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Un risque-tout Roger-Pol Droit I l était rangé. Dans les bibliothèques, au rayon « Indo-Européens » ou « linguistique générale ». Dans les mémoires, au chapitre « dinosaures de l’érudition », dernier des géants du comparatisme, après Eugène Burnouf, Sylvain Lévi ou Antoine Meillet. A force de l’imaginer en buste de marbre parmi les gloires du Collège de France, de l’installer parmi les héros modernes de la théorie du langage, Saussure ou Chomsky, on a fini par réserver à Emile Benveniste (1902-1976) le sort funeste des classiques : respecté, mais déserté. On a beau savoir que son génie embrasse à la fois l’éru- dition la plus microscopique et les réflexions sur la nature du langage les plus lumineuses, il n’attire guère. Certes, des pages de ses Problèmes de linguistique générale figurent dans les manuels de phi- losophie pour classes terminales. Elles font découvrir, par exemple, de façon pré- cise, pourquoi la communication animale n’est absolument pas du même ordre que le langage humain. C’est important. Ce n’est pas excitant. Soudain, voilà pourtant que cet homme rangé s’affirme dérangeant. Il suffit en effet d’ouvrir ce volume au titre minimaliste, Dernières leçons, pour être troublé. Pour la première fois, des études et témoignages sur la vie et l’œuvre du savant font surgir de l’ombre son parcours inattendu et divers. Les souvenirs de Julia Kristeva, de Tzetan Todorov, les notes sur sa biographie lais- sées par Georges Redard, qui fut son ami et légataire universel, lèvent un coin du voile sur son itinéraire secret. D’autre part, les notes de ses derniers cours, endormies dans les archives depuis une bonne quaran- taine d’années, remarquablement éditées, donnent à saisir une recherche inachevée dont l’actualité se révèle aiguë. Le premier choc est de découvrir la vie, incroyable et méconnue, de ce savant célè- bre. Car il a tout d’un personnage de roman, dont le parcours éclaté serait com- me un puzzle, d’abord déconcertant. La première pièce du puzzle est juive. A sa naissance, en 1902, le futur Emile se pré- nomme Ezra. Ses parents vivent à Alep, en Syrie, alors dans l’Empire ottoman. Matha- tias, son père – né à Smyrne, l’Izmir tur- que – et sa mère – née à Vilnius, en Litua- nie – sont inspecteurs des écoles de l’Al- liance israélite universelle. A 11 ans, alors que ses parents travaillent en Bulgarie, le petit garçon arrive à Paris, à l’école rabbini- que de la rue Vauquelin. Très tôt, il mani- feste un vif génie des langues. Et choisit d’être universitaire plutôt que rabbin. A 16 ans, il programme d’apprendre une bonne dizaine d’idiomes rares, tra- vaille bientôt le sanskrit avec de vrais maî- tres – Sylvain Lévi, puis Louis Renou. Ezra se montre fort à l’aise en hittite comme en tokharien, tout en devenant, à 20 ans, agré- gé de grammaire. Si l’on ajoute qu’Emile – à 22 ans, il devient français sous ce nou- veau prénom – part ensuite à Poona, aujourd’hui Pune, au sud de Bombay, com- me précepteur dans la célèbre famille Tata – les grands industriels de l’automobile, de religion parsie –, on voit se dessiner la silhouette d’un surdoué suractif. Mais, somme toute, rien encore d’exceptionnel. A son retour d’Inde, la nouvelle pièce du puzzle est politique. Le jeune homme se retrouve compagnon de route des sur- réalistes, signe dans L’Humanité, avec Bre- ton, Eluard et Aragon, le manifeste « La Révolution, d’abord et toujours », pro- clame « c’est au tour des Mongols de cam- per sur nos places », milite contre la guerre du Rif (1921-1926) et sera contraint pour- tant de faire son service militaire au Maroc, où il est sans doute emprisonné. On oubliera, plus tard, cette figure enga- gée et fiévreuse, qui aurait inspiré le per- sonnage d’André Simon dans La Conspira- tion, de Paul Nizan (Gallimard, 1938). Elle sera recouverte par le prestige de l’érudit austère, directeur d’études à l’Ecole prati- que à 25 ans seulement, professeur au Col- lège de France à 35 ans à peine, qui donne l’impression de tutoyer plus souvent de lointains Indo-Européens que ses contem- porains des années 1930. L’histoire du siècle finit pourtant par le rattraper. Prisonnier de guerre en 1940, Benveniste s’évade, vit dans la clandesti- nité, parvient à s’exiler grâce à Jean de Menasce (1902-1973), dominicain spécia- liste de l’Iran ancien. Les deux hommes cor- respondent… en sogdien, langue ancienne de l’actuel Ouzbekistan. Benveniste devient bibliothécaire à l’université suisse de Fribourg. Son frère aîné, pris dans la rafle du Vél’ d’Hiv, est déporté et assassiné à Auschwitz. La guerre finie, ses recher- ches reprennent, mais là où on ne l’attend pas : du côté de l’Alaska et du Yukon, il étu- die, carnet en main, des langues indiennes très éloignées de ses bases familières. Les années qui suivent le voient cumuler tra- vaux, fonctions académiques, honneurs et charges de toutes sortes. Le matin du 9 décembre 1959, son cœur lâche. Infarctus sévère, exigeant une lon- gue rééducation. C’est peu, à côté du dra- me qui survient dix ans plus tard. A la sui- te d’une grave attaque cérébrale, cet hom- me si mobile est définitivement paralysé. L’amoureux des paroles est enfermé dans le plus total