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« PHILOSOPHIE D'AUJOURD'HUI» dirigée par Paul-Laurent Assoun

Cette collection doit s'entendre comme la revendication d'une actualité de la fonction critique du logos philosophique — et non comme l'idéologie d'une quelconque moder- nité lancée à l'assaut d'une philosophie qui serait « d'hier ». Contre un certain destin éclectique de la philosophie, dévoyant l'exi- gence de rationalité au gré des modes et des rumeurs, et au-delà du malentendu qui la réduirait aux sciences humaines, « Philoso- phie d'aujourd'hui » se propose de contri- buer à ramener la fonction critique de la philosophie là où elle a à dire en personne, au point aveugle de son extrême lucidité : point de disjonction du réel et du rationnel mais aussi désir de rationalité — ce qui scelle l'actualité de l'objet et la pérennité du projet. Elle regroupe donc d'une part des études de fond sur la généalogie des modèles dont se soutient l'exigence philosophique de ratio- nalité, afin d'en dégager le champ objectif des contradictions, livré ensuite à la foire d'empoigne des idéologies; d'autre part, les textes fondamentaux rendant possible l'ex- ploration historique des référents majeurs; enfin des études et des textes concernant les sciences dites de l'homme, du savoir de l'inconscient au savoir du politique, afin d'explorer les frontières du concept philo- sophique, requis de se penser jusque dans son altérité. « Philosophie d'aujourd'hui » se prévaut en ce sens d'un logos qui ne désarme pas d'exercer son pouvoir de pensée, tout en s'ouvrant aux brisures de sens que lui impose la crise de la réalité et des savoirs. Que la théorie soit de quelque conséquence, partout où du réel est donné à penser, c'est ce dont elle entend convaincre quiconque se fie à la forme philosophique du désir d'intel- ligibilité, qui cherche à s'éprouver ici et maintenant.

Ouvrages disponibles : Amado G., Fondements de la psychopathologie Arendt H., La vie de l'esprit, vol. 1 : La pensée (4 éd.), vol. 2 : Le vouloir (2 éd.) Assoun P.-L., Marx et la répétition historique Assoun P.-L., Freud et Nietzsche (2 éd.) Assoun P.-L., Freud et Wittgenstein Auroux S., Barbarie et philosophie Bailhache G., Le sujet chez Emmanuel Levinas Bertrand M., Spinoza et l'imaginaire Bloch O. (sous la dir. de), Spinoza au XX siècle Blondel E., Nietzsche, le corps et la culture Bourke J. G., Les rites scatologiques Boutot A., Heidegger et Platon Castillo M., Kant et l'avenir de la culture Chauviré C., Peirce et la signification

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La politesse et sa philosophie

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PHILOSOPHIE D'AUJOURD'HUI Collection dirigée

par Paul-Laurent Assoun

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CAMILLE PERNOT

La politesse et sa philosophie

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

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ISBN 2 13 047560 4 Dépôt légal — 1 édition : 1996, octobre © Presses Universitaires de France, 1996 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

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AVANT-PROPOS

« L manières sont tout. » Formule encourageante pour celui qui s'apprête à les étudier, mais qui le serait bien davantage si elle n'avait pour auteur un diplomate retors et dénué de scru- pules nommé Talleyrand] Car on soupçonne aussitôt celui-ci de ne leur avoir accordé une aussi grande importance que par cynisme et dans l'idée que la sociabilité ne repose sur rien d'authentique, que les apparences, en ce domaine, dispensent des sentiments réels. Nombreux, d'ailleurs, sont ceux qui les ont interprétées ainsi, pour des raisons diverses : les uns parce qu'ils se résignaient, par pessimisme, à fonder la paix et l'agrément des rapports sociaux sur une simple mimétique, voire une hypo- crisie, les autres, au contraire, pour les condamner au nom de la sincérité et de la vertu. Le moraliste qui croit en la possibilité

1. Cité par Alain, Propos I, NRF, Pléiade, 1956, p. 1218.

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de la franchise, de l'affabilité et du respect partagés a beau jeu, en effet, de dénoncer le mensonge d'une politesse ainsi réduite à des comportements extérieurs. Rousseau, par exemple (mais qui s'en étonnerait ?) désavouait par avance le prince de Béné- vent : « la bienséance [...] n'est que le masque du vice ; là où la vertu règne elle est inutile ! » Afin d'éviter cette alternative ruineuse pour les bonnes manières, certains ont alors tenté de les réformer et de les revaloriser en les rattachant aux principes les plus élevés de la moralité ou de la religion.

La tradition s'est ainsi surtout préoccupée de la valeur des formes de politesse et divisée à son sujet. Et c'est fréquemment en fonction de la qualité qu'elle leur reconnaissait ou désirait leur attribuer qu'elle en déterminait la nature. Aujourd'hui encore la réflexion, pour l'essentiel, porte sur ce point et prend sa source dans les difficultés rencontrées pour justifier le forma- lisme.

Le but de cet ouvrage est tout différent. Son intention n'est pas de présenter une défense et illustration de la politesse, ni non plus, d'ailleurs, d'en faire la critique. Pas davantage il ne répond au désir d'élaborer un recueil de bonnes manières qui échapperaient à la contestation. La fin poursuivie n'est pas apo- logétique ou critique ni pragmatique, mais positive et théorique et concerne ce qu'on tient le plus souvent pour aisé à connaître mais que, pour cette raison, on néglige volontiers d'approfondir, à savoir la nature exacte de ce type de pratique. En bref, la politesse est considérée ici comme un fait, comme un usage éta- bli dans de nombreuses sociétés, et l'on cherche à l'expliquer. Constitue-t-elle une réalité spécifique, ou bien n'est-elle qu'un aspect plus ou moins facultatif de la sociabilité, ou encore une simple conséquence possible des principes généraux de la conduite humaine ? Et si elle représente une pratique vraiment originale, comment opère-t-elle, quel sens, quelle valeur lui attri- buer, quelles sont ses conditions d'existence et la raison de ses transformations ? Telles sont les principales questions auxquelles on tentera de répondre dans ce livre.

Comme toutes les recherches du même genre, celle-ci, d'une part, demande qu'on soumette à la critique les opinions qui ont cours sur le sujet : qu'il s'agisse de croyances et de préjugés

2. Julie ou la nouvelle Héloïse, IV, 6.

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communs ou de doctrines élaborées, et, d'autre part, doit s'appuyer principalement sur une étude précise des faits carac- téristiques en la matière. Toutefois, la seule application des règles de méthode habituelles ne suffit pas entièrement, dans le cas présent, à assurer l'objectivité des résultats. Il existe, en effet, des obstacles propres au domaine de la politesse, susceptibles d'en rendre la compréhension impossible : obstacles qu'il faut d'autant plus soigneusement dénoncer et s'employer à réduire qu'ils surgissent et se reforment presque spontanément et parais- sent correspondre, en quelque sorte, à une manière naturelle de penser. En outre, indépendamment de ces empêchements, la nature de la politesse, beaucoup plus singulière qu'il n'y paraît, demande, pour être saisie, un effort de pensée original dont les enjeux concernent, en particulier, la valeur du formalisme en général, le statut des productions culturelles et l'origine du sens : un effort qui, à beaucoup d'égards, s'apparente à une conversion.

Ces obstacles sont si importants et cette conversion intellec- tuelle si nécessaire qu'il est indispensable d'attirer spécialement et préalablement l'attention sur ces deux points sans attendre que l'analyse permette de les résoudre définitivement. C'est une pre- mière démarche pour tenter d'affaiblir les résistances qui s'oppo- sent à la connaissance et pour orienter l'esprit vers ce qui, au contraire, la favorise.

I

Ce qui a le plus manqué à la réflexion sur la politesse c'est de chercher à en former une notion distincte, véritablement spé- cifique. Ses ressemblances et ses liens avec d'autres aspects des conduites sociales ont incité, en effet, à l'assimiler à tel ou tel de ces aspects, ou encore à l'identifier à la forme complète et parfaite de la sociabilité, selon les diverses figures que celle-ci a prises au cours du temps. Ce sont là autant d'erreurs ou d'entraves à sa connaissance, difficiles à éviter car les origines en sont diverses et nombreuses.

L'imprécision du langage est un indice et déjà une cause du manque de spécificité de la notion. On lui donne couramment pour synonymes des termes et expressions extrêmement vagues ou trop généraux — « usages », « convenances », « correction »,

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« bonne éducation » — qui détournent d'en rechercher la nature singulière et sont, au contraire, propices aux rapprochements, aux extensions et, finalement, aux amalgames. Mais l'incertitude et l'obscurité des dénominations est un moindre mal. Autrement décisive et grave est la composition ou la confusion avec des pratiques de nature étrangère ou avec des notions différentes.

La problématique de l'origine et de la genèse qui tente d'éta- blir une continuité entre l'état primitif de l'humanité, ou même sa condition animale, et son développement ultérieur est une première source d'errements.

