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1 Édition 2017 amoureuse L éloquence « On ne badine pas avec l’amour, la blessure de Perdican » (Perdican, seul.) PERDICAN, lisant un billet. « Trouvez-vous à midi à la petite fontaine. » Que veut dire cela ? tant de froideur, un refus si positif, si cruel, un orgueil si insensible, et un rendez-vous par-dessus tout ? Si c’est pour me parler d’affaires, pourquoi choisir un pareil endroit ? Est-ce une coquetterie ? Ce matin, en me promenant avec Rosette, j’ai entendu remuer dans les broussailles, il m’a semblé que c’était un pas de biche. Y a-t-il ici quelque intrigue ? (Entre Camille.) CAMILLE. Bonjour, cousin ; j’ai cru m’apercevoir, à tort ou à raison, que vous me quittiez tristement ce matin. Vous m’avez pris la main malgré moi, je viens vous demander de me donner la vôtre. Je vous ai refusé un baiser, le voilà. (Elle l’embrasse.) Maintenant, vous m’avez dit que vous seriez bien aise de causer de bonne amitié. Asseyez-vous là, et causons. (Elle s’assoit.) PERDICAN. Avais-je fait un rêve, ou en fais-je un autre en ce moment ? CAMILLE. Vous avez trouvé singulier de recevoir un billet de moi, n’est-ce pas ? Je suis d’humeur changeante ; mais vous m’avez dit ce matin un mot très juste : « Puisque nous nous quittons, quittons-nous bons amis. » Vous ne savez pas la raison pour laquelle je pars, et je viens vous la dire : je vais prendre le voile. PERDICAN. Est-ce possible ? Est-ce toi, Camille, que je vois dans cette fontaine, assise sur les marguerites comme aux jours d’autrefois ? CAMILLE. Oui, Perdican, c’est moi. Je viens revivre un quart d’heure de la vie passée. Je vous ai paru brusque et hautaine ; cela est tout simple, j’ai renoncé au monde. Cependant, avant de le quitter, je serais bien aise d’avoir votre avis. Trouvez-vous que j’aie raison de me faire religieuse ? PERDICAN. Ne m’interrogez pas là-dessus, car je ne me ferai jamais moine.

« On ne badine pas avec l’amour, la blessure de … · 1 É 2017 L’éloquence amoureuse « On ne badine pas avec l’amour, la blessure de Perdican » (Perdican, seul.) PERDICAN,

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Édition 2017

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« On ne badine pas avec l’amour, la blessure de Perdican »

(Perdican, seul.)

PERDICAN, lisant un billet.« Trouvez-vous à midi à la petite fontaine. » Que veut dire cela ? tant de froideur, un refus si positif, si cruel, un orgueil si insensible, et un rendez-vous par-dessus tout ? Si c’est pour me parler d’affaires, pourquoi choisir un pareil endroit ? Est-ce une coquetterie ? Ce matin, en me promenant avec Rosette, j’ai entendu remuer dans les broussailles, il m’a semblé que c’était un pas de biche. Y a-t-il ici quelque intrigue ?

(Entre Camille.)

CAMILLE.Bonjour, cousin ; j’ai cru m’apercevoir, à tort ou à raison, que vous me quittiez tristement ce matin. Vous m’avez pris la main malgré moi, je viens vous demander de me donner la vôtre. Je vous ai refusé un baiser, le voilà. (Elle l’embrasse.) Maintenant, vous m’avez dit que vous seriez bien aise de causer de bonne amitié. Asseyez-vous là, et causons. (Elle s’assoit.)

PERDICAN.Avais-je fait un rêve, ou en fais-je un autre en ce moment ?

CAMILLE.Vous avez trouvé singulier de recevoir un billet de moi, n’est-ce pas ? Je suis d’humeur changeante ; mais vous m’avez dit ce matin un mot très juste : « Puisque nous nous quittons, quittons-nous bons amis. » Vous ne savez pas la raison pour laquelle je pars, et je viens vous la dire : je vais prendre le voile.

PERDICAN.Est-ce possible ? Est-ce toi, Camille, que je vois dans cette fontaine, assise sur les marguerites comme aux jours d’autrefois ?

CAMILLE.Oui, Perdican, c’est moi. Je viens revivre un quart d’heure de la vie passée. Je vous ai paru brusque et hautaine ; cela est tout simple, j’ai renoncé au monde. Cependant, avant de le quitter, je serais bien aise d’avoir votre avis. Trouvez-vous que j’aie raison de me faire religieuse ?

PERDICAN.Ne m’interrogez pas là-dessus, car je ne me ferai jamais moine.

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CAMILLE.Depuis près de dix ans que nous avons vécu éloignés l’un de l’autre, vous avez commencé l’expérience de la vie. Je sais quel homme vous êtes, et vous devez avoir beaucoup appris en peude temps avec un cœur et un esprit comme les vôtres. Dites- moi, avez-vous eu des maîtresses ?

PERDICAN.Pourquoi cela ?

CAMILLE.Répondez-moi, je vous en prie, sans modestie et sans fatuité.

PERDICAN.J’en ai eu.

CAMILLE.Les avez-vous aimées ?

PERDICAN.De tout mon cœur.

CAMILLE.Où sont-elles maintenant ? Le savez-vous ?

PERDICAN.Voilà, en vérité, des questions singulières. Que voulez-vous que je vous dise ? Je ne suis ni leur mari ni leur frère ; elles sont allées où bon leur a semblé.

CAMILLE.Il doit nécessairement y en avoir une que vous ayez préférée aux autres. Combien de temps avez-vous aimé celle que vous avez aimée le mieux ?

PERDICAN.Tu es une drôle de fille ! Veux-tu te faire mon confesseur ?

CAMILLE.C’est une grâce que je vous demande, de me répondre sincèrement. Vous n’êtes point un libertin, et je crois que votre cœur a de la probité. Vous avez dû inspirer l’amour, car vous le méritez, et vous ne vous seriez pas livré à un caprice. Répondez- moi, je vous en prie.

PERDICAN.Ma foi, je ne m’en souviens pas.

CAMILLE.Connaissez-vous un homme qui n’ait aimé qu’une femme ?

PERDICAN.Il y en a certainement.

CAMILLE.Est-ce un de vos amis ? Dites-moi son nom.

PERDICAN.Je n’ai pas de nom à vous dire, mais je crois qu’il y a des hommes capables de n’aimer qu’une fois.

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CAMILLE.Combien de fois un honnête homme peut-il aimer ?

PERDICAN.Veux-tu me faire réciter une litanie, ou récites-tu toi-même un catéchisme ?

CAMILLE.Je voudrais m’instruire, et savoir si j’ai tort ou raison de me faire religieuse. Si je vous épousais, ne devriez-vous pas répondre avec franchise à toutes mes questions, et me montrer votre cœur à nu ? Je vous estime beaucoup, et je vous crois, par votre éducation et par votre nature, supérieur à beaucoup d’autres hommes. Je suis fâchée que vous ne vous souveniez plus de ce que je vous demande ; peut-être en vous connaissant mieux je m’enhardirais.

PERDICAN.Où veux-tu en venir ? parle ; je répondrai.

CAMILLE.Répondez donc à ma première question. Ai-je raison de rester au couvent ?

PERDICAN.Non.

CAMILLE.Je ferais donc mieux de vous épouser ?

PERDICAN.Oui.

CAMILLE.Si le curé de votre paroisse soufflait sur un verre d’eau, et vous disait que c’est un verre de vin, le boi-riez-vous comme tel ?

PERDICAN.Non.

CAMILLE.Si le curé de votre paroisse soufflait sur vous, et me disait que vous m’aimerez toute votre vie, aurais-je raison de le croire ?

PERDICAN.Oui et non.

CAMILLE.Que me conseilleriez-vous de faire le jour où je verrais que vous ne m’aimez plus ?

PERDICAN.De prendre un amant.

CAMILLE.Que ferai-je ensuite le jour où mon amant ne m’aimera plus ?

PERDICAN.Tu en prendras un autre.

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CAMILLE.Combien de temps cela durera-t-il ?

PERDICAN.Jusqu’à ce que tes cheveux soient gris, et alors les miens seront blancs.

CAMILLE.Savez-vous ce que c’est que les cloîtres, Perdican ? Vous êtes- vous jamais assis un jour entier sur le banc d’un monastère de femmes ?

PERDICAN.Oui, je m’y suis assis.

CAMILLE.J’ai pour amie une sœur qui n’a que trente ans, et qui a eu cinq cent mille livres de revenu à l’âge de quinze ans. C’est la plus belle et la plus noble créature qui ait marché sur terre. Elle était pairesse du parlement, et avait pour mari un des hommes les plus distingués de France. Aucune des nobles facultés humaines n’était restée sans culture en elle, et, comme un arbrisseau d’une sève choisie, tous ses bourgeons avaient donné des ramures. Jamais l’amour et le bonheur ne poseront leur couronne fleurie sur un front plus beau. Son mari l’a trompée ; elle a aimé un autre homme, et elle se meurt de désespoir.

PERDICAN.Cela est possible.

CAMILLE.Nous habitons la même cellule, et j’ai passé des nuits entières à parler de ses malheurs ; ils sont presque devenus les miens ; cela est singulier, n’est-ce pas ? Je ne sais trop comment cela se fait. Quand elle me parlait de son mariage, quand elle me peignait d’abord l’ivresse des premiers jours, puis la tranquillité des autres, et comme enfin tout s’était envolé ; comme elle était assise le soir au coin du feu, et lui auprès de la fenêtre, sans se dire un seul mot ; comme leur amour avait langui, et comme tous les efforts pour se rapprocher n’aboutissaient qu’à des querelles ; comme une figure étrangère est venue peu à peu se placer entre eux et se glisser dans leurs souffrances ; c’était moi que je voyais agir tandis qu’elle parlait. Quand elle disait : Là, j’ai été heureuse, mon cœur bondissait ; et quand elle ajoutait : Là, j’ai pleuré, mes larmes coulaient. Mais figurez-vous quelque chose de plus singulier encore ; j’avais fini par me créer une vie imaginaire ; cela a duré quatre ans ; il est inutile de vous dire par combien de réflexions, de retours sur moi-même, tout cela est venu. Ce que je voulais vous raconter comme une curiosité, c’est que tous les récits de Louise, toutes les fictions de mes rêves portaient votre ressemblance.

PERDICAN.Ma ressemblance, à moi ?

CAMILLE.Oui, et cela est naturel : vous étiez le seul homme que j’eusse connu. En vérité, je vous ai aimé, Perdican.

PERDICAN.Quel âge as-tu, Camille ?

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CAMILLE.Dix-huit ans.

PERDICAN.Continue, continue ; j’écoute.

CAMILLE.Il y a deux cents femmes dans notre couvent ; un petit nombre de ces femmes ne connaîtra jamais la vie ; et tout le reste attend la mort. Plus d’une parmi elles sont sorties du monastère comme j’en sors aujourd’hui, vierges et pleines d’espérances. Elles sont revenues peu de temps après, vieilles et désolées. Tous les jours il en meurt dans nos dortoirs, et tous les jours il en vient de nouvelles prendre la place des mortes sur les matelas de crin. Les étrangers qui nous visitent admirent le calme et l’ordre de la maison ; ils regardent attentivement la blancheur de nos voiles ; mais ils se demandent pourquoi nous les rabaissons sur nos yeux. Que pensez-vous de ces femmes, Perdican ? Ont-elles tort, ou ont-elles raison ?

PERDICAN.Je n’en sais rien.

CAMILLE.Il s’en est trouvé quelques-unes qui me conseillent de rester vierge. Je suis bien aise de vous consulter. Croyez-vous que ces femmes-là auraient mieux fait de prendre un amant et de me conseiller d’en faire autant ?

PERDICAN.Je n’en sais rien.

CAMILLE.Vous aviez promis de me répondre.

PERDICAN.J’en suis dispensé tout naturellement ; je ne crois pas que ce soit toi qui parles.

