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À Émile. · plus en plus de temps dans leur maison de campagne, où ils avaient entrepris d’importants travaux. Un mois avant l’accouchement de Myriam, ils ont organisé un

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LEÏLASLIMANI

CHANSONDOUCE

roman

GALLIMARD

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ÀÉmile.

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MademoiselleVezzis était venue de par-delà la Frontièrepourprendresoindequelquesenfantschezunedame[...].Ladame déclara que mademoiselleVezzis ne valait rien, qu’ellen’étaitpaspropreetqu’ellenemontraitpasdezèle.Pasunefoisil ne lui vint à l’idée quemademoiselleVezzis avait à vivre sapropre vie, à se tourmenter de ses propres a aires, et que cesa airesétaientcequ’ilyavaitaumondedeplusimportantpourmademoiselleVezzis.

RudyardKIPLING,

Simplescontesdescollines

«Comprenez-vous,Monsieur,comprenez-vouscequecelasigni e quand on n’a plus où aller ? » La question queMarmeladov lui avait posée la veille lui revint tout à coup àl’esprit.«Carilfautquetouthommepuisseallerquelquepart.»

DOSTOÏEVSKI,

Crimeetchâtiment

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Lebébéestmort. Il a su dequelques secondes.Lemédecinaassuréqu’iln’avaitpassou ert.Onl’acouchédansunehoussegriseet on a fait glisser la fermeture éclair sur le corps désarticulé quiottait au milieu des jouets. La petite, elle, était encore vivante

quandlessecourssontarrivés.Elles’estbattuecommeunfauve.Onaretrouvédestracesdelutte,desmorceauxdepeausoussesonglesmous. Dans l’ambulance qui la transportait à l’hôpital, elle étaitagitée, secouée de convulsions. Les yeux exorbités, elle semblaitchercher de l’air. Sa gorge s’était emplie de sang. Ses poumonsétaient perforés et sa tête avait violemment heurté la commodebleue.

On a photographié la scène de crime. La police a relevé desempreintes et mesuré la super cie de la salle de bains et de lachambred’enfants.Ausol,letapisdeprincesseétaitimbibédesang.La table à langer était à moitié renversée. Les jouets ont étéemportés dans des sacs transparents et mis sous scellés. Même lacommodebleueserviraauprocès.

Lamèreétaitenétatdechoc.C’estcequ’ontditlespompiers,cequ’ontrépétélespoliciers,cequ’ontécritlesjournalistes.Enentrantdans lachambreoùgisaient sesenfants,elleapousséuncri,uncri

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des profondeurs, un hurlement de louve.Lesmurs en onttremblé.Lanuits’estabattuesurcettejournéedemai.Elleavomietlapolicel’a découverte ainsi, ses vêtements souillés, accroupie dans lachambre,hoquetantcommeuneforcenée.Elleahurléàs’endéchirerlespoumons.L’ambulancierafaitunsignediscretdelatête,ilsl’ontrelevée, malgré sa résistance, ses coups de pied. Ils l’ont soulevéelentementetlajeuneinterneduSAMUluiaadministréuncalmant.C’étaitsonpremiermoisdestage.

L’autre aussi, il a fallu la sauver. Avec autant deprofessionnalisme,avecobjectivité.Ellen’apassumourir.Lamort,elle n’a su que la donner. Elle s’est sectionné les deux poignets ets’estplanté le couteaudans lagorge.Elleaperduconnaissance, aupieddulitàbarreaux.Ilsl’ontredressée,ilsontprissonpoulsetsatension.Ils l’ontinstalléesurlebrancardet la jeunestagiaireatenusamainappuyéesursoncou.

Lesvoisinssesontréunisenbasdel’immeuble.Ilyasurtoutdesfemmes. C’est bientôt l’heure d’aller chercher les enfants à l’école.Elles regardent l’ambulance, les yeux gon és de larmes. Ellespleurent et elles veulent savoir. Elles se mettent sur la pointe despieds. Essaient de distinguer ce qui se passe derrière le cordon depolice, à l’intérieur de l’ambulance qui démarre toutes sirèneshurlantes. Elles semurmurent des informations à l’oreille.Déjà, larumeurcourt.Ilestarrivémalheurauxenfants.

C’est un bel immeuble de la rue d’Hauteville, dansle dixièmearrondissement. Un immeuble où les voisins s’adressent, sans seconnaître, des bonjours chaleureux. L’appartement des Massé setrouve au cinquième étage. C’est le plus petit appartement de larésidence.PauletMyriamont faitmonterunecloisonaumilieudu

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salon à la naissance de leur second enfant. Ils dorment dans unepièce exiguë, entre la cuisine et la fenêtre qui donne sur la rue.Myriamaimelesmeubleschinésetlestapisberbères.Aumur,elleaaccrochédesestampesjaponaises.

Aujourd’hui,elleest rentréeplustôt.Elleaécourtéune réunionet reporté à demain l’étude d’un dossier. Assise sur le strapontin,danslaramedelaligne7,ellesedisaitqu’elleferaitunesurpriseauxenfants.Enarrivant,elles’estarrêtéeàlaboulangerie.Elleaachetéunebaguette,undessertpourlespetitsetuncakeàl’orangepourlanounou.C’estsonfavori.

Ellepensaitlesemmeneraumanège.Ilsiraientensemblefairelescourses pour le dîner.Mila réclamerait un jouet,Adam sucerait unquignondepaindanssapoussette.

Adamestmort.Milavasuccomber.

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« Pas de sans-papiers, on est d’accord ? Pour la femme deménageoulepeintre,çanemedérangepas.Ilfautbienquecesgenstravaillent,mais pour garder les petits, c’est trop dangereux. Je neveuxpasdequelqu’unquiauraitpeurd’appelerlapoliceoud’alleràl’hôpitalencasdeproblème.Pourlereste,pastropvieille,pasvoiléeet pas fumeuse. L’important, c’est qu’elle soit vive et disponible.Qu’elle bosse pour qu’on puisse bosser. » Paul a tout préparé. Il aétabliunelistedequestionsetprévutrenteminutesparentretien.Ilsontbloqué leursamediaprès-midipourtrouverunenounouà leursenfants.

Quelques jours auparavant, alors que Myriam discutait de sesrecherches avec son amie Emma, celle-ci s’est plainte de la femmequigardaitsesgarçons. «Lanounouadeux ls ici,ducoupellenepeut jamais rester plus tard ou faire des baby-sittings. Ce n’estvraimentpaspratique.Penses-yquandtuferastesentretiens.Siellea des enfants, il vaut mieux qu’ils soient au pays. » Myriam avaitremerciépourleconseil.Mais,enréalité,lediscoursd’Emmal’avaitgênée. Si un employeuravait parlé d’elle ou d’une autre de leursamiesdecettemanière,ellesauraienthurléà ladiscrimination.Elletrouvait terrible l’idée d’évincer une femme parce qu’elle a des

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enfants.EllepréfèrenepassouleverlesujetavecPaul.SonmariestcommeEmma.Un pragmatique, qui place sa famille et sa carrièreavanttout.

Cematin, ilsont fait lemarchéen famille,tous lesquatre.Milasur lesépaulesdePaul,etAdamendormidanssapoussette.Ilsontacheté des eurs et maintenant ils rangent l’appartement. Ils ontenvie de faire bonne gure devant les nounous quivont dé ler. Ilsrassemblent les livres et les magazines qui traînent sur le sol, sousleur lit et jusque dans la salle de bains. Paul demande à Mila deranger ses jouets dans de grands bacs en plastique. La petite llerefuseenpleurnichant, et c’est luiqui nitpar les empiler contre lemur.Ilsplientlesvêtementsdespetits,changentlesdrapsdeslits.Ilsnettoient, jettent, cherchent désespérément à aérer cet appartementoù ils étou ent. Ils voudraient qu’elles voient qu’ils sont des gensbien,desgenssérieuxetordonnésquitententd’o riràleursenfantscequ’ilyademeilleur.Qu’ellescomprennentqu’ilssontlespatrons.

MilaetAdamfontlasieste.MyriametPaulsontassisauborddeleur lit. Anxieux et gênés. Ils n’ont jamais con é leurs enfants àpersonne.Myriam nissaitsesétudesdedroitquandelleesttombéeenceintedeMila.Elleaobtenusondiplômedeuxsemainesavantsonaccouchement.Paulmultipliaitlesstages,pleindecetoptimismequia séduit Myriam quand elle l’a rencontré. Il était sûr de pouvoirtravailler pour deux. Certainde faire carrière dans la productionmusicale,malgrélacriseetlesrestrictionsdebudget.

Milaétaitunbébéfragile,irritable,quipleuraitsanscesse.Ellenegrossissait pas, refusait le sein de sa mère et les biberons que son

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père préparait. Penchée au-dessus du berceau, Myriam en avaitoublié jusqu’à l’existence du monde extérieur. Ses ambitions selimitaientàfaireprendrequelquesgrammesàcette llettechétiveetcriarde.Lesmois passaient sans qu’elle s’en rende compte. Paul etelleneseséparaient jamaisdeMila.Ilsfaisaientsemblantdenepasvoirqueleursamiss’enagaçaientetdisaientderrièreleurdosqu’unbébé n’a pas sa place dans un bar ou sur la banquette d’unrestaurant. Mais Myriam refusait absolument d’entendre parlerd’unebaby-sitter.Elleseuleétaitcapablederépondreauxbesoinsdesafille.

Mila avait à peine un an et demi quandMyriam est tombée ànouveau enceinte. Elle a toujours prétendu que c’était un accident.« La pilule, ce n’est jamais du cent pour cent », disait-elle en riantdevant ses amies. En réalité, elle avait prémédité cette grossesse.Adamaétéuneexcusepournepasquitterladouceurdufoyer.Pauln’aémisaucuneréserve.Ilvenaitd’êtreengagécommeassistantsondansunstudiorenomméoùilpassaitsesjournéesetsesnuits,otagedes caprices des artistes et de leurs emplois du temps. Sa femmeparaissait s’épanouir dans cette maternité animale. Cette vie decocon,loindumondeetdesautres,lesprotégeaitdetout.

Et puis le temps a commencé à paraître long, laparfaitemécanique familiale s’est enrayée. Les parents de Paul, qui avaientpris l’habitudede les aider à la naissancede la petite, ont passé deplusenplusdetempsdans leurmaisondecampagne,oùilsavaiententrepris d’importants travaux. Un mois avant l’accouchement deMyriam, ils ont organisé un voyage de trois semaines en Asie etn’ont prévenu Paul qu’au dernier moment. Il s’en est o usqué, seplaignant à Myriam de l’égoïsme de ses parents, de leur légèreté.

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Mais Myriam était soulagée. Elle ne supportait pas d’avoir Sylviedanslespattes.Elleécoutaitensouriantlesconseilsdesabelle-mère,ravalait sa salive quand elle la voyait fouiller dans le frigidaire etcritiquer les aliments qui s’y trouvaient. Sylvie achetait des saladesissuesdel’agriculturebiologique.EllepréparaitlerepasdeMilamaislaissait la cuisine dans un désordre immonde. Myriam et ellen’étaientjamaisd’accordsurrien,etilrégnaitdansl’appartementunmalaise compact, bouillonnant, qui menaçait à chaque seconde devireraupugilat.«Laissetesparentsvivre.Ilsontraisond’enpro termaintenantqu’ilssontlibres»,avaitfinipardireMyriamàPaul.

Ellenemesuraitpas l’ampleurdecequi s’annonçait.Avecdeuxenfantstoutestdevenupluscompliqué : faire lescourses,donner lebain, aller chez le médecin, faire le ménage. Les factures se sontaccumulées. Myriam s’est assombrie. Elle s’est mise à détester lessortiesauparc.Les journéesd’hiver luiontparuinterminables.LescapricesdeMila l’insupportaient, lespremiersbabillementsd’Adamlui étaient indi érents. Elle ressentait chaque jour un peu plus lebesoin de marcher seule, etavait envie de hurler comme une folledanslarue.«Ilsmedévorentvivante»,sedisait-elleparfois.

Elleétaitjalousedesonmari.Lesoir,ellel’attendaitfébrilementderrière la porte. Elle passait une heure à se plaindre des cris desenfants, de la taille de l’appartement, de son absence de loisirs.Quand elle le laissait parler et qu’il racontait les séancesd’enregistrement épiques d’un groupe de hip-hop, elle lui crachait :«Tu as de la chance. » Il répliquait : «Non, c’est toi qui as de lachance. Je voudrais tellement les voir grandir. »À ce jeu-là, il n’yavaitjamaisdegagnant.

Lanuit,Pauldormaitàcôtéd’elledusommeillourddeceluiqui

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atravaillétoutelajournéeetquimériteunbonrepos.Elleselaissaitronger par l’aigreur et les regrets. Elle pensait aux e orts qu’elleavait faits pour nir ses études, malgré le manque d’argent et desoutien parental, à la joie qu’elle avait ressentie en étant reçue aubarreau,àlapremièrefoisqu’elleavaitportélarobed’avocatetquePaull’avaitphotographiée,devantlaportedeleurimmeuble, èreetsouriante.

Pendantdesmois, elle a fait semblantde supporter la situation.MêmeàPaulellen’apassudireàquelpointelleavaithonte.Àquelpointellesesentaitmourirden’avoirriend’autreàraconterquelespitreries des enfants et les conversations entre des inconnus qu’elleépiaitausupermarché.Elles’estmiseàrefusertouteslesinvitationsà dîner, à ne plus répondre aux appels de ses amis. Elle semé aitsurtoutdes femmes,quipouvaient semontrer si cruelles.Elle avaitenvie d’étrangler celles qui faisaient semblant de l’admirer ou, pire,de l’envier.Ellenepouvaitplussupporterde lesécouterseplaindredeleurtravail,denepasassezvoirleursenfants.Plusquetout,ellecraignait les inconnus. Ceux qui demandaient innocemment cequ’elle faisait comme métier et qui se détournaient à l’évocationd’unevieaufoyer.

Unjour,enfaisantsescoursesauMonoprixduboulevardSaint-Denis, elle s’est aperçue qu’elle avait sans le vouloir subtilisé deschaussettes pour enfants, oubliées dans la poussette. Elle était àquelquesmètres de chez elle et elle aurait pu retourner aumagasinpourlesrendre,maiselleyarenoncé.Ellenel’apasracontéàPaul.Celan’avaitaucunintérêt,etpourtantellenepouvaits’empêcherd’y

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penser.Régulièrementaprèscetépisode,elleserendaitauMonoprixetcachaitdanslapoussettedeson lsunshampooing,unecrèmeouunrougeàlèvresqu’ellenemettraitjamais.Ellesavaittrèsbienque,sionl’arrêtait, il luisu raitde jouer lerôlede lamèredébordéeetqu’on croirait sans doute à sa bonne foi. Ces vols ridicules lamettaient en transe. Elle riait toute seule dans la rue, avecl’impressiondesejouerdumondeentier.

Quandelle a rencontréPascalparhasard, elle avucela commeunsigne.Sonanciencamaradede la facultédedroitne l’apastoutde suite reconnue : elle portait un pantalon trop large, des bottesuséesetavaitattachéenchignonsescheveuxsales.Elleétaitdebout,face aumanège dontMila refusait de descendre. « C’est le derniertour », répétait-elle chaque fois que sa lle, agrippéeà son cheval,passaitdevantelleetluifaisaitsigne.Ellealevélesyeux:Pascalluisouriait,lesbrasécartéspoursigni ersajoieetsasurprise.Elleluiarendu son sourire, les mains cramponnées à la poussette. Pascaln’avait pas beaucoup de temps, mais par chance son rendez-vousétaitàdeuxpasdechezMyriam.«Jedevaisrentrerdetoutefaçon.Onmarcheensemble?»luia-t-elleproposé.

Myriams’est jetéesurMila,quiapoussédescris stridents.Ellerefusaitd’avanceretMyriams’entêtaitàsourire,àfairesemblantdemaîtriser la situation. Elle n’arrêtait pas de penser au vieux pullqu’elleportait sous sonmanteauetdontPascalavaitdûapercevoirle col élimé. Frénétiquement, elle passait sa main sur ses tempes,commesicelapouvaitsu reàremettredel’ordredanssescheveuxsecsetemmêlés.Pascalavaitl’airdeneserendrecomptederien.Il

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lui a parlé du cabinet qu’il avait monté avec deux copains depromotion,desdi cultésetdesjoiesdesemettreàsoncompte.Ellebuvait ses paroles.Mila n’arrêtait pas de l’interrompre etMyriamauraittoutdonnépourlafairetaire.SanslâcherPascaldesyeux,elleafouillédanssespoches,danssonsac,pourtrouverunesucette,unbonbon,n’importequoipouracheterlesilencedesafille.

Pascalaàpeineregardélesenfants.Ilneluiapasdemandéleursprénoms.MêmeAdam,endormidanssapoussette,levisagepaisibleetadorable,n’apassemblél’attendrirnil’émouvoir.

«C’est ici. »Pascal l’aembrassée sur la joue. Iladit : « J’aiététrèsheureuxdete revoir » et il est entrédansun immeubledont lalourde porte bleue, en claquant, a fait sursauterMyriam.Elle s’estmiseàprierensilence.Là,danslarue,elleétaitsidésespéréequ’elleauraitpus’asseoirparterreetpleurer.Elleauraitvoulus’accrocherà la jambe de Pascal, le supplier de l’emmener, de lui laisser sachance. En rentrant chez elle, elle était totalement abattue. Elle aregardéMila,quijouaittranquillement.Elleadonnélebainaubébéetelles’estditquecebonheur-là,cebonheursimple,muet,carcéral,ne su saitpasà laconsoler.Pascal sansdouteavaitdûsemoquerd’elle. Il avaitpeut-êtremêmeappeléd’ancienscopainsde facpourleurraconter laviepathétiquedeMyriamqui «neressembleplusàrien»etqui«n’apaseulacarrièrequ’onpensait».

Toutelanuit,desconversationsimaginairesluiontrongél’esprit.Lelendemain,ellevenaitàpeinedesortirdesadouchequandelleaentendu le signal d’un texto. « Je ne sais pas si tu envisages dereprendreledroit.Siçat’intéresse,onpeutendiscuter.»Myriamafailli hurlerde joie.Elle s’estmise à sauterdans l’appartement et aembrasséMilaquidisait:«Qu’est-cequ’ilya,maman?Pourquoitu

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ris ? » Plus tard, Myriam s’est demandé si Pascal avait perçu sondésespoir ou si, tout simplement, il avait considéré que c’était uneaubaine de tomber surMyriamCharfa, l’étudiante la plus sérieusequ’ilaitjamaisrencontrée.Peut-êtrea-t-ilpenséqu’ilétaitbénientretous de pouvoir embaucher une femme comme elle, de la remettresurlechemindesprétoires.

MyriamenaparléàPauletelleaétédéçuedesaréaction.Ilahaussé les épaules. « Mais je ne savais pas que tu avais envie detravailler. »Ça l’amiseterriblement en colère, plus qu’elle n’auraitdû.Laconversations’estviteenvenimée.Ellel’atraitéd’égoïste,ilaquali éson comportement d’inconséquent. «Tu vas travailler, jeveux bien mais comment on fait pour les enfants ? » Il ricanait,tournant d’un coup en ridicule ses ambitions à elle, lui donnantencore plus l’impression qu’elle était bel et bien enfermée dans cetappartement.

Une fois calmés, ils ontpatiemment étudié les options.Onétaitnjanvier:cen’étaitmêmepaslapeined’espérertrouveruneplace

dansunecrècheouunehalte-garderie.Ilsneconnaissaientpersonneà la mairie. Et si elle se remettait à travailler, ils seraient dans latranche de salaire la plus vicieuse : trop riches pour accéder enurgence à une aide et trop pauvres pour que l’embauche d’unenounou ne représente pas un sacri ce. C’est nalement la solutionqu’ils ont choisie, après que Paul a a rmé : « En comptant lesheuressupplémentaires,lanounouettoivousgagnerezàpeuprèslamêmechose.Maisen n,situpensesqueçapeutt’épanouir...»Elleagardédecetéchangeungoûtamer.ElleenavouluàPaul.

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Elle a souhaité faire les choses bien. Pour se rassurer, elle s’estrenduedansuneagencequivenaitd’ouvrirdanslequartier.Unpetitbureau, décoré simplement, et que tenaient deux jeunes femmesd’unetrentained’années.Ladevanture,peinteenbleu layette,étaitornée d’étoiles et de petits dromadaires dorés.Myriam a sonné.Àtravers lavitre, lapatronnel’atoisée.Elles’est levéelentementetapassélatêtedansl’entrebâillementdelaporte.

«Oui?—Bonjour.— Vous venez pour vous inscrire ? Il nous faut un dossier

complet. Un curriculum vitae et des références signées par vosanciensemployeurs.

—Non,pasdutout. Jevienspourmes enfants. Je chercheunenounou.»

Levisage de la lle s’est complètement transformé. Elle a parucontente de recevoir une cliente, et d’autant plus gênée de saméprise. Mais comment aurait-elle pu croire que cette femmefatiguée,auxcheveuxdrusetfrisés,étaitlamèredelajoliepetite llequipleurnichaitsurletrottoir?

La gérante a ouvert un grand catalogue au-dessus duquelMyriam s’est penchée. « Asseyez-vous », lui a-t-elle proposé. Desdizaines de photographies de femmes, pour la plupart africaines ouphilippines,dé laientdevantlesyeuxdeMyriam.Milas’enamusait.Elledisait:«Elleestmochecelle-là,non?»Samèrelahouspillaitetlecœurlourdellerevenaitverscesportraits ousoumalcadrés,oùpasunefemmenesouriait.

La gérante la dégoûtait. Son hypocrisie, son visage rond etrougeaud, son écharpe élimée autour du cou. Son racisme, évident

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toutà l’heure.Tout luidonnaitenviede fuir.Myriam luia serré lamain.Elleapromisqu’elleenparleraitàsonmarietellen’estjamaisrevenue. À la place, elle est allée accrocher elle-même une petiteannoncedanslesboutiquesduquartier.Surlesconseilsd’uneamie,elleainondélessitesInternetd’annoncesstipulantURGENT.Aubout

d’unesemaine,ilsavaientreçusixappels.

Cette nounou, elle l’attend comme le Sauveur,même si elle estterrorisée à l’idée de laisser ses enfants. Elle sait tout d’eux etvoudrait garder ce savoir secret. Elle connaît leurs goûts, leursmanies.Elledevine immédiatementquand l’und’euxestmaladeoutriste.Ellene lesapasquittésdesyeux,persuadéequepersonnenepourraitlesprotégeraussibienqu’elle.

Depuis qu’ils sont nés, elle a peur de tout. Surtout, elle a peurqu’ilsmeurent.Ellen’enparle jamais,nià sesamisniàPaul,maiselleestsûrequetousonteucesmêmespensées.Elleestcertaineque,comme elle, il leur est arrivé de regarder leur enfant dormir en sedemandant ceque cela leur ferait si ce corps-là était un cadavre, sices yeux fermés l’étaient pour toujours. Elle n’y peut rien. Desscénariosatroces s’échafaudentenelle,qu’ellebalaie en secouant latête,enrécitantdesprières,entouchantduboisetlamaindeFatmaqu’elle a héritée de sa mère. Elle conjure le sort, la maladie, lesaccidents, les appétits pervers des prédateurs. Elle rêve, la nuit, deleurdisparitionsoudaine,aumilieud’unefouleindi érente.Ellecrie« Où sont mes enfants ? » et les gens rient. Ils pensent qu’elle estfolle.

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«Elleestenretard.Çacommencemal.»Pauls’impatiente.Ilsedirige vers la porte d’entrée et regarde à travers le judas. Il est14h15et lapremièrecandidate,unePhilippine,n’esttoujourspasarrivée.

À14h20,Gigitapemollementàlaporte.Myriamvaluiouvrir.Elle remarque tout de suite que la femme a de tout petits pieds.Malgré le froid, elle porte des tennis en tissu et des chaussettesblanchesàvolants.Àprèsdecinquanteans,elleadespiedsd’enfant.Elleestassezélégante,lescheveuxretenusenunenattequiluitombeaumilieu du dos. Paul lui fait sèchement remarquer son retard etGigi baisse la tête enmarmonnant des excuses. Elle s’exprime trèsmal en français. Paul se lance sans conviction dans un entretien enanglais.Gigiparledesonexpérience.Desesenfantsqu’ellealaissésau pays, du plus jeune qu’elle n’a pas vu depuis dix ans. Il nel’embauchera pas. Il pose quelques questions pour la forme et à14h30,illaraccompagne.«Nousvousrappellerons.Thankyou.»

Suit Grace, une Ivoirienne souriante et sans papiers. Caroline,une blonde obèse aux cheveux sales, qui passel’entretien à seplaindre de son mal de dos et de ses problèmes de circulationveineuse.Malika, uneMarocained’un certain âge, qui a insisté sur

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sesvingtansdemétieretsonamourdesenfants.Myriamaététrèsclaire. Elle ne veut pas engager une Maghrébine pour garder lespetits. « Ce serait bien, essaie de la convaincre Paul. Elle leurparleraitenarabepuisquetoituneveuxpaslefaire.»MaisMyriams’y refuse absolument. Elle craint que ne s’installe une complicitétacite,unefamiliaritéentreellesdeux.Quel’autresemetteàluifairedes remarques en arabe. À lui raconter sa vie et, bientôt, à luidemander mille choses au nom de leur langue et de leur religioncommunes. Elle s’est toujours mé ée de ce qu’elle appelle lasolidaritéd’immigrés.

PuisLouiseestarrivée.Quandelleracontecepremierentretien,Myriam adore dire que ce fut une évidence. Comme un coup defoudreamoureux.Elle insiste surtout sur la façondont sa lle s’estcomportée. «C’est elle qui l’a choisie », aime-t-elle à préciser.Milavenait de se réveiller de la sieste, tirée du sommeil par les crisstridentsdesonfrère.Paulestalléchercherlebébé,suivideprèsparlapetitequisecachaitentreses jambes.Louises’est levée.Myriamdécrit cette scène encore fascinée par l’assurance de la nounou.Louise adélicatementprisAdamdesbrasde sonpère et elle a faitsemblant de ne pas voir Mila. « Où est la princesse ? J’ai cruapercevoiruneprincessemaiselleadisparu.»Milas’estmiseàrireaux éclats etLouise a continué son jeu, cherchantdansles recoins,souslatable,derrièrelecanapé,lamystérieuseprincessedisparue.

Ils lui posent quelques questions. Louise dit que son mari estmort, que sa lle, Stéphanie, est grande maintenant — « presquevingtans,c’estincroyable»—,qu’elleesttrèsdisponible.Elletendà

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Paul un papier sur lequel sont inscrits les noms de ses anciensemployeurs.Elle parledesRouvier, qui gurent enhautde la liste.« Je suis restée chez eux longtemps. Ils avaient deux enfants, euxaussi.Deuxgarçons. »PauletMyriamsontséduitsparLouise,parses traits lisses, son sourire franc, ses lèvres qui ne tremblent pas.Elle semble imperturbable. Elle a le regard d’une femme qui peuttout entendre et tout pardonner. Son visage est comme une merpaisible,dontpersonnenepourraitsoupçonnerlesabysses.

Lesoirmême,ilstéléphonentaucoupledontLouiseleuralaissélenuméro.Une femme leur répond,unpeu froidement.Quandelleentend le nom de Louise, elle change immédiatement de ton.«Louise?Quellechancevousavezd’êtretombéssurelle.Elleaétécommeunesecondemèrepourmesgarçons.Çaaétéunvraicrève-cœurquandnousavonsdûnousenséparer.Pourtoutvousdire,àl’époque,j’aimêmesongéàfaireuntroisièmeenfantpourpouvoirlagarder.»

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Louiseouvrelesvoletsdesonappartement.Ilestunpeuplusde5 heures dumatin et, dehors, les lampadaires sont encore allumés.Unhommemarchedanslarue,rasantlesmurspouréviterlapluie.L’averse a duré toute la nuit. Le vent a si é dans les tuyaux ethabité ses rêves. On dirait que la pluie tombe à l’horizontale pourfrapperdepleinfouetlafaçadedel’immeubleetlesfenêtres.Louiseaimeregarderdehors.Justeenfacedechezelle,entredeuxbâtimentssinistres,ilyaunepetitemaison,entouréed’unjardinbroussailleux.Unjeunecouples’estinstallélàaudébutdel’été,desParisiensdontlesenfantsjouentàlabalançoireetnettoientlepotagerledimanche.Louisesedemandecequ’ilssontvenusfairedanscequartier.

Lemanquedesommeil la fait frissonner.Duboutdesonongle,elle gratte le coin de la fenêtre. Elle a beau les nettoyerfrénétiquement, deux fois par semaine, les vitres lui paraissenttoujours troubles, couvertes de poussière et de traînées noires.Parfois, elle voudrait les nettoyer jusqu’à les briser. Elle gratte, deplusenplusfort,delapointedesonindexetsononglesebrise.Elleporte son doigt à la bouche et le mord pour faire cesser lesaignement.

L’appartementnecomptequ’uneseulepièce,quisertàLouiseà

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la fois de chambre et de salon. Elle prend soin, chaque matin, derefermerlecanapé-litetdelerecouvrirdesahoussenoire.Elleprendsesrepassurlatablebasse,latélévisiontoujoursallumée.Contrelemur, des cartons sont encore fermés. Ils contiennent peut-être lesquelques objets qui pourraient donnervie à ce studio sans âme.Àdroitedusofa,ilyalaphotod’uneadolescenteauxcheveuxrougesdansuncadreétincelant.

Elle a délicatement étalé sur le canapé sa jupe longue et sonchemisier. Elle attrape les ballerines qu’elle a posées par terre, unmodèle acheté ily a plusdedix ansmaisdont elle a pristellementsoin qu’il lui paraît avoir encore l’air neuf.Ce sont des chaussuresvernies,trèssimples,àtalonscarrésetsurmontéesd’undiscretpetitnœud.Elles’assoitetcommenceàennettoyerune,entrempantunmorceau de coton dans un pot de crème démaquillante. Ses gestessont lents et précis. Elle nettoie avec un soin rageur, entièrementabsorbée par sa tâche. Le coton s’est recouvert de saleté. Louiseapproche lachaussurede la lampeplacéesur leguéridon.Quand levernisluiparaîtassezbrillant,ellelareposeetsesaisitdelaseconde.

Ilestsitôtqu’ellea letempsderefairesesonglesabîméspar leménage. Elle entoure son index d’un pansement et étale sur sesautres doigts un vernis rose, très discret. Pour la première fois etmalgréleprix,elleafaitteindresescheveuxchezlecoi eur.Ellelesramèneenchignonau-dessusdelanuque.Ellesemaquilleetlefardàpaupièresbleulavieillit,elledontlasilhouetteestsifrêle,simenue,quedeloinonluidonneraitàpeinevingtans.Elleapourtantplusdudouble.

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Elle tourne en rond dans la pièce qui ne lui a jamais paru sipetite, si étroite. Elle s’assoit puis se relève presque aussitôt. Ellepourraitallumer latélévision.Boireunthé.Lireunvieilexemplairedejournalfémininqu’ellegardeprèsdesonlit.Maiselleapeurdesedétendre, de laisser le temps ler, de céder à la torpeur. Ce réveilmatinal l’a rendue fragile, vulnérable. Il su rait d’un rien pourqu’ellefermelesyeuxuneminute,qu’elles’endormeetqu’ellearriveenretard.Elledoitgarderl’espritvif,réussiràconcentrertoutesonattentionsurcepremierjourdetravail.

Ellenepeutpasattendrechezelle. Iln’estpasencore6heures,elleesttrèsenavance,maisellemarcheviteverslastationdeRER.Ellemetplusd’unquartd’heureàarriverà lagaredeSaint-Maur-des-Fossés.Dans la rame, elle s’assoit face à unvieuxChinois quidort,recroquevillé,lefrontcontrelavitre.Elle xesonvisageépuisé.Àchaquestation,ellehésiteàleréveiller.Elleapeurqu’ilseperde,qu’ilailletroploin,qu’ilouvrelesyeux,seul,auterminusetqu’ilsoitcontraint de rebrousser chemin. Mais elle ne dit rien. Il est plusraisonnable de ne pas parler aux gens. Une fois, une jeune lle,brune,trèsbelle,avaitfaillilagi er.«Pourquoitumeregardes,toi?Hein,qu’est-cequet’asàmeregarder?»criait-elle.

ArrivéeàAuber,Louisesautesurlequai.Ilcommenceàyavoirdumonde, une femme la bouscule alors qu’elle grimpe les escaliersvers les quais du métro. Une écœurante odeur de croissant et dechocolatbrûlélaprendàlagorge.Elleempruntelaligne7àOpéraetremonteàlasurfaceàlastationPoissonnière.

Louiseapresqueuneheured’avanceetelles’attableàlaterrassedu Paradis, un café sans charme depuis lequel elle peut observerl’entrée de l’immeuble. Elle joue avec sa cuillère. Elle regarde avec

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enviel’hommeàsadroite,quitètesacigarettedesabouchelippueetvicieuse. Elle voudrait la lui saisir des mains et aspirer une longuebou ée. Elle n’y tient plus, paie son café et entre dans l’immeublesilencieux.Dansunquartd’heureelle sonneraet, enattendant,elles’assoitsurunemarche,entredeuxétages.Elleentendunbruit,elleaàpeineletempsdeselever,c’estPaulquidescendlesescaliersensautillant. Il porte son vélo sous le bras et un casque rose sur lecrâne.

«Louise?Vousêtes làdepuis longtemps?Pourquoin’êtes-vouspasentrée?

—Jenevoulaispasdéranger.—Vousnedérangezpas, au contraire.Tenez, ce sontvos clés,

dit-ilentirantuntrousseaudesapoche.Allez-y, faitescommechezvous.»

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«Manounouestune fée. »C’est cequeditMyriamquand elleraconte l’irruption deLouise dans leur quotidien. Il faut qu’elle aitdes pouvoirs magiques pour avoir transformé cet appartementétou ant,exigu,enunlieupaisibleetclair.Louiseapoussélesmurs.Ellearendulesplacardsplusprofonds, lestiroirspluslarges.Elleafaitentrerlalumière.

Le premier jour,Myriam lui donne quelques consignes. Elle luimontrecommentfonctionnentlesappareils.Ellerépète,endésignantdes objets ou un vêtement : « Ça, faites-y attention. J’y tiensbeaucoup. » Elle lui fait des recommandations sur la collection devinylesdePaul,àlaquellelesenfantsnedoiventpastoucher.Louiseacquiesce,mutiqueetdocile.Elleobservechaquepièceavecl’aplombd’ungénéraldevantuneterreàconquérir.

Dans les semaines qui suivent son arrivée, Louise fait de cetappartementbrouillonunparfaitintérieurbourgeois.Elleimposesesmanièresdésuètes,songoûtpourlaperfection.MyriametPauln’enreviennent pas. Elle recoud les boutons de leurs vestes qu’ils nemettent plus depuis des mois par emme de chercher une aiguille.Elle refait les ourlets des jupes et des pantalons. Elle reprise lesvêtements de Mila, que Myriam s’apprêtait à jeter sans regret.

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Louise lave les rideaux jaunis par letabac et la poussière.Une foisparsemaine,ellechange lesdraps.PauletMyriams’enréjouissent.Paul luidit en souriantqu’elle ades airsdeMaryPoppins. Iln’estpassûrqu’elleaitsaisilecompliment.

La nuit, dans le confort de leurs draps frais, le couple rit,incrédule, de cette nouvelle vie qui est la leur. Ils ont le sentimentd’avoir trouvé la perle rare, d’être bénis. Bien sûr, le salaire deLouisepèse sur lebudget familialmaisPaulne s’enplaintplus.Enquelquessemaines,laprésencedeLouiseestdevenueindispensable.

Lesoir,quandMyriamrentrechezelle,elletrouveledînerprêt.Les enfants sont calmes et peignés. Louise suscite et comble lesfantasmes de famille idéale que Myriam a honte de nourrir. ElleapprendàMilaàrangerderrièreelleet lapetite lleaccroche,souslesyeuxébahisdesesparents,sonmanteauàlapatère.

Lesbiensinutilesontdisparu.Avecelle,plusriennes’accumule,nilavaisselle,nilesvêtementssales,nilesenveloppesqu’onaoubliéd’ouvriretqu’onretrouvesousunvieuxmagazine.Riennepourrit,rien ne se périme. Louise ne néglige jamais rien. Louise estscrupuleuse. Elle note tout dans un petit carnet à la couvertureeurie.Leshorairesdeladanse,dessortiesd’école,desrendez-vous

chezlepédiatre.Ellecopielenomdesmédicamentsqueprennentlespetits, le prix de la glacequ’elle a achetée aumanège et la phraseexactequeluiaditelamaîtressedeMila.

Au bout de quelques semaines, elle n’hésite plus à changer lesobjets de place. Elle vide entièrement les placards, accroche dessachets de lavande entre les manteaux. Elle fait des bouquets de

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eurs.Elleéprouveuncontentementsereinquand,AdamendormietMila à l’école, elle peut s’asseoir et contempler sa tâche.L’appartement silencieux est tout entier sous son joug comme unennemiquiauraitdemandégrâce.

Mais c’est dans la cuisine qu’elle accomplit les plusextraordinairesmerveilles.Myriam luiaavouéqu’ellenesavait rienfaire et qu’elle n’en avait pas le goût.Lanounoupréparedes platsque Paul juge extraordinaires et que les enfants dévorent, sans unmot et sansque jamais on ait besoinde leur ordonnerde nir leurassiette. Myriam et Paul recommencent à inviter des amis qui serégalent des blanquettes de veau, des pot-au-feu, des jarrets à lasaugeetdes légumescroquantsquefaitmijoterLouise.Ils félicitentMyriam, la couvrent de compliments mais elle avoue toujours :«C’estmanounouquiatoutfait.»

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QuandMila est à l’école,Louise attacheAdam contre elle avecunegrandeétole.Elleaimesentir lescuissespoteléesdel’enfantsursonventre, sa salive qui couledans son couquand il s’endort.Ellechantetoutelajournéepourcebébédontelleexaltelaparesse.Ellele masse, s’enorgueillit de ses bourrelets, de ses joues roses etrebondies.Lematin, l’enfant l’accueilleengazouillant,sesgrosbrastendusvers elle.Dans les semaines qui suivent l’arrivée de Louise,Adam apprend àmarcher. Lui qui criait toutes les nuits dort d’unsommeilpaisiblejusqu’aumatin.

Mila,elle,estplusfarouche.C’estunepetite llefrêleauportdeballerine.Louiseluifaitdeschignonssiserrésquelapetitealesyeuxbridés, étirés sur les tempes. Elle ressemble alors à l’une de ceshéroïnesduMoyenÂgeaufrontlarge,auregardnobleetfroid.Milaest une enfant di cile, épuisante. Elle répond à toutes lescontrariétéspardeshurlements.Ellesejetteparterreenpleinerue,trépigne, se laissetraîner sur le sol pourhumilierLouise.Quand lanounous’accroupitettentede luiparler,Mila regardeailleurs.Ellecompte à hautevoix lespapillons sur lepapierpeint.Elle s’observedans lemiroir quand elle pleure. Cette enfant est obsédée par sonpropre re et. Dans la rue, elle a les yeux rivés sur les vitrines. À

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plusieurs reprises, elle s’est cognée contre des poteaux ou elle atrébuché sur les petits obstacles du trottoir, distraite par lacontemplationd’elle-même.