La continuité qu'on a prétendu découvrir entre certains comportements instinctifs d'adaptation, parfois communs à l'homme et à l'animal, et les pratiques de politesse en est un exemple récent. L'éthologie animale, puisque c'est d'elle qu'il s'agit, a établi que, dans de nombreuses espèces supérieures, les individus ne s'abordent ni ne traitent leurs rencontres et échanges de manière improvisée et variable mais adoptent ins- tinctivement des comportements stéréotypés qui ne sont pas sans analogie avec les conduites humaines de bienséance : ainsi, au moment de s'approcher l'un de l'autre, ils s'adressent mutuelle- ment des gestes ou des sons rituels ou exécutent des mouve- ments qui ressemblent à des procédures d'accueil, de déférence, de préséance ; les plus jeunes se tiennent à distance des plus âgés et s'écartent à leur passage ; tous évitent de s'ébattre à proximité du chef, voire de le regarder en face ; chacun d'eux se garde d'empiéter sur le territoire de l'autre et même, parfois, ne s'approche d'un inconnu qu'à condition d'être introduit par un tiers qui, en quelque sorte, joue le rôle d'un présentateur. Les principales formes de politesse semblent donc avoir cours dans ces sociétés animales : salutations, marques de respect, discré- tion, prévenances ; et la fonction de ces comportements paraît être la même : rendre la coexistence pacifique et renforcer la cohésion du groupe. Ces suggestions seraient en outre confortées, aujourd'hui, par l'éthologie humaine. L'observation ethnographique permettrait de dégager, dit-on, des schèmes de comportements communs à tous les hommes dans toutes les sociétés et, par conséquent, innés et héréditaires, c'est-à-dire rele- vant du patrimoine génétique de l'espèce humaine. L'homme social serait pour une grande part un « homme programmé »

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génétiquement et les comportements de politesse, en particulier, auraient, à la fois, une base biologique et une fonction d'adap- tation vitale : dans la lutte pour la vie ils constitueraient un avan- tage pour le groupe en atténuant l'agressivité de ses membres et, simultanément, en augmentant leur cohésion. Dans cette pers- pective, les manières seraient à comprendre, originellement, comme des « adaptations phylogénétiques », des produits de l'évolution biologique et non de l'histoire culturelle : rien d'éton- nant, dès lors, à ce qu'on en rencontre les premières formes dans les sociétés animales Pour l'éthologiste les conduites de poli- tesse ne se distinguent donc pas foncièrement des autres réac- tions instinctives qui contribuent à aménager les rapports des hommes entre eux : attitudes de coquetterie, de soumission, de défense, de domination ou de compétition, et dont on trouve des équivalents dans le monde animal : parade sexuelle, agita- tion dissuasive à l'adresse d'un adversaire éventuel, humble atti- tude du vaincu qui se fait tout petit, pose avantageuse ou dépla- cements ostentatoires du vainqueur ou du plus fort.

On ne dira jamais trop combien cette thèse est paradoxale. Toute la tradition, en effet, a considéré que la politesse était un acquis de la civilisation, transmis par l'éducation — et même un acquis tardif et précaire — et non une conduite instinctive spon- tanément présente en tous les hommes et dans certaines espèces animales. Tous ceux qui en ont traité l'ont tenue au contraire pour une marque distinctive de l'humanité et, dans celle-ci, pour un produit culturel. Jusqu'à maintenant les auteurs de manuel ont répété à l'envi que les bêtes ignorent les bienséances et l'un de leurs arguments favoris pour les enseigner a consisté à donner les comportements animaux et, en général, les mouvements de nature comme l'exemple de ce qu'il convenait d'éviter ou, à tout le moins, de corriger. D'ailleurs si les bonnes manières étaient le simple effet de la nature elles devraient être spontanées, uni- versellement et nécessairement respectées, alors qu'en réalité leurs règles les plus élémentaires - celles qu'on tente justement de faire passer pour des réactions instinctives : par exemple le

3. Cf. I. Eibl-Eibesfeldt, — L'homme programmé. L'inné comme facteur déterminant du comportement humain, Flammarion, 1976. — Contre l'agression. Contribution à l'histoire naturelle des comportements élémen- taires. Stock. 1972.

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salut, les marques de déférence ou de reconnaissance — sont fré- quemment négligées par les adultes et difficilement inculquées aux enfants. Les auteurs de manuels récents qui, pour mieux convaincre leurs lecteurs ou, simplement, pour renouveler leur argumentaire, utilisent le thème d'une politesse innée et déjà pré- sente chez l'animal, s'enferment dans une contradiction : si la politesse est un instinct préformé il n'est pas besoin de l'ensei- gner et si l'on croit indispensable de l'enseigner c'est qu'elle n'est pas spontanée. Mais même à supposer qu'on observe dans toutes les sociétés humaines ainsi que dans certaines sociétés animales des schèmes de comportement innés analogues aux principales pratiques de politesse, il ne s'ensuivrait pas qu'il s'agit de la même chose et qu'on peut réduire les secondes aux premiers. Malgré leur ressemblance extérieure ils ont, en effet, une signi- fication et une fonction différentes. Les uns sont utilitaires. Ils consistent pour une grande part en rites de pacification : ils aver- tissent de l'approche d'un arrivant et manifestent son absence d'agressivité ou signifient, en retour, l'acceptation du nouveau venu ; pour une autre part ils correspondent à des comporte- ments conviviaux : échanges d'affection, de présents, de services et, parfois, chez les animaux, conduites de séduction en vue de l'accouplement. Ce sont des réponses spontanées à des demandes affectives pressantes : ils écartent le danger, dissipent l'hostilité ou satisfont des besoins élémentaires. En revanche, les pratiques de politesse qui paraissent s'en rapprocher ont, en réa- lité, un tout autre sens. Elles ne sont pas suscitées par des réac- tions affectives immédiates à certaines situations, ni destinées à tempérer ces mouvements ou à leur donner satisfaction, mais elles répondent à l'intention de placer la relation avec autrui sur un autre plan, indépendant des émotions et des pulsions : la finalité pragmatique le cède à la valeur symbolique, l'utilité à la civilité. Chacun, pour ce qui le concerne, sait bien distinguer, par exemple, si ses actions et ses paroles sont dictées par la prudence ou inspirées par la discrétion. La simple ressemblance extérieure n'autorise donc pas l'assimilation des deux sortes de conduite.

La similitude sur laquelle on s'appuie est d'ailleurs moins assurée qu'on ne le prétend. Ainsi, on a noté que l'un des rituels fondamentaux, celui des salutations, s'il est fort répandu, ne figure pas cependant dans tous les systèmes de convenances,

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comme le ferait un comportement instinctif, et se trouve parfois expressément interdit par certains d'entre eux, soit envers une c a t é g o r i e d e p e r s o n n e s , so i t s y s t é m a t i q u e m e n t e n v e r s t o u t e s

On peut relever également qu'il n'y a pas d'équivalent animal de l'« au revoir » humain 5 : cette absence d'une procédure amé- nageant le départ constitue déjà par elle-même une différence sensible mais, en outre, elle remet en question la signification véritable des rituels d'accès animaux dans lesquels on veut voir un équivalent des salutations humaines. Pour l'animal, ce sont essentiellement des mesures de précaution, des signes destinés à désarmer l'agressivité des êtres dont il s'approche ou qui vien- nent à lui ; par suite, des attitudes du même genre sont sans objet lorsque la situation n'offre rien d'inquiétant : ce qui est précisément le cas lorsqu'on se sépare et s'éloigne. En revanche, le fait que la politesse humaine comporte un rituel d'adieu aussi bien que d'accès montre que, dans aucune des deux occurrences, elle ne correspond à un simple phénomène d'adaptation utili- taire. L'option naturaliste qui tente de rattacher et même de réduire l'un à l'autre les deux types de pratiques est donc hypo- thétique et obscure. Il n'est pas question, pour autant, de tran- cher dès maintenant la question beaucoup plus complexe du caractère naturel ou historique, rationnel ou conventionnel de la politesse ; la discussion qui précède n'avait pour but que de montrer comment la tentative pour la rattacher à des compor- tements vitaux et héréditaires, loin de la fonder ou de l'expli- quer, aboutit en fait à la méconnaître.

Le même amour des continuités, cette fois à l'intérieur de l'histoire humaine, conduit à rapprocher les formes de politesse de pratiques très anciennes pour placer dans celles-ci leur ori- gine. Sans remonter pour l'instant jusqu'aux sociétés primitives 6 de nombreuses conduites très archaïques paraissent s'être

4. Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, éd. de Minuit, 1973, tome II, chap. III, section 5, p. 99.

5. Erving Goffman, op. cit., section 4, p. 87. 6. Le problème posé par certaines coutumes propres aux sociétés primitives

sera étudié plus loin, p. 334 sq. Il ne s'agit, en effet, pour l'instant, que d'envi- sager la continuité des manières actuelles avec certains comportements archaïques qui s'en rapprochent et non de comparer entre eux des états différents de l'humanité.