CAMILLE.Cela se peut, il doit y avoir dans toutes mes idées des choses très ridicules. Il se peut bien qu’on m’ait fait la leçon, et que je ne sois qu’un perroquet mal appris. Il y a dans la galerie un petit tableau qui représente un moine courbé sur un missel, à travers les barreaux obscurs de sa cellule glisse un faible rayon de soleil, et on aperçoit une locanda italienne, devant laquelle danse un chevrier. Lequel de ces deux hommes estimez-vous davantage ?

PERDICAN.Ni l’un ni l’autre et tous les deux. Ce sont deux hommes de chair et d’os ; il y en a un qui lit et un autre qui danse ; je n’y vois pas autre chose. Tu as raison de te faire religieuse.

CAMILLE.Vous me disiez non tout à l’heure.

PERDICAN.Ai-je dit non ? Cela est possible.

CAMILLE.Ainsi vous me le conseillez ?

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amoureuseL’éloquencePERDICAN.Ainsi tu ne crois à rien ?

CAMILLE.Lève la tête, Perdican ! quel est l’homme qui ne croit à rien ?

PERDICAN, se levant.En voilà un ; je ne crois pas à la vie immortelle. — Ma sœur chérie, les religieuses t’ont donné leur expérience ; mais, crois- moi, ce n’est pas la tienne ; tu ne mourras pas sans aimer.

CAMILLE.Je veux aimer, mais je ne veux pas souffrir ; je veux aimer d’un amour éternel, et faire des serments qui ne se violent pas. Voilà mon amant.(Elle montre son crucifix.)

PERDICAN.Cet amant-là n’exclut pas les autres.

CAMILLE.Pour moi, du moins, il les exclura. Ne souriez pas, Perdican ! Il y a dix ans que je ne vous ai vu, et je pars demain. Dans dix autres années, si nous nous revoyons, nous en reparlerons. J’ai voulu ne pas rester dans votre souvenir comme une froide statue ; car l’insensibilité mène au point où j’en suis. Écoutez-moi ; retournez à la vie, et tant que vous serez heureux, tant que vous aimerez comme on peut aimer sur la terre, oubliez votre sœur Camille ; mais s’il vous arrive jamais d’être oublié ou d’oublier vous-même, si l’ange de l’espérance vous abandonne, lorsque vous serez seul avec le vide dans le cœur, pensez à moi qui prierai pour vous.

PERDICAN.Tu es une orgueilleuse ; prends garde à toi.

CAMILLE.Pourquoi ?

PERDICAN.Tu as dix-huit ans, et tu ne crois pas à l’amour ?

CAMILLE.Y croyez-vous, vous qui parlez ? vous voilà courbé près de moi avec des genoux qui se sont usés sur les tapis de vos maîtresses, et vous n’en savez plus le nom. Vous avez pleuré des larmes de joie et des larmes de désespoir ; mais vous saviez que l’eau des sources est plus constante que vos larmes, et qu’elle serait toujours là pour laver vos paupières gonflées. Vous faites votre métier de jeune homme, et vous souriez quand on vous parle de femmes désolées ; vous ne croyez pas qu’on puisse mourir d’amour, vous qui vivez et qui avez aimé. Qu’est-ce donc que le monde ? Il me semble que vous devez cordialement mépriser les femmes qui vous prennent tel que vous êtes, et qui chassent leur dernier amant pour vous attirer dans leurs bras avec les baisers d’une autre sur les lèvres. Je vous demandais tout à l’heure si vous aviez aimé ; vous m’avez répondu comme un voyageur à qui l’on demanderait s’il a été en Italie ou en Allemagne, et qui dirait : Oui, j’y ai été ; puis qui penserait à aller en Suisse, ou dans le premier pays venu. Est-ce donc une monnaie que votre amour, pour qu’il puisse passer ainsi de mains en mains jusqu’à la mort ? Non, ce n’est pas même une monnaie ; car la plus mince pièce d’or vaut mieux que vous, et dans quelques mains qu’elle passe, elle garde son effigie.

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PERDICAN.Que tu es belle, Camille, lorsque tes yeux s’animent !

CAMILLE.Oui, je suis belle, je le sais. Les complimenteurs ne m’apprendront rien ; la froide nonne qui coupera mes cheveux, pâlira peut-être de sa mutilation ; mais ils ne se changeront pas en bagues et en chaînes pour courir les boudoirs ; il n’en manquera pas un seul sur ma tête lorsque le fer y passera ; je ne veux qu’un coup de ciseau, et quand le prêtre qui me bénira me mettra au doigt l’anneau d’or de mon époux céleste, la mèche de cheveux que je lui donnerai, pourra lui servir de manteau.

PERDICAN.Tu es en colère, en vérité.

CAMILLE.J’ai eu tort de parler ; j’ai ma vie entière sur les lèvres. Ô Perdican ! ne raillez pas, tout cela est triste à mourir.

PERDICAN.

Pauvre enfant, je te laisse dire, et j’ai bien envie de te répondre un mot. Tu me parles d’une religieuse qui me paraît avoir eu sur toi une influence funeste ; tu dis qu’elle a été trompée, qu’elle a trompé elle-même et qu’elle est désespérée. Es-tu sûre que si son mari ou son amant revenait lui tendre la main à travers la grille du parloir, elle ne lui tendrait pas la sienne ?

CAMILLE.Qu’est-ce que vous dites. J’ai mal entendu.

PERDICAN.Es-tu sûre que si son mari ou son amant revenait lui dire de souffrir encore, elle répondrait non ?

CAMILLE.Je le crois.

PERDICAN.Il y a deux cents femmes dans ton monastère, et la plupart ont au fond du cœur des blessures profondes ; elles te les ont fait toucher, et elles ont coloré ta pensée virginale des gouttes de leur sang. Elles ont vécu, n’est-ce pas ? et elles t’ont montré avec horreur la route de leur vie ; tu t’es signée devant leurs cicatrices, comme devant les plaies de Jésus ; elles t’ont fait une place dans leurs processions lugubres, et tu te serres contre ces corps décharnés avec une crainte religieuse, lorsque tu vois passer un homme. Es-tu sûre que si l’homme qui passe était celui qui les a trompées, celui pour qui elles pleurent et elles souffrent, celui qu’elles maudissent en priant Dieu, es-tu sûre qu’en le voyant elles ne briseraient pas leurs chaînes pour courir à leurs malheurs passés, et pour presser leurs poitrines sanglantes sur le poignard qui les a meurtries ? Ô mon enfant ! sais-tu les rêves de ces femmes qui te disent de ne pas rêver ? Sais-tu quel nom elles murmurent quand les sanglots qui sortent de leurs lèvres font trembler l’hostie qu’on leur présente ? Elles qui s’assoient près de toi avec leurs têtes branlantes pour verser dans ton oreille leur vieillesse flétrie, elles qui sonnent dans les ruines de ta jeunesse le tocsin de leur désespoir, et font sentir à ton sang vermeil la fraîcheur de leurs tombes, sais-tu qui elles sont ?

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CAMILLE.Vous me faites peur : la colère vous prend aussi.

PERDICAN.Sais-tu ce que c’est que des nonnes, malheureuse fille ? Elles qui te représentent l’amour des hommes comme un mensonge, savent-elles qu’il y a pis encore, le mensonge de l’amour divin ? Savent-elles que c’est un crime qu’elles font, de venir chuchoter à une vierge des paroles de femme ? Ah ! comme elles t’ont fait la leçon ! Comme j’avais prévu tout cela quand tu t’es arrêtée devant le portrait de notre vieille tante ! Tu voulais partir sans me serrer la main ; tu ne voulais revoir ni ce bois, ni cette pauvre petite fontaine qui nous regarde tout en larmes ; tu reniais les jours de ton enfance, et le masque de plâtre que les nonnes t’ont plaqué sur les joues, me refusait un baiser de frère ; mais ton cœur a battu ; il a oublié sa leçon, lui qui ne sait pas lire, et tu es revenue t’asseoir sur l’herbe où nous voilà. Eh bien ! Camille, ces femmes ont bien parlé ; elles t’ont mise dans le vrai chemin ; il pourra m’en coûter le bonheur de ma vie ; mais dis- leur cela de ma part : le ciel n’est pas pour elles.

CAMILLE.Ni pour moi, n’est-ce pas ?

PERDICAN.Adieu, Camille, retourne à ton couvent, et lorsqu’on te fera de ces récits hideux qui t’ont empoisonnée, réponds ce que je vais te dire : Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux ou lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées ; le monde n’est qu’un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière, et on se dit : J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui.(Sortie de Perdican.)

[...]

CAMILLE, à genoux.M’avez-vous abandonnée, ô mon Dieu ? Vous le savez, lorsque je suis venue, j’avais juré de vous être fidèle ; quand j’ai refusé de devenir l’épouse d’un autre que vous, j’ai cru parler sincèrement devant vous et ma conscience, vous le savez, mon père ; ne voulez-vous donc plus de moi ? Oh ! pourquoi faites- vous mentir la vérité elle-même ? Pourquoi suis-je si faible ? Ah ! malheureuse, je ne puis plus prier !(Entrée de Perdican.)

PERDICAN.Orgueil, le plus fatal des conseillers humains, qu’es-tu venu faire entre cette fille et moi ? La voilà pâle et effrayée, qui presse sur les dalles insensibles son cœur et son visage. Elle aurait pu m’aimer, et nous étions nés l’un pour l’autre ; qu’es-tu venu faire sur nos lèvres, orgueil, lorsque nos mains allaient se joindre ?

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CAMILLE.Qui m’a suivie ? Qui parle sous cette voûte ? Est-ce toi, Perdican ?

PERDICAN.Insensés que nous sommes ! nous nous aimons. Quel songe avons-nous fait, Camille ? Quelles vaines paroles, quelles misérables folies ont passé comme un vent funeste entre nous deux ? Lequel de nous a voulu tromper l’autre ? Hélas ! cette vie est elle-même un si pénible rêve ! pourquoi encore y mêler les nôtres ? Ô mon Dieu ! le bonheur est une perle si rare dans cet océan d’ici-bas ! Tu nous l’avais donné, pêcheur céleste, tu l’avais tiré pour nous des profondeurs de l’abîme, cet inestimable joyau ; et nous, comme des enfants gâtés que nous sommes, nous en avons fait un jouet. Le vert sentier qui nous amenait l’un vers l’autre avait une pente si douce, il était entouré de buissons si fleuris, il se perdait dans un si tranquille horizon ! Il a bien fallu que la vanité, le bavardage et la colère vinssent jeter leurs rochers informes sur cette route céleste, qui nous aurait conduits à toi dans un baiser ! Il a bien fallu que nous nous fissions du mal, car nous sommes des hommes. Ô insensés ! nous nous aimons.

CAMILLE.Oui, nous nous aimons, Perdican ; laisse-moi le sentir sur ton cœur. Ce Dieu qui nous regarde ne s’en offensera pas ; il veut bien que je t’aime ; il y a quinze ans qu’il le sait.

PERDICAN.Chère créature, tu es à moi !

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« Le Cid, le sacrifice de Rodrigue »

(Rodrigue, seul.)

DON RODRIGUEPercé jusqu’au fond du cœurD’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle,Misérable vengeur d’une juste querelle,Et malheureux objet d’une injuste rigueur,Je demeure immobile, et mon âme abattueCède au coup qui me tue.Si près de voir mon feu récompensé,Ô Dieu, l’étrange peine !En cet affront mon père est l’offensé,Et l’offenseur le père de Chimène !Que je sens de rudes combats !Contre mon propre honneur mon amour s’intéresse : Il faut venger un père, et perdre une maîtresse.L’un m’anime le cœur l’autre retient mon bras.Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme,Ou de vivre en infâme,Des deux côtés mon mal est infini.Ô Dieu, l’étrange peine !Faut-il laisser un affront impuni ?Faut-il punir le père de Chimène ?Père, maîtresse, honneur, amourNoble et dure contrainte, aimable tyrannie,Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie.L’un me rend malheureux, l’autre indigne du jour.Cher et cruel espoir d’une âme généreuse,Mais ensemble amoureuse,Digne ennemi de mon plus grand bonheurFer qui cause ma peine,M’es-tu donné pour venger mon honneur ?M’es-tu donné pour perdre ma Chimène ?Il vaut mieux courir au trépas.

