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L'EXISTENCE MÉCONNUE DES PLUS FAIBLES L'Histoire au secours du présent Arlette Farge S.E.R. | Études 2006/1 - Tome 404 pages 35 à 47 ISSN 0014-1941 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-etudes-2006-1-page-35.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Farge Arlette,« L'existence méconnue des plus faibles » L'Histoire au secours du présent, Études, 2006/1 Tome 404, p. 35-47. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour S.E.R.. © S.E.R.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 201.52.234.128 - 14/04/2015 01h33. © S.E.R. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 201.52.234.128 - 14/04/2015 01h33. © S.E.R.

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Farge Arlette

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  • L'EXISTENCE MCONNUE DES PLUS FAIBLESL'Histoire au secours du prsentArlette Farge

    S.E.R. | tudes

    2006/1 - Tome 404pages 35 47

    ISSN 0014-1941

    Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-etudes-2006-1-page-35.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Farge Arlette, L'existence mconnue des plus faibles L'Histoire au secours du prsent, tudes, 2006/1 Tome 404, p. 35-47. --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Distribution lectronique Cairn.info pour S.E.R.. S.E.R.. Tous droits rservs pour tous pays.

    La reproduction ou reprsentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorise que dans les limites desconditions gnrales d'utilisation du site ou, le cas chant, des conditions gnrales de la licence souscrite par votretablissement. Toute autre reproduction ou reprsentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manire quece soit, est interdite sauf accord pralable et crit de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislation en vigueur enFrance. Il est prcis que son stockage dans une base de donnes est galement interdit.

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  • ENTENDONS-NOUS vraiment les voix de la douleur, celledes exclus, des prcaires, de ceux qui souffrent ?Savons-nous couter leur parole, reconnatre leur exis-

    tence ? La question ne devrait gure nous laisser en repos,quel que soit le lieu de la socit o nous nous trouvons. Ilsemble aujourdhui quen dpit defforts certains pour leurdonner individuellement la parole, nous soyons assez sourds.Il convient de voir pourquoi et quel prix cette situationpourrait tre au moins partiellement inverse.

    Cette difficult connatre et reconnatre lexistencedes plus faibles travers leur parole nest pas nouvelle.Chaque poque, sous diffrentes formes et souvent de faoninconsciente, aura eu tendance neutraliser cette parole, luidrober son caractre dvnement, perdant ainsi la tramemme de la vie. Cest ce que rvle lHistoire, et cest pour-quoi la recherche historique peut inspirer le prsent, le rendreattentif autrement, le conduire vers une autre perception dela ralit sociale, afin que les dtresses prsentes ne soient pasautant de peines perdues .

    tudes - 14, rue dAssas - 75006 Paris - Janvier 2006 - N 4041 35

    International

    Lexistence mconnuedes plus faibles

    LHistoire au secours du prsent

    ARLETTE FARGE

    Directrice de Recherche au C.N.R.S.Enseignante lEcole des Hautes Etudes en Sciences Sociales(E.H.E.S.S.)

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  • Nous nous demanderons dabord quelles sont lescaractristiques de lattention contemporaine, avant de voircomment lhritage des sicles passs pourrait tre mmede modifier notre vision du monde.

    Drames et compassionAllumer la tlvision, cest voir, entendre, mesurer le bruit dumonde et ses peines. Ouvrir un journal, cest lire, apprendredes nouvelles, parfois rflchir grce quelque ditorial oureportage. Dans les deux cas, cest se distraire aussi.

    Quoi quil en soit de cette quotidiennet du souci din-formation, on ne peut ignorer que, simultanment, nous nouslisons nous-mmes et nous regardons tels que les mdias nousle rapportent ou pensent que nous sommes. Aussi croyons-nous dabord un nous-mme produit par des moyensextrieurs de grande ampleur, avant mme de savoir si cetteimage est fidle la ntre. Limmdiatet de la perceptionauditive et visuelle sinfiltre en nous 1 : nous voici celui ou celleque les mdias viennent de dcrire. De plus, consciemment ouinconsciemment, nous diffusons aux autres cette information.La boucle est boucle, les anneaux ici tresss ressemblent ceux des enfers ou des dlices peints par Jrme Bosch.