Mila est maligne. Elle sait que la foule veille, et que Louise ahonte dans la rue. La nounou cède plus vite quand elles ont unpublic.Louisedoitfairedesdétourspouréviterlemagasindejouetsde l’avenue, devant lequel l’enfant pousse des cris stridents. Sur lechemindel’école,Milatraînedespieds.Ellevoleuneframboisesurl’étal d’un primeur. Ellemonte sur le rebord desvitrines, se cachesous les porches d’immeuble et s’enfuit à toutes jambes. Louiseessaiedecouriraveclapoussette,ellehurlelenomdelapetitequines’arrêtequ’à l’extrêmeborddutrottoir.Parfois,Mila regrette.Elles’inquiètedelapâleurdeLouiseetdesfrayeursqu’elleluicause.Ellerevient aimante, câline, se faire pardonner. Elle s’accroche auxjambesdelanounou.Ellepleureetréclamedelatendresse.

Lentement, Louise apprivoise l’enfant. Jour après jour, elle luiracontedeshistoiresoùreviennenttoujourslesmêmespersonnages.Desorphelins,despetitesfillesperdues,desprincessesprisonnièresetdeschâteauxquedesogresterribleslaissentàl’abandon.Unefauneétrange, faite d’oiseaux au nez tordu, d’ours à une jambe et delicornesmélancoliques, peuple les paysages deLouise. La llette setait.Elleresteprèsd’elle,attentive,impatiente.Elleréclameleretourdespersonnages.D’oùviennent ceshistoires ?Elles émanentd’elle,en ot continu, sans qu’elle y pense, sans qu’elle fasse le moindree ort demémoire ou d’imagination.Mais dans quel lac noir, dansquelle forêt profonde est-elle allée pêcher ces contes cruels où lesgentilsmeurentàlafin,nonsansavoirsauvélemonde?

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Myriamesttoujoursdéçuequandelleentends’ouvrirlaporteducabinetd’avocatsdanslequelelletravaille.Vers9h30,sescollèguescommencentàarriver.Ilsseserventuncafé, lestéléphoneshurlent,leparquetcraque,lecalmeestbrisé.

Myriam est au bureau avant 8 heures. Elle est toujours lapremière. Elle n’allume que la petite lampe posée sur son bureau.Souscehalode lumière,danscesilencedecaverne,elle retrouve laconcentrationdesesannéesd’étudiante.Elleoublietoutetseplongeavec délectation dans l’examen de ses dossiers. Ellemarche parfoisdans le couloir sombre, un document à lamain, et elle parle touteseule.Ellefumeunecigarettesurlebalconenbuvantsoncafé.

Le jour où elle a repris le travail, Myriam s’est réveillée auxaurores,pleined’uneexcitationenfantine.Elleamisunejupeneuve,destalons,etLouises’estexclamée : «Vousêtestrèsbelle. »Sur lepasdelaporte,Adamdanslesbras,lanounouapoussésapatronnedehors. «Nevous inquiétezpaspournous, a-t-elle répété. Ici,toutirabien.»

Pascal a accueilliMyriamavec chaleur. Il lui adonné le bureauqui communique avec le sien par une porte qu’ils laissent souvententrouverte. Deux ou trois semaines seulement après son arrivée,

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Pascal lui a con é des responsabilités auxquelles des collaborateursvieillissants n’ont jamais eu droit. Au l des mois, Myriam traiteseule les cas de dizaine de clients. Pascal l’encourage à se faire lamainetàdéployersaforcedetravail,qu’ilsaitimmense.Elleneditjamaisnon.EllenerefuseaucundesdossiersquePascalluitend,elleneseplaint jamaisdeterminertard.Pascal luiditsouvent:«Tuesparfaite.»Pendantdesmois,ellecroulesouslespetitesa aires.Elledéfend des dealers minables, des demeurés, un exhibitionniste, desbraqueurs sans talent, des alcooliques arrêtés auvolant. Elle traitelescasdesurendettement,lesfraudesàlacartebleue,lesusurpationsd’identité.

Pascal compte sur elle pour trouver de nouveaux clients et ill’encourageàconsacrerdutempsà l’aide juridictionnelle.Deux foisparmois,elle se rendautribunaldeBobigny,etelleattenddans lecouloir, jusqu’à21heures, lesyeuxrivéssursamontre,et letempsqui ne passe pas.Elle s’agace parfois, réponddemanière brutale àdes clients déboussolés. Mais elle fait de son mieux et elle obtienttout ce qu’elle peut. Pascal le lui répète sans cesse : «Tu doisconnaître ton dossier par cœur. » Et elle s’y emploie. Elle relit lesprocès-verbaux jusque tard dans la nuit. Elle soulève la moindreimprécision,repèrelapluspetiteerreurdeprocédure.Elleymetuneragemaniaquequi nit parpayer.D’anciens clients la conseillent àdesamis.Sonnomcirculeparmilesdétenus.Unjeunehomme,àquielleaévitéunepeinedeprisonferme,luiprometdelarécompenser.«Tum’assortidelà.Jenel’oublieraipas.»

Unsoir,elleestappeléeenpleinenuitpourassisteràunegardeàvue.Unancienclientaétéarrêtépourviolenceconjugale.Illuiavaitpourtant juré qu’il était incapable de porter un coup à une femme.

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Elle s’est habillée dans le noir, à 2 heures dumatin, sans faire debruit,etelles’estpenchéeversPaulpourl’embrasser.Ilagrognéetils’estretourné.

Souvent, son mari lui dit qu’elle travaille trop et ça la met enrage. Il s’o usque de sa réaction, surjoue la bienveillance. Il faitsemblantdesepréoccuperdesasanté,des’inquiéterquePascalnel’exploite.Elleessaiedenepaspenseràsesenfants,denepaslaisserlaculpabilitélaronger.Parfois,elleenvientàimaginerqu’ilssesonttous ligués contre elle. Sa belle-mèretente de la persuader que « siMila est si souvent malade c’est parce qu’elle se sent seule ». Sescollèguesne luiproposent jamaisde lesaccompagnerboireunverreaprèsletravailets’étonnentdesnuitsqu’ellepasseaubureau.«Maistun’aspasdesenfants,toi?»Jusqu’àlamaîtresse,quil’aconvoquéeun matin pour lui parler d’un incident idiot entre Mila et unecamarade de classe.LorsqueMyriam s’est excusée d’avoirmanquéles dernières réunions et d’avoir envoyé Louise à sa place, lamaîtresseauxcheveuxgrisafaitunlargegestedelamain.«Sivoussaviez!C’estlemaldusiècle.Touscespauvresenfantssontlivrésàeux-mêmes,pendantquelesdeuxparentssontdévorésparlamêmeambition.C’est simple, ils courenttout letemps.Vous savezquelleest laphraseque lesparentsdisent leplussouventà leursenfants ?“Dépêche-toi!”Etbiensûr,c’estnousquisubissonstout.Lespetitsnousfontpayerleursangoissesetleursentimentd’abandon.»

Myriam avait furieusement envie de la remettre à sa placemaiselle en était incapable.Était-cedûà cettepetite chaise, sur laquelleelleétaitmalassise,danscetteclassequisentaitlapeintureetlapâteàmodeler?Ledécor,lavoixdel’institutricelaramenaientdeforceàl’enfance, à cet âge de l’obéissance et de la contrainte. Myriam a

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souri.Elle a remerciébêtement et elle apromisqueMila feraitdesprogrès.Elles’estretenuedejeterauvisagedecettevieilleharpiesamisogynieetses leçonsdemorale.Elleavaittroppeurque ladameauxcheveuxgrisnesevengesursonenfant.

Pascal, lui, semble comprendre la rage qui l’habite, sa faimimmensede reconnaissanceetdedé sà samesure.EntrePascaletelle,uncombats’engageauquel ilsprennenttouslesdeuxunplaisirambigu. Il la pousse, elle lui tient tête. Il l’épuise, elle ne le déçoitpas.Unsoir,ill’inviteàboireunverreaprèsletravail.«Çavafairesixmois quetu es parmi nous, ça se fête, non ? » Ilsmarchent ensilencedanslarue.Illuitientlaportedubistrotetelleluisourit.Ilss’assoient au fond de la salle, sur des banquettes tapissées. Pascalcommande une bouteille de vin blanc. Ils parlent d’un dossier encours et, très vite, ils se mettent à évoquer des souvenirs de leursannées étudiantes. La grande fête qu’avait organisée leur amieCharlottedanssonhôtelparticulierdudix-huitièmearrondissement.La crise de panique, absolument hilarante, de la pauvre Céline lejour des oraux.Myriamboitvite etPascal la fait rire.Elle n’a pasenviederentrerchezelle.Ellevoudraitn’avoirpersonneàprévenir,personnequil’attend.MaisilyaPaul.Etilyalesenfants.

Une tension érotique légère, piquante, lui brûle la gorge et lesseins. Elle passe sa langue sur ses lèvres. Elle a envie de quelquechose.Pourlapremièrefoisdepuis longtemps,elleéprouveundésirgratuit,futile,égoïste.Undésird’elle-même.ElleabeauaimerPaul,le corps de son mari est comme lesté de souvenirs. Lorsqu’il lapénètre,c’estdanssonventredemèrequ’ilentre,sonventre lourd,oùlespermedePauls’estsisouventlogé.Sonventredereplisetde

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vagues, où ils ont bâti leurmaison, où ont euri tant de soucis ettantdejoies.Paulamassésesjambesgon éesetviolettes.Ilavulesang s’étaler sur les draps. Paul lui a tenu les cheveux et le frontpendant qu’elle vomissait, accroupie. Il l’a entendue hurler. Il aépongé son visage couvert d’angiomes tandis qu’elle poussait. Il aextraitd’ellesesenfants.

Elleavaittoujoursrefusé l’idéequesesenfantspuissentêtreuneentrave à sa réussite, à sa liberté. Comme une ancre qui entraînevers le fond,quitire levisagedunoyédans laboue.Cetteprisedeconscience l’a plongée au début dans une profonde tristesse. Elletrouvaitcelainjuste,terriblementfrustrant.Elles’étaitrenducomptequ’elle ne pourrait plus jamais vivre sans avoir le sentiment d’êtreincomplète,de fairemal leschoses,de sacri erunpande savieaupro t d’un autre.Elle en avait fait undrame, refusant de renonceraurêvedecettematernité idéale.S’entêtantàpenserquetoutétaitpossible,qu’elleatteindraittoussesobjectifs,qu’elleneseraitniaigreniépuisée.Qu’ellenejoueraitniàlamartyreniàlaMèrecourage.

Tous les jours,oupresque,Myriamreçoitunenoti cationde lapart de son amie Emma. Elle poste sur les réseaux sociaux desportraits au ton sépia de ses deux enfants blonds. Des enfantsparfaits qui jouentdansunparc et qu’elle a inscrits dansune écolequiépanouiralesdonsque,déjà,elledevineeneux.Elleleuradonnédes prénoms imprononçables, issus de la mythologie nordique etdontelleaimeàexpliquerlasigni cation.Emmaestbelle,elleaussi,sur ces photographies. Son mari, lui, n’apparaît jamais,éternellementvouéàprendreenphotounefamilleidéaleàlaquelleil

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n’appartientquecommespectateur.Ilfaitpourtantdese ortspourentrer dans le cadre. Lui, qui porte la barbe, des pulls en lainenaturelle, lui qui met pour travailler des pantalons serrés etinconfortables.

Myriamn’oseraitjamaiscon eràEmmacettepenséefugacequilatraverse,cetteidéequin’estpascruellemaishonteuse,etqu’elleaenobservantLouiseet sesenfants.Nousneseronsheureux, sedit-ellealors,que lorsquenousn’auronsplusbesoin lesunsdesautres.Quand nous pourrons vivre une vie à nous, une vie qui nousappartienne,quineregardepaslesautres.Quandnousseronslibres.

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Myriam se dirige vers la porte et regarde à travers le judas.Touteslescinqminutes,ellerépète:«Ilssontenretard.»EllerendMilanerveuse.Assisesur lebordducanapé,danssona reuserobeenta etas,Milaaleslarmesauxyeux.«Tucroisqu’ilsneviendrontpas?

—Maisbiensûrqu’ilsviendront, répondLouise.Laissez-leur letempsd’arriver.»

Les préparatifs pour l’anniversaire de Mila ont pris desproportionsquidépassentMyriam.Depuisdeuxsemaines,Louiseneparle que de ça. Le soir, quandMyriam rentre épuisée du travail,Louise luimontre les guirlandesqu’elle a confectionnées elle-même.Elleluidécritavecunevoixhystériquecetterobeenta etasqu’elleatrouvée dans une boutique et qui, elle en est certaine, rendraMilafolle de joie. Plusieurs fois,Myriam a dû se retenir de la rabrouer.Elle est fatiguée de ces préoccupations ridicules.Mila est si petite !Elle ne voit pas l’intérêt de se mettre dans des états pareils.MaisLouiselafixe,desespetitsyeuxécarquillés.ElleprendàtémoinMilaqui exulte de bonheur.C’esttout ce qui compte, le plaisir de cetteprincesse, la féerie del’anniversaire à venir. Myriam ravale sessarcasmes.Elle se sent unpeuprise en faute et nit par promettre

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qu’elleferadesonmieuxpourassisteràl’anniversaire.Louise a décidé d’organiser la fête unmercredi après-midi. Elle

voulaitêtresûrequelesenfantsseraientàParisetquetoutlemonderépondraitprésent.Myriams’estrendueautravail lematinetelleajuréd’êtrederetouraprèsledéjeuner.

Quandelleestrentréechezelle,endébutd’après-midi,elleafaillipousser un cri. Elle ne reconnaissait plus son propre appartement.Lesalonétait littéralementtransformé,dégoulinantdepaillettes,deballons, de guirlandes en papier.Mais surtout, le canapé avait étéenlevé pour permettre aux enfants de jouer. Et même la table enchêne, si lourde qu’ils ne l’avaient jamais changée de place depuisleurarrivée,avaitétédéplacéedel’autrecôtédelapièce.

«Maisquiabougécesmeubles?C’estPaulquivousaaidée?—Non,répondLouise.J’aifaitcelatouteseule.»Myriam,incrédule,aenviederire.C’estuneblague,pense-t-elle,

en observant les bras menus de la nounou, aussi ns que desallumettes.Puis elle se souvientqu’elle adéjà remarqué l’étonnanteforce de Louise. Une ou deux fois, elle a été impressionnée par lafaçon dont elle se saisissait de paquets lourds et encombrants,touten tenantAdam dans ses bras.Derrière ce physique fragile, étroit,Louisecacheunevigueurdecolosse.

Toute la matinée, Louise a gon é des ballons auxquels elle adonné des formes d’animaux et elle les a collés partout, du halljusque sur les tiroirs de la cuisine. Ellea fait elle-même le gâteaud’anniversaire,uneénormecharlotteauxfruitsrougessurmontéededécorations.

Myriam regrette d’avoir pris son après-midi. Elle aurait été sibien, dans le calme de son bureau. L’anniversaire de sa lle

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l’angoisse. Elle a peur d’assister au spectacle des enfants quis’ennuient et qui s’impatientent. Elle neveut pas avoir à raisonnerceux qui se disputent ni à consoler ceux dont les parents sont enretardpourvenir les chercher.Des souvenirs glaçantsde sapropreenfance luireviennentenmémoire.Elleserevoitassisesurunépaistapisenlaineblanc,isoléedugroupedepetites llesquijouaientàladînette.Elleavait laisséfondreunmorceaudechocolatentreles lsdelainepuiselleavaitessayédedissimulersonméfait,cequin’avaitfait qu’empirer les choses. La mère de son hôte l’avait grondéedevanttoutlemonde.

Myriam se cache dans sa chambre, dont elle ferme la porte, etellefaitsemblantd’êtreabsorbéeparlalecturedesesmails.Ellesaitque, commetoujours, ellepeut compter surLouise.La sonnette semetàretentir.Lesalonen edebruitsenfantins.Louiseamisdelamusique.Myriamsortdiscrètementdelachambreetelleobservelespetits, agglutinés autour de la nounou. Ils tournent autour d’elle,totalement captivés. Elle a préparé des chansons et des tours demagie.Ellesedéguisesousleursyeuxstupéfaitsetlesenfants,quinesont pourtant pas faciles à berner, savent qu’elle est des leurs.Elleestlà,vibrante,joyeuse,taquine.Elleentonnedeschansons,faitdesbruitsd’animaux.ElleprendmêmeMilaetuncamaradesur ledosdevantdesgaminsquirientauxlarmeset lasupplientdeparticiper,euxaussi,aurodéo.

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MyriamadmirechezLouisecettecapacitéàjouervraiment.Ellejoue,animéedecettetoute-puissancequeseulslesenfantspossèdent.Un soir, en rentrant chez elle,Myriam trouve Louise couchée parterre, levisagepeinturluré.Sur les joues et le front,de largestraitsnoirs lui font unmasquede guerrière.Elle s’est fabriqué une coi eindienneenpapiercrépon.Aumilieudusalon,elleaconstruituntipitordu avec un drap, un balai et une chaise. Debout dansl’entrebâillement de la porte, Myriam est troublée. Elle observeLouise qui se tord, qui pousse des cris sauvages et elle en esta reusement gênée. La nounou a l’air soûle. C’est la premièrepenséequiluivient.Enl’apercevant,Louiseselève,lesjouesrouges,ladémarchetitubante.«J’aidesfourmisdanslesjambes»,s’excuse-t-elle.Adams’est accroché à sonmollet etLouise rit, d’un rirequiappartient encore au pays imaginaire dans lequel ils ont ancré leurjeu.

Peut-être, se rassure Myriam, que Louise est une enfant elleaussi.Elleprendtrèsausérieuxlesjeuxqu’ellelanceavecMila.Elless’amusent par exemple au policier et auvoleur, et Louise se laisseenfermer derrièredes barreaux imaginaires. Parfois, c’est elle quireprésentel’ordreetquicourtaprèsMila.Àchaquefois,elleinvente

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une géographie précise queMila doit mémoriser. Elle confectionnedes costumes, élabore un scénario plein de rebondissements. Elleprépare le décor avec un soinminutieux. L’enfant parfois se lasse.«Allez,oncommence!»supplie-t-elle.

Myriamne le sait pasmais ce queLouise préfère, c’est jouer àcache-cache. Sauf que personne ne compte et qu’il n’y a pas derègles. Le jeu repose d’abord sur l’e et de surprise. Sans prévenir,Louise disparaît. Elle se blottit dans un coin et laisse les enfants lachercher. Elle choisit souvent des endroits où, cachée, elle peutcontinueràlesobserver.Elleseglissesouslelitouderrièreuneporteetellenebougepas.Elleretientsarespiration.

Mila comprend alors que le jeu a commencé. Elle crie, commefolle,etelletapedanssesmains.Adamlasuit.Ilrittellementqu’iladumal à setenir debout ettombe, plusieurs fois, sur les fesses. Ilsl’appellent mais Louise ne répond pas. « Louise ? Où es-tu ? »«AttentionLouise,onarrive,onvatetrouver.»

Louisenedit rien.Ellene sortpasde sacachette,mêmequandilshurlent,qu’ilspleurent,qu’ilssedésespèrent.Tapiedansl’ombre,elle espionne la panique d’Adam, prostré, secoué de sanglots. Il necomprendpas.Ilappelle«Louise»enavalantladernièresyllabe,lamorve coulant sur ses lèvres, les joues violettes de rage.Mila, elleaussi, nit par avoir peur. Pendant un instant, elle semet à croireque Louise est vraiment partie, qu’elle les a abandonnés dans cetappartement où la nuit va tomber, qu’ils sont seuls et qu’elle nereviendra plus.L’angoisse est insupportable et Mila supplie lanounou. Elle dit : « Louise, c’est pas drôle. Où es-tu ? » L’enfants’énerve, tape des pieds. Louise attend. Elle les regarde comme onétudie l’agoniedupoissonàpeinepêché, lesouïesensang, lecorps

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secouédeconvulsions.Lepoissonquifrétillesurlesoldubateau,quitète l’airde saboucheépuisée, lepoissonquin’aaucunechancedes’ensortir.

PuisMilas’estmiseàdécouvrirlescachettes.Elleacomprisqu’ilfallaittirer lesportes, soulever les rideaux, sebaisserpour regardersouslesommier.MaisLouiseestsimenuequ’elletrouvetoujoursdenouvellestanièresoùseréfugier.Elleseglissedans lepanierà lingesale,souslebureaudePaulouaufondd’unplacardetrabatsurelleunecouverture.Illuiestarrivédesecacherdanslacabinededouchedansl’obscuritédelasalledebains.Mila,alors,chercheenvain.EllesangloteetLouisesefige.Ledésespoirdel’enfantnelafaitpasplier.

Un jour,Milane crie plus.Louise est prise à sonproprepiège.Milasetait,tourneautourde lacachetteet faitsemblantdenepasdécouvrirlanounou.Elles’assoitsurlepanieràlingesaleetLouisesesentétouffer.«Onfaitlapaix?»murmurel’enfant.

Mais Louise ne veut pas abdiquer. Elle reste silencieuse, lesgenoux collés au menton. Les pieds de la petite lle tapentdoucementcontrelepanieràlingeenosier.«Louise,jesaisquetueslà»,dit-elleenriant.D’uncoup,Louiseselève,avecunebrusqueriequi surprendMilaetqui laprojette sur le sol.Satêtecognecontreles carreaux de la douche. Étourdie, l’enfant pleure puis, face àLouisetriomphante,ressuscitée,Louisequilaregardeduhautdesavictoire, sa terreur se mue en une joie hystérique. Adam a courujusqu’àlasalledebainsetilsemêleàlagigueàlaquelleselivrentlesdeuxfilles,quigloussentàs’enétouffer.

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Stéphanie

Àhuit ans,Stéphanie savait changerune couche et préparerunbiberon.Elleavaitdesgestessûrsetpassait,sanstrembler,samainsous lanuquefragiledesnourrissons lorsqu’elle lessoulevaitde leurlitàbarreaux.Ellesavaitqu’ilfautlescouchersurledosetnejamaislessecouer.Elle leurdonnait lebain,samainfermementagrippéeàl’épaule du petit. Les cris, les vagissements des nouveau-nés, leursrires, leurs pleurs ont bercé ses souvenirs d’enfant unique. On seréjouissait de l’amour qu’elle vouait aux bambins. On lui trouvaitune exceptionnelle bre maternelle et un sens du dévouement rarepourunesipetitefille.

QuandStéphanieétaitenfant,samère,Louise,gardait lesbébéschezelle.Ouplutôtchez Jacques,commecedernier s’obstinaità lefaire remarquer. Le matin, les mères déposaient les petits. Elle sesouvient de ces femmes, pressées et tristes, qui restaient l’oreillecollée contre la porte. Louise lui avait appris à écouter leurs pasangoissés dans le couloir de la résidence. Certaines reprenaient letravail très vite après leur accouchement et elles déposaient deminuscules nourrissons dans lesbras de Louise. Elles lui con aient

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aussi,dansdessacsopaques, le laitqu’ellesavaienttirédanslanuitet queLouise rangeait au frigo. Stéphanie se souvient de ces petitspots placés sur l’étagère et sur lesquels étaient inscrits les prénomsdesenfants.Unenuit,elle s’était levéeetelleavaitouvert lepotaunom de Jules, un nourrisson rougeaud dont les ongles pointus luiavaientgri élajoue.Ellel’avaitbud’untrait.Ellen’ajamaisoubliécegoûtdemelonavarié,cegoûtaigrequiétaitrestédanssabouchependantdesjours.

Le samedi soir, il lui arrivait d’accompagner sa mère pour desbaby-sittings dans des appartements qui lui paraissaient immenses.Des femmes, belles et importantes, passaient dans le couloir etlaissaientsurlajouedeleursenfantsunetracederougeàlèvres.Leshommesn’aimaientpasattendredanslesalon,gênésparlaprésencedeLouiseetdeStéphanie.Ilstrépignaientensouriantbêtement.Ilshouspillaientleursépousespuislesaidaientàen lerleursmanteaux.Avant de partir, la femme s’accroupissait, en équilibre sur ses nstalons,etelleessuyaitleslarmessurlesjouesdeson ls.«Nepleureplus,mon amour. Louiseva te raconter une histoire et te faire uncâlin.N’est-cepas,Louise ? »Louiseacquiesçait.Elletenaitàboutdebraslesenfantsquisedébattaient,quihurlaientenréclamantleurmère. Parfois, Stéphanie les haïssait. Elle avait en horreur la façondont ils frappaient Louise, dont ils lui parlaient comme de petitstyrans.

Pendant que Louise couchait les petits, Stéphanie fouillait dansles tiroirs, dans les boîtes posées sur les guéridons. Elle tirait lesalbums photo cachés sous lestables basses. Louise nettoyait tout.Ellefaisaitlavaisselle,passaituneépongesurleplandetravaildelacuisine.Elle pliait lesvêtements quemadame avait jetés sur son lit

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avantdepartir,hésitant sur latenuequ’elle allaitporter. «Tun’espas obligée de faire la vaisselle, répétait Stéphanie, viens t’asseoiravecmoi. »Mais Louise adorait ça. Elle adorait observer levisageravidesparentsqui,enrentrant,constataientqu’ilsavaienteudroitàunefemmedeménagegratuiteenplusdelababy-sitter.

Les Rouvier, pour qui Louise a travaillé pendant plusieursannées, les ont emmenées dans leur maison de campagne. Louisetravaillait et Stéphanie, elle, était envacances.Mais elle n’était paslà, comme lespetitsmaîtresdemaison,pourprendre le soleil et segaverde fruits.Ellen’étaitpas làpourcontourner les règles,veillertardetapprendreà fairede labicyclette.Sielleétait là,c’estparceque personne ne savait quoi faire d’elle. Sa mère lui disait de semontrerdiscrète,dejouerensilence.Denepasdonnerl’impressionde trop en pro ter. « Ils ont beau dire que ce sont un peu nosvacancesànousaussi,situt’amusestrop, ils leprendrontmal. »Àtable, elle s’asseyait à côté de sa mère, loin des hôtes et de leursinvités.Elle se souvient que les gens parlaient, parlaient encore. Samère et elle baissaient les yeux et engloutissaient leurs plats ensilence.

LesRouviersupportaientmallaprésencedelapetite lle.Çalesgênait, c’était presque physique. Ils éprouvaient une honteuseantipathieàl’endroitdecetteenfantbrune,danssonmaillotdélavé,cette enfant empotée, auvisage inexpressif. Quand elle s’asseyaitdans lesalon,àcôtédupetitHectoretdeTancrède,pourregarderla télévision, les parents ne pouvaient pas s’empêcher d’en êtrecontrariés. Ils nissaient toujours par lui demander un service

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— « Stéphanie, tu seras mignonne, va me chercher mes lunettesposéesdansl’entrée»—ouparluidirequesamèrel’attendaitdanslacuisine.Heureusement,Louiseinterdisaitàsa lledes’approcherdelapiscine,sansmêmequelesRouvieraientàintervenir.

Laveilledudépart,Hector etTancrèdeont invitédesvoisins àjoueravecleurtrampoline ambantneuf.Stéphanie,quiétaitàpeineplusâgéeque lesgarçons,e ectuaitd’impressionnantes gures.Dessauts périlleux, des cabrioles qui faisaient pousser des crisenthousiastesauxautresenfants.MmeRouviera nipardemanderà Stéphanie de descendre, pour laisser jouer les petits. Elle s’estapprochée de sonmari et d’unevoix compatissante, elle lui a dit :« On ne devrait peut-être pas lui proposer de revenir. Je crois quec’est trop dur pour elle. Ça doit la faire sou rir devoir tout ce àquoiellen’apasdroit.»Sonmariasouri,soulagé.

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Toute la semaine,Myriam a attendu cette soirée. Elle ouvre laporte de l’appartement. Le sac à main de Louise est posé sur lefauteuildusalon.Elleentendchanterdesvoixenfantines.Unesourisverte et desbateaux sur l’eau, quelque chosequitourne et quelquechose qui otte. Elle avance sur la pointe des pieds. Louise est àgenouxsurlesol,penchéeau-dessusdelabaignoire.Milatrempelecorps de sa poupée rousse dans l’eau etAdam tape des mains enchantonnant. Délicatement, Louise prélève des blocs de moussequ’elle pose sur la tête des enfants. Ils rient de ces chapeaux quis’envolentsouslesouffledelanounou.

Dans le métro qui la ramenait à la maison, Myriam étaitimpatientecommeuneamoureuse.Ellen’apasvusesenfantsde lasemaine et, ce soir, elle s’est promis de se consacrer tout entière àeux.Ensemble,ilsseglisserontdanslegrandlit.Elleleschatouillera,les embrassera, elle les tiendra contre elle jusqu’à les étourdir.Jusqu’àcequ’ilssedébattent.

Cachéederrièrelaportedelasalledebains,ellelesregardeetelleprenduneprofondeinspiration.Ellealebesoinéperdudesenourrirdeleurpeau,deposerdesbaiserssurleurspetitesmains,d’entendreleursvoixaiguësl’appeler«maman».Ellesesentsentimentaletoutà

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coup. C’est ça qu’être mère a provoqué. Ça la rend un peu bêteparfois.Ellevoitdel’exceptionneldanscequiestbanal.Elles’émeutpourunrien.

Cette semaine, elle est rentrée tard tous les jours. Ses enfantsdormaient déjà et après le départ de Louise, il lui est arrivé de secoucher contre Mila, dans son petit lit, et de respirer l’odeurdélicieusedescheveuxdesa lle,uneodeurchimiquedebonbonàlafraise. Ce soir, elle leur permettra des choses habituellementinterdites.Ilsmangerontsouslacouettedessandwichsaubeurresaléet auchocolat. Ils regarderontundessinaniméet ils s’endormironttard,colléslesunsauxautres.Danslanuit,ellerecevradescoupsdepied auvisage et elledormiramalparcequ’elle s’inquiéteradevoirAdamtomber.

Lesenfantssortentdel’eauetcourentsejeter,nus,danslesbrasdeleurmère.Louisesemetàrangerlasalledebains.EllenettoielabaignoireavecuneépongeetMyriamluidit:«Cen’estpaslapeine,ne vous dérangez pas. Il est déjà tard.Vous pouvez rentrer chezvous.Vousavezdûavoirunerudejournée.»Louisefaitminedenepasl’entendreet,accroupie,ellecontinued’astiquerlesrebordsdelabaignoire et de remettre en place les jouets que les enfants ontéparpillés.

Louiseplielesserviettes.Ellevidelamachineàlaveretpréparelelitdesenfants.Elle repose l’épongedansunplacardde lacuisineetsort une casserole qu’elle met surle feu. Démunie, Myriam laregardes’agiter.Elleessaiedelaraisonner.«Jevais lefaire, jevousassure.»ElletentedeluiprendrelacasseroledesmainsmaisLouise

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tient le manche serré dans sa paume.Avec douceur, elle repousseMyriam. «Reposez-vous,dit-elle.Vousdevez être fatiguée.Pro tezde vos enfants, je vais leur préparer à dîner.Vous ne me verrezmêmepas.»

Et c’estvrai. Plus les semaines passent et plus Louise excelle àdevenir à la fois invisible et indispensable.Myriamne l’appelle pluspourprévenirdesesretardsetMilanedemandeplusquandrentreramaman. Louise est là, tenant à bout de bras cet édi ce fragile.Myriam accepte de se fairematerner.Chaque jour, elle abandonneplus detâches à uneLouise reconnaissante.Lanounou est commecessilhouettesqui,authéâtre,déplacentdanslenoir ledécorsurlascène.Ellessoulèventundivan,poussentd’unemainunecolonneencarton, un pan de mur. Louise s’agite en coulisses, discrète etpuissante. C’est elle qui tient les ls transparents sans lesquels lamagie ne peut pas advenir. Elle estVishnou, divinité nourricière,jalouse et protectrice. Elle est la louve à la mamelle de qui ilsviennentboire,lasourceinfaillibledeleurbonheurfamilial.

On la regarde et onne lavoit pas.Elle est uneprésence intimemaisjamaisfamilière.Ellearrivedeplusenplustôt,partdeplusenplustard.Unmatin, en sortantde ladouche,Myriam se retrouve,nue,devant lanounouquin’amêmepas clignédesyeux. «Qu’a-t-elleàfairedemoncorps?serassureMyriam.Ellen’apascegenredepudeur.»

Louise encourage le couple à sortir. « Il faut pro ter de votrejeunesse»,répète-t-ellemécaniquement.Myriamécoutesesconseils.ElletrouveLouiseaviséeetbienveillante.Unsoir,PauletMyriamserendent à une fête, chez unmusicien quePaulvient de rencontrer.

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Lasoiréea lieudansunappartement sous lestoits,dans le sixièmearrondissement.Le salon estminuscule, basdeplafond, et les genssontserréslesunscontrelesautres.Uneambiancetrèsjoyeuserègnedanscecagibioù,bientôt,toutlemondesemetàdanser.Lafemmedumusicien,unegrandeblondequiporteunrougeà lèvresfuchsia,fait tourner des joints et verse des shots devodka dans des verresglacés.Myriamparleàdesgensqu’elleneconnaîtpasmaisavecquiellerit,àgorgedéployée.Ellepasseuneheuredans lacuisineassisesurleplandetravail.À3heuresdumatin,lesinvitéscrientfamineetla belle blonde prépare une omelette aux champignons qu’ilsmangentpenchéssurlapoêle,enfaisantclaquerleursfourchettes.

Quandilsrentrentchezeux,vers4heuresdumatin,Louises’estassoupie sur le canapé, les jambes repliées contre sa poitrine, lesmainsjointes.Paulétaledélicatementunecouverturesurelle.«Nelaréveillonspas.Elleal’airsipaisible.»EtLouisecommenceàdormirlà,uneoudeux foispar semaine.Cen’est jamaisclairementdit, ilsn’enparlentpas,maisLouiseconstruitpatiemmentsonnidaumilieudel’appartement.

Paul s’inquiète parfois de ces horaires qui s’allongent. « Je nevoudraispasqu’ellenousaccuseunjourdel’exploiter.»Myriamluipromet de reprendre les choses en main. Elle qui est si rigide, sidroite,s’enveutdenepasl’avoirfaitavant.EllevaparleràLouise,remettre les choses au clair. Elle est à la fois gênée et secrètementravie que Louise s’astreigne à de telles tâches ménagères, qu’elleaccomplissecequ’elleneluiajamaisdemandé.Myriamsanscesseseconfond en excuses. Quand elle rentre tard, elle dit : « Pardon

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d’abuserdevotregentillesse. »EtLouise,toujours, répond: «Maisjesuislàpourça.N’ayezpasd’inquiétude.»

Myriam lui fait souvent des cadeaux. Des boucles d’oreillesqu’elleachètedansuneboutiquebonmarché,à la sortiedumétro.Uncakeàl’orange,seulegourmandisequ’elleconnaîtàLouise.Ellelui donne des a aires qu’elle ne met plus, elle qui a pourtantlongtempspenséqu’ilyavait làquelquechosed’humiliant.MyriamfaittoutpournepasblesserLouise,pournepassuscitersa jalousieou sa peine. Quand elle fait les magasins, pour elle ou pour sesenfants,ellecachelesnouveauxvêtementsdansunvieuxsacentissuet ne les déballe qu’une fois Louise partie. Paul la félicite de fairepreuved’autantdedélicatesse.

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Dans l’entouragedePauletdeMyriam,tout lemonde nitparconnaître Louise. Certains l’ont croisée dans le quartier ou dansl’appartement.D’autresontseulemententenduparlerdesprouessesdecettenounouirréelle,quiajaillid’unlivrepourenfants.

Les«dînersdeLouise»deviennentunetradition,unrendez-vouscourupartouslesamisdeMyriametdePaul.Louiseestaucourantdesgoûtsdechacun.Ellesaitqu’Emmacachesonanorexiederrièreunesavanteidéologievégétarienne.QuePatrick,lefrèredePaul,estunamateurdeviandeetdechampignons.Lesdînersontengénérallieu le vendredi. Louise cuisine tout l’après-midi pendant que lesenfantsjouentàsespieds.Ellerangel’appartement,confectionneunbouquet de eurs et prépare une jolie table. Elle a traversé Parispour acheter quelquesmètres de tissu dans lequel elle a cousu unenappe.Quand le couvert estmis, que la sauce est réduite et levincarafé,elleseglissehorsdel’appartement.Illuiarrivedecroiserdesinvités, dans le hall ou près de la bouche de métro. Elle répondtimidementàleursfélicitationsetàleurssouriresentendus,unemainsurleventre,lasaliveauxlèvres.

Un soir, Paul insiste pour qu’elle reste. Ce n’est pas un jourcommelesautres.«Ilyatantdechosesàfêter!»Pascalacon éà

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Myriamunetrès grosse a aire,qu’elle est enbonnevoiedegagnergrâceàunedéfenseastucieuseetpugnace.Paulaussiestjoyeux.Ilyaunesemaine,ilétaitaustudio,entraindetravaillersursespropressons,quandunchanteurconnuestentrédanslacabine.Ilsontparlédes heures, de leurs goûts communs, des arrangements qu’ilsimaginaient,dumatériel incroyablequ’ilspourraient seprocurer, etle chanteur a ni par proposer à Paul de réaliser son prochaindisque. « Il y a des années comme ça, où tout nous sourit. Il fautsavoirenpro ter »,décidePaul. Il saisit lesépaulesdeLouiseet laregardeensouriant.«Quevouslevouliezounon,cesoir,vousdînezavecnous.»

Louise se réfugie dans la chambre des enfants. Elle restelongtemps allongée contre Mila. Elle caresse ses tempes et sescheveux.Elleobserve,danslalumièrebleuedelaveilleuse,levisageabandonné d’Adam. Elle ne se résout pas à sortir. Elle entend laported’entrée s’ouvriretdes riresdans lecouloir.Unebouteilledechampagnequ’ondébouche,unfauteuilqu’onpoussecontrelemur.Danslasalledebains,Louiserajustesonchignonetétaleunecouchedefardmauvesursespaupières.Myriam,elle,nesemaquillejamais.Cesoir,elleporteun jeandroitetunechemisedePaul,dontellearetroussélesmanches.

«Vous nevous connaissez pas, je crois ? Pascal, je te présentenotre Louise.Tu sais que tout le monde nous l’envie ! » Myriamentoure les épaules de Louise. Ellesourit et se détourne, un peugênéeparlafamiliaritédesongeste.

«Louise,jevousprésentePascal,monpatron.—Ton patron ?Arrête ! On travaille ensemble.Nous sommes

collègues.»PascalritbruyammententendantlamainàLouise.

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Louises’estassisedansuncoinducanapé,seslongsdoigtsverniss’agrippantàsacoupedechampagne.Elleestnerveusecommeuneétrangère, une exilée qui ne comprend pas la langue parlée autourd’elle. De part et d’autre de la table basse, elle échange avec lesautres invitésdes sourires gênés et bienveillants.On lève sonverre,autalentdeMyriam,auchanteurdePauldontquelqu’un fredonnemême une mélodie. Ils parlent de leurs métiers, de terrorisme,d’immobilier.PatrickracontesesprojetsdevacancesauSriLanka.

Emma, qui s’est retrouvée à côté de Louise, lui parle de sesenfants.Deça,Louisepeutparler.Emmaades inquiétudesqu’elleexpose à une Louise rassurante. « J’ai vu ça souvent, ne vousinquiétez pas », répète la nounou.Emma, qui atant d’angoisses etquepersonnen’écoute, envieMyriamdepouvoir compter sur cettenounou à tête de sphinx. Emma est une femme douce que seulestrahissent ses mains toujours tordues. Elle est souriante maisenvieuse.Àlafoiscoquetteetatrocementcomplexée.

Emmahabitedans levingtièmearrondissement,dansunepartiedu quartier où les squats sont transformésen crèche bio. Elle vitdans une petite maison, décorée avec un tel goût qu’on s’y sentpresquemalà l’aise.Onal’impressionquesonsalon,débordantdebibelotsetdecoussins,estplusdestinéàsusciter la jalousiequ’àcequ’ons’yprélasse.