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Je dois à ma maîtresse aussi bien qu’à mon père ;J’attire en me vengeant sa haine et sa colère ;J’attire ses mépris en ne me vengeant pas.À mon plus doux espoir l’un me rend infidèle,Et l’autre indigne d’elle.Mon mal augmente à le vouloir guérir ;Tout redouble ma peine.Allons, mon âme ; et puisqu’il faut mourir,Mourons du moins sans offenser Chimène.Mourir sans tirer ma raison !Rechercher un trépas si mortel à ma gloire !Endurer que l’Espagne impute à ma mémoireD’avoir mal soutenu l’honneur de ma maison !Respecter un amour dont mon âme égaréeVoit la perte assurée !N’écoutons plus ce penser suborneur,Qui ne sert qu’à ma peine.Allons, mon bon, sauvons du moins l’honneurPuisqu’après tout il faut perdre Chimène.Oui, mon esprit s’était déçu.Je dois tout à mon père avant qu’à ma maîtresse :Que je meure au combat, ou meure de tristesse,Je rendrai mon sang pur comme je l’ai reçu.Je m’accuse déjà de trop de négligence ;Courons à la vengeance ;Et tout honteux d’avoir tant balancé,Ne soyons plus en peine, Puisqu’aujourd’hui mon père est l’offensé,Si l’offenseur est père de Chimène.[...]

ELVIRE(Entrée d’Elvire.)

Rodrigue, qu’as-tu fait ? où viens-tu, misérable ?

DON RODRIGUESuivre le triste cours de mon sort déplorable.

ELVIREOù prends-tu cette audace et ce nouvel orgueilDe paraître en des lieux que tu remplis de deuil ?Quoi ! viens-tu jusqu’ici braver l’ombre du comte ?Ne l’as-tu pas tué ?

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DON RODRIGUESa vie était ma honte ;Mon honneur de ma main a voulu cet effort.

ELVIREMais chercher ton asile en la maison du mort !Jamais un meurtrier en fit-il son refuge ?

DON RODRIGUEEt je n’y viens aussi que m’offrir à mon juge.Ne me regarde plus d’un visage étonné ;Je cherche le trépas après l’avoir donné.Mon juge est mon amour mon juge est ma Chimène :Je mérite la mort de mériter sa haine,Et j’en viens recevoir comme un bien souverain,Et l’arrêt de sa bouche, et le coup de sa main.

ELVIREFuis plutôt de ses yeux, fuis de sa violence ;À ses premiers transports dérobe ta présence.Va, ne t’expose point aux premiers mouvements Que poussera l’ardeur de ses ressentiments.

DON RODRIGUENon, non, ce cher objet à qui j’ai pu déplaireNe peut pour mon supplice avoir trop de colère ; Et j’évite cent morts qui me vont accabler,Si pour mourir plus tôt je puis la redoubler

ELVIREChimène est au palais, de pleurs toute baignée,Et n’en reviendra point que bien accompagnée.Rodrigue, fuis, de grâce, ôte-moi de souci.Que ne dira-t-on point si l’on te voit ici ?Veux-tu qu’un médisant, pour comble à sa misère,L’accuse d’y souffrir l’assassin de son père ?Elle va revenir ; elle vient, je la vois :Du moins pour son honneur Rodrigue, cache-toi.[...](Don Rodrigue se cache. Entrée de Chimène)

CHIMÉNE

Enfin je me vois libre, et je puis, sans contrainte,

De mes vives douleurs te faire voir l’atteinte ;Je puis donner passage à mes tristes soupirs ;Je puis t’ouvrir mon âme et tous mes déplaisirs.

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Mon père est mort, Elvire ; et la première épéeDont s’est armé Rodrigue, a sa trame coupée.Pleurez, pleurez, mes yeux, et fondez-vous en eau !La moitié de ma vie a mis l’autre au tombeau,Et m’oblige à venger après ce coup funeste,Celle que je n’ai plus sur celle qui me reste.

ELVIREReposez-vous, madame.

CHIMÉNEAh ! que mal à proposDans un malheur si grand tu parles de repos !Par où sera jamais ma douleur apaisée,Si je ne puis haïr la main qui l’a causée ?Et que dois-je espérer qu’un tourment éternel,Si je poursuis un crime, aimant le criminel !

ELVIREIl vous prive d’un père, et vous l’aimez encore !

CHIMÉNEC’est peu de dire aimer Elvire, je l’adore ;Ma passion s’oppose à mon ressentiment ;Dedans mon ennemi je trouve mon amant ;Je sens qu’en dépit de toute ma colère,Rodrigue dans mon cœur combat encore mon père.Il l’attaque, il le presse, il cède, il se défend,Tantôt fort, tantôt faible, et tantôt triomphant :Mais en ce dur combat de colère et de flamme,Il déchire mon cœur sans partager mon âme ;Et quoi que mon amour ait sur moi de pouvoirJe ne consulte point pour suivre mon devoir ;Je cours sans balancer où mon honneur m’oblige.Rodrigue m’est bien cher, son intérêt m’afflige ;Mon cœur prend son parti ; mais, malgré son effort,Je sais ce que je suis, et que mon père est mort.

ELVIREPensez-vous le poursuivre ?

CHIMÉNEAh ! cruelle pensée !Et cruelle poursuite où je me vois forcée !Je demande sa tête, et crains de l’obtenir :Ma mort suivra la sienne, et je le veux punir !

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ELVIREQuittez, quittez, madame, un dessein si tragique ;Ne vous imposez point de loi si tyrannique.

CHIMÉNEQuoi ! mon père étant mort et presque entre mes bras,Son sang criera vengeance, et je ne l’orrai pas !Mon cœur, honteusement surpris par d’autres charmes,Croira ne lui devoir que d’impuissantes larmes !Et je pourrai souffrir qu’un amour suborneurSous un lâche silence étouffe mon honneur !

ELVIREMadame, croyez-moi, vous serez excusableD’avoir moins de chaleur contre un objet aimable ;Contre un amant si cher Vous avez assez fait,Vous avez vu le roi ; n’en pressez point l’effet,Ne vous obstinez point en cette humeur étrange.

CHIMÉNEIl y va de ma gloire, il faut que je me venge ;Et de quoi que nous flatte un désir amoureux,Toute excuse est honteuse aux esprits généreux.

ELVIREMais vous aimez Rodrigue, il ne peut vous déplaire.

CHIMÉNEJe l’avoue.

ELVIREAprès tout que pensez-vous donc faire ?

CHIMÉNEPour conserver ma gloire et finir mon ennui,Le poursuivre, le perdre, et mourir après lui.(Don Rodrigue se révèle)

DON RODRIGUEEh bien ! sans vous donner la peine de poursuivre,Assurez-vous l’honneur de m’empêcher de vivre.

CHIMÉNEElvire, où sommes-nous, et qu’est-ce que je vois ?Rodrigue en ma maison ! Rodrigue devant moi !

DON RODRIGUEN’épargnez point mon sang ; goûtez, sans résistance,La douceur de ma perte et de votre vengeance.

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CHIMÉNEHélas !

DON RODRIGUEÉcoute-moi.

CHIMÉNEJe me meurs.

DON RODRIGUEUn moment.

CHIMÉNEVa, laisse-moi mourir.

DON RODRIGUEQuatre mots seulement ;Après, ne me réponds qu’avec cette épée.

CHIMÉNEQuoi ! du sang de mon père encore toute trempée !

DON RODRIGUEMa Chimène...

CHIMÉNEÔte-moi cet objet odieux,Qui reproche ton crime et ta vie à mes yeux.

DON RODRIGUERegarde-le plutôt pour exciter ta haine,Pour croître ta colère, et pour hâter ma peine.

CHIMÉNEIl est teint de mon sang.

DON RODRIGUEPlonge-le dans le mien,Et fais-lui perdre ainsi la teinture du tien.

CHIMÉNEAh ! quelle cruauté, qui tout en un jour tueLe père par le fer, la fille par la vue !Ôte-moi cet objet, je ne le puis souffrir :Tu veux que je t’écoute, et tu me fais mourir !

DON RODRIGUEJe fais ce que tu veux, mais sans quitter l’envieDe finir par tes mains ma déplorable vie ;Car enfin n’attends pas de mon affectionUn lâche repentir d’une bonne action.L’irréparable effet d’une chaleur trop prompteDéshonorait mon père, et me couvrait de honte.

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Tu sais comme un soufflet touche un homme de cœurJ’avais part à l’affront, j’en ai cherché l’auteur :Je l’ai vu, j’ai vengé mon honneur et mon père ;Je le ferais encore si j’avais à le faire.Ce n’est pas qu’en effet, contre mon père et moi,Ma flamme assez longtemps n’ait combattu pour toi :Juge de son pouvoir : dans une telle offenseJ’ai pu délibérer si j’en prendrais vengeance.Réduit à te déplaire, ou souffrir un affront,J’ai pensé qu’à son tour mon bras était trop prompt,Je me suis accusé de trop de violence ;Et ta beauté, sans doute, emportait la balance,À moins que d’opposer à tes plus forts appasQu’un homme sans honneur ne te méritait pas ;Que malgré cette part que j’avais en ton âme,Qui m’aima généreux me haïrait infâme ;Qu’écouter ton amour obéir à sa voix,C’était m’en rendre indigne et diffamer ton choix.Je te le dis encore, et, quoique j’en soupire, _Jusqu’au dernier soupir je veux bien le redire :Je t’ai fait une offense, et j’ai dû m’y porterPour effacer ma honte, et pour te mériter ;Mais, quitte envers l’honneur et quitte envers mon père,C’est maintenant à toi que je viens satisfaire :C’est pour t’offrir mon sang qu’en ce lieu tu me vois.J’ai fait ce que j’ai dû, je fais ce que je dois.Je sais qu’un père mort t’arme contre mon crime ;Je ne t’ai pas voulu dérober ta victime :Immole avec courage au sang qu’il a perduCelui qui met sa gloire à l’avoir répandu.

CHIMÉNEAh ! Rodrigue ! il est vrai, quoique ton ennemie,Je ne puis te blâmer d’avoir fui l’infamie ;Et, de quelque façon qu’éclatent mes douleurs,Je ne t’accuse point, je pleure mes malheurs.Je sais ce que l’honneur, après un tel outrage,Demandait à l’ardeur d’un généreux courage : Tu n’as fait le devoir que d’un homme de bien ;Mais aussi, le faisant, tu m’as appris le mien.Ta funeste valeur m’instruit par ta victoire ;Elle a vengé ton père et soutenu ta gloire :

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Même soin me regarde, et j’ai, pour m’affligerMa gloire à soutenir, et mon père à vengerHélas ! ton intérêt ici me désespère.Si quelque autre malheur m’avait ravi mon père,Mon âme aurait trouvé dans le bien de te voirL’unique allégement qu’elle eût pu recevoir ;Et contre ma douleur j’aurais senti des charmes,Quand une main si chère eût essuyé mes larmes.Mais il me faut te perdre après l’avoir perdu ;Cet effort sur ma flamme à mon honneur est dû ;Et cet affreux devoir dont l’ordre m’assassine,Me force à travailler moi-même à ta ruine.Car enfin n’attends pas de mon affection.De lâches sentiments pour ta punition.De quoi qu’en ta faveur notre amour m’entretienne,Ma générosité doit répondre à la tienne :Tu t’es, en m’offensant, montré digne de moi ;Je me dois, par ta mort, montrer digne de toi.

DON RODRIGUENe diffère donc plus ce que l’honneur t’ordonne :Il demande ma tête, et je te l’abandonne ;Fais-en un sacrifice à ce noble intérêt,Le coup m’en sera doux, aussi bien que l’arrêt.Attendre après mon crime une lente justice,C’est reculer ta gloire autant que mon supplice.Je mourrai trop heureux mourant d’un coup si beau.

CHIMÉNEVa, je suis ta partie, et non pas ton bourreau.Si tu m’offres ta tête, est-ce à moi de la prendre ?Je la dois attaquer mais tu dois la défendre ;C’est d’un autre que toi qu’il me faut l’obtenir,Et je dois te poursuivre, et non pas te punir.