    Trois tempos principaux scandent le rythme de cetteapprhension du monde : seffrayer, sendolorir, compatir auxmalheurs survenus (accidents davion, guerres barbares,crimes effroyables, cyclones, tsunami, incendies, morts rou-tires, enfants maltraits, viols). Loin de moi lide delignorer ou de ny tre point sensible. Mais le fait est l :comme une houle incessante apparaissent sur lcran et lesfeuilles de journaux les drames dun monde dclar commedrgl. Notre tte est peine hors de leau quune nouvelledferlante nous fait sombrer encore et encore.

    Pour sortir de ce cycle infernal, la compassion devient lemoyen indiqu pour gurir et nous gurir. Ils pleurent, et leursvisages blesss viennent poignarder notre sensibilit ; alors ilest demand aux victimes de parler. Mais nest-ce pas nousquelles rassurent ? La ralit est peut-tre autre. Dans le

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    1. Cf. les travaux deP. Bourdieu sur les systmesdintriorisation et de vio-lence symbolique.

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  • journal Le Monde, loccasion de lhommage national renduaux morts de La Martinique dans le crash dun avion de laWest Caribbean, est interrog Roman Orio, mdecin psy-chiatre urgentiste au CHU de Nantes. Une phrase saisit : Je neregarde pas les missions de tl-ralit, mais je sais que noussommes dans lair de la clbrit facile. En quelques secondes,la tlvision fait de nous des stars. Jai compris que les gensavaient besoin de se confier aux journalistes, que cela faisaitpartie de leur soulagement. En une minute trente, on veut unepetite histoire. Cest le format exig par les mdias 2.

    Parler la tlvision, aux journalistes, souffrir en direct,tre reconnu pour cela, puis devenir clbre sans jamais ltre,bien entendu ce serait cela, la parole et le partage, le tmoi-gnage et le frisson donn par la mme occasion.

    Derrire cette douleur offerte et cette compassiondemande, il y a la fois un march, peu de sens sinon aucun et des espaces de sensibilit ouverts de mauvaises fins, desrcurrences de sentiments culs qui vont leur chemin, erra-tiques, sans but et sans amour, sans autrui surtout. Pleureravec ne veut pas dire parler . Exister demande une interlocu-tion, des alternatives, des choix, de lactivit.

    Pourtant et cest bien l le paradoxe , outre cette sur-face grise dmotions demandes petits prix, se profile, emplidun solennel vacarme, le fameux devoir de mmoire celui sur lequel Paul Ricur a si bien rflchi, proposant avectant de justesse de le nommer plutt travail de mmoire .

    Devoir de mmoire : dfilent les commmorations, lesouci patrimonial, larchivage obsessionnel, les anniversaires,des journes spciales rappelant toutes sortes dvnements.Le temps est archiv outrance , sexclame le jeune crivainCamille de Toledo dans son livre paru rcemment3, tandis queloubli sorganise et que la socit, malgr tout, reste amn-sique et occulte un pass proche, tout occupe quelle est rejoindre la vitesse du monde et penser comme archaques ladouleur des pauvres, la prsence ouvrire, la confrontationentre la gauche et la droite, le rapport conflictuel entre desmilieux diffrents, etc.

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    2. Le Monde, 25 aot 2005,p. 8.

    3. Camille de Toledo, LIn-version de HieronymusBosch. Phase Deux, Galli-mard, 2005.

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  • La souffrance vue en direct et les grandes pages dhis-toire ne jamais oublier sont deux ples de notre vie collectivequi ne sarticulent pas, parce que lvnement-parole (ou laparole-vnement) fait dfaut.

    Une trange philanthropieQuotidiennement acculs au dferlement de tmoignagessinguliers et douloureux censs expliquer les drames et lesinjustices du monde, les groupes sociaux nont pas la possi-bilit de faire merger un sens ce vacarme. Au mieux res-sentent-ils de lindignation, mais comment et o latransporter vers un ailleurs plus convenable et efficace ? Aupire, ils tombent dans une saturation mlancolique, un fata-lisme exaspr ou lindiffrence. Seule une sorte dtrangephilanthropie se met en place, o se mlent les sentimentsdun bon vieux XIXe sicle paternaliste, la modernit des ONGet leur ambigut, les invocations outres de personnages plusou moins clbres surfant sur la vague du dsespoir. Sansoublier lappel largent priv, scellant lensemble avecconviction.