silence, empêché de proférer le moindre mot, pratiquement incapable d’écrire. Ce calvaire dure sept ans. Benve- niste est entièrement conscient – « son intelligence et son affectivité sont intac- tes », souligne une sommité médicale –, mais coupé du monde. Mal assuré, il est insuffisamment soigné. On le déménage d’hôpital en hôpital. Il meurt pratique- ment délaissé, sauf de quelques proches. Ses dernières leçons données au Collège de France, ressuscitées à plus de quarante ans de distance, sont éclatantes d’intelli- gence et de force. Dès la première séance, il cherche à situer la langue parmi les multi- ples systèmes de signes dans lesquels nous vivons quotidiennement. Mieux vaut le laisser parler, pour convaincre de sa limpi- dité parfaite ceux qu’effaroucheraient les termes de linguistique et de sémiologie : « Nous vivons dans un univers de signes. (…) D’abord nous parlons : c’est un premier sys- tème. Nous lisons et écrivons : c’est un systè- me distinct, graphique. Nous saluons et fai- sons des “signes de politesse”, de reconnais- sance, de ralliement. Nous suivons des flè- ches, nous nous arrêtons à des feux. Nous écrivons de la musique. Nous assistons à des spectacles, voyons des films. Nous manipu- lons des “signes monétaires”. Nous partici- pons à des cérémonies, célébrations, cultes, rites. Nous votons de diverses manières. » Dossier Emile Benveniste Le jeune homme signe dans « L’Humanité », avec Breton, Eluard et Aragon, le manifeste « La Révolution, d’abord et toujours » Dernières leçons. Collège de France (1968-1969), d’Emile Benveniste, texte établi par Jean-Claude Coquet et Irène Fenoglio, EHESS/ Gallimard/Seuil, « Hautes études », 206 p., 19,50 ¤. Monstre d’érudition, mort il y a trente-cinq ans, Benveniste surprend encore. Par son itinéraire, étonnamment aventureux. Par sa pensée, toujours féconde, comme en témoignent ses «Dernières leçons» Le linguiste dont la vie fut un roman EN VÉRITÉ, BENVENISTE fut le seul véritable suc- cesseur de Saussure. Comme ce dernier, il partit de la reconstruction indo-européenne. Dans les années 1930, il engagea une majestueuse synthè- se de la discipline. Il se réclamait de Hegel. On peut supposer que, comme Hegel, il pensait tota- liser un savoir. Que reste-t-il de cette ambition ? Beaucoup dans le détail, rien sans doute de l’en- semble, sauf l’extraordinaire beauté de l’édifice. L’entreprise demeura inachevée, mais au fond peu importe. Dès le départ, la grammaire compa- rée n’avait eu qu’une valeur préparatoire. On le comprit après coup, lorsque parut, en 1962, le recueil Problèmes de linguistique générale. Consi- déré du point de vue de ses résultats, l’indo-euro- péanisme se limite à un domaine de langues par- ticulier, mais il en va autrement de sa méthode. Précisément parce qu’elles sont détachées de la parole vivante, les formes reconstruites mettent en évidence le mode d’être des entités de toute langue possible. A l’exemple de Saussure, Benve- niste s’interrogea sur ce mode d’être. A cette pha- se de son investigation, il se détourna des synthè- ses totalisantes, leur préférant le point par point. Sa linguistique devint linguistique du détail. Son écriture depuis toujours lui venait des Lumières. Autant que possible, il évitait, jusque dans ses écrits techniques, les termes trop spéciaux, les argumentations développées, les accumulations d’exemples. A la simplicité et à la clarté, il ajouta désormais la concision. Il tendit vers la maxime. A Hegel succédait Héraclite. Sauf que la maxime benvenistienne peut tou- jours passer inaperçue, cachée au sein de l’article savant. On ne mesure pas alors l’ampleur des paris. Le linguiste du détail est un risque-tout. Il met en balance les questions les plus vastes de l’héritage métaphysique, l’Etre, le Même et l’Autre, le Moi, Dieu même. Ami de Michel Vieu- change, explorateur de Smara, Benveniste, lui aussi, alla aux confins. Il explora systématique- ment les points paradoxaux où l’on vacille. Qu’est-ce que dire « je » ? Qu’est-ce que dire « je m’engage » ? Qu’est-ce qu’en appeler à la justice, quand on s’en tient, par décision, aux mots ? « Liberté, j’écris ton nom », quel savoir le lin- guiste peut-il et doit-il en articuler ? S’agit-il de la langue ou du plus intime du sujet ? Quand deux objets se ressemblent au point d’être indiscernables, est-il possible qu’ils ne fas- sent pas un, mais deux ? Leibniz avait posé que la situation ne se présenterait pas dans la réalité, grâce à Dieu. Benveniste pose au contraire qu’elle se présente. Peut-être pas dans la nature, mais dans la langue, seule capable de dire non à Dieu, à supposer qu’il existe. La méditation de Benveniste prit un tour dra- matique, quand il découvrit que, ressemblant en tout point à un Français, il n’était plus consi- déré comme étant des leurs. Elle prit un tour tra- gique, quand, privé de parole par la maladie, il dut s’interroger sur sa propre identité à soi. Et sur sa qualité d’être parlant. La biographie de Benveniste récapitule, au hasard des circonstan- ces, les questions qui le convoquèrent en tant que sujet de savoir. Ceux et celles qui le lisent sont de ce fait convoqués à leur tour. p Jean-Claude Milner, linguiste et philosophe 2 0123 Vendredi 20 avril 2012

