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Aidé de son adjointe Pam Tibbs, Hackberry Holland représente la loi et l’ordre dans une petite ville du Texas. Hanté par les souvenirs de la guerre de Corée et de son épouse défunte, il doit enquêter sur les meurtres de neuf femmes, immigrées clandestines, dont les cadavres viennent d’être déterrés derrière une église. Parallèlement, un vétéran d’Irak, impliqué dans ces crimes, tente d’échapper à des tueurs à gages. Parmi eux, «  le Prêcheur  », exécuteur habité d’un haut sens moral qui échappe au contrôle de ses com-manditaires…

« Le souffle romanesque de ce grand écrivain du Sud reste plus puissant que jamais. »

Le Figaro magazine

Série Hackberry Holland.

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Du même auteur chez le même éditeur

Série Dave Robicheaux

La Pluie de néonPrisonniers du cielBlack Cherry BluesUne saison pour la peurUne tache sur l’éternitéDans la brume électrique avec les morts confédérésDixie CityLe Brasier de l’angeCadillac Juke- BoxSunset LimitedPurple Cane RoadJolie Blon’s BounceDernier tramway pour les Champs- ÉlyséesL’Emblème du croiséLa Descente de PégaseLa Nuit la plus longueSwan PeakL’Arc- en- ciel de verreCreole BelleLumière du monde

Série Billy Bob Holland et Hackberry

La Rose du CimarronHeartwoodBitterrootDéposer glaive et bouclierDieux de la pluieLe Carnaval des dupes

Autres ouvrages

Le Boogie des rêves perdusVers une aube radieuseLe BagnardJésus prend la merLa Moitié du ParadisTexas Forever

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James Lee Burke

Dieux de la pluie

Traduit de l’anglais (États- Unis) par Christophe Mercier

Collection fondée par François Guérif

Rivages/noir

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Retrouvez l’ensemble des parutions des Éditions Payot & Rivages sur

payot- rivages.fr

Titre original : Rain Gods (Simon & Schuster, New York)

© James Lee Burke, 2009 © Éditions Payot & Rivages, Paris, 2015

pour la traduction française © Éditions Payot & Rivages, Paris, 2017

pour l’édition de poche

ISBN : 978-2-7436-2946-5

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À la mémoire de James Brown Benbow, Dan Benbow et Weldon Mallette.

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Alors Jésus, ayant appelé ses douze disciples, leur donna puissance sur les esprits impurs pour les chasser, et pour guérir toutes les langueurs et toutes les maladies…

Jésus envoya ces douze, après leur avoir donné les instructions suivantes : N’allez point vers les gentils, et n’entrez pas dans les villes des Samaritains ; Mais allez plutôt aux brebis perdues de la maison d’Israël.

Et dans les lieux où vous irez, prêchez en disant : le royaume des cieux est proche.

Évangile selon Matthieu, X, 1-7 (Traduction de Lemaître de Sacy)

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À la fin d’une écrasante journée de juillet au sud- ouest du Texas, dans un hameau de bord de route dont toute l’économie avait été liée à une usine de pâte contre les cafards que l’EPA 1 avait fermée vingt ans plus tôt, un jeune homme au volant d’une voiture dépourvue de vitres s’arrêta près d’une station- service désaffectée en stuc bleu et blanc, où, pendant la Grande Dépression, on vendait de l’essence Pure 2, et qui servait maintenant de refuge aux chauves- souris  et aux boules d’amarante sèche. À côté de la station- service se trouvait un garage rustique dont les planches desséchées s’étaient effondrées sur un pick- up rouillé, aux quatre pneus lisses et dégonflés. Au croisement, un feu de signalisation était suspendu à un câble horizontal tendu entre deux poteaux élec-triques, ses cabochons de plastique explosés au .22  long rifle.