« L’école du quartier, c’est la catastrophe.Les enfants crachentparterre.Quandonpassedevant,onlesentendsetraiterde“putes”et de “pédés”. Alors, je ne dis pas que dans leur école privéepersonne ne dit “putain”.Mais ils le disent di éremment, vous ne

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croyez pas ?Aumoins ils savent qu’ils ne doivent le dire qu’entreeux.Ilssaventquec’estmal.»

Emma amême entendu dire qu’à l’école publique, celle qui estdanssarue,desparentsdéposentleursenfants,enpyjama,avecplusd’unedemi-heurederetard.Qu’unemèrevoiléearefusédeserrerlamaindudirecteur.

«C’esttristeàdiremaisOdinauraitétéleseulBlancdesaclasse.Je sais qu’onne devrait pas renoncer,mais jemevoismal gérer lejour où il rentrera à la maison en invoquant Dieu et en parlantl’arabe.»Myriamluisourit.«Tuvoiscequejeveuxdire,non?»

Ils se lèvent en riant pour passer à table. Paul assoit Emma àcôtédelui.Louiseseprécipitedanslacuisineetelleestaccueilliepardes bravos en entrant dans le salon, son plat à la main. « Ellerougit », s’amuse Paul, d’une voix trop aiguë. Pendant quelquesminutes, Louise est au centre detoute l’attention. «Comment a-t-ellefaitcettesauce?»«Quellebonneidéelegingembre!»Lesinvitésvantent ses prouesses et Paul se met à parler d’elle — « notrenounou » — comme on parle desenfants et des vieillards, en leurprésence.Paulsertlevin,etlesconversationss’élèventviteau-dessusde ces nourritures terrestres. Ils parlent de plus en plus fort. Ilsécrasent leurs cigarettes dans leurs assiettes et les mégots ottentdans un reste de sauce. Personne n’a remarqué que Louise s’estretiréedanslacuisinequ’ellenettoieavecapplication.

MyriamlanceàPaulunregardagacé.Ellefaitsemblantderireàses blagues, mais il l’énerve quand il est soûl. Il devient grivois,lourd, il perd le sens des réalités. Dès qu’il a trop bu, il lance desinvitations à des gens odieux, fait des promesses qu’il ne peut pastenir. Il dit des mensonges. Mais il n’a pas l’air de remarquer

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l’agacementdesafemme.Ilouvreuneautrebouteilledevinettapesurleborddelatable.«Cetteannée,nousallonsnousfaireplaisiretemmener la nounou envacances ! Il faut pro ter unpeude lavie,non?»Louise,untasd’assiettesdanslesmains,sourit.

Lelendemainmatin,Paulseréveilledanssachemisefroissée,leslèvres encoretachéespar levin rouge.Sous ladouche, la soirée luirevientenmémoire,parbribes.Ilsesouvientdesapropositionetduregard noir de sa femme. Il se sent idiot et fatigué d’avance.Voilàuneerreurqu’il faudraréparer.Oufairecommes’iln’avaitriendit,oublier, laisserpasser letemps.IlsaitqueMyriamvasemoquerdelui, de ses promesses d’ivrogne. Elle va lui reprocher soninconséquence nancièreetsalégèretéàl’égarddeLouise.«Àcausedetoi,elleseradéçuemaiscommeelleestgentille,ellen’oseramêmepas le dire. » Myriam va lui mettre sous le nez leurs factures, lerappeler à la réalité. Elleva conclure : « C’est toujours comme çaquandtubois.»

MaisMyriamn’apasl’airfâchée.Couchéesurlecanapé,Adamdans sesbras, elle lui lanceun sourired’unedouceurétourdissante.Elleporteunpyjamad’homme,tropgrandpourelle.Pauls’assoitàcôtéd’elle, ronronnedans son coudont il aime l’odeurdebruyère.«C’estvraicequetuasdithier?Tucroisqu’onpourraitemmenerLouiseavecnouscetété?demande-t-elle.Tuterendscompte!Pourune fois, on aurait de vraies vacances. Et Louise sera tellementcontente:qu’est-cequ’elleferaitdemieuxdetoutefaçon?»

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IlfaitsichaudqueLouisealaissélafenêtredelachambred’hôtelentrebâillée. Les cris des ivrognes et les crissements de freins desvoitures ne réveillent pas Adam et Mila qui ron ent, la boucheouverte, une jambe hors de leur lit. Ils ne passent qu’une nuit àAthènes etLouisepartageune chambreminuscule avec les enfants,pour faire des économies. Ils ont ri toute la soirée. Ils se sontcouchés tard. Adam était heureux, il a dansé dans la rue, sur lespavésd’Athènes,etdesvieuxonttapédansleursmains,séduitsparsonballet.Louisen’apas aimé lavilledans laquelle ils ontmarchétoutl’après-midimalgrélesoleilbrûlantetlesplaintesdespetits.Ellene pense qu’à demain, à leur voyage vers les îles dont Myriam aracontéauxenfantsleslégendesetlesmythes.

Myriamneracontepasbienleshistoires.Elleaunefaçonunpeuagaçante d’articuler lesmots compliqués et nit toutes ses phrasespar«Tuvois?»,«Tucomprends?».MaisLouiseaécouté,commeuneenfant studieuse, l’histoiredeZeusetde ladéessede laguerre.CommeMila,elleaimeÉgéequiadonnésonbleuà lamer, lamersurlaquelleellevaprendrelebateaupourlapremièrefois.

Lematin,elledoittirerMiladulit.Lapetitedortencorequandlanounouladéshabille.Dans letaxiqui lesmèneauportduPirée,

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Louise essaie de se souvenir des dieux antiquesmais il ne lui resterien.Elle ne sait plus.Elle aurait dû noter sur son carnet euri lesnomsdeceshéros.Elleyauraitrepenséensuite,seule.Àl’entréeduports’estforméunénormeembouteillageetdespolicierstententderégler la circulation. Il fait déjà très chaud et Adam, assis sur lesgenoux de Louise, est couvert de sueur. D’immenses pancarteslumineuses indiquent les quais où sont amarrés les bateaux enpartance pour les îles, mais Paul n’y comprend rien. Il se met encolère, il s’agite. Le chau eur fait demi-tour, il hausse les épaulesd’unairrésigné.Ilneparlepasl’anglais.Paullepaie.Ilsdescendentdelavoitureetcourentversleurembarcadère,entraînantlesvalisesetlapoussetted’Adam.L’équipages’apprêteàleverlepontquandilvoitlafamille,échevelée,perdue,fairedegrandssignes.Ilsonteudelachance.

Àpeineinstallés,lesenfantss’endorment.Adam,danslesbrasdesamère, etMila, latêteposée sur les genouxdePaul.Louiseveutvoir la mer et le contour des îles. Elle monte sur le pont. Sur unbanc,une femmeestallongéesur ledos.Elleporteunmaillotdeuxpièces : une ne culotte et un bandeau, rose, qui cache à peine sesseins.ElleadescheveuxblondplatineettrèssecsmaiscequifrappeLouise,c’estsapeau.Unepeauviolacée,couvertedegrossestachesbrunes. Par endroits, à l’intérieur des cuisses, sur les joues, à lanaissancedesseins,sonépidermeestcloqué,àvif,commebrûlé.Elleest immobile, telle une écorchée dont le cadavre serait o ert enspectacleàlafoule.

Louise a lemaldemer.Elleprenddegrandes inspirations.Elleferme lesyeuxpuis lesouvre, incapabledemaîtriser levertige.Ellenepeutpasbouger.Elle s’est assise surunbanc,dosaupont, loin

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dubord.Ellevoudraitregarderlamer,sesouvenirdeça,decesîlesauxrivesblanchesquelestouristesmontrentdudoigt.Ellevoudraitgraver dans samémoire le pro l desvoiliers qui ont jeté l’ancre etdes nes silhouettesquiplongentdans l’eau.Ellevoudraitmais sonestomacsesoulève.

Le soleil est de plus en plus brûlant et ils sont nombreux, àprésent, à observer la femme couchée sur le banc. Elle a mis uncache sur ses yeux et le vent l’empêche sans doute d’entendre lesrires étou és, les commentaires, les murmures. Louise ne peutdétacher son regard de ce corps décharné, dégoulinant de sueur.Cette femmeconsuméepar le soleil, commeunmorceaudeviandejetésurdesbraises.

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Paul a loué deux chambres dans une charmante pension defamille, située sur les hauteurs de l’île, au-dessus d’une plage trèsfréquentée par les enfants. Le soleil se couche et une lumière roseenveloppe la baie. Ils marchent vers Apollonia, la capitale. Ilsempruntent des rues au bord desquelles poussent des cactus et desguiers.Aubout d’une falaise, unmonastère accueille destouristes

enmaillotdebain.Louiseesttoutentièrepénétréeparlabeautédeslieux,par lecalmedes ruesétroites,despetitesplaces sur lesquellesdormentdeschats.Elles’assoitsurunmuret,lespiedsdanslevide,etelleregardeunevieillefemmebalayerlacourenfacedechezelle.

Lesoleils’estenfoncédanslamer,maisilnefaitpassombre.Lalumièreajusteprisdesteintespasteletonvoitencorelesdétailsdupaysage. Le contour d’une cloche sur le toit d’une église. Le pro laquilin d’un buste en pierre. La mer et le rivage broussailleuxsemblentsedétendre,plongerdansunetorpeurlangoureuse,s’o riràlanuit,toutdoucement,ensefaisantdésirer.

Après avoir couché les enfants,Louise ne peut pas dormir.Elles’installe sur la terrasse qui prolonge sa chambre et d’où elle peutcontempler la baie arrondie.Le soir levent s’estmis à sou er, unventmarin,danslequelelledevinelegoûtduseletdesutopies.Elle

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s’est endormie là, sur un transat, avec un châle pour maigrecouverture.L’aubefroidelaréveilleetellemanquedepousseruncridevant le spectacle que le jour lui o re. Une beauté pure, simple,évidente.Unebeautéàlaportéedetouslescœurs.

Lesenfantsaussiseréveillent,enthousiastes.Ilsn’ontquelamerà la bouche.Adamveut se rouler dans le sable.Milaveutvoir lespoissons. À peine leur petit déjeuner terminé, ils descendent à laplage. Louise porte une robe ample orange, une espèce de djellabaquifaitsourireMyriam.C’estMmeRouvierquilaluiavaitdonnée,ilyadesannéesdeça,aprèsavoirprécisé:«Oh,voussavez,jel’aibeaucoupmise.»

Lesenfantssontprêts.Ellelesabadigeonnésdecrèmesolaireetilsselancentàl’assautdusable.Louises’assoitcontreunmuretenpierre. À l’ombre d’un pin, les genoux repliés, elle observe lescintillementdusoleilsurlamer.Ellen’ajamaisrienvud’aussibeau.

Myriams’estallongéesurleventreetellelitunroman.Paul,quiacouruseptkilomètresavantlepetitdéjeuner,somnole.Louisefaitdes châteaux de sable. Elle sculpte une énormetortue qu’Adamnecesse de détruire et qu’elle reconstruit patiemment. Mila, accabléeparlachaleur,latireparlebras.«Viens,Louise,viensdansl’eau.»La nounou résiste. Elle lui dit d’attendre.De rester assise. «Aide-moi à terminer ma tortue, tu veux ? » Elle montre à l’enfant descoquillages qu’elle a ramassés et qu’elle dispose délicatement sur lacarapacedesatortuegéante.

Lepinne su tplusà leur fairede l’ombre, et la chaleurestdeplus enplus écrasante.Louise esttrempéede sueur et elle n’a plusd’arguments à opposer à l’enfant qui la supplie à présent.Mila luiprend lamain etLouise refusede semettre debout.Elle attrape le

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poignet de la petite lle et la repousse si brutalement que Milatombe.Louisecrie:«Maistuvasmelâcher,oui!»

Paulouvrelesyeux.MyriamseprécipiteversMila,quipleureetqu’elleconsole.IlslancentàLouisedesregardsfurieuxetdéçus.Lanounou a reculé, honteuse. Ils s’apprêtent à lui demander desexplicationsquandellemurmure,lentement:«Jenevousl’avaispasditmaisjenesaispasnager.»

PauletMyriamrestentsilencieux.IlsfontsigneàMila,quis’estmiseàricaner,desetaire.Milasemoque:«Louiseestunbébé.Ellene sait même pas nager. » Paul est gêné et cette gêne le met encolère.IlenveutàLouised’avoirtraîné jusqu’icison indigence,sesfragilités. De leur empoisonner la journée avec son visage demartyre.IlemmènelesenfantsnageretMyriamreplongelenezdanssonlivre.

LamatinéeestgâchéeparlamélancoliedeLouiseetàtable,surlaterrassede lapetitetaverne,personneneparle. Ilsn’ontpas nidemangerquand,brusquement,PaulselèveetprendAdamdanssesbras.Ilmarchejusqu’àlaboutiquedelaplage.Ilrevientensautillantàcausedusablequiluibrûlelaplantedespieds.Iltientàlamainunpaquetqu’ilagitedevantLouiseetMyriam.«Voilà»,dit-il.LesdeuxfemmesnerépondentrienetLouisetenddocilement lesbrasquandPaulluien leunbrassardau-dessusducoude.«Vousêtestellementmenuequemêmedesbrassardspourenfantsvousvont!»

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Toute la semaine, Paul emmène Louise nager. Ils se lèvent tôttouslesdeux,etpendantqueMyriametlesenfantsrestentaubordde la petite piscine de la pension, Louise et Paul descendent sur laplage encore déserte.Dès qu’ils arrivent sur le sablemouillé, ils setiennent par la main et marchent dans l’eau longtemps, avecl’horizon pour but. Ils avancent jusqu’à ce que leurs pieds sedétachentdoucementdusableetqueleurscorpssemettentà otter.Àcet instant,Louise ressent invariablementunepaniquequ’elle estincapabledecacher.EllepousseunpetitcriquiindiqueàPaulqu’ildoitserrersamainencoreplusfort.

Audébut, il estgênédetoucher lapeaudeLouise.Quand il luiapprendàfairelaplanche,ilposeunemainsoussanuqueetl’autresous ses fesses. Une pensée idiote, fugace, lui vient et il en ritintérieurement : « Louise a des fesses. » Louise a un corps quitremblesouslesmainsdePaul.Uncorpsqu’iln’avaitnivunimêmesoupçonné, lui qui rangeait Louise dans le monde des enfants oudans celui des employés. Lui qui, sans doute, ne la voyait pas.Pourtant,Louisen’estpasdésagréableà regarder.AbandonnéeauxpaumesdePaul,lanounouressembleàunepetitepoupée.Quelquesmèches blondes s’échappent du bonnet de bain que Myriam lui a

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acheté. Son léger hâle a fait ressortir de minuscules taches derousseur sur ses joues et sur son nez. Pour la première fois, Paulremarque un léger duvet blond sur son visage, comme celui quirecouvrelespoussinsàpeinenés.Maisilyaenellequelquechosedeprudeetd’enfantin,une réserve,qui empêchePauldenourrirpourelleunsentimentaussifrancqueledésir.

Louise regarde ses pieds, qui s’enfoncent dans le sable et quel’eauvientlécher.Danslebateau,MyriamleuraracontéqueSifnosdevaitsaprospéritépasséeauxminesd’oretd’argentquerenfermesonsous-sol.EtLouisesepersuadequelespaillettesqu’elleaperçoità travers l’eau, sur les rochers, sont des éclats de ces métauxprécieux.L’eaufraîchecouvresescuisses.C’estsonsexemaintenantqui est immergé. Lamer est calme, translucide. Pas unevague nevient surprendre Louise et éclabousser sa poitrine. Des bébés sontassisauborddel’eau,sousl’œilsereindeleursparents.Quandl’eauarrive à sa taille, Louise ne peut plus respirer. Elle regarde, le cieléclatant,irréel.Elletâte,sursesbrasmaigres,lesbrassardsjauneetbleu sur lesquels sont dessinés une langouste et un triton. Elle xePaul, suppliante. «Vous ne risquez rien, jure Paul.Tant quevousavez pied,vousne risquez rien. »MaisLouise est commepétri ée.Elle sent qu’elle va basculer. Qu’elle va être happée par lesprofondeurs,latêtemaintenuesousl’eau,lesjambesbattantdanslevide,jusqu’àl’épuisement.

Elle se souvient qu’enfant un de ses camarades declasse étaittombé dans un étang, à la sortie de leurvillage. C’était une petiteétendue d’eau boueuse, dont l’odeur en été l’écœurait. Les enfantsvenaient y jouer, malgré l’interdiction de leurs parents, malgré lesmoustiquesqu’attiraitl’eaustagnante.Là,plongéedanslebleudela

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merÉgée,Louise repense à cette eaunoire et puante, et à l’enfantretrouvé le visage enfoui dans la fange. Devant elle, Mila bat despieds.Elleflotte.

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Ilssontivresetilsgrimpentlesescaliersdepierrequimènentsurla terrasse contiguë à la chambre des enfants. Ils rient et Louises’accrocheparfoisaubrasdePaulpourgravirunemarcheplushauteque les autres.Elle reprend son sou e, assise sous lebougainvilliervermeil, et elle regarde, encontrebas, laplageoùde jeunes couplesdansent en buvant des cocktails. Le bar organise une fête sur lesable. «Fullmoon party ». Paul traduit pour elle. Une fête pour lalune, pleine et rousse, dont ils ont toute la soirée commenté labeauté.Ellen’avait jamaisvuune lunepareille,sibellequ’ellevaillela peine d’être décrochée. Une lune pas froide et grise, comme leslunesdesonenfance.

Surlaterrassedurestaurantenhauteur,ilsontcontemplélabaiede Sifnos et le coucher de soleil couleur de lave. Paul lui a faitremarquer lesnuagestailléscommede ladentelle.LestouristesontprisdesphotosetquandLouiseavouluseleverelleaussientendantsontéléphoneportable,Paulluiadélicatementappuyélamainsurlebraspourlafairerasseoir.«Çanedonnerarien.Mieuxvautgardercetteimageenvous.»

Pour la première fois, ils dînent tous les trois. C’est lapropriétairedelapensionquiaproposédegarderlesenfants.Ilsont

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lemêmeâgeque les siens et ils sontdevenus inséparablesdepuis ledébutduséjour.MyriametPaulontétéprisdecourt.Louise,biensûr, a commencé par refuser. Elle a dit qu’elle ne pouvait pas leslaisser seuls, qu’elledevait les coucher.Que c’était sontravail. « Ilsontnagétoutelajournée,ilsn’aurontaucunmalàdormir»,aditlapropriétaire,dansunmauvaisfrançais.

Alors ils ont marché vers le restaurant, un peu gauches,silencieux.Àtable, ils ont tous bu plus que d’habitude.Myriam etPaul appréhendaient ce dîner. Que pouvaient-ils se dire ?Qu’auraient-ils à se raconter ? Ils se sont convaincus que c’était labonnechoseàfaire,queLouiseseraitcontente.«Pourqu’ellesentequ’on valorise son travail, tu comprends ? » Alors ils parlent desenfants, du paysage, de la baignade du lendemain, des progrès deMilaennatation.Ilsfont laconversation.Louisevoudraitraconter.Raconterquelquechose,n’importequoi,unehistoireàellemaisellen’ose pas. Elle inspire profondément, avance le visage pour direquelque chose et recule, mutique. Ils boivent et le silence devientpaisible,langoureux.

Paul,quiestassisàcôtéd’elle,passealorssonbrasautourdesesépaules.L’ouzolerendjovial.Illuiserrel’épauledesagrandemain,lui sourit comme à un vieil ami, un copain de toujours. Elle xe,enchantée, le visage de l’homme. Sa peau hâlée, ses grandes dentsblanches,sescheveuxqueleventetleselontblondis.Illasecoueunpeu comme on le fait à un ami timide ouqui a du chagrin, àquelqu’undontonsouhaitequ’il sedétendeouqu’il se reprenneenmain.Sielleosait,elleposerait samainsur lamaindePaul,elle laserreraitentresesdoigtsmaigres.Maisellen’osepas.

Elleestfascinéeparl’aisancedePaul.Ilplaisanteavecleserveur

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qui leur a o ert undigestif.En quelques jours, il a appris assez demots en grec pour faire rire les commerçants ou obtenir uneristourne.Lesgens le reconnaissent.Sur laplage,c’estavec luiqueveulent jouer lesautresenfantset ilseplieenriantà leursdésirs.Illesportesursondos,ilsejettedansl’eauaveceux.Ilmangeavecunappétitincroyable.Myriamal’airdes’enagacermaisLouisetrouvetouchante cette gourmandise qui le pousse à commander toute lacarte.«Onprendçaaussi.Pouressayer,non?»Etilsaisitaveclesdoigts des morceaux de viande, de poivron ou de fromage qu’ilengloutitavecunejoieinnocente.

Une fois rentrés sur la terrasse de l’hôtel, ils pou ent tous lestrois dans leurs poings et Louisemet un doigt sur ses lèvres. Il nefautpasréveiller lespetits.Cetéclairderesponsabilité leurapparaîttout à coup ridicule. Ils jouent aux enfants, eux, que lesconsidérations enfantines ont tenus toute la journée tendus vers lemême objectif. Ce soir, une légèreté inhabituelle sou e sur eux.L’ivresselessoulagedesangoissesaccumulées,destensionsqueleurprogénitureinsinueentreeux,marietfemme,mèreetnounou.

Louisesaitcombiencetinstantestfugace.EllevoitbienquePaulregardeavecgourmandise l’épaulede sa femme.Dans sa robebleuclair, la peaudeMyriamparaît encore plus dorée. Ils semettent àdanser, tanguentd’un pied sur l’autre. Ils sontmaladroits, presquegênés, etMyriamricanecommesi cela faisaittrès longtempsqu’onne l’avait pas tenue ainsi par la taille. Comme si elle se sentaitridiculed’êtreainsidésirée.Myriamposesajouesurl’épauledesonmari.Louisesaitqu’ilsvonts’arrêter,direaurevoir, fairesemblantd’avoirsommeil.Ellevoudrait lesretenir, s’accrocheràeux,gratterde ses ongles le sol en pierre. Ellevoudrait lesmettre sous cloche,

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commedeuxdanseurs gésetsouriants,collésausocled’uneboîteàmusique.Elleseditqu’ellepourraitlescontemplerdesheuressansselasser jamais. Qu’elle se contenterait de les regarder vivre, d’agirdansl’ombrepourquetoutsoitparfait,quelamécaniquejamaisnes’enraie.Elleal’intimeconvictionàprésent,laconvictionbrûlanteetdouloureuse que son bonheur leur appartient. Qu’elle est à eux etqu’ilssontàelle.

Paul glousse. Il a murmuré quelque chose, les lèvres enfouiesdans la nuque de sa femme. Quelque chose que Louise n’a pasentendu. Il tient fermement la main de Myriam et, comme deuxenfants sages, ils souhaitent bonne nuit à Louise. Elle les regardemonter l’escalierdepierrequimèneà leur chambre.La lignebleuede leurs deux corps devient oue, s’estompe, la porte claque. Lesrideaux sont tirés. Louise s’enfonce dans une rêverie obscène. Elleentend, sans levouloir, en s’y refusant,malgré elle. Elle entend lesmiaulementsdeMyriam,sesgémissementsdepoupée.Elleentendlefroissementdesdrapsetlatêtedelitquiclaquecontrelemur.

Louiseouvrelesyeux.Adamestentraindepleurer.

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RoseGrinberg

Mme Grinberg décrira au moins une centaine de fois ce petittrajet en ascenseur.Cinq étages aprèsune légère attente au rez-de-chaussée. Un trajet de moins de deux minutes qui est devenu lemomentlepluspoignantdesonexistence.Lemomentfatidique.Elleauraitpu,necessera-t-elledeserépéter,changerlecoursdeschoses.Si elle avait fait plus attention à l’haleine de Louise. Si elle n’avaitpasfermésesfenêtresetsesvoletspourlasieste.Elleenpleureraautéléphone et ses lles ne réussiront pas à la rassurer. Les policierss’agaceront qu’elle se donne tant d’importance et ses larmesredoubleront quand ils diront sèchement : « De toute façon, vousn’auriez rien pu faire. » Elle racontera tout aux journalistes quisuivront le procès. Elle en parlera à l’avocate de l’accusée, qu’elletrouvera hautaine et négligée, et le répétera à la barre, quand onl’appelleraàtémoigner.

Louise, dira-t-elle à chaque fois, n’était pas comme d’habitude.Elle,sisouriante,sia able,setenaitimmobiledevantlaportevitrée.Adam, assis sur une marche,poussait des cris stridents et Mila

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sautait en bousculant son frère. Louise ne bougeait pas. Seule salèvre inférieure était secouée d’un léger tremblement. Ses mainsétaient jointes et elle baissait les yeux. Pour une fois, le bruit desenfantsnesemblaitpasl’atteindre.Elle,sisoucieusedesvoisinsetdelabonnetenue,n’apasadressélaparoleauxpetits.Elleavaitl’airdenepaslesentendre.

MmeGrinberg appréciait beaucoupLouise.Elle avaitmêmedel’admirationpourcettefemmeélégantequiprenaitunsoinjalouxdesenfants. Mila, la petite lle, était toujours coi ée de nattes bienserréesoud’unchignonretenuparunnœud.AdamsemblaitadorerLouise. «Maintenantqu’ellea fait ça, jenedevraispeut-êtrepas ledire.Maisàcemoment-làjemedisaisqu’ilsavaientdelachance.»

L’ascenseur est arrivé au rez-de-chaussée et Louise a attrapéAdam par le col. Elle l’a traîné dans la cabine et Mila a suivi enchantonnant.MmeGrinberg a hésité à monter avec eux. Pendantquelquessecondeselles’estdemandésiellen’allaitpasfairesemblantderetournerdanslehallpourconsultersaboîteauxlettres.LamineblafardedeLouiselamettaitmalà l’aise.Ellecraignaitquelescinqétagesneluiparaissentinterminables.MaisLouiseatenulaporteàlavoisinequis’estcaléecontrelaparoi,sonsacdecoursesentrelesjambes.

«Est-cequ’elleparaissaitivre?»Mme Grinberg est formelle. Louise avait l’air normale. Elle

n’aurait pas pu la laisser monter avec les enfantssi seulement unesecondeelleavaitpensé...L’avocateauxcheveuxgrass’estmoquéed’elle. Elle a rappelé à la Cour que Rose sou rait de vertiges et

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qu’elleavaitdesproblèmesdevue.L’ancienprofesseurdemusique,qui allait bientôt fêter ses soixante-cinq ans, n’yvoyait plus grand-chose.D’ailleurs, ellevitdans lenoir, lataupe.La lumière crue luidonnedeterriblesmigraines.C’estàcausedecelaqueRoseafermélesvolets.Àcausedecelaqu’ellen’arienentendu.

Cetteavocate,ellea failli l’insulterenpleintribunal.Ellecrevaitd’envie de la faire taire, de lui briser la mâchoire. Elle n’avait pashonte?Ellen’avaitdoncaucunedécence?Dèslespremiersjoursduprocès, l’avocateaparlédeMyriamcommed’une«mèreabsente»,d’un « employeur abusif ». Elle l’a décrite comme une femmeaveugléed’ambition,égoïsteetindi érenteaupointd’avoirpoussélapauvreLouiseàbout.Unjournaliste,présentsurlebanc,aexpliquéàMmeGrinbergqu’ilétaitinutiledes’énerveretquecen’étaitriend’autre qu’une « tactique de défense ». Mais Rose trouvait çadégueulasse,unpointc’esttout.

Personne n’en parle dans l’immeuble mais Mme Grinberg saitque tout lemondey pense. Que la nuit, à chaque étage, desyeuxrestentouvertsdans lenoir.Quedes cœurs s’emballent, etquedeslarmes coulent. Elle sait que les corps se retournent et se tordent,sans trouver le sommeil. Le couple du troisième a déménagé. LesMassé, bien sûr, ne sont jamais revenus.Rose est restéemalgré lesfantômesetlesouvenirentêtantdececri.

Ce jour-là, après sa sieste, elle a ouvert les volets. Et c’est làqu’elle l’a entendu. La plupart des gens vivent sans jamais avoir

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entendudes cris pareils.Ce sontdes cris qu’onpousse à la guerre,dans les tranchées, dans d’autres mondes, sur d’autres continents.Cenesontpasdescrisd’ici.Çaaduréaumoinsdixminutes,cecri,poussé presque d’une traite, sans sou e et sans mots. Ce cri quidevenait rauque, qui s’emplissait de sang, demorve, de rage. «Undocteur»,c’esttoutcequ’ellea nipararticuler.Ellen’apasappeléà l’aide, elle n’a pas dit «Au secours »mais elle a répété, dans lesraresmomentsoùelleredevenaitconsciente,«Undocteur».

Unmoisavant ledrame,MmeGrinbergavait rencontréLouisedans la rue. La nounou avait l’air soucieuse et elle avait ni parparler de ses problèmes d’argent. De son propriétaire qui laharcelait, des dettes qu’elle avait accumulées, de son compte enbanquetoujoursdans le rouge.Elleavaitparlécommeunballonsevidedesonair,deplusenplusvite.

Mme Grinberg avait fait semblant de ne pas comprendre. Elleavaitbaissé lementon,elleavaitdit« lestempssontdurspourtoutlemonde ».EtpuisLouise lui avait attrapé lebras. « Jenemendiepas. Je peux travailler, le soir ou tôt le matin. Quand les enfantsdorment. Je peux faire le ménage, du repassage, tout ce que vousvoudrez.»Sielleneluiavaitpasserrésifortlepoignet,siellen’avaitpas planté sesyeux noirs dans les siens, comme une injure ou unemenace, Rose Grinberg aurait peut-être accepté. Et, quoi qu’endisentlespoliciers,elleauraittoutchangé.

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L’avion a eu beaucoup de retard et ils atterrissent à Paris endébutdesoirée.Louisefaitauxenfantsdesadieuxsolennels.Ellelesembrasse longtemps, lestient serrésdans sesbras. «À lundi,oui,àlundi.Appelez-moisivousavezbesoindequoiquecesoit»,dit-elleàMyriametàPaulquis’engou rentdansl’ascenseurpourrejoindreleparkingdel’aéroport.

Louise marche vers le RER. La rame est déserte. Elle s’assoitcontreunevitre et ellemaudit le paysage, les quais oùtraînentdesbandes de jeunes, les immeubles pelés, les balcons, levisage hostiledesagentsdesécurité.Ellefermelesyeuxetconvoquedessouvenirsdeplagesgrecques,decouchersdesoleil,dedînersfaceàlamer.Elleinvoque ces souvenirs comme les mystiques en appellent auxmiracles. Quand elle ouvre les portes de son studio, ses mains semettentàtrembler.Elleaenviededéchirerlahousseducanapé,dedonner un coup de poing dans la vitre. Un magma informe, unedouleurluibrûlentlesentraillesetelleadumalàseretenirdehurler.

Le samedi, elle reste au lit jusqu’à 10 heures. Couchée sur lecanapé,lesmainscroiséessursapoitrine,Louiseregardelapoussièrequi s’est accumulée sur la suspension verte. Elle n’aurait jamaischoisiquelquechosed’aussilaid.Ellealouél’appartementmeubléet

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n’arienchangéàladécoration.IlfallaittrouverunlogementaprèslamortdeJacques,sonmari,etsonexpulsiondelamaison.Aprèsdessemainesd’errance, il lui fallaitunnid.Ce studio, àCréteil, elle l’atrouvé grâce à une in rmière d’Henri-Mondor, qui s’était prised’a ectionpourelle.Lajeunefemmeluiaassuréquelepropriétairedemandaitpeudegarantiesetqu’ilacceptaitlespaiementsenliquide

Louiseselève.Ellepousseunechaise,laplacejusteendessousdelasuspensionetattrapeuntorchon.Ellesemetàastiquer la lampeet l’agrippe avec tant de force qu’elle manque de l’arracher duplafond.Elleestsurlapointedespiedsetellesecouelapoussièrequiluitombedans lescheveux,engros oconsgris.À11heures,elleatoutnettoyé.Ellearefaitlesvitres,l’intérieuretl’extérieur,etelleamême passé une éponge savonneuse sur les volets. Ses chaussuressontdisposéesenlignelelongdumur,brillantesetridicules.

Ilsvont peut-être l’appeler. Le samedi, elle le sait, ils déjeunentparfoisaurestaurant.C’estMilaqui le luia raconté. Ils se rendentdansunebrasserieoùlapetite llea ledroitdecommandertoutcequ’elleveutetoùAdamgoûtesurleboutd’unecuillèreunsoupçondemoutardeoudecitron,sous l’œilattendridesesparents.Louiseaimerait ça. Dans une brasserie bondée, cernée par le bruit desassiettesquis’entrechoquentetlehurlementdesserveurs,elleauraitmoinspeurdu silence.Elle s’assiérait entreMilaet son frèreet ellerajusteraitlagrandeservietteblanchesurlesgenouxdelapetite lle.Elle donnerait à manger à Adam, cuillère après cuillère. ElleécouteraitPauletMyriamparler,toutiraittropvite,ellesesentiraitbien.

Elle amis sa robe bleue, celle qui lui arrive juste au-dessus deschevilles et qui se ferme, sur le devant, par une rangée de petites

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perles bleues. Elle voulait être prête, au cas où ils auraient besoind’elle.Aucasoùilfaudraitlesrejoindrequelquepart,àtoutevitesse,eux qui sans doute ont oublié à quel point ellevit loin et le tempsqu’ellemet, chaque jour, à revenirvers eux.Assisedans sa cuisine,ellepianoteduboutdesonglessurlatableenformica.

L’heuredudéjeunerpasse.Lesnuagesontglissédevantlesvitrespropres, le ciel s’est assombri. Le vent a sou é très fort dans lesplatanesetlapluiesemetàtomber.Louises’agite.Ilsnel’appellentpas.

Ilesttroptardmaintenantpoursortir.Ellepourraitalleracheterdupainou respirerunpeud’air.Elle pourrait justemarcher.Maisellen’arienàfairedanscesruesdépeuplées.Leseulcaféduquartierest un repaire d’ivrognes et à 15 heures à peine, il arrive que deshommessemettentàsebattrecontrelesgrillesdujardindésert.Elleaurait dû se décider avant, s’engou rer dans le métro, errer dansParis,aumilieudesgensquifontleursachatspourlarentrée.Elleseserait perdue dans la foule et elle aurait suivi des femmes, belles etpressées, devant les grands magasins. Elle aurait traîné près de laMadeleine,frôlantlespetitestablesoùlesgensprennentuncafé.Elleauraitdit«Pardon»àceuxquilabousculent.

Paris est à ses yeux une vitrine géante. Elle aime surtout sepromener dans le quartier de l’Opéra, descendre la rue Royale etprendre la rue Saint-Honoré. Elle marche lentement, observe lespassantesetlesvitrines.Elleveuttout.Lesbottesendaim,lesvestesen peau retournée, les sacs en python, les robes portefeuilles, lescaracos surpiqués de dentelles. Elle veut les chemises en soie, lescardigans roses en cachemire, les collants sans marque, les vestesd’o cier. Elle s’imagine alors unevie où elle aurait lesmoyens de

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toutavoir.Oùellemontreraitdudoigtàunevendeusemielleuse lesarticlesquiluiplairaient.

Dimanche arrive, dans la continuité de l’ennui et de l’angoisse.Dimanchesombreetgraveaufondducanapé-lit.Elles’estendormiedanssarobebleuedontletissusynthétique,a reusementfroissé,l’afaittranspirer.Plusieursfoisdanslanuit,elleaouvertlesyeux,sanssavoir si une heure était passée ou un mois. Si elle dormait chezMyriam et Paul ou à côté de Jacques, dans lamaison deBobigny.Elle refermait les yeux et plongeait à nouveau dans un sommeilbrutaletdélirant.

Louise, décidément, déteste lesweek-ends. Quand elles vivaientencoreensemble,Stéphanieseplaignaitdenerienfaireledimanche,de n’avoir pas droit aux activités que Louise organisait pour lesautresenfants.Dèsqu’elleapu,elleafuilamaison.Levendredi,ellesortaittoutelanuitavecdesadolescentsduquartier.Ellerentraitaumatin, la mine blafarde, les yeux rouges et cernés. A amée. Elletraversaitlepetitsalon,latêtebasse,etellesejetaitsurlefrigidaire.Elle mangeait, adossée à la porte du frigo, sans même s’asseoir,enfonçant sesdoigtsdanslesboîtesqueLouiseavaitpréparéespourles déjeuners de Jacques. Une fois, elle s’était teint les cheveux enrouge.Elles’étaitfaitpercerlenez.Elles’estmiseàdisparaître,desweek-ends entiers.Etpuisun jour, ellen’estpas revenue.Plus rienne la retenait dans lamaison deBobigny.Ni le lycée, qu’elle avaitquittédepuislongtemps.NiLouise.

Samère,biensûr,adéclarésadisparition.«Unefugue,àcetâge,c’estcourant.Attendezunpeuetellereviendra.»Onneluiarienditde plus. Elle ne l’a pas cherchée. Plus tard, elle a appris par des

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voisins que Stéphanie était dans le Sud, qu’elle était amoureuse.Qu’elle bougeait beaucoup. Les voisins n’en sont pas revenus queLouisenedemandepasdedétails,qu’elleneposepasdequestions,qu’elle ne leur fasse pas répéter les maigres informations dont ilsdisposaient.

Stéphanieavaitdisparu.Toutesavie,elleavaiteul’impressiondegêner. Sa présence dérangeait Jacques, ses rires réveillaient lesenfants que Louise gardait. Ses grosses cuisses, son pro l lourds’écrasaientcontre lemur,dans lecouloirétroit,pour laisserpasserlesautres.Ellecraignaitdebloquerlepassage,desefairebousculer,d’encombrerunechaisedontquelqu’und’autrevoudrait.Quandelleparlait,elles’exprimaitmal.Elleriaitetons’eno ensait,siinnocentquefûtsonrire.Elleavait nipardévelopperundonpourl’invisibleet logiquement, sans éclats, sans prévenir, comme si elle y étaitévidemmentdestinée,elleavaitdisparu.

Lundimatin,Louise sort de chez elle avant que le jour se lève.Ellemarchevers leRER, fait le changementàAuber, attend sur lequai,remontelarueLafayettepuisprendlarued’Hauteville.Louiseestunsoldat.Elleavance,coûtequecoûte,commeunebête,commeunchienàquideméchantsenfantsauraientbrisélespattes.

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Septembre est chaud et lumineux. Le mercredi, après l’école,Louise bouscule les humeurs casanières des enfants et les emmènejouerauparcouobserverlespoissonsàl’aquarium.IlsontfaitdelabarquesurlelacduboisdeBoulogneetLouisearacontéàMilaqueles algues qui ottaient à la surface étaient en réalité les cheveuxd’unesorcièredéchueetvengeresse.À la ndumois, il fait sidouxque Louise, joyeuse, décide de les emmener au jardind’acclimatation.

Devant la station de métro, un vieux Maghrébin propose àLouisedel’aideràdescendrelesescaliers.Elleleremercieetsesaisitàboutdebrasde lapoussettedans laquelle est encoreassisAdam.Levieilhommelasuit.Il luidemandequelâgeontsesenfants.Elles’apprête à lui dire que ce ne sont pas les siens.Mais il s’est déjàpenchéàhauteurdespetits.«Ilssonttrèsbeaux.»

Lemétroestcequelesenfantspréfèrent.SiLouisenelesretenaitpas, ils courraient sur le quai, ils se jetteraient dans la rame enécrasant les pieds des passagers, tout ça pour s’asseoir contre lavitre, la langue pendante,les yeux grands ouverts. Ils se mettentdebout et Adam imite sa sœur qui s’accroche à la barre et faitsemblantdeconduireletrain.