    Il ne faut pas tre aveugle : cet tat de choses convientaux responsables politiques ainsi qu certains intellectuels.Lincitation constante des politiques et chefs dtat la com-passion et la commisration permet de faire lconomie detoute analyse. Les paroles dites en ces occasions par les chefsdtat, par exemple, ne sont que simulacres, esquisses dundialogue quils ne dsirent pas, proximit quils redoutent etdont la mise en scne mdiatique laisse par moments chap-per la visible manipulation. Cela ressemble des comptinespour enfants : les couplets sont marqus par les vnementsdouloureux, le refrain est le lieu de la parole dite consolante,sur un air de dj-vu. Ici, les tmoignages de personnes sin-gulires se ressemblent tous, et cest bien l linjustice. Mmesi limagination collective est frappe, le statut de ceux quisont dans la peine ne renvoie jamais une analyse prcise descontextes sociaux et politiques. Aucune autre perspective quele chagrin nest propose, tandis que lmotion mise enexergue conforte lindividualisme mme si elle incite fairequelque chose . Autrui reste absent, puisque les

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  • politiques ne parlent pas aux autres mais eux-mmes.En allant ainsi du mme au mme, rien ne se dplace, toutsimmobilise, se fige et stiole.

    La limite des voix singuliresPar le travail de journalistes en dficit danalyse, les voix sin-gulires sont prises en otages dans une smiologie et unesignification qui les rduisent au maximum. Les longuespages des journaux Tmoignages de survivants , Paroles douvriers , Paroles de prostitues , Paroles degrvistes , Paroles de femmes , Paroles de chmeurs assignent les personnes tre dfinies de faon modique etlimite.

    Un chmeur nest pas seulement un chmeur, cestun tre pensant, aux divers imaginaires et passions ; unefemme nest pas seulement dfinie par son sexe, elle est aussiintelligence et prospective, membre part entire de lasocit conomique ; un grviste est un homme ou unefemme comme les autres, ayant pris la dcision dinter-rompre son travail pour revendiquer un droit ou luttercontre une injustice ; une infirmire a un mtier mais nestpas un mtier. Cet effacement de linfinie alchimie des treshumains et ce curieux amalgame entre une situation et uneidentification sont une des marques les plus dures de nosincomprhensions face au monde. Or, il ny a de grve queparce quexistent des manques, il ny a dinfirmires queparce quil y a des maladies, il ny a de chmeurs que parceque le travail se fait rare.

    Ainsi, nous nous autorisons faire abstraction de lancessit pour tous dune conscience sociale et politique per-mettant chacun dtre la fois partenaire et compagnondautrui. Lindividualisation et lexhibition de la parole sanshirarchie ni autre valeur que les mots prononcs font res-sembler chacun tout le monde, dans un patchwork dindi-vidus isols qui, certes, ne peuvent ignorer la dtresse desautres, mais ne peuvent gure la relier un sens collectif ou des projets politiques. La socit, le monde deviennentcomme une vaste nappe envahie de malheurs sur laquelle se

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  • pose notre regard de compassion, sans que soit jamais cher-ch un arrangement au sens goffmanien du terme, ou uneinteraction, cest--dire des interlocutions de parole, desngociations et des prises de parole.

    Bien entendu, il nest pas question dincriminer lespersonnes dont la parole a t recueillie. Entranes par lecourant, elles y trouvent trace dexistence. Cest peut-tre lque gisent en partie labsurdit et la difficult de la tcheincombant aux individus : Assurer seuls, individuellement,une continuit quune socit ne veut plus assurer. Autrementdit : trouver des rponses individuelles des problmes col-lectifs 4. Ce qui favorise limplosion du politique, limpos-sible subversion, la ngation des engagements, lillisibilitdautrui, le refus de la cration et peut-tre mme de lart.