Le jeune homme entra dans une cabine télépho-nique et s’essuya le visage du revers de la main. Sa chemise en jean était raide de sel et ouverte sur la poitrine, ses cheveux tondus ras, comme un GI. Il sortit de son jean une bouteille sans étiquette dont

1. Agence de protection de l’environnement. (Toutes les notes sont du traducteur.)

2. Compagnie pétrolière américaine.

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il dévissa la capsule. Il avait sur le côté droit du visage une cicatrice rose, boursouflée, aussi claire et brillante que du plastique, et qui semblait moins faire partie de la peau qu’être collée dessus. Le mes-cal était jaune et épaissi par un ver qui, lorsqu’il inclina la bouteille pour en porter le goulot à sa bouche, sembla luire dans le soleil couchant. Dans la cabine, il sentit son cœur s’accélérer, et des filets de sueur couler de ses aisselles à l’élastique de son sous- vêtement. Son index tremblait en pressant les touches du téléphone.

« Je vous écoute », dit une répartitrice.Le paysage ondulant, de la couleur d’un biscuit

sec, s’étendait à l’infini, la monotonie des rocs et des arbres à créosote, des buissons et du sable et des mesquites, interrompue ici et là par une éolienne cliquetant dans le vent.

« Il y a eu des coups de feu. Dans le coin, la nuit dernière. Un tas de coups de feu, dit- il. Je les ai entendus dans le noir. J’ai vu les éclairs.

– Ça s’est passé où ?– Près de la vieille église. Je crois que c’est là

que ça s’est passé. J’étais en train de boire. J’ai vu ça du bout de la route. Ça m’a filé les foies. »

Il y eut un silence. « Et là, vous êtes en train de boire, monsieur ?

– Pas vraiment. Enfin, pas trop. Juste quelques gorgées de jus de vers mexicain.

– Dites- nous où vous êtes, et nous enverrons un véhicule. Vous voulez bien attendre le véhicule ?

– Je n’ai rien à voir là- dedans. Il passe beaucoup de dos mouillés 1 par ici. Il y a des océans d’ordures le long de la frontière. Des couches sales, des chaus-

1. Wetbacks : ouvriers mexicains passant la frontière clandestine-ment.

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sures moisies, de la nourriture pourrie, des tennis sans lacets. Pourquoi ils retirent les lacets de leurs tennis ?

– Vous voulez parler des clandestins ?– Je dis que j’ai entendu des coups de feu. Rien

de plus. J’ai peut- être entendu un coffre se refermer. J’en suis sûr, même. Il a claqué dans la nuit.

– D’où appelez- vous, monsieur ?– De là où j’ai entendu les coups de feu.– Donnez- moi votre nom, je vous prie.– Comment on appelle un type assez stupide pour

penser qu’il faut faire ce genre de chose ? Dites- moi, m’dame, s’il vous plaît ? »

Il essaya de raccrocher brutalement, mais il rata le crochet. Le récepteur se balança dans la cabine tandis que le jeune homme à la cicatrice rose zébrée s’éloignait, de la poussière s’engouffrant dans sa voi-ture par les fenêtres dépourvues de vitres.

Vingt- quatre heures plus tard, au crépuscule, le ciel vira au turquoise ; puis les bandes de nuages noirs à l’horizon furent éclairées à contre- jour par une lueur rouge évoquant la lumière d’une forge, comme si la fraîcheur du soir allait rester en suspen-sion pour que, pendant la nuit, la chaleur du soleil l’emporte et éclate à l’aube du lendemain. En face de la station- service abandonnée, un homme de grande taille qui pouvait avoir soixante- dix ans, en treillis de coupe western, bottes faites main, ceintu-ron à l’ancienne et Stetson gris perle, gara son pick- up devant ce qui semblait être la carcasse d’une mission espagnole. Le toit était effondré, les portes avaient été arrachées de leurs gonds par des sans- abri ou des vandales adolescents, portées à l’intérieur, brisées et utilisées pour faire du feu. Le seul arbre du hameau au bord de la route était un saule géant,

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qui ombrageait un côté de l’église et créait sur les murs de stuc un effet étrange d’ombre et de lumière rouge, comme si un feu d’herbes s’approchait du bâtiment et s’apprêtait à le consumer.