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Dans le jardin, lanounoucourtaveceux. Ils rient, elle lesgâte,leuro redesglacesetdesballons.Elle lesprendenphoto,couchéssur un tapis de feuilles mortes, jaune vif ou rouge sang. Milademande pourquoi certains arbres ont pris cette teinte dorée,lumineuse,tandisqued’autres,lesmêmes,plantésàcôtéouenface,semblent pourrir, passant directement du vert au marron foncé.Louise est incapable de se l’expliquer. « On demandera à tamaman»,dit-elle.

Dans lesmanèges, ils hurlent de terreur et de joie. Louise a levertige et elle tient Adam bien fort sur ses genoux quand le trains’enfonce dans les tunnels sombres et dévale des pentes à toutevitesse. Dans le ciel un ballon s’envole, Mickey est devenu unvaisseauspatial.

Ilss’installentsurl’herbepourpique-niqueretMilasemoquedeLouise qui a peur des grands paons, à quelques mètres d’eux. Lanounouaemportéunevieillecouvertureen lainequeMyriamavaitrouléeenboulesousson litetqueLouiseanettoyéeetreprisée.Ilss’endormenttouslestroissurl’herbe.Louiseseréveille,Adamcollécontreelle.Elleafroid,lesenfantsontdûtirerlacouverture.ElleseretourneetnevoitpasMila.Ellel’appelle.Ellesemetàhurler.Lesgensseretournent.Onluidemande:«Toutvabien,madame?Vousavezbesoind’aide?»Ellenerépondpas.«Mila,Mila»,hurle-t-elleencourant,Adamdanssesbras.Ellefaitletourdesmanèges,courtdevantlestanddecarabine.Leslarmesluimontentauxyeux,elleaenviedesecouerlespassants,depousserlesinconnusquisepressentlà,tenantbienenmain leursenfants.Elleretournevers la fermette.

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Samâchoiretrembletellementqu’ellenepeutmêmeplusappeler lallette.Soncrâneluifaitatrocementmaletellesentquesesgenoux

se mettent à ancher. Dans un instant, elle tombera par terre,incapabledefaireungeste,muette,totalementdémunie.

Puisellel’aperçoit,auboutd’uneallée.Milamangeuneglacesurun banc, une femme penchéevers elle. Louise se jette sur l’enfant.« Mila ! Mais tu es complètement folle ! Qu’est-ce qui t’a pris departir comme ça ? » L’inconnue, une femme d’une soixantained’années,serrelapetite llecontreelle.«C’estscandaleux.Qu’est-cequevous faisiez?Commenta-t-ellepuseretrouvertouteseule? Jepourraistrèsbiendemander lenumérodesesparentsà lapetite. Jenesuispassûrequ’ilsapprécieraient.»

MaisMilaéchappeà l’étreintede l’inconnue.Elle la repousseetlui lanceun regardméchant, avantde se jeter contre les jambesdeLouise.Lanounousepencheverselleetlasoulève.Louiseembrasseson cou glacé, elle lui caresse les cheveux. Elle regarde le visageblêmedel’enfantets’excusedesanégligence.«Mapetite,monange,mon chaton. » Elle la cajole, la couvre de baisers, la tient serréecontresapoitrine.

En voyant l’enfant se lover dans les bras de la petite femmeblonde,lavieillesecalme.Ellenesaitplusquoidire.Ellelesobserveen remuant la tête d’un air de reproche. Elle espérait sans douteprovoquerunscandale.Celal’auraitdistraite.Elleauraiteuquelquechose à raconter si la nounou s’étaitmise en colère, s’il avait falluappelerlesparents,sidesmenacesavaientétéproféréespuismisesàexécution. L’inconnue nit par se lever de ce banc, et elle part endisant:«Bon,laprochainefois,vousferezattention.»

Louiseregardepartir lavieillequiseretournedeuxoutroisfois.

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Elle lui sourit, reconnaissante. À mesure que la silhouette voûtées’éloigne, Louise serre Mila contre elle, de plus en plus fort. Elleécrase le torse de la petite lle qui supplie : « Arrête, Louise, tum’étou es. » L’enfant essaie de se dégager de cette étreinte, elleremue,donnedescoupsdepiedmaislanounoulatientfermement.Ellecolleses lèvrescontre l’oreilledeMilaetelle luidit,d’unevoixcalmeet glacée : «Net’éloigneplus jamais,tum’entends.Tuveuxquequelqu’untevole ?Unméchantmonsieur ?Laprochaine fois,c’est ce qui arrivera.Tu auras beau crier et pleurer, personne neviendra.Est-cequetusaiscequ’iltefera?Non?Tunesaispas?Ilt’emmènera, il te cachera, il te gardera pour lui tout seul et tu nereverrasplus jamaistesparents. »Louise s’apprête àposer l’enfantquandellesentunedouleuratrocedansl’épaule.Ellehurleetessaiede repousser lapetite lle,qui lamord jusqu’au sang.LesdentsdeMila s’enfoncentdans sa chair, ladéchirent, elle reste accrochéeaubrasdeLouisecommeunanimaldevenufou.

Cesoir-là,elleneracontepasàMyriaml’histoirede la fuguenicelle de la morsure. Mila, elle aussi, reste silencieuse sans que sanounou l’ait prévenue ou menacée.À présent, Louise et Mila ontchacuneungriefcontre l’autre.Ellesnese sont jamais sentiesaussiuniesqueparcesecret.

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Jacques

Jacques adorait luidirede setaire. Il ne supportaitpas savoix,quiluirâpaitlesnerfs.«Tuvaslafermer,oui?»Danslavoiture,ellenepouvaitpass’empêcherdebavarder.Elleavaitpeurdelarouteetparler la calmait. Elle se lançait dans des monologues insipides,reprenant à peine sa respiration entre deux phrases. Elle jacassait,égrenantlenomdesrues,étalantlessouvenirsqu’elleyavait.

Elle sentait bien que son mari fulminait. Elle savait que c’étaitpour la faire taire qu’il augmentait le son de la radio. Que c’étaitpour l’humilier qu’il ouvrait la fenêtre et se mettait à fumer enfredonnant.La colère de son époux lui faisait peurmais elle devaitaussi reconnaître que, parfois, cela l’excitait. Elle jouissait de luitordrelesboyaux,del’ameneràunétatderagetelqu’ilétaitcapabledesegarersurlebas-côté,delasaisirparlecouetdelamenaceràvoixbassedelafairetaireàtoutjamais.

Jacquesétaitlourd,bruyant.Envieillissant,ilestdevenuaigreetvaniteux.Lesoir,enrentrantdutravail,ilfaisaitpendantuneheureaumoins l’exposé de sesgriefs contreuntel ouuntel.À l’en croire,toutlemondeessayaitdelevoler,delemanipuler,detirerpro tde

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sa condition. Après son premier licenciement, il a poursuivi sonemployeur devant les prud’hommes. La procédure lui a coûté dutemps,énormémentd’argentmais lavictoire nale luiaapportéuntel sentiment de puissance qu’il a pris goût aux litiges et auxtribunaux. Plus tard, il a cru faire fortune en poursuivant sonassuranceaprèsunbanalaccidentdevoiture.Puisils’enestprisauxvoisins du premier étage, à lamairie, au syndic de l’immeuble. Sesjournéesentièresétaientoccupéesparlarédactiondelettresillisibleset menaçantes. Il épluchait les sites Internet d’aide juridique, à larecherchedumoindre articlede loi qui pourrait jouer en sa faveur.Jacquesétaitcolériqueetd’unemauvaisefoisanslimites.Ilenviaitlesuccès des autres, leur déniait tout mérite. Il lui arrivait même depasser l’après-midi au tribunal de commerce, pour se gaver de ladétressedesautres.Iljouissaitdesruinessubites,descoupsdusort.

«Jenesuispascommetoi,disait-il èrementàLouise.Jen’aipasuneâmedecarpette,àramasserlamerdeetlevomidesmioches.Iln’yaplusque lesnégressespourfaireuntravailpareil. »Iltrouvaitsafemmeexcessivementdocile.Etsicelal’excitait,lanuit,danslelitconjugal, cela l’exaspérait le reste du temps. Il donnaitcontinuellementdesconseilsàLouise,qu’elle faisaitmined’écouter.«Tudevraisleurdiredeterembourser,c’esttout»,«Tunedevraispas accepter de travailler une minute de plus sans être payée »,« Prends un congé maladie, va, qu’est-ce que tu veux qu’ils yfassent?».

Jacques était trop occupé pour chercher un emploi.Sestracasseries lui prenaient tout son temps. Il quittait peul’appartement, étalant ses dossiers sur la table basse, la télévisiontoujours allumée. À cette époque, la présence des enfants lui est

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devenueinsupportableetilaintiméàLouisel’ordred’allertravaillerdans l’appartement de ses employeurs. Les toux enfantines, lesvagissements, même les rires l’irritaient. Louise, surtout, lerépugnait.Sespréoccupationsminables,quitournaienttoutesautourdesgamins, lemettaientdansunvéritableétatderage. «Toiettesa airesdebonnesfemmes»,répétait-il.Ilpensaitqueceshistoiresnesontpasbonnesàêtreracontées.Ellesdevraientêtrevécuesàl’abridumonde,nousn’endevrions rien savoir,deceshistoiresdebébésoudevieillards.Cesontdemauvaismomentsàpasser,desâgesdeservitude et de répétitionsdesmêmes gestes.Des âges où le corps,monstrueux, sans pudeur, mécanique froide et odorante, envahittout.Descorpsquiréclamentde l’amouretàboire. «C’estàvousdégoûterd’êtreunhomme.»

À cette époque, il a acheté à crédit un ordinateur, une nouvelletélévision,etunfauteuilélectriquequifaisaitdesmassagesetdontonpouvait abaisser le dossier pour faire la sieste. Des heures devantl’écranbleudesonordinateur,dontlesou easthmatiqueemplissaitlapièce.Assissursonnouveaufauteuil,faceàsatélévision ambantneuve, il appuyait frénétiquement sur les boutons de satélécommande,commeungosserenduidiotpartropdejouets.

C’était sans doute un samedi puisqu’ils déjeunaient ensemble.Jacquesrâlait,commetoujours,maisavecmoinsdevigueur.Souslatable,Louise adéposéunevasquepleined’eau glacéedans laquelleJacques a trempé ses pieds. Louise revoit encore, dans sescauchemars, les jambes violettes de Jacques, ses chevilles dediabétique gon ées et malsaines, qu’il lui demandait sans cesse de

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masser. Cela faisait quelques jours que Louise avait remarqué sonteint cireux, sesyeuxéteints.Elle avaitnoté sadi culté àterminerunephrasesansreprendresonsou e.Elleapréparéunosso-buco.Àlatroisièmebouchée,alorsqu’ils’apprêtaitàparler,Jacquesatoutvomidanssonassiette. Ilavomien jet,commelesnouveau-nés,etLouiseasuquec’étaitgrave.Queçanepasseraitpas.Elles’estlevéeet, envoyant levisagedésemparéde Jacques, elle adit : «Cen’estpas grave. Ce n’est rien. » Elle a parlé sans s’arrêter, s’accusantd’avoirmistropdevindans la saucequi était acide, déroulant desthéories stupides sur les aigreurs d’estomac. Elle parlait et parlait,donnaitdesconseils,s’accusaitpuisdemandaitpardon.Salogorrhéetremblanteetdécousuenefaisaitqu’augmenter l’angoissequis’étaitemparéedeJacques,celled’êtredanssoncorpscommeenhautd’unescalierdontonaratéunemarcheetqu’onseregardedégringoler,latêtelapremière,ledosbroyé,leschairsensang.Sielles’étaittue,ilauraitpeut-êtrepleuré, ilauraitdemandédel’aideoumêmeunpeudetendresse.Mais en rangeant l’assiette, en défaisant la nappe, ennettoyantlesol,sanscesse,elleparlait.

Jacquesestmorttroismoisplustard.Ils’estasséchécommeunfruit qu’on oublie au soleil. Il neigeait lejourde l’enterrement et lalumièreétaitpresquebleue.Louises’estretrouvéeseule.

Elle ahoché latêtedevant lenotairequi lui a expliqué, contrit,que Jacquesne laissaitquedesdettes.Elle xait legoitreque lecoldechemiseécrasaitetelleafaitsemblantd’accepterlasituation.DeJacques,ellen’ahéritéquedelitigesavortés,deprocèsenattente,defacturesàacquitter.Labanque luiadonnéunmoispourquitter lapetitemaisondeBobigny,quiallaitêtresaisie.Louiseafaitseulelescartons. Elle a rangé avec soin les quelques a aires que Stéphanie

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avait laissées derrière elle. Elle ne savait pas quoi faire des piles dedocuments que Jacques avait accumulés.Elle a pensé àymettre lefeu,danslepetitjardin,ets’estditquelefeu,avecunpeudechance,pourraitvenirlécherlesmursdelamaison,ceuxdelarue,detoutlequartier même. Ainsi, toute cette partie-là de sa vie partirait enfumée.Ellen’enéprouveraitaucundéplaisir.Elleresteraitlà,discrèteet immobile, pour observer les ammes dévorer ses souvenirs, seslongues marches dans les rues désertes et sombres, ses dimanchesd’ennuientreJacquesetStéphanie.

Mais Louise a soulevé sa valise, elle a fermé la porte à doubletour et elle estpartie, abandonnantdans lehallde lapetitemaisonlescartonsdesouvenirs, lesvêtementsdesa lleet lescombinesdesonmari.

Cette nuit-là, elle a dormi dans une chambre d’hôtel qu’elle apayée une semaine d’avance. Elle se faisait des sandwichs qu’ellemangeaitdevantlatélévision.Ellesuçaitdesbiscuitsàla guequ’ellelaissait fondre sur sa langue. La solitude s’est révélée, comme unebrècheimmense dans laquelle Louise s’est regardée sombrer. Lasolitude, qui collait à sa chair, à ses vêtements, a commencé àmodeler ses traits et lui a donné des gestes de petite vieille. Lasolitude lui sautait auvisage au crépuscule, quand la nuittombe etque les bruits montent des maisons où l’on vit à plusieurs. Lalumière baisse et la rumeur arrive ; les rires, et les halètements,mêmelessoupirsd’ennui.

Dans cette chambre, dans une rue du quartier chinois, elle aperdu la notion du temps. Elle était égarée, hagarde. Le mondeentierl’avaitoubliée.Elledormaitpendantdesheuresetseréveillaitlesyeux gon és et la tête douloureuse,malgré le froid qui sévissait

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danslapièce.Ellenesortaitqu’encasd’extrêmenécessité,quandlafaimdevenaittropinsistante.Ellemarchaitdanslaruecommedansundécordecinémadontelleauraitétéabsente,spectatrice invisibledumouvementdeshommes.Tout lemondesemblaitavoirquelquepartoùaller.

Lasolitudeagissaitcommeunedroguedontellen’étaitpassûrede vouloir se passer. Louise errait dans la rue, ahurie, les yeuxouvertsaupointde lui fairemal.Dans sa solitude,elle s’estmiseàvoir les gens. À les voir vraiment. L’existence des autres devenaitpalpable,vibrante,plusréelleque jamais.Elleobservait jusquedansles moindres détails les gestes des couples assis aux terrasses. Lesregards en biais des vieillards à l’abandon. Les minauderies desétudiantes qui faisaient semblant de réviser, assises sur le dossierd’un banc. Surles places, à la sortie d’une station de métro, ellereconnaissait l’étrange parade de ceux qui s’impatientent. Elleattendait avec eux l’arrivée d’un rendez-vous. Chaque jour, ellerencontrait des compagnons en folie, parleurs solitaires, déments,clochards.

Laville,àcetteépoque,étaitpeupléedefous.

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L’hivers’installe,lesjoursseressemblent.Novembreestpluvieuxetglacé.Dehors,lestrottoirssontcouvertsdeverglas.Impossibledesortir.Louiseessaiededistrairelesenfants.Elleinventedesjeux,ellechantedeschansons.Ilsconstruisentunemaisonencarton.Maislajournéeparaîtinterminable.Adamadela èvreetiln’apascessédegémir.Louiseletientdanssesbras,ellelebercependantprèsd’uneheure, jusqu’à cequ’il s’endorme.Mila,quitourneen ronddans lesalon,devientnerveuseelleaussi.

«Vienslà», luiditLouise.Milas’approcheet lanounousortdesonsaclapetitetrousseblanchedontl’enfantasisouventrêvé.MilatrouvequeLouiseestlaplusbelledesfemmes.Elleressembleàcettehôtesse de l’air, blonde et très apprêtée, qui lui avait o ert desbonbons lors d’un vol pour Nice. Louise a beau s’agiter toute lajournée, faire la vaisselle et courir de l’école à la maison, elle esttoujours parfaite. Ses cheveux sont soigneusement tirés en arrière.Sonmascaranoir,dontelleappliqueaumoinstroiscouchesépaisses,luifaitunregarddepoupéeébahie.Etpuis,ilyasesmains,doucesetqui sentent les eurs.Sesmains sur lesquelles jamais levernisnes’écaille.

Louise, parfois, se refait les ongles devant Mila et la petite

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respire, les yeux fermés, l’odeur du dissolvant et celle du vernis àongles bonmarché que la nounou étale d’un gestevif, sans jamaisdépasser. Fascinée, l’enfant la regarde agiter les mains en l’air etsoufflersursesdoigts.

SiMilaacceptelesbaisersdeLouise,c’estpoursentirl’odeurdetalcsursesjoues,pourvoirdeplusprèslespaillettesquibrillentsurses paupières. Elle aime l’observer quand elle applique son rouge àlèvres. D’une main, Louise tient devant elle un miroir, toujoursimmaculé,etelleétiresabouchedansunegrimaceétrangequeMilareproduitensuitedanslasalledebains.

Louise fouille dans la trousse. Elle prend lesmains de la petitelleetenduitsespaumesdecrèmeà larosequ’elleextraitd’unpot

minuscule.«Çasentbon,non?»Ellepose,souslesyeuxébahisdel’enfant, duvernis sur ses petits ongles.Unvernis rose etvulgaire,qui sent très fort l’acétone.Cette odeur, pourMila, est celle de laféminité.

« Enlève tes chaussettes, tu veux ? » Et sur les doigts de piedpotelés,àpeinesortisdel’enfance,elleétalelevernis.Louisevidelecontenudelatroussesurlatable.Unepoussièreorangeetuneodeurdetalcserépandent.Milaestprised’unrirede jubilation.Louiseàprésentmetdurougeàlèvres,dufardàpaupièresbleuàl’enfantet,sur ses pommettes, une pâte orangée. Elle lui faitbaisser la tête etelle crêpe ses cheveux,trop raides ettrop ns, jusqu’à en faire unecrinière.

Elles rienttellementqu’ellesn’entendentpasPaulqui referme laporteetentredanslesalon.Milasourit, laboucheouverte, lesbrasécartés.

«Regarde,papa.RegardecequeLouiseafait!»

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Paulla xe.Luiquiétaitsiheureuxderentrerplustôt,sicontentde voir ses enfants, a un haut-le-cœur. Il a l’impression d’avoirsurpris un spectacle sordide ou malsain. Sa lle, sa toute petite,ressembleàuntravesti, àunechanteusede cabaretdémodée, nie,abîmée. Il n’en revient pas. Il est furieux, hors de lui. Il détesteLouise de lui avoir imposé ce spectacle.Mila, son ange, sa libellulebleue,estaussilaidequ’unanimaldefoire,aussiridiculequelechienqu’unevieilledamehystériqueauraithabillépoursapromenade.

«Maisqu’est-cequec’estqueça ?Qu’est-cequivousapris ? »Paulhurle. Il attrapeMilapar lebras et il lahisse suruntabouretdanslasalledebains.Ilessuielemaquillagesursonvisage.Lapetitehurle : «Tu me fais mal. » Elle sanglote et le rouge ne fait ques’étaler,pluscollant,plusvisqueux,surlapeaudiaphanedel’enfant.Ilal’impressiondeladé gurertoujoursplus,delasaliretsacolèregrandit.

« Louise, je vous préviens, je ne veux plus jamais voir ça. Cegenredechosemefaithorreur.Jen’aipasl’intentiond’enseignerunetelle vulgarité à ma lle. Elle est beaucoup trop petite pour êtredéguiséeen...Vousvoyezcequejeveuxdire.»

Louise est restée debout, à l’entrée de la salle debains, Adamdanslesbras.Malgrélescrisdesonpère,malgrél’agitation,lebébénepleurepas.IlposesurPaulunregarddur,mé ant,commes’illuisigni ait qu’il avait choisi son camp, celui de Louise. La nounouécoutePaul.Ellenebaissepaslesyeux,ellenes’excusepas.

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Stéphaniepourraitêtremorte.Louiseypenseparfois.Elleauraitpul’empêcherdevivre.L’étou erdansl’œuf.Personnenes’enseraitrenducompte.Onn’auraitpaseuàcœurdeleluireprocher.Siellel’avaitéliminée,lasociétéluienseraitpeut-êtremêmereconnaissanteaujourd’hui.Elleauraitfaitpreuvedecivisme,delucidité.

Louise avait vingt-cinq ans et elle s’était réveillée unmatin, lesseins lourds et douloureux. Une tristesse nouvelle s’était immiscéeentre elle et le monde. Elle sentait bien que ça n’allait pas. ElletravaillaitalorschezM.Franck,unpeintrequivivaitavecsamère,dansunhôtelparticulierduquatorzièmearrondissement.Louisenecomprenait pas grand-chose aux œuvres de M. Franck. Dans lesalon,surlesmursducouloiretdeschambres,elles’arrêtaitdevantles immenses portraits de femmes dé gurées, les corps perclus dedouleurs ou paralysés par l’extase qui avaient fait la notoriété dupeintre.Louisen’auraitpassudiresiellelestrouvaitbeaux,maisellelesaimait.

Geneviève,lamèredeM.Franck,s’étaitfracturélecoldufémurendescendantd’untrain.Ellenepouvaitplusmarcheretsurlequai,elle avait perdu la raison. Elle vivait couchée, nue la plupart dutemps,dansunechambreclaireaurez-de-chaussée.Ilétaitsidi cile

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de l’habiller, elle se débattait avec une telle férocité, qu’on secontentaitdel’allongersurunecoucheouverte,lesseinsetlesexeàlavuedetous.Lespectacledececorpsàl’abandonétaiteffroyable.

M. Franck avait commencé par embaucher des in rmièresquali éesettrèschères.Maiscelles-ci seplaignaientdescapricesdela vieille. Elles l’assommaient de médicaments. Le ls les trouvaitfroidesetbrutales.Ilrêvaitpoursamèred’uneamie,d’unenourrice,d’une femmetendrequiécouterait sesdélires sans lever lesyeuxauciel, sans soupirer. Louise était jeune, certes, mais elle l’avaitimpressionnéparsaforcephysique.Lepremierjour,elleétaitentréedans lachambreetelleavait, àelle seule, réussià soulever lecorpslourdcommeunedalle.Ellel’avaitnettoyé,enparlantsanscesse,etGenevièvepourunefoisn’avaitpascrié.

Louisedormaitaveclavieille.Ellelalavait.Ellel’écoutaitdélirerla nuit. Comme les nourrissons, Geneviève craignait le crépuscule.Les lumières faiblissantes, les ombres, les silences la faisaienthurlerde peur. Elle avait des terreurs vespérales. Elle suppliait sa mère,mortedepuisquaranteans,devenirlachercher.Louise,quidormaitàcôtédulitmédicalisé,tentaitdelaraisonner.Lavieilleluicrachaitdes insultes, latraitaitdepute,dechienne,debâtarde.Parfois, elleessayaitdelafrapper.

Puis, Louise s’estmise à dormir plus profondémentque jamais.LescrisdeGenevièvene ladérangeaientplus.Bientôt,ellen’aplusété capable de retourner la vieille ou de l’installer sur son fauteuilroulant. Ses bras étaient comme atrophiés, son dos lui faisaita reusementmal.Unaprès-midi,alorsquelanuitétaitdéjàtombéeet que Geneviève marmonnait des prières déchirantes, Louise estmontéedansl’atelierdeM.Franckpourluiexpliquerlasituation.Le

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peintre est entré dans une rage queLouise n’avait pas prévue. Il afermélaporteviolemmentets’estapprochéd’elle,plantantsesyeuxgrisdanslessiens.Elleacru,uninstant,qu’ilallaitluifairedumal.Etils’estmisàrire.

«Louise,quandonestcommevous,célibataire,etqu’ongagneàpeinesavie,onnefaitpasd’enfants.Pourvousdiretoutàfaitmonsentiment,jetrouvequevousêtescomplètementirresponsable.Vousarrivezavecvosyeux rondsetvotre sourirebête,pourm’annoncerça.Etvousvoudriezquoi,encore?Qu’onouvrelechampagne?»Ilfaisait les cent pas dans la grande pièce, au milieu des toilesinachevées, les mains derrière le dos. «Vous pensez que c’est unebonne nouvelle ?Vous n’avez donc aucune jugeote ? Je vais vousdire:vousavezdelachanced’êtretombéesurunemployeurcommemoi,quiessaiedevousaideràaméliorervotresituation.J’enconnaisquivousauraientmisedehors,etplusvitequeça.Jevouscon emamère,quiestlapersonnequicompteleplusaumondepourmoi,etje m’aperçois que vous êtes complètement écervelée, incapable debonsens.Jeme chedecequevousfaitesdevossoiréeslibres.Vosmœurs légères ne me regardent pas. Mais la vie, ce n’est pas unefête.Qu’est-cequevousferiezd’unbébé?»

Enréalité,M.Francknese chaitpasdecequeLouisefaisaitlesamedi soir. Il s’est mis à lui poser des questions, de plus en plusinsistantes.Ilavaitenviedelasecouer,deluidonnerdesgi espourqu’elle avoue.Qu’elle lui raconte cequ’elle faisait lorsqu’ellen’étaitpas là, sous sesyeux, au chevet deGeneviève. Il voulait savoir dequelles caresses cet enfant était né, dans quel lit Louise s’était

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abandonnéeauplaisir,àlaluxure,aurire.Illuidemandaitsanscessequiétait lepère,àquoi il ressemblait,oùelle l’avait rencontréetcequ’il avait l’intention de faire. Mais Louise, invariablement,répondaitàsesquestionsendisant:«C’estpersonne.»

M. Franck a tout pris en main. Il a dit qu’il l’emmènerait lui-mêmechez lemédecin etqu’il l’attendraitpendant l’intervention. Illuiamêmepromisqu’unefoisqueceserait niilluiferaitsigneruncontratenbonneetdue forme,qu’il luiverseraitde l’argent suruncompte en banque à son nom et qu’elle aurait droit à des congéspayés.

Lejourdel’opération,Louisenes’estpasréveilléeetellearatélerendez-vous. Stéphanie s’est imposée, creusant en elle, l’étirant,déchirant sa jeunesse. Elle a germé comme un champignon sur unbois humide. Louise n’est pas retournée chez M. Franck. Elle n’ajamaisrevulavieille.

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Enfermée dans l’appartement des Massé, elle a parfoisl’impression de devenir folle. Depuis quelques jours, des plaquesrouges sont apparues sur ses joues et sur ses poignets. Louise estobligée de mettre ses mains et son visage sous l’eau glacée pourapaiser la sensation de brûlure qui la dévore. Pendant ces longuesjournées d’hiver, un sentiment de solitude immense l’étreint. Enproieàlapanique,ellesortdel’appartement,fermelaportederrièreelle,affrontelefroidetemmènelesenfantsausquare.

Les squares, les après-midi d’hiver.Le crachinbalaie les feuillesmortes.Legravier glacé colle auxgenouxdespetits.Sur lesbancs,dans lesalléesdiscrètes,oncroiseceuxdont lemondeneveutplus.Ils fuient les appartements exigus, les salons tristes, les fauteuilscreuséspar l’inactivitéet l’ennui. Ilspréfèrentgrelotterenpleinair,le dos rond, les bras croisés. À 16 heures, les journées oisivesparaissent interminables. C’est au milieu de l’après-midi que l’onperçoit le temps gâché, que l’ons’inquiète de la soirée à venir. Àcetteheure,onahontedeneserviràrien.

Les squares, les après-midi d’hiver, sont hantés par les

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vagabonds, lesclochards, leschômeurset lesvieux, lesmalades, leserrants, les précaires. Ceux qui ne travaillent pas, ceux qui neproduisent rien.Ceuxquine fontpasd’argent.Auprintemps,biensûr, les amoureux reviennent, les couples clandestins trouvent undomicile sous les tilleuls, dans les alcôves euries, les touristesphotographientlesstatues.L’hiver,c’estautrechose.

Autour du toboggan glacé, il y a les nounous et leur arméed’enfants. Enveloppés dans des doudounes qui les empêchent, lesbambins courent comme de grosses poupées japonaises, le nezdégoulinant de morve, les doigts violets. Ils sou ent de la fuméeblancheets’enémerveillent.Danslespoussettes,lesbébésharnachéscontemplent leurs aînés. Peut-être certains en éprouvent-ils de lamélancolie, de l’impatience. Ils ont hâte sans doute de pouvoir seréchau er en grimpant sur le portique en bois. Ils pia ent à l’idéed’échapperàlasurveillancedesfemmesquilesrattrapentd’unemainsûre ou brutale, douce ou excédée. Des femmes en boubous dansl’hiverglacial.

Il y a les mères aussi, les mères au regard vague. Celle qu’unaccouchementrécentretientàlalisièredumondeetqui,surcebanc,sent le poids de sonventre encore asque. Elle porte son corps dedouleur et de sécrétions, son corps qui sent le lait aigre et le sang.Cettechairqu’elletraîneetàquiellen’o renisoinnirepos.Ilyales mères souriantes, radieuses, les mères si rares, que tous lesenfantscouventdesyeux.Cellesquin’ontpasditaurevoircematin,quinelesontpaslaissésdanslesbrasd’uneautre.Cellesqu’unjourde congé exceptionnel a poussées là et qui pro tent avec unenthousiasmeétrangedecettebanalejournéed’hiverauparc.

Leshommes, ilyena,maisplusprèsdesbancsdusquare,plus

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prèsdubac à sable,plusprèsdesbambins, les femmes formentunmurcompact,unedéfense infranchissable.Onsemé edeshommesquiserrent,deceuxquis’intéressentàcemondedebonnesfemmes.On chasse ceux qui sourient aux enfants, qui regardent leurs jouesreplètes et leurs petites jambes. Les grands-mères le déplorent :«Avectous lespédophilesqu’ily a aujourd’hui.Demontemps, çan’existaitpas.»

Louise ne quitte pas Mila des yeux. La petite lle court, dutobogganà labalançoire.Ellenes’arrête jamaispournepas laisserde prise au froid. Ses gants sont trempés et elle les essuie en lesfrottant contre son manteau rose. Adam dort dans sa poussette.Louise l’a enroulédansunecouvertureet elle caressedoucement lapeaudesanuque,entrelepulletlebonnetdelaine.Unsoleilglacial,àl’éclatmétallique,luifaitplisserlesyeux.

«Tuenveux?»Une jeune femme s’est assise à côté d’elle, les jambes écartées.

Elle lui tend une petite boîte où s’agglutinent des gâteaux aumiel.Louise la regarde. Elle n’a pas plus devingt-cinq ans et elle souritd’unemanièreunpeuvulgaire.Seslongscheveuxnoirssontsalesetpas coi és, mais on devine qu’elle pourrait être jolie. Attiranteentout cas. Elle a des rondeurs sensuelles, un peu de ventre et descuisses épaisses. Elle mâche son gâteau la bouche ouverte et sucebruyammentsesdoigtscouvertsdemiel.

«Merci.»Louiserefuselegâteaud’unsignedelamain.«Cheznous,onproposetoujoursàmangerauxinconnus.Iln’y

a qu’ici que j’ai vu des gens manger tout seuls. » Un garçon

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d’environquatreanss’approchedelajeunefemmeetelleluienfonceungâteaudanslabouche.Lepetitgarçonrit.

«C’estbonpourtoi, luidit-elle.C’estun secret,d’accord ?Onneditrienàtamère.»

Le petit garçon s’appelleAlphonse etMila aime jouer avec lui.Louisevientau squaretous les joursettous les jourselle refuse lespâtisseries grasses que lui proposeWafa. Elle interdit à Mila d’enmanger maisWafa ne se formalise pas. La jeune femme est trèsbavardeetsur lebanc, lesfessescolléesàLouise,elle luiracontesavie.Elleparlesurtoutdeshommes.

Wafa fait penser à une espèce de gros félin peu subtilmais trèsdébrouillard. Elle n’a pas encore de papiers et ne semble pas s’eninquiéter.ElleestarrivéeenFrancegrâceàunvieilhommeàquielleprodiguait des massages, dans un hôtel louche de Casablanca.L’hommes’estattachéàsesmains,sidouces,puisàsaboucheetàses fesses et, en n, àtout ce corpsqu’elle lui a o ert, suivant ainsison instinct et les conseils de sa mère. Le vieillard l’a emmenée àParis,où ilvivaitdansunappartementminableetoù iltouchaitdel’argentdel’État.«Ilaeupeurquejetombeenceinteetsesenfantsl’ontpousséàmemettredehors.Mais levieux, il auraitbienvouluquejereste.»

FaceàLouiseetàsonsilence,Wafaparlecommeonsecon eàunprêtreouà lapolice.Elle lui raconte lesdétailsd’uneviequinesera jamais consignée. Après le départ de chez le vieux, elle a étérecueillieparune llequil’ainscritesurdessitesderencontrespourjeunesfemmesmusulmanesetsanspapiers.Unsoir,unhommeluiadonné rendez-vousdansunMcDodebanlieue.Letype l’atrouvéebelle. Il lui a fait des avances. Il amêmeessayéde lavioler.Elle a

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réussiàlecalmer.Ilssesontmisàparlerd’argent.Youssefaacceptéde l’épouserpourvingtmille euros. «C’estpas cherpayépourdespapiersfrançais»,a-t-ilexpliqué.

Elle a trouvé ce travail, une aubaine, chez un couple franco-américain. Ils la traitent bienmême s’ils sont très exigeants. Ils luiont loué une chambre de bonne à cent mètres de chez eux. « Ilspaientleloyermaisenéchange,jenepeuxjamaisleurdirenon.»

« Je l’adore, ce gosse », dit-elle en dévorantAlphonse desyeux.Louise etWafa se taisent. Un vent glacé balaie le square et ellessaventqu’ilfaudrabientôts’enaller.«Cepauvrepetit.Regarde-le,ilarrive àpeineàbougertellement je l’aihabillé.S’il attrape froid samèrevametuer.»

Wafa a peur, parfois, devieillir dansunde ces parcs.De sentirsesgenouxcraquersurcesvieuxbancsgelés,den’avoirmêmepluslaforcedesouleverunenfant.Alphonsevagrandir.Ilneremettraplusles pieds dans un square, un après-midi d’hiver. Il ira au soleil. Ilprendra des vacances. Peut-être même qu’un jour il dormiradansunedeschambresduGrandHôtel,oùellemassaitleshommes.Lui,qu’elle a élevé, il se fera servir par une de ses sœurs ou un de sescousins,surlaterrassepavéedecarreauxjaunesetbleus.

«Tuvois,tout se retourne ettout s’inverse.Sonenfance etmavieillesse. Ma jeunesse et sa vie d’homme. Le destin est vicieuxcomme un reptile, il s’arrange toujours pour nous pousser dumauvaiscôtédelarampe.»

Lapluietombe.Ilfautrentrer.

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Pour Paul et Myriam, l’hiver le à toute vitesse. Pendant cesquelquessemaines,lecouplesevoitpeu.Ilssecroisentdansleurlit,l’unrejoignantl’autredanslesommeil.Ilscollentleurspiedssouslesdraps, se font des baisers dans le cou et rient d’entendre l’autregrommeler comme un animal dont on perturbe le sommeil. Ilss’appellent dans la journée, se laissent des messages.Myriam écritdespost-it amoureuxqu’elle colle sur lemiroirde la salledebains.Paul lui envoie, en pleine nuit, des vidéos de ses séances derépétition.

La vie est devenue une succession de tâches, d’engagements àremplir, de rendez-vous à ne pas manquer. Myriam et Paul sontdébordés. Ils aiment à le répéter comme si cet épuisement était lesigneavant-coureurdelaréussite.Leurviedéborde,ilyaàpeinelaplace pour le sommeil, aucune pour la contemplation. Ils courentd’unlieuàunautre,changentdechaussuresdanslestaxis,prennentdesverresavecdesgensimportantspourleurscarrières.Àeuxdeux,ils deviennent les patrons d’une entreprise qui tourne, qui a desobjectifsclairs,desentréesd’argentetdescharges.

PartoutdanslamaisonontrouveleslistesqueMyriamécrit,suruneservietteenpapier,unpost-itousurladernièrepaged’unlivre.

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Ellepassesontempsàleschercher.Ellecraintdelesjetercommesicelarisquaitdeluifaireperdrele ldestâchesàaccomplir.Elleenagardédetrèsanciennesetellelesrelitavecd’autantplusdenostalgiequ’ellenesaitplus,parfois,àquoicesnotesobscurescorrespondent.

—Pharmacie—RaconteràMilal’histoiredeNils—RéservationspourlaGrèce—RappelerM.—Reliretoutesmesnotes—Retournervoircettevitrine.Acheterlarobe?—RelireMaupassant—Luifaireunesurprise?

Paulestheureux.Savie,pourunefois,luisembleàlahauteurdeson appétit, de son énergie folle, de sa joie devivre.Lui, le garçonquiapousséaugrandair,peuten nsedéployer.Enquelquesmois,sacarrièreaconnuunvéritabletournantet,pourlapremièrefoisdesavie,ilfaitexactementcequiluiplaît.Ilnepasseplussesjournéesau service des autres, à obéir et à se taire, face à un producteurhystérique,àdeschanteursenfantins.Oublié les journéesàattendredesgroupesquinepréviennentpasqu’ilsaurontsixheuresderetard.Oubliélesséancesd’enregistrementavecleschanteursdevariétéssurle retour ou ceuxqui ont besoinde litres d’alcool et dedizainesderails avant d’enchaîner une note. Paulpasse ses nuits au studio,a amédemusique,d’idéesnouvelles, de fous rires. Il ne laisse rienauhasard, corrigependantdesheures le sond’unecaisseclaire,unarrangement de batterie. « Louise est là ! » répète-t-il à sa femme,

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quandelles’inquiètedeleursabsences.QuandMyriam est tombée enceinte, il était fou de joie,mais il

prévenait ses amis qu’il ne voulait pas que sa vie change.Myriams’estditqu’ilavait raisonetellearegardésonhomme,si sportif, sibeau, si indépendant, avec plus d’admiration encore. Il lui avaitpromis de veiller à ce que leur vie reste lumineuse, à ce qu’ellecontinueà leur réserverdes surprises. «Nous feronsdesvoyagesetnousprendronslepetitsouslebras.Tudeviendrasungrandavocat,je produirai des artistes adulés et rien ne changera. » Ils ont faitsemblant,ilsontlutté.

Dans les mois qui ont suivi la naissance de Mila, la vie estdevenueunecomédieunpeupathétique.Myriamcachait sescerneset samélancolie.Elle avait peurde reconnaîtrequ’elle avaittout letempssommeil.Àcetteépoque,Pauls’estmisà luidemander : «Àquoi tu penses ? » et à chaque fois elle avait envie de pleurer. IlsinvitaientdesamischezeuxetMyriamdevaitseretenirdelesmettredehors, de renverser latable, de s’enfermer à clé dans sa chambre.Les copains riaient, ils levaient leurs verres, Paul les resservait. Ilsdébattaient etMyriamcraignaitpour le sommeilde sa lle.Elle enauraithurlédefatigue.