DON RODRIGUEDe quoi qu’en ma faveur notre amour t’entretienne,Ta générosité doit répondre à la mienne ;Et pour venger un père emprunter d’autres bras,Ma Chimène, crois-moi, c’est n’y répondre pas :Ma main seule du mien a su venger l’offense,Ta main seule du tien doit prendre la vengeance.

CHIMÉNECruel ! à quel propos sur ce point t’obstiner ?Tu t’es vengé sans aide, et tu m’en veux donner !

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Je suivrai ton exemple, et j’ai trop de couragePour souffrir qu’avec toi ma gloire se partage.Mon père et mon honneur ne veulent rien devoirAux traits de ton amour ni de ton désespoir.

DON RODRIGUERigoureux point d’honneur ! hélas ! quoi que je fasse,Ne pourrai-je à la fin obtenir cette grâce ?Au nom d’un père mort, ou de notre amitié,Punis-moi par vengeance, ou du moins par pitié.Ton malheureux amant aura bien moins de peineÀ mourir par ta main qu’à vivre avec ta haine.

CHIMÉNEVa, je ne te hais point.

DON RODRIGUETu le dois.

CHIMÉNEJe ne puis.

DON RODRIGUECrains-tu si peu le blâme, et si peu les faux bruits ?Quand on saura mon crime, et que ta flamme dure,Que ne publieront point l’envie et l’imposture !Force-les au silence, et, sans plus discourirSauve ta renommée en me faisant mourir.

CHIMÉNEElle éclate bien mieux en te laissant la vie ;Et je veux que la voix de la plus noire envieÉlève au ciel ma gloire et plaigne mes ennuis,Sachant que je t’adore et que je te poursuis.Va-t’en, ne montre plus à ma douleur extrêmeCe qu’il faut que je perde, encore que je l’aime.Dans l’ombre de la nuit cache bien ton départ ;Si l’on te voit sortir mon honneur court hasardLa seule occasion qu’aura la médisance,C’est de savoir qu’ici j’ai souffert ta présence :Ne lui donne point lieu d’attaquer ma vertu.

DON RODRIGUEQue je meure !

CHIMÉNEVa-t’en.

DON RODRIGUEÀ quoi te résous-tu ?

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CHIMÉNEMalgré des feux si beaux qui troublent ma colère,Je ferai mon possible à bien venger mon père ;Mais, malgré la rigueur d’un si cruel devoirMon unique souhait est de ne rien pouvoir.

DON RODRIGUEÔ miracle d’amour !

CHIMÉNEÔ comble de misères !

DON RODRIGUEQue de maux et de pleurs nous coûteront nos pères !

CHIMÉNERodrigue, qui l’eût cru ?

DON RODRIGUEChimène, qui l’eût dit ?

CHIMÉNEQue notre heure fût si proche, et sitôt se perdît ?

DON RODRIGUEEt que si près du port, contre toute apparence,Un orage si prompt brisât notre espérance ?

CHIMÉNEAh ! mortelles douleurs !

DON RODRIGUEAh ! regrets superflus !

CHIMÉNEVa-t’en, encore un coup, je ne t’écoute plus.

DON RODRIGUEAdieu ; je vais traîner une mourante vie,Tant que par ta poursuite elle me soit ravie.

CHIMÉNESi j’en obtiens l’effet, je t’engage ma foiDe ne respirer pas un moment après toi.Adieu ; sors, et surtout garde bien qu’on te voie.

ELVIREMadame, quelques maux que le ciel nous envoie...

CHIMÉNENe m’importune plus, laisse-moi soupirerJe cherche le silence et la nuit pour pleurer.

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« Dom Juan, Elvire ou la mise en garde de la vertu »

(Sganarelle, Gusman.)

SGANARELLE, tenant une tabatière.Quoi que puisse dire Aristote, et toute la philosophie, il n’est rien d’égal au tabac, c’est la passion des honnêtes gens ; et qui vit sans tabac, n’est pas digne de vivre ; non seulement il réjouit, et purge les cerveaux humains, mais encore il instruit les âmes à la vertu, et l’on apprend avec lui à devenir honnête homme. Ne voyez-vous pas bien dès qu’on en prend, de quelle manière obligeante on en use avec tout le monde, et comme on est ravi d’en donner, à droit, et à gauche, partout où l’on se trouve ? On n’attend pas même qu’on en demande, et l’on court au-devant du souhait des gens : tant il est vrai, que le tabac inspire des sentiments d’honneur, et de vertu, à tous ceux qui en prennent. Mais c’est assez de cette matière, reprenons un peu notre discours. Si bien donc, cher Gusman, que Done Elvire ta maîtresse, surprise de notre départ, s’est mise en campagne après nous ; et son cœur, que mon maître a su toucher trop fortement, n’a pu vivre, dis-tu, sans le venir chercher ici ? Veux- tu qu’entre nous je te dise ma pensée ; J’ai peur qu’elle ne soit mal payée de son amour, que son voyage en cette ville produise peu de fruit, et que vous eussiez autant gagné à ne bouger de là.

GUSMAN.Et la raison encore, dis-moi, je te prie, Sganarelle, qui peut t’inspirer une peur d’un si mauvais augure ? Ton maître t’a-t-il ouvert son cœur là-dessus, et t’a-t-il dit qu’il eût pour nous quelque froideur qui l’ait obligé à partir ?

SGANARELLE.Non pas, mais, à vue de pays, je connais à peu près le train des choses, et sans qu’il m’ait encore rien dit, je gagerais presque que l’affaire va là. Je pourrais peut-être me tromper, mais enfin, sur de tels sujets, l’expérience m’a pu donner quelques lumières.

GUSMAN.Quoi, ce départ si peu prévu, serait une infidélité de Dom Juan ? Il pourrait faire cette injure aux chastes feux de Done Elvire ?

SGANARELLE.Non, c’est qu’il est jeune encore, et qu’il n’a pas le courage.

GUSMAN.Un homme de sa qualité ferait une action si lâche ?

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SGANARELLE.Eh oui ; sa qualité ! La raison en est belle, et c’est par là qu’il s’empêcherait des choses.

GUSMAN.Mais les saints nœuds du mariage le tiennent engagé.

SGANARELLE.Eh ! mon pauvre Gusman, mon ami, tu ne sais pas encore, crois- moi, quel homme est Dom Juan.

GUSMAN.Je ne sais pas de vrai quel homme il peut être, s’il faut qu’il nous ait fait cette perfidie ; et je ne comprends point, comme après tant d’amour, et tant d’impatience témoignée, tant d’hommages pressants, de vœux, de soupirs, et de larmes, tant de lettres passionnées, de protestations ardentes, et de serments réitérés; tant de transports enfin, et tant d’emportements qu’il a fait paraître, jusqu’à forcer dans sa passion l’obstacle sacré d’un couvent, pour mettre Done Elvire en sa puissance ; je ne comprends pas, dis-je, comme après tout cela il aurait le cœur de pouvoir manquer à sa parole.

SGANARELLE.Je n’ai pas grande peine à le comprendre moi, et si tu connaissais le pèlerin, tu trouverais la chose assez facile pour lui. Je ne dis pas qu’il ait changé de sentiments pour Done Elvire, je n’en ai point de certitude encore ; tu sais que par son ordre je partis avant lui, et depuis son arrivée il ne m’a point entretenu, mais par précaution, je t’apprends (inter nos,) que tu vois en Dom Juan, mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, en pourceau d’Epicure, en vrai Sardanapale, qui ferme l’oreille à toutes les remontrances qu’on lui peut faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons. Tu me dis qu’il a épousé ta maîtresse, crois qu’il aurait plus fait pour sa passion, et qu’avec elle il aurait encore épousé toi, son chien, et son chat. Un mariage ne lui coûte rien à contracter, il ne se sert point d’autres pièges pour attraper les belles, et c’est un épouseur à toutes mains, dame, demoiselle, bourgeoise, paysanne, il ne trouve rien de trop chaud, ni de trop froid pour lui ; et si je te disais le nom de toutes celles qu’il a épousées en divers lieux, ce serait un chapitre à durer jusqu’au soir. Tu demeures surpris, et changes de couleur à ce discours ; ce n’est là qu’une ébauche du personnage, et pour en achever le portrait, il faudrait bien d’autres coups de pinceau, suffit qu’il faut que le courroux du Ciel l’accable quelque jour : qu’il me vaudrait bien mieux d’être au diable, que d’être à lui, et qu’il me fait voir tant d’horreurs, que je souhaiterais qu’il fût déjà je ne sais où ; mais un grand seigneur méchant homme est une terrible chose; il faut que je lui sois fidèle en dépit que j’en aie, la crainte en moi fait l’office du zèle, bride mes sentiments, et me réduit d’applaudir bien souvent à ce que mon âme déteste. Le voilà qui vient se promener dans ce palais, séparons-nous ; écoute, au moins, je t’ai fait cette confidence avec franchise, et cela m’est sorti un peu bien vite de la bouche; mais s’il fallait qu’il en vînt quelque chose à ses oreilles, je dirais hautement que tu aurais menti.

(Sortie de Gusman. Entrée de Dom Juan.)

DOM JUAN.Quel homme te parlait là, Il a bien de l’air ce me semble du bon Gusman de Done Elvire ?

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SGANARELLE.C’est quelque chose aussi à peu près de cela.

DOM JUAN.Quoi, c’est lui ?

SGANARELLE.Lui-même.

DOM JUAN.Et depuis quand est-il en cette ville ?

SGANARELLE.D’hier au soir.

DOM JUAN.Et quel sujet l’amène ?

SGANARELLE.Je crois que vous jugez assez ce qui le peut inquiéter.

DOM JUAN.Notre départ, sans doute ?

SGANARELLE.Le bonhomme en est tout mortifié, et m’en demandait le sujet.

DOM JUAN.Et quelle réponse as-tu faite ?

SGANARELLE.Que vous ne m’en aviez rien dit.

DOM JUAN.Mais encore, quelle est ta pensée là-dessus, que t’imagines-tu de cette affaire ?

SGANARELLE.Moi, je crois sans vous faire tort, que vous avez quelque nouvel amour en tête.

DOM JUAN.Tu le crois ?

SGANARELLE.Oui.

DOM JUAN.Ma foi, tu ne te trompes pas, et je dois t’avouer qu’un autre objet a chassé Elvire de ma pensée.

SGANARELLE.Eh, mon Dieu, je sais mon Dom Juan, sur le bout du doigt, et connais votre cœur pour le plus grand coureur du monde, il se plaît à se promener de liens en liens, et n’aime guère à demeurer en place.

DOM JUAN.Et ne trouves-tu pas, dis-moi, que j’ai raison d’en user de la sorte ?

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SGANARELLE.Eh, Monsieur.

DOM JUAN.Quoi, parle ?

SGANARELLE.Assurément que vous avez raison, si vous le voulez, on ne peut pas aller là contre ; mais si vous ne le vouliez pas, ce serait peut- être une autre affaire.

DOM JUAN.Eh bien, je te donne la liberté de parler, et de me dire tes sentiments.

SGANARELLE.En ce cas, Monsieur, je vous dirai franchement que je n’approuve point votre méthode, et que je trouve fort vilain d’aimer de tous côtés comme vous faites.

DOM JUAN.Quoi ? tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse, à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux : non, non, la constance n’est bonne que pour des ridicules, toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première, ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout, où je la trouve ; et je cède facilement à cette douce violence, dont elle nous entraîne ; j’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle, n’engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages, et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable, et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire par cent hommages le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait ; à combattre par des transports, par des larmes, et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme, qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules, dont elle se fait un honneur, et la mener doucement, où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à dire, ni rien à souhaiter, tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour ; si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d’une conquête à faire. Enfin, il n’est rien de si doux, que de triompher de la résistance d’une belle personne ; et j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs, je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.

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SGANARELLE.Vertu de ma vie, comme vous débitez ; il semble que vous ayez appris cela par cœur, et vous parlez tout comme un livre.

DOM JUAN.Qu’as-tu à dire là-dessus ?

