandes de couleur qui,couches horizontalement, coupent le tableau en deux parties gales , lune bleue, lautredun ton rougetre. Il dclare alors : Voici, messieurs, ce que les intentionnistes ont deplus nouveau vous offrir Il sagit dun tableau deux fins 14 . Dun ct, il repr-sente un coucher de soleil sur la mer bleue, de lautre, les sables brlants du dsert sur-monts dun ciel dazur.Donald Crafton na pas tort dvoquer une filiation Incohrente pour situer le Peintre no-

impressionniste dans son histoire propre, bien quil soit plus juste de dire qumile Cohl adap-te pour le cinma des plaisanteries qui hantent la vie artistique depuis plus longtemps. Ilserait cependant erron de penser que cette adaptation est tout entire tourne vers le pass.Si elle conserve pour nous son actualit, cest parce quelle introduit, dans la configurationdes blagues datelier uses jusqu la corde, en 1910, un lment nouveau dont la suitede lhistoire montra la pertinence, difficilement concevable au moment o le film fut ralis.

Avant-gardisme et spculation

La plupart des monochromes imagins au XIXe sicle et au dbut du XXe par des humoristes,sont reprsents accrochs aux cimaises, seuls ou parmi dautres tableaux. Il arrive cepen-dant que les dessinateurs voquent les ractions des amateurs confronts de telles uvres

ou quils montrent la rencontre entre un artiste monochrodal et son ventuel client. Ainsi,Draner caricature lexposition des arts incohrents en 1884 o plusieurs monochromes sontexposs. Lartiste montre son tableau, une toile absolument blanche, lun des organisa-teurs du Salon. Le dialogue rapport par la lgende de limage ajoute encore la confusion :

14 Henry Meilhac et Ludovic Halvy, la Cigale, Paris, Calmann-Lvy, 1877, acte III, scne VIII. Cette com-die est passe la postrit en raison de ses liens avec lhistoire de limpressionnisme.


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Je ny vois rien sur cette toile que vous voulez exposer ici, quest-ce que cela reprsente ?

La police rprimant une attaque nocturne 15.

Quelques annes auparavant, Cham stigmatisait Une nouvelle cole . Cette fois, cestlamateur qui sest empar du tableau, encadr mais vide , tandis que le rapin, barbu ethirsute, pipe au bec, se tient ses cts :

Ils ont refus mon tableau !

Mtonne pas ! Il ny a rien sur la toile !

Je suis peintre nihiliste 16 !

Les variations sur le thme de la confrontation ne sont pas trs nombreuses, mais toutesmettent en scne des amateurs incrdules ou effarouchs. Cest aussi le type dattitudequadopte le client du Peintre no-impressionniste . En dpit de cette similitude, la ruptureopre par mile Cohl est considrable. Les caricaturistes du XIXe sicle suggrent linsuccsdes uvres monochromatiques auprs des bourgeois , mieux prpars valuer les qua-lits dune peinture de genre ou dun paysage qu apprcier les charmes de tableaux

entirement recouverts dune seule couleur unie, reprsentations dautant plus amusantesquelles se donnent pour srieuses sans pour autant montrer ce quelles sont censes imi-ter. La situation invente par mile Cohl est tout autre, bien que seule la fin de lhistoirenous rvle sa singularit.Tout naturellement, lorsque le visiteur qui est entr dans latelier exprime son dsir dac-qurir des toiles, le peintre no-impressionniste lui dsigne les paysages conventionnelsaccrochs au mur. Cest seulement la suite du refus de lamateur, et aprs un bref conci-liabule avec lui, que lartiste se dcide sortir pour lui les monochromes accumuls au piedde son chevalet, mme le sol, et jusqualors invisibles. Le comique rside dans la progres-sion des sentiments manifests par les deux protagonistes comme dans le contraste entreles toiles colores et leurs titres, mais il trouve son acm dans la chute de lhistoriette.Contre toute attente, le collectionneur qui paraissait de plus en plus dubitatif devant lestableaux comme devant leurs explications, achte le tout. Ce renversement de situation

suppose une transformation radicale des critres dapprciation et des comportementsquils induisent.Lamateur nachte pas la srie des monochromes en dpit du fait quil ne les comprend paset sans doute quil ne les aime gure, mais prcisment parce quil ne les comprend pas, et15 Draner, Arts incohrents , le Charivari , 4 novembre 1884. Cette caricature est reproduite parDonald Crafton, sans sa lgende, dans mile Cohl, Caricature, and Film, op. cit ., p. 295.16 Cham, Croquis par Cham , dtail, le Charivari , 25 mai 1879.