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  • Unrisque-tout

    Roger-PolDroit

    Ilétait rangé.Dans lesbibliothèques,au rayon « Indo-Européens» ou«linguistique générale». Dans lesmémoires,auchapitre«dinosauresde l’érudition», dernier des géantsdu comparatisme, après Eugène

    Burnouf, Sylvain Lévi ou AntoineMeillet.A force de l’imaginer en buste de marbreparmi les gloires du Collège de France, del’installer parmi les hérosmodernes de lathéoriedulangage,SaussureouChomsky,on a fini par réserver à Emile Benveniste(1902-1976) le sort funeste des classiques:respecté, mais déserté. On a beau savoirque son génie embrasse à la fois l’éru-dition la plus microscopique et lesréflexions sur la nature du langage lesplus lumineuses, il n’attire guère. Certes,despagesde sesProblèmesde linguistiquegénéralefigurentdanslesmanuelsdephi-losophie pour classes terminales. Ellesfontdécouvrir,parexemple,de façonpré-cise,pourquoi la communicationanimalen’est absolument pas dumêmeordre quele langage humain. C’est important. Cen’est pas excitant.

    Soudain,voilàpourtantquecethommerangés’affirmedérangeant.Ilsuffiteneffetd’ouvrir ce volume au titre minimaliste,Dernières leçons, pour être troublé. Pour lapremière fois, des études et témoignagessurlavieetl’œuvredusavantfontsurgirdel’ombre son parcours inattendu et divers.Les souvenirs de Julia Kristeva, de TzetanTodorov, les notes sur sa biographie lais-séesparGeorgesRedard, qui fut sonamietlégataireuniversel, lèventun coin duvoilesur son itinéraire secret. D’autre part, lesnotes de ses derniers cours, endormiesdanslesarchivesdepuisunebonnequaran-taine d’années, remarquablement éditées,donnent à saisir une recherche inachevéedont l’actualité se révèleaiguë.

    Le premier choc est de découvrir la vie,incroyableetméconnue,decesavantcélè-bre. Car il a tout d’un personnage deroman,dont leparcourséclaté serait com-me un puzzle, d’abord déconcertant. Lapremière pièce du puzzle est juive. A sanaissance, en 1902, le futur Emile se pré-nommeEzra. SesparentsviventàAlep, enSyrie,alorsdansl’Empireottoman.Matha-tias, son père –né à Smyrne, l’Izmir tur-que – et sa mère –née à Vilnius, en Litua-nie– sont inspecteurs des écoles de l’Al-liance israélite universelle. A 11ans, alorsque ses parents travaillent en Bulgarie, le

    petitgarçonarriveàParis,àl’écolerabbini-que de la rue Vauquelin. Très tôt, il mani-feste un vif génie des langues. Et choisitd’êtreuniversitaireplutôt que rabbin.