    Lhistoire, sans nostalgieDans les poques de crainte et dincertitude, la prcarit exis-tentielle se joint limpossibilit des intellectuels de sedprendre deux-mmes et de pratiquer une ascse quiconsisterait entreprendre de savoir comment et jusquo ilserait possible de penser autrement , comme lcrivait MichelFoucault 5 ; on se noie alors rapidement dans les constatsdnonciateurs et la nostalgie des temps anciens. Or, faire delhistoire est bien autre chose quune activit de connaissanceo lon cherche pallier les manques du prsent par le retourau pass. Lhistoire est ce dont on se dtourne pour devenir et crer quelque chose de nouveau. Ici, Gilles Deleuze rejointMichel Foucault quand il crit : Le prsent, cest ce que noussommes et, par l-mme, ce que nous cessons dj dtre 6 ; lephilosophe et le savant nont pas tant rflchir lhistoire qu diagnostiquer nos devenirs nouveaux . Il faut savoir rsisterau prsent, et rien ne se ferait dans lhistoire sans le devenir.Dans ce prsent qui est dj le pass, linvention du nouveaufabrique lhistoire. Lorsque tout se fige et que rien ne change,il ne sert rien de se retourner vers lhistoire comme annon-ciatrice dun dj-fait, dj-peru, ou dy chercher une leon.Mieux vaut la regarder pour sarracher elle, crer des corres-pondances et fabriquer du devenir, reconnatre que ce quichange se passe lintrieur de lvnement et que nous,

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    4. Zygmung Baumann,LAmour liquide, de la fra-gilit des liens entre leshommes, d. du Rouergue,2005.

    5. Michel Foucault, LUsagedes plaisirs, Gallimard,1984, p. 14-15.

    6. Gilles Deleuze, FlixGuattari, Quest-ce que laphilosophie ?, d. deMinuit, 1991, p. 107.

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  • individus, nous transformons dans lvnement. La ncessitet lurgence sont peut-tre de prendre lhistoire comme dis-pensatrice dvnements qui ont offert du neuf, du change-ment, de lautre, du devenir-autre, et non dapprendrelhistoire pour retrouver une ou des origines ventuellementpacificatrices ou conciliatrices. Lhistoire nest pas cohrente,et les origines ne sont pas forcment faites de lumire ; il estimportant de regarder le pass en tant la verticale de ce quilfut et en reconnaissant sa discontinuit.

    Etrangement, cest vers le XVIIIe sicle et ltude de laparole populaire que je me suis tourne, pour y chercher desoutils servant une meilleure comprhension et appropria-tion de notre prsent. A vrai dire, leffort continuel dans mestravaux sur la parole populaire comme somme dvnementsrejoint une conviction : lhistoire est devenir et le prsent sefabrique dans le souci de ce mme devenir. Certains chos dupass vivent encore en nous sans que nous le sachions ; rendreconscients ces chos pour que le prsent en soit la foisinform et stimul est une des bases de ma recherche histo-rique.

    Le peuple mconnuA la diffrence de notre temps, les gouvernants, monarques etlites du XVIIIe sicle ont rarement eu got pour la parole sin-gulire, la parole du peuple. Non pas quils ne sen soient pasproccups, on le sait, puisque les philosophes des Lumires,les mdecins et les conomistes se sont beaucoup souci dupeuple, mais en le prenant comme entit massive, non diff-rencie, non hirarchise, instinctive et pidermique, unemasse lourde de possibilits meutires et de rvoltes. Lapolice elle-mme, depuis la mise en place dun lieutenant-gnral Paris lextrme fin du XVIIe sicle, oppose quantitde rglementations un peuple jug indocile et suspect ; uncontrle (encore peu efficace mais trs intentionnel) cherche lutter contre le tumulte urbain et ses dsordres. troitementsurveill par ladministration, ce peuple est lu, vu comme uneterre dfricher pour quelle devienne lisse, docile ; mais ellenest pas dchiffre, si ce nest pour la dsigner comme imbcile . Le roi sen proccupe rgulirement puisquil

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  • 7. Arlette Farge, Dire etmal dire. Lopinionpublique au XVIIIe sicle,Seuil, 1992.