En réalité, l’église n’avait pas été construite par les Espagnols ni par les Mexicains, mais par un industriel devenu l’homme le plus haï d’Amérique après que les services de sécurité de son usine, aidés de membres de la milice du Colorado, eurent mas-sacré onze enfants et deux femmes lors d’une grève des mineurs, en 1914. Plus tard, l’industriel s’était réinventé en  philanthrope et en humaniste, et avait réhabilité le nom de sa famille en construisant des églises à travers tout le pays. Mais les mineurs n’avaient pas créé de syndicat, et cette église- là s’était transformée en un symbole roussi que peu de gens associaient aux deux femmes et aux onze enfants qui avaient tenté de se cacher dans une cave tandis que la tente de toile au- dessus d’eux faisait pleuvoir flammes et cendres sur leurs têtes.

L’homme de grande taille avait dans son holster un revolver bleu sombre à la crosse nacrée. Instinctive-ment, il retira son chapeau en entrant dans l’église et attendit que ses yeux s’adaptent à la pénombre. Un entrepreneur avait arraché et emporté le plancher de chêne, et en dessous la terre était verte et fraîche à cause du manque de soleil, durcie, parfois bosselée, sentant l’humidité et les crottes de souris. Éparpillées à l’intérieur de l’église, brillant comme des dents en or, il y avait des dizaines de douilles de cuivre.

L’homme s’accroupit, faisant crisser sa ceinture et craquer ses genoux. De la pointe d’un stylo- bille, il ramassa une douille. Comme les autres, il s’agissait d’une douille de .45. Il  s’éclaircit la gorge et cracha sur le côté, incapable d’échapper à l’odeur que le vent venait de soulever au- dehors. Il se redressa,

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sortit par la porte du fond et vit un champ ratissé par un bulldozer, la terre couleur cannelle écrasée et marquée par les bandes d’acier de la machine.

L’homme retourna à son pick- up, sur le plateau duquel il prit un râteau et une pelle à long manche. Il pénétra dans le champ, appuya de tout le poids de sa jambe et de sa hanche sur l’extrémité métallique de la pelle, heurta un rocher, puis déplaça la pelle à un autre endroit et fit une nouvelle tentative. La pelle, cette fois- ci, s’enfonça jusqu’à la semelle de sa botte, comme si, au lieu de s’enfoncer dans de la terre, elle s’enfonçait dans du marc de café. Quand il retira la pelle, l’odeur qui monta à ses narines fit se contrac-ter sa gorge pour résister au flux de bile qui lui montait de l’estomac. Il mouilla un bandana sorti de la cantine de son pick- up, l’entortilla sur la moitié inférieure de son visage et se le noua derrière la tête. Puis il traversa lentement le champ, enfonçant dans le sol le manche de son râteau. Tous les trois ou quatre pas, à la même profondeur, il sentait une espèce de résistance molle, comme un sac de nour-riture pour animaux dont la toile a pourri et s’est déchirée, la terre sèche retombant dans le trou à chaque fois qu’il retirait de la surface le manche de bois. Le vent était complètement tombé. L’air était vert des derniers feux du soleil, le ciel traversé par des oiseaux, l’atmosphère souillée par une puanteur croissante qui semblait monter de ses semelles à ses vêtements. L’homme renversa le râteau, prenant garde à ne pas toucher l’extrémité qu’il avait enfoncée dans le sol, et commença à gratter un creux qu’une bête sauvage, avec ses griffes, avait déjà marqué de croi-sillons.

L’homme avait beaucoup de souvenirs de sa pre-mière vie, dont il parlait rarement. Il y avait des images de collines enneigées au sud du fleuve Yalou,

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et de soldats chinois morts dans leurs uniformes mol-letonnés, éparpillés au hasard sur les pentes, et de F- 80 volant en rase- mottes dans un ciel chargé, bom-bardant le périmètre pour repousser les mortiers et les armes automatiques chinoises. Les blessures des morts américains entassés à l’arrière des camions paraissaient des roses givrées par la neige.

Dans son sommeil, l’homme entendait toujours des clairons dans les collines, et leur écho était aussi froid que des balles qui résonnent sur de la pierre.