À lanaissanced’Adam,çaaétépireencore.Lanuitoù ils sontrentrésde lamaternité,Myriams’estendormiedans lachambre, leberceautransparentàcôtéd’elle.Paulnetrouvaitpaslesommeil.Illui semblait qu’une odeur étrange régnait dans l’appartement. Lamêmeodeurquedans lesmagasinsd’animaux, sur les quais, où ilsemmenaient parfois Mila le week-end. Une odeur de sécrétion etd’enfermement, de pisse séchée dans une litière. Cette odeurl’écœurait. Il s’est levé, a descendu les poubelles. Il a ouvert la

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fenêtre. Il s’est ensuite renducomptequec’étaitMilaqui avait jetétout ce qu’elle avait pu trouver dans les toilettes qui à présentdébordaientetrépandaientceventpourridansl’appartement.

À cette époque, Paul s’est senti pris au piège, accabléd’obligations. Il s’est éteint, lui dont tout le monde admiraitl’aisance, le rire tonitruant, la con ance en l’avenir. Lui, le grandéchalasblondsurlepassagedequiles llesseretournaientsansqu’illes remarque. Il a cessé d’avoir des idées folles, de proposer desweek-endsà lamontagneetdesviréesenvoiturepourallermangerdes huîtres sur la plage. Il a tempéré ses enthousiasmes. Dans lesmois qui ont suivi la naissance d’Adam, il s’est mis à éviter lamaison. Il inventait des rendez-vous et buvait des bières, seul, encachette, dans un quartier éloigné de chez lui. Ses copains étaientdevenusparentseuxaussi,et laplupartavaientquittéParispour labanlieue,laprovinceouunpayschauddusuddel’Europe.Pendantquelquesmois,Paulestdevenupuéril,irresponsable,ridicule.Ilaeudes secrets et des envies d’évasion. Il n’avait d’ailleurs pasd’indulgence pour lui-même. Il mesurait bien à quel point sonattitudeétaitbanale.Toutcequ’ilvoulait,c’étaitnepasrentrerchezlui, êtrelibre, vivre encore, lui qui avait si peu vécu et qui s’enrendaitcomptetroptard.Leshabitsdepère luisemblaientà lafoistropgrandsettroptristes.

Mais c’était fait maintenant, il ne pouvait pas dire qu’il n’envoulait plus. Les enfants étaient là, aimés, adorés, jamais remis encause,mais ledoutes’était insinuépartout.Lesenfants, leurodeur,leurs gestes, leur désir de lui, tout cela l’émouvait à un point qu’il

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n’auraitpudécrire.Ilavaitenvie,parfois,d’êtreenfantaveceux,dese mettre à leur hauteur, de fondre dans l’enfance. Quelque choseétaitmortetcen’étaitpasseulementla jeunesseoul’insouciance.Iln’étaitplusinutile.Onavaitbesoindeluietilallaitdevoirfaireavecça.Endevenant père, il a acquis des principes et des certitudes, cequ’il s’était juré de ne jamais avoir. Sa générosité est devenuerelative.Sesengouementsonttiédi.Sonuniverss’estrétréci.

LouiseestlààprésentetPauls’estremisàdonnerrendez-vousàsa femme. Un après-midi, il lui a envoyé un message. « Place desPetits-Pères. » Elle n’a pas répondu et il a trouvé son silencemerveilleux. Comme une politesse, un silence d’amoureuse. Il estarrivé sur la place le cœur tremblant, avec un peu d’avance etd’inquiétude.«Elleviendra,biensûrqu’elleviendra.»Elleestvenueetilssesontpromenéssurlesquais,commeilslefaisaientavant.

Il sait combienLouise leur est nécessairemais il ne la supporteplus.Avecsonphysiquedepoupée,satêteàclaques,ellel’irrite,ellel’énerve.«Elleestsiparfaite,sidélicate,quej’enressensparfoisuneformed’écœurement»,a-t-ilunjouravouéàMyriam.Ilahorreurdesa silhouettede llette,decette façonqu’elleadedisséquerchaquegestedesenfants. Ilméprise ses sombresthéories sur l’éducationetsesméthodesdegrand-mère.Ilmoquelesphotosqu’elles’estmiseàleur envoyer sur leur téléphone portable, dix fois par jour, surlesquelleslesenfantssoulèventensouriantleurassiettevideetoùellecommente:«J’aitoutmangé.»

Depuisl’incidentdumaquillage,illuiparlelemoinspossible.Cesoir-là,ils’estmêmemisentêtedelarenvoyer.IlaappeléMyriam

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pour en discuter avec elle. Elle était au bureau, elle n’avait pas letempspourça.Alorsilaattenduqu’ellerentreetquandsafemmeapoussé la porte, vers 11 heures, il lui a raconté la scène, la façondontLouisel’avaitregardé,sonsilenceglaçant,samorgue.

Myriaml’araisonné.Elleaminimisél’a aire.Elleluiareprochéd’avoirététropdur,des’êtremontrévexant.Detoutefaçon,ellesseliguenttoujours contre lui, commedeuxourses.Quand il s’agitdesenfants,ellesletraitentparfoisavecunehauteurquilehérisse.Ellesjouentdeleurconnivencedemères.Ellesl’infantilisent.

Sylvie, la mère de Paul, s’est moquée d’eux. «Vous jouez lesgrandspatronsavecvotregouvernante.Vousnecroyezpasquevousenfaitesunpeutrop?»Pauls’estvexé.Sesparentsl’ontélevédansla détestation de l’argent, du pouvoir et dans le respect un peumièvre du plus petit que soi. Lui a toujours travaillé dans ladécontraction, avec des gens dont il se sentait l’égal. Il a toujourstutoyésonboss.Iln’a jamaisdonnéd’ordres.MaisLouiseafaitdelui un patron. Il s’entend donner à sa femme des conseilsméprisables. « Ne fais pas trop de concessions, sinon elle nes’arrêtera jamais de réclamer », lui dit-il, le bras allongé, la mainpassantdesonpoignetàsonépaule.

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Dans le bain,Myriam joue avec son ls. Elle le tient entre sescuisses,leserrecontreelleetlecajoleaupointqu’Adam nitparsedébattre et par pleurer. Elle ne peut pas se retenir de couvrir debaiserssoncorpspotelé,cecorpsparfaitd’angelot.Elleleregardeetselaisseenvahirparunebou éepiquanted’amourmaternel.Elleseditquebientôtellen’oseraplussemettreainsi,nuecontre lui.Quecela ne se fera plus. Et puis, plus vite qu’elle ne le croit, elle seravieilleetlui,cetenfantrieuretchoyé,seradevenuunhomme.

Enledéshabillant,ellearemarquédeuxtracesétranges,sursonbrasetsursondos,àhauteurdel’épaule.Deuxcicatricesrougesetpresque e acées mais sur lesquelles on devine encore ce quiressembleàdesmarquesdedents.Elleposesurlablessurededouxbaisers.Elletientson lscollécontreelle.Elleluidemandepardonetleconsoleaprèscoupdecechagrinsurvenuensonabsence.

Lelendemainmatin,MyriamenparleàLouise.Lanounouvientàpeined’entrerdans l’appartement.Ellen’amêmepaseu letempsd’enleversonmanteauqueMyriam,déjà,tendversellelepetitbrasnud’Adam.Louiseneparaîtpasétonnée.

Ellehausse les sourcils, accroche sonmanteauet elledemande :«PaulaemmenéMilaàl’école?

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—Oui, ilsviennentdepartir.Louise,vous avezvu ?C’est unetracedemorsure,non?

— Oui, je sais. J’ai mis un peu de crème dessus pour lacicatrisation.C’estMilaquil’amordu.

—Vousenêtessûre?Vousétiezlà?Vousl’avezvue?—Biensûrquej’étaislà.Ils jouaienttouslesdeuxdanslesalon

pendantquejepréparaisàdîner.Etlà,j’aientenduAdamhurler.Ilsanglotait,lepauvre,etaudébut,jen’aipascomprispourquoi.Milal’avaitmorduàtraverssesvêtements,c’estpourcelaquejen’aipastoutdesuitesu.

—Jenecomprendspas, répèteMyriam,enembrassant lecrâneglabred’Adam.Jeluiaidemandéplusieursfoissic’étaitelle.Jeluiaimêmeditquejenelapuniraispas.Ellem’ajuréqu’ellenesavaitpasd’oùvenaitlamorsure.»

Louisesoupire.Ellebaisselatête.Elleal’aird’hésiter.« J’avais promis de ne riendire et l’idée de briser une promesse

quej’aifaiteàunenfantm’embêtebeaucoup.»Elle ôte son gilet noir, déboutonne sa robe chemisier et dévoile

sonépaule.Myriamsepencheetnepeutreteniruneexclamation,desurpriseetdedégoût.Elle xe latracebrunequicouvre l’épauledeLouise.Lacicatriceestanciennemaisonvoitnettementlatracedespetitesdentsquisesontplantéesdanslachair,quil’ontlacérée.

«C’estMilaquivousafaitça?—Écoutez, j’aipromisàMiladene riendire. Jevousdemande

denepasluienparler.Si leliendecon anceentrenousétaitbrisé,jecroisqu’elleenseraitencoreplusperturbée,vousnepensezpas?

—Ah.—Elle estunpeu jalousede son frère, c’esttout à faitnormal.

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Laissez-moim’enoccuper,d’accord?Vousverrez,toutirabien.—Oui.Peut-être.Maisvraiment,jenecomprendspas.—Vousnedevriezpaschercheràtoutcomprendre.Lesenfants,

c’estcommelesadultes.Iln’yarienàcomprendre.»

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Comme elle avait l’air sombre, Louise, quand Myriam lui aannoncé qu’ils allaient pour une semaine à la montagne chez lesparents de Paul ! Myriam y repense et elle en a des frissons. Leregard noir de Louise était traversé par un orage. Ce soir-là, lanounou est partie sans dire au revoir aux enfants. Comme unfantôme,monstrueusementdiscrète,elleaclaquélaporteetMilaetAdamontdit:«Maman,Louiseadisparu.»

Quelquesjoursplustard,àl’heuredudépart,Sylvieestvenueleschercher. C’était une surprise à laquelle Louise n’avait pas étépréparée. La grand-mère, joyeuse, fantasque, est entrée dansl’appartement en criant.Elle a jeté son sacparterre et s’est rouléedanslelitaveclespetits,enleurpromettantunesemainedefêtes,dejeux et de gloutonnerie.Myriam riait des pitreries de sa belle-mèrequand elle a tourné la tête. Là, debout dans la cuisine, Louise lesregardait.Lanounouétaitd’unepâleurdemorte,sesyeuxcerclésdecernes semblaient s’être enfoncés. Elle avait l’air de marmonnerquelque chose. Myriam s’est avancée vers elle mais Louise déjàs’étaitaccroupiepour fermerunevalise.PlustardMyriams’estditqu’elles’étaitsansdoutetrompée.

Myriamessaiedeseraisonner.Ellen’aaucuneraisondesesentir

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coupable. Elle ne doit rien à sa nounou. Pourtant, sans qu’elle sel’explique, elle a l’impressiond’arracheràLouise ses enfants,de luirefuserquelquechose.Delapunir.

Louise apeut-êtremalprisd’être informée sitard etden’avoirpaspuorganisersesvacances.Ouelleesttoutsimplementcontrariéeque les enfants passent du temps avec Sylvie, pour qui elle a uneprofonde inimitié. Quand Myriam se plaint de sa belle-mère, lanounouatendanceàs’emporter.ElleprendlepartideMyriamavecunefougueexcessive,accusantSylvied’êtrefolle,hystérique,d’avoirunemauvaise in uence sur les enfants.Elle incite sa patronne à nepasselaisserfaire,pire,àéloignerlagrand-mèredespauvrespetits.Dans cesmoments-là,Myriam se sent à la fois soutenue etunpeumalàl’aise.

Dans lavoiture, alorsqu’il s’apprête àdémarrer,Paul enlève lamontrequ’ilporteaupoignetgauche.

«Tupeux la rangerdanston sac, s’ilteplaît ? »demande-t-il àMyriam.

Ils’estpayécettemontreilyadeuxmois,grâceaucontratsignéavecsonchanteurcélèbre.C’estuneRolexd’occasionqu’unamiluiaobtenuepourunesommetrèsraisonnable.Paulabeaucouphésitéavantdesel’o rir.Ilenavaittrèsenvie,illatrouvaitparfaitemaisilavait un peu honte de ce fétichisme, de ce désir futile.La premièrefoisqu’ill’aportée,elleluiasembléàlafoismagnifiqueeténorme.Illatrouvaitlourde,clinquante.Iln’arrêtaitpasdetirersurlamanchedesavestepour lacacher.Maistrèsvite, ils’esthabituéàcepoidsau bout de son bras gauche. Au fond, ce bijou, l’unique qu’il ait

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jamaispossédé,étaitplutôtdiscret.Etpuis,ilavaitbienledroitdesefaireplaisir.Ilnel’avaitvoléàpersonne.

«Pourquoituenlèvestamontre? luidemandeMyriam,quisaitcombienilytient.Ellenemarcheplus?

— Si, ellemarche très bien.Mais tu connaismamère. Elle necomprendrait pas. Et je n’ai pas envie de passer la soirée àm’engueulerpourça.»

Ils arrivent en début de soirée dans la maison glaciale, dont lamoitié des pièces sont encore en travaux. Le plafond de la cuisinemenace de s’écrouler et dans la salle de bains des ls électriquespendent à nu. Myriam déteste cet endroit. Elle a peur pour sesenfants. Elle les suit dans chaque recoin de la maison, les yeuxpaniqués,lesmainsenavant,prêteàlesretenirdansleurchute.Ellerôde.Elle interrompt les jeux. «Mila,viensmettre un autre pull. »«Adamrespiremal,vousnetrouvezpas?»

Unmatin,elleseréveilletransie.Ellesou esurlesmainsglacéesd’Adam.Elles’inquiètedelapâleurdeMilaet lui imposedegardersonbonnetà l’intérieur.Sylviepréfèresetaire.Ellevoudrait rendreauxenfants la sauvagerie et la fantaisiequi leur sont interdites.Pasderèglesavecelle.Ellenelescouvrepasdecadeauxfrivoles,commelesparentsquiessaientdecompenserleursabsences.Ellenefaitpasattention aux mots qu’elle prononce et sans cesse elle s’attire lesréprimandesdePauletdeMyriam.

Pour faire râler sabelle- lle, elle les appelle «mespetitsoiseauxtombés du nid ». Elle aime les plaindre de vivre en ville, de subirl’incivilitéetlapollution.Ellevoudraitélargirl’horizondecesenfants

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voués à devenir des gens corrects, à la fois serviles et autoritaires.Desfroussards.

Sylvie prend sur elle. Elle se retient, autant qu’elle le peut,d’aborder le sujet de l’éducation des enfants. Quelques moisauparavant,uneviolentedisputeaopposélesdeuxfemmes.Legenrededisputesqueletempsnesu tpasàfaireoublieretdontlesmots,très longtemps après, continuent de résonner en elles chaque foisqu’ellessevoient.Toutlemondeavaitbu.Beaucouptrop.Myriam,sentimentale,acherchéenSylvieuneoreillecompatissante.Elles’estplainte de ne jamais voir ses enfants, de sou rir de cette existencee rénéeoùpersonnene lui faisaitdecadeau.MaisSylviene l’apasconsolée. Elle n’a pas posé sa main sur l’épaule de Myriam. Aucontraire,elles’est lancéedansuneattaqueenrèglecontresabelle-lle. Ses armes, apparemment, étaient bien a ûtées, prêtes à être

utilisées quand l’occasion se présenterait. Sylvie lui a reproché deconsacrer trop de temps à sonmétier, elle qui pourtant a travaillépendant toute l’enfance de Paul et s’est toujours vantée de sonindépendance. Elle l’a traitée d’irresponsable, d’égoïste. Elle acompté sur ses doigts le nombrede voyages professionnels queMyriam avait faits alors même qu’Adam était malade et que Paulterminaitl’enregistrementd’unalbum.C’étaitsafaute,disait-elle,sises enfants étaient insupportables, tyranniques, capricieux. Sa fauteetcelledeLouise,cettenounoudepacotille,cetersatzdemèresurqui Myriam se reposait par complaisance, par lâcheté. Myriams’étaitmiseàpleurer.Paul,stupéfait,nedisaitrienetSylvielevaitlesbras en répétant : « Et elle pleure maintenant ! Regardez-la. Elle

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pleure et il faudrait la plaindre parce qu’elle n’est pas capabled’entendrelavérité.»

Chaque fois queMyriamvoit Sylvie, le souvenir de cette soiréel’oppresse. Elle a eu la sensation, ce soir-là, d’être assaillie, jetée àterre et criblée de coups de poignard. Myriam gisait, les tripesdécouvertes,devantsonmari.Ellen’apaseulaforcedesedéfendrecontre des accusations qu’elle savait en partie vraies mais qu’elleconsidéraitcommesonlotetceluidebeaucoupd’autresfemmes.Pasuninstantiln’yaeudeplacepourl’indulgencenipourlatendresse.Pas un seul conseil n’a été prodigué demère à mère, de femme àfemme.

Pendant le petit déjeuner, Myriam a le regard rivé sur sontéléphone. Elle essaie désespérément de consulter sesmailsmais leréseauesttroplentetelleestfurieuseaupointqu’ellepourrait jetersonportablecontrelemur.Hystérique,ellemenacePaulderentreràParis. Sylvie soulève les sourcils, visiblement excédée. Elle rêvaitpour son lsd’unautre genrede femme,plusdouce,plus sportive,plusfantasque.Une llequiauraitaimélanature,lespromenadesenmontagne et qui ne se serait pas plainte de l’inconfort de cettecharmantemaison.

Pendant longtemps, Sylvie a radoté, racontant toujours lesmêmes histoires sur sa jeunesse, ses engagements passés, sescompagnonsrévolutionnaires.Avecl’âge,elleaapprisàsetempérer.Elle a surtout compris que tout le monde se che de ses théoriesfumeuses sur ce monde de vendus, ce monde d’idiots nis nourrisauxécransetàlavianded’abattage.Elle,àleurâge,nerêvaitquede

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fairelarévolution.«Nousétionsunpeunaïfs,quandmême»,avanceDominique, sonmari, qui s’attriste de lavoirmalheureuse. «Naïfspeut-être mais on était moins cons. » Elle sait que son mari necomprend rien aux idéaux qu’elle nourrit et que tous tournent endérision.Ill’écoutegentimentcon ersesdéceptionsetsesangoisses.Elleselamentedevoircequeson lsestdevenu—«C’étaitunpetitgarçonsi libre,tute souviens? »—,unhommevivantsous le jougde sa femme,esclavede sonappétitd’argentetde savanité.Elleacru, longtemps, à une révolutionmenée par les deux sexes et dontseraitnéunmondebiendi érentdeceluidanslequelgrandissentsespetits-enfants.Unmondeoù l’onaurait eu letempsdevivre. «Machérie, tu es naïve. Les femmes, lui dit Dominique, sont descapitalistescommelesautres.»

Myriam fait les cent pas dans la cuisine, cramponnée à sontéléphone.Dominique, pour détendre l’atmosphère, propose d’alleren promenade. Myriam, radoucie, couvre ses enfants de troiscouchesdepulls, d’écharpes et de gants.Une fois dehors, les piedsdans la neige, lespetits courent, émerveillés. Sylvie a apporté deuxvieilles luges,quiontappartenuàPauletàsonfrèrePatrickquandils étaient enfants.Myriam fait un e ort pour ne pas s’inquiéter etelleregarde,lesoufflecoupé,lespetitsdévalerunepente.

« Ils vont se briser le cou », pense-t-elle, et elle en pleurerait.«Louise,elle,mecomprendrait»,necesse-t-elledeserépéter.

Paul s’enthousiasme, il encourage Mila qui lui fait de grandssignesetquidit:«Regarde,papa.Regardecommejesaisfairedelaluge!»Ilsdéjeunentdansuneaubergecharmante,oùcrépiteunfeudans lacheminée.Ilss’installentà l’écart,contreunevitreàtraverslaquelle un soleil éclatant vient lécher les joues roses des enfants.

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Mila est volubile et les adultes rient des pitreries de la petite lle.Adam,pourunefois,mangeavecgrandappétit.

Ce soir-là, Myriam et Paul accompagnent les enfants, épuisés,dansleurchambre.MilaetAdamsontcalmes,lesmembresfourbus,l’âme remplie de découvertes et de joie. Les parents s’attardentauprèsd’eux.PaulestassisparterreetMyriamauborddulitdesalle. Elle rajuste avec douceur les couvertures, caresse ses cheveux.

Pour la première fois depuis longtemps, les parents entonnentensemble l’aird’uneberceusedont ils avaient appris lesparolesparcœuràlanaissancedeMilaetqu’ilsavaientl’habitudedeluichanterenduoquandelleétaitbébé.Lespaupièresdesenfantssontferméesmais ils chantent encore pour le plaisir d’accompagner leurs rêves.Pournepaslesquitter.

Paul n’ose pas le dire à sa femmemais, cette nuit-là, il se sentsoulagé.Depuisqu’ilestarrivéici,unpoidssembleavoirdisparudesapoitrine.Dansundemi-sommeil,engourdiparlefroid,ilpenseauretour à Paris. Il imagine son appartement comme un aquariumenvahi d’algues pourrissantes, une fosse où l’air ne circulerait plus,oùdesanimauxàlafourrurepeléetourneraientenrondenrâlant.

Au retour, ces idées noires sont vite oubliées. Dans le salon,Louiseadisposéunbouquetdedahlias.Ledînerestprêt, lesdrapssentent la lessive.Aprèsune semainedansdes lits glacés, àmangersur latablede la cuisinedes repasdésordonnés, ils retrouvent avecbonheur leur confort familial. Impossible, pensent-ils, de se passerd’elle.Ilsréagissentcommedesenfantsgâtés,deschatsdomestiques.

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Quelques heures après le départ de Paul et deMyriam, Louiserevient sur ses pas et remonte la rue d’Hauteville. Elle entre dansl’appartementdesMassé et elle rouvre lesvoletsqueMyriamavaitfermés. Elle change tous les draps, vide les placards et nettoie lesétagères.EllesecouelevieuxtapisberbèredontMyriamrefusedesedéfaire,passel’aspirateur.

Sondevoir accompli, elle s’assoit sur le canapé et somnole.Ellene sort pas de toute la semaine et reste la journée entière dans lesalon, la télévision allumée. Elle ne se couche jamais dans le lit dePauletdeMyriam.Ellevitsurlecanapé.Pourneriendépenser,ellemange ce qu’elle trouve dans le frigidaire et entame un peu lesréservesducellier,dontMyriamn’asansdouteaucuneidée.

Les émissions de cuisine succèdent aux informations, aux jeux,aux émissions de télé-réalité, à un talk-show qui la fait rire. Elles’endort devantEnquêtes criminelles. Un soir, elle suit l’a aire d’unhommeretrouvémortdanssonpavillon,àlasortied’unepetitevilledemontagne.Lesvoletsétaientfermésdepuisdesmois,laboîteauxlettresdébordaitet,pourtant,personnenes’estdemandécequ’étaitdevenulepropriétairedecelogement.Cen’estqu’àl’occasiond’uneévacuationduquartierque lespompiersont niparouvrir laporte

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etdécouvrirlecadavre.Lecorpsétaitquasimentmomi é,àcausedela fraîcheur de la pièce et de l’atmosphère con née. À plusieursreprises,lavoixo insistesurlefaitqueladatedudécèsn’apuêtreétabliequegrâceauxyaourtssetrouvantdanslefrigidaireetdontladatedepéremptionremontaitàplusieursmois.

Unaprès-midi,Louise se réveille en sursaut.Elle adormide cesommeil si lourd qu’on en sort triste, désorienté, leventre plein delarmes.Unsommeilsiprofond,sinoir,qu’ons’estvumourir,qu’onesttrempéd’unesueurglacée,paradoxalementépuisé.Elles’agite,seredresse, se frappe levisage. Elle a simal à la tête qu’elle peine àouvrir lesyeux.Onpourrait presque entendre le bruit de son cœurqui cogne. Elle cherche ses chaussures. Elle glisse sur le parquet,pleurederage.Elleestenretard.Lesenfantsvontl’attendre,l’écoleva appeler, le jardin d’enfantsva prévenirMyriamde son absence.Comment a-t-elle pu s’endormir ? Comment a-t-elle pu être aussiimprévoyante?Ilfautqu’ellesorte,qu’ellecouremaisellenetrouvepas les clés de l’appartement. Elle cherche partout, nit par lesapercevoirsur lacheminée.Déjà,elleestdans l’escalier, laportedel’immeubleclaquederrièreelle.Dehors, elle a l’impressionquetoutlemondelaregardeetelledévalelarue,essou ée,commefolle.Ellepose samain sur sonventre, un point de côté lui fait a reusementmalmaiselleneralentitpas.

Il n’y a personne pour faire traverser la rue.D’habitude, ily atoujours quelqu’un, en gilet uorescent, une petite pancarte à lamain. Soit ce jeune homme édenté qu’elle soupçonne de sortir deprison, soit cette grande femme noire qui connaît les prénoms des

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enfants.Personnenonplusdevant l’école.Louise est seule, commeune idiote.Ungoûtaigre luipique la langue, elle a enviedevomir.Les enfants ne sont pas là. Ellemarche la tête basse à présent, enlarmes.Lesenfantssontenvacances.Elleestseule,elleaoublié.Ellesetapelefront,paniquée.

Wafa l’appelle plusieurs fois par jour, « juste comme ça, pourdiscuter ».Unsoir, elleproposedepasserchezLouise.Sespatronsaussisontpartisenvacancesetpourunefois,elleestlibredefairecequ’elleveut. Louise se demande ce queWafa lui trouve. Elle a dumalàcroirequ’onpuissecherchersacompagnieavectantd’ardeur.Maissoncauchemardelaveillelahanteencoreetelleaccepte.

Elle donne rendez-vous à son amie en bas de l’immeuble desMassé.Dans lehall,Wafaparle fortde la surprisequ’ellecache là,danscegrandsacenplastiquetressé.Louiseluifaitsignedesetaire.Elle a peur qu’on les entende. Solennelle, elle gravit les étages etouvrelaportedel’appartement.Lesalonluiparaîttristeàmouriretelle appuie ses paumes sur ses yeux. Elle a envie de rebrousserchemin,depousserWafadansl’escalier, dereveniràlatélévisionquicrache sa rassurante pâtée d’images.MaisWafa a posé son sac enplastiquesurleplandetravaildelacuisineetelleensortdessachetsd’épices,unpoulet etunede sesboîtes enverredans lesquelles ellecachesesgâteauxaumiel.«Jevaiscuisinerpourtoi,tuveux?»

Pour la première fois de savie,Louise s’assoit sur le canapé etregarde quelqu’un cuisiner pour elle. Même enfant, elle ne sesouvientpasd’avoirvuquelqu’unfaireça,justepourelle,justepourluifaireplaisir.Petite,ellemangeaitlerestedesplatsdesautres.On

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luiservaitunesoupetièdelematin,unesouperéchau éejouraprèsjour, jusqu’à la dernière goutte. Elle devait la manger en entiermalgré la graisse gée sur lesbordsde l’assiette,malgré cegoûtdetomatessures,d’osrongé.

Wafa leur sert une vodka dans laquelle elle verse du jus depomme glacé. « L’alcool, j’aime ça quand c’est sucré », dit-elle enfaisant claquer son verre contre celui de Louise.Wafa est restéedebout. Elle soulève les bibelots, regarde les rayons de labibliothèque.Unephotographieattiresonattention.

«C’esttoilà?Tuesbelledanscetterobeorange.»Surlecliché,Louise,lescheveuxlâchés,sourit.Elleestassisesurunmuretetelletientunenfantdanschaquebras.Myriamainsistépourmettrecettephotographiedanslesalon,surunedesétagères.«Vousfaitespartiedelafamille»,a-t-elleditàlanounou.

Louise se souvient très bien du moment où Paul a pris cettephoto.Myriamétaitentréedansuneboutiquedecéramiquesetelleavait dumal à se décider.Dans l’étroite rue commerçante, Louisegardait les enfants.Mila s’était mise debout sur le muret. Elleessayait d’attraper un chat gris. C’est à ce moment-là que Paul adit : «Louise, les enfants, regardez-moi.La lumièreesttrèsbelle. »Mila s’est assise contre Louise et Paul a crié : « Maintenant,souriez!»

« Cette année, raconte Louise, nous allons retourner enGrèce.Là, à Sifnos », ajoute-t-elle, enmontrant la photo du bout de sonongle peint. Ils n’en ont pas encore parlé mais Louise est certainequ’ilsirontànouveausurleurîle,nagerdansleseauxtransparentes

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et dîner sur le port, à la lueur des bougies.Myriam fait des listes,explique-t-elle àWafa, qui s’est assise par terre, aux pieds de sonamie.Deslistes,quitraînentdanslesalonetjusquedanslesdrapsdeleur lit et sur lesquelles elle a inscrit qu’ils repartiront bientôt. Ilsiront marcher dans les calanques. Ils attraperont des crabes, desoursinsetdesconcombresdemerqueLouiseregarderaserétracterau fondd’un seau.Ellenagera,deplus enplus loin, etAdamcetteannéelarejoindra.

Etpuis,la nduséjourapprochera.Laveilledudépart,ilsirontsansdoutedans ce restaurantqueMyriamavaittant aiméetoù lapatronne avait fait choisir aux enfants des poissons encore vivantssur l’étal.Là, ilsboirontunpeudevinetLouise leurannoncerasadécision de ne pas rentrer. « Je ne prendrai pas l’avion demain. Jevais vivre ici. » Évidemment, ils seront surpris. Ils ne la prendrontpasausérieux.Ilssemettrontàrire,parcequ’ilsauronttropbuouqu’ils seront mal à l’aise. Et puis, face à la détermination de lanounou,ilss’inquiéteront.Ilsessaierontdelaraisonner.«Maisenfin,Louise,çan’aaucunsens.Vousnepouvezpasresterici.Etdequoiest-cequevousvivrez?»Etlà,ceseraautourdeLouisederire.

«Biensûr,j’aipenséàl’hiver.»L’île,alors,changesansdoutedevisage. Cette roche sèche, ces massifs d’origan et de chardonsdoivent paraître hostiles dans la lumière de novembre. Il doit fairesombre, là-haut, quand s’abattent les premières averses. Mais ellen’endémordpas,personneneluiferafairelecheminduretour.Ellechangerad’île,peut-être,maisellenereviendrapasenarrière.

«Oubienjenedirairien.Jedisparaîtraid’uncoup,commeça»,dit-elleenclaquantdesdoigts.

WafaécouteLouiseparlerdesonprojet.Elleimaginesanspeine

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ces horizons bleus, ces ruelles pavées, ces bains matinaux. Elle enéprouve une terrible nostalgie. Le récit de Louise réveille dessouvenirs,l’odeurpiquantedel’Atlantiquelesoirsurlacorniche,lesleversdesoleilauxquelstoutelafamilleassistaitpendantleramadan.MaisLouise,brusquement,semetàrireetbriselesongedanslequelWafas’estégarée.Ellerit,commeunepetitefilletimidequicachesesdents derrière ses doigts et elle tend la main à son amie qui vients’asseoir près d’elle, sur le canapé. Elles lèvent leur verre et ellestrinquent. Elles ressemblent à présent à deux jeunes lles, deuxcamarades d’école rendues complices par une plaisanterie, par unsecret qu’elles se seraient con é. Deux enfants, perdues dans undécord’adultes.

Wafa a des instincts demère ou de sœur. Elle pense à lui faireboireunverred’eau,àprépareruncafé,àlui fairemangerquelquechose.Louiseétend les jambesetcroise lespiedssur latable.WafaregardelasemellesaledeLouise,poséeàcôtédesonverre,etellesedit que son amie doit être ivre pour se comporter ainsi. Elle atoujours admiré les manières de Louise, ses gestes compassés etpolis,quipourraientlafairepasserpourunevraiebourgeoise.Wafaposesespiedsnussurlereborddelatable.Etd’untongrivois,elledemande:

«Peut-êtrequetu rencontrerasquelqu’un surton île ?UnbeauGrec,quitomberaitamoureuxdetoi.

—Ohnon,luirépondLouise.Sijevaislà-bas,c’estpourneplusm’occuperdepersonne.Dormirquand jeveux,mangercedont j’aienvie.»

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Audébut,ilétaitprévudenerienfairepourlemariagedeWafa.Ils se contenteraient d’aller à lamairie, de signer les documents etWafa verserait chaque mois àYoussef ce qu’elle lui doit jusqu’àl’obtention de ses papiers français. Mais le futur époux a ni parchangerd’avis.Ilaconvaincusamère,quinedemandaitpasmieux,qu’il étaitplusdécentd’inviterquelques amis. «C’estmonmariagequandmême.Etpuis,onnesaitjamais,çavapeut-êtrerassurerlesservicesdel’immigration.»

Unvendredimatin, ils se donnent rendez-vous devant lamairiedeNoisy-le-Sec.Louise,quiesttémoinpour lapremière fois,portesoncolClaudinebleucieletunepairedebouclesd’oreilles.Ellesigneaubasdelafeuillequeluitendlemaireetlemariageal’airpresquevrai. Les hourras, les «Vive les mariés ! », les applaudissementssemblentmêmesincères.

La petite troupe marche jusqu’au restaurant, La Gazelled’Agadir,quetientunamideWafaetdanslequelilluiestarrivédetravailler comme serveuse. Louise observe les gens, debout, quigesticulent, qui rient ense donnant de grandes tapes sur l’épaule.Devantlerestaurant,lesfrèresdeYoussefontgaréuneberlinenoiresurlaquelleilsontaccrochédesdizainesderubansenplastiquedoré.

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Lepatrondurestaurantamisdelamusique.Ilnes’inquiètepasdesvoisins,ilpenseaucontrairequ’ainsiilseferaconnaître,quelesgens,enpassantdanslarue,regarderontàtraverslavitrelestablesdressées, qu’ils envieront la gaieté des convives. Louise observe lesfemmes dont elle remarque surtout les visages larges, les mainsépaisses, les hanches imposantes que des ceintures trop serréesmettentenvaleur.Ellesparlentfort,ellesrient,elless’appellentd’unbout à l’autre de la salle. Elles entourentWafa qu’on a assise à latable principale et qui, comprend Louise, n’a pas le droit d’enbouger.

Ona installéLouisedans le fondde la salle, loinde lavitrequidonne sur la rue, à côté d’un homme que, ce matin,Wafa lui aprésenté. « Je t’avais parlé d’Hervé. Il a fait les travaux dans machambredebonne.Ilnetravaillepas loinduquartier.»Wafaafaitexprès de l’asseoir à côté de lui. C’est le genre d’homme qu’ellemérite.LetypedontpersonneneveutmaisqueLouiseprend,elle,comme elle prend les vieux vêtements, les magazines déjà lusauxquelsmanquentdespages etmême les gaufres entaméespar lesenfants.

Hervé ne lui plaît pas. Les regards appuyés deWafa la gênent.Elle déteste cette sensation d’être épiée, prise au piège. Et puisl’hommeestsibanal.Ilasipeupourplaire.D’abord, ilestàpeineplus grand que Louise. Des jambes musclées mais courtes et deshanchesétroites.Presquepasdecou.Quandilparle,ilrentreparfoislatêtedanslesépaulescommeunetortuetimide.Louisen’arrêtepasde regarder sesmains posées sur latable, desmains detravailleur,desmainsdepauvre,defumeur.Ellearemarquéqu’il luimanquaitdes dents. Il n’est pas distingué. Il sent le concombre et levin. La

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première chose qu’elle pense, c’est qu’elle aurait honte de leprésenteràMyriametàPaul.Ilsseraientdéçus.Elleestsûrequ’ilspenseraientquecethommen’estpasassezbienpourelle.

Hervé au contraire dévisage Louise avec l’appétit d’un vieillardpourunejeune llequiauraitmontréunpeud’intérêt.Illatrouvesiélégante,sidélicate.Ildétaillela nessedesoncol,lalégèretédesesboucles d’oreilles. Il observe ses mains qu’elle a posées sur sesgenoux et qu’elletord, ses petitesmains blanches aux ongles roses,sesmainsquiont l’airden’avoirpassou ert,den’avoirpastrimé.Louiselefaitpenseràcespoupéesdeporcelainequ’ilavues,assisessurdesétagères,danslesappartementsdevieillesoùil luiestarrivéderendredesservicesoudefairedestravaux.Commecesjouets,lestraitsdeLouisesontpresque xes,elleaparfoisdesattitudes géesabsolument charmantes.Unemanière de regarder dans levide quidonneàHervéenviedelarappeleràlui.

Il lui parle de son métier. Chau eur livreur, mais pas à pleintemps. Il rend aussi des services, fait des réparations ou desdéménagements.Troisjoursparsemaine,ilfaitdugardiennagedansle parking d’une banque, boulevard Haussmann. « Çame laisse letempsdelire,dit-il.Despolars,maispasseulement.»Ellenesaitpasquoirépondrequandilluidemandecequ’ellelit,elle.

«Lamusiquealors?Tuaimeslamusique?»Luienest fouet il fait,avec sespetitsdoigtsviolets, legestede

pincer les cordes d’une guitare. Il parle d’avant, d’autrefois, del’époque où on écoutait de la musique en bande, où les chanteursétaientsesidoles.Ilavaitlescheveuxlongs,ilvénéraitJimiHendrix.« Jetemontrerai une photo », dit-il. Louise se rend compte qu’ellen’a jamaisécoutédemusique.Ellen’ena jamaiseu legoût.Ellene

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connaîtque les comptines, les chansonsaux rimespauvresque l’onsetransmetdemèreen lle.Unsoir,Myriaml’asurpriseentraindefredonnerunairaveclesenfants.Elle luiaditqu’elleavaitunetrèsbellevoix.«C’estdommage,vousauriezpuchanter.»

Louisen’apasremarquéquelaplupartdesinvitésneboiventpasd’alcool.Au centre des tables sont posées une bouteille de soda etune grande carafe d’eau. Hervé a caché une bouteille de vin parterre,àsadroite,etilressertLouisedèsquesonverreestvide.Elleboitdoucement.Elle nitpars’habitueràlamusiqueassourdissante,aux hurlements de l’assistance, aux incompréhensibles discours desjeunes garçons qui collent leurs lèvres contre le micro. Elle souritmême en observantWafa et elle en oublie que tout cela n’est riend’autrequ’unemascarade,unjeudedupes,unemystification.

Elleboitetl’inconfortdevivre,latimiditéderespirer,toutecettepeine fond dans les verres qu’elle sirote, du bout des lèvres. Labanalité du restaurant, celle d’Hervé, tout prend une tournurenouvelle.Hervéaunevoixdouceetilsaitsetaire.Illaregardeetilsourit,lesyeuxbaissésverslatable.Quandiln’arienàdire,ilneditrien.Sespetitsyeuxsanscils,sescheveuxrares,sapeauviolacée,sesmanièresnedéplaisentplustantàLouise.

Elle accepte qu’Hervé la raccompagne et ilsmarchent ensemblejusqu’à la bouche du métro. Elle dit au revoir et elle descend lesmarches sans se retourner.Sur le chemindu retour,Hervépenseàelle.Elle l’habitecomme l’airentêtantd’unechansonenanglais, luiquin’ycomprendrienetqui,malgrélesannées,continued’écorchersesrefrainspréférés.

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Comme tous les matins, à 7 h 30, Louise ouvre la porte del’appartement. Paul et Myriam sont debout dans le salon. Ils ontl’airde l’avoir attendue.Myriama levisaged’unebêtea améequiaurait tourné en rond dans sa cage toute la nuit. Paul allume latélévision et pour une fois il autorise les enfants à regarder desdessinsanimésavantd’alleràl’école.