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conservées et constituer encore ou inspirer une partie des bien- séances actuelles. Par exemple, la coutume de se laver les mains avant les repas, les salutations adressées à celui qui éternue ou le geste d'étouffer un bâillement. A leur apparition ces actions procédaient d'une pensée magique ; le motif en était la valeur symbolique mystérieuse attribuée aux objets et aux actes : valeur lustrale de l'eau, fonction de présage reconnue à l'éternuement, protection contre les esprits malfaisants dans le cas du bâille- ment. On est alors tenté de tenir les formes de politesse qui s'en rapprochent - et d'autant plus volontiers que celles-ci paraissent bizarres et difficilement compréhensibles - ou bien pour des sur- vivances de la mentalité magique qui leur a donné naissance, ou bien encore pour des usages qui persistent mais en changeant de signification selon les époques, ou enfin pour la perpétuation machinale de gestes et de formules dont le sens est perdu et dont, seule, la forme extérieure subsiste. La politesse serait ainsi, pour une part, « un conservatoire de rites et de symboles » (J. Poirier) 7 dont beaucoup étaient étrangers à la sociabilité et concernaient les rapports de l'homme avec des forces occultes surnaturelles. De là à penser qu'elle consiste en une accumula- tion de prescriptions de nature profondément différente et, par suite, ne présente pas d'unité véritable ni donc de signification propre, il n'y a qu'un pas, aisément franchi. La question se pose néanmoins de savoir si et dans quelle mesure la filiation appa- rente est la preuve d'une continuité réelle. L'étude des deux exemples suivants permet d'y répondre.

Lorsqu'il est habituel d'offrir des fleurs pour remercier de l'invitation à un repas, « il n'est pas de bon ton d'offrir une plante en pot, ce sont des fleurs coupées qu'il convient de pré- senter ; il est encore plus impoli d'offrir des fleurs artificielles ». J. Poirier qui rappelle en ces termes cette règle de bienséance propose de l'expliquer par la persistance, dans la mentalité col- lective, d'une symbolique très ancienne devenue tout à fait inconsciente 8 Les fleurs coupées, par opposition aux fleurs en pot, les fleurs naturelles par opposition aux fleurs artificielles sont vouées, dit-il, à une existence éphémère : elles seront rapidement

7. Histoire des mœurs, sous la direction de J. Poirier, Encyclopédie de la Pléiade, vol. III, p. 711 et 721. Cette fonction est l'une des quatre fonctions majeures que J. Poirier place au fondement des conduites de politesse.

8. Ibid., p. 722-724.

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fanées et devront être jetées. Elles représentent donc un contre- don exactement ajusté à la prestation du repas. Ce dernier est en effet un don qui vaut par la consommation des biens qui le composent. Dans les deux cas la matière du cadeau est promise à une destruction rapide, ne représente aucun investissement. Il s'agit d'un échange de présents de nature essentiellement consomptible qui relève de l'économie ostentatoire sans aucune implication, plus ou moins mesquine, de thésaurisation du bien offert. Au lieu d'un cadeau durable destiné à perpétuer pendant une longue période la reconnaissance de l'invité, la mentalité collective, selon J. Poirier, a préféré régler ici le comportement en se référant à une symbolique très ancienne, celle du sacrifice : « Il faut détruire un objet pour construire un sens. C'est le lan- gage universel du sacrifice qui s'exprime dans la production de la vie à partir de la mort : les fleurs vont sécher et disparaître, et leur vie éphémère aura été consacrée uniquement à la pres- tation que le donateur désire honorer [...]. Ce thème de l'éco- nomie sacrificielle sous-tend une part importante des "manières de table" en particulier celles qui se réfèrent à la convivialité [...] ».

L'observation ethnographique a montré, il est vrai, l'existence d'une pensée symbolique de cette sorte à l'origine de nom- breuses coutumes archaïques, en particulier du potlatch amérin- dien, mais est-il également indispensable de s'y référer pour ren- dre compte de la règle de bienséance en question ? Rien n'oblige, en effet, à assimiler les deux prestations à des dons, même avec cette restriction qu'en l'occurrence le fait de donner importe plus que le contenu précis que l'on donne puisque celui-ci est destiné à disparaître rapidement. Une invitation à dîner n'est pas un acte de générosité ni de munificence mais un geste d'ouverture sociale : l'hôte convie celui qu'il reçoit à péné- trer, jusqu'à un certain point, dans son intimité ; il l'accueille dans sa maison, à sa table ; il l'invite à partager une soirée et une activité — le repas — à laquelle, en outre, on accorde une signification importante. Le don de nourriture est secondaire ; il ne vaut que par l'attention qu'il manifeste à l'égard de l'invité, au même titre que la préparation du décor ou l'ordonnance de la table et du service. L'invitation à dîner est donc essentielle- ment une avance faite à autrui pour entrer avec lui dans une relation d'une certaine qualité, distincte des rapports extérieurs

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ordinaires. Elle peut avoir des motivations pragmatiques, par exemple être faite pour remercier d'un service rendu, il n'en reste pas moins que, dans ce cas comme dans tous les autres, c'est la relation sociale particulière qu'elle propose, et non le don matériel, qui en fait le prix. De son côté, l'offre d'un bouquet n'est pas davantage une compensation, une façon pour l'invité de rendre, réellement ou symboliquement, l'équivalent des biens qu'il a reçus, mais une réponse favorable à l'ouverture dont il a été l'objet. Elle signifie qu'il ne se rend pas à l'invitation pour manger, mais pour le rapprochement social qu'elle représente. D'où le caractère festif du comportement des protagonistes : tenue soignée ou recherchée, table parée, repas apprêté, orne- ment apporté par les fleurs. Ainsi, les deux prestations ne consti- tuent pas des dons qui s'appellent et s'équilibrent selon les exi- gences d'une logique symbolique, mais deux gestes conven- tionnels qui concourent à nouer une relation sociale déterminée. Par suite la préférence donnée aux fleurs coupées s'explique, non parce que le repas est un présent consomptible, mais parce que la relation que suscite une invitation à dîner, malgré sa qua- lité particulière, est d'une portée limitée : elle n'engage pas pro- fondément, ne vaut que pour un temps et, même si on l'appré- cie, doit être renouvelée périodiquement pour se maintenir. La sceller par un cadeau durable serait vouloir en prolonger le sou- venir et, par là, en exagérer l'importance, peut-être même contre le gré du donataire — sans compter que lui imposer pour long- temps un élément de décoration qui pourrait n'être pas de son goût risque de le désobliger. Remarquons en outre que la bien- séance n'exige pas un bouquet dispendieux. Une gerbe somp- tueuse, composée de fleurs rares et coûteuses, transformerait en effet le sens de l'échange : au lieu d'une manifestation de socia- bilité, le geste de l'offrir apparaîtrait comme un mouvement de vanité, une conduite de prestige de la part du donateur. Corré- lativement, un bouquet trop maigre, en désordre ou aux fleurs défraîchies signifierait qu'on observe le rite avec négligence, sans se soucier de donner à autrui des marques d'attention suffisantes, qu'on se désintéresse donc de la signification sociale de ce geste, bref qu'on observe superficiellement la politesse ou qu'on nourrit une passion (l'avarice par exemple) qui parfois s'y oppose. Il n'est donc pas besoin, pour rendre compte de la prescription en question de remonter jusqu'aux temps archaïques et de faire

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intervenir une pensée symbolique qui persisterait sous une forme inconsciente. Quelle qu'ait pu être l'origine des pratiques du genre de celle-ci, c'est en prenant une signification différente qu'elles remplissent la fonction de formes de politesse

Objectera-t-on que, si le sens de la politesse a changé celle-ci était néanmoins présente aux temps les plus anciens ? que pour la pensée magique d'alors, la stabilité et l'intelligibilité du monde reposaient respectivement sur l'existence et la connaissance d'un réseau d'influences secrètes, de concordances obscures et d'affi- nités mystérieuses ? que, par conséquent, les sociétés humaines, comme toutes choses, ne se soutenaient qu'à condition de s'y conformer également, et, qu'en somme, l'application aux actions des hommes des lois (imaginaires) régissant les grands équilibres universels avaient pour résultat, sinon pour fin, d'adapter les individus les uns aux autres en réglant leurs comportements selon les exigences de l'harmonie cosmique ? Mais dût-on admettre l'objection que cela ne ferait pas des rites sociaux archaïques des manifestations de sociabilité stricto sensu. Malgré leur ressemblance avec celles-ci, ils n'en ont en effet ni la nature ni le sens. Car ce n'est pas pour leur signification humaine, parce qu'ils tourneraient les hommes les uns vers les autres afin de les rapprocher et de réaliser leur entente mutuelle que, selon cette interprétation, ils étaient initialement suivis, mais pour leur contribution à un ordre de valeur antérieur et supérieur aux intérêts humains. Ils ne liaient pas les hommes entre eux mais les rapportaient ensemble à un système de correspondances qui les dépasse et enveloppe les êtres et les choses ; la relation qu'ils établissaient n'était pas horizontale mais verticale : elle avait un sens mystique et non de civilité.

Un second exemple, celui des prescriptions concernant le

9. Dans certains pays du nord de l'Europe c'est au contraire l'utilisation des fleurs coupées qui est interdite, quelle qu'en soit la destination. L'acte de couper les fleurs pour les conserver dans un vase pendant quelques jours est assimilé à une destruction et à un gaspillage. Qu'il s'agisse de décorer sa maison ou de faire un cadeau, la mentalité collective demande qu'on préserve la vie des fleurs ; ce sont donc des fleurs en pot qu'il convient d'offrir. Le contenu particulier donné, dans ce cas, à la règle de politesse, signifie deux choses. Tout d'abord, il confirme que la symbolique sacrificielle peut être complètement absente de l'usage d'offrir des fleurs. Ensuite, qu'une certaine idée de la nature et du respect qu'on lui doit est susceptible de prendre le pas sur la recherche du raffinement dans les égards dus à autrui.