    A 16ans, il programme d’apprendreune bonne dizaine d’idiomes rares, tra-vaillebientôt le sanskritavecdevraismaî-tres –Sylvain Lévi, puis Louis Renou. Ezrasemontre fortà l’aiseenhittitecommeentokharien,toutendevenant,à20ans,agré-gé de grammaire. Si l’on ajoute qu’Emile– à 22ans, il devient français sous ce nou-veau prénom– part ensuite à Poona,aujourd’huiPune,ausuddeBombay,com-meprécepteurdanslacélèbrefamilleTata–les grands industriels de l’automobile,de religion parsie–, on voit se dessiner lasilhouette d’un surdoué suractif. Mais,sommetoute, rienencored’exceptionnel.

    A son retour d’Inde, la nouvelle piècedu puzzle est politique. Le jeune hommese retrouve compagnon de route des sur-réalistes, signedansL’Humanité,avecBre-ton, Eluard et Aragon, le manifeste «LaRévolution, d’abord et toujours», pro-clame «c’est au tour des Mongols de cam-per surnosplaces»,milite contre la guerredu Rif (1921-1926) et sera contraint pour-tant de faire son service militaire auMaroc, où il est sans doute emprisonné.On oubliera, plus tard, cette figure enga-gée et fiévreuse, qui aurait inspiré le per-sonnaged’AndréSimondansLaConspira-tion, de Paul Nizan (Gallimard, 1938). Ellesera recouverte par le prestige de l’éruditaustère, directeur d’études à l’Ecole prati-queà 25ansseulement,professeurauCol-

    lège de France à 35ans à peine, qui donnel’impression de tutoyer plus souvent delointainsIndo-Européensquesescontem-porainsdes années 1930.

    L’histoire du siècle finit pourtant par lerattraper. Prisonnier de guerre en 1940,Benveniste s’évade, vit dans la clandesti-nité, parvient à s’exiler grâce à Jean deMenasce (1902-1973), dominicain spécia-listedel’Iranancien.Lesdeuxhommescor-respondent…en sogdien, langueanciennede l’actuel Ouzbekistan. Benvenistedevientbibliothécaireà l’universitésuissede Fribourg. Son frère aîné, pris dans la

    rafleduVél’ d’Hiv, est déportéet assassinéà Auschwitz. La guerre finie, ses recher-ches reprennent,mais là oùonne l’attendpas: ducôtéde l’AlaskaetduYukon, il étu-die, carnetenmain,des langues indiennestrès éloignées de ses bases familières. Lesannées qui suivent le voient cumuler tra-vaux, fonctions académiques, honneurset chargesde toutes sortes.

    Lematindu9décembre1959, soncœurlâche. Infarctus sévère, exigeant une lon-gue rééducation. C’est peu, à côté du dra-mequi survientdix ansplus tard.A la sui-te d’une grave attaque cérébrale, cethom-me simobile est définitivement paralysé.L’amoureuxdes paroles est enfermédansle plus total silence, empêché de proférerle moindre mot, pratiquement incapabled’écrire. Ce calvaire dure sept ans. Benve-niste est entièrement conscient –«sonintelligence et son affectivité sont intac-tes», souligne une sommité médicale–,mais coupé du monde. Mal assuré, il estinsuffisamment soigné. On le déménaged’hôpital en hôpital. Il meurt pratique-mentdélaissé, sauf de quelquesproches.

    Sesdernières leçonsdonnéesauCollègede France, ressuscitées à plus de quaranteans de distance, sont éclatantes d’intelli-genceetde force.Dès lapremièreséance, ilchercheà situer la langueparmi lesmulti-plessystèmesdesignesdanslesquelsnousvivons quotidiennement. Mieux vaut lelaisserparler, pour convaincrede sa limpi-dité parfaite ceux qu’effaroucheraient lestermes de linguistique et de sémiologie:«Nousvivonsdansununiversdesignes. (…)D’abordnousparlons: c’estunpremier sys-tème.Nous lisonsetécrivons: c’estunsystè-medistinct, graphique.Nous saluonset fai-sonsdes “signesdepolitesse”, de reconnais-sance, de ralliement. Nous suivons des flè-ches, nous nous arrêtons à des feux. Nousécrivonsdelamusique.Nousassistonsàdesspectacles, voyons des films. Nousmanipu-lons des “signesmonétaires”. Nous partici-pons à des cérémonies, célébrations, cultes,rites.Nousvotonsdediversesmanières.»