«Vous restez ici.Vous ne bougez pas », ordonne-t-il aux petitsqui xent, hypnotisés, la bouche ouverte, une bande de lapinshystériques.

Les adultes s’enfermentdans la cuisine.Paul demande àLouisedes’asseoir.

«Jevousfaisuncafé?proposelanounou.—Non,çaira,merci»,répondsèchementPaul.Derrièrelui,Myriamgardelesyeuxbaissés.Elleaportésamain

à ses lèvres. « Louise, nous avons reçu un courrier qui nous amisdans l’embarras. Je dois vous avouer que nous sommes trèscontrariésparcequenousavonsappris. Ilyadeschosesqu’onnepeutpastolérer.»

Ilaparlésansreprendresonsou e,leregard xésurl’enveloppequ’iltiententrelesmains.

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Louisearrêtederespirer.Ellenesentmêmeplussalangueetdoitsemordrelalèvrepournepaspleurer.Ellevoudraitfairecommelesenfants, se boucher les oreilles, crier, se rouler par terre, tout,pourvuqu’ilsn’aientpascetteconversation.Elleessaied’identi erlecourrier que Paul tient entre ses doigts mais elle ne voit rien, nil’adressenilecontenu.

D’uncoup,ellesepersuadequelalettrevientdeMmeGrinberg.La vieille harpie l’a sans doute épiée en l’absence de Paul et deMyriametmaintenant elle joue les corbeaux.Elle a écritune lettrede dénonciation, elle crache ses calomnies pour se distraire de sasolitude.Ellearaconté,c’estcertain,queLouiseapassélesvacancesici.Qu’elleareçuWafa.Siçasetrouve,ellenel’amêmepassignée,cettelettre,pourajouteraumystèreetàlaméchanceté.Etpuisellea sans doute inventé des choses, elle a couché sur le papier sesfantasmesdepetitevieille,sesdéliressénilesetlubriques.Louisenelesupporterapas.Non,ellenesupporterapasleregarddeMyriam,leregard dégoûté de sa patronne qui croira qu’elle a dormi dans leurlit,qu’elles’estmoquéed’eux.

Louise s’est raidie. Ses doigts sont crispés par la haine et ellecachesesmainssoussesgenouxpourendissimuler letremblement.Son visage et sa gorge sont blêmes. Elle passe ses mains dans sescheveux dans un geste de rage. Paul, qui attendait une réaction,poursuit.

«CettelettrevientduTrésorpublic,Louise.Ilsnousdemandentde saisir sur votre salaire la somme que vous leur devez,apparemmentdepuisdesmois.Vousn’avezjamaisréponduàaucunelettrederelance!»

Paul jurerait avoir perçu du soulagement dans le regard de la

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nounou.«Jemerendsbiencomptequeleprocédéesttrèshumiliantpour

vousmaiscen’estpasagréablepournousnonplus,figurez-vous.»PaultendlalettreàLouise,quiresteimmobile.«Regardez.»Louisesaisit l’enveloppeetenextrait la feuille, lesmainsmoites,

tremblantes.Savisionestbrouillée,ellefaitsemblantdeliremaisellen’ycomprendrien.

«S’ils enarrivent là, c’est endernier recours,vouscomprenez ?Vousnepouvezpasvousmontreraussinégligente,expliqueMyriam.

— Je suis désolée, dit-elle. Je suis désolée, Myriam. Je vaisarrangerça,jevouslepromets.

— Je peux vous aider si vous en avez besoin. Il faudraitm’apporter tous les documents pour qu’on puisse trouver unesolution.»

Louise se frotte la joue, lapaumeouverte, le regardperdu.Ellesaitqu’il faudraitdirequelquechose.ElleaimeraitprendreMyriamdans ses bras, la serrer, demander de l’aide. Elle voudrait lui direqu’elleestseule,siseule,etquetantdechosessontarrivées,tantdechosesqu’ellen’apaspu racontermaisqu’àelle, ellevoudraitdire.Elleestconfuse,tremblante.Ellenesaitpascommentsecomporter.

Louise faitbonne gure.Elleplaide lemalentendu. Invoqueunehistoire de changement d’adresse. Elle rejette la faute sur Jacques,sonmari, qui était si peu prévoyant et si secret. Elle nie, contre laréalité, contre l’évidence.Sondiscoursest si confuset sipathétiquequePaullèvelesyeuxauciel.

«D’accord,d’accord.Cesontvosa aires,alorsréglez-les.Jeneveuxplusjamaisrecevoircetypedecourrier.»

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Leslettresl’ontsuiviedelamaisondeJacquesjusqu’àsonstudioet,pour nir, ici,danssondomaine,danscettemaisonquinetientque par elle. Ils ont envoyé ici les factures impayées pour letraitement de Jacques, la taxe d’habitation majorée et d’autresarriérésdecréditdontLouiseignoreàquoiilscorrespondent.Elleapensénaïvementqu’ils niraientpar abandonner face à son silence.Qu’elle devait faire la morte, elle qui de toute façon ne représenterien, ne possède rien. Qu’est-ce que ça peut leur faire ? Qu’ont-ilsbesoindelatraquer?

Leslettres,ellesaitoùellessont.Untasd’enveloppesqu’ellen’apasjetées,quisontposéessouslecompteurélectrique.Ellevoudraitymettre le feu.Detoute façonellenecomprendrienàcesphrasesinterminables, à ces tableaux qui s’étalent sur des pages, à cescolonnes de chi res dont le montant ne cesse de grossir. CommequandelleaidaitStéphanieàfairesesdevoirs.Ellefaisaitdesdictées.Elleessayaitde l’aideràrésoudredesproblèmesdemathématiques.Sa lle semoquait d’elle en riant : «Qu’est-cequetuy connais detoutefaçon?Tuesnulle.»

Cesoir-là,aprèsavoirmislesenfantsenpyjama,Louises’attardedans leur chambre. Myriam l’attenddans l’entrée, droite. «Vouspouvez y aller maintenant. Nous nous verrons demain. » Louisevoudraittellementrester.Dormir là,aupieddu litdeMila.Elleneferaitpasdebruit,ellenedérangeraitpersonne.Louiseneveutpasretournerdanssonstudio.Chaquesoir,ellerentreunpeuplustard

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et elle marche dans la rue, les yeux baissés, son écharpe relevéejusqu’au menton. Elle a peur de rencontrer son propriétaire, unvieuxtypeauxcheveuxrouxetauxyeux injectésdesang.Unradinquine luiafaitcon anceque«parcequeloueràuneBlanchedansce quartier, c’est quasiment inespéré ». Il doit le regrettermaintenant.

Dans le RER, elle serre les dents pour s’empêcher de pleurer.Une pluie glaciale, insidieuse, imprègne son manteau, ses cheveux.Delourdesgouttestombentdesporches,glissentsursoncou,lafontfrissonner. Arrivée au coin de sa rue, pourtant déserte, elle sentqu’on l’observe.Elleseretourne,mais iln’yapersonne.Puis,danslapénombre,entredeuxvoitures,elleaperçoitunhomme,accroupi.Elle voit ses deux cuisses nues, ses mains énormes posées sur sesgenoux.Unemaintientunjournal.Illaregarde.Iln’al’airnihostilenigêné.Ellerecule,prised’uneatrocenausée.Elleaenviedehurler,de prendre quelqu’un à témoin.Un homme chie dans sa rue, soussonnez.Unhommequiapparemmentn’amêmeplushonteetdoitavoirl’habitudedefairesesbesoinssanspudeuretsansdignité.

Louise court jusqu’à la porte de son immeuble et monte lesescaliers en tremblant. Elle range tout. Elle change ses draps. Ellevoudraitselaver,resterlongtempssousunjetd’eauchaudepourseréchau er,maisilyaquelques jours ladouches’esta aisséeetelleest inutilisable. Sous lavasque, le bois, pourri, a cédé et la douches’est quasiment écroulée. Depuis elle se lave dans l’évier, avec ungant. Elle s’est fait un shampooing il y a trois jours, assise sur lachaiseenformica.

Couchéedanssonlit,elleneparvientpasàdormir.Ellen’arrêtepas de penser à cet homme dans l’ombre. Elle ne peut pas

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s’empêcher d’imaginer que bientôt, c’est d’elle qu’il s’agira.Qu’elleseretrouveradanslarue.Quemêmecetappartementimmonde,ellesera obligée de le quitter et qu’elle chiera dans la rue, comme unanimal.

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Le lendemainmatin, Louise ne réussit pas à se lever.Toute lanuit,elleaeudela èvre,aupointdeclaquerdesdents.Sagorgeestgon ée, pleine d’aphtes. Même sa salive lui paraît impossible àavaler.Ilestàpeine7h30quandletéléphonesemetàsonner.Ellene répond pas. Ellevoit pourtant le nom deMyriam s’a cher surl’écran.Elleouvrelesyeux,tendlebrasversl’appareiletraccroche.Elleenfoncesonvisagedansl’oreiller.

Letéléphonesonneànouveau.Cettefois,Myriamlaisseunmessage.«BonjourLouise, j’espère

que vous allez bien. Là, il est presque 8 heures. Mila est maladedepuishiersoir,elleadela èvre.J’aiunea airetrèsimportante,jevousavaisditque jeplaidaisaujourd’hui. J’espèrequetoutvabien,qu’il n’est rien arrivé.Rappelez-moi dès quevous avez cemessage.On vous attend. » Louise jette l’appareil à ses pieds. Elle se rouledans lacouverture.Elleessaied’oublierqu’ellea soif etatrocementenvied’uriner.Elleneveutpasbougerd’ici.

Elle a poussé son lit contre le mur, pour mieux pro terde lafaiblechaleurduradiateur.Couchéecommeça,sonnezestpresquecollécontrelavitre.Lesyeuxtournésverslesarbresdécharnésdelarue,ellenetrouveplusd’issueàrien.Ellea l’étrangecertitudequ’il

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estinutiledesebattre.Qu’ellenepeutqueselaisser otter,envahir,dépasser, rester passive face aux circonstances. La veille elle aramassé les enveloppes.Elle les a ouvertes et déchirées, une à une.Ellea jeté lesmorceauxdans l’évieretelleaouvert le robinet.Unefoismouillés,lesboutsdepapiersesontagglutinésetontforméunepâte immonde qu’elle a regardée se désagréger sous le let d’eaubrûlante. Le téléphone sonne, encore et encore. Louise a jeté leportable sousun coussinmais la sonnerie stridente l’empêchede serendormir.

Dans l’appartement, Myriam piétine, a olée, sa robe d’avocatposéesurlefauteuilrayé.«Ellenereviendrapas,dit-elleàPaul.Cene serait pas la première fois qu’une nounou disparaît du jour aulendemain. Des histoires comme ça, j’en ai entendu plein. » Elleessaie de rappeler et face au silence de Louise elle se sentcomplètementdémunie.Elles’enprendàPaul.Elle l’accused’avoirété trop dur, d’avoir traité Louise comme une simple employée.«Nousl’avonshumiliée»,conclut-elle.

Paul tente de raisonner sa femme. Louise a peut-être unproblème,ilestsansdoutearrivéquelquechose.Jamaisellen’auraitosé les laisser comme ça, sans explications. Elle qui est tellementattachéeauxenfantsnepourraitpaspartirsansdireaurevoir.«Aulieu d’échafauder des scénarios délirants, tu devrais chercher sonadresse.Regarde sur son contrat. Si elle n’a pas répondudansuneheure,jevaischezelle.»

Myriamestaccroupie,entraindefouillerdanslestiroirs,quandletéléphone sonne.D’unevoix àpeineaudible,Louiseprésente ses

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excuses.Elle est simaladequ’ellen’apas réussi à sortirdu lit.Elles’estrendormieaumatinetn’apasentendusontéléphone.Dixfoisaumoinselle répète : « Je suisdésolée. »Myriamestprisedecourtpar cette explication si simple. Elle se sent un peu honteuse den’avoir pas pensé à ça, un banal problème de santé. Comme siLouise était infaillible, que son corps ne pouvait pas connaître lafatigue ou la maladie. « Je comprends, répond Myriam. Reposez-vous,nousallonstrouverunesolution.»

Paul et Myriam appellent des amis, des collègues, leur famille.Quelqu’un nitparleurdonnerlenumérod’uneétudiante«quipeutdépanner » et qui, par chance, accepte de se déplacerimmédiatement.Lajeune lle,unejolieblondedevingtans,n’inspirepas con ance à Myriam. En entrant dans l’appartement, elle ôtelentement ses bottines à talons. Myriam remarque qu’elle a una reuxtatouagedanslecou.AuxrecommandationsdeMyriam,ellerépond «Oui » sansavoir l’airde riencomprendre, commepour sedébarrasserdecettepatronnenerveuseet insistante.AvecMila,quisomnole sur le canapé, elle surjoue la complicité. Elle mimel’inquiétudematernelle,ellequin’amêmepasfinid’êtreuneenfant.

Maisc’est le soir,quandelle rentrechezelle,queMyriamest leplus accablée. L’appartement est dans un désordre immonde. Desjouetstraînentpartoutdanslesalon.Lavaissellesaleaétéjetéedansl’évier.De lapuréedecarottesa séché sur lapetitetable.La jeunelle se lève, soulagéecommeunprisonnierqu’on libèrede l’étaude

sacellule.Elleempochelesbilletsetcourtverslaporte,sonportableà lamain.Plustard,Myriamdécouvresur lebalconunedizainedemégots de cigarettes roulées et sur la commode bleue, dans lachambredesenfants,uneglaceauchocolatquia fondu,abîmant la

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peinturedumeuble.

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Pendanttrois jours,Louise faitdes cauchemars.Ellene sombrepasdanslesommeilmaisdansuneléthargieperverse,oùsesidéessebrouillent,oùsonmalaises’ampli e.Lanuit,elleesthabitéeparunhurlementintérieurquiluidéchirelesentrailles.Lachemisecolléeautorse,lesdentsquigrincent,ellecreuselematelasducanapé-lit.Elleal’impressionquesonvisageestmaintenusousletalond’unebotte,que sa bouche est pleine de terre. Ses hanches s’agitent comme laqueue d’untêtard.Elle esttotalement épuisée.Elle se réveille pourboireetallerauxtoilettes,etretournedanssaniche.

Elle émerge du sommeil comme on remonte des profondeurs,quand on a nagé trop loin, que l’oxygènemanque, que l’eau n’estplusqu’unmagmanoiretgluantetqu’onpriepouravoirassezd’airencore,assezdeforcepourregagnerlasurfaceetprendreunevoraceinspiration.

Danssonpetitcarnetàlacouverture eurie,elleanotéletermequ’avaitutiliséunmédecinde l’hôpitalHenri-Mondor. «Mélancoliedélirante ». Louise avait trouvé ça beau et dans sa tristesse s’étaitsubitementintroduite une touche de poésie, une évasion. Elle l’anoté, de son écriture étrange, faite de majuscules tordues etappuyées. Sur les feuilles de ce petit carnet, lesmots ressemblent à

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cesbranlants édi ces enboisqu’Adamconstruitpour le seulplaisirdelesvoirs’écrouler.

Pour la première fois, elle pense à lavieillesse.Au corps qui semet à dérailler, aux gestes qui fontmal jusqu’au fond des os.Auxfrais médicaux qui grossissent. Et puis l’angoisse d’une vieillessemorbide,couchée,malade,dansl’appartementauxvitressales.C’estdevenuuneobsession.Ellehaitcetendroit.L’odeurdelamoisissurequi s’échappe de la cabine de douche l’obsède. Elle la sent jusquedanssabouche.Touslesjoints,touslesintersticessesontremplisdemousseverdâtreetelleabeau lesgratteravecrage,ellerenaîtdanslanuit,plusdensequejamais.

Unehainemonteenelle.Unehainequivientcontrariersesélansservileset sonoptimismeenfantin.Unehainequibrouilletout.Elleest absorbée dans un rêvetriste et confus.Hantée par l’impressiond’avoirtropvu,tropentendudel’intimitédesautres,d’uneintimitéà laquelle elle n’a jamais eudroit.Elle n’a jamais eude chambre àelle.

Après deux nuits d’angoisse, elle se sent prête à reprendre letravail.Elleamaigrietsonvisagedepetite lle,pâleetcreusé,s’estallongé comme sous les coups. Elle se coi e, se maquille. Elle secalmeàcoupsd’ombreàpaupièresmauve.

À7 h 30, elle ouvre la porte de l’appartement rued’Hauteville.Mila,danssonpyjamableu,courtverslanounou.Elleluisautedanslesbras.Elledit:«Louise,c’esttoi!Tuesrevenue!»

Danslesbrasdesamère,Adamsedébat.IlaentendulavoixdeLouise,ilareconnusonodeurdetalc,lebruitlégerdesonpassurle

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parquet. Il pousse de ses petites mains le torse de sa mère qui,souriante,offresonenfantàlatendressedeLouise.

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DanslefrigidairedeMyriam,ilyadesboîtes.Detoutespetitesboîtes, posées les unes sur les autres. Ily a des bols, recouverts depapieraluminium.Sur lesétagèresenplastique,ontrouvedepetitsmorceaux de citron, un bout défraîchi de concombre, un quartd’oignondontl’odeurenvahitlacuisinedèsqu’onouvrelaportedufrigo. Un morceau de fromage, dont il ne reste que de la croûte.Dans les boîtes,Myriamtrouve quelques petits pois qui ont perduleur rondeur et leur vert éclatant. Trois pâtes. Une cuillerée debouillie.Une lochédedindequinenourriraitpasunmoineaumaisqueLouiseaquandmêmeprislesoinderanger.

C’est,pourPauletMyriam,unsujetdeplaisanteries.CettelubiedeLouise,cettephobiedejeterlanourriture,commenceparlesfairerire.Lanounouracle lesboîtesdeconserve,elle fait lécher lespotsde yaourt aux enfants. Ses employeurs trouvent cela ridicule ettouchant.

PaulsemoquedeMyriamquandelledescend,enpleinenuit,lespoubellesquicontiennentdesrestesnonconsommésouun jouetdeMilaqu’ilsn’ontpas lecouragederéparer. «Tuaspeurdete fairegronder par Louise, reconnais-le ! » et il la poursuit dans la caged’escalierenriant.

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Ils s’amusent de voir Louise étudier avec une grandeconcentrationlesprospectusdéposésdanslaboîteauxlettresparlesenseignes du quartier et qu’ils ont, machinalement, l’habitude dejeter.Lanounoucollectionne lesbonsde réductionqu’elleprésenteèrement à Myriam et cette dernière a honte de trouver ça idiot.

D’ailleursMyriamprendLouisepourexempledevantsonmarietsesenfants. «Louise a raison.C’estnulde gaspiller. Ily ades enfantsquin’ontrienàmanger.»

Mais auboutdequelquesmois, cettemaniedevientun sujetdetensions.MyriamreprocheàLouisesesobsessions.Elleseplaintdela rigidité de la nounou, de sa paranoïa. « Qu’elle fouille dans lapoubelleaprèstout, jen’aipasdecomptesà lui rendre »,a rme-t-elleàunPaulconvaincuqu’ilfauts’émanciperdupouvoirdeLouise.Myriam se montre ferme. Elle interdit à Louise de donner auxenfantsdesproduitspérimés. «Oui,mêmepérimésd’un jour.C’esttout,çanesediscutepas.»

Unsoir,alorsqueLouiseseremetàpeinedesamaladie,Myriamrentretard.L’appartementestplongédans lenoiretLouiseattendderrière laporte, sonmanteau sur ledoset son sacà lamain.Elleditàpeineaurevoiretseprécipitedansl’ascenseur.Myriamesttropfatiguéepourréfléchiroupours’enémouvoir.

«Louisefaitlatête.Etaprès?»Elle pourrait se jeter sur le canapé et s’endormir, tout habillée,

ses chaussures encore aux pieds.Mais elle se dirigevers la cuisine,pour se servir unverre devin. Elle a envie de s’asseoir un instantdanslesalon,deboireunverredevinblanctrèsfroid,desedétendre

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en fumant une cigarette. Si elle n’avait pas peur de réveiller lesenfants,elleprendraitmêmeunbain.

Elle entre dans la cuisine et allume la lumière. La pièce a l’airencore plus propre que d’habitude. Il y otte une forte odeur desavon. La porte du frigidaire a été nettoyée. Rien ne traîne sur leplan de travail. La hotte ne porte aucune trace de graisse, lespoignéesdesplacardsontétépasséesàl’éponge.Etlavitre,enfaced’elle,estd’unepropretééclatante.

Myriams’apprêteàouvrir lefrigidairequandelle lavoit.Là,aucentredelapetitetableoùmangentlesenfantsetleurnounou.Unecarcassedepouletestposéesuruneassiette.Unecarcasse luisante,sur laquellenerestepas lemoindreboutdechair,pas lapluspetitetrace de viande. On dirait qu’un vautour l’a rongée ou un insecteentêté,minutieux.Unemauvaisebêteentoutcas.

Elle xelesquelettemarron,sonéchineronde,sesospointus,lacolonnevertébrale lisse et nette.Les cuisses ont été arrachéesmaislesailes,tordues,sontencorelà,lesarticulationsdistendues,prêtesàrompre.Le cartilage luisant, jaunâtre, ressemble à dupus séché.Àtravers lestrous,entre lespetitsos,Myriamvoit l’intérieurvideduthorax,noiretexsangue.Iln’yaplusdeviande,plusd’organes,riendeputresciblesurcesquelette,etpourtant, il sembleàMyriamquec’est une charogne,un immonde cadavre qui continue de pourrirsoussesyeux,là,danssacuisine.

Elle en est sûre, elle a jeté le poulet cematinmême.Lavianden’était plus consommable, elle allait ainsi éviter à ses enfants d’êtremalades.Ellesesouvienttrèsbienqu’elleasecoué leplatau-dessusdu sac-poubelle et que la bête est tombée, entourée de graissegélatineuse. Elle s’est écrasée dans un bruit sourd au fond de la

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corbeilleetMyriamadit «beurk ».Cetteodeur,aupetitmatin, l’aécœurée.

Myriams’approchedelabêtequ’ellen’osepastoucher.Celanepeut pas être une erreur, un oubli de Louise. Encore moins uneplaisanterie. Non, la carcasse sent le liquide vaisselle à l’amandedouce.Louisel’alavéeàgrandeeau,ellel’anettoyéeetellel’aposéelàcommeunevengeance,commeuntotemmaléfique.

Plustard,Milaatoutracontéàsamère.Elleriait,ellesautaitenexpliquant comment Louise leur avait appris à manger avec lesdoigts.Debout sur leurs chaises,Adamet elleontgratté lesos.Laviandeétait sècheetLouise lesaautorisésàboiredegrandsverresde Fanta en mangeant, pour ne pas s’étou er. Elle était trèsattentive à ne pas abîmer le squelette et elle ne quittait pas la bêtedes yeux. Elle leur a dit que c’était un jeu et qu’elle lesrécompenseraits’ilssuivaienttrèsattentivementlesrègles.Etàlafin,pourunefois,ilsonteudroitàdeuxbonbonsacidulés.

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HectorRouvier

Dixansontpassé,maisHectorRouvierserappelleparfaitementles mains de Louise. C’est ce qu’il touchait le plus souvent, sesmains.Ellesavaientuneodeurdepétalesécrasésetsesonglesétaienttoujoursvernis.Hector les serrait, lestenaitcontre lui, il les sentaitsursanuquequandilregardaitun lmàlatélévision.LesmainsdeLouise plongeaient dans l’eau chaude et frottaient le corps maigred’Hector. Elles faisaient mousser le savon dans ses cheveux,glissaientsoussesaisselles,lavaientsonsexe,sonventre,sesfesses.

Couchésursonlit,levisageenfoncédansl’oreiller,ilsoulevaitlehaut de son pyjama pour signi er à Louise qu’il attendait sescaresses. Du bout des ongles, elles parcouraient le dos de l’enfantdont la peau s’alarmait, frissonnait, et il s’endormait, apaisé et unpeu honteux, devinantvaguement l’étrange excitation dans laquellelesdoigtsdeLouisel’avaientplongé.

Sur lecheminde l’école,Hector serraittrès fort lesmainsdesanounou.Plus ilgrandissait,plussespaumess’élargissaientetplus ilcraignait de broyer les os de Louise, ses os de biscuit et deporcelaine.Lesphalangesdelanounoucraquaientdanslapaumede

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l’enfantetparfois,Hectorpensaitquec’étaitluiquidonnaitlamainàLouiseetluifaisaittraverserlarue.

Louisen’a jamais étédure,non. Ilne se souvientpasde l’avoirvuesemettreencolère.Ilenestcertain,ellen’ajamaisportélamainsur lui. Il a gardé d’elle des images oues, informes, malgré lesannéespasséesauprèsd’elle.LevisagedeLouiseluisemblelointain,il n’est pas sûr qu’il la reconnaîtrait aujourd’hui s’il la croisait parhasard dans la rue. Mais le contact de sa joue, molle et douce ;l’odeurdesapoudre,qu’elleappliquaitmatinetsoir;lasensationdeses collants beiges contre son visage d’enfant ; la façon étrangequ’elleavaitdel’embrasser,ymettantparfoislesdents,lemordillantcomme pour lui signi er la sauvagerie soudaine de son amour, sondésirdelepossédertoutentier.Detoutcela,oui,ilsesouvient.

Iln’apasoublié,nonplus, sestalentsdepâtissière.Lesgâteauxqu’elleapportaitdevant l’écoleet la façondontelleseréjouissaitdela gourmandise du petit garçon. Le goût de sa sauce tomate, safaçon de poivrer les steaks qu’elle cuisait à peine, sa crème auxchampignons sont des souvenirs qu’il convoque souvent. Unemythologie liée à l’enfance, au monde d’avant les repas surgelésdevantl’écrandesonordinateur.

Il se souvient aussi, ou plutôt il croit se souvenir, qu’elle étaitd’une patience in nie avec lui. Avec ses parents, la cérémonie ducoucher tournait souvent mal. Anne Rouvier, sa mère, perdaitpatiencequandHectorpleurait,suppliaitdelaisserlaporteouverte,demandaituneautrehistoire,unverred’eau,juraitqu’ilavaitvuunmonstre,qu’ilavaitencorefaim.

«Moi aussi, lui avait avoué Louise, j’ai peur de m’endormir. »Elleavaitdel’indulgencepourlescauchemarsetelleétaitcapablede

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luicaresser lestempespendantdesheuresetd’accompagner,deseslongsdoigtsquisentaientlarose,sarouteverslesommeil.Elleavaitconvaincusapatronnedelaisserunelampealluméedanslachambredel’enfant.«Onn’apasbesoindeluiinfligerunetelleterreur.»

Oui, son départ a été une déchirure. Elle lui a manqué,atrocement, et il a détesté la jeune lle qui l’a remplacée, uneétudiantequivenaitlechercheràl’école,quiluiparlaitanglaisetqui,comme le disait samère, « le stimulait intellectuellement ». Il en avoulu à Louise d’avoir déserté, de n’avoir pas tenu les promessesen ammées qu’elle avait faites, d’avoir trahi les serments detendresseéternelle,aprèsavoirjuréqu’ilétaitleseuletquepersonnenepourrait le remplacer.Un jour,ellen’aplusété làetHectorn’apas osé poser de questions. Il n’a pas su pleurer cette femme quil’avait quitté car malgré ses huit ans, il avait l’intuition que cetamour-là était risible, qu’on se moquerait de lui et que ceux quis’apitoyaientfaisaientunpeusemblant.

Hectorbaisselatête.Ilsetait.Samèreestassisesurunechaise,àcôtédelui,etelleposesamainsursonépaule.Elleluidit:«C’estbien,monchéri.»MaisAnneestagitée.Ellea,faceauxpoliciers,desregardsdecoupable.Ellecherchequelquechoseàavouer,unefautequ’elleauraitcommise ilya longtempsetqu’ilsvoudraient lui fairepayer.Elleatoujoursétécommeça, innocenteetparanoïaque.Ellen’a jamaispasséunedouanesanstranspirer.Unjour,elleasou é,sobre et enceinte, dans un éthylotest persuadée qu’elle se feraitarrêter.

Le capitaine,une jolie femmedont les épais cheveuxbruns sont

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retenusenqueue-de-cheval,s’assoitsursonbureau,faceàeux.ElledemandeàAnnecommentelleestentréeencontactavecLouiseetles raisons qui l’ont poussée à l’engager comme nounou pour sesenfants. Anne répond calmement. Elle ne veut qu’une chose,satisfaire la policière, lamettre sur une piste et, surtout, savoir dequoiLouiseestaccusée.

Louise lui a été conseillée par une amie. Elle lui en avait dit leplusgrandbien.Etd’ailleurs, elle-mêmeatoujours été satisfaitedesanounou.«Hector,vousleconstatezvous-même,étaittrèsattachéàelle.»Lecapitainesouritàl’adolescent.Elleretournederrièresonbureau,ouvreundossieretdemande:

«Est-cequevousvoussouvenezducoupde ldeMmeMassé?Ilyaunpeuplusd’unan,enjanvier?

—MmeMassé?—Oui,rappelez-vous.Louisevousavaitdonnécommeréférence

etMyriamMassévoulaitsavoircequevouspensiezd’elle.—C’estvrai, jem’ensouviens.Je luiaiditqueLouiseétaitune

nounoud’exception.»

Ils sontassisdepuisplusdedeuxheuresdanscettepièce froide,qui ne leur o re aucune distraction. Lebureau est bien rangé.Aucunephotographienetraîne.Iln’yapasd’a chesplacardéesaumur,aucunavisderecherche.Lecapitaines’arrêteparfoisaumilieud’une phrase et sort du bureau en s’excusant. Anne et son ls lavoientàtraverslavitrerépondreàsonportable,chuchoteràl’oreilled’uncollègueouboireuncafé.Ilsn’ontpasenviedeseparler,mêmepour se distraire. Assis côte à côte, ils s’évitent, ils font semblant

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d’oublierqu’ilsnesontpasseuls.Ilssecontententdesou erfort,dese lever pour faire le tour de leur chaise. Hector consulte sonportable.Annetientsonsacencuirnoirentresesbras.Ilss’ennuientmaisilssonttroppolisettroppeureuxpourmontreràlapolicièrelemoindre signe d’agacement. Épuisés, soumis, ils attendent d’êtrelibérés.

Lecapitaineimprimedesdocumentsqu’elleleurtend.«Signezicietlàaussi,s’ilvousplaît.»Annesepencheverslafeuilleetsansleverlesyeux,elledemande,

d’unevoixblanche:«Louise,qu’est-cequ’elleafait?Ques’est-ilpassé?—Elleestaccuséed’avoirtuédeuxenfants.»Le capitaine a les yeux cernés. Des poches violettes et gon ées

alourdissentsonregardet,bizarrement,larendentplusjolieencore.

Hectorsortdanslarue,danslachaleurdumoisdejuin.Les llessontbellesetilaenviedegrandir,d’êtrelibre,d’êtreunhomme.Sesdix-huitansluipèsent, ilvoudrait les laisserderrièrelui,commeilalaissésamèredevantlaporteducommissariat,hébétée,transie.Ilserend compte que ce n’est pas la surprise ou la stupéfaction qu’il ad’abordressentiestoutàl’heure,faceàlapolicière,maisunimmenseetdouloureuxsoulagement.Unejubilation,même.Commes’ilavaittoujours su qu’unemenace avait pesé sur lui, unemenace blanche,sulfureuse, indicible.Unemenacequeluiseul,desesyeuxetdesoncœurd’enfant,étaitcapabledepercevoir.Ledestinavaitvouluquelemalheurs’abatteailleurs.

Le capitaine a eu l’air de le comprendre.Tout à l’heure, elle a

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scrutésonvisageimpassibleetelleluiasouri.Commeonsouritauxrescapés.

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Toutelanuit,Myriampenseàcettecarcasseposéesurlatabledela cuisine. Dès qu’elle ferme les yeux, elle imagine le squelette del’animal,justelà,àcôtéd’elle,danssonlit.

Elleabusonverredevind’untrait, lamainsur lapetitetable,surveillantlacarcasseducoindel’œil.Ellerépugnaitàlatoucher,àensentirlecontact.Elleavaitlesentimentbizarrequequelquechosepourrait alors se passer, que l’animal pourrait reprendre vie et luisauterauvisage,s’accrocheràsescheveux,lapoussercontrelemur.Elle a fuméune cigarette à la fenêtre du salon et elle est retournéedanslacuisine.Elleaen léunepairedegantsenplastiqueetelleajetélesquelettedanslapoubelle.Elleaussijetél’assietteetletorchonquireposaitàcôté.Elleadescenduàtoutevitesselessacsnoirsetareferméviolemmentlaportedulocalderrièreelle.

Elles’estmiseaulit.Soncœurcognaitdanssapoitrineaupointqu’elle avait du mal à respirer. Elle a essayé de dormir puis, n’ytenant plus, elle a appeléPaulet, en larmes, elle lui a racontécettehistoire de poulet. Il trouve qu’elle dramatise. Il rit de cemauvaisscénariode lmd’horreur. «Tunevas quandmêmepastemettre

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dansdesétatspareilspourunehistoiredevolaille ? » Ilessaiede lafairerire,delafairedouterdelagravitédelasituation.Myriamluiraccrocheaunez.Ilessaiederappelermaisellenerépondpas.

Son insomnie est habitée de pensées accusatrices puis deculpabilité.Elle commencepar agonirLouise.Elle sedit qu’elle estfolle. Dangereuse peut-être. Qu’elle nourrit contre ses patrons unehaine sordide, un appétit de vengeance. Myriam se reproche den’avoir pas mesuré la violence dont Louise est capable. Elle avaitdéjà remarqué que la nounou pouvait se mettre en colère pour cegenredechoses.UnefoisMilaaperduungiletàl’écoleetLouiseena faitunemaladie.Tous les jours, elleparlait àMyriamde ce giletbleu. Elle s’était juré de le retrouver, avait harcelé l’institutrice, lagardienneetlescantinières.Unlundimatin,elleatrouvéMyriamentraind’habillerMila.Lapetiteportaitlegiletbleu.

«Vousl’avezretrouvé?ademandélanounou,leregardexalté.—Non,maisj’airachetélemême.»Louises’estmisedansunecolère incontrôlable. «C’étaitbien la

peineque jem’épuise à le chercher.Etqu’est-ceque çaveutdire ?Onsefaitvoler,onneprendpassoindesesaffairesmaiscen’estpasgrave,mamanvaracheterungiletpourMila?»

Et puis Myriam retourne contre elle-même ses accusations.«C’estmoi, pense-t-elle, qui suis alléetrop loin.C’était sa façon àelledemedirequejesuisgaspilleuse,troplégère,désinvolte.Louisea dû vivre comme un a ront que je jette ce poulet, elle qui sansdoute connaît des problèmes d’argent. Au lieu de l’aider, je l’ai

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humiliée.»Elleselève,auxaurores,avecl’impressiond’avoiràpeinedormi.

Quand elle sort de son lit, ellevoit tout de suite que la cuisine estallumée.EllesortdesachambreetellevoitLouise,assisedevantlapetitefenêtrequidonnesurlacour.Lanounoutientdesdeuxmainssa tasse de thé, celle que lui a achetée Myriam pour sa fête. Sonvisage ottedansunnuagedevapeur.Louiseressembleàunepetitevieille, à un fantômetremblant dans lematin pâle. Ses cheveux, sapeau se sont vidés de toute couleur. Myriam a l’impression queLouise est toujours habillée de la même façon ces derniers temps,cettechemisebleue,cecolClaudine l’écœurentd’unseulcoup.Ellevoudrait tellement ne pas avoir à lui parler. Elle voudrait la fairedisparaîtredesavie, sanse ort,d’unsimplegeste,d’unclignementd’œil.MaisLouiseestlà,elleluisourit.

Desavoix uetteelleluidemande:«Jevousfaisuncafé?Vousavezl’airfatiguée.»Myriamtendlamainetsaisitlatassebrûlante.

Ellepenseàlalonguejournéequil’attend,ellequivadéfendreunhommedevantlesassises.Danssacuisine,faceàLouise,ellemesurel’ironiedelasituation.Elledonttoutlemondeadmirelapugnacité,dontPascallouelecouragepoura rontersesadversaires,alagorgenouéedevantcettepetitefemmeblonde.

Certainsadolescentsrêventdeplateauxdecinéma,deterrainsdefootball,desallesdeconcertscombles.Myriamatoujoursrêvédelacourd’assises.Étudiante,déjà,elleessayaitd’assisterleplussouventpossible à des procès. Sa mère ne comprenait pas qu’on puisse sepassionner ainsi pour de sordides histoires de viols, pour l’exposé

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précis, glauque, sans a ect, d’incestes ou de meurtres. Myriampréparait le barreau quand a commencé le procès de MichelFourniret, le tueur en série dont elle a attentivement suivi l’a aire.ElleavaitlouéunechambredanslecentredeCharleville-Mézièresettous les jours elle rejoignait le groupe de femmes au foyer venuesobserver le monstre. On avait installé à l’extérieur du Palais dejustice un immense chapiteau dans lequel le public, très nombreux,pouvait assister en direct aux audiences grâce à des écrans géants.Ellerestaitunpeuàl’écart.Elleneleurparlaitpas.Elleétaitmalàl’aise quand ces femmes auteint rougeaud, aux cheveux courts, lesongles coupés ras, accueillaient la camionnette de l’accusé par desinsultesetdescrachats.Elle, sipétriedeprincipes, si rigideparfois,était fascinée par ce spectacle de haine franche, par ces appels à lavengeance.

Myriam prend lemétro et arrive en avance devant le Palais dejustice. Elle fume une cigarette et tient par le bout des doigts lecordon rouge qui entoure son énorme dossier. Depuis plus d’unmois, Myriam assiste Pascaldans la préparation de ce procès. Leprévenu, un homme de vingt-quatre ans, est accusé d’avoir menéavectroiscomplicesuneexpéditionpunitivecontredeuxSri-Lankais.Sous l’emprise de l’alcool et de la cocaïne, ils ont tabassé les deuxcuisiniers, sans papiers et sans histoires. Ils ont frappé, encore etencore, frappé jusqu’à lamort d’undes hommes, frappé jusqu’à serendrecomptequ’ilss’étaienttrompésdecible,qu’ilsavaientprisunNoirpourunautre.Ilsn’ontpassuexpliquerpourquoi.Ilsn’ontpaspunier,dénoncésparl’enregistrementd’unecaméradesurveillance.

Pendant le premier rendez-vous, l’homme a raconté sa vie auxavocats,unrécitémaillédemensonges,d’exagérationsévidentes.Au

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seuil de la prison à vie, il trouvait le moyen de faire du charme àMyriam. Elle a tout fait pour garder la « bonne distance ». C’estl’expressionqu’utilisetoujoursPascaletsurlaquellerepose,selonlui,le succès d’une a aire. Elle a cherché à démêler le vrai du faux,méthodiquement, preuves à l’appui. Elle a expliqué de sa voixd’institutrice, choisissant des mots simples mais cinglants, que lemensonge était une mauvaise technique de défense et qu’il n’avaitrienàperdre,àprésent,àdirelavérité.

Pourleprocès,elleaachetéaujeunehommeunechemiseneuveet lui a conseillé d’oublier les plaisanteries de mauvais goût et cesourireencoin,quiluidonnel’airbravache.«Nousdevonsprouverque,vousaussi,vousêtesunevictime.»

Myriam parvient à se concentrer et le travail lui fait oublier sanuitdecauchemar.Elle interroge lesdeuxexpertsquiviennentà labarre pour parler de lapsychologie de son client.Une desvictimestémoigne,assistéed’untraducteur.Letémoignageestlaborieuxmaisl’émotion est palpable dans l’assistance. L’accusé garde les yeuxbaissés,impassible.