    8. Comptence sociale :lexpression est de LucBoltanski.

    reoit chaque mardi matin son lieutenant-gnral de policecharg de lui narrer par le dtail les faits et gestes de ce peuplequon dit menu . Des observateurs de police (appelsmouches) sont mis en place dans les carrefours, rues impor-tantes, jardins, cabarets pour entendre ce qui se dit.Paradoxalement, il est constamment affirm par les lites quetout avis ou opinion mis par le vulgaire est fou, inepte,impulsif et sans intelligence. Condorcet, en 1776, dfiniralavis populaire comme celui de la partie du peuple la plusstupide et la plus misrable . Ainsi le roi et ses conseillers, lesphilosophes et les policiers cherchent-ils contraindre unpeuple auquel ils ont assign un visage dfinitif cela sanslapprocher rellement, sans le connatre mme. On se trouvedans une flagrante contradiction : la population et lesrecherches dans les documents, archives de police, etc., leprouvent assez 7 a des avis sur les vnements , avis dontla pertinence est constamment nie par un pouvoir qui,simultanment, les observe continment et par un systmepolicier qui en fait lun des lments de sa politique rpres-sive. Officiellement maintenue hors du champ politique, laparole des plus pauvres devient une des hantises de la monar-chie, sans toutefois tre ni connue ni reconnue. Cette situa-tion provoquera dtranges interactions entre le peuple et leslites. Rsolument nie, la population prcaire exerce vi-demment comptence 8, par un chemin logique de rponsesau dni dexistence.

    La parole- vnement Face cet tat de fait, mest apparue indispensable et nces-saire une recherche sur lexistence, le contenu et la singularitdes paroles dites, des avis noncs, des sentiments et affects,des imaginaires et des visions du monde des groupes sociauxles plus dfavoriss. Une source inpuisable permit cetteapproche : les archives et documents de justice et de police duXVIIIe sicle conservs aux Archives nationales et la biblio-thque de lArsenal Paris.

    Approche dautant plus convaincue que la lecture deshistoriens qui jalonnrent les sicles prcdents, peu ou prou,ont repris dans leur faon de rflchir et de travailler les

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  • strotypes habituels sur le peuple pauvre, dangereux etimbcile avec plus de subtilit quauparavant, mais avecde nombreux tics de langage et un vocabulaire laissantpercer une attitude de surplomb et de condescendance face ceux den bas . Jacques Rancire, philosophe, fut sansdoute lun des plus perspicaces cet gard lorsquil publiadabord La Nuit des proltaires puis Les Noms de lHistoire 9 ;il parle d tres pensants et parlants ayant la visiondchire de leur conscience, et dhistoriens peu enclins changer de procdure littraire pour parler deux ou tropaccoutums un discours-rcit aux accents teints dedomination.

    A travers les interrogatoires de police, les tmoi-gnages, les procs-verbaux, les informations de police, lesnotes des commissaires, se rend visible une population par-lante et pensante. On voit des vies se jouer en quelquesphrases et, derrire les mots crits sur les procs-verbaux(malgr la situation judiciaire aussi particulire que coutu-mire), on peut lire la configuration dans laquelle chacuntente de se positionner vis--vis des vnements, du pou-voir, dans laquelle chacun articule, avec succs ou non, sapropre vie face celle du groupe social et par rapport auxautorits. On lit encore les agencements et ajustementsmultiples invents par les uns et les autres pour que com-munaut se tienne, quimaginaires et croyances se vivent,que dfis et subversions interviennent, au risque de lchecou de la russite.

    Ltude de la parole populaire au XVIIIe sicle permetde comprendre quel point la parole est vnement . Lesmots dits, les courts rcits rapports par les greffiers sontdes vnements, mme si, au XVIIIe sicle, personne na sules prendre comme tels. Dans ces discours tenus entre peur,honte ou mensonge, le langage charrie des essais de coh-rence voulus par celui qui les profre. Des identits socialessexpriment par des formes prcises de reprsentation desoi et des autres ; se dessinent des formes de sociabilit, desfaons de percevoir le monde ; se laisse visiter tout ce quiorganise les manires tonnantes de vivre simultanmentune grande violence et des solidarits fiables.

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    9. Jacques Rancire, LesNoms de lHistoire, Seuil,1992.