    Dossier EmileBenveniste

    Le jeunehommesignedans«L’Humanité»,avecBreton, EluardetAragon, lemanifeste«LaRévolution,d’abordet toujours »

    Dernières leçons.Collège de France(1968-1969),d’EmileBenveniste,texte établi parJean-ClaudeCoquet etIrène Fenoglio, EHESS/Gallimard/Seuil, «Hautesétudes», 206p., 19,50¤.

    Monstred’érudition,mortilyatrente-cinqans,Benvenistesurprendencore.Parsonitinéraire,étonnammentaventureux.Parsapensée,toujoursféconde,commeentémoignentses«Dernièresleçons»

    Lelinguistedontlaviefutunroman

    ENVÉRITÉ, BENVENISTE fut le seul véritable suc-cesseurde Saussure. Commece dernier, il partitde la reconstruction indo-européenne.Dans lesannées 1930, il engageaunemajestueuse synthè-se de la discipline. Il se réclamait deHegel.Onpeut supposer que, commeHegel, il pensait tota-liser un savoir.Que reste-t-il de cette ambition?Beaucoupdans le détail, rien sansdoute de l’en-semble, sauf l’extraordinairebeauté de l’édifice.

    L’entreprisedemeura inachevée,mais au fondpeu importe.Dès le départ, la grammaire compa-réen’avait euqu’une valeurpréparatoire.On lecomprit après coup, lorsqueparut, en 1962, lerecueilProblèmesde linguistiquegénérale.Consi-dérédupoint de vue de ses résultats, l’indo-euro-péanismese limite àundomainede languespar-ticulier,mais il en va autrementde saméthode.Précisémentparce qu’elles sont détachéesde laparolevivante, les formes reconstruitesmettentenévidence lemoded’être des entités de toutelanguepossible. A l’exemplede Saussure, Benve-niste s’interrogea sur cemoded’être. A cette pha-se de son investigation, il se détournades synthè-

    ses totalisantes, leur préférant le point parpoint.Sa linguistiquedevint linguistiquedudétail. Sonécrituredepuis toujours lui venait des Lumières.Autantquepossible, il évitait, jusquedans sesécrits techniques, les termes trop spéciaux, lesargumentationsdéveloppées, les accumulationsd’exemples.A la simplicité et à la clarté, il ajoutadésormais la concision. Il tendit vers lamaxime.AHegel succédaitHéraclite.

    Sauf que lamaximebenvenistiennepeut tou-jourspasser inaperçue, cachée au seinde l’articlesavant.Onnemesurepas alors l’ampleurdesparis. Le linguiste dudétail est un risque-tout. Ilmet enbalance les questions les plus vastes del’héritagemétaphysique, l’Etre, leMêmeetl’Autre, leMoi, Dieumême.Ami deMichel Vieu-change, explorateurde Smara, Benveniste, luiaussi, alla aux confins. Il explora systématique-ment les points paradoxauxoù l’on vacille.Qu’est-ceque dire «je»?Qu’est-ce quedire «jem’engage»?Qu’est-cequ’en appeler à la justice,quandon s’en tient, par décision, auxmots?«Liberté, j’écris tonnom», quel savoir le lin-

    guistepeut-il et doit-il en articuler? S’agit-il de lalangueouduplus intimedu sujet?

    Quanddeuxobjets se ressemblent aupointd’être indiscernables, est-il possible qu’ils ne fas-sent pasun,mais deux? Leibniz avait posé que lasituationne seprésenterait pas dans la réalité,grâce àDieu. Benvenistepose au contraire qu’ellese présente. Peut-être pas dans lanature,maisdans la langue, seule capablede direnon àDieu, àsupposerqu’il existe.

    Laméditation de Benveniste prit un tour dra-matique, quand il découvrit que, ressemblanten tout point à un Français, il n’était plus consi-déré comme étant des leurs. Elle prit un tour tra-gique, quand, privé de parole par lamaladie, ildut s’interroger sur sa propre identité à soi. Etsur sa qualité d’être parlant. La biographie deBenveniste récapitule, au hasard des circonstan-ces, les questions qui le convoquèrent en tantque sujet de savoir. Ceux et celles qui le lisentsont de ce fait convoqués à leur tour. p

    Jean-ClaudeMilner,linguiste et philosophe

    2 0123Vendredi 20 avril 2012

  • Parmicesmultiples systèmesdesignesque la sémiologie s’efforce de comparer,quelleestdonc la singularitéde la langue?Réponse, leçon 7 : «Je crois que la princi-paledifférenceentre la langueet les “systè-mes sémiotiques” est qu’aucun systèmesémiotiquen’est capable de se prendre lui-même comme objet ni de se décrire danssesproprestermes.»Nulnesauraitenvisa-gerd’étudierunsystèmecommelasignali-sation routière en utilisant des panneauxpour exposer ses résultats… Seule la lan-gue, pour Benveniste, est donc capable dese décrire elle-même. Elle est même sienglobantequ’elle «inclut la société».