Pendant une suspension de séance, alors que Pascal est autéléphone,Myriamresteassisedansuncouloir, leregardvide,prised’un sentiment de panique. Elle a sans doute traité avec trop dehauteur cette histoire de dettes. Par discrétion ou par désinvolture,ellen’apasregardéendétaillecourrierduTrésorpublic.Elleauraitdû garder les documents, se dit-elle. Des dizaines de fois elle ademandéàLouisede les lui apporter.Louise a commencépardirequ’elle lesavaitoubliés,qu’elleypenseraitdemain,promis.Myriam

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a essayé d’en savoir plus. Elle l’a interrogée sur Jacques, sur cesdettes qui semblent courir depuis des années.Elle lui a demandé siStéphanieétaitaucourantdesesdi cultés.Àsesquestions,poséesd’une voix douce et compréhensive, Louise opposait un silencehermétique. «C’estde lapudeur », a penséMyriam.Une façondepréserver lafrontièreentrenosdeuxmondes.Elleaalorsrenoncéàl’aider.Elleavaitl’affreuseimpressionquesacuriositéétaitautantdecoupsinfligésaucorpsfragiledeLouise,cecorpsquidepuisquelquesjours semble s’étioler,blêmir, s’e acer.Danscecouloir sombre,oùotteunerumeurlancinante,Myriamsesentdémunie,enproieàun

lourdetprofondépuisement.Cematin,Paull’arappelée.Ils’estmontrédouxetconciliant.Il

s’est excusé d’avoir si bêtement réagi. Dene pas l’avoir prise ausérieux. « On fera comme tu voudras, a-t-il répété. Dans cesconditions, nous ne pouvons pas la garder. » Et il a ajouté,pragmatique : « On attend l’été, on part en vacances et au retournous lui ferons comprendre que nous n’avons plusvraiment besoind’elle.»

Myriam a répondu d’une voix blanche, sans conviction. Ellerepenseà la joiedesenfantsquandilsontretrouvé lanounouaprèscesquelquesjoursdecongémaladie.AuregardtristequeLouiseluiaadressé,àsonvisagelunaire.Elleentendencoresesexcusesvoiléesetunpeuridicules,sahonted’avoirmanquéàsondevoir.«Çanesereproduiraplus,disait-elle.Jevouslepromets.»

Biensûr,ilsu raitd’ymettre n,detoutarrêterlà.MaisLouisealesclésdechezeux,ellesaittout,elles’estincrustéedansleurviesiprofondémentqu’ellesemblemaintenant impossibleàdéloger. Ils larepousserontetelle reviendra. Ils feront leursadieuxetellecognera

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contre la porte, elle rentrera quand même, elle sera menaçante,commeunamantblessé.

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Stéphanie

Stéphanie a eu beaucoup de chance. Quand elle est entrée aucollège,MmePerrin, l’employeurdeLouise, aproposéd’inscrire lajeune lle dans un lycée parisien, bienmieux noté que celui auquelelle était destinée à Bobigny. La femme a voulu faire une bonneactionpour cettepauvreLouise,quitravailletellement etqui est siméritante.

Mais Stéphanie ne s’est pas montrée à la hauteur de cettegénérosité.Quelquessemainesàpeineaprèssarentréeentroisième,les ennuis ont commencé. Elle perturbait la classe. Elle ne pouvaitpass’empêcherdepou erderire,debalancerdesobjetsàtraverslasalle,derépondredesgrossièretésauxprofesseurs.Lesautresélèvesla trouvaient à la fois drôle et fatigante. Elle cachait à Louise lesmots sur son carnet de correspondance, les avertissements, lesconvocationschezleproviseur.Elles’estmiseàsécherlescoursetàfumer des joints avantmidi, couchée sur les bancs d’un square duquinzièmearrondissement.

Unsoir,MmePerrinaconvoqué lanounoupour luiexposer saprofonde déception. Elle se sentait trahie. À cause de Louise, elle

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avait eu atrocement honte. Elle avait perdu la face devant leproviseur, qu’elle avait mis tant de temps à convaincre et qui luiavait fait une eur en acceptant Stéphanie. Dans une semaine, lajeune lle était convoquéedevant le conseil dediscipline, oùLouisedevaitelleaussiserendre.«C’estcommeuntribunal,luiaexpliquésèchementsapatronne.Ceseraàvousdeladéfendre.»

À15heures,Louiseet sa lle sontentréesdans la salle.C’étaitune pièce ronde, mal chau ée, dont les larges fenêtres, aux vitresvertes et bleues, répandaient une lumière d’église. Une dizaine depersonnes — professeurs, conseillers, représentants des parentsd’élèves—étaientassisesautourd’unelargetableenbois.Ellesontprislaparoleàtourderôle.«Stéphanieestinadaptée,indisciplinée,insolente. » « Ce n’est pas une méchante lle, a ajouté quelqu’un.Mais quand elle commence, il n’y a pas moyen de la raisonner. »EllessesontétonnéesqueLouisen’ait jamaisréagifaceàl’ampleurde ce désastre.Qu’elle n’ait pas répondu aux demandes de rendez-vousquedesprofesseursluiavaientadressées.Onl’avaitappeléesurson portable. On avait même laissé des messages, qui tous étaientrestéssanssuite.

Louiselesasuppliéesdedonneruneautrechanceàsa lle.Elleaexpliquéenpleurantcombienelles’occupaitdesesenfants,qu’ellelespunissait quand ils ne l’écoutaient pas. Qu’elle leur interdisait deregarder latélévisionenfaisant leursdevoirs.Elleaditqu’elleavaitdesprincipesetunegrandeexpériencedans l’éducationdesenfants.MmePerrin l’avaitprévenue, il s’agissaitbiend’untribunal et c’estellequ’onjugeait.Elle,lamauvaisemère.

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Autour de la grandetable en bois, dans cette salle glacée où ilsavaienttousgardéleursmanteaux,lesenseignantsontinclinélatêtesur le côté. Ils ont répété : « Nous ne mettons pas en doute vose orts, madame. Nous sommes certains que vous faites de votremieux.»Uneprofesseurdefrançais,unefemmeminceetdouce,luiademandé:

«CombienStéphaniea-t-elledefrèresetsœurs?—Ellen’enapas,aréponduLouise.—Maisvousnousavezparlédevosenfants,non?—Oui, lesenfantsdont jem’occupe.Ceuxquejegardetousles

jours.Etvous pouvezme croire,ma patronne est très contente del’éducationquejedonneàsesenfants.»

Ilsleurontdemandédesortirdelasallepourleslaisserdélibérer.Louise s’est levée et leur a adresséun sourirequ’elle imaginait êtrecelui d’une femme du monde. Dans le couloir du lycée, face auxterrains de basket, Stéphanie continuait à rire bêtement. Elle étaittropronde,tropgrande,ridiculeavecsaqueue-de-chevalsurlehautdu crâne.Elle portait un caleçon impriméqui lui faisait des cuissesénormes. Le caractère solennel de cette réunion ne semblait pasl’avoir intimidée, juste ennuyée. Elle n’a pas eu peur, au contraire,ellesouriaitd’unairentendu,commesicesprofesseursquiportaientdespullsenmohairringardsetdesfoulardsdegrand-mèren’étaientriend’autrequedemauvaisacteurs.

Une fois sortie de la salle de conseil, elle a retrouvé sa bonnehumeur, son air bravachede cancre.Dans le couloir, elle alpaguaitses copains qui sortaient de classe, elle faisait des bonds et

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murmuraitdes secretsà l’oreilled’une lletimidequi se retenaitdepou er. Louise avait envie de la gi er, de la secouer de toutes sesforces. Elle aurait voulu lui faire comprendre ce que ça lui coûtaitd’humiliations et d’e orts que d’élever une lle comme elle. Elleaurait voulu lui mettre le nez dans sa sueur et ses angoisses, luiarracherde lapoitrine sa stupide insouciance.Mettre enmiettes cequiluirestaitd’enfance.

Dans ce couloir bruyant,Louise se retenait detrembler.Elle secontentaitderéduireStéphanieausilenceenserrantdeplusenplusfortsesdoigtsautourdubraspotelédesafille.

«Vouspouvezrentrer.»Leprofesseurprincipalapassélatêteparlaporteetilleurafait

signede rejoindre leurs sièges. IlsavaientmisàpeinedixminutesàdélibérermaisLouisen’apascomprisquec’étaitmauvaissigne.

Une fois que la mère et la lle ont retrouvé leur place, leprofesseurprincipalaprislaparole.Stéphanie,a-t-ilexpliqué,estunélémentperturbateurqu’ilséchouenttousàcanaliser.Ilsonteubeauessayer,userdetouteslesméthodespédagogiques,rienn’yafait.Ilsontépuisétoutes leurscompétences. Ilsontuneresponsabilitéet ilsnepeuventpas la laisserprendretouteune classe enotage. «Peut-être, ajoute l’enseignant, que Stéphanie sera plus épanouie dans unquartier proche de chez elle.Dans un environnement qui luiressemble,oùelleauraitdesrepères.Vouscomprenez?»

On était enmars. L’hiver s’était attardé. On avait l’impressionqu’il ne cesserait jamais de faire froid. « Sivous avez besoin d’aidepourlesaspectsadministratifs,ilyadesgenspourcela»,l’arassuréela conseillère d’orientation. Louise ne comprenait pas. Stéphanieétaitrenvoyée.

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Danslebusquilesramenaitchezelles,Louiseagardélesilence.Stéphanie gloussait, elle regardait par la fenêtre, ses écouteursenfoncésdanslesoreilles.Ellesontremontélaruegrisequimenaitàla maison de Jacques. Elles sont passées devant le marché etStéphanie ralentissait pour regarder les étals. Louise a été prise dehaine pour sa désinvolture, pour son égoïsme adolescent. Elle l’asaisie par la manche et l’a tirée avec une vigueur et une brutalitéincroyables. Une colère de plus en plus noire, de plus en plusbrûlante l’envahissait.Elle avait envied’enfoncer ses ongles dans lapeaumolledesafille.

Elle a ouvert le petit portail de l’entrée et à peine l’a-t-elle eureferméderrière ellesqu’elle s’estmise à rouerStéphaniede coups.Ellel’afrappéesurledosd’abord,degrandscoupsdepoingquiontprojetésa lleàterre.L’adolescente, recroquevillée,criait.Louiseacontinuéde frapper.Toute sa forcede colosse s’estdéployée et sesmains minuscules couvraient le visage de Stéphanie de gi escinglantes. Elle lui tirait les cheveux, écartait les bras dont sa lleentourait sa tête pour se défendre. Elle la tapait sur les yeux, ellel’insultait, elle la gri aitjusqu’au sang. Quand Stéphanie n’a plusbougé,Louiseluiacrachéauvisage.

Jacquesa entendu lebruit et il s’est approchéde la fenêtre. Il aregardé Louise in iger une correction à sa lle sans chercher à lesséparer.

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Les silences et les malentendus ont tout infecté. Dansl’appartement, l’atmosphère est plus lourde.Myriam essaie den’enrienmontrer auxenfantsmais elle estdistante avecLouise.Elle luiparleduboutdeslèvres,luidonnedesinstructionsprécises.EllesuitlesconseilsdePaul,quiluirépète:«C’estnotreemployée,pasnotreamie.»

Elles ne boivent plus le thé ensemble dans la cuisine, Myriamassisedevantlatable,Louiseadosséeauplandetravail.Myriamneditplusdemotsdoux : «Louise,vousêtesunange »ou «Onn’enfaitpasdeuxcommevous».Elleneproposeplus,levendredisoir,determiner la bouteille de rosé qui dort au fond du frigidaire. « Lesenfants regardentun lm,onpeutbiens’accorderunpetitplaisir »,disaitalorsMyriam.Àprésent,quandl’uneouvrelaporte,l’autrelareferme derrière elle. Elles se retrouvent de plus en plus rarementensembledanslamêmepièceetexécutentunesavantechorégraphiedel’évitement.

Puis le printemps éclate, ardent, inespéré. Les journéess’allongent et les arbres portent leurs premiersbourgeons. Le beautempsvientbalayer leshabitudes, il pousseLouisedehors,dans lesparcs,avec lesenfants.Unsoir,elledemandeàMyriamsiellepeut

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finirplustôt.«J’aiunrendez-vous»,explique-t-elled’unevoixémue.EllerejointHervédanslequartieroùiltravailleet,ensemble, ils

vontaucinéma.Hervéauraitpréféréboireunverreenterrasse,maisLouise a insisté. D’ailleurs, le lm lui a beaucoup plu et ilsretournentlevoirlasemainesuivante.Danslasalle,HervésomnolediscrètementàcôtédeLouise.

Elle nitparaccepterdeprendreunverresuruneterrasse,dansun pub des Grands Boulevards. Hervé est un homme heureux,pense-t-elle. Il parle de ses projets en souriant.Desvacances qu’ilspourraientprendretouslesdeuxdanslesVosges.Ilssebaigneraientnusdansleslacs,ilsdormiraientdansunchaletdemontagnedontilconnaît le propriétaire. Et ils écouteraient de la musique tout letemps.Il lui feraitdécouvrirsacollectiondedisqueset ilestcertainque, très vite, elle ne pourrait plus s’en passer. Hervé a envie deprendresa retraiteet iln’imaginepasdepro terseuldecesannéesde repos. Il a divorcé il y a quinze ans maintenant. Il n’a pasd’enfantsetlasolitudeluipèse.

Hervéausédetous lesstratagèmesavantqueLouisen’accepte,unsoir,del’accompagnerchezlui.Ill’attendauParadis,lecaféquifait faceà l’immeubledesMassé. Ilsprennent lemétroensembleetHervéposesamainrougeaudesurlegenoudeLouise.Ellel’écoute,lesyeux xés surcettemaind’homme,cettemainqui s’installe,quicommence, qui envoudra plus.Cettemain discrète qui cache biensonjeu.

Ils font l’amourbêtement, lui surelle, leursmentons secognantparfois l’unà l’autre.Couchésurelle, il râlemaisellenesaitpassic’estdeplaisirouparcequesesarticulationslefontsou riretqu’ellenel’aidepas.Hervéestsipetitqu’ellepeutsentirseschevillescontre

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les siennes. Ses chevilles épaisses, ses pieds couverts de poils, et cecontact lui paraît plus incongru, plus intrusif encore que le sexe del’homme en elle. Jacques, lui, était si grand et il faisait l’amourcomme on punit, avec rage. De cette étreinte, Hervé est sortisoulagé,libéréd’unpoids,etils’estmontréplusfamilier.

C’estlà,danslelitd’Hervé,danssonHLMdelaportedeSaint-Ouen,l’hommeendormiàcôtéd’elle,qu’elleapenséàunbébé.Unbébéminuscule,àpeinené,unbébétoutenveloppédecettechaudeodeur de la vie qui commence. Un bébé abandonné à l’amour,qu’ellehabilleraitdebarboteusesauxtonspastel etquipasseraitdeses bras à ceux de Myriam puis de Paul. Un nourrisson qui lestiendrait tout près les uns des autres, qui les lierait dans unmêmeélandetendresse.Quie aceraitlesmalentendus,lesdissensions,quiredonneraitunsensauxhabitudes.Cebébé,elle leberceraitsursesgenouxpendantdesheures,dansunepetitechambreàpeineéclairéeparuneveilleusesur laquelledesbateauxetdes îlestourneraientenrond.Ellecaresseraitsoncrânechauveetelleenfonceraitdoucementson petitdoigt dans la bouche de l’enfant. Il arrêterait de crier,tétantdesesgencivesgonfléessonongleverni.

Le lendemain, elle fait avecplusde soinqued’habitude le litdePauletdeMyriam.Ellepassesamainsurlesdraps.Ellechercheunetrace de leurs étreintes, une trace de l’enfant dont elle est sûre àprésent qu’il est àvenir. Elle demande àMila si ellevoudrait d’unpetit frère ou d’une petite sœur. « Un bébé dont on s’occuperait

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touteslesdeux,qu’enpenses-tu?»LouiseespèrequeMilaenparleraà samère,qu’elle lui sou era l’idéequi fera ensuite soncheminenelleetquis’imposera.Etun jour, lapetite lledemandeàMyriam,sous lesyeuxravisdeLouise,sielleporteunbébédanssonventre.«Ohnon,plutôtmourir»,répondMyriamenriant.

Louise trouve que c’est mal. Elle ne comprend pas le rire deMyriam, la légèreté avec laquelle elle traite cette question.Myriamdit ça, c’est certain, pour conjurer le sort. Ellemime l’indi érence,maisellen’enpensepasmoins.EnseptembreAdamaussivaentreràl’école,lamaisonseravide,Louisen’auraplusrienàfaire.Ilfaudrabien qu’un autre enfant vienne pour meubler les longues journéesd’hiver.

Louise écoute les conversations.L’appartement estpetit, ellenelefaitpasexprès,maiselle nitpartoutsavoir.Saufquecesdernierstemps,Myriamparleplusbas.Ellefermelaportederrièreellequandelle discute au téléphone. Elle chuchote, les lèvres au-dessus del’épauledePaul.Ilsontl’aird’avoirdessecrets.

Louiseparle àWafade cet enfantquivanaître.De la joiequ’illuiapporteraetdutravailsupplémentaire.«Avectroisenfants,ilsnepourront pas se passer de moi. » Louise connaît des momentsd’euphorie. Elle a l’intuition fugace, informe, d’une vie qui vas’élargir, d’espaces plus grands, d’un amour plus pur, d’appétitsvoraces.Ellepenseàl’été,quiestsiproche,auxvacancesenfamille.Elle imagine l’odeur de la terre retournée et des noyaux d’olivespourries sur lebordd’une route.Lavoûtedes arbres fruitiers sousunclairdeluneetrienàporter,rienàcouvrir,rienàcacher.

Elle se remet à faire la cuisine, elle dont les plats, ces dernièressemaines, étaient devenus quasiment immangeables. Elle prépare

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pourMyriamdesrizaulaitàlacannelle,dessoupesépicéesettoutessortes demets réputés pour favoriser la fertilité. Elle observe avecune attention detigresse le corps de la jeune femme.Elle scrute laclartédesonteint, lepoidsdesesseins, labrillancedesescheveux,autantdesignesqui,croit-elle,annoncentunegrossesse.

Elle s’occupe du linge avec une concentration de prêtresse, desorcièrevaudoue.Commetoujoursellevidelamachineàlaver.ElleétendlescaleçonsdePaul.Elletientàlaverlesdessousdélicatsàlamain et, dans l’évier de la cuisine, elle passe sous l’eau froide lesculottes deMyriam, les soutiens-gorge en dentelle ou en soie. Ellerécitedesprières.

MaisLouise,sanscesse,estdéçue.Ellen’apasbesoind’éventrerlespoubelles.Rienneluiéchappe.Elleavulatachesurlepantalondepyjamajetéaupieddulit,ducôtéoùdortMyriam.Surlesoldelasalledebains,cematin,ellearemarquéuneminusculegouttedesang.Unegoutte si petitequeMyriamne l’apasnettoyée et qui aséchésurlescarreauxvertsetblancs.

Le sang revient sans cesse, elle connaît son odeur, ce sang queMyriam ne peut pas lui cacher et qui, chaquemois, signe lamortd’unenfant.

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Les joursd’abattement succèdentà l’euphorie.Lemondeparaîtserétrécir,serétracter,pesersursoncorpsd’unpoidsécrasant.PauletMyriamfermentsurelledesportesqu’ellevoudraitdéfoncer.Ellen’aqu’uneenvie : fairemondeaveceux,trouversaplace,s’y loger,creuseruneniche,unterrier,uncoinchaud.Ellesesentprêteparfoisà revendiquer sa portion deterre puis l’élan retombe, le chagrin lasaisitetelleahontemêmed’avoircruàquelquechose.

Un jeudi soir, vers 20 heures, Louise rentre chez elle. Sonpropriétairel’attenddanslecouloir.Ilsetientdeboutsousl’ampoulequi ne s’allume plus. « Ah, vous voilà. » Bertrand Alizard s’estpresquejetésurelle.Ilbraquel’écrandesontéléphoneportablesurle visage de Louise, qui met sa main devant ses yeux. « Je vousattendais. Je suis venu plusieurs fois, le soir ou l’après-midi. Je nevoustrouvais jamais.»Ilparled’unevoixsuave, letorsetenduversLouise,donnantl’impressionqu’ilvalatoucher,luiprendrelebras,luiparleràl’oreille.Illa xedesesyeuxchassieux,sesyeuxsanscils,qu’ilfrotteaprèsavoirsoulevéseslunettes,attachéesàuncordon.

Elleouvrelaportedustudioet lelaisseentrer.BertrandAlizardporteunpantalonbeigetroplargeet,enobservantl’homme,dedos,Louise remarqueque la ceinture amanquédeuxpassants et que le

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pantalon bâille à la taille et sous les fesses. On dirait un vieillard,voûtéetmalingre,quiauraitvolélesvêtementsd’ungéant.Toutenluiparaît ino ensif, soncrânedégarni, ses joues ridéescouvertesdetachesdeson,sesépaulestremblantes,tout,saufsesmainssècheseténormes,auxonglesépaiscommedesfossiles,sesmainsdeboucherqu’ilfrottepourlesréchauffer.

Il pénètre dans l’appartement en silence, pas à pas, comme s’ildécouvrait leslieuxpourlapremièrefois.Il inspectelesmurs,passeson doigt sur les plinthes immaculées. Il touche tout de ses mainscalleuses,caresselahousseducanapé,passesapaumesurlasurfacedelatableenformica.Lelogementluiparaîtvide,inhabité.Ilauraitaimé faire quelques remarques à sa locataire, lui dire qu’enplus depayer son loyeren retardelleneprenaitpas soindes lieux.Mais lapièceestexactementtellequ’ill’alaissée,lejouroùilluiafaitvisiterlestudiopourlapremièrefois.

Debout, lamain appuyée sur le dossier d’une chaise, il regardeLouise et il attend. Il la xe, de sesyeux jaunes qui nevoient plusgrand-chosemaisqu’iln’estpasprêtàbaisser.Ilattendqu’elleparle.Qu’elle fouille dans son sac pour y prendre l’argent du loyer. Ilattend qu’elle fasse le premier pas, qu’elle s’excuse de n’avoir pasréponduaucourrierniauxmessagesqu’il luia laissés.MaisLouiseneditrien.Ellerestedeboutcontrelaporte,commecespetitschienscraintifsquimordentquandonveutlesapaiser.

«Vousavezcommencéàfairevoscartonsàcequejevois.C’estbien.»Alizarddésigne,desongrosdoigt,lesquelquescaissesposéesdansl’entrée.«Leprochainlocataireseralàdansunmois.»

Il faitquelquespasetpoussemollement laportede lacabinededouche.Lavasqueenporcelaines’estcommeenfoncéedanslesolet,

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endessous,lesplanchespourriesontcédé.«Qu’est-cequis’estpasséici?»Le propriétaire s’accroupit. Il marmonne, enlève sa veste qu’il

poseparterreetmetseslunettes.Louisesetientdeboutderrièrelui.M.Alizardseretourneetd’unevoixforteilrépète:«Jevousdemandecequis’estpassé!»Louisesursaute.« Jene saispas.C’est arrivé ily aquelques jours.L’installation

estvieille,jecrois.— Mais pas du tout. J’ai construit la cabine de douche moi-

même.Vousdevriezvousestimerchanceuse.Àl’époque,c’estsurlepalierqu’onse lavait.C’estmoi,tout seul,quiai installé ladouchedanslestudio.

—Ças’estécroulé.— C’est un défaut d’entretien, c’est évident.Vous ne croyez

quandmême pas que la réparation va être à ma charge alors quevousavezlaisséladouchepourrir?»

Louise le dévisage et M. Alizard a du mal à savoir ce quesignifientceregardferméetcesilence.

«Pourquoinepasm’avoirappelé?Çafaitcombiendetempsquevousvivezcommeça? »M.Alizards’accroupitànouveau, le frontcouvertdesueur.

Louise ne lui dit pas que ce studio n’est qu’un antre, uneparenthèseoùellevientcachersonépuisement.C’estailleursqu’ellevit.Tous les jours, elle prend une douche dans l’appartement deMyriametdePaul.Ellesedéshabilledansleurchambreetelleposedélicatement ses vêtements sur le lit du couple. Puis elle traverse,nue,lesalonpouratteindrelasalledebains.Adamestassisparterre

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et elle passe devant lui. Elle regarde l’enfant balbutiant et elle saitqu’ilnetrahirapassonsecret.IlnedirarienducorpsdeLouise,desablancheurdestatue,desesseinsdenacre,quiontsipeuconnulesoleil.

Elle ne ferme pas la porte de la salle de bains pour pouvoirentendrel’enfant.Elleallumel’eauetelleresteimmobilelongtemps,aussi longtemps qu’elle peut, sous le jet brûlant. Elle ne se rhabillepastoutdesuite.ElleenfoncesesdoigtsdanslespotsdecrèmequeMyriamaccumuleetellemassesesmollets,sescuisses,sesbras.Ellemarche pieds nus dans l’appartement, le corps entouré d’uneserviette blanche.Sa serviette, qu’elle cachetous les jours sousunepiledansunplacard.Saservietteàelle.

«Vousavezconstatéleproblèmeetvousn’avezpasessayédelerégler?VouspréférezvivrecommelesRoms?»

Cestudio,enbanlieue,ill’agardéparsentimentalisme.Accroupidevant ladouche,Alizarddramatise.Ilsou e,enrajoute,portesesmains à son front. Il tâte la mousse noire du bout des doigts etsecoue la tête,comme s’il était le seul à mesurer la gravité de lasituation.À haute voix, il évalue le prix de la réparation. « Ça vafaire dans les huit cents euros. Au moins. » Il étale sa science dubricolage,utilisedesmotstechniques,prétendqu’ilenaurapourplusdequinze jours à réparer cedésastre. Il cherche à impressionner lapetitefemmeblondequinedittoujoursrien.

« Elle peut s’asseoir sur sa caution », pense-t-il. À l’époque, ilavait insisté pour qu’elle lui verse deux mois de loyer, à titre degarantie.«C’esttristeàdire,maisonnepeutpasfairecon anceaux

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gens.»Demémoiredepropriétaire,iln’ajamaiseuàrestituercettesomme.Personnen’estassezprécautionneux:ilyatoujoursquelquechose à trouver, un défaut àmettre en lumière, une tache quelquepart,uneéraflure.

Alizardalesensdesa aires.Pendanttrenteans, ilaconduitunpoidslourdentrelaFranceetlaPologne.Ildormaitdanssacabine,mangeaitàpeine,résistaitàlamoindretentation.Ilmentaitsursontempsderepos,seconsolaitdetoutencalculantl’argentqu’iln’avaitpasdépensé,satisfaitdelui-même,d’êtrecapabledes’in igerdetelssacrificesenprévisiond’unefortunefuture.

Année après année, il a acquis des studios dans la banlieueparisienneetlesarénovés.Illesloue,pourunprixexorbitant,àdesgensqui n’ont pas d’autre choix.À la nde chaquemois, il fait letour de ses propriétés pour récolter son loyer. Il passe la tête àtravers l’embrasure des portes, parfois il s’impose, il entre, pour« jeter un œil », pour « s’assurer que tout va bien ». Il pose desquestionsindiscrètesauxquellesleslocatairesrépondentdemauvaisegrâce,priantpourqu’ils’enaille,qu’ilsortedeleurcuisine,qu’ilôtesonnezde leurplacard.Mais il reste là eton nitpar luiproposerquelquechoseàboire,qu’ilaccepteetqu’ilsirotelentement.Ilparlede sonmal de dos— « trente ans à conduire un camion, ça vousbroie»—,ilfaitlaconversation.

Ilaimelouerauxfemmes,qu’iltrouveplussoigneusesetquifontmoinsd’histoires.Ilfavoriselesétudiantes,lesmèrescélibataires,lesdivorcéesmaispas lesvieillesqui s’installent etnepaientplus,toutçaparcequ’ellesontlaloipourelles.EtpuisLouiseestarrivée,avecson sourire triste, ses cheveux blonds, son air perdu. Elle étaitrecommandéeparuneanciennelocataired’Alizard,unein rmièrede

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l’hôpitalHenri-Mondorquiavaittoujourspayésonloyeràl’heure.Foutu sentimentalisme. Cette Louise n’avait personne. Pas

d’enfantsetunmarimortetenterré.Ellesetenaitlà,devantlui,uneliassedebilletsdanslamainet il l’atrouvéejolie,élégantedanssonchemisieràcolClaudine.Elleleregardait,docile,pleinedegratitude.Elle a chuchoté : « J’ai été trèsmalade » et à cet instant, il brûlaitd’envie de lui poser des questions, de lui demander ce qu’elle avaitfaitdepuis lamortde sonmari,d’oùellevenait etdequelmal elleavaitsou ert.Maiselleneluienapaslaisséletemps.Elleadit:«Jeviensdetrouverunemploi,àParis,dansunefamilletrèsbien.»Etlaconversations’estarrêtéelà.

À présent, BertrandAlizard a envie de se débarrasser de cettelocatairemutiqueetnégligente.Iln’estplusdupe.Ilnesupporteplussesexcuses,sesmanièresfuyantes,sesretardsdepaiement.Ilnesaitpaspourquoimais lavuedeLouise luidonnedes frissons.Quelquechoseenelleledégoûte;cesourireénigmatique,cemaquillageoutré,cettefaçonqu’elleadeleregarderdehautetdenepasdesserrerleslèvres. Jamais elle n’a répondu àunde ses sourires. Jamais elle n’afait l’e ort de remarquer qu’il avaitmis une nouvelleveste et qu’ilavaitcoiffésurlecôtésatristemèchedecheveuxroux.

Alizard se dirige vers l’évier. Il se lave lesmains et il dit : « Jereviendrai dans huit jours avec du matériel et un ouvrier pour lestravaux.Vousdevriezterminerd’emballervoscartons.»

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Louise emmène les enfants en promenade. Ils passent de longsaprès-midiausquare,oùlesarbresontététaillés,oùlapelousequiareverdis’o reauxétudiantsduquartier.Autourdesbalançoires, lesenfantssontheureuxdeseretrouvermêmes’ils ignorent, laplupartdutemps, lenomdesuns etdes autres.Pour eux, riend’autren’ad’importancequecenouveaudéguisement,ce jouettoutneuf,cettepoussetteminiaturedanslaquelleunepetitefillealovésonbébé.

Louise ne s’est fait qu’une amie dans le quartier.À partWafa,elle ne parle avec personne. Elle se contente de sourires polis, designesdiscretsdelamain.Quandelleestarrivée,lesautresnounousdu square ont gardé leurs distances. Louise jouait les duègnes, lesintendantes, les nurses anglaises. Ses collègues lui reprochaient sesairs hautains et ses manières ridicules de dame du monde. Ellepassaitpourunedonneusede leçons,ellequin’avaitpas ladécencederegarderailleursquanddesnounous,letéléphonecolléàl’oreille,oubliaientdetenirlamaindesenfantspourtraverserlarue.Illuiestmêmearrivéderéprimanderostensiblementdespetitsquepersonnenesurveillaitetquivolaientlesjouetsdesautresoutombaientd’unerambarde.

Les mois ont passé et sur ces bancs, des heures durant, les

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nounousontapprisà seconnaître,presquemalgréelles, comme lescollèguesd’unbureauàcielouvert.Touslesjoursaprèsl’écoleellessevoient, se croisentdans les supermarchés, chez lepédiatreouaumanègedelapetiteplace.Louisearetenucertainsprénomsouleurspays d’origine. Elle sait dans quels immeubles elles travaillent, lemétier qu’exercent leurs patrons.Assise sous le rosier qui n’a euriqu’àmoitié,elleécoutelesinterminablesconversationstéléphoniquesquecesfemmestiennentengrignotantlafind’unbiscuitauchocolat.

Autour du toboggan et du bac à sable résonnent des notes debaoulé, de dioula, d’arabe et d’hindi, des mots d’amour sontprononcés en lipino ou en russe. Des langues du bout dumondecontaminent le babil des enfants qui en apprennent des bribes queleurs parents, enchantés, leur font répéter. « Il parle l’arabe, jet’assure, écoute-le. » Puis avec les années, les enfants oublient ettandis que s’e acent le visage et la voix de la nounou à présentdisparue,pluspersonnedanslamaisonnesesouvientdelafaçondedire «maman » en lingalaoudunomdeces repasexotiquesque lagentillenounoupréparait.«Ceragoûtdeviande,commentappelait-elleçadéjà?»

Autourdesenfants,quitousseressemblent,quiportentsouventles mêmes vêtements achetés dans les mêmes enseignes et surl’étiquettedesquels lesmèresontpris soind’écrire leursnomspourévitertouteconfusion,s’agitecettenuéedefemmes.Ilyalesjeuneslles voilées de noir, qui doivent être encore plus ponctuelles, plus

douces, plus propres que les autres. Il y a celles qui changent deperruque toutes les semaines. Les Philippines qui supplient, enanglais, les enfants de ne pas sauter dans les aques. Il y a lesanciennes,quiconnaissentlequartierdepuisdesannées,quitutoient

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la directrice d’école, celles qui rencontrent dans la rue desadolescentsqu’ellesontunjourélevésetsepersuadentqu’ilslesontreconnues,ques’ilsn’ontpasditbonjourc’estpartimidité.Ilyalesnouvelles,quitravaillentquelquesmoisetpuisquidisparaissentsansdire au revoir, laissant derrière elles courir des rumeurs et dessoupçons.

De Louise, les nounous savent peu de chose.MêmeWafa, quisemblepourtantlaconnaître,s’estmontréediscrètesurlaviedesonamie. Elles ont bien essayé de lui poser des questions. La nounoublanchelesintrigue.Combiendefoisdesparentsl’ont-ilsprisepourétalon, vantant ses qualités de cuisinière, sa disponibilité totale,évoquant l’entière con ance que Myriam lui voue ? Elles sedemandentquiestcettefemmesifrêleetsiparfaite.Chezquia-t-elletravaillé avant devenir ici ?Dans quel quartier de Paris ? Est-ellemariée?A-t-elledesenfantsqu’elleretrouvelesoir,aprèsletravail?Sespatronssont-ilsjustesavecelle?

Louisenerépondpasouàpeineet lesnounouscomprennentcesilence. Elles ont toutes des secrets inavouables. Elles cachent dessouvenirs a reux de genoux échis, d’humiliations, de mensonges.Dessouvenirsdevoixqu’onentendàpeineà l’autreboutdu l,deconversations qui coupent, de gens qui meurent et qu’onn’a pasrevus, d’argent réclamé jour après jourpourun enfantmalade, quinevousreconnaîtplusetquiaoubliélesondevotrevoix.Certaines,Louise le sait,ontvolé,depetiteschoses,presquerien,commeunetaxe prélevée sur le bonheur des autres. Certaines cachent leursnomsvéritables.Ilneleurviendraitpasàl’idéed’envouloiràLouisepoursaréserve.Ellesseméfient,c’esttout.

Ausquare,onneparlepastantdesoioubienparallusion.Onne

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veut pas que les larmesmontent auxyeux. Les patrons su sent ànourrir des conversations passionnées. Les nounous rient de leursmanies,deleurshabitudes,deleurmodedevie.LespatronsdeWafasont avares, ceux d’Alba sont a reusement mé ants. La mère dupetit Jules a des problèmes d’alcool. La plupart d’entre eux, seplaignent-elles, sont manipulés par leurs enfants, qu’ils voient trèspeu et auxquels ils cèdent sans cesse. Rosalia, une Philippine à lapeau très brune, fume cigarette sur cigarette. « La patronne m’asurprisedanslarueladernièrefois.Jesaisqu’ellemesurveille.»

Pendant que les enfants courent sur les graviers, qu’ils creusentdans lebac à sableque lamairie a récemmentdératisé, les femmesfontdusquareàlafoisunbureauderecrutementetunsyndicat,uncentrederéclamationsetdepetitesannonces.Icicirculent leso resd’emploi, se racontent les litiges entre employeurs et employés.Lesfemmes viennent se plaindre à Lydie, la présidente autoproclamée,une grande Ivoirienne de cinquante ans qui porte desmanteaux enfaussefourrureetsedessinedefinssourcilsrougesaucrayon.

À18heures, desbandesde jeunes investissent lesquare.On lesconnaît.IlsviennentdelaruedeDunkerque,delagareduNord,onsait qu’ils laissent aux abords de l’aire de jeux des pipes cassées,qu’ils pissent dans les jardinières, qu’ils cherchent la bagarre. Lesnounous, en les voyant, ramassent en vitesse les manteaux quitraînent, les tractopelles couvertes de sable, elles accrochent leurssacsàmainauxpoussettesets’envont.

La procession traverse les grilles du square et les femmes seséparent, les unes remontentversMontmartre ouNotre-Dame-de-Lorette, les autres, comme Louise et Lydie, descendent vers les

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GrandsBoulevards.Ellesmarchentcôteàcôte.LouisetientMilaetAdampar lamain.Quandletrottoiresttropétroitelle laisseLydieladevancer,courbéesursapoussetteoùdortunnourrisson.

«Ilyaunejeunefemmeenceintequiestpasséehier.Ellevaavoirdesjumeauxenaoût»,raconteLydie.

Personne n’ignore que certaines mères, les plus avisées, lesconsciencieuses,viennenticifaireleurmarchécommeautrefoisonserendaitsurlesdocksouaufondd’uneruellepourtrouverunebonneou un manutentionnaire. Les mères rôdent entre les bancs, ellesobservent les nounous, scrutent le visage des enfants quand ilsreviennent entre les cuisses de ces femmes qui les mouchent d’ungestebrusqueou les consolentaprèsunechute.Parfois ellesposentdesquestions.Ellesenquêtent.

«Elle habite ruedesMartyrs et elle accouche n août.Commeellecherchequelqu’un,j’aipenséàtoi»,conclutLydie.

Louise lèvevers elle sesyeux de poupée.Elle entend lavoix deLydie, loin,ellel’entendrésonnerdanssoncrâne,sansquelesmotssedétachent,sansquedusensémergedecemagma.Ellesebaisse,prend Adam dans ses bras et attrape Mila sous l’aisselle. Lydiehausse la voix, elle répète quelque chose, elle croit peut-être queLouisenel’apasentendue,qu’elleestdistraite,toutentièreoccupéeparlesenfants.

«Qu’est-cequetuenpensesalors?Jeluidonnetonnuméro?»Louisenerépondpas.Elleprendsonélanetelleavance,brutale,

sourde. Elle coupe la route à Lydie et dans sa fuite, d’un gestebrusque, elle renverse la poussette dans laquelle l’enfant, réveillé ensursaut,semetàhurler.

«Mais ça neva pas ou quoi ? » crie la nounou dont toutes les

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courses se sont renversées dans le caniveau. Louise est loin déjà.Dans la rue, des gens se sont attroupés autour de l’Ivoirienne.Onramasse des mandarines qui roulent sur le trottoir, on jette à lapoubelle labaguettedétrempée.On s’inquiètepour lebébé,quin’arien,heureusement.

Lydie racontera plusieurs fois cette histoire incroyable et elle lejurera : « Non, ce n’était pas un accident. Elle a renversé lapoussette.Ellel’afaitexprès.»

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L’obsessionde l’enfanttourneàvidedanssatête.Ellenepensequ’àça.Cebébé,qu’elleaimerafollement,estlasolutionàtoussesproblèmes.Unefoismisenroute,ilferatairelesmégèresdusquare,ilferareculersona reuxpropriétaire.IlprotégeralaplacedeLouiseen son royaume. Elle se persuade que Paul et Myriam n’ont pasassezdetempspoureux.QueMilaetAdamsontunobstacleàsonarrivée.C’est leur faute si le coupleneparvientpas à se retrouver.Leurs caprices les épuisent, le sommeil trop léger d’Adam coupecourtàleursétreintes.S’ilsn’étaientpassanscessedansleurspattes,à geindre, à réclamer de la tendresse, Paul et Myriam pourraientaller de l’avant et faire à Louise un enfant. Ce bébé, elle le désireavecuneviolencede fanatique,unaveuglementdepossédée.Elle leveut comme elle a rarement voulu, au point d’avoirmal, au pointd’être capable d’étou er, de brûler, d’anéantir tout ce qui se tiententreelleetlasatisfactiondesondésir.