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bâillement, pose, sous une forme différente, le problème d'une éventuelle continuité entre des pratiques très anciennes et les règles actuelles de la politesse. L'interdit qui le frappe avait éga- lement, à l'origine, une signification mystique : la crainte qu'un esprit malfaisant ne pénètre par la bouche largement ouverte justifiait la recommandation d'avoir à placer sa main devant celle-ci pour en obturer l'entrée. Mais depuis longtemps cette superstition n'a plus cours, même sous forme inconsciente, et, en outre, c'est en se fondant explicitement sur d'autres motifs que la règle a continué de s'imposer. Tout d'abord, le bâillement a été interprété comme une expression de l'ennui et, par là même, comme un geste inconvenant : « Il est de la bienséance de s'abstenir de bâiller, lorsqu'on est avec d'autres personnes [...] car c'est témoigner qu'on est ennuyé ou de la compagnie, ou des discours de ceux avec qui l'on est, ou qu'on en fait peu d'estime. Si cependant on se trouve obligé de bâiller par néces- sité, on doit alors cesser entièrement de parler, et mettre sa main ou son mouchoir devant sa bouche, et se tourner un peu de côté, afin de ne pas être aperçu en le faisant, par ceux qui sont présents [...] » 10 Ensuite, c'est une raison encore différente qui en a justifié l'interdiction en l'étendant à toutes les circonstances. Même en dehors de la conversation, même lorsque l'on n'est pas en relation avec les personnes voisines, par exemple dans la rue, dans un moyen de transport public, dans une file d'attente, bâiller sans retenue est considéré comme une mani- festation corporelle incongrue, comme un mouvement qui déforme les traits du visage, donne à voir jusqu'au fond de la gorge, peut même s'accompagner d'un son désagréable et ani- mal, c'est-à-dire s'oppose sur plusieurs points à cette partie des bienséances qui régit la présentation et le maintien. Ces deux motifs approfondissent et diversifient l'interdit : il faut, en pre- mier lieu, s'abstenir de bâiller ; c'est seulement en cas de « néces- sité » qu'il est permis de le faire, et le plus discrètement possible. La même prescription : placer la main devant la bouche, a ainsi reçu, au cours de l'histoire, des significations différentes et même hétérogènes. La question qui se pose est de savoir si, dans ces

10. J.-B. de la Salle, Les règles de la bienséance et de la civilité chrétienne, Rouen, 1755, I partie, chap. X. Le même motif est invoqué par A. de Courtin, Nouveau traité de la civilité qui se pratique en France parmi les honnêtes gens, Paris, 1671, chap. v.

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diverses acceptions, elle avait la valeur d'une règle de politesse à proprement parler. Or la réponse est évidente : l'acte de se prémunir contre la menace d'un esprit malfaisant présente un autre sens ; il ne concerne que soi, n'a aucune valeur sociale ; à l'origine, ce geste est donc une réaction de défense personnelle, non un mouvement de sociabilité. En revanche, sous ses moti- vations modernes la règle concerne explicitement l'existence sociale et vise à ne pas désobliger ceux avec qui l'on se trouve rassemblé : c'est une règle de civilité.

On voit clairement sur cet exemple que la constance d'un comportement ne signifie pas la continuité d'une même pratique. Une action déterminée est toujours susceptible, en effet, de pren- dre plusieurs sens et, en particulier, peut se voir conférer un sens de politesse qu'elle n'avait jamais eu auparavant. L'action que la coutume a rendue familière a tendance à se maintenir mais elle ne s'impose comme conduite de politesse qu'à condition de pouvoir être reprise selon la signification propre à celle-ci : son long passé la recommande à l'attention mais n'en explique pas la persistance ; c'est le sens nouveau qui décide de sa réutilisa- tion. La continuité apparente entre certains comportements, à différentes époques de l'histoire, n'est donc pas la preuve de leur filiation, ni même de leur unité, mais peut masquer, au contraire, une réelle et profonde discontinuité. Dans le cas présent d'ail- leurs, on relève un changement révélateur, bien que minime, dans le contenu de la prescription et non seulement dans son sens : si, à l'origine, en effet, la règle recommandait de « placer une main sur les lèvres de manière à obturer l'orifice ouvert» 11 il n'est question ensuite que de « ne pas être aperçu » en train de bâiller et, pour cela, on prescrit de placer la main « devant la bouche » et non sur les lèvres ; en outre, il est ordonné de se détourner, mouvement dépourvu de pertinence au regard de l'interprétation ancienne : si faible que soit la différence objective entre le geste d'obturer et celui de dissimuler, ce sont deux gestes radicalement distincts par le sens. La pratique ancienne n'est donc, en aucune façon, l'origine de la pratique moderne : ni par sa signification, complètement abandonnée par la suite,

11. C'est ainsi que J. Poirier présente la forme archaïque de cette conduite (op. cit., p. 741) ; c'est nous qui soulignons.

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ni même par son contenu qui a subi des modifications légères mais significatives.

C'est assurément un souci de rationalité qui conduit à sup- poser une continuité entre des pratiques en usage à des moments successifs de l'histoire et présentant une apparence analogue. C'est une façon de rendre compte de l'existence de chacune d'elles et, en outre, d'assurer l'unité de leur ensemble. En réalité, cette rationalité est souvent spécieuse. Elle privilégie la ressem- blance extérieure au détriment de la diversité profonde et, dans certains cas, empêche de reconnaître ce que celle-ci a d'irréduc- tible. La pérennité du contenu d'une action n'est rien si celle-ci ne conserve pas la même fonction ni le même sens. Le danger, pour l'esprit féru de continuité, consiste à affirmer l'identité des seconds sur le seul vu de la première. En ce qui concerne la politesse, cette attitude conduit : a/ ou bien à l'assimiler à des pratiques foncièrement différentes ; b/ ou bien à lui attribuer, de façon éclectique, les significations les plus hétérogènes au point de ne plus y voir qu'un rassemblement empirique de conduites, injustifié et injustifiable, dont la seule unité réside dans la constance de ses formes extérieures. Dans les deux cas on retire par avance à la politesse toute originalité et, dans le second, toute consistance propre. Une trop grande attention accordée aux similitudes extérieures avec d'autres comportements ainsi que la tentative pour établir une continuité avec eux peuvent donc constituer de véritables obstacles à la connaissance exacte de la politesse. Par suite, il convient de considérer avec une réserve critique les attitudes de ce genre et les discours qui s'y rapportent, et ne pas craindre de substituer à des filiations super- ficielles ou artificielles de franches discontinuités respectueuses des spécificités.

La continuité factice avec des comportements innés ou des pratiques archaïques foncièrement différentes n'est qu'une des formes de confusion à éviter. Il en existe d'autres, de caractère plus systématique, qui risquent d'égarer complètement la pensée et constituent des empêchements d'autant plus graves et insi- dieux qu'elles se rencontrent fréquemment et sont facilement admises. Ce sont celles qui, à l'intérieur cette fois du domaine de la sociabilité, en rapprochent indûment les divers aspects ou conduisent à assimiler ou à composer arbitrairement entre elles

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les notions distinctes qu'on en a formées. Il semble en effet qu'en cette matière l'équivalence soit devenue la règle. La manière de disposer les couverts sur une table est mise sur le même plan que la déférence due aux convives ; la façon de porter les déco- rations et la correction du maintien passent pour des préoccu- pations du même ordre. Les notions, quant à elles, paraissent interchangeables : urbanité et courtoisie, étiquette et civilité se remplacent l'une l'autre et, pour finir, chacune d'elles et toutes ensemble sont censées désigner la même chose, c'est-à-dire la politesse. Leur variété se réduit à quelques différences de moda- lité ou de degré, ou ne tient qu'à des nuances.

Cette similitude généralisée repose, selon les cas, sur un arti- fice plus ou moins grand. Le plus marqué est celui qui rattache les rapports de politesse à d'autres rapports sociaux d'une cer- taine qualité mais tout à fait distincts. Par exemple on rapproche fréquemment poli de policé, politesse de police. Or c'est là non seulement une erreur du point de vue philologique 12 mais une pensée confuse qui s'appuie sur une ressemblance verbale pour transformer en identité la simple complémentarité entre ces deux sortes de comportements très différents que sont les manières et les mœurs. Il arrive également que l' étiquette et la civilité soient considérées comme des pratiques analogues, pour l'unique rai- son que l'une et l'autre prescrivent un code de comportement régi par des règles précises et fixes, alors que, longtemps, tout les sépara : l'origine, la fonction, ainsi que la nature et la rigueur des obligations qu'elles imposent.