Les dents arachnéennes du râteau arrachèrent à la terre une boucle de cheveux noirs. L’homme, qui s’appelait Hackberry Holland, baissa les yeux sur le trou. Il effleura de son râteau les contours de la forme ronde qu’il avait dégagée. Puis, soit en raison du manque de compacité autour du corps, ou parce qu’il se trouvait au- dessus d’autres cadavres, la terre com-mença à glisser, révélant le visage de la personne, ses oreilles, son cou, ses épaules, dévoilant l’opales-cence cireuse d’un sourcil, un rictus imitant la sur-prise, un œil fermé, l’autre aussi nu qu’une bille d’enfant, une boule de terre serrée dans son poing.

Elle avait des os délicats, comme une personne- jouet, son corsage noir un véritable réceptacle de chaleur, totalement inadapté au climat. Il se dit qu’elle n’avait pas plus de dix- sept ans, et qu’elle était encore vivante quand elle avait été recouverte de terre. Et c’était une Asiatique, et pas une Latina comme il s’y attendait.

Pendant la demi- heure suivante, jusqu’à ce que toute lueur ait quitté le ciel, il continua à ratisser et à creuser dans le champ qui, visiblement, avait été gratté jusqu’à la couche dure par une lame de bull-dozer, puis comblé par la terre qui débordait, avant d’être tassé et aplani aussi soigneusement que si on avait dû y construire une maison.

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Il revint à son pick- up, jeta son râteau et sa pelle sur le plateau, puis prit sa radio portable sur le siège passager. « Maydeen, ici le shérif Holland. Je suis derrière la vieille église, à Chapala Crossing. J’ai découvert les sépultures de victimes d’homicide, neuf pour l’instant. Toutes des femmes. Appelle les Fédés, et aussi les comtés de Brewster et de Terrell. Dis- leur qu’on a besoin de leur aide.

– Tu es bouleversé. Répète- moi ça ? J’ai bien entendu ? Tu as dit neuf homicides ?

– Un vrai massacre. Toutes les victimes sont des Asiatiques, certaines à peine plus âgées que des gamines.

– Le type qui a fait le 911, il a rappelé.– Qu’est- ce qu’il a dit ?– Je ne pense pas qu’il se soit trouvé près de l’église

par hasard. À mon avis, il suinte la culpabilité.– Il t’a donné son nom ?– Il a dit qu’il s’appelait Pete. Rien de plus. Pour-

quoi tu n’as pas appelé ? J’aurais pu t’envoyer de l’aide. Tu es sacrément trop vieux pour des conneries comme ça, Hack. »

Parce qu’à un certain âge, on finit par accepter, par ne se fier qu’à soi et par se passer des autres, pensa- t-il. Mais il se contenta de répondre : « Maydeen, je t’en prie, évite de parler comme ça dans la radio. »

Pete Flores n’avait jamais vraiment compris pour-quoi la fille vivait avec lui. Elle avait les cheveux châtains, coupés court et bouclés aux extrémités, la peau claire, des yeux bleu- vert enfoncés, ce qui leur donnait une qualité mystérieuse qui intriguait les hommes, et faisait qu’ils fixaient son dos bien après qu’elle fut passée près d’eux. Au diner où elle tra-vaillait, sa conduite était empreinte d’une grâce que les habitués, pour la plupart des chauffeurs routiers, percevaient, respectaient et protégeaient. Trois soirs

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par semaine, elle suivait des cours dans un Junior College 1 au siège du comté, et le semestre précédent elle avait publié une nouvelle dans le magazine lit-téraire du collège. Elle s’appelait Vikki Gaddis, et elle jouait d’une J- 200 Gibson à grosse caisse que son père, musicien country à temps partiel à Medicine Lodge, Kansas, lui avait donnée quand elle avait douze ans.

Sa voix rauque et son accent n’étaient ni acquis, ni feints. Parfois, quand elle chantait au diner en s’accompagnant de sa guitare, les clients se levaient de leurs chaises et de leurs tabourets pour l’applau-dir. Il lui arrivait aussi de se produire au night- club voisin, même si les clients ne savaient comment réa-gir quand elle chantait Will The Circle Be Unbro-ken ? 2 et Keep on the Sunny Side of Life 3.