SGANARELLE.Ma foi, j’ai à dire, je ne sais que dire ; car vous tournez les choses d’une manière, qu’il semble que vous avez raison, et cependant il est vrai que vous ne l’avez pas. J’avais les plus belles pensées du monde, et vos discours m’ont brouillé tout cela ; laissez faire, une autre fois je mettrai mes raisonnements par écrit, pour disputer avec vous.

DOM JUAN.Tu feras bien.

SGANARELLE.Mais, Monsieur, cela serait-il de la permission que vous m’avez donnée, si je vous disais que je suis tant soit peu scandalisé de la vie que vous menez ?

DOM JUAN.Comment, quelle vie est-ce que je mène ?

SGANARELLE.Fort bonne. Mais par exemple de vous voir tous les mois vous marier comme vous faites.

DOM JUAN.Y a-t-il rien de plus agréable ?

SGANARELLE.Il est vrai, je conçois que cela est fort agréable, et fort divertissant, et je m’en accommoderais assez, moi, s’il n’y avait point de mal, mais, Monsieur, se jouer ainsi d’un mystère sacré, et...

DOM JUAN.Va, va, c’est une affaire entre le Ciel et moi, et nous la démêlerons bien ensemble, sans que tu t’en mettes en peine.

SGANARELLE.Ma foi, Monsieur, j’ai toujours ouï dire, que c’est une méchante raillerie, que de se railler du Ciel, et que les libertins ne font jamais une bonne fin.

DOM JUAN.Holà, maître sot, vous savez que je vous ai dit que je n’aime pas les faiseurs de remontrances.

SGANARELLE.Je ne parle pas aussi à vous, Dieu m’en garde, vous savez ce que vous faites, et si vous ne croyez rien, vous avez vos raisons ; mais il y a de certains petits impertinents dans le monde, qui sont libertins, sans savoir pourquoi, qui font les esprits forts, parce qu’ils croient que cela leur sied bien ; et si j’avais un maître comme cela, je lui dirais fort nettement le regardant en face : «Osez-vous bien ainsi vous jouer au Ciel, et ne tremblez- vous point de vous moquer comme vous faites des choses les plus saintes ? C’est bien à vous, petit ver de terre, petit mirmidon que vous êtes (je parle au maître que j’ai dit), c’est bien à

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Édition 2017

amoureuseL’éloquencevous à vouloir vous mêler de tourner en raillerie, ce que tous les hommes révèrent. Pensez-vous que pour être de qualité, pour avoir une perruque blonde, et bien frisée, des plumes à votre chapeau, un habit bien doré, et des rubans couleur de feu, (ce n’est pas à vous que je parle, c’est à l’autre ;) pensez-vous, dis-je, que vous en soyez plus habile homme, que tout vous soit permis, et qu’on n’ose vous dire vos vérités ? Apprenez de moi, qui suis votre valet, que le Ciel punit tôt, ou tard les impies, qu’une méchante vie amène une méchante mort, et que... »

DOM JUAN.Paix.[...]

SGANARELLE.C’est fort bien fait à vous, et vous le prenez comme il faut, il n’est rien tel en ce monde, que de se contenter.

DOM JUAN.Prépare-toi donc à venir avec moi, et prends soin toi-même d’apporter toutes mes armes, afin que... Ah ! rencontre fâcheuse, traître tu ne m’avais pas dit qu’elle était ici elle-même.

SGANARELLE.Monsieur, vous ne me l’avez pas demandé.

DOM JUAN.Est-elle folle, de n’avoir pas changé d’habit, et de venir en ce lieu-ci, avec son équipage de campagne ?

(Entrée de Done Elvire.)

DONE ELVIRE.Me ferez-vous la grâce, Dom Juan, de vouloir bien me reconnaître, et puis-je au moins espérer que vous daigniez tourner le visage de ce côté ?

DOM JUAN.Madame, je vous avoue que je suis surpris, et que je ne vous attendais pas ici.

DONE ELVIRE.Oui, je vois bien que vous ne m’y attendiez pas, et vous êtes surpris à la vérité, mais tout autrement que je ne l’espérais, et la manière dont vous le paraissez, me persuade pleinement ce que je refusais de croire. J’admire ma simplicité, et la faiblesse de mon cœur, à douter d’une trahison, que tant d’apparences me confirmaient. J’ai été assez bonne, je le confesse, ou plutôt assez sotte, pour me vouloir tromper moi-même, et travailler à démentir mes yeux, et mon jugement. J’ai cherché des raisons, pour excuser à ma tendresse, le relâchement d’amitié qu’elle voyait en vous ; et je me suis forgé exprès cent sujets légitimes d’un départ si précipité, pour vous justifier du crime, dont ma raison vous accusait. Mes justes soupçons chaque jour avaient beau me parler, j’en rejetais la voix, qui vous rendait criminel à mes yeux, et j’écoutais avec plaisir mille chimères ridicules, qui vous peignaient innocent à mon cœur ; mais enfin, cet abord ne me permet plus de douter, et le coup d’œil qui m’a reçue, m’apprend bien plus de choses, que je ne voudrais en savoir. Je serai bien aise pourtant d’ouïr de votre bouche les raisons de votre départ. Parlez, Dom Juan, je vous prie ; et voyons de quel air vous saurez-vous justifier.

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DOM JUAN.Madame, voilà Sganarelle, qui sait pourquoi je suis parti.

SGANARELLE.Moi, Monsieur, je n’en sais rien, s’il vous plaît.

DONE ELVIRE.Hé bien, Sganarelle, parlez, il n’importe de quelle bouche j’entende ces raisons.

DOM JUAN, faisant signe d’approcher à Sganarelle.Allons, parle donc à Madame.

SGANARELLE.Que voulez-vous que je dise ?

DONE ELVIRE.Approchez, puisqu’on le veut ainsi, et me dites un peu les causes d’un départ si prompt.

DOM JUAN.Tu ne répondras pas ?

SGANARELLE.Je n’ai rien à répondre, vous vous moquez de votre serviteur.

DOM JUAN.Veux-tu répondre, te dis-je ?

SGANARELLE.Madame...

DONE ELVIRE.Quoi ?

SGANARELLE, se retournant vers son maître.Monsieur...

DOM JUAN.Si...

SGANARELLE.Madame, les conquérants, Alexandre, et les autres mondes sont causes de notre départ ; voilà, Monsieur, tout ce que je puis dire.

DONE ELVIRE.Vous plaît-il, Dom Juan, nous éclaircir ces beaux mystères ?

DOM JUAN.Madame, à vous dire la vérité...

DONE ELVIRE.Ah, que vous savez mal vous défendre pour un homme de cour, et qui doit être accoutumé à ces sortes de choses ! J’ai pitié de vous voir la confusion que vous avez. Que ne vous armez-vous le front d’une noble effronterie ? Que ne me jurez-vous que vous êtes toujours dans les mêmes sentiments pour moi, que vous m’aimez toujours avec une ardeur sans égale, et que rien n’est capable de vous détacher de moi que la

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mort ! que ne me dites- vous que des affaires de la dernière conséquence vous ont obligé à partir sans m’en donner avis, qu’il faut que malgré vous vous demeuriez ici quelque temps, et que je n’ai qu’à m’en retourner d’où je viens, assurée que vous suivrez mes pas le plus tôt qu’il vous sera possible : qu’il est certain que vous brûlez de me rejoindre, et qu’éloigné de moi, vous souffrez ce que souffre un corps qui est séparé de son âme. Voilà comme il faut vous défendre, et non pas être interdit comme vous êtes.

DOM JUAN.Je vous avoue, Madame, que je n’ai point le talent de dissimuler, et que je porte un cœur sincère. Je ne vous dirai point que je suis toujours dans les mêmes sentiments pour vous, et que je brûle de vous rejoindre, puisqu’enfin il est assuré que je ne suis parti que pour vous fuir ; non point par les raisons que vous pouvez vous figurer, mais par un pur motif de conscience, et pour ne croire pas qu’avec vous davantage je puisse vivre sans péché. Il m’est venu des scrupules, Madame, et j’ai ouvert les yeux de l’âme sur ce que je faisais. J’ai fait réflexion que pour vous épouser, je vous ai dérobée à la clôture d’un couvent, que vous avez rompu des vœux, qui vous engageaient autre part, et que le Ciel est fort jaloux de ces sortes de choses. Le repentir m’a pris, et j’ai craint le courroux céleste. J’ai cru que notre mariage n’était qu’un adultère déguisé, qu’il nous attirerait quelque disgrâce d’en haut, et qu’enfin je devais tâcher de vous oublier, et vous donner moyen de retourner à vos premières chaînes. Voudriez-vous, Madame, vous opposer à une si sainte pensée, et que j’allasse, en vous retenant me mettre le Ciel sur les bras, que par... ?

DONE ELVIRE.Ah ! scélérat, c’est maintenant que je te connais tout entier, et pour mon malheur, je te connais lorsqu’il n’en est plus temps, et qu’une telle connaissance ne peut plus me servir qu’à me désespérer ; mais sache que ton crime ne demeurera pas impuni ; et que le même Ciel dont tu te joues, me saura venger de ta perfidie.

DOM JUAN.Sganarelle, le Ciel !

SGANARELLE.Vraiment oui, nous nous moquons bien de cela, nous autres.

DOM JUAN.Madame...

DONE ELVIRE.Il suffit, je n’en veux pas ouïr davantage, et je m’accuse même d’en avoir trop entendu. C’est une lâcheté que de se faire expliquer trop sa honte ; et sur de tels sujets, un noble cœur au premier mot doit prendre son parti. N’attends pas que j’éclate ici en reproches et en injures, non, non, je n’ai point un courroux à exhaler en paroles vaines, et toute sa chaleur se réserve pour sa vengeance. Je te le dis encore, le Ciel te punira, perfide, de l’outrage que tu me fais, et si le Ciel n’a rien que tu puisses appréhender, appréhende du moins la colère d’une femme offensée.

(Sortie de Done Elvire.)

SGANARELLE.Si le remords le pouvait prendre.

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« Phèdre, l’aveu terrible »

(Phèdre et Oenone)

N’allons point plus avant. Demeurons, chère Oenone.Je ne me soutiens plus, ma force m’abandonne.Mes yeux sont éblouis du jour que je revois,Et mes genoux tremblants se dérobent sous moi.Hélas !

(Elle s’assied.)

OENONE.Dieux tout-puissants ! Que nos pleurs vous apaisent.

PHÈDRE.Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent !Quelle importune main, en formant tous ces nœuds,A pris soin sur mon front d’assembler mes cheveux ?Tout m’afflige et me nuit, et conspire à me nuire.

OENONE.Comme on voit tous ses vœux l’un l’autre se détruire !Vous-même condamnant vos injustes desseins,Tantôt à vous parer vous excitiez nos mains.Vous-même rappelant votre force première,Vous vouliez vous montrer et revoir la lumière ;Vous la voyez, Madame, et prête à vous cacher,Vous haïssez le jour que vous veniez chercher ?

PHÈDRE.Noble et brillant auteur d’une triste famille,Toi, dont ma mère osait se vanter d’être fille,Qui peut-être rougis du trouble où tu me vois,Soleil, je te viens voir pour la dernière fois.

OENONE.Quoi ! vous ne perdrez point cette cruelle envie ?Vous verrai-je toujours, renonçant à la vie,Faire de votre mort les funestes apprêts ?

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PHÈDRE.Dieux ! Que ne suis-je assise à l’ombre des forêts !Quand pourrai-je au travers d’une noble poussièreSuivre de l’œil un char fuyant dans la carrière ?

OENONE.Quoi, Madame !

PHÈDRE.Insensée, où suis-je ? et qu’ai-je dit ?Où laissé-je égarer mes voeux, et mon esprit ?Je l’ai perdu. Les dieux m’en ont ravi l’usage.Oenone, la rougeur me couvre le visage,Je te laisse trop voir mes honteuses douleurs,Et mes yeux malgré moi se remplissent de pleurs.