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parce quil a des raisons de penser que ces uvres ne susciteront pas davantage ladhsionde ses proches, de ses relations et, plus largement encore, de ses contemporains. Deuxmotifs peuvent justifier sa dcision. Cet acheteur pourrait avoir les mmes motivations que

celles dun autre amateur suppos qui, quelques annes plus tt, avait acquis destableaux fauves, mais nullement parce quil les aimait, comme lavait suppos tortMaurice de Vlaminck. Lartiste apprit plus tard la vrit : Il dtestait la peinture moderne.Il lexcrait ! Il avait choisi aux Indpendants [en 1905] ce quil avait considr comme tantle plus loufoque et le plus laid et il avait fait ce choix en vue dun cadeau destin songendre : il tait tomb naturellement sur un Vlaminck et un Derain 17 ! Bien entendu, sur

le moment les deux peintres nen surent rien. Ils pensaient avoir fait une rencontre heu-reuse : Lamateur inconnu, capable dapprcier nos essais, existait donc ! Quel couragecela nous donnait pour lavenir 18 ! Mais lacqureur des monochromes proposs par le peintre no-impressionniste pourraitsinscrire dans une tout autre logique. Ayant assimil les mcanismes de lavant-garde, ilsavait que les rprouvs du moment deviendraient les triomphateurs de demain. DepuisCourbet, Manet et les impressionnistes, cette nouvelle loi commenait simposer.

Cependant, les amateurs dont les gots taient encore minoritaires achetaient gnrale-ment ce quils aimaient mile Cohl nous inviterait donc rire sous cape non des tableaux,mais de lincarnation lcran dun type, celui du spculateur le plus cynique ou du snobavide de distinction sociale. Cette figure tait destine un bel avenir, comme le prouvelimmense succs de la pice cre Paris en 1994, Art .Cette uvre de Yasmina Reza, traduite en un grand nombre de langues, joue sur tous lescontinents, a valu un Tony Award son auteur quand elle fut joue Broadway (1998). Lacomdie se noue autour dun quasi-monochrome blanc achet par lun des protagonistes,Serge : Cest une toile denviron un mtre soixante sur un mtre vingt, peinte en blanc.Le fond est blanc et si on cligne des yeux, on peut apercevoir de fins lisers blancs trans-versaux19. Lhistoire se dveloppe partir des tensions qui naissent de lincomprhensionde Marc et Yvan devant lacquisition de leur ami, dont ils ne saisissent pas les mobiles. Bienentendu, le succs de lintrigue psychologique dveloppe par la pice repose sur la conni-

vence du public, dans son immense majorit, avec les amis de Serge quand Marc ston-

17 Maurice de Vlaminck, Portraits avant dcs (1943), extraits repris dans Pour ou contre le fauvisme ,textes de peintres, dcrivains et de journalistes runis et prsents par Philippe Dagen, Paris, Somogyditions dArt, 1994, p. 212. Vlaminck ajoute : Cette histoire nous fut raconte plus tard par le gendrede monsieur S, qui nous dit tout le plaisir que le cadeau lui avait fait en dpit des intentions deson beau-pre ! La collection runie par ce gendre amateur dart moderne, Olivier Senn, a t don-ne rcemment au muse Andr-Malraux (Le Havre) par sa petite-fille, Hlne Senn-Foulds.18 Pour ou contre le fauvisme , op. cit. , p. 212.19 Yasmina Reza, Art , Arles, Actes Sud, 1994, p. 9.


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ne, scandalis : Tu as achet cette merde deux cent mille francs 20 ?! , les spectateurs rientde bon cur 21. Cet achat, partir duquel Yasmina Reza construit sa pice, est la chute dela confrontation raconte par mile Cohl. Le sujet de son film, plus complexe, en dpit des

apparences, est double. Le Peintre no-impressionniste traite non seulement des rapportsentre un rapin et un collectionneur, mais aussi de ceux quentretiennent, au sein de la pein-ture, la couleur et le dessin.