    Reste à savoir comment la langue fabri-que du sens, comment se constituent lessignifications. Pareilles questions ne figu-rent pas dans le programme habituel deslinguistes.Leplussouvent, ils supposentlesens donné, cherchent à scruter sa trans-mission plutôt que son émergence. En1968, Benveniste a cette idée neuve: c’estau sein desphrases, dans la successiondestermes,ques’engendrelesens.Lasignifica-tionestgénéréeparcequiestentraindesedire, par l’énonciation, par les phrases enmouvement,proférées par un sujet singu-lier.Onestfortloind’avoirtirélesenseigne-mentsde cette conceptiondynamique.

    Cet aperçu ne rend évidemment pascompte de la richesse foisonnante de cesDernièresleçons. Il faut ladécouvrirparsoi-même,pas à pas,mot àmot. Et tenter de larelier à la vie éclatée d’«E.Benveniste» – iltenait à signer ainsi. En fin de compte, ondevrait conclure que les savants ne meu-rentjamais.Car,s’ilssontgrands,ilsnepeu-ventêtre rangés.p

    Propos recueillis parJulie Clarini

    Julia Kristeva est linguiste etpsychanalyste. Elle a connu legrandsavantquelquesannéesavant qu’il ne soit terrassé par

    une attaque cérébrale. Elle évoqueses souvenirs d’un homme pourqui «la langue sert à vivre».

    Dans quelles circonstances ren-contrez-vous Emile Benveniste?

    Nous sommes actuellementdansuneépoquede«com’»accélé-rée, hyperconnectée et virtuelle ;onneserendpascomptequelelan-gage n’est pas seulement unmomentde communication,maisun lieu de vie et de mort. Cettedimension-là était au contraire aucœur des préoccupations intellec-tuelles des années 1960-1970,quand l’exploration linguistiqueestdevenuecentraledanslesscien-ces humaines et en philosophie.L’être humain n’apparaissait pluscommeétant formaté par sa placedans la production et la reproduc-tion (mêmesiMarxet Freudconti-nuaientd’être très importants): samanièredeparler et les loisdu lan-gage nous apparaissaient les plusdécisives.

    C’était aussi Mai68 («L’imagi-nationaupouvoir»), etdanslafou-lée, les expériences de libertés,notamment dans les pays du bloccommuniste.Justementparcequela production ne suffit pas à défi-nir l’hommemais qu’il faut pren-dre en compte sa manière de par-ler, la sémiologie (la science dessignes) opérait un démantèle-ment de la philosophie marxistedogmatique. Le climat d’efferves-cence intellectuelle à Paris autourdu langage a attiré des dissidentsde l’Est, logiciens, linguistes, théo-riciensde la littérature.Auboutdedeux ou trois ans, l’idée est venuede créer l’association internatio-nale de sémiotique à Varsovie,inaugurée par un colloque quis’est réuni en août 1968. Benve-niste enest devenu leprésident, lecœur discret et innovant de toutecette dynamique. Or ce petitmonde cherchait une jeune per-sonnepourfairelesecrétairescien-tifique de l’association; j’ai doncété amenée à fréquenter Benve-niste, de 1967 à 1969. C’était uneamitiémagnifique. J’allais l’après-midi chez lui dans un apparte-ment qui sentait les vieuxparche-mins.Onparlait desproblèmesdel’association, il me lisait les textessacréshindous, leRigveda,directe-ment en sanskrit dans le texte.

    Quel lien entretenait-ilavec les courants intellectuelsduXXesiècle?