Un soir, Louise attendMyriam avec impatience.Quand celle-ciouvre la porte,Louise lui sautedessus, lesyeuxbrillants.ElletientMilaparlamain.Lanounoual’airtendue,concentrée.Ellesemblefaire un grand e ort pour se contenir, pour ne pas sautiller oupousseruncri.Elleapenséàcemomenttoutelajournée.Sonplan

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lui paraît parfait et il su t maintenant queMyriam soit d’accord,qu’elleselaissefaire,qu’elletombedanslesbrasdePaul.

«Jevoudraisemmenerlesenfantsmangeraurestaurant.Commeçavousdînereztranquille,avecvotremari.»

Myriamposesonsacsurlefauteuil.Louiselasuitdesyeux,elles’approche, se tient tout près. Myriam peut sentir son sou e surelle.Ellel’empêchedepenser.Louiseestcommeuneenfantdontlesyeux disent «Alors ? », dont le corps tout entier est parcouru parl’impatience,l’exaltation.

«Oh, je ne sais pas.On n’avait pas prévu. Peut-être une autrefois. » Myriam enlève sa veste et commence à marcher vers sachambre. Mais Mila la retient. L’enfant entre en scène, parfaitecomplicedesanounou.Ellesuppliedesavoixdouce:

«Maman,s’ilteplaît.OnveutalleravecLouiseaurestaurant.»Myriam nit par céder.Elle insistepourpayer le dîner, et déjà,

elle cherchedans son sacmaisLouise l’arrête. « S’ilvous plaît.Cesoir,c’estmoiquilesinvite.»

Dans sa poche, contre sa cuisse, Louise tient un billet, qu’ellecaresseparfoisduboutdesdoigts.Ilsmarchentjusqu’aurestaurant.Ellearepéréà l’avancecepetitbistrotoùseretrouventsurtoutdesétudiants,amateursdelabièreàtroiseuros.Maiscesoir, lebistrotest presque vide. Le patron, un Chinois, est assis derrière lecomptoir,souslalumièredesnéons.Ilporteunechemiserougeavecdes imprimés criards et il discute avec une femme, assise face à sabière,leschaussettesrouléessursesgrosseschevilles.Surlaterrasse,deuxhommesfument.

LouisepousseMiladans le restaurant. Il ottedans la salleuneodeurdetabacfroid,deragoûtetdesueurquidonneàlapetite lle

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enviedevomir.Milaesttrèsdéçue.Elles’assoit,scrutelasallevide,lesétagèressalessur lesquellessontposésdespotsdeketchupetdemoutarde.Ellen’imaginaitpasça.Ellecroyaitvoirde joliesdames,ellepensaitqu’ilyauraitdubruit,delamusique,desamoureux.Aulieu de ça, elle s’a ale sur la table graisseuse et xe l’écran detélévisionau-dessusducomptoir.

Louise,Adamsurlesgenoux,ditqu’elleneveutpasmanger.«Jechoisispourvous,d’accord?»Ellene laissepasàMila letempsderépondre et elle demande des saucisses et des frites. « Ilspartageront»,précise-t-elle.LeChinoisrépondàpeineetluiretirelemenudesmains.

Louiseacommandéunverredevin,qu’elleboittoutdoucement.Gentiment,elleessaiedefairelaconversationàMila.Elleaapportédesfeuillesetdescrayonsqu’elleposesurlatable.MaisMilan’apasenvie de dessiner. Elle n’a pas très faim non plus et elle touche àpeineàsonplat.Adamestretournédanssapoussette,ilsefrottelesyeuxdesespetitspoingsfermés.

Louiseregarde lavitre,samontre, larue, lecomptoirsur lequelle patron s’appuie. Elle se ronge les ongles, sourit puis son regarddevient vague, absent. Ellevoudrait occuper ses mains à quelquechose,tendre son esprittout entierversune seulepensée,mais ellen’estquedébrisdeverre,sonâmeestlestéedecailloux.Ellepasseàplusieursreprisessamainrepliéesur latablecommepourramasserdesmiettes invisiblesoupouren lisser lasurface froide.Des imagesconfuses l’envahissent, sans lien entre elles, des visions dé lent deplusenplusvite, liantdessouvenirsàdesregrets,desvisagesàdesfantasmes jamais réalisés. L’odeur de plastique dans la cour del’hôpital où on l’emmenait faire des promenades. Le rire de

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Stéphanie,àlafoiséclatantetétou é,commeunriredehyène.Lesvisages d’enfants oubliés, la douceur des cheveux caressés du boutdes doigts, le goût crayeux d’un chausson aux pommes qui avaitséché au fond d’un sac et qu’elle avait quand même mangé. Elleentend lavoixdeBertrandAlizard, savoixquiment,et s’ymêle lavoix des autres, de tous ceux qui lui ont donné des ordres, desconseils,quiontproférédesinjonctions,lavoixdoucemêmedecettefemmehuissierqui,elles’ensouvient,s’appelaitIsabelle.

Elle souritàMilaqu’ellevoudraitconsoler.Elle saitbienque lapetite lleaenviedepleurer.Elleconnaîtcette impression,cepoidssur la poitrine, cette gêne d’être là. Elle sait aussi que Mila secontient, qu’elle a de la retenue, des politesses bourgeoises, qu’elleest capable d’attentions qui ne sont pas de son âge. Louisecommandeunautreverreettandisqu’elleboit,elleobservelapetitedontleregard xel’écrandetélévisionetelledevine,trèsnettement,les traits de sa mère sous le masque de l’enfance. Les gestesinnocents de la petite lle portent,en bourgeon, une nervosité defemme,unerudessedepatronne.

LeChinoisramasselesverresvidesetl’assietteàmoitiépleine.Ilpose sur la table l’addition gribouillée sur une feuille à carreaux.Louise ne bouge pas. Elle attend que le temps passe, que la nuits’avance,ellepenseàPauletàMyriam,jouissantdeleurtranquillité,de l’appartementvide, du dîner qu’elle a laissé sur la table. Ils ontmangé,sansdoute,deboutdanslacuisine,commeavantlanaissancedes enfants. Paul sert duvin à sa femme, il termine sonverre. Samain glisse à présent sur la peau de Myriam et ils rient, ils sontcomme ça, ce sont des gens qui rient dans l’amour, dans le désir,

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dansl’impudeur.Louise nit par se lever. Ils sortent du restaurant. Mila est

soulagée. Elle a les paupières lourdes, elle veut retourner à son litmaintenant.Danssapoussette,Adams’estendormi.Louise rajustela couverture sur l’enfant. Dès que la nuit tombe, l’hiver, qui setenaittapi,reprendsaplace,s’insinuesouslesvêtements.

Louisetientlamaindelapetite lleetellesmarchent,longtemps,dans un Paris d’où tous les enfants ont disparu. Elles longent lesGrandsBoulevards, passentdevant lesthéâtres et les cafésbondés.Elles empruntent des rues de plus en plus sombres et étroites,débouchant parfois sur une petite place où des jeunes fument desjointsadossésàunepoubelle.

Cesrues,Milanelesreconnaîtpas.Unelumièrejauneéclairelestrottoirs.Cesmaisons,cesrestaurantsluisemblenttrèsloindechezelleetelle lèveversLouisedesyeuxinquiets.Elleattenduneparolerassurante.Unesurprisepeut-être?MaisLouiseavance,avance,nebrisant son silence que pour murmurer : «Allons, tu viens ? » Lapetitetordseschevillescontre lespavés,ellea leventretenailléparl’angoisse, persuadée que ses plaintes ne pourraient qu’aggraver leschoses.Ellesentqu’uncapriceneserviraitàrien.RueMontmartre,Milaobserve les llesqui fumentdevant lesbars, les llesentalonshauts,quicrientunpeutropfortetquelepatronrabroue:«Ilyades voisins ici, fermez-la un peu ! » La petite a perdu tous sesrepères,ellenesaitplussic’estlamêmeville,sid’iciellepeutvoirsamaison,sisesparentssaventoùelleest.

Brusquement, Louise s’arrête au milieu d’une rue animée. Elleregarde en l’air, gare la poussette contre lemur et elle demande àMila:

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«Àquelparfumlaveux-tu?»Derrière le comptoir, un homme attend avec un air las que

l’enfantsedécide.Milaesttroppetitepourvoirlesbacsdeglace,ellesehissesurlapointedespiedsetpuis,nerveuse,ellerépond:

«Àlafraise.»Unemain dans celle de Louise et l’autre agrippant son cornet,

Milafaitlechemininversedanslanuit,lapantlaglacequiluidonnea reusementmal à la tête. Elle ferme lesyeuxtrès fort, pour fairepasser la douleur, essaie de se concentrer sur le goût de fraisesécraséesetsurlespetitsmorceauxdefruitsquisecoincententresesdents.Danssonestomacvidelaglacetombeenlourdsflocons.

Ilsprennentlebuspourrentrer.Milademandesiellepeutmettrele ticket dans la machine, comme elle le faitchaque fois qu’ellesprennent le bus ensemble.Mais Louise la fait taire. « La nuit, pasbesoindeticket.Net’enfaispas.»

QuandLouise ouvre la portede l’appartement,Paul est couchésurlecanapé.Ilécouteundisque,lesyeuxclos.Milaseprécipitesurlui.Elle sautedans sesbrasetenfonce sonvisageglacédans lecoude son père. Paul fait semblant de la gronder, elle qui est sortie sitard, qui a passé la soirée à s’amuser au restaurant, comme unegrande jeune lle. Myriam, leur dit-il, a pris un bain et elle s’estcouchéetôt.«Letravaill’aépuisée.Jenel’aimêmepasvue.»

Unebrutalemélancolie étreintLouise.Tout ça n’a servi à rien.Elle a froid, mal aux jambes, elle a dépensé son dernier billet etMyriamn’amêmepasattendusonmaripourallerdormir.

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Onsesentseulauprèsdesenfants.Ilsse chentdescontoursdenotremonde.Ilsendevinentladureté,lanoirceurmaisn’enveulentriensavoir.Louise leurparleet ilsdétournent latête.Elle leurtientlesmains, semet à leur hauteurmais déjà ils regardent ailleurs, ilsontvuquelquechose.Ilsonttrouvéunjeuqui lesexcusedenepasentendre.Ilsnefontpassemblantdeplaindrelesmalheureux.

Elle s’assoit à côté de Mila. La petite lle, accroupie sur unechaise,faitdesdessins.Elleestcapablederesterconcentréependantprèsd’uneheuredevantsesfeuillesetsontasdefeutres.Ellecolorieavec application, attentive aux plus petits détails. Louise aimes’installer à côté d’elle, regarder les couleurs s’étaler sur la feuille.Elle assiste, silencieuse, à l’éclosion de eurs géantes dans le jardind’unemaisonorangeoùdespersonnages aux longuesmains et auxcorpslongilignesdormentsurlapelouse.Milanelaisseaucuneplaceau vide. Des nuages, des voitures volantes, des ballons gon ésemplissentlecield’unedensitémoirée.

«C’estqui,ça?demandeLouise.— Ça ? » Mila pose son doigt sur un personnage immense,

souriant,couchésurplusdelamoitiédelafeuille.«Ça,c’estMila.»

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Louise ne parvient plus à trouver de consolation auprès desenfants. Les histoires qu’elle raconte s’enlisent et Mila le lui faitremarquer. Les créatures mythiques ont perdu en vivacité et ensplendeur.Àprésent,sespersonnagesontoublié lebutet lesensdeleur combat, et ses contes ne sont plus que le récit de longueserrances, hachées, désordonnées, de princesses appauvries, dedragons malades, soliloques égoïstes auxquels les enfants necomprennent rien et qui suscitent leur impatience. «Trouve autrechose»,lasupplieMilaetLouisenetrouvepas,embourbéedanssesmotscommedansdessablesmouvants.

Louiseritmoins,ellemetpeud’entraindanslespartiesdepetitschevaux ou dans les batailles de coussins. Elle adore pourtant cesdeuxenfantsqu’ellepassedesheures àobserver.Elle enpleurerait,deceregardqu’ilsluilancentparfois,cherchantsonapprobationousonaide.Elleaimesurtoutlafaçonqu’aAdamdeseretourner,pourlaprendreàtémoindesesprogrès,desesjoies,pourluisigni erquedanstoussesgestesilyaquelquechosequiluiestdestiné,àelleetàelle seule. Elle voudrait, jusqu’à l’ivresse, se nourrir de leurinnocence, de leur enthousiasme.Ellevoudraitvoir avec leursyeuxquand ils regardent quelque chose pour la première fois, quand ilscomprennent la logiqued’unemécanique,qu’ils enespèrent l’in nierépétitionsansjamaispenser,àl’avance,àlalassitudequiviendra.

Toutelajournée,Louiselaisselatélévisionallumée.Elleregardedes reportages apocalyptiques, des émissions idiotes, des jeux dontellenecomprendpastouteslesrègles.Depuislesattentats,Myriamluia interditde laisser lesenfantsdevant leposte.MaisLouises’en

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che.Mila sait qu’il ne faut pas répéter ce qu’elle avu devant sesparents.Nepasprononcerlesmots«traque»,«terroriste»,«tués».L’enfant regarde, avide, silencieuse, les informations qui dé lent.Puis quand elle n’en peut plus, elle se tourne vers son frère. Ilsjouent, ils se disputent. Mila le pousse contre le mur et le petitgarçonrugitavantdeluisauterauvisage.

Louiseneseretournepas.Elleresteleregardrivésurl’écran,lecorpstotalementimmobile.Lanounourefused’allerausquare.Elleneveut pas croiser les autres lles ou tomber sur lavieillevoisine,devant qui elle s’est humiliée en lui proposant ses services. Lesenfants, nerveux, tournent en rond dans l’appartement, ils lasupplient, ils ont envie de prendre l’air, de jouer avec les copains,d’acheterunegaufreauchocolatenhautdelarue.

Les cris des petits l’irritent, elle en hurlerait elle aussi. Lepépiement harassant des enfants, leurs voix de crécelle, leurs« pourquoi ? », leurs désirs égoïstes lui rompent le crâne. « C’estquand demain ? » demande Mila, des centaines de fois. Louise nepeut pas chanter une chanson sans qu’ils la supplient derecommencer, ils exigent l’éternelle répétitiondetout, deshistoires,des jeux, des grimaces, et Louise n’en peut plus. Elle n’a plusd’indulgencepour lespleurs, lescaprices, les joieshystériques. Il luiprendparfoisl’enviedeposersesdoigtsautourducoud’Adametdele secouer jusqu’à ce qu’il s’évanouisse. Elle chasse ces idées d’ungrandmouvementdetête.Elleparvientàneplusypensermaisunemaréesombreetgluantel’aenvahietoutentière.

«Ilfautquequelqu’unmeure.Ilfautquequelqu’unmeurepourque

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noussoyonsheureux.»Des refrains morbides bercent Louise quand elle marche. Des

phrases, qu’elle n’a pas inventées et dont elle n’est pas certaine decomprendrelesens,habitentsonesprit.Soncœurs’estendurci.Lesannéesl’ontrecouvertd’uneécorceépaisseetfroideetellel’entendàpeine battre.Plus rienne parvient à l’émouvoir.Elle doit admettrequ’elle ne sait plus aimer. Elle a épuisé tout ce que son cœurcontenaitdetendresse,sesmainsn’ontplusrienàfrôler.

«Jeseraipuniepourça,s’entend-ellepenser.Jeseraipuniedenepassavoiraimer.»

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Il existe des photographies de cet après-midi-là. Elles n’ont pasété développées mais elles existent, quelque part, au fond d’unemachine.Onyvoitsurtoutlesenfants.Adam,couchédansl’herbe,àmoitié nu. De ses grands yeux bleus, il regarde sur le côté, l’airabsent,presquemélancoliquemalgrésonâgetendre.Surunedecesimages,Milacourtaumilieud’unegrandealléeplantéed’arbres.Elleamisunerobeblanchesur laquellesontdessinésdespapillons.Elleestpiedsnus.Suruneautrephoto,PaulporteAdamsursesépaulesetMila dans ses bras.Myriam est derrière l’objectif.C’est elle quisaisitcetinstant.Levisagedesonmariest ou,sonsourireestcachéparundespiedsdupetitgarçon.Myriamritelleaussi,ellenepensepasàleurdirederesterimmobiles.D’arrêterunmomentdegigoter.«Pourlaphoto,s’ilvousplaît.»

Elle y tient pourtant, à ces photographies, qu’elle prend parcentainesetqu’elleregardedanslesmomentsdemélancolie.Danslemétro,entredeuxrendez-vous,parfoismêmependantundîner,ellefait glisser sous sesdoigts leportraitde ses enfants.Elle croit aussiqu’il estde son devoir demère de xer ces instants, de détenir lespreuvesdubonheurpassé.EllepourraunjourlestendresouslenezdeMila ou d’Adam. Elle égrènera ses souvenirs et l’imageviendra

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réveillerdessensationsanciennes,desdétails,uneatmosphère.Onluiatoujoursditquelesenfantsn’étaientqu’unbonheuréphémère,unevision furtive, une impatience. Une éternelle métamorphose. Desvisagesrondsquis’imprègnentdegravitésansqu’ons’ensoitrenducompte. Alors toutes les fois qu’elle en a l’occasion, c’est derrièrel’écrandesoniPhonequ’elleregardesesenfantsquisont,pourelle,leplusbeaupaysagedumonde.

Thomas, l’amidePaul, les a invités àpasser la journéedans samaison de campagne. Il s’y isole pour composer des chansons etentretenirunalcoolismetenace.Thomasélèvedesponeysaufonddesonparc.Desponeysirréels,blondscommedesactricesaméricaineset courts sur pattes. Un petit ruisseau traverse l’immense jardin,dontThomas lui-même ne connaît pas les frontières. Les enfantsdéjeunent sur l’herbe. Les parents boivent du rosé etThomas nitparposersurlatablelecubiencartonqu’iltètesanscesse.«Onestentrenous,non?Onnevapaschipoter.»

Thomasn’apasd’enfantsetilneviendraitpasàl’idéedePauloudeMyriamdel’ennuyeravecleurshistoiresdenounou,d’éducation,de vacances en famille. Pendant cette belle journée de mai, ilsoublientleursangoisses.Leurspréoccupationsleurapparaissentpourcequ’ellessont:depetitssoucisduquotidien,presquedescaprices.Ils n’ont plus en tête que l’avenir, les projets, les bonheurs prèsd’éclore. Myriam en est certaine,Pascal va lui proposer enseptembre de devenir associée. Elle pourra choisir ses a aires,déléguer àdes stagiaires letravail ingrat.Paul regarde sa femmeetsesenfants.Ilseditqueleplusdurestaccompli,quelemeilleurresteàvenir.

Ilspassentunejournéemerveilleuseàcourir,àjouer.Lesenfants

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montent lesponeyset leurdonnentdespommesetdescarottes. Ilsarrachent les mauvaises herbes dans ce que Thomas appelle lepotager,oùjamaisunlégumen’apoussé.Paulattrapeuneguitareetilfaitriretoutlemonde.PuistoussetaisentquandThomaschanteetqueMyriam fait les chœurs.Les enfantsouvrentdegrandsyeuxdevant ces adultes si sages qui chantent dans une langue qu’ils necomprennentpas.

Aumomentderentrer,lespetitspoussentdeshurlements.Adamse jetteparterre, il refusedepartir.Mila,quiestépuiséeelleaussi,sanglotedans lesbrasdeThomas.Àpeine installésdans lavoiture,les enfants s’endorment. Myriam et Paul sont silencieux. Ilsobservent leschampsdecolzaahurisdanslecoucherdesoleil fauvequi baigne les aires de repos, les zones industrielles, les éoliennesgrisesd’unsoupçondepoésie.

Unaccidentabloqué l’autorouteetPaul,que lesembouteillagesrendentfou,décidedeprendreunesortieetderejoindreParisparlanationale. « Jen’aurai qu’à suivremonGPS. » Ils s’enfoncentdansdesruessombreslelongdesquellesdesmaisonsbourgeoisesetlaidesgardent leurs volets fermés. Myriam s’assoupit. Les feuilles desarbres, comme des milliers de diamantsnoirs, brillent sous leslampadaires. Elle rouvre parfois les yeux, inquiète que Pauls’abandonne,luiaussi,àlarêverie.Paullarassureetelleserendort.

Elle est réveillée par le bruit des klaxons et les yeux mi-clos,l’esprit encore embrumé par le sommeil et l’excès de rosé, elle nereconnaît pas tout de suite l’avenue sur laquelle ils se retrouventbloqués. «On est où ? » demande-t-elle àPaul, qui ne répondpas,

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quin’en sait rienetqui esttoutentieroccupéàcomprendrecequibloque,cequilesempêched’avancer.Myriamtournelatête.Elleseseraitrendormiesiellen’avaitpasvu,là,surletrottoird’enface,lasilhouettefamilièredeLouise.

« Regarde », dit-elle à Paul en tendant le bras. Mais Paul estconcentrésur l’embouteillage.Ilétudie lespossibilitésdes’ensortir,defairedemi-tour.Ils’estengagédansuncarrefouroùlesvoitures,qui arrivent de partout, n’avancent plus.Les scooters se fraient unchemin, lespiétons frôlent lescapots.Les feuxpassentdurougeauvertenquelquessecondes.Personnen’avance.

«Regarde,là-bas.Jecroisquec’estLouise.»Myriamsesoulèveunpeudesonsiègepourmieuxvoirlevisage

de la femmequimarche,de l’autrecôtéducarrefour.Ellepourraitbaisser la vitre et l’appeler, mais elle aurait l’air ridicule, et lanounou, sans doute, ne l’entendrait pas. Myriam voit les cheveuxblonds, le chignon sur la nuque, la démarche inimitable de Louise,agile et tremblante. La nounou, lui semble-t-il, avance lentement,détaillantlesvitrinesdanscetteruecommerçante.PuisMyriamperddevue sa silhouette, son corpsmenu estmasqué par les passants,emportéparungroupequiritetagitelesbras.Etelleréapparaîtdel’autre côté dupassage piéton, comme dans les images d’un vieuxlm aux teintes un peu fanées, dans un Paris que l’obscurité rend

irréel. Louise paraît incongrue, avec son éternel col Claudine et sajupe trop longue, comme un personnage qui se serait trompéd’histoire et se retrouverait dans un monde étranger, condamné àerrerpourtoujours.

Paulklaxonnefurieusementetlesenfantsseréveillentensursaut.Ilpasse lebraspar la fenêtre, regardederrière lui etprendune rue

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perpendiculaire à toute vitesse, en pestant. Myriam voudrait leretenir,luidirequ’ilsontletemps,qu’ilnesertàriendesemettreencolère. Nostalgique, elle contemple jusqu’au dernier instant,immobile sous le lampadaire,uneLouise lunaire,presque oue,quiattend quelque chose, au bord d’une frontière qu’elle s’apprête àtraverseretderrièrelaquelleellevadisparaître.

Myriams’enfoncedanssonsiège.Elleregardeànouveaudevantelle,troublée comme si elle avait croiséun souvenir,unetrèsvieilleconnaissance,unamourde jeunesse.EllesedemandeoùLouiseva,sic’étaitbienelleetcequ’elle faisait là.Elleauraitvoulu l’observerencoreàtraverscettevitre,laregardervivre.Lefaitdelavoirsurcetrottoir,parhasard,dansunlieusiéloignédeleurshabitudes,susciteen elle une curiosité violente. Pour la première fois, elle tented’imaginer,charnellement,toutcequ’estLouisequandellen’estpasaveceux.

Enentendantsamèreprononcerlenomdelanourrice,Adama,luiaussi,regardéparlafenêtre.

«C’estmanounou », crie-t-il, en lamontrant dudoigt, commes’il ne comprenait pas qu’elle puisse vivre ailleurs, seule, qu’ellepuissemarchersansprendreappuisurunepoussetteoutenirlamaind’unenfant.

Ildemande:«Ellevaoù,Louise?—Ellevachezelle,répondMyriam.Danssamaison.»

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LecapitaineNinaDorvalgardelesyeuxouverts,allongéesursonlit, dans son appartement du boulevard de Strasbourg. Paris estdéserté en cemoisd’aoûtpluvieux.Lanuit est silencieuse.Demainmatin, à 7 h 30, à l’heure où Louise chaque jour rejoignait lesenfants, on enlèvera les scellés de l’appartement de la rued’Hauteville et on procédera à la reconstitution.Nina a prévenu lejuged’instruction,leprocureur,lesavocats.«C’estmoi,a-t-elledit,qui ferai lanounou. »Personnen’oserait lacontredire.Lecapitaineconnaîtcettea airemieuxquepersonne.Elleestarrivéelapremièresurlascènedecrime,aprèslecoupdetéléphonedeRoseGrinberg.Laprofesseurdemusiquehurlait : «C’est lanounou.Elleatué lesenfants.»

Ce jour-là, la policière s’est garée devant l’immeuble. Uneambulancevenait de quitter les lieux.Ontransportait la petite lleversl’hôpitalleplusproche.Desbadauds,déjà,encombraientlarue,fascinéspar lehurlementdessirènes, laprécipitationdessecours, lapâleur des o ciers de police. Les passants faisaient semblantd’attendre quelque chose, ils posaient des questions,restaientimmobiles sur le seuil de la boulangerie ou sous un porche. Unhomme, lebrastendu,apris l’entréede l’immeubleenphoto.Nina

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Dorvall’afaitévacuer.Dans l’escalier, lecapitaineacroisé lessecoursquiévacuaient la

mère. La prévenue était encore en haut, inconsciente. Elle tenaitdans sa main un petit couteau en céramique blanche. « Faites-lasortirparlaportedederrière»,aordonnéNina.

Elle est entrée dans l’appartement. Elle a assigné un rôle àchacun.Ellea regardétravailler leso ciersde lapolice scienti quedansleurslargescombinaisonsblanches.Danslasalledebains,ellearetiré ses gants et s’est penchée au-dessus de la baignoire. Elle acommencé par plonger le bout de ses doigts dans l’eau trouble etglacée,traçantdes sillons,mettant l’eauenmouvement.Unbateaudepiratesaétéemportéparlesvagues.Ellenepouvaitserésoudreàretirersamain,quelquechose l’attiraitvers le fond.Ellea immergéson bras jusqu’au coude puis jusqu’à l’épaule et c’est ainsi qu’unenquêteur l’a trouvée, accroupie, la manche trempée. Il lui ademandédesortir;ilallaitfairedesrelevés.

NinaDorvaladéambulédans l’appartement, ledictaphonecolléauxlèvres.Elleadécritleslieux,l’odeurdesavonetdesang,lebruitdelatélévisionalluméeetlenomdel’émissionqu’onpassait.Aucundétail n’a été omis : le hublot de la machine à laver ouvert d’oùdépassaitunechemisefroissée,l’évierplein,lesvêtementsdesenfantsjetéssurlesol.Surlatableétaientposéesdeuxassiettesenplastiquerose où séchaient les restes d’un déjeuner. On a pris en photo lescoquillettesetlesmorceauxdejambon.Plustard,quandelleamieuxconnul’histoiredeLouise,quandonluiaracontélalégendedecettenounou maniaque, Nina Dorval s’est étonnée du désordre del’appartement.

Elle a envoyé le lieutenantVerdier à la gare duNord chercher

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Paulquirentraitdevoyage.Ilsauras’yprendre,a-t-ellepensé.C’estun homme d’expérience, il trouvera les mots, il parviendra à lecalmer.Le lieutenantestarrivétrèsenavance. Il s’estassisà l’abridescourantsd’air et il a regardéarriver lestrains. Il avait enviedefumer.Des passagers sont descendus d’unwagon et se sontmis àcourir, en grappes. Ils devaient sans doute attraper unecorrespondanceetlelieutenantsuivaitdesyeuxcettefouleensueur,les femmes entalons hauts,tenant contre elles leur sac àmain, leshommesquicriaient:«Poussez-vous!»PuisletraindeLondresestarrivé.LelieutenantVerdierauraitpuattendreaupieddelavoituredans laquellevoyageait Paulmais il a préféré se placer au bout duquai.Ilaregardévenirversluilepèreàprésentorphelin,uncasquesurlesoreilles,unpetitsacàlamain.Iln’estpasalléàsarencontre.Il voulait lui laisser encore quelques minutes. Encore quelquessecondesavantdel’abandonnerdansunenuitinterminable.

Lepolicier luiamontrésonbadge.Il luiademandéde lesuivreetPaulad’abordcruàuneerreur.

Semaine après semaine, le capitaine Dorval a remonté le coursdes événements.Malgré le silence de Louise, qui ne sortait pas ducoma, malgré les témoignages concordants sur cette nounouirréprochable,elles’estditqu’elleparviendraitàtrouverlafaille.Elles’estjurédecomprendrecequis’étaitpassédanscemondesecretetchaudde l’enfance,derrière lesportes closes.Elle a faitvenirWafaau36etellel’ainterrogée.Lajeunefemmen’arrêtaitpasdepleurer,elle ne parvenait pas à articuler un mot et la policière a ni parperdrepatience.Elleluiaditqu’ellese chaitbiendesasituation,de

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sespapiers,desoncontratdetravail,despromessesdeLouiseetdesa naïveté à elle. Ce qu’elle voulait savoir, c’est si elle avait vuLouise, ce jour-là.Wafa a raconté qu’elle était venue le matin àl’appartement. Elle avait sonné et Louise avait entrebâillé la porte.«Onauraitditqu’ellecachaitquelquechose. »MaisAlphonseavaitcouru,ils’étaitfau léentrelesjambesdeLouiseetilavaitrejointlesenfants,encoreenpyjama,assisdevantlatélévision.«J’aiessayédelaconvaincre.Jeluiaiditqu’onpourraitsortir,faireunepromenade.Il faisaitbeauet les enfants allaient s’ennuyer. »Louisen’avait rienvouluentendre.«Ellenem’apaslaisséeentrer.J’aiappeléAlphonse,quiétaittrèsdéçu,etnoussommespartis.»

MaisLouisen’estpas restéedans l’appartement.RoseGrinbergest formelle, elle a rencontré la nounou dans le hall de l’immeuble,uneheureavant sa sieste.Uneheureavant lemeurtre.D’oùvenaitLouise ? Où était-elle allée ? Combien de temps est-elle restéedehors?Lespoliciersontfaitletourduquartier,laphotodeLouiseà lamain. Ils ont interrogétout lemonde. Ils ontdû fairetaire lesmenteurs, les solitaires qui fabulent pour faire passer le temps. Ilssont allés au square, au café Le Paradis, ils ont marché danslespassages de la rue du Faubourg-Saint-Denis et ont questionné lescommerçants. Et puis ils ont retrouvé cettevidéo du supermarché.Mille fois, le capitaine a repassé l’enregistrement. Elle a regardéjusqu’à lanausée latranquilledémarchedeLouisedans les rayons.Elleaobservésesmains,sestoutespetitesmains,quisesaisissaientd’unpackde lait, d’unpaquetdebiscuits et d’unebouteilledevin.Surces images, lesenfantscourentd’unrayonà l’autresansque lanounoulessuivedesyeux.Adamfaittomberdespaquets,ilsecogneaux genoux d’une femme qui pousse un caddie. Mila essaie

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d’attraperdesœufsenchocolat.Louiseestcalme,ellen’ouvrepaslabouche,ellenelesappellepas.Ellesedirigeverslacaisseetcesonteuxquireviennentverselle,enriant.Ilsse jettententreses jambes,Adamtiresursa jupe,maisLouise les ignore.Àpeinemontre-t-ellequelques signes d’agacement, que la policière devine, une légèrecontractionde la lèvre, un regard furtif, par endessous.Louise, sedit lapolicière, ressemble à cesmèresduplicesqui,dans les contes,abandonnentleursenfantsauxténèbresd’uneforêt.

À 16 heures, RoseGrinberg a fermé lesvolets.Wafa amarchéjusqu’ausquareetelles’estassisesurunbanc.Hervéaterminésonservice.C’estàcetteheure-làqueLouises’estdirigéeverslasalledebains.Demain,NinaDorvaldevrarépéterlesmêmesgestes:ouvrirle robinet, laisser sa main sous le let d’eau pour évaluer latempérature comme elle le faisait pour ses propres ls, quand ilsétaient encore petits. Et elle dira : « Les enfants,venez.Vous allezprendreunbain.»

Il a fallu demander àPaul siAdametMila aimaientl’eau. S’ilsétaient réticents, en général, avant de se déshabiller. S’ils prenaientdu plaisir à barboter aumilieu de leurs jouets. «Une dispute a puéclater,aexpliquélecapitaine.Pensez-vousqu’ilsaientpusemé erouplutôts’étonnerdeprendreunbainà4heuresdel’après-midi?»On amontré au père la photo de l’arme du crime.Un couteau decuisine, banal mais si petit que Louise avait sans doute pu ledissimuler en partie dans sa paume. Nina lui a demandé s’il lereconnaissait.S’ilétaitàeuxousiLouisel’avaitacheté,sielleavaitprémédité son geste. «Prenezvotretemps », a-t-elle dit.MaisPauln’apaseubesoindetemps.Cecouteau,c’estceluiqueThomasleuravait apporté en cadeau du Japon. Un couteau en céramique,

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extrêmementaiguisé,dontlesimplecontactpouvaitsu reàentaillerlapulpedesdoigts.Uncouteauà sushi enéchangeduquelMyriamlui avaitdonnéunepièced’un euro,pour conjurer lemauvais sort.«Maisonne l’utilisait jamaispour la cuisine.Myriam l’avait rangédansunplacard,enhauteur.Ellevoulait letenirhorsdeportéedesenfants.»

Aprèsdeuxmoisd’enquête,nuit et jour,deuxmois àtraquer lepassé de cette femme,Nina semet à croire qu’elle connaît Louisemieuxquequiconque.Elle a convoquéBertrandAlizard.L’hommetremblaitsursonfauteuildanslebureaudu36.Desgouttesdesueurcoulaient sur ses taches de son. Lui, qui a si peur du sang et desmauvaisessurprises,estrestédanslecouloirquandlapoliceafouilléle studio deLouise. Lestiroirs étaientvides, lesvitres immaculées.Ils n’y ont rien trouvé. Rien qu’une vieille photo de Stéphanie etquelquesenveloppesencorefermées.

Nina Dorval a plongé les mains dans l’âme pourrissante deLouise.D’elle, elle avoulutout savoir. Elle a cru pouvoir briser àcoups de poing le mur de mutisme dans lequel la nounou s’étaitpiégée. Elle a interrogé les Rouvier, M. Franck, Mme Perrin, lesmédecins de l’hôpital Henri-Mondor, où Louise avait été admisepourdestroublesdel’humeur.Ellealupendantdesheureslecarnetà couverture eurie et elle rêvait, la nuit, de ces lettrestordues, deces noms inconnus que Louise avait notés avec une applicationd’enfant solitaire. Le capitaine a retrouvé des voisins du temps oùLouisevivait dans lamaisondeBobigny.Elle a posédesquestionsaux nounous du square. Personne ne semblait la cerner. « C’étaitbonjour,bonsoir,riendeplus.»Rienàsignaler.

Etpuis,ellearegardédormirlaprévenuesursonlitblanc.Ellea

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demandéàl’in rmièredesortirdelachambre.Ellevoulaitêtreseuleaveclapoupéevieillissante.Lapoupéeendormie,portantsurlecouet lesmains,enguisedebijoux,d’épaispansementsblancs.Sous lalumièredesnéons,lecapitaine xaitlespaupièresblêmes,lesracinesgrisessurlestempesetlafaiblepulsationd’uneveinequibattaitsousle lobe de l’oreille. Elle tentait de lire quelque chose sur ce visagee ondré, sur cette peau sèche où les rides avaient creusé desrigoles.Lecapitainen’apastouchélecorpsimmobilemaiselles’estassise et elle aparlé àLouise commeonparle aux enfantsqui fontsemblantdedormir.Elleluiadit:«Jesaisquetum’entends.»

Nina Dorval en a fait l’expérience : les reconstitutions agissentparfoiscommeunrévélateur,commecescérémoniesvaudouesoùlatransefaitjaillirunevéritédansladouleur,oùlepassés’éclaired’unelumière nouvelle. Une fois sur scène, il arrive que la magie opère,qu’un détail apparaisse, qu’une contradiction prenne en n sens.Demain, elle entrera dans l’immeuble de la rue d’Hauteville devantlequel fanent encore quelques bouquets de eurs et des dessinsd’enfants. Elle contournera les bougies et prendral’ascenseur. L’appartement, où rien n’a changé depuis ce jour demai,oùpersonnen’estvenuchercherdesa airesoumêmerécupérerdes papiers, sera la scène de ce théâtre sordide. Nina Dorvalfrapperalestroiscoups.

Là, elle se laissera engloutir dans unevague de dégoût, dans ladétestationdetout,cetappartement,cettemachineàlaver,cetéviertoujours sale, ces jouets qui s’échappent de leurs boîtes et quiviennent mourir sous les tables, l’épée pointée vers le ciel, l’oreillependante. Elle sera Louise, Louise qui enfonce ses doigts dans sesoreillespour fairecesser les cris et lespleurs.Louisequi fait l’aller-

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retourdelachambreàlacuisine,delasalledebainsàlacuisine,delapoubelleausèche-linge,du litauplacardde l’entrée,dubalconàlasalledebains.Louisequirevientetpuisquirecommence,Louisequi se baisse et semet sur la pointe des pieds.Louise qui saisit uncouteaudansunplacard.Louisequiboitunverredevin, la fenêtreouverte,unpiedsurlepetitbalcon.

«Lesenfants,venez.Vousallezprendreunbain.»

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©ÉditionsGallimard,2016.

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LEÏLASLIMANIChansondouce

Lorsque Myriam, mère de deux jeunes enfants,décidemalgrélesréticencesdesonmaridereprendresonactivité au seind’un cabinetd’avocats, le couplesemetàlarecherched’unenounou.Aprèsuncastingsévère, ils engagent Louise, qui conquiert très vitel’affectiondes enfants et occupeprogressivementuneplacecentraledans le foyer.Peuàpeu lepiègede ladépendancemutuellevaserefermer,jusqu’audrame.

À travers ladescriptionprécisedu jeunecouple etcelle du personnage fascinant et mystérieux de lanounou, c’est notre époque qui se révèle, avec saconceptiondel’amouretdel’éducation,desrapportsdedominationetd’argent,despréjugésdeclasseoudeculture.LestylesecettranchantdeLeïlaSlimani,oùpercent des éclats de poésie ténébreuse, instaure dèslespremièrespagesunsuspenseenvoûtant.

LeïlaSlimaniestnéeen1981.Elleestl’auteurd’unpremierromantrèsremarqué,Danslejardindel’ogre(« Folio » no 6062), paru en 2014 aux ÉditionsGallimard,danslacollection«Blanche».

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DUMÊMEAUTEUR

AuxÉditionsGallimard

DANSLEJARDINDEL’OGRE,roman,2014(«Folio»no6062).

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CetteéditionélectroniquedulivreChansondoucedeLeïlaSlimani

aétéréaliséele13juin2016parlesÉditionsGallimard.Ellereposesurl’éditionpapierdumêmeouvrage

(ISBN:9782070196678-Numérod’édition:304120)CodeSodis:N83416-ISBN:9782072681578.

Numérod’édition:304121

LeformatePubaétépréparéparPCA,Rezé.