Triomphe de la couleur ou apologie du dessin ?

La couleur fut longtemps considre comme un supplment que la peinture ajoutait los-sature primordiale du tableau, constitue par son dessin. Capables de structurer la compo-sition, dorganiser la reprsentation, les lignes permettaient une narration iconique de sedployer avec efficacit. Les premiers monochromes , toujours factieux et souvent fic-tifs, supprimaient tout dessin, mais ils ne rpudiaient nullement les capacits descriptives etnarratives qui ont longtemps rendu sa prsence indispensable. Ils palliaient donc son absen-

ce par le recours au texte, une lgende extrinsque au tableau, charge de dire ce que ledessin aurait montr sil navait pas t supprim. Le monochrome est alors une peinturesans dessin mais avec texte , une peinture dont la couleur nest ni le sujet ni la proccu-pation essentielle.Labstraction na gnralement pas rompu avec le dessin. En revanche, elle tend briser lesliens qui reliaient les images visuelles au verbe. La structure des tableaux abstraits nest pasdescriptive et pas davantage narrative. Cest pourquoi labstraction permit lavnement de la couleur seule et de la monochromie radicale. Cette disparition du dessin et de sacapacit reprsenter caractrise, si lon en croit le critique dart et thoricien russeNikola Taraboukine, les trois tableaux monochromes exposs par AlexanderRodtchenko en 1921, Couleur jaune pure, Couleur bleue pure et Couleur rouge pure 22.Comparant ce dernier au Carr noir (1915) de Malvitch, Taraboukine crit :

20 Ibid ., p. 10.21 Laffaire parut assez srieuse pour provoquer de vives ractions. Jrme Coignard, par exemple, fus-tigea le rire du public, dans lequel il croyait discerner un cho du rire qui salua lapparition delOlympia de Manet ( Et tout le monde riait , Beaux-Arts magazine , juin 1995, p. 12).22 Ces trois tableaux ont t prsents par lartiste dans lexposition 5 x 5 = 25, Moscou, 1921. Dans lecatalogue de cette manifestation, lartiste crivait notamment : 1920. la dix-neuvime Expositiondtat, jai proclam la ligne comme facteur de construction. 1921 la prsente exposition je procla-me pour le premire fois les trois couleurs fondamentales dans lart.


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Si le carr noir sur fond blanc de Malvitch contenait, en dpit de la pauvret de son sens

esthtique, une certaine ide picturale [], la toile de Rodtchenko est en revanche dpourvue

de tout contenu : cest un mur aveugle, stupide et sans voix 23.

cet gard, les tableaux du Peintre no-impressionniste ne sont pas proprement parler des monochromes . Reprsentations paradoxales, ils empruntent la voix de lartiste pour clamerleur sujet, une voix que le texte des cartels transcrit pour nous, mais ils dissocient le dessin parole de la peinture de la couleur, muette en apparence seulement.Prs dun sicle avant que Yasmina Reza ncrive Art , le clbre Coquelin Cadet interprtait une

amusette de Jules Moy, l'Unicoloriste (1897). Ce monologue met en scne le fondateur d'unenouvelle cole, un peintre dont les uvres sont refuses au Salon. Il entre en scne avec troiscadres contenant chacun une feuille de papier de couleur unie : blanche, violette et noire 24 .Aprs avoir dfini les principes de son art Les unicoloristes, comme leur nom l'indique, cesont des peintres qui n'emploient qu'une seule couleur pour chaque tableau ; c'est moins criardet c'est plus sobre, c'est moins banal et c'est plus original, c'est moins sale et c'est beaucoup pluspropre 25 , Anatole Trouillefer entreprend de convaincre l'assistance des mrites de son art :

Avec l'unicolorisme plus de gchis, plus de toiles salies, plus de palettes macules. Ainsi, jetez

un coup d'il sur mes tableaux ; ne les trouvez-vous pas lumineux de clart ? Voyez-vous l-

dedans quelque chose de discordant qui accroche l'il ? Au moins a vous change des

tableaux habituels sur lesquels messieurs les peintres n'hsitent pas gcher trois ou quatre

couleurs pour essayer d'en composer une seule ! Et puis, la moiti du temps, on n'y comprend

rien dans les tableaux des autres ; au moins avec les miens, inutile de feuilleter un catalogue

pour en dcouvrir le sujet ; mes tableaux parlent d'eux-mmes 26.