    Pour ses travaux, il emprunte àlaphénoménologiedeHusserletdeHeidegger. Et il est le premier, àmaconnaissance le seul, linguiste quiprend au sérieux la psychanalyse.Auparavant,danslesannées1920,ilavait fréquenté les surréalistes et,danslesannées1960,s’intéressaitàl’avant-gardelittéraireetaugroupeTelQuel. A ce colloquedeVarsovie,en1968, jemesuisapprochéedeluipendant l’une des pauses; encou-ragéepar son intérêt pourAntoninArtaud dont il m’avait empruntéles Lettres de Rodez, je lui ai dit quej’avaisdécouvert sonnomparmi laliste des signataires du manifestesurréaliste «La Révolution, d’abordet toujours» (1925). Il m’a jeté unregard incendiaire et répondu :«Madame,c’estunefâcheusecoïnci-dence.» J’étaistrèsmalàl’aised’êtreainsi rabrouée devant tout lemonde.Mais quelquesheures plustard, ilm’apriseàpartetaconfirméquec’étaitbienlui,ajoutant:«Vouscomprenez, maintenant je suis auCollège de France!» C’est tout Ben-veniste: le côté pudique, austère,méticuleux,et lagrandeforceérup-tive de la pensée accompagnant ladélicatesse du lien humain. Aprèscette période deproximité avec lessurréalistes, il donne le sentimentde s’être retiré et consacré unique-mentà la langue.

    Quelle en est, justement,sa conception?

    Il rend hommage à Saussure,qui est le fondateur de la sémiolo-gie mais, pour lui, l’essentiel de lalangue, c’est le fait de signifier. Il ad’ailleurs cette phrase magnifi-que: «Bien avant de servir à com-muniquer, la langue sert à vivre.»En s’écartant des grands courantsde la linguistique de son temps(structuralisme, grammaire géné-rative), il soutient que c’est dans lalogique de l’énonciation, entredeuxsubjectivitésetselondesstra-tégies diverses (la différence entreparole et écriture sera l’apport ori-ginal de ses Dernières Leçons) ques’élabore cette capacité humaineénigmatique qu’est la significa-tion. Il déplace la grande questionmétaphysique de l’«origine dusens» et la transforme en «com-mentçasignifie?»Comments’en-gendre la capacité de penser dansl’appareilmêmedu langage?

    Comment développait-il sesintuitions sur la langue?

    Il y a pour lui deux niveaux: lesémiotique et le sémantique. Lesémiotique, ce sont les signes pris

    dans un pacte conventionnel(selon lequel, par exemple, la for-me sonore du mot «arbre» estassociée au concept d’arbre) ; cessignesobéissentàuncertainnom-bre de règles d’agencement. Lesémantique, c’est le discours qui,lui, est pris dans le contexte, dansle dialogue, dans toute la dyna-mique profonde de l’expériencesubjective. Ce qui me frappe,d’ailleurs, c’est que, pendant cesannées,nousn’avons jamaisparléde sonorigine juiveetde sonexis-tence comme juif dans la Républi-que française. On peut pourtantse demander si ce qu’il développeplus tard commemodèle linguis-tique avec ces deux niveaux, lesémiotique et la sémantique, nes’inspire pas du fonctionnementde l’hébreu : le sémiotique ren-voieaumessagedivin,et leséman-tiqueest l’actualisation,dansl’his-toire et par le récit, de la polysé-mie de ces termes divins dont lesmille et une interprétations occu-pent les rabbins depuis la nuit destemps. Son judaïsme, je crois qu’ilne l’a pas revendiqué, mais qu’ill’a réalisé dans ses travaux.

    Pourquoi est-il aujourd’huimoins connuque d’autressavants de sa génération?

    Par rapport aux grands nomsdu XXe siècle comme Mauss,Dumézil, Lévi-Strauss, Lévy-Bru-hl, etc., il subit eneffetune certai-ne marginalisation. C’est peut-être lié au fait que la linguistiquedemandeun effort d’abstraction,loin des impasses sociales et dessaveurs mythiques qu’étudientl’histoire ou l’anthropologie, etqui fascinent plus. Mais dans lamesure où Benveniste relie sanscesse cet ascétisme à une expé-rience, il offre au contraire unegrande ouverture qui, moi, m’abeaucoup impressionnée, jus-qu’à ce dernier événement : sonaccident cérébral l’avait plongédans une aphasie irrémédiableque nous étions quelques-uns àaccompagner. Après une absen-ce, il me fait demander par sasœur. Je viens le voir à l’hôpitalet, là, leprofesseursemetà traceravec son doigt des signes sur lechemisier couvrant ma poitrine.J’étais stupéfaite, très gênée,d’un geste si surprenant et inti-me.Quevoulait-il ? Je finispar luidonner un papier sur lequel ilécrit :«THEO»,dieu,d’uneécritu-re tremblante. Hasard ou détres-se? En relisant sesderniers cours,ainsi que ses notes sur Baudelai-rede lamêmepériode, ilme sem-ble que c’était une façon de medire ce qu’il avait déjà écrit etenseigné : le transcendentals’écrit déjà dans le langage inté-rieur, et jusque dans le silenceentre deux corps sensibles, quela parole exprime ou pas, maisque l’écriture complète et pro-longe. L’écriture, avec sa doublevaleur d’auto-interprétation dulangage et de transfert affectif,installe «THEO» entre nous. Endéfinitive, iln’yade transcendan-ce que par et dans la «signifian-ce» du langage, et ce «signifier»s’écrit dans l’« entre nous» descorps».p