Mais les méprises les plus fréquentes sont moins arbitraires et consistent seulement à identifier la politesse à des notions plus larges qui la comprennent sous une forme déterminée ou diffuse mais ne s'y limitent pas. Les unes sont des notions syncrétiques, de formation empirique, dont la politesse proprement dite ne constitue qu'un élément et dont les divers composants sont, en outre, rattachés les uns aux autres de façon superficielle et en partie contingente. Le « savoir-vivre » est un concept empirique de ce genre qui rassemble des convenances diverses, s'étend à tout ce qui concerne la vie de société et en règle jusqu'aux moindres détails, qu'il s'agisse du bouquet d'oranger de la mariée ou des gratifications de fin d'année accordées au per-

12. Cf. plus loin, p. 85 et 86, en note.

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sonnel domestique 13 Les autres sont des notions cohérentes, véritablement unifiées, qui correspondent à des figures histo- riques, plus ou moins globales, de la sociabilité comme le deco- rum cicéronien ou la courtoisie médiévale. Elles enveloppent des prescriptions de politesse mais, d'une part, celles-ci n'en consti- tuent pas le tout, ni même l'essentiel, et d'autre part, n'y revêtent pas une signification spéciale qui les individualiserait au sein de l'ensemble. L'erreur réside cette fois dans le fait d'assimiler la politesse à une vision d'ensemble de l'existence sociale dans laquelle elle n'occupe, en fait, qu'une place restreinte et subor- donnée.

La similitude postulée entre les notions relatives à la socia- bilité néglige et dissimule des distinctions foncières. Les ressem- blances ou les recoupements qui rapprochent extérieurement les conduites correspondantes n'autorisent pas, en effet, à les tenir pour identiques, ni même analogues : originellement, la courtoisie et la civilité, par exemple, représentaient des modèles de compor- tement profondément différents par leur extension, leur fonction et leur sens. Les considérer comme équivalents, en raison d'une approche superficielle, c'est en réalité substituer à la notion pré- cise et particulière de chacun d'eux une idée vague, éclectique et flottante qui fonctionne comme une pré-connaissance et détourne de rechercher l'originalité et la nature exacte de cha- cune de ces attitudes, en particulier de la seconde. Il n'y a pas là seulement un danger occasionnel. Il est, au contraire, difficile d'y échapper et chacun peut vérifier sur lui-même que la pro- pension à négliger ou à minimiser les distinctions est, en ce domaine, une tendance sans cesse renaissante qu'il est nécessaire de combattre et contre laquelle, par conséquent, il est utile d'être prévenu.

La politesse englobe-t-elle tous les rituels qui président aux rapports individuels ? S'étend-elle seulement à l'ensemble des manifestations expresses de sociabilité ? ou bien, plus restricti- vement encore, correspond-elle à une structuration particulière de celle-ci, intervenue historiquement, et qui a suscité en son sein le surgissement d'un type de conduites et d'échange origi-

13. Liselotte, Le guide des convenances, Bibliothèque du Petit Écho de la Mode, Paris, 1925.

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nal, distinct de tous ses autres aspects même s'il entretient des rapports avec eux ? La première question que nous aurons à résoudre — question d'autant plus pressante que, comme nous venons de l'indiquer, les habitudes de pensée s'y opposent - sera donc celle de savoir si, parmi toutes les formes du commerce social, les pratiques de politesse présentent ou non une véritable spécificité*.

En quoi consiste cette spécificité ? Quelle est la manière d'opérer de ces pratiques ? Quels sont leur sens, leur portée, leur valeur ? Qu'est-ce qui fonde leur légitimité, assure leur effecti- vité ? Quels rapports entretiennent-elles avec les structures sociales, l'état des mœurs, les émergences culturelles ? Telles sont les questions suivantes, immédiatement appelées par la réponse affirmative à la précédente. Ce sont évidemment les principales et leur examen constitue l'essentiel de notre recherche. Mais ce sont aussi les plus difficiles car même lorsqu'on s'accorde pour faire consister la politesse dans un ensemble de comportements qui, malgré quelques variations dans son extension et dans le détail de son contenu, reste en gros aisément reconnaissable et assez nettement qualifié comme une forme particulière d'échange social, la nature de cet ensemble est encore loin d'être connue. Et c'est un sujet d'étonnement et de perplexité que le nombre et l'extrême variété des raisons invoquées pour en expli- quer l'essence et en justifier l'existence. Pour ne citer que quel- ques-unes des explications les plus notables, on l'a comprise tan- tôt comme un rituel destiné à exprimer les inégalités, tantôt comme la stratégie déployée par un groupe social pour se démarquer des autres, tantôt enfin comme un système d'attitudes élaboré en vue de favoriser la paix et l'agrément de la vie sociale. Cette profusion d'interprétations dont certaines sont incompatibles entre elles fait douter de l'unité et, finalement, de la réalité de l'objet qu'elles visent. Comme nous le montrerons cette équivocité n'est pas insurmontable. Elle n'est pas non plus seulement imputable à la liberté de l'imagination forgeant sans cesse de nouvelles hypothèses, mais elle dépend principalement

* L'introduction et la premiere partie sont entièrement consacrées à dissiper les équivoques à ce sujet.

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de deux causes générales, l'une objective et l'autre subjective, qui constituent de véritables empêchements à la connaissance et dont il est indispensable de prendre dès maintenant la mesure pour tenter d'en limiter les effets.

La nature de la politesse est très cachée. Contrairement à ce qu'on pense ordinairement, ce qui paraît en elle le plus évident n'est pas ce qui la définit le plus exactement. Ses conduites qui semblent si familières sont, en réalité, difficiles à décrypter. Ce décalage concerne d'abord sa finalité. Ses fonctions les plus apparentes ne sont pas nécessairement les seules qu'elle remplit, ni même les principales. Par exemple, les marques de déférence ou d'humilité qui ont si souvent composé la plus grande partie des règles de bienséance ont parfois laissé croire que celle-ci avait essentiellement pour but de manifester les inégalités sociales et de contribuer à leur maintien. Or un code de politesse ne se borne jamais à remplir ce rôle mais règle également les rapports entre égaux : sa signification d'ensemble est donc plus complexe qu'il ne le semblait tout d'abord. En outre, l'expres- sion des hiérarchies n'est pas forcément sa fonction la plus importante, ni même une fonction indispensable : on l'a vue se restreindre et s'affaiblir de plus en plus sans que la politesse disparaisse pour autant. Ainsi la finalité de cette dernière ne se confond pas avec cet aspect si souvent remarqué. Par consé- quent, lorsque l'expression des inégalités prédomine et en consti- tue la destination la plus explicite, il y a lieu néanmoins de se demander si elle en est réellement le principe. L'hypothèse d'une complexité foncière et donc d'une obscurité initiale des formes de politesse, résultant de l'interférence de plusieurs niveaux de conditionnement différents, est, par suite, une approche préfé- rable, à tous points de vue, à celle qui consiste à accepter les phénomènes pour ce qu'ils se donnent. En supposant, par exem- ple, que les conduites étudiées, dans le détail de leur contenu, mais fréquemment aussi dans le rôle qu'elles sont appelées à jouer, correspondent à des déterminations particulières — rela- tives à des conditions socio-historiques ou culturelles plus ou moins durables — d'une fonction et d'une signification fonda- mentales immuables, on se met, en effet, en mesure de rendre compte à la fois de leurs variations et de leur unité, en un mot de ne rien sacrifier du concret sans tomber dans l'incohérence.

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Les procédés détournés auxquels recourent les bonnes manières en obscurcissent également la nature. A première vue elles paraissent composées de témoignages de considération, de prévenance et d'affabilité inspirés par le respect et l'humanité, et l'on se sent spontanément porté à souscrire à cette apparence. Mais qu'en est-il en réalité ? Quelle portée accorder, par exem- ple, au compliment de politesse ? ou même, plus radicalement, quelle signification lui donner : doit-on le tenir pour un gage d'admiration, si faible soit-elle, ou bien pour un mensonge offi- cieux, ou enfin pour une simple formalité dont le contenu précis importe peu et qui répond à un tout autre dessein ? Dans bien des cas le sens premier des actions et des propos prescrits n'est pas à prendre à la lettre ni même parfois à considérer : les unes et les autres sont utilisés pour exprimer, de façon indirecte, une signification différente et originale. Le problème, ici, est donc de savoir si le contenu immédiat des pratiques est directement agis- sant ou s'il n'intervient que sur la base d'une opération plus compliquée et d'une autre nature. Admettre sans discussion leur signification apparente, comme on y est porté naturellement, ris- que d'en faire manquer l'intelligence et l'hypothèse d'un mode opératoire spécifique doit, au contraire, rester constamment pré- sente à l'esprit.

La référence aux contenus manifestes et à leur signification immédiate est donc à la fois un point de départ insuffisant et une source d'erreurs et d'hésitations. Sont-ils des éléments prin- cipaux ou subordonnés des conduites de politesse ? Celles-ci signifient-elles directement ou de manière détournée ? C'est, en chaque cas, ce qu'il faut préalablement se demander car la prio- rité accordée, sans critique suffisante, aux contenus sur les agen- cements formels est à l'origine des plus grandes méprises. En particulier, dans ce domaine comme dans beaucoup d'autres, la description exacte des mentalités n'est pas encore une explica- tion des phénomènes mais présente seulement le point de vue des acteurs sociaux sur leurs actions, c'est-à-dire correspond à une représentation idéologique de celles-ci. Même si la considé- ration de ce qu'ils pensent est intéressante pour comprendre ce qu'ils font, elle n'en donne pas le sens achevé ni, parfois, le sens véritable. Il en est de même des discours sur la politesse qu'éla- borent les auteurs de manuels et de traités ou les moralistes. Quand ils ne se bornent pas à mettre en forme, de façon plus

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ou moins originale, les idées reçues dans la société de leurs auteurs, ils consistent en rationalisations qui interprètent de manière diverse, mais sans parvenir à s'en affranchir, les données apparentes du problème. Rares sont ceux qui commen- cent par remettre en question les évidences premières.