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  • Un sicle de loralit

    Extirper la parole singulire de lindividu du XVIIIe sicle est lefruit dune double gageure. Il faut se pencher sur des milliersde documents o la parole populaire subsiste : les archives depolice, lieu o le pouvoir vient se heurter lindividu, puisqueces personnes parlantes navaient pas la culture suffisante pourcrire eux-mmes ; il faut ensuite comprendre quel pointcette parole nie par le pouvoir est un des vnements majeursdu sicle, bien avant peut-tre les merveilleux crits dunDiderot, Voltaire ou Rousseau, Crbillon, Mercier, Rtif.Pourquoi ? La chose tonnante est que nous sommes dans unsicle de loralit. Lcrit appartient aux lites, la socit estorale et la parole, un mode de vie : le commerce, les changes,les embauches, les annonces dmeutes, la diffusion des nou-velles, la texture du quartier, les formes affectives de sductionet damour, la criminalit, lattention aux autres, la promis-cuit, le tumulte de la rue, la vie de lenfant, la religion sap-puient dabord et essentiellement sur lactivit de la parole. Etcela na rien voir avec lpoque actuelle o loral, bien sr, estprsent, mais o presque tout le monde est lettr , travailleet sinforme par voie crite.

    Lune des grandes diffrences entre le XVIIIe sicle et lentre tient dans cette prolixit et ncessit de la parole pourchacun. La parole est action, manire dtre, moyen de vivre etdchanger. Les phrases sont donc des vnements : elles ser-vent vendre et acheter, travailler, aimer, refuser, noncer le rel, ngocier avec lautre, se confronter aumonde, ses peurs et ses esprances, prier ou maudire, se dfaire de lopacit des jours pour en extraire ventuelle-ment bonheur et partage. Une socit orale est forcment ges-tuelle et sensuelle : elle fait bruit et sens partir de lactivit dulangage qui est non seulement son mode dnonciation, maisaussi son mode de rception des vnements extrieurs. Laparole devient vite assourdissante 10 et provocante ; elle engagecelui qui la prononce dans des systmes de sociabilit spci-fiques ; le verbe haut sert autant se faire entendre quconvaincre ou implorer. La parole est un acte, un rsum decomportements ressentis par les corps tmoignant de pra-tiques rgulires dinteraction entre les personnes ou, plus

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    10. Cf. les nombreux textesde chroniqueurs et mmo-rialistes sur les cris de larue.

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  • prcisment, dinterlocution sans oublier que dans interlo-cution, il y a interloquer . Le langage oral sextrait des corpseux-mmes sollicits par le pouvoir, la vie sociale et cono-mique, et exprime, geste lappui, dans une effervescence par-ticulire, la complexit des relations sociales et la manireinfinie et inventive de sy loger.

    La parole est comptence, prise sur le rel ; de temps autre, elle est relaye ou accompagne de morceaux de culturecrite que lon a su sapproprier 11. Quoi quil en soit, ces motsdits sont des fentres et composent des objets nouveaux, desdsirs de vivre. Ils communiquent des existences irrductibles toute typologie et sont porteurs dune histoire que les indi-vidus fabriquent en la disant. Ces phrases tracent les aspritsdu rel. Elles permettent lhistorien la saisie de moments oude tensions extrmes lintrieur dune mme socit. Eneffet, cest par le verbe que la socit populaire du XVIIIe sicleconstruit ses actes, prononce sa pense. On ne tient pas sou-vent contrat crit, on tient parole (ou non) en ce sicle desLumires.

    Le murmure assourdissant de lhistoireA travers cette prsence de loral et de la gestuelle, tissu fluideet fort des mouvements sociaux, se lit clairement ce quonappela lpoque lenthousiasme, la liesse ou la ferveur leurcontraire tant le grondement et le tumulte subversif. Laisanceentre les corps, la communication immdiate, sans traces etsans repres (on ne sait o lautre habite ni o il va, mais onparle, boit chopine, et lon se revoit sur des rendez-vousapproximatifs), la sensualit quotidienne faite aussi bien de larelation entre les tres quavec les objets, lenvironnement oule paysage, organisent une ou des collectivit(s) lie(s) par lanouvelle, linformation, la connaissance ou le conflit. Ces fteset crmonies nombreuses ponctuent et accentuent ces inter-actions, trs sollicites par la monarchie qui gote fort le plai-sir des acclamations populaires et des rassemblementsfervents. Dans ces vies de paroles , presque toujours dehors,peu mises labri dans lintimit domestique (qui napparatraquau XIXe sicle), se joue aussi la conscience, celle du groupeauquel on appartient. Lenthousiasme et la ferveur quon ne

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    11. Arlette Farge, Le Brace-let de parchemin. Lcrit sursoi au XVIIIe sicle, Bayard,2004.