OENONE.Ah ! s’il vous faut rougir, rougissez d’un silence,Qui de vos maux encore aigrit la violence.Rebelle à tous nos soins, sourde à tous nos discours,Voulez-vous sans pitié laisser finir vos jours ?Quelle fureur les borne au milieu de leur course ?Quel charme ou quel poison en a tari la source ?Les ombres par trois fois ont obscurci les cieux,Depuis que le sommeil n’est entré dans vos yeux ;Et le jour a trois fois chassé la nuit obscure,Depuis que votre corps languit sans nourriture.À quel affreux dessein vous laissez-vous tenter ?De quel droit sur vous-même osez-vous attenter ?Vous offensez les dieux auteurs de votre vie.Vous trahissez l’époux à qui la foi vous lie,Vous trahissez enfin vos enfants malheureux,Que vous précipitez sous un joug rigoureux.Songez qu’un même jour leur ravira leur mère,Et rendra l’espérance au fils de l’étrangère,À ce fier ennemi de vous, de votre sang,Ce fils qu’une Amazone a porté dans son flanc,Cet Hippolyte...

PHÈDRE.Ah dieux !

OENONE.Ce reproche vous touche.

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PHÈDRE.Malheureuse, quel nom est sorti de ta bouche ?

OENONE.Hé bien, votre colère éclate avec raison.J’aime à vous voir frémir à ce funeste nom.Vivez donc. Que l’amour, le devoir vous excite.Vivez, ne souffrez pas que le fils d’une Scythe,Accablant vos enfants d’un empire odieux,Commande au plus beau sang de la Grèce, et des dieux.Mais ne différez point, chaque moment vous tue.Réparez promptement votre force abattue,Tandis que de vos jours prêts à se consumerLe flambeau dure encore, et peut se rallumer.

PHÈDRE.J’en ai trop prolongé la coupable durée.

OENONE.Quoi ! de quelques remords êtes-vous déchirée ?Quel crime a pu produire un trouble si pressant ?Vos mains n’ont point trempé dans le sang innocent ?

PHÈDRE.Grâces au ciel, mes mains ne sont point criminelles.Plût aux dieux que mon cœur fût innocent comme elles !

OENONE.Et quel affreux projet avez-vous enfanté,Dont votre coeur encor doive être épouvanté ?

PHÈDRE.Je t’en ai dit assez. Épargne moi le reste.Je meurs, pour ne point faire un aveu si funeste.

OENONE.Mourez donc, et gardez un silence inhumain.Mais pour fermer vos yeux cherchez une autre main.Quoiqu’il vous reste à peine une faible lumière,Mon âme chez les morts descendra la première.Mille chemins ouverts y conduisent toujours,Et ma juste douleur choisira les plus courts.Cruelle, quand ma foi vous a-t-elle déçue ?Songez-vous qu’en naissant mes bras vous ont reçue ?Mon pays, mes enfants, pour vous j’ai tout quitté.Réserviez-vous ce prix à ma fidélité ?

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PHÈDRE.Quel fruit espères-tu de tant de violence ?Tu frémiras d’horreur si je romps le silence.

OENONE.Et que me direz-vous, qui ne cède, grands dieux !À l’horreur de vous voir expirer à mes yeux ?

PHÈDRE.Quand tu sauras mon crime, et le sort qui m’accable,Je n’en mourrai pas moins, j’en mourrai plus coupable.

OENONE.Madame, au nom des pleurs que pour vous j’ai versés,Par vos faibles genoux que je tiens embrassés,Délivrez mon esprit de ce funeste doute.

PHÈDRE.Tu le veux. Lève-toi.

OENONE.Parlez. Je vous écoute.

PHÈDRE.Ciel ! que lui vais-je dire ? Et par où commencer ?

OENONE.Par de vaines frayeurs cessez de m’offenser.

PHÈDRE.Ô haine de Vénus ! Ô fatale colère !Dans quels égarements l’amour jeta ma mère !

OENONE.Oublions-les, Madame. Et qu’à tout l’avenirUn silence éternel cache ce souvenir.

PHÈDRE.Ariane, ma sœur ! De quel amour, blessée,Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée ?

OENONE.Que faites-vous, Madame ? Et quel mortel ennui,Contre tout votre sang vous anime aujourd’hui ?

PHÈDRE.Puisque Vénus le veut, de ce sang déplorableJe péris la dernière, et la plus misérable.

OENONE.Aimez-vous ?

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PHÈDRE.De l’amour j’ai toutes les fureurs.

OENONE.Pour qui ?

PHÈDRE.Tu vas ouïr le comble des horreurs.J’aime... à ce nom fatal je tremble, je frissonne.J’aime...

OENONE.Qui ?

PHÈDRE.Tu connais ce fils de l’Amazone,Ce prince si longtemps par moi-même opprimé.

OENONE.Hippolyte ! Grands dieux !

PHÈDRE.C’est toi qui l’as nommé.

OENONE.Juste ciel ! tout mon sang dans mes veines se glace.Ô désespoir ! Ô crime ! Ô déplorable race !Voyage infortuné ! Rivage malheureux !Fallait-il approcher de tes bords dangereux ?

PHÈDRE.Mon mal vient de plus loin. À peine au fils d’Égée,Sous les lois de l’hymen je m’étais engagée,Mon repos, mon bonheur semblait être affermi,Athènes me montra mon superbe ennemi.Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue.Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue.Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler,Je sentis tout mon corps et transir, et brûler.Je reconnus Vénus, et ses feux redoutables,D’un sang qu’elle poursuit tourments inévitables.Par des vœux assidus je crus les détourner,Je lui bâtis un temple, et pris soin de l’orner.De victimes moi-même à toute heure entourée,Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée.D’un incurable amour remèdes impuissants !En vain sur les autels ma main brûlait l’encens.Quand ma bouche implorait le nom de la déesse,

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amoureuseL’éloquenceJ’adorais Hippolyte, et le voyant sans cesse,Même au pied des autels que je faisais fumer,J’offrais tout à ce dieu, que je n’osais nommer.Je l’évitais partout. Ô comble de misère !Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.Contre moi-même enfin j’osai me révolter.J’excitai mon courage à le persécuter.Pour bannir l’ennemi dont j’étais idolâtre,J’affectai les chagrins d’une injuste marâtre,Je pressai son exil, et mes cris éternelsL’arrachèrent du sein, et des bras paternels.Je respirais, Oenone ; et depuis son absence,Mes jours moins agités coulaient dans l’innocence.Soumise à mon époux, et cachant mes ennuis,De son fatal hymen je cultivais les fruits.Vaines précautions ! Cruelle destinée !Par mon époux lui-même à Trézène amenéeJ’ai revu l’ennemi que j’avais éloigné.Ma blessure trop vive aussitôt a saigné.Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachée :C’est Vénus tout entière à sa proie attachée.J’ai conçu pour mon crime une juste terreur.J’ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur.Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire,Et dérober au jour une flamme si noire.Je n’ai pu soutenir tes larmes, tes combats.Je t’ai tout avoué, je ne m’en repens pas,Pourvu que de ma mort respectant les approchesTu ne m’affliges plus par d’injustes reproches,Et que tes vains secours cessent de rappelerUn reste de chaleur, tout prêt à s’exhaler.[...]

(Arrivée d’Hippolyte.)

PHÈDRE, à Oenone.Le voici. Vers mon cœur tout mon sang se retire.J’oublie, en le voyant, ce que je viens lui dire.

OENONE.Souvenez-vous d’un fils qui n’espère qu’en vous.

PHÈDRE, à Hippolyte.On dit qu’un prompt départ vous éloigne de nous, Seigneur.

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À vos douleurs je viens joindre mes larmes.Je vous viens pour un fils expliquer mes alarmes.Mon fils n’a plus de père, et le jour n’est pas loinQui de ma mort encor doit le rendre témoin.Déjà mille ennemis attaquent son enfance,Vous seul pouvez contre eux embrasser sa défense.Mais un secret remords agite mes esprits :Je crains d’avoir fermé votre oreille à ses cris.Je tremble que sur lui votre juste colèreNe poursuive bientôt une odieuse mère.

HIPPOLYTE.Madame, je n’ai point des sentiments si bas.

PHÈDRE.Quand vous me haïriez je ne m’en plaindrais pas, Seigneur.Vous m’avez vue attachée à vous nuire :Dans le fond de mon cœur vous ne pouviez pas lire.À votre inimitié j’ai pris soin de m’offrir.Aux bords que j’habitais je n’ai pu vous souffrir.En public, en secret contre vous déclarée,J’ai voulu par des mers en être séparée.J’ai même défendu par une expresse loiQu’on osât prononcer votre nom devant moi.Si pourtant à l’offense on mesure la peine,Si la haine peut seule attirer votre haine,Jamais femme ne fut plus digne de pitié,Et moins digne, Seigneur, de votre inimitié.

HIPPOLYTE.Des droits de ses enfants une mère jalousePardonne rarement au fils d’une autre épouse.Madame, je le sais. Les soupçons importunsSont d’un second hymen les fruits les plus communs.Toute autre aurait pour moi pris les mêmes ombrages,Et j’en aurais peut-être essuyé plus d’outrages.

PHÈDRE.Ah, Seigneur ! que le ciel, j’ose ici l’attester,De cette loi commune a voulu m’excepter !Qu’un soin bien différent me trouble, et me dévore !

HIPPOLYTE.Madame, il n’est pas temps de vous troubler encore.Peut-être votre époux voit encore le jour.

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Le ciel peut à nos pleurs accorder son retour.Neptune le protège, et ce dieu tutélaireNe sera pas en vain imploré par mon père.

PHÈDRE.On ne voit point deux fois le rivage des morts,Seigneur. Puisque Thésée a vu les sombres bords,En vain vous espérez qu’un dieu vous le renvoie,Et l’avare Achéron ne lâche point sa proie.Que dis-je ? Il n’est point mort, puisqu’il respire en vous.Toujours devant mes yeux je crois voir mon époux.Je le vois, je lui parle, et mon cœur...Je m’égare, Seigneur, ma folle ardeur malgré moi se déclare.

HIPPOLYTE.Je vois de votre amour l’effet prodigieux.Tout mort qu’il est, Thésée est présent à vos yeux.Toujours de son amour votre âme est embrasée.

PHÈDRE.Oui, Prince, je languis, je brûle pour Thésée.Je l’aime, non point tel que l’ont vu les Enfers,Volage adorateur de mille objets divers,Qui va du dieu des morts déshonorer la couche ;Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi,Tel qu’on dépeint nos dieux, ou tel que je vous vois.Il avait votre port, vos yeux, votre langage.Cette noble pudeur colorait son visage,Lorsque de notre Crète il traversa les flots,Digne sujet des vœux des filles de Minos.Que faisiez-vous alors ? Pourquoi sans HippolyteDes héros de la Grèce assembla-t-il l’élite ?Pourquoi trop jeune encor ne pûtes-vous alorsEntrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords ?Par vous aurait péri le monstre de la CrèteMalgré tous les détours de sa vaste retraite.Pour en développer l’embarras incertainMa soeur du fil fatal eût armé votre main.Mais non, dans ce dessein je l’aurais devancée.L’amour m’en eût d’abord inspiré la pensée.C’est moi, Prince, c’est moi dont l’utile secoursVous eût du Labyrinthe enseigné les détours.Que de soins m’eût coûtés cette tête charmante !

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Un fil n’eût point assez rassuré votre amante.Compagne du péril qu’il vous fallait chercher,Moi-même devant vous j’aurais voulu marcher,Et Phèdre au Labyrinthe avec vous descendue,Se serait avec vous retrouvée, ou perdue.

HIPPOLYTE.Dieux ! Qu’est-ce que j’entends ? Madame, oubliez-vousQue Thésée est mon père, et qu’il est votre époux ?

PHÈDRE.Et sur quoi jugez-vous que j’en perds la mémoire,Prince ? Aurais-je perdu tout le soin de ma gloire ?

HIPPOLYTE.Madame, pardonnez. J’avoue en rougissant,Que j’accusais à tort un discours innocent.Ma honte ne peut plus soutenir votre vue.Et je vais...