La seconde cause d'hésitations, subjective cette fois, et qui combine en partie son action avec celle de la précédente, réside dans les préjugés qui occultent la réalité des formes de politesse et, simultanément, conduisent à en multiplier les interprétations. Le plus grand nombre d'entre eux se rangerait sous un seul titre : une idée trop riche de la politesse. Sans doute, il est arrivé qu'on s'en forme une notion, au contraire, trop pauvre et qu'on la réduise, par exemple, à un fait de coutume, en lui-même sans raison connue ou assignable, et qui se reproduit par imitation. Mais cette attitude est loin d'être répandue : le plus souvent on attend ou on exige de la politesse beaucoup plus qu'elle ne comporte et même ne peut comporter. On la compare à des pratiques diverses de plus ou moins grande valeur, on lui cher- che des raisons profondes, toutes choses qui, d'une part, condui- sent à en varier les explications et, d'autre part, détournent de penser sa différence avec exactitude.

Les ambitions exagérées qu'on lui prête se traduisent d'abord par une extension accrue. On en vient à lui faire englober toutes les circonstances de la vie en société et tous les aspects de la conduite et de la personne. On y a compris, par exemple, la manière de découper les viandes ou encore le style à adopter dans la correspondance, en fonction des circonstances, du carac- tère et des goûts du destinataire, etc. Les traités de « savoir- vivre », nous l'avons déjà dit, sont l'expression de cette recherche de l'extension maximale. Mais le plus souvent c'est la richesse, l'importance ou la profondeur de la politesse qui sont sures- timées. On voudrait la doter de tous les mérites et de toutes les séductions : qu'elle soit un témoignage de raffinement, d'élé- gance et d'esprit autant que de déférence et de bienveillance, bref qu'elle résume toutes les qualités sociales et, en outre, mani- feste l'excellence personnelle. A cet égard, les époques et les milieux ne diffèrent que par le nombre et la nature des perfec- tions recherchées ou par le rang plus ou moins élevé qu'elles occupent dans les préoccupations. La tendance à exagérer

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l'importance de sa fonction est également très courante. Certains en font « l'armature de la civilisation » quand ce n'est pas la civilisation elle-même, d'autres n'hésitent pas à y voir « le ciment qui fait tenir la société » 14 : elle serait, à la fois, le commence- ment et la fin de celle-ci. Or il faut sans plus attendre faire justice de cette erreur trop fréquente : la politesse n'est pas la condition sine qua non de la vie en société — mais seulement un aspect du bien-vivre social - ni non plus le degré accompli de la socia- bilité. Toutefois la prétention la plus commune concerne sa pro- fondeur. On cherche à la rattacher, directement ou indirecte- ment, à un fondement absolu et qui fasse sens par lui-même, à des principes indubitables et irréductibles émanant de la nature ou de l'idéal : le sentiment, la raison, le devoir moral ou la foi religieuse. Même ses contempteurs partagent cette illusion car, s'ils la condamnent, c'est précisément parce qu'ils constatent qu'elle n'est pas, ordinairement, animée réellement ou suffisam- ment par de tels principes : la politesse authentique, à leurs yeux, ne devrait être qu'une expression d'altruisme et d'humanité. On admet rarement qu'elle puisse consister seulement à tisser entre les êtres des fils ténus, des relations légères ou même superfi- cielles qui ne demandent pas des justifications importantes. A cet égard c'est un point de vue assez original qu'exprime l'his- torien des mœurs qui déclare : « On fait un véritable contre-sens sur la signification profonde de la politesse en l'appréhendant dans le cadre de la morale » 1 5

Ces prétentions excessives entraînent deux sortes d'inconvé- nients aussi graves les uns que les autres. En premier lieu, elles conduisent à comparer, lier ou subordonner la politesse à d'autres conduites : attitudes esthétiques, calculs d'intérêt, désir de paix et d'humanité. Elle n'est plus alors qu'une manifestation parmi d'autres, réservée à certaines circonstances, des senti- ments, des raisonnements ou des exigences morales générateurs de sociabilité. Qu'on lui donne pour origine une pluralité de motifs jugés complémentaires ou qu'on la dérive d'un principe unique régissant tous les rapports humains, cela revient à l'appa- renter, voire à l'identifier, pour l'essentiel, à des attitudes plus générales ou plus élevées, c'est-à-dire, d'une part, à refuser par

14. Expressions citées par Michel Lacroix, De la Politesse/Essai sur la littérature du savoir-vivre, Julliard, 1990, p. 130.

15. J. Poirier, op. cit., p. 705.

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avance de lui reconnaître une spécificité, et, d'autre part, à inter- préter sa nature de façons aussi diverses ou contradictoires qu'il y a de principes différents ou opposés susceptibles de lui servir de fondement. En second lieu, des motifs raffinés, des exigences profondes demandent un investissement important de la part de celui qui est appelé à les concevoir et, surtout, à les suivre et, par suite, en rendent aléatoire l'application. La politesse cherche, au contraire, à devenir courante et, pour cela, doit pouvoir être facilement comprise et observée par tous. En voulant enrichir sa signification, on compromet sa réalité.

Plusieurs facteurs se conjuguent donc pour entretenir la méconnaissance de la nature de la politesse. Tout d'abord, les apparences qui lui sont communes avec d'autres pratiques et qui inclinent à la confondre avec elles. Ensuite, et plus gravement, la diversité des fonctions qu'elle est susceptible de remplir et la variété des thèmes qui s'y font jour. Elle se trouve, en effet, imbriquée avec toutes sortes de conduites d'ordre affectif, moral ou social ; à travers elle, s'expriment les classements sociolo- giques et, jusqu'à un certain point, l'origine, la fonction, l'activité des individus ainsi que leur hiérarchie. Néanmoins ces aspects indéniables n'en constituent pas la raison d'être fondamentale et constante et contribuent, au contraire, à obscurcir sa fonction réelle et son vrai sens. S'il est nécessaire de tenir compte du concret, il est non moins indispensable de garder une distance à son égard et d'en refuser les suggestions immédiates presque toujours trompeuses. Enfin, la tendance incessante à valoriser indûment la politesse contribue également à la méconnaître : l'homme poli n'est pas l'homme modèle dont chaque époque dessine une figure, ni même l'homme parfaitement sociable, mais seulement le sujet d'une forme de pratique déterminée dont la signification est plus restreinte.

Paradoxalement, c'est donc l'attitude simple et directe : le jugement spontané et le désir naturel de valorisation qui risquent le plus de faire obstacle à la compréhension et à l'observance de préceptes cependant destinés à devenir courants. C'est pour- quoi, avant même de recenser, analyser, apprécier méthodique- ment les apparences diverses que présente la politesse ainsi que les préjugés qu'elle suggère ou entretient, il était indispensable

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de mettre en lumière les précautions initiales et la réforme de pensée que son étude requiert.

II

Cette réforme ne se borne pas à écarter les obstacles qui viennent d'être signalés mais, positivement, demande qu'on soit ouvert, ou se rende disponible, sur certaines questions, à des vues assez éloignées des idées traditionnelles. La réflexion sur les bienséances, en effet, recoupe la recherche sur quelques grands thèmes, de portée générale (comme le formalisme par exemple), qui peuvent faire l'objet d'interprétations différentes et qu'elle est amenée elle-même à envisager selon des perspectives nouvelles ou, du moins, peu répandues. L'adoption de ces façons de voir inaccoutumées est déterminante pour la conception de la politesse et il importe donc de préparer dès maintenant la pensée à ce nouveau regard en indiquant les points principaux sur lesquels il lui faut se détacher de ses habitudes.

Tout d'abord, le formalisme, dénigré dans la plupart des domaines, retrouve ici une pertinence indéniable et une efficacité irremplaçable. A condition, évidemment, de n'être plus consi- déré comme une imitation trompeuse ou une gesticulation vide, mais comme une manière d'agir qui, lorsqu'elle est réglée d'une certaine façon, et dans des circonstances déterminées, devient par elle-même productrice de sens. Ensuite, l'étude des bonnes manières est une occasion de réfléchir sur la culture dont elles constituent un aspect et conduit à en favoriser l'interprétation la moins fréquente. Selon la conception la plus courante, en effet, la culture ne ferait qu'actualiser des virtualités de la nature humaine : ses produits, qu'il s'agisse des mentalités ou des œuvres, se conformeraient, dans leur principe, à des modèles préalables ou seraient en continuité avec des aspirations humaines permanentes quoique d'abord imprécises et silen- cieuses. Mais il est également possible, et plus vraisemblable, de penser que les productions culturelles correspondent, au contraire, pour l'essentiel, à un surgissement absolu de nou- veauté, sont des « créations » au sens strict du terme, et que les manières ne font pas exception à ce statut : dans la politesse comme dans l'art (quelles que soient par ailleurs les différences

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entre ces deux activités) l'homme s'invente et se fait lui-même. Enfin, l'une et l'autre de ces réflexions débouchent sur un pro- blème profond et difficile : celui de la nature et de l'origine du sens. Celui-ci requiert-il un fondement absolu ou ne présente-t-il jamais qu'un caractère relatif ? En quoi consiste l'opération qui le fait surgir ? Sur ce point encore l'explication de la politesse demande qu'on se tourne vers la réponse la plus audacieuse et témoigne en faveur de celle-ci.