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  • sy trompe pas nempchent ni la misre, ni linstabilit co-nomique ; ils ne sont pas le fruit de lattitude bate et navedune population fruste, mais la ncessaire implication des unsaux autres par la voix et le geste, deux outils quelle module etajuste ses dsirs.

    Les livres dhistoire de nos tudes ne nous ont pasdonn ces aperus sur la vie dautrefois, proccups dvne-ments et emplis de systmes de causalit et de thorieslinaires qui ne nous ont gure permis dapercevoir ce quepensaient, ressentaient, fabriquaient les tres vivant sousou avec ces vnements. Or, nous sommes peu ou prou hri-tiers de ces gnrations. Hritiers ne veut pas dire ici porteursde, mais tisss, imprgns, encore empreints des formes de viedu pass 12. La mmoire nest pas seulement celle des grandsvnements historiques, elle est aussi celle des corps et de leurextrme mobilit, des motions et des sentiments. Mme sinous ne nous en souvenons pas, nous sommes ptris demoments o la vie se faisait ainsi et pas autrement. Le prsent sans le savoir est dilat par ces moments dfunts ayant posleur paume sur nous entre dlicatesse et violence. La lueurencore scintillante du sicle des Lumires est celle dun siclequi a aim lamour et nonc ses peines, puis sen est vad parun sursaut de pathtique, acceptant de faire venir le tragique etle sublime dune Rvolution.

    La parole, promesse dexistence Nous avons besoin dtre aussi intime avec lHistoire quavecune amante ; comment pourrions-nous nous comprendreautrement 13 ? Lintimit avec lhistoire passe par sa dprise et,simultanment, par laigu conscience que lautre est encoreen soi, pour le meilleur et pour le pire. On peut, sansarchasme ni nostalgie, sapproprier parfois ce qui exista hieren lui donnant un sens et une forme nouvelle pour aujour-dhui. Cette minence de la parole au XVIIIe sicle est un axe derflexion pour ce que nous faisons de la ntre. Elle est l,vivante comme hier, non transportable, mais indiquant uneprsence qui fut. Cela oblige peut-tre rflchir sur le statutde la parole daujourdhui et sur cette manire quelle eut hierdtre interlocution, confrontation, interrogation. Elle fut

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    12. Arlette Farge, LaChambre deux lits et leCordonnier de Tel-Aviv,Seuil, 2000.

    13. Edward Bond, Com-mentaires sur les pices deguerre et le paradoxe de lapaix, d. de lArche, 1994,p. 34.

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  • encore la force la plus vivante du refus et du partage. Le batte-ment du temps est ici : exister, cest tre avec celui qui passe etinventer dtre avec celui qui passera. La parole inventive etcratrice est le point darticulation le plus juste entre les v-nements et les groupes sociaux. Son actuelle mise sous le bois-seau, en la couchant continment par crit dans les journauxou en la suscitant brutalement et injustement sur les plateauxde tlvision, est linverse de ce quelle fut, il y a longtemps.

    Prcise, active, savante malgr le peu de savoir de cha-cun, roue, anime par les gestes et le dsir, convaincue, mal-adroite, peureuse, mais interloquante : la parole dans lesclasses populaires du XVIIIe sicle tait ainsi ; peut-tre est-ilpossible, aujourdhui, de sen souvenir non pour limiter, lafaire resurgir, bien entendu, mais pour se servir de sa forceinoue, de sa faon de dconstruire le monde tout en leconstruisant.

    Lhistoire est sparation et absence ; simultanment,cette absence hante un prsent vivant. Ce qui fut nest plus, etrappelle un lien tnu qui vient jusqu nous. Aucune paroledautrefois ne peut revenir car elle est passe, mais leffractionde la parole comme prise sur lhumain et les vnements, lafaon de sy confronter, elle, est actuelle, urgente aussi. Laparole sert lalternative, elle sert dchiffrer autrui, elle est lemoyen de casser les strotypes.

    Vivante, labile, offerte, elle est un des lieux de lexis-tence ainsi quune de ses plus sres promesses. Sous dautresformes que le ntre, le sicle des Lumires a dtenu une partspectaculaire de ce lien avec elle. Cest sans doute sur la natureprcieuse de ce lien entre parole et existence, raffirm autre-ment que dans le brouillage contemporain, que notre prsentpourrait rflchir, afin que les affects sachent aussi investir, defaon riche, le champ politique.

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