PHÈDRE.Ah ! cruel, tu m’as trop entendue.Je t’en ai dit assez pour te tirer d’erreur.Hé bien, connais donc Phèdre et toute sa fureur.J’aime. Ne pense pas qu’au moment que je t’aime,Innocente à mes yeux je m’approuve moi-même,Ni que du fol amour qui trouble ma raisonMa lâche complaisance ait nourri le poison.Objet infortuné des vengeances célestes,Je m’abhorre encor plus que tu ne me détestes.Les dieux m’en sont témoins, ces dieux qui dans mon flancOnt allumé le feu fatal à tout mon sang,Ces dieux qui se sont fait une gloire cruelleDe séduire le cœur d’une faible mortelle.Toi-même en ton esprit rappelle le passé.C’est peu de t’avoir fui, cruel, je t’ai chassé.J’ai voulu te paraître odieuse, inhumaine.Pour mieux te résister, j’ai recherché ta haine.De quoi m’ont profité mes inutiles soins ?Tu me haïssais plus, je ne t’aimais pas moins.Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes.J’ai langui, j’ai séché, dans les feux, dans les larmes.Il suffit de tes yeux pour t’en persuader,Si tes yeux un moment pouvaient me regarder.

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Que dis-je ? Cet aveu que je te viens de faire,Cet aveu si honteux, le crois-tu volontaire ?Tremblante pour un fils que je n’osais trahir,Je te venais prier de ne le point haïr.Faibles projets d’un cœur trop plein de ce qu’il aime !Hélas ! je ne t’ai pu parler que de toi-même.Venge-toi, punis-moi d’un odieux amour.Digne fils du héros qui t’a donné le jour,Délivre l’univers d’un monstre qui t’irrite.La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte ?Crois-moi, ce monstre affreux ne doit point t’échapper.Voilà mon cœur. C’est là que ta main doit frapper.Impatient déjà d’expier son offenseAu devant de ton bras je le sens qui s’avance.Frappe. Ou si tu le crois indigne de tes coups,Si ta haine m’envie un supplice si doux,Ou si d’un sang trop vil ta main serait trempée,Au défaut de ton bras prête moi ton épée.Donne.

OENONE.Que faites-vous, Madame ? Justes dieux !Mais on vient. Évitez des témoins odieux,Venez, rentrez, fuyez une honte certaine.

(Sortie de Phèdre et Oenone.)

[...]

HIPPOLYTE, seul.Où tendait ce discours qui m’a glacé d’effroi ?Phèdre, toujours en proie à sa fureur extrême,Veut-elle s’accuser et se perdre elle-même ?Dieux ! Que dira le roi ! Quel funeste poisonL’amour a répandu sur toute sa maison !Moi-même, plein d’un feu que sa haine réprouve,Quel il m’a vu jadis, et quel il me retrouve !De noirs pressentiments viennent m’épouvanter.Mais l’innocence enfin n’a rien à redouter.Allons, cherchons ailleurs par quelle heureuse adresseJe pourrai de mon père émouvoir la tendresse,Et lui dire un amour qu’il peut vouloir troublerMais que tout son pouvoir ne saurait ébranler.

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« Cyrano de Bergerac, la tirade au balcon »

CYRANO.Je viens demander à Roxane [...]Si l’ami de son âme est toujours sans défauts ?

ROXANE, sortant de la maison.Ah ! qu’il est beau, qu’il a d’esprit, et que je l’aime !

CYRANO, souriant.Christian a tant d’esprit ?...

ROXANE.Mon cher, plus que vous-même !

CYRANO.J’y consens.

ROXANE.Il ne peut exister à mon goûtPlus fin diseur de ces jolis riens qui sont tout.Parfois il est distrait, ses Muses sont absentes ;Puis, tout à coup, il dit des choses ravissantes ![...]

CYRANO, incrédule.Non ?

ROXANE.C’est trop fort ! Voilà comme les hommes sont.Il n’aura pas d’esprit puisqu’il est beau garçon !

CYRANO.Il sait parler du cœur d’une façon experte ?

ROXANE.Mais il n’en parle pas, Monsieur, il en disserte !

CYRANO.Il écrit ?

ROXANE.Mieux encor ! Écoutez donc un peu.

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(Déclamant.)« Plus tu me prends de cœur, plus j’en ai ! ... »

(Triomphante, à Cyrano.)Hé ! bien ?

CYRANO.Peuh ! ...

ROXANE.Et ceci : « Pour souffrir, puisqu’il m’en faut un autre,Si vous gardez mon cœur, envoyez-moi le vôtre ! »

CYRANO.Tantôt il en a trop et tantôt pas assez.Qu’est-ce au juste qu’il veut, de cœur ?...

ROXANE, frappant du pied.Vous m’agacez !C’est la jalousie...

CYRANO, tressaillant.Hein !...

ROXANE.... d’auteur qui vous dévore !– Et ceci, n’est-il pas du dernier tendre encore ?« Croyez que devers vous mon cœur ne fait qu’un cri,Et que si les baisers s’envoyaient par écrit,Madame, vous liriez ma lettre avec les lèvres !... »

CYRANO, souriant malgré lui de satisfaction.

Ha ! ha ! ces lignes-là sont... hé ! hé !

(Se reprenant et avec dédain.)mais bien mièvres !

ROXANE.Et ceci...

CYRANO, ravi.Vous savez donc ses lettres par cœur ?

ROXANE.Toutes !

CYRANO, frisant sa moustache.Il n’y a pas à dire : c’est flatteur !

ROXANE.C’est un maître !

CYRANO, modeste.Oh !... un maître !...

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ROXANE, péremptoire.Un maître !...

CYRANO, saluant.Soit !... un maître ![...]

ROXANE, voyant qu’on ouvre.Entrons !...

(Du seuil, à Cyrano.)

Si Christian vient, comme je le présume,Qu’il m’attende !

CYRANO, vivement, comme elle va disparaître.Ah !...

(Elle se retourne.)Sur quoi, selon votre coutume,Comptez-vous aujourd’hui l’interroger ?

ROXANE.Sur...

CYRANO, vivement.Sur ?

ROXANE.Mais vous serez muet, là-dessus !

CYRANO.Comme un mur.

ROXANE.Sur rien !... Je vais lui dire : Allez ! Partez sans bride !Improvisez. Parlez d’amour. Soyez splendide !

CYRANO, souriant.Bon.

ROXANE.Chut !...

CYRANO.Chut !...

ROXANE.Pas un mot !...

(Elle rentre et referme la porte.)

CYRANO, la saluant, la porte une fois fermée.En vous remerciant.

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(La porte se rouvre et Roxane passe la tête.)

ROXANE.

Il se préparerait !...

CYRANO.Diable, non !...

TOUS LES DEUX, ensemble.Chut !...

(La porte se ferme.)

CYRANO, appelant.Christian !

(Arrivée de Christian.)

Je sais tout ce qu’il faut. Prépare ta mémoire.Voici l’occasion de se couvrir de gloire.Ne perdons pas de temps. Ne prends pas l’air grognon.Vite, rentrons chez toi, je vais t’apprendre...

CHRISTIAN.Non !

CYRANO.Hein ?

CHRISTIAN.Non ! J’attends Roxane ici.

CYRANO.De quel vertigeEs-tu frappé ? Viens vite apprendre...

CHRISTIAN.Non, te dis-je !Je suis las d’emprunter mes lettres, mes discours, Et de jouer ce rôle, et de trembler toujours !...C’était bon au début ! Mais je sens qu’elle m’aime !Merci. Je n’ai plus peur. Je vais parler moi-même.

CYRANO.Ouais !

CHRISTIAN.Et qui te dit que je ne saurai pas ?...Je ne suis pas si bête à la fin ! Tu verras !Mais, mon cher, tes leçons m’ont été profitables.Je saurai parler seul ! Et, de par tous les diables,Je saurai bien toujours la prendre dans mes bras !...

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(Apercevant Roxane, qui ressort de chez Clomire.)

– C’est elle ! Cyrano, non, ne me quitte pas !

CYRANO, le saluant.Parlez tout seul, Monsieur.

(Il disparaît derrière le mur du jardin.)

[...]

ROXANE, voyant Christian.C’est vous !...

(Elle va à lui.)

Le soir descend.Attendez. Ils sont loin. L’air est doux. Nul passant.Asseyons-nous. Parlez. J’écoute.

CHRISTIAN, s’assied près d’elle, sur le banc. Un silence.Je vous aime.

ROXANE, fermant les yeux.Oui, parlez-moi d’amour.

CHRISTIAN.Je t’aime.

ROXANE.C’est le thème.Brodez, brodez.

CHRISTIAN.Je vous...

ROXANE.Brodez !

CHRISTIAN.Je t’aime tant.

ROXANE.Sans doute. Et puis ?

CHRISTIAN.Et puis... je serais si contentSi vous m’aimiez ! – Dis-moi, Roxane, que tu m’aimes !

ROXANE, avec une moue.Vous m’offrez du brouet quand j’espérais des crèmes !Dites un peu comment vous m’aimez ?...

CHRISTIAN.Mais... beaucoup.

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amoureuseL’éloquenceROXANE.Oh !... Délabyrinthez vos sentiments !

CHRISTIAN, qui s’est rapproché et dévore des yeux la nuque blonde.Ton cou !Je voudrais l’embrasser !...

ROXANE.Christian !

CHRISTIAN.Je t’aime !

ROXANE, voulant se lever.Encore !

CHRISTIAN, vivement, la retenant.Non ! je ne t’aime pas !

ROXANE, se rasseyant.C’est heureux !

CHRISTIAN.Je t’adore !

ROXANE, se levant et s’éloignant.Oh !

CHRISTIAN.Oui... je deviens sot !

ROXANE, sèchement.Et cela me déplaît !Comme il me déplairait que vous devinssiez laid.

CHRISTIAN.Mais...

ROXANE.Allez rassembler votre éloquence en fuite !

CHRISTIAN.Je...

ROXANE.Vous m’aimez, je sais. Adieu.

(Elle va vers la maison.)

CHRISTIAN.Pas tout de suite ! Je vous dirai...

ROXANE, poussant la porte pour rentrer.Que vous m’adorez... oui, je sais.Non ! Non ! Allez-vous-en !

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CHRISTIAN.Mais je...

(Elle lui ferme la porte au nez.)

CYRANO, qui depuis un moment est rentré sans être vu.C’est un succès.

CHRISTIAN.Au secours !

CYRANO.Non monsieur.

CHRISTIAN.Je meurs si je ne rentreEn grâce, à l’instant même...

CYRANO.Et comment puis-je, diantre !Vous faire à l’instant même, apprendre ?...

CHRISTIAN, lui saisissant le bras.Oh ! là, tiens, vois !

(La fenêtre du balcon s’est éclairée.)

CYRANO, ému.Sa fenêtre !

CHRISTIAN, criant.Je vais mourir !

CYRANO.Baissez la voix !

CHRISTIAN, tout bas.Mourir !...

CYRANO.La nuit est noire...

CHRISTIAN.Eh ! bien ?

CYRANO.C’est réparable.Vous ne méritez pas... Mets-toi là, misérable !Là, devant le balcon ! Je me mettrai dessous...Et je te soufflerai tes mots.

CHRISTIAN.Mais...

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CYRANO.Taisez-vous ![...]Appelle-la !

CHRISTIAN.Roxane !

CYRANO, ramassant des cailloux qu’il jette dans les vitres.Attends ! Quelques cailloux.

ROXANE, entr’ouvrant sa fenêtre.Qui donc m’appelle ?

CHRISTIAN.Moi.

ROXANE.Qui, moi ?

CHRISTIAN.Christian.

ROXANE, avec dédain.C’est vous ?

CHRISTIAN.Je voudrais vous parler.

CYRANO, sous le balcon, à Christian.Bien. Bien. Presque à voix basse.

ROXANE.Non ! Vous parlez trop mal. Allez-vous-en !

CHRISTIAN.De grâce !...

ROXANE.Non ! Vous ne m’aimez plus !

CHRISTIAN, à qui Cyrano souffle ses mots.M’accuser, – justes dieux ! –De n’aimer plus... quand... j’aime plus !

ROXANE, qui allait refermer sa fenêtre, s’arrêtant.Tiens ! mais c’est mieux !

CHRISTIAN, même jeu.L’amour grandit bercé dans mon âme inquiète...Que ce... cruel marmot prit pour... barcelonnette !