Elle dormait encore lorsque Peter entra dans leur maison de location en bois, dépourvue de peinture, posée dans l’ombre bleue d’une colline quand le soleil se levait à l’horizon, aussi chaud et étouffant qu’un jaune d’œuf brisé, et que la lumière striait le paysage dénudé. Un début de gueule de bois tirait le visage et le crâne de Pete, l’intérieur de sa tête encore rem-pli des bruits du bar en bord de route où il était allé. Il se lava le visage à l’évier, l’eau coulant fraîche d’un robinet alimenté par une citerne en aluminium montée sur pilotis derrière la maison. La colline qui bloquait le soleil, presque comme en un acte de misé-ricorde, semblait faite de rouille et de cendres, et

1. Établissement d’enseignement supérieur où l’on obtient un diplôme en deux ans.

2. Hymne chrétien (1907), maintes fois repris, notamment par Bill Monroe et Johnny Cash accompagné par la Carter Family.

3. Chanson traditionnelle, reprise notamment par la Carter Family et par Johnny Cash.

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était semée de broussailles et de mesquites dont les racines poussaient à peine assez profondément pour trouver l’humidité. Il  savait que Vikki n’allait pas tarder à se lever, qu’elle l’avait sans doute attendu la veille au soir, avant de s’endormir d’un sommeil irrégulier, sachant ou ne sachant pas où il se trouvait. Il voulut lui préparer son petit déjeuner, comme en une sorte de repentance, ou pour faire semblant d’agir normalement. Il  remplit d’eau la cafetière, et l’effet conjugué d’obscurité et de froid à l’intérieur du métal fut, d’une certaine façon, un baume temporaire à la chaleur qui martelait dans sa tête.

Il barbouilla de margarine l’intérieur d’une poêle, prit deux œufs et un morceau de jambon dans la glacière dont Vikki et lui se servaient comme d’un réfrigérateur. Il cassa les œufs dans la poêle, posa à côté le jambon et une tranche de pain au levain, et laissa la poêle chauffer sur le réchaud à gaz. L’odeur du petit déjeuner qu’il voulait préparer à Vikki lui monta au visage et, par la porte de derrière, il se précipita dans le jardin pour ne pas vomir sur ses vêtements.

Il se retint aux flancs d’un abreuvoir, l’estomac maintenant vide, le dos tremblant, la pression lui serrant le crâne comme un bandeau, son haleine comme une insulte à l’air pur et frais du matin. Il crut entendre le souffle vrombissant d’hélicoptères et le lourd brinquebalement d’un véhicule blindé gra-vissant une pente, ses pneus broyant du sable, un CD de Burn, Motherfucker, Burn 1, braillant dans le réseau interne. Il fixa les étendues lointaines, mais la seule chose vivante qu’il vit, c’était les charognards flottant haut dans le vent, tournant en lents cercles

1. « Brûle, enculé, brûle » (refrain de « Burn MF », de Five Finger Death Punch, groupe de metal américain formé en 2005).

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tandis que la terre se réchauffait et que l’odeur de la mort montait dans le ciel.

Il rentra dans la maison et se rinça la bouche, puis fit glisser le petit déjeuner de Vikki sur une assiette. Les œufs étaient brûlés sur les bords, les jaunes crevés, durs et tachés de graisse noire. Il s’assit sur une chaise et se mit la tête entre les jambes, la cuisine tournant autour de lui. Par la porte entrebâillée de la chambre, à travers la lumière bleue et la poussière qui montait dans la brise, il voyait sa tête sur l’oreiller, ses yeux fermés, ses lèvres entrouvertes par son souffle. La pauvreté du décor dans lequel il l’avait installée lui fit honte. Les fentes dans le linoléum étaient incrustées de poussière, les meubles disparates achetés chez Goodwill, les murs d’un vert nauséeux. À l’exception de Vikki Gaddis, tout ce qu’il touchait était, d’une certaine façon, le prolongement de son propre échec.

Elle ouvrit les yeux. Pete se redressa sur la chaise, essayant de sourire, ses traits rendus raides et peu naturels par l’effort.