    e n t r e t i e n

    Parcours

    Des conceptset des hommes

    Grammaire comparée,Indo-européens

    En 1816, le linguiste allemandFranzBopp (1791-1867) découvredesparallélismes frappants dansles conjugaisons et déclinaisonsd’unedizainede langues, dont lesanskrit, le grec, le persan et l’alle-mand. Ces travauxouvrent lavoie à la reconstructiond’une lan-gueperdue, l’indo-européen, et àune archéologiede style nouveau,étudiantpar ce biais lesmythes etles institutionsdepeuples aussiapparemmentdiversque les Scan-dinaves, les Indiens et les Persans.Une grandepartie de l’œuvred’EmileBenveniste se rattacheàce champd’études, avec notam-mentOriginede la formationdesnoms en indo-européen (Maison-neuve, 1935) ou leVocabulairedesinstitutions indo-européennes(Minuit, 2 vol., 1969).

    Sémiotique, sémiologieSèmeïon,en grec ancien, signi-

    fie «signe». L’adjectif sèmeïôtikè– «relatif aux signes»– s’estemployéd’aborddans le vocabu-lairemédical antiquepour quali-fier l’observationdes symptômes.Il s’est ensuite élargi, sur la propo-sitionde JohnLocke (1632-1704)dans son Essai sur l’entendementhumain (1690), aupoint de dési-gner toutes les formesd’étudesrelatives aux signes. C’est Littréqui a proposé, auXIXesiècle, le ter-mede «sémiologie» pour dési-gner l’analysedes systèmesdesignes. Les deuxmots sont prati-quement équivalents.

    Saussure,linguistiquegénérale

    Le linguiste suisse FerdinanddeSaussure (1857-1913), qui aenseigné la linguistique indo-européenneà Paris, insistait sur lefait qu’ellen’est pas un cas parti-culiermais doit s’inscriredansuneanalysegénéraledesmécanis-mesdu langage. Benvenistepro-longe et perfectionne l’apport deSaussure enéclairant des ques-tions fondamentales comme lanaturedu signe linguistique, ladéfinitiondes systèmesde signes,les relations entre les catégoriesde la pensée et celles de la langue.Ses études ont été rassembléesdans les deuxvolumesde Problè-mesde linguistiquegénérale (Galli-mard, 1966 et 1974).

    EnonciationLe terme désigne un acte indi-

    viduel de production de signes.Il s’oppose à l’énoncé comme la«fabrication» s’oppose à « l’ob-jet fabriqué». Abordant les acteslinguistiques dans leur singulari-té (contexte, circonstances, situa-tion), cette notion est devenueimportante dans les travauxcontemporains, à la suite notam-ment de Benveniste et du RusseRoman Jakobson (1896-1982),mais aussi de l’Américain JohnSearle (né en 1932)et du Britanni-que John Austin (1911-1960).

    R.-P. D.

    «Ilmelisait le“Rigveda”directementensanskritdansletexte»L’auteurde«LaRévolutiondulangagepoétique»seremémoresesrencontresavecEmileBenvenisteàlafindesannées1960, lapudeurdel’hommeetlaforcedesaréflexion

    EmileBenveniste Dossier

    TableRondeJean-ClaudeCoquetet Irène Fenoglio,qui ont établi le textedesDernières leçons,organisentune tableronde enhommageàEmile Benveniste.Avec PierreNora,JuliaKristeva,TzvetanTodorov,Jean-ClaudeCoquet,JacquelineAuthier-Revuz.A l’ENS, 45, rued’Ulm,Paris 5e,le 7 juinà 18heures.

    SERGE HAMBOURG/OPALE

    1902EzraBenvenistenaîtàAlep (Syrie ottomane).

    1913 Il arrive à Pariset prend, en 1923, lanationalité françaiseet le prénomd’Emile.

    1937 Il est professeurdelinguistiqueauCollègedeFrance. Il le reste jusqu’en1969, horsOccupation.

    1966Publicationdu tomeIdesProblèmesde linguis-tiquegénérale (Gallimard).Le tomeII paraît en 1974.

    1969Une attaque le laisseaphasique.

    1976 Ilmeurt à Paris.

    JuliaKristeva.JOHN FOLEY/OPALE

    30123Vendredi 20 avril 2012