ROXANE, s’avançant sur le balcon.C’est mieux ! – Mais, puisqu’il est cruel, vous fûtes sotDe ne pas, cet amour, l’étouffer au berceau !

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CHRISTIAN, même jeu.Aussi l’ai-je tenté, mais... tentative nulle.Ce... nouveau-né, Madame, est un petit... Hercule.

ROXANE.C’est mieux !

CHRISTIAN, même jeu.De sorte qu’il... strangula comme rien...Les deux serpents... Orgueil et... Doute.

ROXANE, s’accoudant au balcon.Ah ! c’est très bien.– Mais pourquoi parlez-vous de façon peu hâtive ?Auriez-vous donc la goutte à l’imaginative ?

CYRANO, tirant Christian sous le balcon, et se glissant à sa place.Chut ! Cela devient trop difficile !...

ROXANE.Aujourd’hui...Vos mots sont hésitants. Pourquoi ?

CYRANO, parlant à mi-voix, comme Christian.C’est qu’il fait nuit,Dans cette ombre, à tâtons, ils cherchent votre oreille.

ROXANE.Les miens n’éprouvent pas difficulté pareille.

CYRANO.Ils trouvent tout de suite ? oh ! cela va de soi,Puisque c’est dans mon cœur, eux, que je les reçois ;Or, moi, j’ai le cœur grand, vous, l’oreille petite.D’ailleurs vos mots à vous, descendent : ils vont vite.Les miens montent, Madame : il leur faut plus de temps !

ROXANE.Mais ils montent bien mieux depuis quelques instants.

CYRANO.De cette gymnastique, ils ont pris l’habitude !

ROXANE.Je vous parle, en effet, d’une vraie altitude !

CYRANO.Certes, et vous me tueriez si de cette hauteurVous me laissiez tomber un mot dur sur le cœur !

ROXANE, avec un mouvement.Je descends.

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CYRANO, vivementNon !

ROXANE, lui montrant le banc qui est sous le balcon.Grimpez sur le banc, alors, vite !

CYRANO, reculant avec effroi dans la nuit.Non !

ROXANE.Comment... non ?

CYRANO, que l’émotion gagne de plus en plus.Laissez un peu que l’on profite...De cette occasion qui s’offre... de pouvoirSe parler doucement, sans se voir.

ROXANE.Sans se voir ?

CYRANO.Mais oui, c’est adorable. On se devine à peine.Vous voyez la noirceur d’un long manteau qui traîne,J’aperçois la blancheur d’une robe d’été.Moi je ne suis qu’une ombre, et vous qu’une clarté !Vous ignorez pour moi ce que sont ces minutes !Si quelquefois je fus éloquent...

ROXANE.Vous le fûtes !

CYRANO.Mon langage jamais jusqu’ici n’est sortiDe mon vrai cœur...

ROXANE.Pourquoi ?

CYRANO.Parce que... jusqu’iciJe parlais à travers...

ROXANE.Quoi ?

CYRANO.... le vertige où trembleQuiconque est sous vos yeux !... Mais, ce soir, il me semble...Que je vais vous parler pour la première fois !

ROXANE.C’est vrai que vous avez une tout autre voix.

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CYRANO, se rapprochant avec fièvre.Oui, tout autre, car dans la nuit qui me protègeJ’ose être enfin moi-même, et j’ose...

(Il s’arrête et, avec égarement.)

Où en étais-je ?Je ne sais... tout ceci, – pardonnez mon émoi,– C’est si délicieux... c’est si nouveau pour moi !

ROXANE.Si nouveau ?

CYRANO, bouleversé, et essayant toujours de rattraper ses mots.Si nouveau... mais oui... d’être sincère.La peur d’être raillé, toujours au cœur me serre...

ROXANE.Raillé de quoi ?

CYRANO.Mais de... d’un élan !... Oui, mon cœurToujours, de mon esprit s’habille, par pudeur.Je pars pour décrocher l’étoile, et je m’arrêtePar peur du ridicule, à cueillir la fleurette !

ROXANE.La fleurette a du bon.

CYRANO.Ce soir, dédaignons-la !

ROXANE.Vous ne m’aviez jamais parlé comme cela !

CYRANO.Ah ! si loin des carquois, des torches et des flèches,On se sauvait un peu vers des choses... plus fraîches !Au lieu de boire goutte à goutte, en un mignonDé à coudre d’or fin, l’eau fade du Lignon,Si l’on tentait de voir comment l’âme s’abreuveEn buvant largement à même le grand fleuve !

ROXANE.Mais l’esprit ?...

CYRANO.J’en ai fait pour vous faire resterD’abord, mais maintenant ce serait insulterCette nuit, ces parfums, cette heure, la Nature,Que de parler comme un billet doux de Voiture !

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– Laissons, d’un seul regard de ses astres, le cielNous désarmer de tout notre artificiel.Je crains tant que parmi notre alchimie exquiseLe vrai du sentiment ne se volatilise,Que l’âme ne se vide à ces passe-temps vains,Et que le fin du fin ne soit la fin des fins !

ROXANE.Mais l’esprit ?...

CYRANO.Je le hais dans l’amour ! C’est un crimeLorsqu’on aime de trop prolonger cette escrime !Le moment vient d’ailleurs inévitablement,– Et je plains ceux pour qui ne vient pas ce moment !– Où nous sentons qu’en nous une amour noble existeQue chaque joli mot que nous disons rend triste !

ROXANE.Eh bien ! si ce moment est venu pour nous deux,Quels mots me direz-vous ?

CYRANO.Tous ceux, tous ceux, tous ceuxQui me viendront, je vais vous les jeter, en touffe,Sans les mettre en bouquet : je vous aime, j’étouffe,Je t’aime, je suis fou, je n’en peux plus, c’est trop ;Ton nom est dans mon cœur comme dans un grelot,Et comme tout le temps, Roxane, je frissonne,Tout le temps, le grelot s’agite, et le nom sonne !De toi, je me souviens de tout, j’ai tout aimé.Je sais que l’an dernier, un jour, le douze mai,Pour sortir le matin tu changeas de coiffure !J’ai tellement pris pour clarté ta chevelureQue, comme lorsqu’on a trop fixé le soleil,On voit sur toute chose ensuite un rond vermeil,Sur tout, quand j’ai quitté les feux dont tu m’inondes,Mon regard ébloui pose des taches blondes !

ROXANE, d’une voix troublée.Oui, c’est bien de l’amour...

CYRANO.Certes, ce sentimentQui m’envahit, terrible et jaloux, c’est vraimentDe l’amour, il en a toute la fureur triste !

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De l’amour, – et pourtant il n’est pas égoïste !Ah ! que pour ton bonheur je donnerais le mien,Quand même tu devrais n’en savoir jamais rien,S’il se pouvait, parfois, que de loin, j’entendisseRire un peu le bonheur né de mon sacrifice !– Chaque regard de toi suscite une vertuNouvelle, une vaillance en moi ! Commences-tuÀ comprendre, à présent ? voyons, te rends-tu compte ?Sens-tu mon âme, un peu, dans cette ombre, qui monte ?...Oh ! mais vraiment, ce soir, c’est trop beau, c’est trop doux !Je vous dis tout cela, vous m’écoutez, moi, vous !C’est trop ! Dans mon espoir même le moins modeste,Je n’ai jamais espéré tant ! Il ne me resteQu’à mourir maintenant ! C’est à cause des motsQue je dis qu’elle tremble entre les bleus rameaux !Car vous tremblez, comme une feuille entre les feuilles !Car tu trembles ! car j’ai senti, que tu le veuillesOu non, le tremblement adoré de ta mainDescendre tout le long des branches du jasmin !

(Il baise éperdument l’extrémité d’une branche pendante.)

ROXANE.Oui, je tremble, et je pleure, et je t’aime, et suis tienne !Et tu m’as enivrée !

CYRANO.Alors, que la mort vienne !Cette ivresse, c’est moi, moi, qui l’ai su causer !Je ne demande plus qu’une chose...

CHRISTIAN, sous le balcon.Un baiser !

ROXANE, se rejetant en arrière.Hein ?

CYRANO.Oh !

ROXANE.Vous demandez ?

CYRANO.Oui... je...

(À Christian, bas.)Tu vas trop vite.

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CHRISTIAN.Puisqu’elle est si troublée, il faut que j’en profite !

CYRANO, à Roxane.Oui, je... j’ai demandé, c’est vrai... mais justes cieux !Je comprends que je fus bien trop audacieux.

ROXANE, un peu déçue.Vous n’insistez pas plus que cela ?

CYRANO.Si ! j’insiste...Sans insister !... Oui, oui ! votre pudeur s’attriste !Eh bien ! mais, ce baiser... ne me l’accordez pas !

CHRISTIAN, à Cyrano, le tirant par son manteau.Pourquoi ?

CYRANO.Tais-toi, Christian !

ROXANE, se penchant.Que dites-vous tout bas ?

CYRANO.Mais d’être allé trop loin, moi-même je me gronde ;Je me disais : tais-toi, Christian !... [...] Une seconde !...[...]

CHRISTIAN.Obtiens-moi ce baiser !...

CYRANO.Non !

CHRISTIAN.Tôt ou tard...

CYRANO.C’est vrai !Il viendra, ce moment de vertige enivréOù vos bouches iront l’une vers l’autre, à causeDe ta moustache blonde et de sa lèvre rose !

(À lui-même.)J’aime mieux que ce soit à cause de...

(Bruit des volets qui se rouvrent, Christian se cache sous le balcon.)

ROXANE, s’avançant sur le balcon.C’est vous ?Nous parlions de... de... d’un...

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CYRANO.Baiser. Le mot est doux.Je ne vois pas pourquoi votre lèvre ne l’ose ;S’il la brûle déjà, que sera-ce la chose ?Ne vous en faites pas un épouvantement :N’avez-vous pas tantôt, presque insensiblement,Quitté le badinage et glissé sans alarmesDu sourire au soupir, et du soupir aux larmes !Glissez encore un peu d’insensible façon :Des larmes au baiser il n’y a qu’un frisson !

ROXANE.Taisez-vous !

CYRANO.Un baiser, mais à tout prendre, qu’est-ce ?Un serment fait d’un peu plus près, une promessePlus précise, un aveu qui veut se confirmer,Un point rose qu’on met sur l’i du verbe aimer ;C’est un secret qui prend la bouche pour oreille,Un instant d’infini qui fait un bruit d’abeille,Une communion ayant un goût de fleur,Une façon d’un peu se respirer le cœur,Et d’un peu se goûter, au bord des lèvres, l’âme !

ROXANE.Taisez-vous !

CYRANO.Un baiser, c’est si noble, Madame,Que la reine de France, au plus heureux des lords,En a laissé prendre un, la reine même !

ROXANE.Alors !

CYRANO, s’exaltant.J’eus comme Buckingham des souffrances muettes,J’adore comme lui la reine que vous êtes,Comme lui je suis triste et fidèle...

ROXANE.Et tu esBeau comme lui !

CYRANO, à part, dégrisé.C’est vrai, je suis beau, j’oubliais !

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ROXANE.Eh bien ! montez cueillir cette fleur sans pareille...

CYRANO, poussant Christian vers le balcon.Monte !

ROXANE.Ce goût de cœur...

CYRANO.Monte !

ROXANE.Ce bruit d’abeille...

CYRANO.Monte !

CHRISTIAN, hésitant.Mais il me semble, à présent, que c’est mal !

ROXANE.Cet instant d’infini !...

CYRANO, le poussant.Monte donc, animal !

(Christian s’élance, et par le banc, le feuillage, les piliers, atteint les balustres qu’il enjambe.)

CHRISTIAN.Ah ! Roxane !...

(Il l’enlace et se penche sur ses lèvres.)

CYRANO.Aïe ! au coeur, quel pincement bizarre !– Baiser, festin d’amour dont je suis le Lazare !Il me vient dans cette ombre une miette de toi,– Mais oui, je sens un peu mon coeur qui te reçoit,Puisque sur cette lèvre où Roxane se leurreElle baise les mots que j’ai dits tout à l’heure ![...]