III

C'est dans une perspective philosophique que nous avons choisi d'étudier la politesse. Non pour la raison que l'histoire de la philosophie offrirait de grandes ressources à cet égard, mais parce que la méthode philosophique semble la mieux appropriée pour expliciter complètement, c'est-à-dire réellement et fonda- mentalement, un corps de pratiques de ce genre.

Nombreux sont les philosophes et les moralistes qui ont parlé de la politesse, même parmi les plus grands. Mais si beaucoup en parlent, il en est peu qui en traitent véritablement, et ceux qui y consentent le font très brièvement. Ils ne montrent pas non plus à son égard leur profondeur coutumière et se bornent souvent à indiquer comment elle pourrait se rattacher plus ou moins directement à tel ou tel principe de leur doctrine. Mani- festement la politesse n'est à leurs yeux qu'un sujet de faible importance. Toutefois, l'intérêt qu'ils lui ont accordé montre qu'ils ne l'ont pas tenue seulement pour une pratique sociale de fait, superficielle et observée machinalement, mais pour une conduite authentiquement humaine présentant un sens et une valeur et, à ce titre, digne d'un examen philosophique.

L'attitude des philosophes à son égard révèle donc, à la fois, que la politesse mériterait une étude philosophique mais que la philosophie de cette pratique culturelle, comme celle de beau- coup d'autres, en grande partie reste à faire.

Avant d'entreprendre cette étude, rappelons brièvement en quoi consiste précisément la démarche philosophique lorsqu'on l'applique à la connaissance des pratiques culturelles.

Du point de vue pédagogique, son caractère premier est sa fonction critique. Critique à laquelle elle soumet non seulement

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les apparences et les vues superficielles, mais également les idéo- logies les plus constantes et les interprétations très élaborées pour apprécier leur valeur intrinsèque et, surtout, leur aptitude à ren- dre compte de la nature et de l'existence de leur objet. Nous avons indiqué ci-dessus quelques-uns des thèmes à propos des- quels cette critique aura à s'exercer de façon incessante.

Sous son aspect positif, la réflexion philosophique vise, en premier lieu, à élaborer un concept déterminé et spécifique de la réalité qu'elle analyse (ou plusieurs concepts s'il s'avère que le sujet étudié n'est qu'un ensemble composite). Pour être philo- sophique, un concept ne doit pas porter seulement sur les aspects factuels des comportements (composantes objectives, caractère positif ou négatif, degré d'intensité, etc.) mais, également et prin- cipalement, déterminer le sens constant de ceux-ci ainsi que la façon dont ils signifient et, par suite, permettre d'apprécier leur portée, leur légitimité ainsi que leur aptitude à constituer des pratiques communes effectives. De sorte que le seul fait que des philosophes s'intéressent à un type de pratiques indique qu'il est possible d'y voir autre chose que des conduites mécaniques ou des coutumes incompréhensibles. A cet égard la philosophie, contrairement à l'attitude immédiate qui néglige les différences et favorise les confusions, est particulièrement attentive à déceler les émergences de sens et les créations de valeurs qui introdui- sent des différenciations dans l'univers culturel et sont à l'origine de nouveaux comportements spécifiques.

Mais ce qui caractérise par-dessus tout la connaissance phi- losophique et la manière dont elle envisage la recherche du sens, c'est le point de vue de la totalité. Certes, la politesse n'est pas le centre du monde ni même, de façon plus limitée, le pôle autour duquel pourraient et devraient s'organiser toutes les rela- tions humaines. La perspective totalisante de la philosophie signifie ici que, pour être satisfaisante, la connaissance d'une pra- tique de ce genre doit englober ses rapports avec le champ cultu- rel tout entier et, jusqu'à un certain point, avec le champ social. Cette extension (qui est aussi un approfondissement) se fait dans plusieurs directions.

Elle consiste d'abord à replacer le sens reconnu à la politesse dans l'univers des significations pour apprécier l'enrichissement qu'elle apporte à la vie humaine et, par conséquent, sa valeur formatrice.

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Elle concerne ensuite les relations que la politesse entretient, d'une part, avec les autres formes de sociabilité et, d'autre part, avec certains aspects du champ culturel et de l'organisation sociale ainsi qu'avec leurs changements. Le but est alors de déga- ger, si elles existent, les règles auxquelles obéissent l'élaboration et les transformations, dans l'espace et dans le temps, des formes de politesse, c'est-à-dire d'expliquer la grande diversité des pres- criptions et des motivations présentées par les codes de politesse et de tenter de penser leur éventuelle unité.

Enfin, l'interrogation atteint toute son ampleur et prend un caractère radical en s'appliquant à la problématique générale dans laquelle s'inscrit la réflexion sur les pratiques de politesse afin de déterminer les réquisits, les modes spécifiques de pensée sur lesquels doit reposer cette problématique pour présenter une valeur réellement fondatrice. En dernière analyse, il apparaît ainsi que le triple enjeu d'une théorie complète de la politesse concerne, comme nous l'avons dit ci-dessus : 1/ la nature et l'origine du sens ; 2/ la fonction des apparences et la fécondité du formalisme ; 3/ la créativité de la culture. La recherche de l'incidence sur la manière générale de penser de l'effort de connaissance d'une pratique humaine déterminée (soit qu'il la modifie, soit qu'il contribue simplement à renforcer des modi- fications d'origine différente et plus profonde) achève de donner son caractère philosophique à une étude ainsi conduite.

IV

On ne s'étonnera pas que, une fois les obstacles écartés, une analyse conforme aux exigences d'une méthode précise, rigou- reuse et complète ne parvienne à des résultats assez éloignés des opinions communément admises, aussi bien quant à la nature de la politesse qu'en ce qui concerne sa fonction, son sens et sa valeur. L'un des plus importants intéresse sa finalité principale : il révèle que la politesse a essentiellement pour destination de permettre (c'est-à-dire d'établir et d'entretenir) la communication entre les membres d'un groupe social et, en définitive, plus lar- gement, entre tous les hommes. Toutefois l'emploi de ce terme appelle quelques explications préalables, afin de distinguer l'acception précise et limitée dans laquelle il convient ici de le

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prendre des autres significations qu'il possède et, en particulier, de l'usage étendu, superficiel, confus, en un mot : abusif, qu'on en fait très souvent aujourd'hui.

La communication est volontiers tenue, en effet, pour une panacée sociale : qu'il s'agisse de morale, de droit, d'économie, de politique ou des « problèmes de société », la plupart des dif- ficultés rencontrées auraient pour origine une insuffisance de la communication et pourraient se résoudre par un surcroît de communication. La conversation quotidienne, les entretiens et les rencontres organisés, les explications données par les respon- sables en réponse aux revendications des administrés ou aux plaintes des usagers, autrement dit l'échange des opinions sous toutes ses formes permettrait non seulement d'analyser et de mieux faire percevoir les problèmes de tous ordres, mais encore d'en élaborer et faire accepter la solution

Or ce n'est pas en ce sens que la politesse peut être consi- dérée comme une pratique communicatrice. Elle n'a pas pour but de transmettre, directement ou indirectement, une informa- tion ou de faire partager une impression, mais d'établir entre les individus une relation d'un ordre tout différent : elle les met en

16. Cette conception courante de la communication, d'une part suppose que les opinions les plus diverses et les intérêts les plus opposés sont susceptibles de se rapprocher et de parvenir à un accord par leur seule confrontation explicite et, d'autre part, considère comme une norme le point de vue qui l'emporte, qu'il s'agisse d'une opinion moyenne ou d'une conviction particulière qui, par la publicité dont elle a bénéficié, l'insistance et l'habileté de ceux qui la soutiennent ou, simplement, par la lassitude et le manque de pugnacité des défenseurs de l'opinion adverse, a réussi à s'imposer momentanément. En réalité les équilibres empiriques ainsi obtenus (quand ils se réalisent) sont des équilibres instables, voire tout à fait illusoires, que leur précarité ou leur inanité contraint bientôt à rétablir ou à réviser... selon la même procédure empirique décevante, et non des solutions effectives fondées sur la connaissance de la réalité ou sur la recher- che de normes véritables. Car la pensée ne résulte pas, pour l'essentiel, du choc des opinions, de la discussion et du débat : c'est une création qui demande tout d'abord qu'on s'élève au-dessus du donné empirique et de ses contradictions au lieu de s'en remettre à lui, qu'on prenne ses distances à l'égard des réactions immédiates, des modes et des idées reçues. La communication, elle, « ne travaille que des opinions pour créer du "consensus" et non du concept » ; elle réduit la pensée aux capacités d'« une conversation démocratique universelle ». Elle prend une connotation misologique : bien penser c'est parler avec succès, la rhétorique tient lieu de logique et de philosophie. (Les deux formules ci-dessus sont empruntées à l'ouvrage de G. Deleuze et F. Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, éd. de Minuit, 1991, respectivement p. 11-1:2 et p. 32.)