Il en fournira la preuve en exhibant l'une aprs l'autre chacune de ses uvres, blanche, vio-lette et noire. Elles reprsentent, on s'en doutait, des Pierrots anmiques qui se lancent desboules de neige pendant que des communiantes sont en train de manger du fromage lacrme dans une carrire de blanc d'Espagne sur le mont Blanc , des vques couverts

d'amthystes qui sont en train de se distribuer des palmes acadmiques dans un champ d'au-bergines , et enfin des Ngres atteints de maladie noire qui sont occups la nuit manger

23 Nikola Taraboukine, Du chevalet la machine (1923), traduit par Andrei B. Nakov et Michel Ptrisdans Nikola Taraboukine, le Dernier Tableau , Paris, ditions Champ libre, 1972, p. 41.24 Jules Moy, l'Unicoloriste, Paris, Stock, 1897, p. 5. (Ce monologue a t repris dans une anthologie,les Meilleurs Monologues et posies dire , Paris, Stock, 1924.)25 Ibid ., p. 6.26 Ibid., p. 7.


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des truffes et sucer des btons de rglisse dans une mine de charbon sous un tunnel 27 .Lorsque le peintre imagin par Jules Moy affirme que ses tableaux parlent deux-mmes , il sagit videmment dune antiphrase. Et lartiste entreprend aussitt de parler

pour eux. Le peintre no-impressionniste semploie lui aussi dire ce que les sur-faces unicolores devraient montrer. Mais, nous lavons soulign, il ne se contente pas de cetexpdient convenu. Alors que les scnes filmes en plan fixe avec des personnes et des pein-tures relles dclinent ces conventions cules, mais efficaces, qui recourent au langage,lirruption du dessin anim introduit lexplication graphique dans la couleur. Ces squencesdsignent ainsi ce qui manque au plan unicolore pour convaincre sans recourir au discours :

une confiance rsolue dans les pouvoirs de la couleur.De ce point de vue, le monochrome nest pas seulement un tableau sans dessin. Cest aussiune peinture qui, pour donner le pouvoir la couleur, mne une guerre contre le des-sin, traditionnel fondement de lart pictural. Cest prcisment ce que prnait Yves Klein,lun des inventeurs de la monochromie au XXe sicle. Dans son esquisse de scnario pourun film quil ne ralisa finalement pas, la Guerre (de la ligne et de la couleur) ou (vers laproposition monochrome) 28 , il narre lopposition sculaire des deux protagonistes princi-

paux, la ligne et la couleur. Mais pour parvenir qualifier la couleur, la matire colore ,comme entit artistique autosuffisante, il fallait renoncer, au moins temporairement, lareprsentation comme la narration. Cest ce quil fit, avec le succs que lon sait, un suc-cs si clatant quil tend non sans injustice voiler dinanit les ralisations et lesrflexions de ses prdcesseurs amuss, parmi lesquels mile Cohl occupe sans nul douteune place minente.

Le Peintre no-impressionniste est certes un film comique sur la monochromie picturale etune satire du comportement des amateurs dart moderne, mais cest aussi un brillant plai-doyer pour le dessin. mile Cohl milite ici pour sa chapelle. Hors le dessin, point de salut.Alors quil faut traduire les cartels pour un public tranger, les squences de dessin animlivrent tous des explications parfaitement claires. mile Cohl sinscrit dans le droit fil duneide fort rpandue au XIXe sicle et qui a longtemps conserv de nombreux adeptes :

contrairement la couleur, muette, et au texte, vernaculaire, le dessin est un vecteur decommunication pr-babellien dont la comprhension, immdiate, demeure universelle.

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27 Ibid., respectivement pp. 7 et 8, 9, 10.28 Cette Esquisse de scnario a t publie par Christian Janicot dans son Anthologie du cinmainvisible, Paris, Jean-Michel Place/Arte ditions, 1995, pp. 335 347 ; il est donn en fac-simil dansYves Klein, le dpassement de la problmatique de lart et autres crits , dition tablie par Marie-AnneSichre et Didier Semin, Paris, cole nationale suprieure des beaux-arts, 2003, pp. 27 39.

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