« J’ai préparé le petit déjeuner, mais je l’ai saboté, dit- il.

– Où étais- tu, mon cœur ?– Tu sais bien, un peu plus haut », dit- il avec un

geste en direction de la nationale. Il attendit qu’elle parle, mais elle ne dit rien. « Pourquoi des gens jettent- ils des tennis en gardant les lacets ? demanda- t-il.

– De quoi tu parles ?– Aux endroits par où passent les clandestins, il

y a des ordures et des déchets partout. Ils jettent leurs vieilles tennis, mais d’abord ils retirent les lacets. Pourquoi ils font ça ? »

Maintenant elle était debout, remontant son jean sur sa culotte, regardant ses doigts tandis qu’elle le boutonnait sur son ventre plat.

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Ce soir- là, il était presque dix heures quand Hack-berry rentra chez lui. Lorsqu’il essaya de dormir, l’intérieur de ses paupières était sec et abrasif, comme si elles contenaient du sable, ou que ses cornées avaient été brûlées par l’éclair d’un chalumeau. À chaque fois qu’il pensait réussir à glisser dans le sommeil, il se sentait réveillé en sursaut par les images des hommes morts dans le bar de la réserve de chasse, ou, de façon moins dramatique, par la banalité d’un homme habité par le mal et qui, en mourant, regrettait d’avoir gâché le rôti d’un animal exotique qu’il avait payé le droit de tuer cinq mille dollars.

La bande que Pam Tibbs avait retirée de la caméra de surveillance leur avait été de peu d’utilité. Elle avait montré l’arrivée d’une Honda et d’un pick- up Ford. Elle avait montré le dos d’un homme vêtu d’un feutre, d’une veste de costume et d’un pantalon que le vent collait à son corps. Elle avait montré deux hommes de grande taille, pas rasés, en chemises wes-tern colorées et jeans délavés moulants qui souli-gnaient leurs parties génitales. L’un d’eux portait un objet allongé vaguement emballé dans un imper-méable. La bande montrait aussi un homme avec un haut- de- forme cabossé et cerclé de sueur, le visage dans l’ombre, sa salopette à rayures bien repassée.

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Mais elle ne montrait pas la plaque d’immatricu-lation du pick- up, ne révélant qu’une lettre et un chiffre de la Honda : un S et un 2. La valeur de la bande était minime, en dehors du fait que le S et le 2 confirmaient que le véhicule bombardé de pierres par Pete Flores était conduit par Jack Collins, et qu’il était possible qu’il en soit le propriétaire, éventuel-lement sous un nom d’emprunt.

Peut- être le regroupement de lettres et de chiffres sur la plaque réduirait- il la liste fournie par le DMV du Texas. Le  matin, Hackberry rappellerait Austin, et recommencerait. En attendant, il fallait qu’il dorme. En tant qu’aide- soignant dans la Navy, il avait depuis longtemps appris que Morphée n’octroie pas ses bien-faits si facilement, ni à si bas prix. Le sommeil auquel aspirent la plupart de gens survient rarement de ce côté de la tombe, sauf peut- être chez les véritables innocents, ou ceux qui sont prêts à hypothéquer leur lendemain. Se mettre un garrot, et regarder le sang monter dans une seringue hypodermique, ou teinter de quatre doigts de Jack Daniel’s black un verre de glace pilée avec un peu de menthe écrasée, on était certain que ça marchait. Mais le prix à payer, c’est qu’on s’installait dans une contrée qu’aucune per-sonne raisonnable n’a jamais eu envie de connaître.

Pendant toute la nuit, il entendit le vent secouer les volets anti- tempête contre leurs crochets, et s’engouffrer sous sa maison. Il vit des éclairs dans les nuages, l’éolienne dans sa prairie sud, momenta-nément apaisée, frémissant contre le ciel nocturne, ses chevaux courant dans l’herbe, se cognant contre les rails des barrières. Il entendit le tonnerre se déchaî-ner dans le ciel, comme un toit de métal lentement mis en pièces par les mains de Dieu. En sous- vêtements, il s’assit au bord de son lit, serrant dans

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