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contact, les tourne l'un vers l'autre et, d'une certaine façon, les unit. Elle ne cherche pas à « communiquer quelque chose » mais fait « communiquer avec quelqu'un ». Il y a, en effet, bien des manières de communiquer sans que cette action ait pour signi- fication principale d'informer. Par exemple, on peut s'adresser à une personne pour la séduire, la commander ou la provoquer : dans tous ces cas il s'agit moins de faire connaître un désir ou une intention que de les réaliser. La politesse, pour sa part, éta- blit un rapport de communication de ce genre, mais d'une qua- lité très précise. Si elle n'est pas, à proprement parler, un échange d'idées, elle n'est pas davantage un échange de mots ou de gestes indifférents, effectué sur un mode quelconque, et dont l'unique résultat serait de rompre l'isolement. Sa fonction spécifique consiste non seulement à rattacher, en fait, les hommes les uns aux autres en leur imposant des contacts et des échanges, mais à réaliser les conditions d'une entente à ce sujet. Sa véritable fin est cet accord même. En outre, elle ne se borne pas à produire un accord de ce genre, mais elle comporte un message sur elle-même, à savoir qu'un rapprochement réglé de telle façon qu'il puisse, dans tous les cas, être mutuellement consenti est par lui-même significatif et digne d'être recherché, sans qu'il soit besoin de lui donner des justifications particulières, plus riches ou plus hautes. Ainsi, elle joue simultanément un triple rôle : elle relie les hommes, elle crée les conditions d'un accord en faveur de cette relation, elle confère enfin à cette alliance sens et valeur. Elle n'obéit pas à un besoin d'échange spontané mais institue un commerce original. On pourrait la définir l'art d'organiser la communication de manière à la rendre possible et acceptable pour tous, en toutes circonstances.

L'idée de la politesse que suggère une étude conduite avec l'unique souci de parvenir à une connaissance objective et phi- losophiquement fondée est donc beaucoup plus déterminée et originale qu'on ne le pense ordinairement. Selon cette concep- tion sa fonction principale consiste seulement à compléter la sociabilité en y ajoutant un aspect : l'ouverture constante à autrui et la recherche de rapports extérieurs harmonieux avec lui, sans donner à cette entente une signification plus profonde, morale ou sentimentale. La politesse n'est ainsi, pour l'essentiel, qu'un ensemble de procédés destinés à établir une certaine forme de communication entre les hommes. En outre, nous montrerons

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que, pour atteindre ses fins, elle opère à la manière d' un langage. En découvrant sa portée limitée, on est tenté de dire qu'elle n'est que communication, pour la distinguer des types d'échange dont les effets sont plus remarquables ; à condition toutefois de ne pas négliger le sens ni la valeur que présente la simple action de communiquer lorsqu'elle s'effectue sous des formes et selon un mode qui la rendent facilement approuvable et praticable par tous.

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INTRODUCTION

DÉLIMITATION ET ANALYSE DU CHAMP

DE RECHERCHE

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CHAPITRE I

Mesures d'ordre préalables

LA politesse a de multiples visages et des noms plus nom- breux encore. Le champ sémantique où elle s'inscrit foisonne, semble-t-il, de synonymes. Urbanité, décorum, courtoisie, civi- lité, étiquette, savoir-vivre, convenances, bienséance, honnêteté, décence, sociabilité, etc. : les termes n'ont pas manqué pour dési- gner une réalité assez simple et qui devrait être facilement recon- naissable puisqu'elle consiste tout entière en actions extérieures. Une multitude d'expressions sont venues encore s'ajouter à ce vocabulaire pourtant déjà bien fourni : être bien élevé ou de bonne compagnie, montrer de la correction, de l'éducation ou de la distinction, avoir des manières ou connaître son monde sont autant de façons apparemment équivalentes de caractériser

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l'attitude de l'homme poli. Et il en est ainsi, plus ou moins, dans les principales langues. Cette diversité de dénominations tenues pour interchangeables témoigne, en fait, d'une grande incertitude de pensée. Certes, chacun croit reconnaître aisément ce à quoi elles font allusion, mais lorsqu'il s'agit de leur donner un sens explicite ou même simplement d'identifier exactement les conduites qu'elles évoquent des flottements apparaissent, des contestations surgissent. Leur variété n'exprime pas seulement, en effet, une diversité d'aspects caractéristique de la réalité uni- que qu'elles sont censées désigner mais renvoie également à des pratiques différentes et parfois hétérogènes. Elle correspond, par suite, à une hésitation sur la nature de la politesse ou à une conception erronée de celle-ci. Ainsi, l'apparente synonymie entre tous ces termes et expressions résulte, pour une grande part, d'équivoques et contribue à entretenir celles-ci. Des pré- cautions s'imposent donc pour éviter l'ambiguïté des mots et l'obscurité des idées qui s'y rattachent.

I RÉGLER LE VOCABULAIRE

Négligeons les expressions pour nous en tenir aux termes le plus fréquemment utilisés. Certains sont manifestement trop vagues ou d'une trop large extension. L'« usage », la « décence », les « convenances », la « sociabilité » etc., représentent autant de façons lointaines et, surtout, confuses d'appréhender la réalité qu'ils nomment. Les strictes pratiques de politesse ne constituent, pour chacun d'eux, qu'une partie de ce qu'il évoque et, en outre, ne reposent pas forcément sur les mêmes motifs que les autres conduites qu'il embrasse. Le mot « sociabilité » est un bon exem- ple du défaut contre lequel il est utile de se prémunir. Le plus souvent, en effet, il n'indique pas seulement l'aptitude à entre- tenir avec autrui des rapports extérieurs marqués par la correc- tion et les égards réciproques, mais signifie bien davantage, à savoir la disposition à rechercher la compagnie de ses sem- blables ainsi que la capacité de nouer avec eux des relations empreintes d'amabilité, de compréhension, d'obligeance, voire

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de bonne humeur. La sociabilité met en jeu des intérêts, des sentiments et des valeurs nombreux et divers. Elle se déploie sur plusieurs niveaux et caractérise aussi bien la convivialité recher- chée au sein d'un petit cercle de familiers que les qualités super- ficielles et impersonnelles suffisantes pour faciliter les relations dans des groupes sociaux plus étendus. La politesse est assuré- ment une forme de sociabilité mais toute manifestation de socia- bilité ne relève pas de la politesse. Néanmoins il n'est pas pos- sible de renoncer complètement à l'emploi de tous les termes de ce genre. En particulier « convenances » et, surtout, « socia- bilité » entrent trop naturellement et, pour une part, légitime- ment dans le vocabulaire de la politesse pour qu'on puisse les écarter systématiquement en raison de leur ambiguïté. Il suffit de prendre garde à la confusion qu'ils sont susceptibles d'entre- tenir et de n'y recourir qu'avec beaucoup de précautions, c'est- à-dire sans référence au sens d'ensemble, complexe et indécis, de chacun d'eux, et de telle façon que le contexte indique clai- rement l'emploi précis et limité qui en est fait.

Cependant cette prudence initiale n'est pas encore suffisante. Car le danger ne réside pas seulement dans l'extrême généralité ou le vague des termes utilisés mais, à l'inverse, pour certains d'entre eux, dans la particularité des notions qui les sous-tendent et qu'on assimile faussement à la politesse, à la faveur de res- semblances superficielles ou d'artifices. Employer l'un de ces termes en suivant l'analogie suggérée par une manière relâchée de parler et sans avoir pris soin de rechercher le sens déterminé et principal qu'il véhicule c'est alors risquer d'introduire subrep- ticement des présupposés qui grèvent la réflexion. Par suite, la clarté du propos et, plus encore, la rigueur de l'examen exigent certaines mesures d'ordre préalable.

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La politesse n'est-elle qu'un ensemble d'usages contingents ou pré- sente-t-elle une signification déterminée ? Se distingue-t-elle des autres formes de sociabilité, et, plus généralement, des conduites inspirées par l'intérêt, l'amour-propre, la délicatesse ou la moralité ? Enfin, comment opère-t-elle : signifie-t-elle directement ou de façon médiate ? Curieusement, la plupart des doctrines qui ont tenté de répondre à ces questions et à celles qui en découlent ne sont pas parvenues à la fois à justifier l'existence et à assurer la réalisation d'un système de bienséances.

Cet ouvrage se propose de reprendre entièrement l'étude de la politesse dans une perspective philosophique, celle d'un questionnement cri- tique, radical et complet, en écartant les obstacles et les hésitations suscités par la complexité et l'obscurité de sa manifestation. Il s'orga- nise autour de trois exigences principales : 1 / former un concept précis et rigoureux de son objet qui, tout ensemble, en établisse la spécificité, en fonde la légitimité et en garantisse l'effectivité ; 2 / éla- borer une théorie générale capable d'expliquer la grande diversité des systèmes de politesse et, en même temps, de montrer leur unité; 3 / dégager les enjeux philosophiques de cette étude, c'est-à-dire son incidence sur la représentation de l'existence humaine et sur la manière habituelle de penser, en particulier en ce qui concerne la valeur du formalisme, le statut des productions culturelles et l'origine du sens.

La politesse révèle ainsi sa nature paradoxale : elle opère comme un jeu de formes vides et, en même temps, elle est un langage créateur de sens. D'autre part, il faut lui reconnaître une signification absolu- ment originale, très différente de celles que la tradition lui a accordées ou qui caractérisent les autres formes de sociabilité. Une telle enquête révèle en ce sens la portée philosophique de la politesse, des référents classiques (Kant) à la condition contemporaine de l'agir et du penser.

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